La Semaine de Mai/Texte entier

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Maurice Dreyfous (p. v-409).


PRÉFACE


Les pages qui suivent ont paru dans le journal la Justice. Je n’ai eu, ni le désir, ni le temps de les refaire. Sauf de rares corrections, ou l’addition de quelques faits qui m’étaient arrivés trop tard, je donne ici la série d’articles publiés pendant les mois de février, de mars et d’avril. J’avais réuni depuis longtemps, sur les terribles événements de la prise de Paris, un assez grand nombre de documents ; il m’en est venu plus encore, à mesure que la publication avançait. Les témoignages affluaient. Il fallait à la fois les comparer, les classer, les utiliser, au milieu des nécessités quotidiennes de journalisme. La Semaine de Mai se ressent, pour la composition du livre, de cette production hâtive, au jour le jour. L’essentiel, c’était de ne point dépasser la vérité : j’ai l’assurance de ne l’avoir point dépassée.

Tous ceux qui ont fait du journalisme, savent dans quelle mesure le public se mêle à l’œuvre de la presse. De tout côté, les encouragements, les démentis, les éloges et les injures, arrivent aux journaux. Ce sont des lettres, des visites, sans compter les réponses’des feuilles adverses. On pense bien qu’un sujet aussi brûlant que le mien devait passionner les lecteurs. J’ai reçu d’innombrables communications ; il y a eu, dans le nombre, un démenti, en tout et pour tout.

C’était une lettre relative à la cour martiale du Châtelet. L’auteur prétendait qu’il avait assisté à une de ses séances ; que tous les condamnés étaient de grands coupables ; qu’il avait pu, par son crédit, en sauver quelques-uns. Certains détails me mirent en garde. Mon correspondant affirmait que les hommes de la Commune avaient badigeonné de pétrole les Tuileries et l’Hôtel-de-Ville huit jours à l’avance (sans doute pour leur donner le temps de sécher). L’auteur du démenti signait et répétait la signature en marge, avec deux adresses pour garantie, sa demeure actuelle, et sa demeure en 1871. Je pris la précaution de faire vérifier l’existence de ce correspondant ; il était également inconnu aux deux adresses qu’il indiquait. Voilà l’unique contradiction que j’aie reçue. Dans la presse, je fus en butte à des attaques assez vives : personne ne tenta de réfuter un seul des faits précis allégués par moi.

On a essayé de faire croire que je reproduisais les récits partiaux de proscrits, de déportés, les « légendes de Nouméa et de l’exil ». — Rien de plus inexact. Je n’ai cité, en fait de documents imprimés, que les journaux de Versailles, la presse anglaise, l’enquête de l’Assemblée, et les livres d’historiens acquis à la cause de la répression. Je n’ai emprunté qu’un récit d’exécutions à un écrivain communaliste (M. Lissagaray) ; et la pièce qu’il cite était confirmée par les témoignages que j’avais pu recueillir.

Quant aux renseignements inédits qui m’ont été fournis de divers côtés, ils me viennent presque exclusivement de Parisiens étrangers à la Commune, de médecins, de négociants, etc., qui ont vu de leurs yeux ce qu’ils m’ont raconté. Un certain nombre de récits me sont fournis par l’armée : par d’anciens soldats, d’anciens caporaux et sous-officiers, et même par des officiers.

On a tort de croire que le massacre n’a été qu’une répression féroce contre les « fédérés » : il s’est trouvé, en fait, dirigé contre Paris entier, et non pas contre le seul parti de la Commune. Paris en a gardé la mémoire : et l’on n’a pas besoin de chercher beaucoup, pour en retrouver les souvenirs encore vivants même dans la portion la plus paisible de la population.

Tous ceux qui voudront s’informer de ce qui s’est passé en mai 1871, seront forcés de reconnaître que je n’ai pas cherché à exagérer l’horreur du massacre, et que j’ai, au contraire, gardé la plus grande réserve.

Non seulement je me suis refusé à dramatiser les faits très pathétiques que j’avais en main, et je me suis borné presque toujours à les exposer le plus froidement possible : mais encore j’ai écarté systématiquement des séries entières de faits. On le sait bien ; et c’est ce qui m’explique que mon récit n’ait soulevé aucune contestation. La discussion aurait révélé au pays, sur tous les points, plus que je n’ai dit.

J’ai été à une école de critique historique trop sévère, pour ne point savoir qu’il est impossible de ne pas laisser échapper, dans une étude de quelque étendue, des inexactitudes de détail ; mais ce que je puis affirmer, c’est que, dans l’ensemble, la vérité a été plus affreuse que je ne l’ai montrée.


L’amnistie est repoussée une fois de plus. La Chambre a dit, comme M. Le Royer il y a un an, comme M. Casimir Périer cette année : « Nous ne voulons pas que la France oublie.., » C’est bien cela ; on ne veut pas que la France oublie la guerre civile de 1871.

Il en reste, en effet, de cuisants souvenirs dans Paris, qui expia si cruellement son héroïsme du premier siège ; dans les grandes villes, Lyon, Marseille, terrorisées comme Paris. Pourtant, la démocratie des grandes villes, par souci de l’union si nécessaire jusqu’à la victoire définitive de la République, donna une étrange leçon de sagesse et d’empire sur elle-même aux prétendus sages du modérantisme : elle comprima pendant de longues années son cri du cœur le plus profond ; elle refoula ses ressentiments les plus naturels ; elle alla jusqu’à honorer de splendides funérailles l’homme d’État qui avait fait bombarder et essayé d’affamer Paris investi par l’armée française et ceux qui auraient tenté d’invoquer ces cruels et dangereux souvenirs auraient été laissés dans l’isolement et dans l’impuissance pour ne point compromettre la discipline des républicains devant l’ennemi.

La victoire assurée, la sagesse de la démocratie avancée ne se démentit pas. Tout le monde sait en quels termes l’amnistie fut réclamée à la Chambre par tous ceux qui avaient mandat de parler au nom des grandes villes. On demandait l’oubli et l’apaisement : on leur donna ce premier gage, de taire les horreurs et les excès de la répression. En vain les adversaires de l’amnistie exploitaient avec une passion furieuse les sanglantes violences des insurgés : on mettait dans la réponse autant de réserve, qu’ils mettaient dans l’attaque d’imprudence et de provocation.

De là ce résultat qui surprendra l’avenir : il y a eu, en mai 1871, dans Paris, un massacre qui, pour le nombre de ses victimes, pour le hasard de ses coups, pour l’horreur de ses épisodes, n’est comparable à rien de ce que la ville a vu depuis la Saint-Barthélemy. La page où ce massacre sera écrit dans l’histoire est encore blanche. Les innocents fusillés parce qu’ils avaient des « godillots », les colonnes de prisonniers éclaircies à coups de revolver ou de sabre, les blessés et les malades tués dans les lits des ambulances, je ne sais combien de cours martiales décrétant les exécutions, chaque carrefour transformé en fosse commune, tout ce passé si monstrueux et si récent, personne ne l’a raconté, on s’est borné à en détacher quelques épisodes ou plutôt à y faire quelques allusions.

Quelle a été la conséquence ? Que tout ce qui se sent au ventre la rage de la modération a exploité ce silence pour tromper l’opinion, pour ameuter les indifférents contre l’amnistie, pour ajourner l’apaisement d’année en année et de Chambre en Chambre.

Aujourd’hui, il faut parler.

Ceux qui s’intitulent les « sages », ont si bien fait, par leur obstination, que cette question brûlante, que le patriotisme ordonnait de résoudre vite, sans tapage et sans phrases, se trouve portée en appel des Chambres devant le pays, soit que le pays l’impose à la Chambre actuelle par un grand mouvement d’opinion, soit que la Chambre s’obstinant, la question devienne purement électorale.

C’est devant le pays qu’on nous appelle : il faut donc que le pays sache toute la vérité avant de prononcer. Si douloureux qu’il soit de tirer de l’oubli des atrocités dont l’horreur éclabousse tant de choses respectées, on l’a voulu, c’est dorénavant un devoir d’instruire l’opinion. À chacun sa tâche : nous accomplirons la nôtre.

Nous allons raconter cette épouvantable semaine de Mai, qui fait une tache rouge dans notre histoire. Des actes de rage impitoyable accomplis à cette époque, les uns, ceux de l’insurrection, ont été mille fois exposés : on les connaît ; il est inutile d’y revenir. Les autres, ceux de la répression, ne vivent que dans la mémoire des milliers d’hommes qui les ont vus. Nous écrirons cette moitié de l’histoire encore à faire.

On devine dans quel esprit nous accomplirons notre tâche : il ne s’agit pas ici de se jeter des crimes et des cadavres à la tête. Devant la guerre civile, nous ne ressentons et nous ne voulons propager qu’une haine, celle de la guerre civile. C’est elle seule qui allume chez les hommes ce vertige de feu et de sang où toute notion d’humanité disparaît. Est-ce qu’à toutes les époques de grands bouleversements et de grands malheurs, quels que fussent le caractère et l’état de civilisation des peuples, on ne les a pas vus ravagés par ces fièvres chaudes endémiques ?

Prenez les actes qui ont marqué et suivi la chute de la Commune ; et dites si l’on peut juger, sur ces actes terribles, une partie quelconque de la nation.

Non, ce n’était pas la France qu’on pouvait reconnaître, ni dans les foules, qui, d’un côté, incendiaient nos monuments, ou demandaient l’exécution des otages, ni dans les foules qui, d’autre part, insultaient les prisonniers, multipliaient les dénonciations, excitaient les troupes au massacre, ni dans l’armée qui frappait sans voir ni sans connaître, au hasard du chassepot, ni dans le gouvernement qui se faisait refuser par toute l’Europe monarchique l’extradition des proscrits, ni dans l’Assemblée qui, voyant Paris mis à feu et à sang, quarante mille prisonniers grelottant dans la boue, sous les mitrailleuses, la terre trop pleine revomissant les cadavres, tant de Français pourrissant en tas dans les rues qu’on a craint la peste, se réunissait dans un vote solennel d’actions de grâces !

Non, ce n’était pas la France ; c’était une nation ivre de malheur, aveuglée de sang, brûlant de la fièvre de ses blessures. Et qu’étaient donc les soldats de cette Commune qui laissa dans Paris tant de ruines fumantes, sinon, pour une bonne part, des travailleurs paisibles jusque-là, et qui ont formé, au delà de nos frontières, des colonies de proscrits estimés ?

Qu’étaient donc ces troupes qui firent dans Paris un si épouvantable massacre, sinon, pour une notable fraction, les mêmes qui, au 18 mars, recevant l’ordre de tirer sur le peuple, fraternisèrent avec lui ?

Pendant la guerre civile, nous étions de ceux dont l’unique pensée était d’arrêter cette lutte fratricide. Nous ne trouvons, ni dans nos sentiments ni dans notre passé, rien qui puisse nous donner intérêt à forcer la vérité dans un sens ou dans l’autre par une de ces complaisances inconscientes de l’esprit dont les plus scrupuleux et les plus attentifs ont peine à se garantir, quand ils apportent un parti pris dans l’étude des faits.

Nous n’avions rien à pallier, rien à exagérer, rien à travestir. Réprouvant de toute notre âme, et l’insatiable cruauté de la victoire, et le sinistre appétit de la revanche, nous n’avons d’autre but que d’exposer les faits dans leur exactitude, et de demander ensuite s’il est urgent d’en déblayer l’avenir de la République par l’effacement et par l’oubli.


I

La rentrée du gouvernement légal dans Paris fut marquée par un massacre de vingt ou trente mille Parisiens, suivant les uns, de dix-sept mille, suivant les autres. Avant de le raconter, il faut rappeler brièvement les faits antérieurs qui le préparent et qui l’expliquent.

Les historiens (côté de la répression), notamment MM. Jules Simon et Maxime Ducamp, avouent qu’on a un peu trop tué : mais ils corrigent de suite cet aveu en invoquant les entraînements du combat, l’indignation soulevée par les incendies, la rage d’une lutte meurtrière : explication habile qui, sous couleur d’excuser les soldats, les charge de toute l’initiative et de toute la responsabilité de la tuerie. Par malheur, cela ne soutient pas l’examen.

Le massacre n’eut pas pour cause l’entraînement du combat, car le combat, mené très prudemment, ne fût pas de nature à exaspérer les troupes ; en huit jours de bataille des rues, l’armée, forte de plus de cent mille hommes, ne compta que huit cent soixante-treize morts. D’ailleurs les soldats qui fusillèrent le plus étaient placés en seconde ligne et n’essuyèrent même pas le feu.

Le massacre n’eut pas pour cause la colère soulevée par les incendies, car il commença dès l’entrée des troupes, trente-six heures au moins avant que le premier incendie fût allumé.

Le massacre n’eut pas pour cause l’entraînement des soldats, par l’excellente raison qu’il se fit en vertu d’ordres régulièrement donnés, avec une sorte d’organisation, le plus souvent par le fait des officiers supérieurs.

Le massacre n’eut pas pour cause une fureur spéciale à l’armée ; car la même passion aveugle qui couvrait de cadavres les rues de Paris poussait la population accidentelle de Versailles à insulter, à frapper les prisonniers ; et pendant que les soldats fusillaient, la presse conservatrice leur signalait les victimes.

Cherchons, dans les événements qui précédèrent la rentrée des troupes dans Paris, l’explication exacte des exécutions sommaires.

Les généraux de l’empire sortaient du siège de Paris, blessés au cœur. La chute du régime impérial auquel ils restaient attachés, la déconsidération dans laquelle ils étaient tombés dès les premières défaites, leur injurieuse impopularité que la capitulation avait doublée, les avaient habitués, bien avant le 18 mars, à considérer le peuple de Paris comme le véritable ennemi. Comme exemple de cet état d’esprit, nous ne pouvons trouver mieux que M. Vinoy.

On sait de quelle façon il faisait fusiller les gens au 2 décembre. Longtemps avant la Commune, il était impatient de recommencer sur les Parisiens. À peine gouverneur de Paris depuis quelques heures (22 janvier), il voulait faire passer immédiatement devant une cour martiale les prisonniers arrêtés sur la place de l’Hôtel-de-Ville. S’il n’avait rencontré une opposition absolue, ces sortes de tribunaux, ou plutôt de commissions militaires, qui, en mai 1871, au Châtelet et au Luxembourg, désignèrent les victimes pour les exécutions, sans forme de procès, sans instruction, sans débat, sur constatation sommaire, auraient ensanglanté la ville dès la veille de la capitulation. Nous ignorerions ce détail, si M. Vinoy n’avait tenu à nous l’apprendre dans le livre qu’il a écrit lui-même sur l’histoire de ce temps. (Le général Vinoy : Campagne de 1870. L’amnistie et la Commune ; Plon, éditeur, 1872.)

Après avoir raconté que « le gouverneur de Paris » (comme César, M. Vinoy parle de lui-même à la troisième personne) arriva sur les lieux le 22 janvier, au moment des derniers coups de feu, le général ajoute :

« Il prescrivit aussitôt les mesures d’ordre indispensables, et ordonna la réunion d’une cour martiale pour faire juger, suivant la rigueur des lois militaires, les gardes nationaux arrêtés…

» Le jugement des principaux insurgés du 22 ne put malheureusement avoir lieu tout de suite. La cour martiale réunie à l’Hôtel-de-Ville pour prononcer sans désemparer sur le sort des prisonniers, déclara qu’elle ne croyait pas avoir le droit de les juger. Une lettre du général de Malroy expliquait ainsi les motifs de cette décision inattendue. « Les termes du décret du 26 septembre que M. J. Ferry a remis lui-même en vigueur ne se rapportent pas aux faits dont les insurgés se sont rendus coupables ; et la cour martiale est incompétente. Le crime est justiciable de conseils de guerre réguliers. » Bien qu’il n’approuvât pas l’interprétation donnée à l’article du décret par le maire de Paris, le commandant en chef se vit obligé de céder, une nouvelle convocation de ce tribunal spécial n’étant plus possible ; mais il demanda avec instance d’étendre la compétence de la cour martiale au cas de flagrant délit, comme celui du 22 janvier. Il ne put l’obtenir, et la mesure répressive et immédiate qu’il sollicitait avec instance contre les coupables lui fut refusée. »

On voit quels regrets laissait au général son insuccès provisoire et avec quelles instances il a demandé qu’on s’arrangeât pour fusiller plus vite une autre fois. L’occasion se présenta bientôt. M. Vinoy ne la laissa pas échapper.

Le 17 mars, le gouvernement prenait ses mesures pour attaquer les buttes Montmartre. Il n’était pas question d’insurrection, alors. La garde nationale, il est vrai, avait pris des canons oubliés dans la zone prussienne, et refusait de les rendre. Mais ces canons n’étaient presque plus gardés. Le gouvernement résolut un coup de force. Au petit jour, les troupes graviraient les buttes, et enlèveraient les sentinelles et les postes sur leur passage. Pas de sommation, une surprise. Le premier mouvement d’un poste attaqué ainsi de nuit, à l’improviste, est de se défendre. Eh bien ! M. Vinoy avait donné ordre de fusiller, sans autre forme de procès, tous ceux qui se défendraient. Nous l’en croirions à peine lui-même, s’il ne fournissait une preuve authentique, le texte officiel de l’ordre de mouvement du 18 mars (L’Amnistie et la Commune, pièces justificatives). Voici ce qu’on y lit :

« … Lorsque les colonnes monteront pour enlever les parcs, les premiers arrivés chercheront à surprendre les sentinelles et les postes pour prévenir toute résistance. S’ils déposent leurs armes, on les gardera prisonniers. S’ils résistent et font usage de leurs armes contre la troupe, ils seront passés par les armes sur place. »

Cette fois encore M. Vinoy échoua, ses soldats refusèrent d’obéir. Nous verrons le général prendre sa revanche.

On comprend maintenant à quels sentiments obéissaient beaucoup des fusilleurs bonapartistes de Mai. On a souvent comparé le comité central s’insurgeant contre l’Assemblée de 1871 à Louis Bonaparte s’insurgeant contre l’Assemblée de 1851. Ces fusilleurs retournaient la comparaison. Incapables de s’embarrasser de subtiles considérations de légalité, ils ne connaissaient qu’une chose : le côté sur lequel il faut tirer : c’était celui du peuple et des républicains. Ils croyaient faire la même besogne, il y a neuf ans, au service du pouvoir légal, et il y a vingt-neuf ans, au service de l’insurrection de Louis Bonaparte. Le général Vinoy, commandant aux exécuteurs de Paris après la Commune, avait la conscience de continuer le colonel Vinoy faisant assassiner Gaubert dit Béguin et sept autres défenseurs de la loi, dans les Basses-Alpes, au 2 décembre.

Un officier d’état-major, qui fit, dans l’enquête sur le 18 mars, une déposition très instructive sur les exécutions de mai 1871, le capitaine Garcin, exprime naïvement cette confusion. Il s’agit de Tony Moilin, fusillé pour la part qu’il avait prise au 18 mars.

