La Semaine de Mai/Chapitre 48

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Maurice Dreyfous (p. 300-305).


XLVIIII

LES PRISONS DE VERSAILLES

On tira souvent « dans le tas » sur les prisonniers de Satory.

D’après le Soir du 30 mai, quelques-uns des prisonniers de Satory ont mis le feu à la paille distribuée pour se coucher. Il y a un léger tumulte pendant qu’on s’efforce de l’éteindre. Bon nombre de prisonniers s’évadent : on en rattrape quelques-uns. Rien de plus bénin que cette affaire, d’après le journal de M. Pessard. Consultez maintenant le Paris-Journal du 28 :

« L’arsenal de Satory… a failli devenir la proie des flammes, un millier de prisonniers étaient parvenus à se débarrasser de leurs liens et se préparaient à l’incendie, pour s’échapper à la faveur de la bagarre.

» Heureusement les gardiens se sont aperçus à temps du terrible danger qui menaçait le camp.

» En un instant les troupes de Versailles furent mises sur pied et arrivèrent sur les lieux. Bientôt les prisonniers furent cernés et réduits à l’impuissance. Après une rapide enquête, trois cents prisonniers ont été passés par les armes.

» Ce terrible exemple suffira-t-il pour prévenir le retour de semblables mutineries ? »

Le Times, du 29 mai, dit :

« Toute tentative d’évasion rencontre une sévère et terrible répression. À Satory, mercredi, un millier de prisonniers environ parvinrent à se délier… Ils essayèrent de mettre le feu… Des troupes furent appelées à Versailles… Les soldats tirèrent sur la foule, et tuèrent environ trois cents prisonniers. »

Le Siècle dit de son côté :

« Versailles, 28 mai. — Vers quatre heures du matin, il s’est produit un nouveau soulèvement parmi les prisonniers à Satory qu’on évalue à huit cents. Il y a eu plusieurs décharges de mitrailleuses. »

À la date de la veille, 27, le Siècle disait aussi :

« Avant-hier il y a une tentative de révolte. Les soldats commencèrent par viser les plus mutins ; mais comme ce procédé ne paraissait pas suffisamment expéditif, on fit avancer deux mitrailleuses qui tirèrent dans le tas. »

Le Soir du 25 disait déjà :

« Neuf prisonniers sont morts cette nuit des suites de leurs blessures, de leur état d’ivresse ou de leurs fatigues. Il en était mort onze la nuit précédente. Tout homme qui tente de s’évader est fusillé sur place. »

Le Times du 31 fait une longue description de Satory :

« Des trous sont pratiqués dans les murailles, dans les murs d’enceinte pour laisser passer la gueule des canons chargés à mitraille… L’autre jour, un des prisonniers s’est approché de l’une des embrasures et a persisté à vouloir regarder au travers. La sentinelle, après trois avertissements, lui a fait sauter la cervelle… la victime avait évidemment cherché la mort… Au dehors du mur de clôture, il y a une double ligne de gendarmes dont les rangs s’épaississent en face des écuries. Le plus léger symptôme d’indifférence suffit pour provoquer une répression sommaire qui n’est autre que la mort. »

Plus tard, alors que l’on avait évacué les prisonniers sur les pontons, quelques prisonniers seulement occupaient le camp de Satory et y étaient relativement assez bien ; ils avaient un abri ; ils cherchaient à se distraire. L’un d’eux tailla tant bien que mal des boules dans des morceaux de bois qui se trouvaient là, et ses compagnons essayèrent de déblayer et d’aplanir une place qui semblait favorable pour établir le jeu de boules… À peine avaient-ils commencé à gratter la terre, qu’ils trouvèrent des cadavres.

Un historien communaliste, M. Lissagaray, que M. Maxime Ducamp cite souvent comme bien informé, a raconté sur les prisons de femmes de Versailles des détails révoltants… Les prisonnières auraient été soumises à une ignoble visite, accomplie avec les formalités les plus insultantes… Je n’ai eu personnellement aucun détail sur ces faits.

Ce qui est incontestable, c’est que les malheureux Parisiens, arrêtés sur le plus futile soupçon, et soumis à ces tortures, étaient montrés à Versailles, par leurs gardiens, comme des bêtes curieuses. Des dames du monde, de beaux messieurs, étaient introduits dans les prisons comme dans une ménagerie. On faisait ses remarques. L’animal était tenu de se prêter à cette curiosité outrageante.

