La Semaine de Mai/Chapitre 52

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Maurice Dreyfous (p. 320-328).


LII

BELLEVILLE, LA VILLETTE, ETC.

Rien, même dans la semaine de Mai, n’est comparable à la destruction, à l’extermination de Belleville.

On sait que le maréchal de Mac-Mahon, dans une proclamation officielle, avait menacé les habitants de Belleville et des quartiers limitrophes de tirer à boulets rouges, s’ils ne se rendaient pas : invitation d’autant plus dérisoire, qu’ils auraient été fusillés s’ils s’étaient rendus. Le commandant en chef fit comme il avait dit.

On lit dans le Siècle du 28 mai :

« Le maréchal de Mac-Mahon a exécuté sa promesse contre Belleville. Toute la nuit on a tiré à boulets rouges sur le quartier : un grand nombre de maisons sont en flammes. »

On lit dans le même journal :

« Le général Ladmirault vient de s’emparer des buttes Chaumont et des hauteurs de Belleville.

» Les troupes exaspérées n’ont pas fait de prisonniers. »

Et le Siècle évalue à dix mille le chiffre des cadavres des Buttes-Chaumont et du Père-Lachaise. Évaluation qui indique à quel point la lutte fut atroce.

À quoi bon entrer dans les détails de cette extermination ? Quelques exemples suffiront :

Aux Buttes-Chaumont, il y eut des pourparlers entre l’armée et les fédérés. La défense pouvait être acharnée, meurtrière ; elle ne pouvait être qu’inutile : du côté de l’armée on parlementa, on engagea deux ou trois fois les fédérés à se rendre. À la troisième, les fédérés se rendirent moyennant la vie sauve. Le commandant fédéré Seguin vint l’annoncer au commandant du bataillon de chasseurs à pied qui attaquait la butte.

Seguin lui dit : « Citoyen commandant…

— Appelez moi commandant ou monsieur ; je ne veux pas être appelé citoyen. »

On se querelle sur ces mots : l’officier fédéré traite le Versaillais de bonapartiste, de Vendéen ; l’officier de chasseurs charge un peloton d’exécution de répondre pour lui ; et Seguin meurt intrépidement, en commandant le feu de sa propre exécution.

Ainsi fut respectée la parole qui assurait « la vie sauve » aux fédérés mettant bas les armes.

La capitulation n’allait pas été conclue sans difficulté. Les femmes, les enfants, étaient enragés pour continuer la lutte, insultaient ceux qui voulaient se rendre. Les fédérés qui avaient mis bas les armes furent mis à plat ventre : des mitrailleuses étaient braquées sur eux. On leur dit : « Le premier qui bougera, nous tirons. »

Ils furent emmenés prisonniers.

Restaient quelques centaines de combattants, qui refusèrent de se rendre (quatre cents environs). Ils furent tous fusillés, jusqu’au dernier.

Tous les détails qui précédent sur les Buttes-Chaumont viennent du côté des exécuteurs.

Un autre épisode à Charonne :

Des chasseurs à pied, commandés par un lieutenant, s’emparent d’une barricade, rue de Bagnolet. Un peu après, ils rencontrent une vingtaine de fédérés. « Rendez-vous, crient les chasseurs, il ne vous sera rien fait. » Les fédérés, confiants, viennent déposer leurs armes près de la barricade. Puis, le lieutenant leur dit : « Allez, vous êtes libres. » Mais, comme ils se retiraient, un feu de peloton bien nourri les frappe par derrière, et les étend tous sur le sol, devant le numéro 68 ou 70.

Au nombre des fusillés se trouvait un enfant d’une quinzaine d’années, portant une blouse grise et le brassard des ambulances. L’officier fit enlever au cadavre la blouse et le brassard.

Des pompiers auxiliaires ont enlevé les corps le soir, et les ont ensevelis boulevard Puebla.

Je tiens ces faits d’un témoin oculaire, qui demeurait, 65, rue de Bagnolet, à l’endroit même où eut lieu l’exécution.

Rue de Tourtille, un officier a tué dix ou douze fédérés à coups de revolver.

On fit des exécutions dans un terrain vague : notamment celle d’un enfant de dix-neuf ans, fils du concierge du no 39 et coupable de porter un pantalon à bande.

Un concierge de la rue de Belleville a dénoncé tous ses locataires. L’officier, indigné, a bien fusillé les locataires, mais il a fusillé le concierge aussi.

Les gardes nationaux de l’ordre furent plus furieux que les soldats.

On n’en finirait pas à raconter les exécutions isolées.