« Madame Tony Moilin avait demandé que son mari fût fusillé d’une certaine façon, qu’on ne touchât pas à la tête et qu’on lui donnât le cadavre. Le général en chef n’a pas cru devoir déférer à cette demande. On s’est souvenu de l’affaire Baudin ; il a été enterré dans la fosse commune, et des ordres ont été donnés pour qu’il ne fût pas retrouvé. »

Ainsi pour M. Garcin et pour son « commandant en chef l’homme qu’on fusillait comme insurgé se confondait avec le représentant du peuple assassiné par le coup d’État.

On verra dans la suite de ce récit qu’un général bonapartiste trouvait tout naturel de faire fusiller avec les insurgés M. Cernuschi, coupable d’avoir donné 200,000 francs au comité antiplébiscitaire.

Telle est la première explication du massacre. Il était commandé par des généraux qui croyaient en quelque sorte recommencer le 2 décembre, qui prenaient leur revanche du siège, qui saisissaient une occasion attendue depuis longtemps, et qui vengeaient l’empire tombé autant que le gouvernement légal réfugié à Versailles.


II

La seconde cause de massacre, c’est que, depuis le début d’avril, on avait soigneusement, patiemment dressé l’armée à être implacable.

Songez à la situation du pouvoir légal à partir du 19 mars. Il avait pour unique ressource les troupes précipitamment ramenées à Versailles. C’étaient celles qui avaient fraternisé avec le peuple le 18 mars. De leurs rangs étaient sortis les soldats qui eurent la part principale dans la fusillade des généraux Clément Thomas et Lecomte. Elles n’avaient pas changé de sentiment pour s’être laissé emmener de Paris. Écoutez ce que dit de leur retraite sur Versailles, M. Marseille, de la préfecture de police (Enquête parlementaire sur le 18 mars) :

« Sur la route, les soldats étaient si mal disposés qu’ils insultaient les gardiens de la paix et les gendarmes qui marchaient à côté d’eux, et qu’on ne pouvait leur faire exécuter un ordre. »

Eh bien ! il fallait faire de cette armée (tout acquise au mouvement parisien), l’armée qui noierait la Commune dans le sang. M. Thiers, dans sa déposition devant la commission d’enquête, ne cache pas les craintes qui régnaient à Versailles. Il convient que beaucoup de gens se demandaient « ce que ferait l’armée si elle était abordée sérieusement. » Des soldats déclaraient qu’ils ne se battraient pas[1]. En effet, il n’est pas douteux, malgré toutes les dénégations, que pendant une grande partie de la guerre civile, un grand nombre de soldats n’aient déserté pour venir dans les rangs des fédérés.

Aussi M. Thiers soumit-il les troupes à un véritable entraînement, dont il a fourni lui-même quelques détails dans sa déposition. « Je fis donner l’ordre, dit-il, de serrer l’armée, de l’isoler. Nos principales forces étaient campées à Satory, avec injonction de ne laisser aborder qui que ce fût. L’instruction était donnée de fusiller quiconque tarderait d’approcher. En même temps, je recommandai de la manière la plus formelle de traiter très bien le soldat. J’augmentai la ration, surtout celle de la viande… » M. Thiers n’ajoute pas, mais on sait, qu’il paya de sa personne. Il allait voir quotidiennement les soldats, goûtait à leur soupe, distribuait les récompenses et les compliments. En même temps, on profitait de l’isolement des troupes pour les exciter contre les « brigands parisiens ».

Il ne semble pas douteux que les premières exécutions versaillaises ne se rattachent au même système. Elles avaient pour but évident de mettre entre Paris et l’armée une haine implacable, un fossé plein de sang. Qu’on en juge.

Du 18 mars au 2 avril, on espéra éviter la guerre civile. Le 2 avril, l’armée tomba brusquement, au pont de Neuilly, sur les gardes nationaux, qu’elle mit sans peine en déroute. Le 3, les fédérés essayèrent follement la sortie en masse. C’est ce matin-là, le 3, alors qu’on avait à peine échangé les premiers coups de fusils de la guerre civile, que le drame de Chatou vint lui donner un caractère implacable.

Le souvenir en est encore assez vivant pour qu’un de nos collaborateurs ait pu recueillir, à Chatou même, d’un grand nombre d’habitants, les détails les plus précis.

Quelques fédérés avaient passé la Seine en bateau. Ils annonçaient qu’ils seraient suivis par leurs camarades. Ils ne le furent pas. Ils restaient trois, un capitaine, un sergent et un garde. Ils s’attablèrent pacifiquement à déjeuner au restaurant Rieux, 19, rue de Saint-Germain. Quelques habitants leur donnèrent le conseil de changer de vêtements. Ils crurent la précaution inutile.

Le général de Gallifet venait de Saint-Germain avec deux escadrons de chasseurs et une batterie.

On dit qu’il fut prévenu de la présence des fédérés à Chatou par un certain T…, charcutier et capitaine des pompiers, mort depuis. Quoi qu’il en soit, le général remporta, avec ses deux escadrons et son artillerie une mémorable victoire sur les trois Parisiens armés de trois fourchettes. Il arriva trop tard pour les saisir à table. Il les rencontra en route, prisonniers, avec une escorte : on les conduisait à Versailles. Il ordonna qu’on les lui remît. L’officier qui commandait l’escorte refusa : le général insista, fut impérieux : l’officier livra ses prisonniers contre un reçu. M. de Gallifet les fit conduire dans la rue de Saint-Germain, au coin de la rue Casimir-Périer, contre un mur de clôture. Le parti conservateur de Chatou hurlait : « Fusillez-les ! » Les républicains ripostaient : « C’est une indignité. » L’un d’eux, M. M… (mort tout récemment), protesta si fort qu’il faillit partager le sort des fédérés.

L’un des gardes nationaux, dit-on, criait qu’il était père de cinq enfants, et suppliait qu’on l’épargnât. M. de Gallifet commanda le feu.

Les soldats avaient horreur de l’acte qu’ils exécutaient. Le fusil leur tremblait aux mains. La plupart des balles frappèrent trop haut ou de côté. Une des victimes mal atteinte, eut la force de se relever. Un officier de l’escorte lui perça la gorge de son sabre… Tous trois sont aujourd’hui, sous trois simples croix de bois noir, dans le cimetière de Chatou.

Puis, le général se rendit à la mairie et y rédigea la proclamation suivante qu’il fit tambouriner à son de caisse par la commune.

« La guerre a été déclarée par les bandits de Paris.

« Hier, avant-hier, aujourd’hui, ils m’ont assassiné mes soldats. »

(Affirmation de pure fantaisie. Aucun acte de guerre n’avait encore eu lieu avant la veille, et c’était l’armée qui venait d’attaquer.)

« C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à ces assassins. J’ai dû faire un exemple ce matin : qu’il soit salutaire. Je désire ne pas être réduit de nouveau à une pareille extrémité, etc. etc. »

À la suite de cette proclamation, le crieur ajoutait ces mots dont on devine l’inspirateur :

« Le président de la commission municipale de Chatou prévient les habitants, dans l’intérêt de leur sécurité, que ceux qui donneraient asile aux ennemis de l’Assemblée, se rendraient passibles des lois de la guerre… »

Ajoutons pourtant que le restaurateur chez lequel les trois fédérés avaient déjeuné ne fut pas fusillé[2].

J’attribuais tout à l’heure ces cruautés à un intérêt politique, à des instructions supérieures. Ce qui confirme cette opinion, c’est que M. de Gallifet ne fut pas désavoué. Ce qui la confirme encore, c’est qu’un autre général fit au petit Bicêtre ce que M. de Gallifet venait de faire à Chatou.

L’armée avait fait un grand nombre de prisonniers du côté de Châtillon. On raconte que l’officier commença par faire sortir des rangs tous les soldats déserteurs qu’on put trouver parmi les insurgés. Fusillés. Puis la colonne continua sa route. Au petit Bicêtre, on rencontra le général Vinoy. Il fit arrêter la colonne. « Y a-t-il des chefs ? » — Duval sortit des rangs avec deux officiers d’état-major. « Vous savez ce qui vous attend, qu’on fasse former le peloton. » Les trois officiers fédérés sautent un fossé, s’adossent à une maisonnette où par une sinistre ironie, étaient écrits ces mots : « Duval, horticulteur, » et tombent en criant : « Vive la Commune ! »

Le fait de l’exécution m’a été confirmé par un républicain de l’Assemblée qui vit les trois cadavres, le jour même. Le général Le Flô, alors ministre de la guerre, qu’il trouva là, lui dit : « Ils sont morts comme de bons b… ». L’officier supérieur de Versailles qui a écrit le Livre anonyme intitulé : La Guerre des communeux, dit : « Tous trois avaient subi en fanfarons le sort que la loi réserve à tous chefs d’insurgés pris les armes à la main. »

D’autres exécutions de prisonniers eurent lieu le même jour.

Si l’on pouvait conserver un doute sur ces exécutions, il serait levé par le passage suivant de la déposition du colonel Lambert, depuis général, devant la commission d’enquête du 18 mars :

« M. Vacherot. — Vous avez vu fusiller des prisonniers ?

» M. le colonel Lambert. — Oui ; moi-même j’en ai laissé fusiller deux qui excitaient encore les soldats à ne pas faire leur devoir, au moment où nous arrivions sur eux à la redoute de Châtillon.

» M. le vicomte de Meaux. — Sur les 1,500 hommes (les prisonniers faits à Châtillon au début d’avril), combien ont été fusillés ?

» M. le colonel Lambert. — Je ne pourrais pas vous le dire, mais bien peu.

» M. le marquis de Quinsonas. — Oh ! très peu !

» M. Vacherot. — On dit que Duval avait commandé le feu contre nos deux généraux[3].

» M. le colonel Lambert. — Quand la troupe de Duval a été prise, le général Vinoy a demandé : « Y a-t-il un chef ? » Il est sorti des rangs un homme qui, a dit : « Je suis Duval. » Le général a dit : « Faites-le fusiller. » Il est mort bravement. Il a dit : « Fusillez-moi ! »

» Un autre homme est venu, disant : « Je suis le chef d’état-major de Duval. » Il a été fusillé, trois en tout, à cette place. »

Les révolutions les plus impitoyables paraissent encore plus cruelles qu’elles ne le sont en effet. C’est que leurs colères font beaucoup de tapage avant d’agir. Les réactions frappent des coups silencieux. M. Thiers nie hardiment ces exécutions connues de tous. Sur la demande de la Commune, l’archevêque prisonnier écrivit une lettre au chef du pouvoir exécutif. M. Thiers répondit (Versailles, 14 avril) :

« Jamais nos soldats n’ont fusillé les prisonniers ni cherché à achever les blessés… Que dans la chaleur du combat ils aient usé de leurs armes contre des hommes qui assassinent leurs généraux et ne craignent pas de faire succéder les horreurs de la guerre civile aux horreurs de la guerre étrangère, c’est possible ; mais le combat terminé, ils rentrent dans la générosité du caractère national… Je repousse donc, monseigneur, les calomnies qu’on vous a fait entendre. J’atteste que jamais nos soldats n’ont fusillé les prisonniers, que toutes les victimes de cette affreuse guerre civile ont succombé dans la chaleur du combat. »

Et M. Vinoy, l’auteur de l’exécution de Duval, la raconte en ces termes dans son livre ;

« Leur chef, le nommé Duval, est mort pendant l’affaire. »

Ainsi, le gouvernement régulier niait et faisait faire des exécutions sommaires de certains prisonniers. Pour lui répondre, la Commune vota le décret barbare des otages. On peut le résumer ainsi : « À fusillade, fusillade et demie. » Cette mesure eut pour effet d’interrompre les exécutions. Jusqu’au 21 mai, des deux côtés, le sang ne coula plus que dans les combats. Mais sitôt qu’on fut entré dans Paris, on reprit les exécutions ajournées depuis un mois et demi. Il n’est pas douteux que le gouvernement ne les ait ordonnées et permises.

L’ordre était donné de fusiller tous ceux qu’on prendrait les armes à la main. M. de Mac-Mahon l’avoue implicitement dans sa déposition de l’enquête, en disant : « Quand les hommes rendent leurs armes, on ne doit pas les fusiller. Cela a été admis. » D’où il suit qu’on devait les fusiller dans le cas contraire. Le capitaine Garcin dit plus nettement, que jusqu’au moment où on a été maître de la rive gauche, « tous ceux qui étaient pris les armes à la main étaient fusillés ».

D’autre part, les cours martiales, comme celles du Châtelet et du Luxembourg, qui ont une si grosse part dans le massacre, ne pouvaient fonctionner que par la permission de l’autorité.

Le but de M. Thiers est facile à deviner. En 1871 comme en 1848, comme après 1830, le vieil homme d’Etat, si tenace dans ses idées, voyait dans les insurrections, non des orages à dissiper, mais un parti du désordre à décimer. D’autres étaient poussés par des haines furieuses : l’historien de Napoléon Ier aussi peu sentimental que le despote qu’il admirait sans réserve, ne cherchait que le bénéfice pratique du sang versé. Il savait que tout passe dans le tumulte assourdissant de la bataille. Il était trop politique pour vouloir la longue et impopulaire férocité d’une répression indéfiniment prolongée. Ce qu’il voulait, c’était, dans la surprise du premier moment, un massacre très large et très rapide.

Ses actes furent conformes à cette conception. Peu de temps après les horreurs qui marquèrent la prise de Paris, il arrêta la tuerie, on assure même qu’il essaya d’arracher quelques têtes à la commission sur laquelle il s’était déchargé de son droit de grâce, et qu’il avait, dit-on, baptisée « le peloton d’exécution ». Mais il n’a jamais renié la part du gouvernement dans les cruautés de la première heure. Dans son discours du 24 mai, il disait de la répression de la Commune : « J’ai versé des torrents de sang. »

Il se vantait un peu. Personne ne pouvait ni ordonner, ni même prévoir ce qui s’est fait. Mais il est certain que, soit au début d’avril, soit à la fin de mai, les exécutions sommaires rentrèrent dans le système du gouvernement.

Un fait qui m’est raconté, ce me semble, de bonne source, confirmerait l’existence d’instructions du gouvernement ordonnant une tuerie impitoyable.

Au moment de l’entrée des troupes, un général aurait été demander des instructions à un chef de corps : le chef de corps aurait répondu par l’ordre des fusillades qui se produisirent, en effet, aussitôt. Le général surpris, aurait demandé un ordre écrit. — Pourquoi donc ? demanda le chef de corps. Ma parole ne vous suffit-elle pas ? — Si, mais en cas de mort… — Je verrai.

Un peu après, le général, repassant devant son chef, lui demandait ses instructions définitives.

— Faites ce que vous voudrez, répondit brusquement celui-ci.


III

Il est inexact d’imputer particulièrement à l’armée la fureur qui couvrit Paris de sang. Cette fureur, l’armée ne fit qu’en subir la contagion. On n’a rien négligé, dans un but facile à deviner, pour faire de la question des massacres une question toute militaire ; cette opinion est tout à fait fausse. Les soldats tirèrent, mais les passions répandues dans la population accidentelle de Versailles avaient chargé les fusils.

Des troupes, les unes sortaient de Paris, il fallut en changer l’esprit du tout au tout ; les autres arrivaient ou de province ou d’Allemagne, surprises et mécontentes d’avoir encore à se battre : il fallut leur inoculer la colère qu’elles assouvirent depuis si impitoyablement.

À cette époque, il était impossible de se soustraire à l’action de milieux aussi brûlants que les deux villes ennemies. On a souvent parlé de la « maladie » qu’on gagnait à respirer l’air de Paris, et l’on a dit juste. Pour être complet, il y faut ajouter la maladie contraire que l’on contractait dans l’atmosphère de Versailles. Aucun esprit, si entier qu’il fût, ne résistait à ces influences. Deux hommes ayant exactement la même opinion politique, et jetés par le hasard, l’un dans la grande ville, l’autre dans la nouvelle capitale, ne pouvaient plus causer, au bout de huit jours, sans se considérer comme des scélérats.

Il faut feuilleter les journaux du temps pour concevoir l’état d’exaltation dans laquelle on vivait. Des hommes sortis de Paris depuis un mois, s’en faisaient une idée aussi fantastique que celle que les Chinois peuvent se faire de l’Europe. À quatre lieues de distance, on s’ignorait plus qu’on n’ignore les antipodes.

Paris était traité, ou de maison de fous, ou de caverne de brigands. Je trouve dans les feuilles de Versailles, surtout dans le Gaulois, alors le plus lu de l’armée, tantôt des nouvelles d’un vaste massacre comme ceux de l’Abbaye, tantôt le récit de prétendues scènes de pillage par des bataillons de femmes qui allaient quotidiennement dévaliser les maisons une à une.

L’état de surexcitation où l’on vivait se traduisait par de véritables monstruosités. Le rédacteur en chef du Gaulois se reprochait, dans son journal, de n’avoir pas encore dénoncé à la police ceux de ses amis présents à Versailles, et coupables de sympathies pour la cause parisienne[4]. L’exemple le plus triste et le plus concluant de cette perversion de tous les sentiments est assurément le fameux passage du Drapeau tricolore, écrit par un journaliste connu pour le poids de son bon sens. Rien de plus odieux ne parut à ce moment, où parurent des deux côtés tant d’odieuses excitations. L’auteur exprimait, sous la forme d’une lettre écrite par un de ses amis, le bonheur, le soulagement qu’on éprouvait, en sortant de Paris, à se trouver enfin dans la banlieue, occupée par les Prussiens. Il y avait un passage lyrique sur le « ia, ia » de la première sentinelle allemande qu’on rencontrait. La conclusion était qu’il serait à souhaiter que le prince Frédéric-Charles voulût bien accepter de régner sur la France.

Nous ne nommons pas le coupable, parce que nous sommes persuadés qu’il éprouve un amer repentir de son égarement d’alors, et que s’il pouvait, comme les mauvais rhéteurs du Lyon antique, effacer cette page infâme avec sa langue, il l’aurait fait depuis longtemps.

Nous pourrions multiplier les citations de ce genre. À quoi bon ? On sait à quoi s’en tenir. Par malheur, cet état mental n’était pas spécial aux journalistes. On se rappelle que des scènes véritablement sauvages se produisaient sur le passage des convois des prisonniers faits dans les combats qui se livraient sous Paris. La foule élégante qui remplissait les boulevards de Versailles les insultait, se jetait sur eux, les frappait. Le promeneur leur assénait des coups de canne, la femme du monde des coups d’ombrelle. Quelques-uns leur crachaient au visage. Si un honnête homme, dans la foule, protestait, il avait peine lui-même à échapper aux furieux.

Ces scènes hideuses commencèrent dès l’arrivée de la première colonne de prisonniers, le 4 avril, et se continuèrent. Quand Rochefort fut conduit à la prison de Versailles, à la veille de l’entrée dans Paris, la foule criait : « à mort ! » sur son passage. Un détail fait comprendre où les esprits en étaient arrivés. Le Journal officiel parlait de ces actes de fureur dès le début d’avril et la feuille si grave, si réservée, les racontait en des termes qui ressemblaient à un encouragement. « Les malédictions » dont on poursuivait les prisonniers « étaient, dit-il, pour eux le commencement de l’expiation. L’énergie et le sang-froid des détachements qui les conduisaient les ont préservé non sans peine des actes de violence et de justice sommaire dont la foule les menaçait. »

Au reste, les actes du gouvernement lui-même semblent porter la marque de la même colère aveugle. On avait beau répéter qu’on n’en voulait qu’à « la minorité d’insurgés qui tyrannisait Paris », c’était bien Paris tout entier qu’on frappait. Ce n’était pas assurément pour atteindre le communeux qu’on bombardait, jusqu’à la place de la Concorde, le quartier des Champs-Élysées.

