La Semaine de Mai/Chapitre 6
VI
LES PREMIERS ABATTOIRS. — LES FAUX BILLIORAY
J’ai donné, par quelques exemples, un aperçu des fusillades des deux premiers jours. Cet aperçu est encore incomplet. Je me suis borné à des exécutions éparses et hâtives ; dès ce moment, il y en avait d’autres faites loin du combat, loin du lieu où la victime avait été arrêtée, à des endroits désignés pour la concentration des prisonniers. Deux de ces centres étaient constitués le lendemain de l’entrée des troupes : le parc Monceau, l’École militaire.
Comment furent-ils affectés à cette sinistre destination ? Cela est facile à comprendre. Les états-majors de deux chefs de corps s’y installèrent passagèrement. Il était naturel qu’on leur amenât les prisonniers. Plus tard, quand des corps d’armée avancèrent, l’habitude persista, et l’on continua à conduire à la place où il y avait eu un quartier général les hommes qu’on voulait exécuter.
Cet exemple seul suffirait à établir le véritable caractère des fusillades. Il prouve une fois de plus que loin d’être imputable aux soldats, le massacre eut lieu dès le premier moment, d’après des ordres précis, suivant les intentions du commandement, et avec une sorte d’organisation.
Je lis dans la Petite Presse du 26 mai et dans le Petit Moniteur du 29 mai :
« L’École militaire a été prise lundi, et transformée en prison, ainsi que le parc Monceau.
» C’est là qu’ont lieu les exécutions. Les condamnés montrent autant d’insouciance que d’énergie. Forcés de franchir les cadavres de ceux qui ont été fusillés avant eux, ils les enjambent en faisant une pirouette et commandent eux-mêmes le feu. »
La Patrie du 28 mai fait remarquer qu’on ne conduisait pas tous les prisonniers au parc Monceau, qui n’est clos que de grilles, et où on ne pouvait empêcher les évasions. On n’y conduisait que « ceux qu’on devait passer par les armes ».
On me donne de bonne source, au sujet du parc Monceau, le renseignement suivant :
« Un matin, Clinchant campé au parc Monceau (le lundi par conséquent, puisque dès le mardi il s’emparait des Batignolles) entend des décharges de mousqueterie : il s’informe, et ne recevant pas de réponse satisfaisante, il descend dans le parc où il trouve un piquet de sergents de ville qui venaient de fusiller. — Qui a tiré sans ordre ? — Les sergents de ville répondent : C’est nous… et ils prouvent que s’ils ont agi ainsi, c’est sur des ordres arrivant directement de Versailles, que les individus qu’ils viennent de fusiller ont été choisis et arrêtés avec des ordres nominatifs. »
Le fait a été raconté à celui qui me l’adresse, et à deux de mes amis (deux noms connus du public), par un officier présent à la scène.
Ainsi, dès le premier jour, un abattoir fonctionnait là, par ordre supérieur.
Nous retrouverons plus tard le parc Monceau. Traversons la Seine, et passons au Champ-de-Mars, également affecté à ces sanglantes destinations dès le premier jour de la bataille dans Paris, c’est-à-dire dès le lundi 22.
Le rédacteur du Grand Dictionnaire Larousse, que j’ai déjà cité, parle en témoin oculaire des convois de prisonniers dirigés sur l’École militaire. Et ces prisonniers ne sont pas des combattants ; ils portent le costume civil : ils sont mêlés de femmes. Voici ce que je lis (Grand Dictionnaire Larousse. Supplément, p. 584) :
« À chaque instant, dès le mardi 23, une bande de malheureux prisonniers, ouvriers en blouse, individus à paletot plus ou moins élégant, femmes jeunes ou vieilles, descendaient le boulevard de Vaugirard, escortés par des soldats, et étaient dirigés sur l’École militaire. Là, qu’en faisait-on ? Que de bruits sinistres se répandaient discrètement à cet égard ! Mais aussi quel degré de confiance leur accorder ! »
On a vu par les citations qui précèdent que ces bruits n’étaient pas dénués de fondement.
La fameuse déposition du capitaine Garcin dans l’enquête du 18 mars (t. II) révèle ce qui se passait à l’École militaire.
Le capitaine Garcin commence en disant : « J’ai été chargé de recueillir des renseignements relatifs à l’insurrection, je transmettais le bulletin au maréchal. »
Le capitaine Garcin était attaché au corps de Cissey, avec lequel il passa de l’École militaire au Luxembourg.
