La Semaine de Mai/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 128-134).


XX

LES MAISONS

On ne fusillait pas seulement dans la rue, sur les places, dans les terrains vagues, dans les jardins publics. Voici ce que dit la Liberté du 28 mai :

« Dans les maisons, les exécutions sont également sommaires ; tout individu pris avec un habillement de garde national et dont le fusil n’a pas la fraîcheur voulue est certain de son affaire. Son voyage n’est guère plus long que de la chambre à la cour de sa maison. »

Un autre journal témoigne qu’à la fin de la semaine, il y avait des cadavres jusque dans les appartements.

On me rapporte de deux côtés différents un fait navrant, qui se rapporte au début de la semaine. M. Eguyères, pharmacien, 4, rue de Vanves, fut arrêté dans sa boutique par les troupes. Il avait chez lui le frère du peintre Pils, blessé. On relâcha M. Eguyères. Quand il revint, il trouva le blessé tué à coups de baïonnette. Son domestique et un jeune homme de seize ans, qui faisait ses courses, avaient été tués en même temps.

Les journaux du temps racontent un autre épisode affreux. On aurait trouvé Brunel blotti dans une armoire à robes, place Vendôme, no 24. Il aurait été caché là par sa maîtresse. On ajoute à ces détails tout un roman. Cette maîtresse de Brunel aurait été femme de chambre chez un ambassadeur étranger et espion par-dessus le marché. Or, Brunel a pu s’échapper : ce n’était certainement pas lui qu’on a trouvé place Vendôme. Quel malheureux fut victime de cette fatale méprise ? Je l’ignore. Mais on lit dans les Débats du 31 mai : « Quelques coups de pistolets le tuèrent immédiatement. » Et le Petit Journal de la même date ajoute :

« Brunel était chez sa maîtresse. Cette femme a été passée par les armes. Après cette double exécution, les scellés ont été apposés sur les portes de l’appartement. Hier, quand on est venu pour enlever les cadavres, la maîtresse de Brunel n’avait pas encore rendu le dernier soupir. On n’a pas voulu l’achever, et cette malheureuse a été transportée dans une ambulance. »

N’est-ce pas chose hideuse, que cette longue agonie enfermée à double tour auprès d’un cadavre ? Quelles heures que celles où la malheureuse a pu retrouver quelque lueur de conscience !

Il y avait des exécutions où l’on comprenait tous les habitants d’une maison. Des malheureux, affolés par le massacre, se cachaient, tiraient un coup de fusil sur les officiers ou les soldats qui passaient au milieu des quartiers occupés par l’armée. En pareil cas, on était impitoyable.

J’ai déjà cité l’exemple d’une maison, celle de M. Crawford, le correspondant du Daily News à Paris, qui fut l’objet d’une exécution semblable dès le lundi matin. Et c’étaient deux soldats qui avaient tiré sur leurs officiers. M. de Cissey ne craignit pas d’ériger ces mesures impitoyables en système. Il fit afficher sur la rive gauche un avis officiel dont je détache les phrases suivantes :

« Les habitants sont invités à détruire les barricades voisines de leurs habitations.

» Ils sont prévenus que toute maison d’où partira un coup de feu sera l’objet d’une exécution militaire. »

Or, souvent, le coup de feu qui donnait lieu à ces exécutions était purement imaginaire. Le Courrier de Bâle, du 2 novembre 1878, publie un curieux récit d’un témoin oculaire. La scène se passe rue de Châteaudun. Vers le no 50, il y avait un rassemblement autour d’un jeune capitaine d’artillerie à cheval. Le revolver au poing, il ordonnait à quelques hommes armés de fouiller la maison à tous les étages, disant qu’il avait reçu un coup à la cuisse. « À quel endroit, capitaine ? dit l’auteur du récit. — Là ! — Il n’y a pas trace de balles. Peut-être un porte-monnaie a arrêté le coup ? — Je n’ai pas de porte-monnaie. Pourtant j’ai senti une balle. » On fouilla la maison ; on ne trouva personne.

On s’en souvient, c’est un coup de feu imaginaire qui devint le prétexte du massacre du séminaire Saint-Sulpice. Les journaux du temps (notamment le Siècle du 30 mai) racontent les suites d’un autre coup de feu, rue de Tournon. Mais M. de Gissey ayant cru devoir porter lui-même le fait à la connaissance de la population, je cite son récit :

3e corps d’armée
État-major général
NOTE

« Ce matin, vers sept heures, deux coups de feu dirigés contre un groupe d’officiers qui stationnaient devant le Luxembourg, furent tirés de la maison no 16, rue de Tournon. Une perquisition opérée dans cette maison amena la découverte de deux Polonais, agents de Dombrowski ; on constata non seulement l’attentat criminel dont l’un d’eux venait de se rendre coupable, mais encore la présence de moyens incendiaires d’autant plus dangereux que la maison contenait une librairie.

» Les deux Polonais qui, sous le régime de la Commune, avaient semé la terreur dans tout le quartier voisin du Luxembourg, furent, en raison des charges accablantes qui pesaient sur eux, passés sommairement par les armes.

» Au quartier général du Luxembourg, le 29 mai 1871.

» Le général commandant en chef
le 2e corps,
» de Cissey. »

C’est complet : un coup de feu, des Polonais, des agents de Dombrowski, ayant semé la terreur dans le quartier, des préparatifs d’incendie… et tout cela est attesté par M. de Cissey dans une pièce officielle… Qu’y a-t-il de vrai ? Rien.