Le fait a été contesté : il n’est pas contestable. On en croira un conservateur aussi furieux que M. Maxime Ducamp : il dit en décrivant la physionomie des Champs-Élysées pendant le second siège :

« Le Guignol tint bon jusqu’au milieu de mai. Quand les projectiles trop nombreux avaient rendu déserte l’avenue des Champs-Élysées, et avaient failli emporter du même coup le théâtre, le maître du logis, les spectateurs et les pantins. »

Pourtant Guignol n’avait pas trempé dans la Commune, et quand on alléguait une erreur dans le tir on alléguait une raison absurde : des batteries tirant de Saint-Cloud ne pouvaient pas se tromper sur la distance qui sépare la place de la Concorde des fortifications. C’est pourtant ce que M. Thiers répondit à M. Corbon, quand celui-ci le pressa de mettre un terme à cette inutile dévastation. Je tiens ce détail de M. Corbon lui-même. Ajoutons que M. Thiers promit d’aviser.

Mais le gouvernement fit plus ; il essaya d’affamer Paris. Des ordres furent donnés en ce sens ; voici comme exemple, une dépêche que le Moniteur universel du 30 avril 1871 extrayait du Nouvelliste de Rouen :

« Creil, 24 avril, 11 heures 30 min. soir. — Chef de station Creil à M. Sainutt, inspecteur à Rouen. — En vertu d’une réquisition du commissaire de police délégué à Creil, tous les vivres et les approvisionnements à destination de Paris sont arrêtés ici avec ordre de les réexpédier à leur point de départ. Veuillez prendre les mesures nécessaires pour ne plus expédier de marchandises de cette nature sur cette destination. »

S’il pouvait rester quelques doutes sur le sens de cet ordre et des ordres semblables donnés de tous les côtés, ils seraient levés par la déposition du capitaine Garcin devant la commission d’enquête parlementaire. Parmi les points que le capitaine a voulu éclaircir en interrogeant les prisonniers de la Commune, il place celui-ci : « J’ai cherché à savoir comment Paris se ravitaillait. On m’avait dit que les Prussiens fournissaient l’entrée des vivres dans Paris. L’investissement était complet de notre côté ; le blocus était rigoureux, et nous savions que les vivres ne manquaient pas dans Paris. »

N’était-ce pas inouï : l’armée française soupçonnant l’armée prussienne d’empêcher Paris de mourir de faim ?

On peut juger, par là, du milieu dans lequel vécurent les officiers comme les soldats, quand ils n’étaient pas au feu. À cette époque, c’était presque un crime d’être resté à Paris. La grande ville était vraiment considérée comme un repaire de bêtes fauves qu’il fallait exterminer. Quelques jours après, on se vantait d’avoir tué des « communeux », comme on se vante d’un exploit cynégétique. Au moment de l’entrée dans Paris, les troupes furent averties de se défier, de refuser le verre qu’on leur tendrait pour étancher leur soif. Quelle pitié pouvait ressentir l’armée pour une population qu’on lui avait représentée comme une bande d’empoisonneurs et d’empoisonneuses ?

Nous avons analysé maintenant les trois causes qui transformèrent la prise de Paris en un vaste massacre. Ces trois causes sont : 1o la haine des généraux bonapartistes contre la grande ville républicaine ; 2o les desseins et les instructions du gouvernement de M. Thiers ; 3o l’influence des passions versaillaises sur l’armée.

Arrivons à la semaine de Mai.


IV

LES PREMIÈRES HEURES

Le matin du dimanche 21 mai 1871, l’armée assiégeait, au Point-du-Jour, un rempart en ruine et sans défenseurs. M. Ducatel, piqueur des ponts et chaussées, passa par là dans la journée, vit cet abandon, et avertit les troupes. Elles n’eurent que la peine d’entrer.

C’est l’événement que M. Thiers annonça à la France dans une dépêche ainsi conçue :

« 21 mai, 7 h. 30 du soir. — La porte de Saint-Cloud s’est abattue sous le feu de nos canons. Le général Douay s’y est précipité. »

Dans la nuit qui suivit, le corps de Cissey forçait la porte de Sèvres, aussi peu défendue.

L’armée, pénétrant à l’improviste, ne trouva devant elle que le désarroi. La Commune avait élevé, derrière les remparts, de somptueuses barricades : elles étaient enlevées avant que leurs défenseurs eussent eu le temps d’y mettre les pièces en batterie. Dix heures après l’entrée des troupes, Paris s’endormait sans savoir qu’il était pris. Assi venait en fiacre se faire empoigner par les « Versaillais ». Les fédérés, surpris partout, tiraient quelques cartouches, puis se débandaient. Le premier obstacle devant lequel on s’arrêta fut la forteresse de la place de la Concorde : et elle était abandonnée. L’armée, en tâtant pendant plusieurs heures avec le fusil et le canon ses remparts déserts, donna aux fédérés le temps de les occuper ; à neuf heures et demie encore (le lundi) on pouvait s’y installer presque sans essuyer un coup de fusil[5].

On ignore généralement que la tuerie commença dès les premiers moments. Rien ne l’expliquait alors, ni la nature du combat, qui ressemblait à une poursuite, ni l’horreur des incendies que personne ne prévoyait, ni l’exécution des otages, encore éloignée : rien, dis-je, sauf des ordres précis. Les exécutions de la première heure sont peu connues. On ne s’y attendait pas ; les journaux de Versailles cherchaient encore à dissimuler le peu qu’ils en purent savoir : les fédérés en déroute ignorèrent ce qui se passait derrière eux. Les historiens communalistes semblent eux-mêmes avoir à peine soupçonné les débuts de la répression. Nous avons dû en chercher la trace, ou dans des mentions incomplètes, ou dans des souvenirs privés.

S’il était des quartiers où le sang semblât devoir peu couler, c’étaient ceux d’Auteuil et de Passy. Ils étaient alors à moitié déserts : les maisons, les jardins étaient affreusement ravagés par le bombardement : dans les jours précédents, les maraudeurs y venaient piller à leur aise ; les troupes, d’ailleurs, n’avaient fait que les traverser en chassant les fédérés devant eux. Eh bien ! les premiers reporters versaillais qui s’y aventurèrent à la suite de l’armée, y virent des morts qui n’étaient assurément pas tombés dans la lutte peu sérieuse des premières heures.

On lit dans le Moniteur universel et dans le Soir du 24 :

« Les rues d’Auteuil et de Passy sont jonchées de cadavres fédérés. Derrière les murs du cimetière d’Auteuil soixante morts sont couchés les uns sur les autres. C’est une compagnie, qui, cernée par nos soldats, a refusé de se rendre, et a été détruite. »

Remarquez l’euphémisme détruite et la précaution oratoire cernée par nos soldats. Tout le monde sait que trente hommes qui ont encore des armes et qui se défendent désespérément ne tombent ni le long d’un mur, ni en tas.

Un reporter du Gaulois, qui signe Gaston de Pressac, est entré à Paris dès le lundi 22, et raconte son voyage d’une façon fort intéressante. Il traverse, dans le silence et dans la solitude les quartiers en décombres qui entourent la Muette, et voici ce qu’il voit :

« En marchant du côté de la Muette, une porte est ouverte sur un jardin : nous y jetons un coup d’œil en passant ; mais le spectacle que nous apercevons nous arrête.

» Des corps sont étendus au nombre d’une trentaine environ : quelques-uns sont couverts de feuillage. Nous cherchons à interroger les voisins sur l’origine de ces cadavres. Nous ne trouvons personne.

» Cependant si, voilà un homme qui, chose bizarre… fait son métier de balayeur en conscience. La tête ornée de la casquette qui indique qu’il appartient au service de la ville, il repousse méthodiquement à droite et à gauche de petits tas de poussière.

» Ce sont des fusillés, nous dit-il : comme ils ne voulaient pas se rendre, on les a tués là comme des chiens. »

Le rédacteur du Gaulois il est vrai, semble craindre d’en avoir trop dit. Il ajoute prudemment : « Non, ce ne sont pas des fusillés. » Dénégation assez naïve. Un honorable négociant de Passy, qui nous a donné des renseignements fort instructifs sur ce qui s’est passé dans son quartier en mai 1871, nous a confirmé le fait de ces premières exécutions. Il nous a certifié que rue du Ranelagh, notamment, on a exécuté un très grand nombre de fédérés contre un mur qui a longtemps porté les traces de la fusillade.

Ce n’étaient pas seulement les combattants pris les armes à la main qu’on mettait à mort. Un soupçon suffisait pour faire exécuter un homme. Un des rédacteurs du Grand Dictionnaire Larousse a été témoin, à Vaugirard, d’une fusillade qu’il raconte ainsi (Grand Dictionnaire LarousseSupplément — Art. Commune) :

« Le lundi 22 mai, à huit heures du matin, sous nos fenêtres, rue Lecourbe, deux pauvres diables ont été fusillés devant la porte d’un bureau de tabac. C’étaient deux garçons de l’abattoir de Grenelle. Ils n’avaient pas d’armes. Leur seul crime était d’avoir sous leurs cottes un pantalon de garde national. Jusque vers trois heures, leurs cadavres restèrent étendus dans une mare de sang, la figure recouverte au moyen de leurs mouchoirs. Et les soldats n’étaient pas encore exaspérés par la résistance : ils venaient à peine d’entrer dans Paris. »

Un autre exemple donnera quelque idée du poids que pesait alors la vie humaine.

Il y avait, avenue des Champs-Élysées, au coin de la rue de Berry, une taverne anglaise ayant pour enseigne : À la renommée du stout (the noted stout house), et tenue par un nommé Russell. Le matin du lundi 22, à sept heures, Russell, ignorant encore l’entrée des troupes, ôtait tranquillement les volets de sa boutique comme d’habitude. Il était en manches de chemise, ses enfants étaient autour de lui. Inutile d’ajouter que rien dans les environs n’annonçait un combat. Il va de soi que, dans le cas contraire, la boutique serait restée fermée.

Les soldats se glissaient, ployés, le long des maisons.

Soudain, un des enfants dit : « Papa, un soldat qui te vise ! » Puis Russell tomba. Une balle lui avait traversé le poumon.

Le fait fut raconté, au mois de mai, dans le Daily News, par l’éminent correspondant de la feuille libérale, M. Crawford. Il produisit en Angleterre une vive impression. Une souscription fut ouverte : lord Russell s’inscrivit le premier. Mais les secours passent et la misère reste. Deux des enfants mouraient dix-huit mois après.

J’emprunte un autre exemple encore à un écrivain qui n’est pas suspect de tendresse pour la Commune, M. Maxime Ducamp. Ce nom suffit pour prévenir le lecteur des précautions à prendre avec son récit. M. Maxime Ducamp, on le sait, a poussé la haine de l’insurrection communale presque jusqu’à l’hallucination. Voici ce qu’il raconte dans le tome II des Convulsions de Paris.

Il habitait alors une maison prenant jour à la fois sur le chemin de fer de l’Ouest et sur la rue de Rome, en face de la rue de Naples. Le lundi matin, vers six heures et demie, il fut averti de l’entrée des troupes. Il se mit à sa fenêtre. Des fédérés passaient, battant en retraite sur les Batignolles. Presque derrière eux, arrivent les pantalons rouges. Ils se dispersent aussitôt de maison en maison. Un peloton se masse rue de Naples. Tous étaient cachés. Arrive un peloton de quatorze fédérés, qui se met à remonter la rue de Rome, sans se douter qu’il était en pays versaillais. Quelqu’un leur crie d’un balcon : « Idiots, les troupes de Versailles sont ici. Jetez vos fusils. » Six laissent tomber leurs armes ; huit tirent (M. Maxime Ducamp a le sens arithmétique très développé ; il faut un témoin exact comme un compteur pour reconnaître, dans l’explosion d’une fusillade, à un près, combien ont tiré). M. Ducamp ajoute qu’ils tirèrent sur le donneur d’avis. Le mouvement le plus naturel était de tirer dans le sens où l’on supposait les troupes. À quoi M. Ducamp reconnaît-il qu’on visait l’homme du balcon ? À ce qu’il n’a pas été touché, comme le constate notre auteur ? C’est une forte présomption, ce n’est pas une preuve.

Quoi qu’il en soit, la troupe s’empare de huit des fédérés, les mène dans une cave de la rue de Naples, et les fusille. M. Ducamp a été voir les huit cadavres.

Un fait plus grave et plus extraordinaire s’est passé boulevard de Courcelles, en face du parc Monceau, au coin de la rue de Prony. Un limonadier était établi là. Lors de l’entrée des troupes, les officiers du bataillon versaillais qui occupait le boulevard s’installèrent devant le café et se firent servir. Une balle, partie de la maison qui formait le coin opposé, siffla aux oreilles du commandant et blessa un officier près de lui. Les ordres les plus implacables furent donnés, la maison fouillée, quelques-uns de ses habitants fusillés.

Ils étaient innocents. La balle était partie de l’appartement du correspondant du Daily News dont j’ai déjà invoqué le témoignage, M. Crawford, et qui, depuis la Commune, habitait Versailles. Les coupables s’étaient blottis dans le cabinet de toilette, et avaient visé à travers les volets donnant sur le balcon. Le fait m’a été raconté à la place même d’où le coup avait été tiré.

Or, ces coupables étaient deux des soldats que le commandant amenait de Versailles.

Interrogés, ils répondirent qu’ils avaient été à Metz, et qu’ils ne pouvaient pardonner aux chefs qui, après les avoir livrés aux Prussiens, les conduisaient au combat contre Paris. Si étrange que ce fait puisse paraître d’après l’histoire convenue de la guerre civile, il n’est pas tout à fait isolé : et il y eut encore dans les journées de Mai des soldats, assez rares, il est vrai, qui refusèrent ou de marcher ou de tirer.

Les deux coupables furent passés par les armes.

Assez récemment on perça plusieurs rues allant du parc Monceau au boulevard Malesherbes. Pendant les travaux, on découvrit deux squelettes encore enveloppés d’uniformes de lignard.

Ainsi, dès les premières heures de l’entrée dans Paris, dans la matinée du lundi 22, l’armée fusillait de tous côtés. C’est aussi à partir de ces premières heures que l’on commença à former dans Paris ces longs convois de prisonniers, composés non seulement de gardes nationaux, mais aussi de Parisiens et de Parisiennes de toute sorte. Gaston de Pressac, lundi, dans l’après-midi, croisant ces convois près de Sèvres, y notait des hommes « habillés de toutes les façons, quelques-uns en manches de chemise », même « des hommes comme il faut, proprement mis, évidemment victimes ». Il risque même sur ces derniers cette appréciation bizarre qu’ils semblent « heureux de leur arrestation ». Le numéro du Soir cité plus haut parle d’un convoi de deux mille prisonniers attachés avec de petites cordes « qui ne gênaient pas leurs mouvements », et d’un autre convoi de quatre-vingts femmes et de soixante enfants.

Fusillait-on dès lors un certain nombre de ces prisonniers en route ? L’honorable négociant de Passy que j’ai déjà cité m’a dit que, dès le premier jour, on fit au bois de Boulogne, dans les convois, un triage préliminaire pour le peloton d’exécution. Je n’aurais pas mentionné ce renseignement, une confusion de dates étant possible, si je ne trouvais ces mots dans le Soir du 24 mai, racontant par conséquent les faits du lundi 22 ou au plus tard du 23 :

« Dans le bois de Boulogne, on retrouve nos tranchées, nos gabionnages, la trace de nos batteries de brèche, et, — chose terrible, — « de larges plaques de sang sur le terrain du chemin couvert. »

D’où pouvaient provenir ces « larges plaques de sang », à cette date, après l’entrée des troupes, sinon d’exécutions sommaires ?


V

LUNDI 22, MARDI 23 MAI

L’armée n’avait qu’à pousser en avant, la Commune, surprise, ne pouvait résister nulle part. Une marche hardie aurait donné aux troupes une victoire à peine disputée et prévenu les horreurs qui marquèrent la défaite de l’insurrection. Tous les témoins de la lutte sont d’accord sur ce point. M. Maxime Ducamp le constate comme M. Lissagaray, M. L. Fiaux comme M. A. Arnould.

On assure que certains chefs de corps ont énergiquement demandé cette marche rapide, qui aurait épargné tant de malheurs. On cite particulièrement le général Clinchant. On ajoute que le commandant en chef a repoussé leurs avis avec une inflexible obstination. Quoi qu’il en soit, l’opération fut conduite avec une incroyable lenteur et d’une façon bien digne des états-majors éprouvés dans la guerre franco-allemande. Un détail en donnera l’idée. Aussitôt après leur entrée dans Paris par la porte de Saint-Cloud, les divers corps d’armée, naturellement, rayonnèrent dans toutes les directions : ils furent si bien dirigés, que deux d’entre eux, se trompant de route, se retrouvèrent nez à nez, s’emmêlèrent et bouchèrent le passage. C’est M. Vinoy qui, dans son livre (l’Armistice et la Commune), nous fournit charitablement ce détail sur deux de ses collègues.

« Bientôt, un peu détournées de leur marche directe par les obstacles qu’elles rencontraient, les têtes de colonne des généraux Douay et Ladmirault, leurs états-majors et leur artillerie se présentèrent sur la place du Trocadéro. Il résultat de cet encombrement inopiné une certaine confusion qui dura jusqu’après le passage des troupes, et qui aurait pu avoir de sérieux inconvénients. »

On fait sonner bien haut les barricades que les troupes enlevèrent à partir du lundi. Il faut savoir ce qu’étaient ces barricades : à part quatre ou cinq faciles à tourner, elles ne ressemblaient en rien aux barricades énormes de 1848. Elles se composaient de quelques pavés amoncelés à hauteur d’homme. Le chiffre de leurs défenseurs était le plus souvent dérisoire. Dès l’entrée des troupes, les fédérés s’étaient dispersés dans tout Paris ; la plupart, découragés, renonçaient à la lutte ; il ne restait plus, pour défendre la Commune, qu’une poignée d’hommes résolus, éparse. Je cite encore M. Maxime Ducamp, qui n’est pas suspect de vouloir diminuer le mérite de la victoire. Rue de Châteaudun, cinq hommes arrêtèrent la ligne tout un jour. À l’angle de la rue et du boulevard des Capucines, un seul homme combattait avec six fusils. Et la troupe attendit pour s’emparer de la barricade, non seulement qu’il ait bien voulu s’en aller après avoir épuisé ses munitions, mais encore qu’un gardien du Crédit foncier, traversant la rue au péril de sa vie, ait fait signe aux soldats d’approcher (M. Ducamp : Convulsions de Paris). Tous les témoins du combat pourraient citer des exemples analogues.