Il était si bien attaché à M. de Cissey, qu’avant qu’il ne déposât, le général lui a fait des recommandations sur les faits qu’il devait mentionner (p. 237).
Enfin, le passage suivant donne une idée précise du rôle qu’il jouait :
« M. le président. — Pourriez-vous nous indiquer des officiers qui, comme vous, auraient été chargés de faire subir des interrogatoires à la suite des arrestations ?
» M. le capitaine Garcin. — Cela n’a pas été fait dans les autres corps d’armée.
» M. de la Roche-Thulon. — M. la Tour du Pin en a été chargé pour le premier corps.
» M. le capitaine Garcin. — Oui, M. la Tour du Pin pourrait vous donner des renseignements très précis. »
Ainsi, il y avait à l’École militaire, un officier d’état-major chargé pour son corps d’une mission spéciale (un autre était chargé de la même mission pour un autre corps), en rapport direct avec le commandant en chef, recevant les prisonniers, les interrogeant, et donnant l’ordre de les exécuter ; la même déposition nous en fournit un exemple instructif : l’exécution du prétendu Billioray.
Voici le passage de l’enquête qui le concerne (Enquête parlementaire. Dépositions des témoins, t. Il, p. 240) :
« M. le vicomte de Meaux. Est-ce qu’on n’a fusillé que Millière et Tony Moilin ?
» M. le capitaine Garcin. — Billioray a été fusillé le premier, puis Millière et Tony Moilin. »
Le capitaine Garcin ne précise pas la date de l’exécution. Mais il nous donne déjà un premier renseignement : Billioray est mort avant Millière. Les journaux, dans la confusion des nouvelles défigurées ou démarquées qui les remplissaient alors, donnent des dates différentes ; quelques-uns reportent l’exécution au 26 (vendredi), ce qui est contraire à l’indication de M. Garcin. D’autre part, je lis dans une correspondance adressée au journal la France, et datée du mardi 23 mai, 7 heures du soir : « Je ne puis absolument rien vous dire des membres de la Commune, sauf en ce qui concerne le citoyen Billioray, pris et fusillé à Grenelle, il y a une heure. » On peut retarder la date d’une nouvelle, une fois qu’elle est connue ; mais, à moins d’avoir le don de seconde vue, on ne peut pas la donner avant que le fait qu’elle annonce se soit produit. C’est donc bien le mardi 23 mai que le prétendu Billioray a été fusillé.
Revenons à l’enquête sur le 18 mars :
« Un membre. — Comment a fini Billioray ?
» M. le capitaine Garcin. — Billioray a été arrêté en premier lieu : c’était le joueur de vielle. Il venait de donner un coup de couteau à un homme ; il avait blessé un soldat et reçu un coup de baïonnette. C’était devant l’École militaire ; il y avait une très grande excitation chez les soldats en voyant leur camarade blessé. On chercha à arrêter Billioray ; il se défendait, il écumait de rage. On a à peine eu le temps de l’interroger. Au dernier moment, il n’a rien voulu dire. »
Le lecteur remarque l’incohérence de ce récit, et l’effort visible du témoin pour esquiver ses côtés scabreux : si Billioray écumait de rage, et si, de rage aussi, on l’a achevé si vite « qu’on a eu à peine le temps de l’interroger », comment peut-on ajouter qu’« au dernier moment » il n’a rien voulu dire ?
Mais, au début de la même déposition, M. Garcin a déjà raconté le même fait d’une façon un peu différente (Enquête parlementaire, p. 234) :
« M. Flôtard. — Est-ce qu’ils ont été tous fusillés ?
» M. Garcin. — Non, on a fusillé Millière, Tony Moilin, Billioray.
» Billioray a d’abord cherché à nier son identité. Il y avait une grande exaspération de la foule, il avait voulu se jeter sur un soldat, c’était un homme d’une force athlétique. On l’a soustrait à la fureur de la foule, et j’ai essayé de le faire parler. Il a commencé une histoire de fonds dont il pouvait indiquer la cachette, mais il ne l’a pas terminée. Il parlait de 2,500,000 francs, puis il s’est interrompu pour me dire : « Je vois bien que vous allez me faire fusiller, c’est inutile que j’en dise davantage. »
» — Je lui ai dit : « Vous persistez ? « — Oui ». Il a été fusillé. »
Ainsi voilà comment les choses se passaient.
