La Semaine de Mai/Chapitre 32

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Maurice Dreyfous (p. 200-204).


XXXII

LE LUXEMBOURG — TONY-MOILIN

C’est au Luxembourg, comme je l’ai dit, que le docteur Tony-Moilin fut condamné à mort. C’est la victime la plus connue de la cour prévôtale. Sa mort a été racontée souvent. Le capitaine Garcin, dans sa déposition, en a parlé avec la brutalité qui lui est habituelle. Près d’un an plus tard, la République française, qui essayait alors, avec les précautions nécessitées par l’état de siège, d’indiquer quelques traits du tableau que je trace aujourd’hui (elle a raconté notamment la mort de Millière, l’affaire de l’ambulance Saint-Sulpice, etc.), la République française, dis-je, dans son numéro du 3 avril 1872, a consacré tout son feuilleton à la mort de Tony-Moilin. J’ai eu depuis, des sources les plus sûres, les détails les plus précis et les plus authentiques.

« Le docteur Tony-Moilin, me dit une note du docteur Robinet, exerçait une médecine spéciale, une thérapeutique de son invention». Il avait chez lui, rue de Tournon, un laboratoire où se trouvaient des provisions d’éther. Je cite ce détail parce qu’il n’a pas été sans influence sur sa condamnation. Ardemment attaché à la cause de la démocratie socialiste, Tony-Moilin crut voir sonner, le 18 mars, l’heure des réformes qu’il rêvait. Il occupa la mairie du VIe arrondissement, en expulsa la municipalité légale présidée par M. Hérisson, en fut à son tour expulsé par un retour des gardes nationaux de l’ordre, et finit par la réoccuper. Il avait signé et donné aux magistrats municipaux auxquels il se substituait une pièce en règle, une sorte de décharge et de procès-verbal d’expulsion.

Mais la tournure que prirent les choses ne tarda pas à l’écarter du mouvement. Il s’aperçut, au bout de deux jours, qu’il s’était trompé en attendant du 18 mars le régime qu’il rêvait. Profondément découragé par les événements violents qui se succédaient, il renonça à toute situation politique : il ne voulut d’autre rôle dans la guerre civile que celui qui consiste à soigner les blessés ; il redevint premier aide-major dans le 193e bataillon.

C’est dire que si un caractère sérieux avait pu être attaché aux promesses faites par le gouvernement de Versailles, Tony-Moilin, après la prise de Paris, n’aurait même pas dû être recherché. Sa participation au mouvement avait cessé le 20 mars ; à maintes reprises, M. Thiers avait promis aux délégués de toute sorte l’oubli pour tous ceux qui auraient posé les armes, l’eussent-ils fait beaucoup plus tard. Je ne pense pas qu’on aurait considéré comme une arme de guerre le bistouri du chirurgien, bien que telle ait été souvent la jurisprudence du massacre.

Malgré cela, quand les troupes régulières furent à la gare Montparnasse, Tony-Moilin, sur des conseils pressants, quitta son domicile et alla chercher ailleurs un refuge. Il laissait chez lui sa femme enceinte et une domestique qui était encore une enfant.

L’arrivée de l’armée dans le quartier, le mercredi, rendit courage à toute une meute de dénonciateurs, bourgeois dévots, gardes nationaux à brassard, qui entourèrent les officiers pour leur désigner les victimes, allèrent s’attrouper, en poussant des cris de mort, devant les maisons des suspects, firent, du droit de leur basse cruauté, des perquisitions dans les appartements, entrèrent aux séances de la cour prévôtale pour pousser aux rigueurs impitoyables… J’ai le nom de quelques-uns de ces gens-là qui furent mêlés à l’arrestation de Tony-Moilin : un D*****, un P****** (dénonciateur de Salvador), un Georges G******* du 115e bataillon, fils d’un fabricant du quartier, un F******, petit homme rouge de figure, rougeâtre de cheveux, le plus furieux de tous. Aussitôt la troupe arrivée, ils vinrent hurler avec les voisins, devant la maison de Tony-Moilin. Ils y montèrent à chaque minute, faisant perquisition sur perquisition. Le nommé F., surtout, n’en sortait pas.

Madame Moilin, après avoir été accompagner le docteur, dut subir les premières et brutales visites. Puis elle retourna avertir Tony-Moilin, l’emmena chez un ami commun et ne rentra que le lendemain matin. Les sieurs G… et F… étaient déjà revenus chez elle. Ils la menacèrent. « Dites-nous où il est. — Je n’en sais rien. — Douze balles dans la poitrine vous feront parler. » Ils s’en vont : ils reviennent entre trois et quatre heures du matin. « Ouvrez au nom de la loi ! » (Car la délation s’appelait alors la loi.) On n’ouvre pas, ils menacent d’enfoncer la porte. Puis, quand ils sont entrés : « Nous venons vous chercher pour vous adosser à la Monnaie. » Un des visiteurs finit par entraîner les autres ; mais le sieur F… revint encore à six heures du matin ! La domestique était devenue folle au milieu de toutes ces angoisses. (Elle n’a pas recouvré la raison, et est morte dans une maison d’aliénés.)

Qu’était devenu Tony-Moilin ? Le premier jour, il s’était réfugié chez un de ses amis, fabricant, rue Chapon. Cet ami n’était pas là : son beau-frère avait fait comprendre au réfugié qu’il serait rassuré de le voir partir. Le docteur avait un ami, médecin comme lui, le docteur M…, qui lui avait dit, huit jours avant : « Si vous courez quelque péril, venez chez moi. » Tony-Moilin, y alla. M. M… le reçut d’abord, puis eut peur, et l’invita à aller chercher un refuge ailleurs. Telles étaient, dans la terreur de cette sinistre semaine, les trahisons des amitiés. Toutes les portes se fermaient devant le suspect. Tony-Moilin se sentit un amer dégoût, une résignation désespérée ; il revint chez lui… À sept heures du soir, madame Tony-Moilin entendait sonner à sa porte, et le reconnaissait avec épouvante.

Son retour était déjà signalé.

Il avait dans la maison un confrère, un rival, le docteur M…s (d’A…) ; le docteur était entré dans la maison (je crois qu’on l’avait appelé pour donner des soins à madame Moilin pendant une perquisition.) Il vit Tony-Moilin rentré et envoya la concierge avertir la troupe. Un instant après, Tony-Moilin et madame Moilin étaient arrêtés. Quelques heures après, le docteur M…s qui avait jeté auparavant un coup d’œil curieux dans le laboratoire, écrivait à la cour prévôtale que Tony-Moilin avait chez lui des bonbonnes de pétrole. C’étaient des flacons d’éther et des jarres d’eau distillée.

À la mairie, dont M. Hérisson n’avait pas encore repris possession, on fut sur le point de fusiller sommairement le prisonnier. À ce moment il n’avait pas légalisé son union avec celle qu’on appelait, depuis près de dix ans, madame Moilin. Il demanda à le faire avant de mourir. Un chef militaire qui se trouvait à la mairie empêcha l’exécution, et dit à madame Moilin, en l’engageant à rentrer chez elle, qu’il envoyait son mari au Luxembourg.

Il allait comparaître devant la cour martiale.