Une telle prudence n’est naturelle ni aux soldats, ni aux officiers français. Il y avait là un système, imposé par des ordres formels du commandement. On faisait épuiser aux barricades leurs munitions. C’est aussi le commandement qui arrêta presque les troupes pendant trente-six heures sur toute la ligne, sauf à Montmartre. Lundi matin, l’armée était à la gare Saint-Lazare, à la place Beauveau, au palais Bourbon, à la gare Montparnasse. Mardi soir, elle arrivait à peine au boulevard des Capucines, à la Légion d’honneur, au cimetière Montparnasse. Et cela sans qu’aucun combat particulièrement sérieux eût été engagé sur aucun de ces divers points. C’était une conception stratégique.

On n’en fusilla pas moins pendant ces deux jours.

Citons quelques exemples, en parcourant la ligne occupée par les troupes.

À la droite de l’armée on prenait Montrouge et la gare Montparnasse.

La Patrie du 28 mai, publie sur ce qui s’est produit de ce côté pendant la semaine, un récit très circonstancié, très intéressant, écrit évidemment de visu par un habitant du quartier.

Elle raconte qu’à la barricade de la rue Brézin, on fusilla les trois artilleurs qui avaient pointé les pièces. On les aurait reconnus pour des déserteurs. Lors de la prise de l’église de Montrouge, des insurgés étaient montés dans le clocher pour sonner le tocsin. On les força à descendre, et on les fusilla. On ne fit point de quartier aux défenseurs de la barricade voisine. Il y eut des morts par centaines. Et le lendemain, huit fourgons chargés de corps d’insurgés tués sur les barricades de l’église de Montrouge et de la rue Brézin étaient conduits au cimetière Montparnasse.

À la gare de l’Ouest (rive gauche) dix-huit fédérés qui tiraient pendant le combat des fenêtres d’une maison, sont cernés, pris et immédiatement fusillés. Tous ces détails, je le répète, sont empruntés au journal conservateur la Patrie, numéro du 28 mai. J’ai su moi-même par un des soldats de ligne qui s’étaient battus à la gare Montparnasse que la victoire y fut sanglante : on ne fit point de quartier : on fusilla notamment cinq femmes accusées par les uns d’avoir voulu empoisonner des soldats, par les autres de s’être battues et d’avoir manœuvré les mitrailleuses : car dans ces périodes sinistres, on ne sait pas bien nettement pourquoi l’on fusille.

C’est le mardi que Marie Lebel fut tuée d’un coup de revolver.

Marie Lebel était une belle et honnête jeune fille de vingt et un ans ; estimée, aimée, admirée de tous ceux qui vivaient près d’elle.

Un de ses voisins, M. R…, qui avait demandé sa main, m’écrit qu’on la disait fille d’un officier supérieur.

Quoi qu’il en soit, le père avait abandonné avec son enfant, la femme dont il l’avait eue. Cette femme vivait avec un ancien soldat de la garde impériale, 18, passage de l’Alma. Et Marie Lebel n’avait connu d’autre père que cet homme.

Le mardi, l’armée occupait la rue depuis la veille. Le bruit se répandit qu’on voyait le drapeau tricolore flotter sur la butte Montmartre. L’ancien soldat monta au point le plus élevé de la maison, pour chercher à le voir. Il fut aperçu d’en bas par un tout jeune officier, un de ces enfants à peine sortis de Saint-Cyr, qui furent les plus atroces de tous dans la semaine de Mai. On supposa, suivant l’absurde habitude du siège, que l’homme qu’on voyait devait faire des signaux à l’ennemi : l’officier monte, le revolver à la main, trouve l’ancien soldat qui redescendait, le menace : Marie Lebel se jette à ses pieds : l’officier la tue à bout portant…

Le souvenir de ce stupide assassinat est encore vivant passage de l’Alma. M. Frébault, le député de l’arrondissement, qui m’a signalé la mort de Marie Lebel, a bien voulu m’accompagner sur les lieux. Tous les voisins ont gardé une impression profonde du 24 mai 1871. On a cherché à expliquer, cet acte de sauvagerie ; on a dit que l’officier aurait été le fils légitime du père de Marie Lebel ; et qu’il y avait sous le meurtre une haine privée, une haine de famille. Il est difficile de savoir ce qu’il en est : mais sur le fait même, aucun doute n’est malheureusement possible.

Passons de l’autre côté de l’eau.

Un corps de troupes descendant par le boulevard Haussmann, la rue Malesherbes, la rue Tronchet, prend les insurgés à revers et les chasse vers la Madeleine, Ceux-ci se jettent dans l’église et s’y retranchent : marins et soldats s’y précipitent à leur suite. Ici, je laisse la parole au journal le Soir (no du 26 mai).

« Irrités du désastre dont les malheureux qui luttaient avec eux étaient la cause, et de la mort d’un certain nombre d’entre eux, les soldats ne s’arrêtèrent que lorsque tous furent tués, la plupart à coups de baïonnette. Pas un insurgé ne sortit vivant de l’église de la Madeleine. Nous ne pouvons pas préciser le nombre des morts : mais il y en a eu, assure-t-on, plusieurs centaines. »

M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch, qui a écrit une histoire de la Commune, confirme le fait et précise le chiffre. L’abbé a pu connaître la vérité par le clergé de la Madeleine : voici ce qu’il dit :

« Les soldats de Versailles étaient souvent sans pitié pour les insurgés pris les armes à la main : ils en fusillèrent trois cents qui s’étaient réfugiés dans la Madeleine » (Histoire de la Commune, p. 462).

Aux magasins du Printemps, d’après le Soir, les choses se passèrent à peu près de même :

« Ici encore, comme sur tous les points où la lutte est violente, on a fait peu de prisonniers. »

Le même jour (mardi) un rédacteur de la Liberté voyait « près de la Madeleine, sous un hangar, seize cadavres d’insurgés, la figure couverte de paille, avec un papier attaché à leurs vêtements, et indiquant les noms et les renseignements qu’on a obtenus sur eux. » (Liberté du 26 mai.)

Le même journal (no du 30) fournit des détails rétrospectifs sur la prise de la barricade du Helder, qui eut lieu le mardi 23. Nous citons l’organe de M. Détroyat :

« La barricade de la rue du Helder a été enlevée mardi, grâce à un jeune capitaine au long cours qui, au péril de sa vie, a été planter sur le mur le drapeau tricolore. À cette vue, tous les insurgés se sont enfuis.

» Ils avaient établi leur ambulance dans une maison de tolérance de la rue de Hanovre, et les hôtes ont été conduites avec les insurgés derrière l’Opéra, où l’on a fait sans doute des exécutions.

» C’est le 58e de ligne qui a escaladé la barricade. »

On fusilla dans la cour de la mairie du IXe arrondissement. Les mairies, nous les verrons, ont été des centres où l’on amenait les prisonniers, où on prononçait sur leur sort, et où on exécutait la sentence. Le mardi, à cinq heures du soir, dit le Petit Moniteur du 26 mai, on amène un fédéré rue Drouot. Il déclara, d’après le journal conservateur, qu’il s’était battu, avait tué du monde et comptait en tuer encore. « Cette parole fut son arrêt de mort. »

On exécuta aussi sommairement au collège Chaptal. M. Maxime Ducamp nous en cite un exemple dont il a été témoin le lundi. Dans son récit, le fédéré joue un rôle odieux, mais un peu fantastique. Ce fédéré se cachait. Il voit un enfant jouer au cerceau sur un balcon : le fédéré le vise et le tue, parce que cet enfant « l’agaçait ». Le coupable est conduit au collège Chaptal, et donne cette explication à l’officier auquel on le mène. Il fait plus, il soufflette son juge : il est exécuté.

Il est toujours bon de vérifier les récits de M. Maxime Ducamp. Quoi qu’il en soit, il résulte de ce récit que, dès le lundi, il y avait au collège Chaptal un officier qui recevait les prisonniers et qui les faisait exécuter. Un témoin oculaire nous a raconté qu’un groupe de fédérés, pris le lundi en défendant le collège même, a été exécuté là. Leur chef, jeune homme de vingt-cinq ans, une rose à la boutonnière, vit fusiller un à un tous les siens. Son tour arrivé, il mit sa rose entre ses dents : c’est ainsi qu’il tomba.

Je tiens aussi d’un témoin oculaire, sur la rue de Laval, un épisode à la fois bizarre et cruel. Il y avait là une barricade au coin de la rue des Martyrs : derrière le mur de pavés les fédérés fumaient, assis à terre. L’officier qui les commandait, debout sur le sommet de la barricade, faisait le guet. La troupe arriva rasant les maisons : l’officier lui fit un signe, et se tut : puis, quand les soldats furent rapprochés, il sauta dans leurs rangs. Les fédérés surpris furent tous tués sur place.

L’officier fédéré s’en fut avec la troupe.

Ce fait concorderait assez bien avec ce qu’ont raconté depuis, sur leur travail dans Paris, les agents secrets du gouvernement régulier.

Un officier supérieur anonyme de l’armée de Versailles, qui a écrit le livre : La Guerre des Communeux, raconte (p. 228) que, rue Caumartin, une dizaine de fédérés défendant la barricade furent cernés et immédiatement fusillés.

Un dernier exemple d’exécution sommaire dans le même quartier m’est fourni par un ancien interne des hôpitaux :

« Le mardi 23 mai, me raconte-t-il, un officier de l’armée vint me chercher pour donner des soins à un soldat qui avait reçu une balle au ceinturon. Pendant le pansement, nous vîmes passer un médecin-major, à cheveux blancs, entre quatre soldats. En quittant le blessé, nous rencontrâmes les mêmes soldats qui venaient de fusiller le major dans les terrains vagues du collège Rollin. Quel crime avait commis le malheureux, pris au moment où il soignait des blessés fédérés ? Le crime de porter un uniforme de médecin de l’armée régulière. »

La victime était le docteur Lecca. Le docteur Lecca avait sept enfants. Il habitait d’habitude la province. Il avait quitté sa clientèle pour venir dans les bataillons de marche de Paris.

C’est aux Batignolles que la tuerie commença à prendre de plus vastes proportions. Et pourtant, le chef de corps qui s’en empara, le général Clinchant, fut le seul peut-être qui ait fait de sérieux efforts pour éviter les horreurs du massacre. Mais on abordait là les quartiers populaires, ardemment acquis à la Commune. Cependant, les troupes pénétrèrent sans difficulté : les barricades des Batignolles avaient résisté le lundi : dans la nuit, on vit que la lutte était impossible ; les fédérés évacuèrent le quartier ; et le mardi matin, l’armée n’eut qu’à en prendre possession.

Elle commença par la mairie ; le médecin de l’ambulance, qui se présenta le premier, fut arrêté : nous aurons à en reparler ; tous les autres prisonniers qu’on fit là furent exécutés.

Parmi les autres exécutions très nombreuses faites dans le quartier, une des plus inexplicables avait été celle d’un médecin clérical et royaliste : comme il était fort charitable avec cela, on l’aimait beaucoup dans le quartier.

On n’a jamais su pourquoi l’armée l’avait fusillé.


VI

LES PREMIERS ABATTOIRS. — LES FAUX BILLIORAY

J’ai donné, par quelques exemples, un aperçu des fusillades des deux premiers jours. Cet aperçu est encore incomplet. Je me suis borné à des exécutions éparses et hâtives ; dès ce moment, il y en avait d’autres faites loin du combat, loin du lieu où la victime avait été arrêtée, à des endroits désignés pour la concentration des prisonniers. Deux de ces centres étaient constitués le lendemain de l’entrée des troupes : le parc Monceau, l’École militaire.

Comment furent-ils affectés à cette sinistre destination ? Cela est facile à comprendre. Les états-majors de deux chefs de corps s’y installèrent passagèrement. Il était naturel qu’on leur amenât les prisonniers. Plus tard, quand des corps d’armée avancèrent, l’habitude persista, et l’on continua à conduire à la place où il y avait eu un quartier général les hommes qu’on voulait exécuter.

Cet exemple seul suffirait à établir le véritable caractère des fusillades. Il prouve une fois de plus que loin d’être imputable aux soldats, le massacre eut lieu dès le premier moment, d’après des ordres précis, suivant les intentions du commandement, et avec une sorte d’organisation.

Je lis dans la Petite Presse du 26 mai et dans le Petit Moniteur du 29 mai :

« L’École militaire a été prise lundi, et transformée en prison, ainsi que le parc Monceau.

» C’est là qu’ont lieu les exécutions. Les condamnés montrent autant d’insouciance que d’énergie. Forcés de franchir les cadavres de ceux qui ont été fusillés avant eux, ils les enjambent en faisant une pirouette et commandent eux-mêmes le feu. »

La Patrie du 28 mai fait remarquer qu’on ne conduisait pas tous les prisonniers au parc Monceau, qui n’est clos que de grilles, et où on ne pouvait empêcher les évasions. On n’y conduisait que « ceux qu’on devait passer par les armes ».

On me donne de bonne source, au sujet du parc Monceau, le renseignement suivant :

« Un matin, Clinchant campé au parc Monceau (le lundi par conséquent, puisque dès le mardi il s’emparait des Batignolles) entend des décharges de mousqueterie : il s’informe, et ne recevant pas de réponse satisfaisante, il descend dans le parc où il trouve un piquet de sergents de ville qui venaient de fusiller. — Qui a tiré sans ordre ? — Les sergents de ville répondent : C’est nous… et ils prouvent que s’ils ont agi ainsi, c’est sur des ordres arrivant directement de Versailles, que les individus qu’ils viennent de fusiller ont été choisis et arrêtés avec des ordres nominatifs. »

Le fait a été raconté à celui qui me l’adresse, et à deux de mes amis (deux noms connus du public), par un officier présent à la scène.

Ainsi, dès le premier jour, un abattoir fonctionnait là, par ordre supérieur.

Nous retrouverons plus tard le parc Monceau. Traversons la Seine, et passons au Champ-de-Mars, également affecté à ces sanglantes destinations dès le premier jour de la bataille dans Paris, c’est-à-dire dès le lundi 22.

Le rédacteur du Grand Dictionnaire Larousse, que j’ai déjà cité, parle en témoin oculaire des convois de prisonniers dirigés sur l’École militaire. Et ces prisonniers ne sont pas des combattants ; ils portent le costume civil : ils sont mêlés de femmes. Voici ce que je lis (Grand Dictionnaire Larousse. Supplément, p. 584) :

« À chaque instant, dès le mardi 23, une bande de malheureux prisonniers, ouvriers en blouse, individus à paletot plus ou moins élégant, femmes jeunes ou vieilles, descendaient le boulevard de Vaugirard, escortés par des soldats, et étaient dirigés sur l’École militaire. Là, qu’en faisait-on ? Que de bruits sinistres se répandaient discrètement à cet égard ! Mais aussi quel degré de confiance leur accorder ! »

On a vu par les citations qui précèdent que ces bruits n’étaient pas dénués de fondement.

La fameuse déposition du capitaine Garcin dans l’enquête du 18 mars (t. II) révèle ce qui se passait à l’École militaire.

Le capitaine Garcin commence en disant : « J’ai été chargé de recueillir des renseignements relatifs à l’insurrection, je transmettais le bulletin au maréchal. »

Le capitaine Garcin était attaché au corps de Cissey, avec lequel il passa de l’École militaire au Luxembourg.

Il était si bien attaché à M. de Cissey, qu’avant qu’il ne déposât, le général lui a fait des recommandations sur les faits qu’il devait mentionner (p. 237).

Enfin, le passage suivant donne une idée précise du rôle qu’il jouait :

« M. le président. — Pourriez-vous nous indiquer des officiers qui, comme vous, auraient été chargés de faire subir des interrogatoires à la suite des arrestations ?

» M. le capitaine Garcin. — Cela n’a pas été fait dans les autres corps d’armée.

» M. de la Roche-Thulon. — M. la Tour du Pin en a été chargé pour le premier corps.

» M. le capitaine Garcin. — Oui, M. la Tour du Pin pourrait vous donner des renseignements très précis. »

Ainsi, il y avait à l’École militaire, un officier d’état-major chargé pour son corps d’une mission spéciale (un autre était chargé de la même mission pour un autre corps), en rapport direct avec le commandant en chef, recevant les prisonniers, les interrogeant, et donnant l’ordre de les exécuter ; la même déposition nous en fournit un exemple instructif : l’exécution du prétendu Billioray.

Voici le passage de l’enquête qui le concerne (Enquête parlementaire. Dépositions des témoins, t. Il, p. 240) :

« M. le vicomte de Meaux. Est-ce qu’on n’a fusillé que Millière et Tony Moilin ?

» M. le capitaine Garcin. — Billioray a été fusillé le premier, puis Millière et Tony Moilin. »

Le capitaine Garcin ne précise pas la date de l’exécution. Mais il nous donne déjà un premier renseignement : Billioray est mort avant Millière. Les journaux, dans la confusion des nouvelles défigurées ou démarquées qui les remplissaient alors, donnent des dates différentes ; quelques-uns reportent l’exécution au 26 (vendredi), ce qui est contraire à l’indication de M. Garcin. D’autre part, je lis dans une correspondance adressée au journal la France, et datée du mardi 23 mai, 7 heures du soir : « Je ne puis absolument rien vous dire des membres de la Commune, sauf en ce qui concerne le citoyen Billioray, pris et fusillé à Grenelle, il y a une heure. » On peut retarder la date d’une nouvelle, une fois qu’elle est connue ; mais, à moins d’avoir le don de seconde vue, on ne peut pas la donner avant que le fait qu’elle annonce se soit produit. C’est donc bien le mardi 23 mai que le prétendu Billioray a été fusillé.

Revenons à l’enquête sur le 18 mars :

« Un membre. — Comment a fini Billioray ?

» M. le capitaine Garcin. — Billioray a été arrêté en premier lieu : c’était le joueur de vielle. Il venait de donner un coup de couteau à un homme ; il avait blessé un soldat et reçu un coup de baïonnette. C’était devant l’École militaire ; il y avait une très grande excitation chez les soldats en voyant leur camarade blessé. On chercha à arrêter Billioray ; il se défendait, il écumait de rage. On a à peine eu le temps de l’interroger. Au dernier moment, il n’a rien voulu dire. »

Le lecteur remarque l’incohérence de ce récit, et l’effort visible du témoin pour esquiver ses côtés scabreux : si Billioray écumait de rage, et si, de rage aussi, on l’a achevé si vite « qu’on a eu à peine le temps de l’interroger », comment peut-on ajouter qu’« au dernier moment » il n’a rien voulu dire ?

Mais, au début de la même déposition, M. Garcin a déjà raconté le même fait d’une façon un peu différente (Enquête parlementaire, p. 234) :

« M. Flôtard. — Est-ce qu’ils ont été tous fusillés ?

» M. Garcin. — Non, on a fusillé Millière, Tony Moilin, Billioray.