Qu’on y songe bien : nous en sommes encore à la journée du mardi 22 mai ; pas un des otages n’a péri ; aucun incendie n’a été allumé ; sur aucun point, le combat n’a pris un caractère d’atroce acharnement. Depuis deux jours, la troupe remporte, sur les fédérés débandés, de faibles victoires : c’est à peine si, à cette date, une centaine de soldats a succombé.
On amène un prisonnier qui n’était pas un combattant. C’est un passant qu’on a arrêté. Il est conduit devant un officier qui ne se bat point ; devant une sorte d’enquêteur militaire, représentant l’autorité supérieure ; la foule croit que le prisonnier est Billioray ; il se débat, il blesse ceux qui veulent se saisir de lui ; il crie qu’on se trompe, qu’il n’est pas celui qu’on croit ; on ne sait rien de plus ; on n’obtient de lui rien de précis ; et l’officier d’état-major chargé de recevoir et d’interroger les prisonniers le fait exécuter immédiatement !
Un témoin oculaire, qui se trouvait alors à l’École militaire avec une situation officielle, a raconté à un de nos amis un fait qui me paraît se confondre avec celui-là. Ce témoin a vu exécuter, au même endroit, un homme qu’on disait être Billioray. Il portait une blouse. Il se débattait désespérément. On hésitait. Un agent de police se jette sur lui, regarde la poitrine du malheureux comme s’il y cherchait une marque, dit un mot, et l’homme est fusillé. On a trouvé sur son cadavre plusieurs billets de cent francs. M. Garcin ne parle pas de ce détail.
Or, je lis dans la Patrie du 29 :
« Billioray n’a pas été fusillé à l’École militaire… Le joueur de vielle a été pris et fusillé au Point-du-Jour… Il s’est roulé devant le peloton d’exécution en demandant grâce… On a dû l’attacher à une chaise et l’achever ainsi. »
Je lis dans le Bien public du 27 mai :
« Quant au citoyen Billioray, pris les armes à la main, il a été conduit à l’École militaire. Toute force l’avait abandonné. Il ne criait pas grâce, mais il ne pouvait se tenir ; on a dû l’asseoir sur une chaise pour le fusiller…
Le Moniteur universel du 27 mai, cité par M. Fiaux, publie les mêmes détails.
Maintenant, je reprends la déposition de M. Garcin.
« L’autre Billioray a été arrêté au Luxembourg… Il fut arrêté par un commissaire de police… le commissaire m’avait prévenu qu’il était certain que c’était Billioray, car c’était la sœur de ce dernier qui le lui avait livré… Je lui ai dit : « Vous êtes Billioray. » Il y avait là le prévot du 2e corps et un autre officier de gendarmerie. Je lui dis : « C’est inutile de nier, vous êtes Billioray… — Vous vous trompez, voici mes papiers, je ne suis pas Billioray. » Le commissaire de police me dit : Voulez-vous que je fasse venir la sœur ? À ce moment, cet homme commença à pâlir un peu. Je lui dis : « Tout à l’heure, votre sœur et vos parents vont arriver : dès qu’ils auront constaté que vous êtes bien Billioray, vous serez fusillé cinq minutes après ; réfléchissez ; si au contraire vous avouez votre identité, vous aurez le bénéfice d’un jugement, les juges décideront. »
» Il changea de système de défense en disant :
« Mais votre gouvernement a assuré que Billioray avait été fusillé au Point-du-Jour. — On a peut-être dit qu’il avait été fusillé pour vous donner plus de sécurité.
— Oh ! c’est une infamie !… »
Je ne cherche pas à apprécier ce qui précède. Le lecteur jugera. Je note seulement qu’on connaissait à cette date une exécution de Billioray au Point-du-Jour, et que M. Garcin ne la niait pas. Il se bornait à dire : « C’est peut-être pour vous donner plus de sécurité. » Ce qui n’a pas de sens. L’exécution précédente (à l’École militaire) aurait suffi pour ce but singulier.
Revenons à la déposition :
« Il a chargé beaucoup les autres membres de la Commune, leur donnant toutes les responsabilités. Je lui répliquai : « Mais j’ai vu des pièces qui vous condamnent. Ce n’est pas la peine de nier. »
» C’était un misérable dans toute l’acception du mot ; chez lui, le côté moral était aussi affreux que possible.
» L’ordre était donné d’envoyer à Versailles les hommes de cette nature. »
Le prisonnier fut donc envoyé à Versailles.
Il résulte de ce qui précède qu’il y eut au moins deux exécutions de Billioray, la première à l’École militaire, le mardi 23, la seconde au Point-du-Jour, qui doit être du 25, d’après la date des journaux qui la racontent, et que les détails de ces deux exécutions se confondirent. On verra plus loin qu’il y en eut peut-être plus.