En voici une, que m’écrit un ancien caporal de la ligne :

« Je rencontrai un homme à capote grise que l’on amenait. Un officier d’état-major se fit montrer son fusil et ordonna qu’on l’exécutât. Immédiatement on ordonnait à ce malheureux de marcher contre un mur d’usine et il fit ainsi une centaine pas. Les balles sifflaient à ses oreilles. À la fin, sur la prière d’un jeune officier, fils d’un général distingué, et que ce spectacle exaspérait, je mis un genou en terre et, d’un coup de fusil, je délivrai ce malheureux de sa triste agonie… Je le vois encore avec sa tête dégarnie, ses longs cheveux et sa barbe flottants au vent. Il tomba sur le dos. Je partis, car les braves volontaires m’auraient fait un mauvais parti. »

Ainsi les braves volontaires (les gardes nationaux de l’ordre) se plaisaient à cet horrible jeu de s’essayer, tireurs novices, sur leur victime, et ils allaient faire un mauvais parti au soldat qui, par pitié, lui donnait le coup de grâce !

Une exécution a laissé de profonds souvenirs : elle m’a été signalée de plus de dix côtés différents. C’est celle de M. Melzessard.

M. Melzessard était l’inventeur et le fabricant des fermetures en fer pour les magasins. Son établissement était rue Pradier, à Belleville. M. Melzessard avait quitté la garde nationale dès le 18 mars. Quand les troupes se furent emparées de Montmartre, elles y établirent des batteries qui bombardèrent Belleville. La population se réfugia dans les caves et dans les sous-sols. M. Melzessard ouvrit les siens aux réfugiés, notamment aux enfants et aux femmes. L’une d’elles, — comme le quartier était déjà occupé par les troupes, — y accoucha prématurément.

M. Melzessard, par humanité, alla chercher un médecin. Il prit sa patente, des pièces établissant son identité, se risqua dans les rues, fut arrêté une première fois, conduit devant un officier de chasseurs, et obtint de lui la permission de circuler à ses risques et périls.

Un peu après, il rencontra une longue file de prisonniers ; il y reconnut deux ou trois de ses ouvriers ; il eut un geste de compassion, un regard d’adieu… Un soldat le prit par le bras, et le jeta dans la file, en disant : « Allons, entre dans la danse. »

Il fut poussé ainsi à coups de crosse jusqu’à des terrains vagues, au pied de la butte Chaumont, le long de la rue déserte qui conduit au parc derrière le marché de la rue de Meaux.

Sa veuve ignora trois mois l’horrible vérité : trois mois, soutenue par un espoir obstiné, elle chercha partout, fouilla les prisons de Versailles et les pontons… Ce n’est qu’après trois mois qu’une pauvre femme, qui avait suivi le convoi de prisonniers, se décida, sur l’avis des gens du quartier, à instruire madame Melzessard de son malheur.

Ces épisodes font comprendre ce qu’écrivait le correspondant du Times à la date du 29 mai :

« À Belleville, on s’est rendu en masse… aucun cadavre d’homme tombé dans l’attitude d’un combattant… mais d’autre part, il y a un nombre effroyablement grand d’hommes qui ont été exécutés sommairement. »

L’assertion de l’écrivain anglais est évidemment forcée : il y eut combat à Belleville sur un grand nombre de points. Mais on massacra aussi beaucoup de ceux qui se rendaient.

Et puis, le combat fini, le massacre continua.

Les lettres adressées au journal anglais donnent l’idée de l’état de fureur sanguinaire où se trouvaient les troupes.

Un rédacteur du Times écrit, également à la date du 29 (c’est-à-dire le lendemain du jour où le combat a fini) :

« J’ai causé avec un officier de zouaves pontificaux, qui est d’avis que Belleville, maintenant encore, mériterait d’être mis en feu, et brûlé de fond en comble. Cet officier regrettait amèrement le dommage relativement peu considérable occasionné à Belleville par les bombes de Montmartre. »

Un autre correspondant écrit à la même date pour donner une idée de l’exaspération des soldats à Belleville :

« Un des officiers me pria, ainsi qu’un de mes amis de ne pas rester près d’eux, car il ne pouvait pas répondre de la façon dont les soldats traiteraient quiconque se trouverait sur leur route. »

Même avis quand le correspondant visite, un peu plus loin, un café-concert transformé en ambulance :

« C’est une preuve bien cruelle des impitoyables dispositions des troupes à l’égard des Bellevillois, que l’avertissement qui nous fut donné de ne pas rester dans cette ambulance. Les soldats considéraient quiconque prenait soin des blessés comme sympathisant avec eux et méritant le même sort. On nous avait appris que, dans Belleville, aucun blessé à terre n’obtenait grâce de la vie. »

(Times, du 31 mai).