» Billioray a d’abord cherché à nier son identité. Il y avait une grande exaspération de la foule, il avait voulu se jeter sur un soldat, c’était un homme d’une force athlétique. On l’a soustrait à la fureur de la foule, et j’ai essayé de le faire parler. Il a commencé une histoire de fonds dont il pouvait indiquer la cachette, mais il ne l’a pas terminée. Il parlait de 2,500,000 francs, puis il s’est interrompu pour me dire : « Je vois bien que vous allez me faire fusiller, c’est inutile que j’en dise davantage. »

» — Je lui ai dit : « Vous persistez ? « — Oui ». Il a été fusillé. »

Ainsi voilà comment les choses se passaient.

Qu’on y songe bien : nous en sommes encore à la journée du mardi 22 mai ; pas un des otages n’a péri ; aucun incendie n’a été allumé ; sur aucun point, le combat n’a pris un caractère d’atroce acharnement. Depuis deux jours, la troupe remporte, sur les fédérés débandés, de faibles victoires : c’est à peine si, à cette date, une centaine de soldats a succombé.

On amène un prisonnier qui n’était pas un combattant. C’est un passant qu’on a arrêté. Il est conduit devant un officier qui ne se bat point ; devant une sorte d’enquêteur militaire, représentant l’autorité supérieure ; la foule croit que le prisonnier est Billioray ; il se débat, il blesse ceux qui veulent se saisir de lui ; il crie qu’on se trompe, qu’il n’est pas celui qu’on croit ; on ne sait rien de plus ; on n’obtient de lui rien de précis ; et l’officier d’état-major chargé de recevoir et d’interroger les prisonniers le fait exécuter immédiatement !

Un témoin oculaire, qui se trouvait alors à l’École militaire avec une situation officielle, a raconté à un de nos amis un fait qui me paraît se confondre avec celui-là. Ce témoin a vu exécuter, au même endroit, un homme qu’on disait être Billioray. Il portait une blouse. Il se débattait désespérément. On hésitait. Un agent de police se jette sur lui, regarde la poitrine du malheureux comme s’il y cherchait une marque, dit un mot, et l’homme est fusillé. On a trouvé sur son cadavre plusieurs billets de cent francs. M. Garcin ne parle pas de ce détail.

Or, je lis dans la Patrie du 29 :

« Billioray n’a pas été fusillé à l’École militaire… Le joueur de vielle a été pris et fusillé au Point-du-Jour… Il s’est roulé devant le peloton d’exécution en demandant grâce… On a dû l’attacher à une chaise et l’achever ainsi. »

Je lis dans le Bien public du 27 mai :

« Quant au citoyen Billioray, pris les armes à la main, il a été conduit à l’École militaire. Toute force l’avait abandonné. Il ne criait pas grâce, mais il ne pouvait se tenir ; on a dû l’asseoir sur une chaise pour le fusiller…

Le Moniteur universel du 27 mai, cité par M. Fiaux, publie les mêmes détails.

Maintenant, je reprends la déposition de M. Garcin.

« L’autre Billioray a été arrêté au Luxembourg… Il fut arrêté par un commissaire de police… le commissaire m’avait prévenu qu’il était certain que c’était Billioray, car c’était la sœur de ce dernier qui le lui avait livré… Je lui ai dit : « Vous êtes Billioray. » Il y avait là le prévot du 2e corps et un autre officier de gendarmerie. Je lui dis : « C’est inutile de nier, vous êtes Billioray… — Vous vous trompez, voici mes papiers, je ne suis pas Billioray. » Le commissaire de police me dit : Voulez-vous que je fasse venir la sœur ? À ce moment, cet homme commença à pâlir un peu. Je lui dis : « Tout à l’heure, votre sœur et vos parents vont arriver : dès qu’ils auront constaté que vous êtes bien Billioray, vous serez fusillé cinq minutes après ; réfléchissez ; si au contraire vous avouez votre identité, vous aurez le bénéfice d’un jugement, les juges décideront. »

» Il changea de système de défense en disant :

« Mais votre gouvernement a assuré que Billioray avait été fusillé au Point-du-Jour. — On a peut-être dit qu’il avait été fusillé pour vous donner plus de sécurité.

— Oh ! c’est une infamie !… »

Je ne cherche pas à apprécier ce qui précède. Le lecteur jugera. Je note seulement qu’on connaissait à cette date une exécution de Billioray au Point-du-Jour, et que M. Garcin ne la niait pas. Il se bornait à dire : « C’est peut-être pour vous donner plus de sécurité. » Ce qui n’a pas de sens. L’exécution précédente (à l’École militaire) aurait suffi pour ce but singulier.

Revenons à la déposition :

« Il a chargé beaucoup les autres membres de la Commune, leur donnant toutes les responsabilités. Je lui répliquai : « Mais j’ai vu des pièces qui vous condamnent. Ce n’est pas la peine de nier. »

» C’était un misérable dans toute l’acception du mot ; chez lui, le côté moral était aussi affreux que possible.

» L’ordre était donné d’envoyer à Versailles les hommes de cette nature. »

Le prisonnier fut donc envoyé à Versailles.

Il résulte de ce qui précède qu’il y eut au moins deux exécutions de Billioray, la première à l’École militaire, le mardi 23, la seconde au Point-du-Jour, qui doit être du 25, d’après la date des journaux qui la racontent, et que les détails de ces deux exécutions se confondirent. On verra plus loin qu’il y en eut peut-être plus.

Maintenant, qu’est-ce que tous ces Billioray ?

Le véritable qui avait été, à ce qu’on prétend, un peu modèle, un peu peintre, s’était fait connaître dans le XVe arrondissement comme orateur de réunion publique. Il fut nommé membre de la Commune. Il faisait partie du comité de salut public lors de l’entrée des troupes. Ce qui ne l’empêcha pas de se cacher dès le lundi 22 mai.

Sous la Commune, on avait cherché à Versailles ce que pouvait être cet inconnu du nom de Billioray, qui était devenu un des maîtres de Paris. On s’était rappelé qu’il y avait un joueur de vielle connu sous le même nom. Bien que ce joueur de vielle n’ait été mêlé en aucune façon aux événements de 1871, on s’obstina, malgré toutes les dénégations, à confondre les deux personnages. Cela donnait matière à des considérations et à des plaisanteries auxquelles il eût été pénible de renoncer. Un mendiant devenu un des dictateurs de Paris ! Cette fable fit fortune. Tout Versailles la tenait pour vraie.

Aucun des Billioray fusillés n’était le membre de la Commune, cela est bien certain. Le membre de la Commune comparut, avec ses collègues, devant la justice militaire. Il est mort récemment à la Nouvelle-Calédonie.

Le joueur de vielle fut-il victime de la méprise qu’on avait propagée sur son nom ?

Je lis dans le Siècle du 11 juin (vingt jours après les deux exécutions) :

« M. Leclerc (Charles-Théodore), connu sous le nom de Billioray le joueur de vielle, nous prie d’annoncer qu’il n’a rien de commun avec le membre de la Commune Billioray. Depuis le 26 mars il habite Lagny, et n’a pris aucune part aux événements de Paris. »

Au mois de juin, l’Avenir national, le Siècle et je crois les Débats, donnaient les détails suivants :

Le 26 mai, un individu assez bien mis passait avenue de la Bourdonnaye. La foule crie : « C’est Billioray. » Une patrouille du 6e de ligne le mène à l’École militaire… On le garrotte : on le fusille à bout portant. Le soir, le cadavre était envoyé Issy pour y être inhumé.

Le caporal de l’escorte disait, en montrant le cadavre : « Le misérable ! Il est mort lâchement. Il se traînait à genoux. »

Les papiers trouvés sur lui prouvent que c’était un nommé Constant, mercier au Gros-Caillou, complètement étranger à la politique.

D’autre part, un officier de l’armée, qui, ayant été blessé à Metz, n’a pu prendre part à la prise de Paris, mais qui est arrivé peu après, et en a entendu raconter beaucoup d’épisodes à ses camarades, me fournit, au sujet de cette exécution, des détails curieux et dont l’authenticité ne me paraît pas douteuse.

Le faux Billioray avait été dénoncé à un capitaine de gendarmerie par trois femmes du Gros-Caillou à qui il ne voulait plus faire crédit.

Il y avait là un sous-lieutenant qui connaissait Billioray, et savait que l’homme qu’on allait fusiller n’avait aucun rapport avec le membre de la Commune.

Il n’osa pas ou ne voulut pas parler avant l’exécution.

Seulement, après, il dit à un général qui était là :

« Mon général, cet homme n’est pas Billioray. »

Les dénonciatrices avaient disparu.

« Je tiens ces faits, ajoute l’officier qui me les raconte, de la bouche du sous-lieutenant lui-même ; et comme je lui exprimais mon indignation pour son manque d’énergie il me répondit : « Que voulez-vous… C’était probablement un communard tout de même ! »

Maintenant, comment se reconnaître dans ces exécutions de divers Billioray : exécutions dont on semble avoir confondu les dates et les circonstances ?

Si pour cette dernière, la date du 26 mai est exacte, il ne peut s’agir ici de l’exécution annoncée par une correspondance du 23, et racontée par M. Garcin comme antérieure à celle de Millière. D’ailleurs, le mercier du Gros-Caillou ne pouvait être l’homme, parlant à M. Garcin d’argent caché ; et portant sous sa blouse des billets de cent francs. D’ailleurs, l’un est mort en furieux, et l’autre en malheureux épouvanté.

Reste celui du Point-du-Jour.

Jusqu’à plus ample informé, il est difficile de décider si nous avons des détails sur deux ou sur trois faux Billioray fusillés.


VII

MONTMARTRE

J’ai laissé de côté, dans la journée de mardi, ce qu’elle eut de plus sanglant : la prise de Montmartre. Il est temps d’y venir. Dans les deux premiers jours, il y eut des exécutions partout : il n’y eut de massacre qu’à Montmartre. C’est là que la conquête de Paris commença à prendre le caractère de dévastation qu’elle garda les jours suivants.

Montmartre passait pour la place forte de la Commune. C’est là qu’on gardait les canons ; c’est là que le mouvement avait été victorieux sans combat, le 18 mars. La disposition des lieux faisait de Montmartre une citadelle que l’armée s’attendait à n’enlever qu’au prix des plus grands efforts. La citadelle se trouva toute grande ouverte.

La garde nationale de Montmartre avait été la plus éprouvée par la guerre civile. On se trompe beaucoup sur « l’armée » qui combattit pour la Commune, du côté de Neuilly et d’Issy, en avril et en mai. Cette prétendue armée n’avait qu’un très petit nombre de soldats : dix mille peut-être. Il fallait toujours se servir des mêmes bataillons, dont ceux de Montmartre. Ils étaient épuisés quand les Versaillais entrèrent. La surprise, le découragement, l’entraînement de la défaite firent le reste.

La plupart avaient abandonné la partie quelques heures avant que Montmartre fût occupé. J’ai eu sous les yeux plusieurs relations inédites faites par des témoins oculaires : elles s’accordent toutes sur ce point.

« J’arrivais à la légion à sept heures du matin (le mardi), dit l’un ; elle était déserte ; il n’y avait que les plantons, les officiers étaient restés chez eux… » Ni La Cécilia, ni plusieurs membres de la Commune, qui essayèrent d’organiser la défense, ne purent arriver à y mettre un peu d’ordre ; la trahison avait rendu inutiles les canons de la butte ; les combattants de bonne volonté construisaient des barricades à l’endroit où ils se trouvaient, et luttaient sans s’occuper de ce qui se passait derrière eux. À défaut d’hommes, les femmes prirent le chassepot. Il y eut à Montmartre (et, je crois, à Montmartre seulement) des barricades défendues exclusivement par elles.

L’armée fut mise en mouvement dès le petit jour. Les Prussiens lui avaient cédé la zone neutre, sous les fortifications : elle fut occupée par la division Montaudon. Les corps Clinchant et Ladmirault attaquèrent de tous les côtés de la butte à la fois. Les petites rues en pente raide qui sont au nord, comme la rue du Mont-Cenis, la rue du Poteau, la rue des Saules, n’étaient même pas défendues par des barricades. C’est à peine si l’armée y rencontra quelques tirailleurs s’abritant dans des coins de murs. Vers midi, suivant M. Vinoy, les troupes régulières arrivaient au sommet de la butte. À une heure moins le quart, le drapeau tricolore y flottait. Toutes les barricades qui tenaient encore étaient prises à revers.

C’est ainsi que l’armée s’empara de Montmartre, défendu seulement par une foule confuse de désespérés, sans ordre, sans organisation, sans chefs.

M. Vinoy écrit à ce sujet : « Dans leur ignorance des choses de la guerre, les fédérés n’avaient pas songé à garantir leurs flancs. »

Si la troupe, en entrant dans Paris, avait été avertie qu’elle entrait à la fois dans une maison de fous et dans une caverne de brigands, qu’on juge de ses dispositions en pénétrant dans ce Montmartre, que l’on considérait comme le foyer même de l’insurrection ! Tout le monde y était suspect pour le seul crime d’habiter Montmartre. Il semblait que les maisons y fussent peuplées des assassins de Clément Thomas et de Lecomte.

Le lecteur a vu la troupe à l’œuvre dans les quartiers conservateurs d’Auteuil, de Passy, de la Madeleine, de Notre-Dame-de-Lorette : il devine ce qui devait se passer sur la butte.

C’est ce que je vais essayer de raconter, et j’hésite au début du récit. Dans la guerre, et plus encore dans la guerre civile, toutes les horreurs sont possibles. D’abord, la tuerie a son entraînement ; il arrive une heure où elle devient machinale : on dirait que la bête primitive se réveille. Puis, toutes les diversités de la nature humaine sont représentées dans une vaste agglomération d’hommes telle qu’une population ou une armée : en temps ordinaire, les caractères sauvages sont contenus par le milieu ; dans le malheur, ils éclatent, et ce sont eux qui dominent les autres.

Aussi toutes les guerres civiles, et même presque toutes les guerres, sont-elles pleines d’actes de férocité parfois stupide, parfois raffinée, qui, racontés plus tard, confondent l’imagination, Quand on déchaîne le massacre, il faut s’attendre à ces monstruosités. Il est singulièrement douloureux de réveiller ces souvenirs atroces ; et quelque nécessité qu’il y ait à faire la lumière, bien souvent la plume se refuse à transcrire les témoignages les plus précis et les plus positifs.

À Montmartre, on tua partout.

Tuerie rue des Abbesses, au coin de la rue Germain-Pilon. Autant de défenseurs de la barricade, autant de cadavres.

Tuerie rue Lepic, en face de la rue Tholozé. Le long de la maison portant le no 48, vingt corps restent alignés sur le trottoir.

Tuerie place de la Mairie. Les fédérés qui se trouvaient là sont percés à coups de baïonnette.

Tuerie rue des Poissonniers.

Tuerie au Moulin-de-la-Galette. Les gardes nationaux y sont surpris, cernés, désarmés. On en exécute quelques-uns sur place ; les autres sont emmenés au sommet de la butte, versant nord, sur l’emplacement d’une batterie destinée, pendant le siège, à contre-battre les batteries prussiennes de Stains, et y sont fusillés.

Tuerie au Château-Rouge. — On portait les cadavres dans la cour d’une école voisine, où l’on avait installé une morgue. Un témoin a compté cinquante-sept cadavres en une matinée. « Je me rappellerai toujours, m’écrit-il, un vieillard dont la poitrine était criblée de trous de balles. Il avait un chien qui ne l’avait pas quitté et qui l’a suivi en poussant des hurlements qui nous déchiraient l’âme. Nous avons eu pendant deux jours ce triste tableau sous les yeux,

« Les fédérés pris étaient fusillés le long d’un des murs de l’école. Les traces des balles s’y voient encore. »

Tuerie dans un petit enclos, rue des Carrières. On avait pris, dans la même rue, treize des défenseurs de la barricade, dont deux blessés. On les conduisit là. On les fusilla tous. Une heure après, environ, un officier vint examiner le charnier. Il resta assez longtemps à regarder un des corps, le toucha plusieurs fois de la canne, sortit en faisant un geste qui semblait dire : Celui-là n’est pas mort. La foule se précipita dans l’enclos après son départ : des âmes charitables emportèrent le fédéré qui vivait encore.

Dans la foule, se trouvait une vieille femme accompagnée d’un chien. Le chien se jeta sur un cadavre, dont la figure était couverte de sang. La pauvre bête, tantôt hurlait lamentablement, tantôt léchait doucement la figure du fusillé… La femme s’approcha, s’évanouit… Le corps était celui de son mari.

C’est surtout chez les chiens qu’on trouva des sentiments humains dans la semaine de Mai.

Les habitants de Montmartre vécurent véritablement au milieu des cadavres. Je ne sais rien qui donne de leur sort une si poignante idée que les propos rapportés par le journal le Soir (no du 31 mai). Le 28, devant le café du Grand-Delta, on vidait l’horrible fosse commune creusée au milieu de la place, et dont nous aurons à reparler. Les cadavres, à moitié décomposés, étaient chargés dans des tapissières. Tous les spectateurs étaient pleins d’horreur.

Ici, je laisse la parole au journal le Soir :

« Une jeune fille qui assistait à ce spectacle me dit :

« J’en ai vu bien d’autres près de la Tour, où je demeure. Dans un trou on a fourré cent cinquante gardes nationaux ; c’est une peste : il y a des mouches en masse. Mon père est mort dimanche ; nous l’avons gardé trois jours, et c’est moi, avec ma sœur et mon frère, qui sommes allés le porter dans un drap au cimetière. »

Il se dégage de telles scènes d’horreur un irrésistible vertige de mort. On finit par tuer un homme pour un oui ou pour un non. J’en ai des exemples que je n’ose pas citer, il y a un moment où les fusils partent tout seuls.

J’ai recueilli un grand nombre de récits d’exécutions isolés. Je cite au hasard, entre cent :

Un chanteur de café-concert, rue de la Vieufville, fusillé parce qu’on a trouvé chez lui un costume de lignard qu’il avait pour chanter les Bocquillon (pareil malheur a été attribué par erreur à un acteur du Châtelet.)

Un charron du nom de Junger, habitant au coin de la rue Riquet et de la rue d’Aubervilliers, était malade dans son lit : sur une dénonciation absurde, on l’en tira pour l’exécuter.

Un marchand de couleurs, nommé Tanguy, arrêté parce qu’il avait les mains noires, on crut qu’elles étaient noires de poudre : il reçut des coups de sabre, et ne doit la vie qu’aux soins de quelques fédérés arrêtés avec lui qui le portèrent à Versailles.

Un vieillard sans armes, sur lequel on tira rue Clignancourt, tandis qu’il allait prendre du pain chez madame L…, boulangère. Madame L… recueillit le cadavre.

Deux frères Cabouret, tripiers, habitaient rue Clignancourt, 8. Au moment de l’entrée des troupes, ils étaient à travailler dans leur cave en bras de chemise et en tablier de marchand de vin. Le frère aîné remonte pour regarder ce qui se passait par le trou de la serrure. Il voit les troupes, ouvre sa porte, appelle son frère. Celui-ci avait un pantalon de garde national. Ce pantalon le fait arrêter. L’aîné proteste : « C’est mon frère… nous ne nous sommes pas battus… nous étions à travailler, » On les emmène tous deux au fossé de la barricade, au bas de la chaussée Clignancourt. Ils se tenaient embrassés : ils moururent en s’embrassant. Deux jours après, on retira leurs deux cadavres qui s’embrassaient encore.