Quand M. Ulysse Parent arriva à Versailles, il fut placé provisoirement dans une salle basse du Château. La foule le suivit jusque-là avec des cris de mort. Ici j’emprunte une nouvelle citation à sa brochure (Une Arrestation en 1871), où j’ai déjà beaucoup puisé, mes lecteurs s’en souviennent :

« Subitement, la porte s’ouvrit et je vis entrer un groupe de gens bien mis, de tournure distinguée.

» Tout d’abord, je crus à quelque interrogatoire, mais, à ma grande surprise, ces nouveaux venus s’étaient contentés de tourner autour de moi, m’examinant curieusement, pour se retirer ensuite en chuchotant et à voix si basse que je n’entendis pas leurs malveillants commentaires.

» À ce premier groupe un second avait succédé, puis un troisième et tous se livrant au même jeu.

» Intrigué à l’excès, je voulus me rendre compte de l’énigme et vis alors un personnage, évidemment haut placé et pour lequel il n’y avait pas de consigne, qui allait chercher ses amis auxquels il me livrait ensuite complaisamment en spectacle.

» Une fois de plus, je le vis revenir, il avait offert galamment le bras à une vieille dame, et tous deux entrèrent.

» Celle-ci, sans plus de façon, s’était approchée de moi, et, son lorgnon d’or sur les yeux, détaillait toute ma personne avec la tranquillité qu’elle eût mise à expertiser une potiche de Chine ou un meuble de Téhéran.

» Son examen terminé, se tournant vers son cavalier, de sa voix la plus tranquille, je l’entendis qui disait :

» — Tout à fait l’air d’un coquin, n’est-ce pas, cher monsieur ? tout à fait ! tout à fait !

» J’aurais dû rire ou avoir pitié, c’est certain ; mais qu’on songe à l’état d’esprit dans lequel je me trouvais alors, à l’irritation qu’il me fallait contenir depuis mon entrée dans Versailles, et l’on comprendra peut-être que, n’y tenant plus, je m’avançai, pâle, menaçant, droit sur l’homme en m’écriant sourdement :

» — Si une fois de plus, monsieur, je suis l’objet de vos outrages, je vous brise le crâne d’un coup de chaise !

» Et mon geste accentua mon dire de telle façon que je les vis tous deux s’enfuir épouvantés !

» Le seul agent commis à ma garde en ce moment et qui s’était accroupi dans un coin, s’était réveillé aux cris de la vieille dame, sans rien comprendre à la scène qui venait de se passer. »

Ce n’était pas là un fait isolé. Quand le seul rédacteur du Rappel compris dans l’arrestation opérée au 18 de la rue de Valois fut envoyé aux pontons, on le fit entrer, avec ses compagnons, à la station, dont les grilles de fer étaient fermées, et qu’on n’ouvrit que pour le convoi. — Sur le quai de la gare, on avait installé des fauteuils et des canapés pour le public privilégié qui venait regarder l’embarquement des malheureux. Des dames se montraient de l’éventail ces bêtes curieuses, — on devine avec quelles réflexions.

Nous quitterons les captifs ici… Si nous voulions les suivre, que de tortures nous trouverions encore ! Les voilà entassés pour des voyages de vingt-quatre heures dans des wagons à bestiaux… mais les bestiaux sont plus heureux… On fait entrer là tout ce qui peut matériellement y entrer de prisonniers, une masse compacte de corps humains… Et puis, toutes les ouvertures sont fermées, on étouffe. Et si, à un arrêt, les malheureux se révoltent, font tapage, un agent de police, par l’étroite prise d’air, passe le canon de son revolver et tire… Vous n’y pouvez pas croire ?… Ce sont les journaux de Versailles qui avouent, d’après les feuilles des départements.

Je citerai notamment le Figaro du 9 juin, qui emprunte les faits au Nogentais.

Il raconte que dans un train de prisonniers, il y eut une révolte près de la Ferté-Bernard. Le chef de l’escorte de police fit arrêter le convoi, et ordonna aux prisonniers de faire silence. Ceux-ci répondirent par des insultes et semblaient vouloir briser les planches.

Ai-je besoin de faire remarquer au lecteur ce que pouvait être cette révolte dans un train en marche ? Toute évasion était impossible. Mais les malheureux étouffaient et n’y tenaient plus.

Les agents descendirent et tirèrent cinquante coups de revolver à travers les trous à air.

Maintenant, revenons à Paris.