Aussi, après le combat, on monta dans toutes les maisons, on fouilla tous les appartements, toutes les chambres, toutes les caves, et le massacre reprit de plus belle. Un honorable correspondant, qui nous adresse de Savoie, sur la semaine de Mai, un témoignage avec la signature légalisée, nous écrit : « En juillet 1873, je me trouvais dans un café près de l’École-Militaire, avec M. L*** (je supprime le nom), commandant d’un bataillon de chasseurs à pied… Il nous dit qu’il avait été chargé d’occuper le quartier des Buttes-Chaumont ; que, l’ayant occupé, il faisait monter ses hommes par escouades, dans chaque maison, pour les visiter, et que toute personne trouvée les mains salies ou ayant l’épaule droite rouge était impitoyablement fusillée. »

Aussi, tous les quartiers occupés, dans les deux derniers jours, par la troupe, étaient de vastes charniers.

Consultez le Times :

« Dans le voisinage de Belleville et des Buttes-Chaumont, le nombre des morts est si grand, que tous les passants qu’on peut empoigner sont forcés d’aider à creuser des fosses et à ensevelir les corps…

» À l’angle de la rue de la Roquette gisent plus de soixante-dix corps d’hommes exécutés pour avoir été pris les armes à la main. Ils sont étendus les uns sur les autres, et le sang coule sur le pavé et dans le ruisseau. »

Consultez le Français :

« Dans la plupart de ces abris (les baraquements de la Villette) sont entassés les uns contre les autres des insurgés tués dans la bataille. (C’est l’honnête Français qui en répond.) Les visages barbouillés de sang et de boue, défoncés par les balles (ô Français, cela seul indique des hommes fusillés, et non tués dans le combat) sont horribles et répugnants à voir. Nous les couvrons de feuillage ramassé sur les avenues. Mais… on ne respecte pas longtemps le suaire. Les femmes surtout viennent successivement dépouiller les morts de ce dernier linceul. (Le Français attribue cela à la curiosité des femmes et au goût des émotions violentes ; il ne lui vient pas à l’idée que les malheureuses cherchent un mari, un frère, un père…)

» Devant la barricade faite de pavés maçonnés et de sacs remplis de terre, au rond-point de la rotonde, les morts ont été enlevés, mais devaient être nombreux : le sang coule dans les ruisseaux. Des canons, des affûts brisés, des fusils en tas maculés de sang, des chevaux étendus raides, des mares noirâtres, bouteilles cassées, boîtes de conserves vides et pains entiers, voilà ce qu’on trouve devant chaque barricade du quartier de la Villette…

» À la seule barricade de la rue de Puebla, soixante insurgés se sont fait tuer… Des légions de chiffonniers, la hotte au dos, vont fouiller la barricade et les ruisseaux. Il y a de tout dans leur moisson : fourreaux, ceinturons, cuirs de sac, etc. »

M. Maxime Ducamp raconte qu’il a vu, dans le quartier, un homme qui cueillait les souliers des cadavres. Il en avait une pleine voiture.

Le Soir donne les détails suivants :

« Au coin de la rue de la Roquette et de la place, dans un enfoncement formé par l’ancien et le nouvel alignement, cinquante insurgés, pris dans les maisons voisines avaient été fusillés. Cinq ou six hommes de bonne volonté fouillaient dans ce tas de cadavres et les jetaient pêle-mêle dans des fourgons des pompes funèbres.

» Quand cette triste besogne a été achevée, un de ces hommes, les bras ensanglantés, s’est avancé le chapeau à la main vers la foule et a fait une quête.

» À quelques pas sont une vingtaine de bières. Sans doute elles attendent de nouveaux cadavres qui sont dans les maisons. »

Déjà après une promenade du côté de boulevard Richard-Lenoir, le Temps disait :

« Tout est en ruine aux environs : des vêtements à larges taches rouges, des cadavres noirs de poudre, des chevaux éventrés, des armes et des caissons fracassés… La terre, par plaques humides, semblait détrempée de sang. »

Et ce journal cite le Siècle :

« On dit que les Buttes-Chaumont et le Père-Lachaise sont jonchés de cadavres. Il faut s’attendre à une horrible peste, si l’on n’avise aux moyens de la prévenir. »

La Patrie du 31 mai, enfin, décrit la rue de Puebla avec des mares de sang.

Tel était l’aspect des quartiers que l’officier de zouaves pontificaux qui causait avec le correspondant du Times, trouvait encore trop épargnés.