La femme de l’aîné est morte folle quelque temps après.

On nous donne de nouveaux détails sur la mort des deux frères Cabouret. Les corps des deux frères avaient été jetés dans les fondations d’une maison en construction, en haut de la rue Rochechouart, Il y avait là, avec un grand nombre de cadavres, des blessés qui râlaient encore. Le concierge du no 90 de la rue Rochechouart leur porta à boire ; on le saisit, on le colla au mur.

Une ambulancière qui fut trouvée chez elle fut passée par les armes.

Je termine par le plus affreux de tous ces récits.

J’ai la douleur d’affirmer que le fait suivant s’est passé le matin du mardi 23 mai.

Les balles et les obus pleuvaient à Montmartre. Une grande partie de la population s’était réfugiée dans les caves. Une dame Brossier fut atteinte par un éclat d’obus dans la cour du no 22 de la rue Norveins. Un jeune ouvrier margeur, nommé Placide Veau, habitait la maison, avec son père, sa mère et ses deux frères. Il dit : « Je vais porter la blessée à l’ambulance la plus prochaine. » On le retient : c’était une folie ; le combat faisait rage : il grêlait du plomb ; mais le Parisien n’a pas peur du sifflement des balles. Il se procure un brancard. Les deux frères, enfants intrépides, l’un de dix-sept ans, l’autre de quatorze ans, s’en vont avec la blessée. L’aîné, qui avait un uniforme de garde national, avait mis, pour sauvegarde, un brassard tricolore.

Les mille morts éparses dans l’air eurent pitié de tant de dévouement. Les deux frères purent porter à l’hôpital Lariboisière, d’après une des relations, à l’ambulance de l’Élysée-Montmartre, d’après l’autre, leur précieux fardeau. Quand ils revinrent, il y avait dans la rue six soldats du 10e chasseurs. Ils se jettent sur Placide. « Encore un de la bande… allons marche. » Et de l’empoigner et de l’entraîner. « Laissez-moi au moins le temps d’embrasser ma mère », criait le malheureux.

Son frère, tout en larmes, avait suivi les soldats, se jetait sur eux, les suppliait ; cet enfant les aurait peut-être fléchis si quatre autres n’étaient survenus. Comme il s’attachait désespérément aux chasseurs, on le repoussa d’un mot terrible. — Il eut un mouvement en arrière, puis poussa un cri déchirant : les fusils partaient, et son frère frappé à mort tombait sur le ventre.

Peu après, on arrêtait le père et le frère aîné du fusillé. Ils ont passé quatre mois sur les pontons. La mère restait, et faillit devenir folle.

On aurait pu lui répéter ces vers des Châtiments :

Vous ne comprenez pas, mère, la politique.

Je sens qu’après un récit d’une telle horreur, il faut préciser les sources auxquelles on le puise. J’ai sous les yeux :

1o La relation du fait écrite par un de nos amis et collaborateurs qui ajoute : « Je tiens ces détails de la bouche même de la mère de la victime. »

2o Une autre relation écrite, avec cette mention : Renseignements fournis par madame V…, belle-mère des frères Veau ;

3o La lettre d’un jeune camarade d’Émile B…, qui fut témoin de l’exécution, — lettre écrite à M. Clemenceau à la date du 14 janvier 1872, alors que le député de Montmartre tâchait d’obtenir la mise en liberté du père d’Émile B…


VIII

MONTMARTRE
(suite)

Voici, le mardi 23 mai, la journée d’un habitant de Montmartre, garde national et employé à la mairie :

« Je vis, le matin, la barricade de la rue Lepic. Il y avait là une poignée d’hommes. Une vingtaine de femmes arrivèrent ; elles avaient pour chef une brune de vingt à vingt-cinq ans, superbe, le drapeau rouge à la main. La troupe canardait les fédérés des maisons : la barricade était basse ; les blessés, en tombant, roulaient hors de son étroit abri ; les balles éparses les achevaient. Les hommes étaient abattus : les femmes étaient enragées. Elles saluaient chaque décharge du cri de : Vive la République ! Vive la Commune !

» Nous essayons d’entrer dans les maisons. Portes closes ; impossible de les enfoncer. La troupe tournait la barricade ; quelques-uns profitent d’une éclaircie pour partir ; je les suis. La rue Lepic monte, les balles ricochaient jusqu’au sommet ; il fallait grimper à quatre pattes, longeant les maisons à la file. Dans de telles conditions, vingt mètres font un voyage. Devant moi une femme marchait, ou plutôt rampait ; tout d’un coup, elle s’arrête : elle avait la tête brisée par une balle. Il me fallut passer à quatre pattes sur ce cadavre chaud.

» Toutes les femmes restées à la barricade ont été fusillées.

» Sorti de la rue Lepic, je me dirige vers la rue Durantin. J’entre chez un pharmacien que je connaissais ; peu s’en est fallu que je ne le visse pour la dernière fois. Quelques heures plus tard, il avait quelques fédérés blessés dans la boutique ; il voulut les protéger, il fut collé au mur. Il échappa ; mais ses blessés ne furent pas épargnés.

» Je trouve là un ami, et nous errons ensemble. Nous rencontrons un officier de la garde nationale à cheval, suivi de quelques hommes (c’était, je crois, un aide de camp de Delescluze) : « Allons, voilà du renfort ; venez avec nous. — Il n’y a plus personne du côté où vous allez. — Qu’importe ? nous mourrons. » Au tournant de la rue, le malheureux pirouettait sur son cheval et tombait sur le pavé.

» Nous tournions de rue en rue, au milieu du combat. Du haut de la rue Tholozé, je vis briller les pantalons rouges à travers les arbres : Montmartre était pris. Nous traversons encore deux barricades. À l’une, on veut nous retenir. Je réponds : « Mais les troupes sont sur la butte. — Eh bien ! vous mourrez avec nous. » Il me faut mettre la baïonnette au fusil pour passer. À l’autre, on nous laisse aller. Je dis : « Vous allez mourir inutilement. » — On me répond : « Nous sommes là, nous tiendrons jusqu’au bout. Quant à vous, rentrez ; vous faites bien. » Nous entrons à quelques pas de là chez un ami, cité Leclerc. Et comme j’oubliais de refermer la porte cochère. « Fermez donc, me dit un des hommes de la barricade, ils vont arriver, tout le monde y passera. » J’avais le cœur gros de penser que ces malheureux allaient se faire tuer.

» Un peu après, un tintamarre de fusillade éclatait autour de la maison. Puis un grand silence. Je regarde par la fenêtre dans la cour de la cité : une troupe portant le costume de la garde nationale y pénétrait. Mon camarade allait pousser un cri ; je le retins ; j’avais reconnu les bandes bleues de Versailles. C’était un corps appelé les « volontaires de la Seine. » Un officier demande à quelques femmes qui se tenaient sur les portes s’il y a là des gardes nationaux. Elles répondent : « Oui. — Qu’ils descendent. »

» Personne ne se souciait de répondre à l’invitation.

Seuls, mon ami et moi nous nous hasardons. Dès le pas de la porte, vingt fusils se braquent sur nous ; deux hommes nous collent au mur. Les femmes qui étaient là poussent des cris terribles, se jettent aux pieds de l’officier. « Relevez vos fusils », dit-il à ses hommes. Puis, se retournant vers nous : « Allez chercher vos armes. »

Nous rapportons nos deux chassepots. L’officier les retourne, les flaire, voit qu’ils n’ont pas tiré. Il nous interroge : puis il se met à réfléchir profondément en nous regardant de travers ; jamais minutes ne me parurent plus longues ; mes tempes battaient les secondes à grand bruit. Enfin, il nous dit : « J’ai habité ce quartier ; j’en ai gardé un bon souvenir. Allez, et prenez garde. La ligne nous suit. Elle sera peut-être moins douce. »

» Pendant ce dialogue, sur le trottoir de la rue Lepic, à deux pas, nous entendions claquer les coups de fusil. On fusillait sans interruption. Retenus prisonniers, nous n’aurions pas été loin.

» Les bandes bleues partent ; les pantalons rouges arrivent. Ils forment les faisceaux. Ils commencent les perquisitions. D’abord, on donne l’ordre de livrer les armes et les munitions ; puis on demande s’il y a des officiers fédérés ; puis on dit qu’on va faire une visite domiciliaire, et que tous ceux qui auront des munitions chez eux seront fusillés. À ce moment, au dehors, le clairon sonne, la mousqueterie éclate : les soldats rompent les faisceaux et disparaissent. Le bruit court que les fédérés revenaient vainqueurs de Belleville. C’étaient tout simplement quelques gardes nationaux qui gravissaient le versant nord, cherchant à déboucher du côté du moulin. Pris entre deux feux, ils furent vite tués. La ligne revient : on annonce encore une perquisition ; un ordre arrive, la troupe part avant d’avoir exécuté la menace.

» D’autres soldats la remplacent : ceux-là violents, emportés, montent dans les chambres, enfoncent les portes, brisent les meubles. Quelques-uns insultaient, menaçaient. D’autres nous disaient tout bas : « Nous ne sommes pas venus ici de notre gré : nous voudrions ne pas être ici. » Nous n’avions pas mangé de la journée. Nous étions entassés, je ne sais pas combien, dans une petite chambre. La nuit fut affreuse. Un de nous avait un chien qui ne cessait d’aboyer. De temps à autre, un soldat venait donner des coups de crosse dans la porte, disant qu’il nous ferait bien taire. J’essayai d’étrangler le chien : il hurlait plus fort. On nous fait descendre à deux dans la cour : cette fois, on arme les fusils. Je crus ma dernière heure arrivée. Un officier survint, qui nous sauva. Nous en fûmes quittes pour la peur et quelques coups de crosse.

» Le lendemain, même scène ; toujours des détachements qui se succédaient : toujours un danger nouveau à chaque nouvelle troupe. Nous mourions de faim ; une femme alla chercher à manger pour tous. Elle fut rudoyée, insultée parce qu’elle avait un canezou rouge. Elle rentra épouvantée : toutes les rues étaient pleines de cadavres. Elle nous engagea à nous cacher : on dénonçait dans tout le quartier.

» Dans l’après-midi, mon père me fit porter un billet pour m’engager à reprendre mon poste à la mairie. Il était plus dangereux de se cacher que de se montrer. À la mairie, à l’heure où nous allions nous retirer, le chef de service fut appelé par le délégué civil versaillais. Défense fut faite aux soldats de laisser sortir qui que ce fût. Le chef de service revint livide, disant : on va tous nous fusiller. C’est ce qu’on avait fait la veille, à la mairie des Batignolles.

» Nous fûmes sauvés par les sentiments d’humanité du colonel Périer, qui commandait à Montmartre. »

Voilà combien d’alertes ont traversées ceux qui ont survécu.


IX

MONTMARTRE
(suite)

Le récit d’un prisonnier, M. S…, donne bien la physionomie de Montmartre, lors de l’entrée des troupes : celui-ci avait boutique dans le quartier. J’ai sous les yeux le récit manuscrit, fait par lui-même, de ses tristes aventures. Je suis ce récit pas à pas.

Il était resté enfermé chez lui pendant le combat. Vers le soir, un sergent, suivi de ses soldats, frappe à la porte de la boutique, menaçant de l’enfoncer. M. S… enlève les volets. Les soldats entrent furieux, dans toutes les pièces de son logement. Le sergent lui dit qu’il venait de trouver son nom à l’état-major de la 18e légion. Quand l’armée arrivait dans un quartier, on cherchait ainsi à découvrir les suspects. Un nom, une adresse sur une liste pouvait coûter la vie. M. S…, après le 4 septembre, avait fait partie du comité d’armement. C’était son crime.

Le sergent se mit à fouiller les papiers, les hommes à visiter les chambres, la maison, les caves. Un lieutenant survint, qui fouilla avec le sergent ils ne trouvèrent que des papiers de commerce ; mais un soldat découvrit dans la cave une vareuse de garde national ; M. S… fut arrêté. Le lieutenant voulut bien recommander à ses hommes de ne point maltraiter le prisonnier, qui dit adieu à sa famille en larmes, et partit.

Il fit la route en compagnie de voisins arrêtés comme lui, notamment d’un pâtissier d’à côté qu’on venait d’arracher du sous-sol où il se cachait. Dès les premiers pas, rue Ramey, il vit le premier cadavre couché sur le dos, — horriblement mutilé : un mobile, disait-on, que les soldats venaient de fusiller. Les insultes commencèrent rue de la Fontenelle. Les prisonniers étaient frappés de coups de poing qui faisaient jaillir le sang. Grâce à la recommandation du lieutenant, le caporal fit épargner M. S…

On s’arrêta, rue des Rosiers, dans la maison du 6, de sinistre mémoire. On entra dans le petit jardin bourgeois aux verdures saccagées et sanglantes, où les généraux Lecomte et Thomas furent si tragiquement massacrés et si tragiquement vengés. Il y avait là une vingtaine d’hommes, quelques femmes ayant des brassards d’ambulancières, un vieillard septuagénaire, ceint d’un tablier. Le vieillard était épouvanté. Il demandait à chaque soldat : « Est-ce qu’on va nous fusiller ? » Les soldats répondaient ; « Votre tour va venir : nous en avons déjà fusillé une vingtaine ». Un commandant survint qui donna à un officier l’ordre de diriger les prisonniers sur le bastion 43. On les mit par rang de cinq, on leur enjoignit de se donner le bras, on les fit sortir par la porte de la rue de la Bonne, descendre la rue du Mont-Cenis, tourner rue Marcadet. La nuit tombait quand ils arrivèrent au bastion.

Il avait là des gendarmes, des sergents de ville mobilisés, un détachement du 45e de ligne. On fit donner d’abord les couteaux ou instruments de fer que les prisonniers pouvaient avoir : menace de fusiller quiconque, fouillé, serait trouvé avoir gardé un objet de ce genre. On fit coucher tout le monde à terre ; menace de fusiller celui qui se lèverait. On compta les prisonniers : ils étaient quatre-vingts hommes et une dizaine de femmes. On les déplaça pour les faire se coucher dans un amas de détritus et de fumier derrière la caserne des pompiers. De nouveaux prisonniers arrivaient. La place était insuffisante, on se couchait l’un sur l’autre.

La nuit était claire. Le jour parut de bonne heure. Le matin, arrivèrent plusieurs officiers de gendarmerie. Un brigadier demande s’il y avait là un nommé Levêque, maçon, membre du comité central. Levêque se leva : on l’apostropha brutalement, on lui désigna une butte de terre au bas du bastion, on lui dit que la veille un artilleur de la Commune avait été fusillé et enterré là, qu’il irait bientôt lui tenir compagnie. Les soldats, en effet, creusèrent une fosse à côté de l’artilleur.

Un colonel arriva, un homme gros et court, blanc de cheveux et de barbe : des officiers l’accompagnaient. Il tenait une badine à la main ; il se mit à passer les malheureux en revue, d’un air goguenard, en les désignant de sa badine. « Eh bien ! il en reste donc, de ces poussins que vous deviez détruire » : et il montrait les agents. Puis, apostrophant un des prisonniers : « Voilà une belle barbe, une barbe de la Commune ». Enfin passant à Levêque, et le frappant de sa baguette : « Ton âge ? — Trente-quatre ans. — Ton métier ? — Maçon. — C’est un maçon et il voulait gouverner la France ! »

Puis tirant un journal : « Écoutez, dit-il, le style de ces messieurs. » Et il lut la dernière proclamation du comité central, assurant que « les frères de l’armée » lèveraient la crosse en l’air à leur entrée dans Paris. Puis, regardant au bas : « Tu n’as pas signé ? »… Levêque répondit : « On ne signait pas toujours. » — Alors le colonel : « Eh bien ! tu vas être fusillé par tes frères de l’armée. »

Un détail poignant, c’est que dans ce troupeau frissonnant de prisonniers, dont chacun redoutait le sort de Levêque, quelques-uns tâchaient bassement de surmonter leur épouvante pour faire écho au colonel et poussaient avec effort un rire faux qui grelottait de peur.

Un peu après, des officiers du 88e de marche vinrent chercher, parmi les prisonniers, les soldats du régiment qui avaient passé à la Commune le 18 mars. Quelques uns furent reconnus, ont les fit sortir des rangs et coucher sur la pente du bastion. Puis un mouvement se fit dans les soldats : Levêque fut emmené ; on le conduisit dans le fossé des fortifications ; les soldats se pressèrent sur le parapet pour voir l’exécution : un feu de peloton éclata, puis le coup de grâce, le coup de revolver dans l’oreille pour achever le blessé.

Le corps fut enterré dans la fosse que le lecteur a déjà vu creuser : on en creusa d’autres pour d’autres victimes.

On amenait toujours des prisonniers, parmi eux, M. S… reconnut Louise Michel. On fit sortir des rangs les blessés : on les mit avec les déserteurs du 88e.

La situation était atroce : ils étaient cinq cents, entassés là où, la veille, ils étaient quatre-vingts, accroupis ou assis depuis de longues heures, dans une posture qui devenait intolérable, la tête nue sous un soleil ardent, nourris à peine (on leur avait distribué un morceau de pain), la gorge brûlée par la soif. Il y en avait qui perdaient la raison. Une femme et son mari, n’y pouvant plus tenir, se levaient, étaient rassis à coups de crosse et menacés d’être fusillés. La journée se passa, la nuit vint. Les soldats chargèrent leurs armes et montèrent sur le bastion pour dominer les prisonniers. Un canon fut braqué sur eux. Ordre de faire feu à la première tentative d’évasion. La vue des incendies exaspérait les gardiens. Le jour reparut, les prisonniers étaient hébétés, éreintés : la fatigue de rester couchés dans la poussière et dans les ordures, le soleil qui tapait sur les crânes, les mettaient hors d’eux. Un malheureux se levait à chaque instant, prenant tous les prétextes pour faire quelques pas. Un sergent impatienté se jeta sur lui, le terrassa, puis aidé de ses hommes, lui lia bras et jambes et le coucha sur le bord de la ligne.

Un bruit de chevaux se fit entendre. Un général arriva, entouré de ses officiers. « Je suis Gallifet », dit-il. — Nous retrouverons souvent ce général : d’après tous les récits, c’était chez lui une habitude de faire d’abord sonner son nom aux oreilles des insurgés. On devine les menaces et les propos par lesquels le général continua. — Puis : « Qu’a fait cet homme ? » dit-il en désignant le prisonnier qu’on venait de lier. Et quand on lui eut expliqué pourquoi il avait fallu l’attacher ainsi : « Fusillez-le sur le bastion. » On obéit. Alors le général : « Avez-vous des déserteurs, des chasseurs surtout ? » — On lui désigna un jeune homme. Il le fit sortir des rangs, le malheureux voulait se débattre, s’expliquer… on l’entraîne, on l’exécute… il parlait, suppliait encore, quand le feu de peloton le coucha, par terre.

Enfin le général partit. Et le soir, après quarante-huit heures de séjour au bastion, les prisonniers furent dirigés sur la Muette.