Maintenant, qu’est-ce que tous ces Billioray ?
Le véritable qui avait été, à ce qu’on prétend, un peu modèle, un peu peintre, s’était fait connaître dans le XVe arrondissement comme orateur de réunion publique. Il fut nommé membre de la Commune. Il faisait partie du comité de salut public lors de l’entrée des troupes. Ce qui ne l’empêcha pas de se cacher dès le lundi 22 mai.
Sous la Commune, on avait cherché à Versailles ce que pouvait être cet inconnu du nom de Billioray, qui était devenu un des maîtres de Paris. On s’était rappelé qu’il y avait un joueur de vielle connu sous le même nom. Bien que ce joueur de vielle n’ait été mêlé en aucune façon aux événements de 1871, on s’obstina, malgré toutes les dénégations, à confondre les deux personnages. Cela donnait matière à des considérations et à des plaisanteries auxquelles il eût été pénible de renoncer. Un mendiant devenu un des dictateurs de Paris ! Cette fable fit fortune. Tout Versailles la tenait pour vraie.
Aucun des Billioray fusillés n’était le membre de la Commune, cela est bien certain. Le membre de la Commune comparut, avec ses collègues, devant la justice militaire. Il est mort récemment à la Nouvelle-Calédonie.
Le joueur de vielle fut-il victime de la méprise qu’on avait propagée sur son nom ?
Je lis dans le Siècle du 11 juin (vingt jours après les deux exécutions) :
« M. Leclerc (Charles-Théodore), connu sous le nom de Billioray le joueur de vielle, nous prie d’annoncer qu’il n’a rien de commun avec le membre de la Commune Billioray. Depuis le 26 mars il habite Lagny, et n’a pris aucune part aux événements de Paris. »
Au mois de juin, l’Avenir national, le Siècle et je crois les Débats, donnaient les détails suivants :
Le 26 mai, un individu assez bien mis passait avenue de la Bourdonnaye. La foule crie : « C’est Billioray. » Une patrouille du 6e de ligne le mène à l’École militaire… On le garrotte : on le fusille à bout portant. Le soir, le cadavre était envoyé Issy pour y être inhumé.
Le caporal de l’escorte disait, en montrant le cadavre : « Le misérable ! Il est mort lâchement. Il se traînait à genoux. »
Les papiers trouvés sur lui prouvent que c’était un nommé Constant, mercier au Gros-Caillou, complètement étranger à la politique.
D’autre part, un officier de l’armée, qui, ayant été blessé à Metz, n’a pu prendre part à la prise de Paris, mais qui est arrivé peu après, et en a entendu raconter beaucoup d’épisodes à ses camarades, me fournit, au sujet de cette exécution, des détails curieux et dont l’authenticité ne me paraît pas douteuse.
Le faux Billioray avait été dénoncé à un capitaine de gendarmerie par trois femmes du Gros-Caillou à qui il ne voulait plus faire crédit.
Il y avait là un sous-lieutenant qui connaissait Billioray, et savait que l’homme qu’on allait fusiller n’avait aucun rapport avec le membre de la Commune.
Il n’osa pas ou ne voulut pas parler avant l’exécution.
Seulement, après, il dit à un général qui était là :
« Mon général, cet homme n’est pas Billioray. »
Les dénonciatrices avaient disparu.
« Je tiens ces faits, ajoute l’officier qui me les raconte, de la bouche du sous-lieutenant lui-même ; et comme je lui exprimais mon indignation pour son manque d’énergie il me répondit : « Que voulez-vous… C’était probablement un communard tout de même ! »
Maintenant, comment se reconnaître dans ces exécutions de divers Billioray : exécutions dont on semble avoir confondu les dates et les circonstances ?
Si pour cette dernière, la date du 26 mai est exacte, il ne peut s’agir ici de l’exécution annoncée par une correspondance du 23, et racontée par M. Garcin comme antérieure à celle de Millière. D’ailleurs, le mercier du Gros-Caillou ne pouvait être l’homme, parlant à M. Garcin d’argent caché ; et portant sous sa blouse des billets de cent francs. D’ailleurs, l’un est mort en furieux, et l’autre en malheureux épouvanté.
Reste celui du Point-du-Jour.
Jusqu’à plus ample informé, il est difficile de décider si nous avons des détails sur deux ou sur trois faux Billioray fusillés.