Le comité polonais, présidé par le comte Czartoryski, comité très conservateur, a adressé en 1871, au président de l’Assemblée nationale, un document fort curieux sur le rôle des Polonais dans la Commune. Or, voici ce qu’il dit de cet événement :

« Il est aujourd’hui parfaitement avéré que personne n’a tiré de cette maison sur les troupes : tous les voisins l’attestent ; ç’a été une fausse dénonciation. Quant aux matières incendiaires, c’étaient quelques litres de pétrole qui servaient à l’éclairage de la librairie et qui étaient là depuis le siège. L’un des Polonais fusillés, Wernicki, a servi dans la garde nationale de la Commune ; mais, l’autre, Dalewski, était un jeune homme doux, tranquille, modeste, instruit, qui abhorrait la Commune et blâmait ceux de ses compagnons qui se sont engagés à son service. Il logeait dans la maison et dirigeait la librairie. Par bonté de cœur, il avait donné chez lui l’hospitalité à l’autre qui, à l’entrée de l’armée dans Paris, venait de quitter les rangs de l’insurrection. Il a cruellement payé cet acte de charité.

» La destinée de ce jeune homme est vraiment tragique. Il était d’une bonne famille de Lithuanie qui s’éteint en lui. Il a eu l’un de ses frères et un beau-frère pendus par Mourawieff, l’autre frère déporté en Sibérie à perpétuité, ce qui entraîne la mort civile ; lui-même est parvenu à se sauver par la suite. Il aimait ardemment la France : il lui était réservé de périr innocent par des balles françaises. »

N’est-il pas frappant de voir les vainqueurs de Mai achever l’œuvre de Mourawieff ?

C’était une idée répandue alors que la Commune était pleine de Polonais : idée toute de fantaisie, qui avait pour cause le rôle joué par Dombrowski. Aussi, malheur à qui portait un nom polonais ou un nom étranger qu’on prenait pour un nom polonais ! M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch, cite à cet égard un exemple curieux (Histoire de la Commune de Paris, p. 465) :

« Un prêtre polonais, attaché à la paroisse de Chaillot, fut arrêté dans la rue et conduit à Versailles où il subit une dure incarcération. Il ne dut sa délivrance qu’à l’intervention de M. l’abbé Gentil, aujourd’hui curé de Ménilmontant. » Ainsi on le conduisit à Versailles : s’il avait refusé de marcher, l’armée régulière aurait eu probablement, elle aussi, son otage en soutane.

L’adresse du comte Czartoryski à l’Assemblée, mentionne d’autres Polonais exécutés sans motifs. J’en extrais le passage suivant :

« Dans la nuit du 25 au 26 mai, les troupes occupaient les environs de la barrière du Trône. Tout à coup les soldats aperçoivent une lumière au cinquième étage de la maison portant le no 52, boulevard de Picpus. On croit y voir un signal donné aux insurgés ; on entre dans la maison, et on trouve dans une chambre, au cinquième, deux vieillards qui se faisaient du thé. On les saisit et on les fait descendre. Le concierge implore pour eux l’officier, atteste que ce sont des hommes tout à fait tranquilles, respectables, qu’ils n’ont aucun rapport avec les insurgés. « D’ailleurs, ajoute-t-il, croyant les couvrir ainsi, ce sont des étrangers, des Polonais. — Ah ! ils sont Polonais, reprend l’officier, cela suffit. » Et ils sont fusillés. C’étaient MM. Rozwadowski et Schweitzer, deux débris de notre émigration de 1831, vieillards tout à fait estimables, paisibles, pieux, et d’une sérénité de mœurs presque ascétique. L’un d’eux, M. Schweitzer, avait un neveu servant comme lieutenant dans l’armée de Versailles ; il lui tardait de le revoir. Les derniers jours, il demandait souvent avec impatience : Quand donc l’armée entrera-t-elle dans Paris ? Elle est entrée enfin, mais il n’a pas revu son neveu.

» De la même manière a péri, lors d’une perquisition, et à cause seulement de son nom polonais, un autre vieillard, M. Lewicki, graveur, décoré.

» Nous passons sous silence d’autres victimes pareilles sur lesquelles nous ne possédons pas de données aussi précises. »

La commission d’enquête parlementaire ne pouvait se refuser à insérer un document adressé au président de l’Assemblée nationale, émanant d’un comité aussi considérable que le comité d’émigration polonaise, et signé par un personnage tel que M. le prince Czartoryski.

Ce document est, en effet, publié dans le tome III de l’Enquête parlementaire, de la page 320 à la page 330.

Le prince Czartoryski donne des notions exactes sur le nombre des Polonais qui ont pris part à la Commune. Il rappelle ce que la majeure partie de ses compatriotes a fait pour la France. Il exprime toute son indignation de Polonais et de prince contre ceux qui se sont joints à l’insurrection, et qu’il abandonne à la sévérité des conseils de guerre. Il parle de l’attitude des députés de son pays au Reichstag allemand et de la façon dont les prisonniers français ont été reçus dans le duché de Posen.

Après ces détails, le document publié dans l’enquête parlementaire contient une ligne de points (p. 329).

Cette ligne de points remplace les récits d’exécution que nous venons de reproduire.

Voilà comment M. Daru et ses collègues tronquaient les documents qu’ils étaient obligés de publier.