X

LE No 6 DE LA RUE DES ROSIERS

Les témoignages m’arrivent de toutes parts sur les exécutions de Montmartre : à quoi bon multiplier les détails ? On peut se faire une idée, maintenant, de ce que fut la prise du XVIIIe arrondissement : massacre au moment de la victoire, morts de hasards, exécutions éparses, passants soupçonnés, collés au mur, les maisons fouillées, les habitants arrêtés jusque dans leurs caves, les troupes succédant aux troupes, et les soupçons, les alertes, les menaces, les arrestations se renouvelant à chaque détachement nouveau, les convois de prisonniers laissant eux-mêmes des cadavres sur leur route… voilà le tableau dont j’ai indiqué quelques traits. Je ne puis pourtant terminer cette ébauche de la répression à Montmartre, sans y ajouter le plus tragique de tous ces épisodes.

Il y avait alors, 6, rue des Rosiers, une maison qui en a su long sur l’horreur des guerres civiles. Maison petite, basse, en recul sur la rue, reconnaissable à la marquise qui abritait la porte, avec un de ces pauvres jardins bourgeois, étriqués et malingres, qui verdissent tristement dans les quartiers excentriques. L’éternelle allée de tilleuls, sous laquelle l’ombre moisit, occupait un des côtés. Le reste était partagé en compartiments par des treillages dont les portes avaient des sonnettes. À chacun son jardinet, avec quelques pieds de fleurs et un massif de groseilliers. D’un côté, une grille ouvrait sur un vaste horizon de plaine avec des fumées, des toits en zinc, et de cheminées d’usines en briques. D’un autre côté surgissait un grand mur avec des arbres fruitiers en espalier.

C’est dans ce jardin que les généraux Clément Thomas et Lecomte étaient tombés le 18 mars. Menacés, étouffés par la foule dans une des pièces du rez-de-chaussée, soudain ils furent emportés par une poussée furieuse, bousculés, jetés au mur, massacrés. Un maître, M. Alphonse Daudet, qui a visité le jardin quelque temps après leur mort, l’a décrit tel qu’il l’a vu, encore tout saccagé par cette scène affreuse : les clôtures à terre, en pièces ; le jardin piétiné, ravagé, plein de débris ; le mur grêlé d’éraflures de balles, avec des lattes d’espalier rompues et des branches de pêcher cassées où des fleurs roses essayaient de s’ouvrir.

Ainsi commença le printemps pour ce jardin. Voici comment il s’acheva.

Quand l’armée arriva, elle sembla croire, par je ne sais quel mysticisme de répression que la rue même fût criminelle, et que chacun de ses habitants eût sur lui une éclaboussure du sang de Clément Thomas et de Lecomte. On fusilla largement. Puis l’on s’installa au no 6 (le lecteur y a déjà vu amener de malheureux pris de côté et d’autre) ; on fit aux mânes des deux généraux d’affreux sacrifices ; et le jardin vit des scènes de torture et de mort dont l’invention barbare et superstitieuse était digne du onzième siècle.

Les prisonniers étaient amenés là de tous côtés : quels prisonniers ? Tous ceux que le soupçon ou la délation désignait à des troupes furieuses ; tous ceux qu’on arrêtait pour une vareuse, pour un pantalon, pour une paire de souliers ; tous les habitants des maisons qu’on vidait de la cave au grenier ; tous ceux que la colère aveugle d’un caporal pouvait faire saisir pour un regard de travers ; tous ceux qu’une vengeance particulière faisait signaler par un voisin ; à un moment où toutes les dénonciations étaient accueillies. Les prisonniers étaient entassés dans ce jardin. Et là il leur fallait demander pardon pour le crime qu’ils n’avaient pas commis. Pardon à quoi ? — Au mur, à sa face de plâtre, à l’espalier rompu, aux éraflures de balles.

Cette humiliation stupide devant les choses inanimées était un système chez les vainqueurs ; nous verrons plus tard des prisonniers forcés à s’agenouiller en passant devant les églises pour leur demander pardon de l’impiété de la Commune, ou à saluer les grilles de Versailles, « la ville de Louis XIV », comme ne manquaient pas de le faire remarquer certains officiers, pour demander pardon au souvenir du despote, des révolutions que la France a traversées depuis : ici, la torture se joignait à l’humiliation.

Il fallait que le prisonnier prosterné dégradât son front d’homme dans la poussière, — non pas un instant, mais de longues heures, une journée entière. Deux rangées de malheureux, où il y avait des vieillards, des enfants et des femmes, étaient soumis à cette souffrance, pour faire amende honorable à des platras. Le sol blessait leurs genoux, la terre souillait leur bouche et leurs yeux, leurs articulations raidies s’ankylosaient, une insupportable souffrance brûlait leur gorge desséchée et leur estomac vide, le soleil brutal de mai tapait sur leurs nuques découvertes ; et si quelqu’un bronchait, si une tête se relevait, si un genou essayait de se dérouiller, des coups de crosse remettaient le rebelle dans la posture obligée.

Quand le supplice était terminé, on désignait un certain nombre de malheureux, et on les conduisait sur la butte où ils étaient fusillés. Les autres allaient à Satory.

Plusieurs personnes m’ont raconté Cette scène navrante. — Un officier de l’armée en avait parlé à un de mes amis. Un témoin oculaire a fourni, sur elle, autrefois, les détails les plus précis au député de Montmartre. C’était M. D…, son secrétaire, qui habitait le no 2, et dont les fenêtres dominaient le jardin de la rue des Rosiers. Il donnait des détails navrants, qui auraient été incroyables, s’il y avait eu quelque chose d’incroyable à cette triste époque.

Mais voici un témoignage plus inattendu : la scène a été décrite, dès 1871, en plein état de siège, par un journal gouvernemental, le Bien public. On sait que le rédacteur en chef du Bien public était alors un des amis de M. Thiers, et qu’il détestait l’insurrection au point de se faire honneur d’avoir tué, dans le combat, lors de l’entrée dans Paris, plusieurs insurgés de sa main. C’est un mois après, le 23 juin 1871, que le journal publiait des détails rétrospectifs sur la rue des Rosiers. On devine dans quel esprit et avec quelle atténuation il pouvait le faire. Eh bien ! voici ce qu’il dit :

« On avait installé dans cette maison si tristement célèbre une prévôté présidée par un capitaine de chasseurs. Comme les habitants du quartier rivalisaient de zèle pour dénoncer les insurgés, les arrestations étaient nombreuses. Au fur et à mesure que les prisonniers arrivaient, ils étaient interrogés.

» On les contraignait à se mettre à genoux, tête nue, en silence, devant le mur au pied duquel les infortunés généraux Lecomte et Clément Thomas ont été assassinés. Ils restaient ainsi quelques heures, jusqu’à ce que d’autres vinssent les remplacer. Bientôt, pour supprimer ce que cette amende honorable pouvait avoir de cruel, on fit asseoir les prisonniers à l’ombre, mais toujours en face du mur dont l’aspect les préparait à la mort, car peu de temps après, les principaux coupables d’entre eux étaient fusillés.

» On les menait à quelques pas de là, sur l’autre versant de la butte, où se trouvait, pendant le siège, une batterie dominant la route de Saint-Denis. »

Je ne sais pas d’exemple qui montre mieux ce que devient l’homme civilisé dans le vertige de la guerre civile. Ne dirait-on pas un acte commis au temps barbare du premier moyen âge, au temps où le vainqueur bâtait son ennemi prisonnier, et, avant de le tuer, le chevauchait comme une monture ?

C’est ainsi qu’à deux reprises, le même printemps, à la même place, des Français du dix-neuvième siècle ont agi en sauvages. Que ceux qui croient qu’il peut rester des guerres civiles autre chose qu’une impérieuse et terrible nécessité d’apaiser, par l’effacement, les souvenirs hideux de ces époques de folie et de sang, que ceux-là songent au jardin de la rue des Rosiers !


XI

LES INCENDIES

Je suis arrivé au terme de la première période de la répression : celle qui embrasse les deux premiers jours de l’entrée des troupes (du dimanche 21 au mardi 23 mai).

Mes récits ont surpris un certain nombre de personnes. Beaucoup de gens ignoraient ou avaient oublié comment Paris a été traité. Un journal conservateur m’a même reproché de conter des « légendes » nées dans les colères de l’exil ou de la déportation. On ne peut dire plus faux. L’exil et la déportation sont les dernières sources d’information auxquelles on peut songer à puiser pour cette partie de l’histoire. Les insurgés, enfermés dans la partie de Paris encore au pouvoir de la Commune, ou cachés quand ils se trouvaient dans les quartiers occupés par les troupes, savent mal ce qui s’est passé alors.

Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les livres qu’ils ont publiés à l’étranger. Ils se font une idée énorme des exécutions ; mais ils ne fournissent pas de faits. Le plus complet des historiens communalistes, M. Lissagaray, se borne, sauf un seul cas, à ce qu’il trouve dans les journaux de Versailles ; encore n’en a t-il qu’un petit nombre. C’est dans ces journaux, c’est dans la partie de la population restée en dehors de la Commune, c’est dans la mémoire de cent mille témoins de hasard qui n’avaient pas de motif pour se cacher, que cette histoire est éparse, et que j’ai pu en trouver les fragments.

En France, on n’a jamais pu ou jamais voulu dire la vérité sur ces jours sinistres ; mais les journaux étrangers, même les journaux conservateurs, la disaient. Le Times n’est pas suspect : ses colonnes sont pleines des jugements les plus sévères sur la Commune ; on sait l’exactitude de ses informations ; il ne propageait pas de « légendes de l’exil ». Eh bien ! un de ses correspondants qui lui écrit de Versailles, 23 mai, termine la description des traitements infligés aux prisonniers par ces mots :

« Quelle différence, alors, y a-t-il entre les partisans de la Commune et ceux du gouvernement de Versailles ? » (Times du 26 mai 1871).

Une correspondance insérée dans le numéro du 27, dit :

« Le parti de l’ordre dont la couardise fut la principale cause de la guerre, se distingue maintenant par sa férocité… »

Et, le même jour, un des leading articles contient le passage suivant :

« Les menaces du gouvernement de Versailles, les récits apportés à Paris de l’exaspération de la foule aux environs, remplissent l’armée de la Commune de la conviction qu’il ne lui reste plus qu’à mourir. Quand la véritable histoire de cette semaine sera connue, il sera prouvé, à notre avis, que les insurgés ont raison de penser de la sorte. La férocité déployée des deux côtés n’a jamais été dépassée même dans les annales de Paris… »

Ainsi parlaient des témoins ou des écrivains bien informés, étrangers à toutes les passions de la guerre civile, et n’ayant d’autre intérêt que de renseigner exactement leurs lecteurs.

Jetons un coup d’œil en arrière :

Nous avons vu l’armée, à peine entrée dans Paris, fusiller ou les vaincus, ou les « suspects » ; fouiller les maisons ; diriger sur Versailles d’énormes convois de prisonniers, et cela de parti pris, en vertu d’ordres précis, sous les yeux et par la volonté des chefs, alors qu’il n’y avait encore du côté de l’insurrection, ni incendie, ni massacre dans les prisons.

Cependant elle avançait lentement, très lentement : arrêtée pendant deux jours au centre, devant la place de la Concorde et la rue Royale ; s’étendant aux ailes, à Montrouge et à Montmartre ; formant la moitié d’un cercle qui se resserrait graduellement, laissant derrière lui le sol jonché de cadavres.

L’autre moitié du cercle était formée par les Prussiens.

Dès l’entrée des troupes, ils coupaient les communications, élevaient des barricades, mettaient des postes partout. Ordre de tirer sur quiconque essayerait de franchir les lignes quel qu’il fût. La consigne était si rigoureuse, que le premier jour, un petit bateau à vapeur qui faisait le service de Suresnes au Pecq ayant voulu faire le trajet comme d’habitude, un poste allemand tira sur lui et tua des passagers.

Dans les communes suburbaines, les Prussiens firent des décharges sur les foules désarmées.

Telle était la situation des vaincus. Ils étaient pris dans un mur mobile de fusils, de baïonnettes et de canons : le mur se resserrait sur eux de jour en jour, d’heure en heure : la ligne de massacre se resserrait avec lui. Pas une fissure pour s’échapper. Il y eut des battues dans les égouts. Il y en eut dans les catacombes. Les malheureux qui s’y hasardèrent, tombèrent dans les mains des vainqueurs, ou se perdirent et moururent de faim.

Edgard Poe a imaginé quelque chose d’analogue dans un conte terrible intitulé : l’Inquisition. C’est l’angoisse du malheureux qui voit descendre sur lui, de millimètre en millimètre, seconde par seconde, un pendule d’acier dont la pointe le déchirera ; ou les murs de son cachot se rapprocher avec lenteur pour l’étouffer. Seulement, ici, le supplice s’appliquait à la seconde ville du monde, et durait une semaine.

On devinerait, si on ne le savait pas, la folie furieuse que cela développa soit parmi les insurgés, soit même dans la population. Il y avait dans ce cercle de mort, des hommes exaspérés, exténués, se battant jour et nuit, la figure noire de poudre, mangeant à peine, ne dormant plus, ne se soutenant plus que par la fièvre du combat et par la surexcitation de l’alcool, et ils étaient traqués de rue en rue, de barricade en barricade, enfermés dans un espace toujours plus étroit, certains que dans quelques heures ou dans quelques jours, leur corps irait grossir les tas de cadavres. Au bout de quarante huit heures, une fureur aveugle s’empara d’eux, et alla toujours grandissant.

Le mardi, vers le soir, les premiers incendies étaient allumés rue Royale et rue de Lille ; puis les Tuileries brûlaient ; puis le Palais-Royal, la Préfecture, le Palais de Justice, l’Hôtel de Ville ; les flammes jaillissaient de tous côtés, et une pluie de cendres et de paperasses brûlées allait tomber sur toute la banlieue. Des Parisiens commettaient ce crime énorme de brûler Paris.

Dans la nuit du 23 au 24, Raoul Rigault fait exécuter à Saint-Pélagie Gustave Chaudey et quatre gendarmes. Mais les fédérés ont encore horreur du crime auquel il les oblige. Ils refusent d’abord, essayent de tirer à côté.

Dans la nuit du 24 au 23, les otages sont fusillés à la Roquette : déjà les exécuteurs n’hésitent plus.

Le 25, avenue d’Italie, on fusille, dans une scène affreuse, treize religieux ou laïques appartenant à la maison des Dominicains d’Arcueil ; et la foule prend part au massacre.

Le 26 a lieu l’horrible tuerie de la rue Haxo, qui fait quarante-sept victimes. Le massacre continua le 27.

On peut suivre dans les incendies et dans les fusillades la sinistre progression de la rage désespérée des vaincus à mesure que le cercle d’extermination se resserre sur eux.

Il n’entre pas dans mon cadre d’examiner en détail ni ces exécutions, ni les incendies. Il y aurait pourtant, sur ces derniers, bien des vérités neuves à dire. Quelle a été la part de l’insurrection ? Quelle a été celle d’excitateurs appartenant à d’autres partis ? Quelle a été celle des haines ou des intérêts privés ? Quelle a été enfin la part de la folie contagieuse qui a sévi dans la foule au milieu de ce bouleversement affreux ? Ce serait le sujet d’une étude spéciale. Je ne veux pas l’aborder ici.

Il y a en pareil cas, une terrible réciprocité entre les excès commis par les deux partis. L’incendie répond au massacre : le massacre est doublé par l’incendie. Le lecteur pourra en juger dans la seconde période que nous allons aborder : c’est-à-dire dans les deux ou trois jours qui suivirent, jusqu’au moment où l’insurrection enfermée entre la Bastille, la Seine et les fortifications, livra là son dernier combat. La prise de cette dernière forteresse de la Commune forme elle-même la troisième période de la semaine.

À dater du mardi, le massacre devient trop vaste pour que nous puissions continuer à l’examiner quartier par quartier. Il faut classer l’extermination. Je raconterai successivement les tueries après le premier moment du combat, les exécutions éparses qui suivaient les fusillades dans les endroits spécialement réservés au rôle d’abattoirs, les cours prévôtales plus ou moins organisées et enfin le voyage des prisonniers à Versailles, et leurs épreuves à Satory.


XII

« QUÆQUE IPSE MISERRIMA VIDI »

L’exposé tout sec des exécutions ne se comprend pas, il faut l’entourer des circonstances qui l’expliquent. Les témoins oculaires savent seuls quelle part les épouvantes de la guerre civile et les cris sauvages de la foule ont dans les cruautés de la victoire ; — quelle perversion des sentiments d’humanité subissent toutes les natures excitables ; — à quel point, dans la stupeur de tels désastres, la vie d’un homme paraît chose futile aux bourreaux et aux victimes ; — comment, enfin, le sens de l’horreur hébète d’une façon passagère à un tel degré, que le premier venu commet, avec une sorte d’entrain, des actes dont le récit l’aurait indigné dans un autre temps, et qui lui avaient paru jusqu’alors impossibles dans une société civilisée.

Les troupes se sont emparées du quartier Saint-Germain-des-Prés le mercredi matin. Pour comprendre l’explosion de joie provoquée par la vue des troupes il faut avoir fui les maisons en feu au milieu de terribles menaces ; il faut avoir vu les foules sortant des rues incendiées chercher un abri avec leur bagage ramassé à la hâte ; il faut avoir entendu la grêle continue des balles pétiller sur les murs, et le long sifflement des obus se prolonger dans les rues désertes.

Dans ce quartier où la Commune était haïe, sitôt que les pantalons rouges et les baïonnettes de l’armée brillaient dans les rues, les portes s’ouvraient, les gens sortaient de leurs cachettes, la foule emplissait la rue ; on fêtait les soldats, les officiers, c’était à qui leur offrirait à boire. Un ancien sous-officier de la flotte m’a raconté son arrivée au ministère des affaires étrangères. Les femmes du monde leur apportaient elles-mêmes, leur versaient le champagne, leur prodiguaient les caresses.

Une terreur nouvelle tempérait immédiatement ce sentiment de la délivrance. Ainsi, rue Jacob, au moment même de l’arrivée des troupes, un fédéré, presque un enfant, était saisi, fusillé, malgré les déchirantes supplications de sa mère. Partout, les premières exécutions avertissaient que les horreurs n’étaient pas finies. D’ailleurs, la réaction de la peur est terrible. Le trembleur rassuré est le plus féroce des hommes. À la cruauté de la peur se joignaient la peur nouvelle, qui commandait d’écarter les soupçons par de grandes démonstrations de haine contre les insurgés, et l’entraînement, qui met derrière toutes les victoires un innombrable cortège de hurleurs insatiables.

Et puis, il faut songer au spectacle qu’on avait sous les yeux : dans la rue, des tas croulants de pavés comme après un tremblement de terre ; aux carrefours, des tourbillons de flamme et de fumée au bout de toutes les rues ; des trous de balles et d’obus, des cadavres partout ; et au moment où la bataille venait de s’éloigner une explosion formidable ouvrait violemment les fenêtres, faisait tomber les vitres en morceaux : c’était la poudrière du Luxembourg qui sautait ; il semblait voir la fin du monde.

Dès le premier moment des misérables se hâtaient d’aller dénoncer aux soldats, qui un fédéré caché, qui un ennemi personnel. — C’étaient des excitations à ne point faire de quartier, des huées sur le passage des prisonniers. J’ai vu passer des femmes blessées qu’on portait à la Charité sur des civières, on leur montrait le poing, on les menaçait ; une clameur d’insultes s’élevait sur leur passage.

On n’avait même plus pour les cadavres ni respect ni répugnance. Rue Mazarine, contre le mur de l’Institut, on avait fusillé deux fédérés ; la cervelle était éparse par terre : un de nos amis a vu une femme de chambre habitant la même maison que lui, rue de Seine, s’amuser à remuer cette cervelle avec le pied en disant : « Regardez donc cette sale cervelle de communard ! » J’ai vu moi-même un tas d’une dizaine de cadavres, rue de Rennes, près de la rue Coëtlegon. Les passants s’y arrêtaient. Quelques-uns avaient des mines de mouchards. Il y en avait qui prenaient les bras des morts pour leur faire faire des gestes ridicules. Quelqu’un dit très haut et avec une sorte d’affectation : « C’est infâme d’insulter ainsi des cadavres. » On le regarda de travers sans mot dire. Un autre murmura à côté de moi : « C’est un agent provocateur. » Et l’on se dispersa bien vite, tant on avait peur que la police ne fût là à guetter un mot ou un geste de pitié pour les morts !

Tel était le milieu que traversaient les soldats : il semblait qu’il n’y eût, dans tout ce qui avait touché à la Commune, ou dans tout ce qui était soupçonné d’y avoir touché, ou dans tout ce qui était dénoncé sous ce prétexte, que des animaux nuisibles à exterminer.


XIII

LA RIVE GAUCHE. — LA MORT DU DOCTEUR FANEAU

À dater du mercredi, l’armée avança rapidement : sa route fut marquée par des cadavres.

À l’extrême droite, combat et massacre. Le Moniteur universel dit :

« Les insurgés ont subi des pertes énormes avant d’évacuer la Butte-aux-Cailles en avant d’Ivry. »

Ce n’étaient pas des pertes subies pendant la lutte. Un soldat de la ligne, qui était à l’affaire, m’a assuré qu’il y eut là une des plus fortes tueries de la semaine : on fouilla toutes les maisons, on tira des caves les gens qui s’y étaient cachés pour ne pas se battre ; on ne fit point de quartier.

Le Petit Moniteur du 29 dit :

« Trois cents fédérés qui s’étaient retranchés dans le cimetière, ont été cernés et fusillés.

» À Montsouris, jeudi et vendredi, leurs pertes ont été si graves, que jeudi et vendredi on emmenait des omnibus pleins de cadavres.

» Une brèche fut faite à l’angle du Champ-d’Asile et de la chaussée du Maine, et par cette brèche, on jeta les morts dans une vaste fosse. »

Revenons au centre : Le Siècle du 26 mai, relève sur la berge, entre les ponts d’Iéna et de l’Alma, cinquante-deux cadavres, tués près du télégraphe, à la barricade de la rue de Grenelle.

Je trouve dans le Soir du 30 mai :

« Sur le bas port du quai Malaquais, on a dû procéder à l’enlèvement de plusieurs cadavres que la chaleur décomposait ; ce sont les défenseurs de la barricade construite en face du palais des Beaux-Arts. Les soldats, justement irrités par la vue des incendies allumés avant et par leur résistance insensée, les ont fusillés sur le bord du fleuve. »

Il y eut, dans la cour de l’Institut, de nombreuses exécutions. D’après une note qui m’a été adressée, elles avaient été commandées par un officier d’état-major, le capitaine D***, retour d’Allemagne.

D’après la même note, c’étaient les marins qui faisaient les arrestations dans le quartier. Ils allaient par escouades de six, avec un quartier-maître. Le quartier-maître criait : « Halte ! front ! Que ceux qui sont d’avis que le prisonnier soit fusillé lèvent la main ! » Un enfant aurait été fusillé ainsi rue Mazarine.

La Patrie du 28 mai racontait que les marins, débouchant rue Bonaparte par la grille de l’École des Beaux-arts, ont rencontré un individu habillé en civil, escorté d’un cavalier ; qu’on a cru le reconnaître pour le membre de la Commune Vaillant et qu’on a fusillé l’homme.

Elle raconte aussi qu’on a trouvé chez lui, rue Bourbon-le-Château, un fédéré qui, la veille, avait fait « des menaces horribles » ; qu’il avait eu le temps de changer de costume ; qu’il a fini par avouer avoir pris part à la construction des barricades ; et le journal conservateur ajoute :

« Il fut emmené et fusillé avec dix-huit gardes nationaux. »

Rue du Cherche-Midi, un malheureux venant du côté de Montparnasse, et qui pour son malheur portait, avec la blouse, le pantalon de garde national, est saisi, fusillé, et son cadavre est resté longtemps sous une porte cochère, près du coin de la rue d’Assas.

Un sous-officier de marine m’a raconté que rue Notre-Dame-des-Champs, il y avait, sur le passage des marins, un concierge sur sa porte. Je ne sais pourquoi on l’arrêta, on le remit à la troupe qui suivait pour le conduire à la prévôté. Celle-ci le prenant pour un grand coupable, le fusilla.

Quand la troupe arriva dans le quartier, on lui avait dénoncé (personne n’a jamais su pour quel motif) un marchand de comestibles de la rue Vavin, qui distribuait à sa porte, sous le premier siège, des gamelles de soupe gratis[6]. C’était un homme énormément ventru, qui n’avait jamais fait le service de garde nationale. On l’arrête, on l’emmène : arrivé au boulevard Montparnasse, il s’arrête, jette son chapeau à ses pieds d’un mouvement de dépit, dit : « J’aime mieux en finir de suite » et se colle au mur. On l’a fusillé.

L’épisode le plus terrible de la prise du VIe arrondissement est le massacre du séminaire Saint-Sulpice.

J’oserais à peine le raconter, si je n’avais des garants irrécusables. Parmi les témoins qui m’ont fourni des détails précis sur cet événement, deux étaient aides-majors à l’ambulance : aucun n’avait de sympathie pour la Commune ; l’un d’eux avait été se ranger, au mois de mars, dans le corps de volontaires qui s’était réuni autour des députés, des maires, de l’amiral Saisset, pour combattre le comité central. Un troisième témoin était infirmier à l’ambulance : il y était entré pour ne point servir l’insurrection. Enfin, le docteur Robinet, qui m’a communiqué, avec une extrême obligeance, les très précieux documents qu’il a recueillis sur la semaine de Mai, m’a fourni trois relations manuscrites de blessés soignés à l’ambulance. Ce qui suit est donc affirmé par six témoins oculaires : médecins, infirmier et malades.

Voici ce qui s’est passé.

On se rappelle qu’une ambulance était installée, dès le premier siège, dans les baraquements établis sur l’emplacement de l’ancienne pépinière du Luxembourg. Pendant la bataille dans Paris, les fédérés avertirent les médecins que la poudrière voisine sauterait : les malades et les blessés furent transportés en conséquence au séminaire Saint-Sulpice, alors inoccupé. Il n’y avait là qu’un capitaine fédéré, nommé Planchet, habitant une chambre sur laquelle étaient écrits ces mots : « Capitaine commandant le casernement. » Il était chargé, en réalité de la garde des scellés apposés sur les chambres où l’on avait placé les objets saisis appartenant à l’église. On m’assure qu’il avait rendu au clergé de Saint-Sulpice tous les services qu’il avait pu lui rendre.

L’ambulance s’installa donc au séminaire. Cette ambulance était une succursale du Val-de-Grâce : son officier d’administration, son pharmacien en chef, son aide-pharmacien, appartenaient à l’armée active. Elle comptait alors environ deux cents malades et blessés de toutes sortes ; il y avait là des fiévreux, un poitrinaire dans la dernière période de la maladie ; il y avait aussi des blessés du siège prussien. Le directeur de l’ambulance avait d’abord été le docteur Choppart ; depuis deux ou trois jours, le docteur Faneau le remplaçait.

Le mardi, les docteurs Faneau et Choppart prirent toutes les précautions nécessaires : ils firent coucher tous les malades : les ambulanciers furent chargés de faire une perquisition pour saisir les armes de guerre : ils ne découvrirent qu’un vieux pistolet de cavalerie et deux paquets de cartouches, que l’ambulancier M…, sur l’ordre du docteur Faneau, porta au délégué de permanence à la mairie du VIe arrondissement.

La nuit du mardi au mercredi fut terrible : on se battait à deux barricades, rue de Vaugirard, rue du Vieux-Colombier. Le canon faisait rage ; les balles arrivaient dans les chambres de l’ambulance par les fenêtres. Le mercredi matin, les fédérés se replièrent. À la fin, il n’en resta qu’un qui tirait des fenêtres de la mairie : un sous-lieutenant le blessa d’un coup de revolver, un soldat l’acheva.

La ligne était maîtresse de la place. Le drapeau rouge flottait encore sur la porte de l’ambulance : un sergent de la ligne, aidé par les ambulanciers, l’abattit et attacha à la place le drapeau tricolore. Un sous-lieutenant s’assura que c’était bien réellement une ambulance qui occupait le séminaire. On lui demanda une sentinelle, il répondit : « Cela n’est pas en mon pouvoir. »

Une heure ou deux après, peut-être, arrivait une troupe nouvelle : une compagnie franche du 70e de marche, d’après un témoin ; une compagnie du 90e de ligne, d’après un autre témoin. Ce qui est certain, c’est qu’elle était commandée par le capitaine L… Qu’avait-on dit au capitaine ? Il prétexta qu’on avait tiré des fenêtres ; mais personne n’a entendu de détonation ; et d’ailleurs il n’y avait plus une seule arme à feu dans la maison. Les récits des journaux, qu’on verra plus loin, et les propos du capitaine permettent d’affirmer qu’on lui avait dénoncé l’ambulance comme un nid de fédérés cachés, et que le prétexte du coup de fusil n’était qu’une entrée en matière. Cela est d’autant plus vraisemblable que les voisins ignoraient l’existence de l’ambulance, installée seulement depuis la veille, et dans une journée où l’on ne sortait guère de chez soi. Cette ambulance, poussée en une nuit, a dû éveiller les méfiances des dénonciateurs.

Quoi qu’il en soit, la troupe entre, le capitaine et le sous-lieutenant en tête. « On a tiré sur mes hommes, nous allons vous fusiller. — On n’a pas tiré, répond Faneau, il n’y a pas d’armes à feu ici, il n’y a que des blessés. — Vos prétendus blessés sont des insurgés. Où est le chef ? — C’est moi. » Le capitaine ajustait Faneau de son revolver. « Ne le tuez pas, criait un aide-major. — Rentrez, ou je commence par vous. » — Un coup de revolver partit, mais atteignit à peine la victime. Un soldat l’acheva d’un coup de fusil à bout portant. Un flot de sang jaillit de la plaie. La mort fut instantanée.

Ainsi périt, tout jeune encore, au milieu de ses malades, un médecin de grand mérite et de grand avenir. Élève de Lorain, chirurgien des ambulances de la Presse pendant le siège, estimé, aimé de tous, le docteur Faneau paya de sa vie le crime d’être resté fidèle à son ministère, entouré de respect chez tous les peuples civilisés.

Il semble que la vue de son sang ait exaspéré ses bourreaux. Dès qu’ils voient Faneau tombé, ils se précipitent dans la maison. Mais ils se trompent de porte : croyant aller à l’escalier, ils tournent à gauche, dans la chapelle ; il y avait là deux ambulanciers qui y apportaient deux morts de la veille : les deux ambulanciers sont massacrés.

Ce répit donne le temps à un ambulancier de s’élancer dans l’escalier et de semer l’alarme. Au haut de l’escalier, il y avait une échelle, conduisant à la trappe des combles où se trouve le clocher. Tout ce qui peut se sauver se blotit dans le comble ; puis on tire l’échelle et l’on referme la trappe.

Cependant, le capitaine, le sous-lieutenant et les soldats, traînant avec eux un aide-major, montent dans l’ambulance. Les malades étaient répartis dans les petites chambres des séminaristes. Il y en avait environ deux par chambre. Un même couloir ouvre sur toutes. Les deux officiers, les soldats se précipitent jusqu’au bout du couloir. Puis ils reviennent de chambre en chambre. Si l’aide-major disait un mot, un des officiers lui portait le revolver à la figure. « J’ai été menacé de la sorte plus de vingt fois, » me racontait-il lui-même. Le capitaine allait de lit en lit, interrogeant brusquement le malade ; puis, il se tournait vers les soldats : « Une balle dans la tête. » Quelques-uns furent fusillés, d’autres percés de baïonnettes, d’autres tués à coups de revolver. Il y avait des mares de sang sur les matelas. Un des blessés, Achille B…, raconte ainsi la scène. Il entend, dans la chambre voisine, un malheureux crier : « Comment, vous allez me fusiller ! Ah ! mes pauvres enfants ! » Puis on entre dans sa chambre. Il y était avec un garde national nommé Cruchet, ouvrier ébéniste, demeurant rue de Charonne, et garde au 195e bataillon. L’officier dit à cet homme : « Où êtes-vous blessé ? — À la tête — Où avez-vous été blessé ? — À Neuilly. » — Alors, sur l’ordre de l’officier, un soldat tira à bout portant. Le malheureux ne broncha pas ; il fut tué net. Puis le capitaine sortit, et le blessé resté près du cadavre entendit d’autres coups de feu.

L’aide-major avait été renvoyé dans la cour sous la garde de deux soldats. Là, tout le personnel était serré et menacé devant un rang de chassepots. Cependant le sous-lieutenant fouillait la maison ; il entre dans la cuisine, tire son revolver sur le cuisinier, qui heureusement a survécu. On frappe à la porte du capitaine Planchet : il ouvre et, avant d’avoir dit un mot, reçoit un coup de revolver à bout portant.

Un commandant de chasseurs mit fin à la tuerie. On plaça à l’ambulance un poste de chasseurs pour empêcher le retour d’horreurs pareilles. Le docteur Franco, échappé au massacre, fut chercher des brassards tricolores à la mairie. Le docteur Choppart et le reste du personnel médical firent leur possible pour ceux de leurs malades qui avaient survécu. Pourtant, les heures qui suivirent furent terribles.

On porta dans la chapelle les cadavres des fusillés, auxquels on en joignit d’autres ramassés dans les environs ; en tout, soixante-quinze à quatre-vingts corps.

Le cadavre du docteur Faneau resta trois jours dans la cour. Le lendemain, la malheureuse mère arrivait folle de douleur. Tantôt elle se jetait sur le corps, tantôt elle se précipitait sur l’officier qui se trouvait là, et lui criait : « Assassin ! assassin ! » — On m’a dit que le cadavre avait été si maltraité, que, comme elle saisissait les mains pour les embrasser, les mains se détachèrent des bras.

La terreur régnait encore dans l’ambulance. Les blessés mouraient de faim. Ils n’avaient de vivres que ceux que fournissait la pitié des voisins. Les femmes venues pour visiter les malades furent conduites sous escorte, au milieu des insultes de la foule, au petit Luxembourg.

Peu après le massacre, des chirurgiens-majors de l’armée visitaient les malades qui avaient échappé aux hommes du capitaine L… et les partageaient en trois séries désignées par les lettres A, B, C. On fit descendre les hommes de la série A : un peloton de chasseurs à cheval les attendait dans la cour pour les conduire au Luxembourg. On fit un appel nominal : les infirmiers voulaient donner du pain à ces malheureux. « Ils n’ont besoin de rien », dit l’officier qui commandait le peloton.

En effet, on sait pourquoi les gens étaient conduits au Luxembourg.

Tels sont les faits : voici maintenant comment ils furent racontés à cette époque :

On lit dans la Patrie du 29 mai :

« Mardi, quand l’armée est arrivée sur la place Saint-Sulpice, le séminaire que l’on savait être occupé par les insurgés allait être attaqué, lorsqu’un médecin de la garde nationale s’est présenté au général, donnant sa parole d’honneur qu’il n’y avait plus dans la maison que des blessés. Le général promit que cet établissement ne serait pas attaqué. Quelques instants plus tard, un coup de fusil partit d’une fenêtre, donna l’éveil au général et le décida à pénétrer dans le séminaire. Il n’y avait pas un seul blessé. C’était une trahison. Les coupables ont été immédiatement fusillés. »

On lit dans le Gaulois du 29 mai :

« Lorsque le 2e corps déboucha place Saint-Sulpice, nos soldats furent tout étonnés de la trouver déserte, à l’exception d’un chirurgien-major de la Commune qui, du porche de l’église, fit signe que l’édifice, converti en ambulance, était encombré de blessés.

» Peu d’instants après, les habitants paisibles, étant revenus de leur terreur, prévinrent les soldats que l’église, loin de contenir des malades, était au contraire encombrée d’insurgés.

» On trouva dans Saint-Sulpice environ 400 insurgés en chemise, couchés et simulant d’être blessés. Ils furent tous passés par les armes en compagnie du faux chirurgien. »

On lit dans le Soir du 29 mai :

« À Saint-Sulpice, quand les troupes sont arrivées, elles se sont trouvées devant un chirurgien-major qui leur a dit : « Ne troublez pas les malheureux qui sont là, ce sont des blessés qu’à défaut de lits aux ambulances nous soignons ici. » Les soldats se sont retirés discrètement ; mais les voisins les ont informés que ces blessés étaient des insurgés bien portants, lesquels allaient reprendre les armes et tirer sur eux. La troupe a sur-le-champ envahi l’église, constaté que les hommes alités n’avaient aucune blessure, et se préparaient à sauter sur leurs fusils, les a entraînés sur la place Saint-Sulpice. »

On lit enfin dans le Petit Moniteur du 30 mai :

« Une autre ambulance avait été installée à l’église Saint-Sulpice : on y a trouvé 400 fédérés déguisés. »

Ainsi se forme la légende :

Un premier récit transforme les blessés du séminaire en fédérés jouant les malades. — Un second récit transporte la scène à l’église. — On finit par supprimer la tuerie : et c’est ainsi que par gradations successives, les blessés odieusement massacrés dans l’ambulance du séminaire Saint-Sulpice, se changent en fédérés embusqués dans l’église voisine, et qu’on se contente de faire prisonniers.

Le lecteur voit de quelle façon les journaux arrangeaient alors les faits pour innocenter la répression. Quand nous citerons des extraits de feuilles de cette époque, il pourra tenir compte de cette partialité et deviner ce qu’il faut ajouter aux récits pour se faire une idée exacte des faits.


XIV

LE Ve ARRONDISSEMENT

Le massacre fut épouvantable dans le Ve arrondissement.

À la mairie, on tua tout ce qu’on trouva. « Il avait là, m’écrit un négociant du quartier, des enfants de 12, 13, 14 ans qu’on employait comme estafettes pour porter des lettres. On fusilla tout, hommes, enfants, tant dans la cour de la mairie que dans celle de l’école des frères. »

Dans le corridor du magasin de nouveauté, à côté, il y avait dix-neuf cadavres.

Au grand Hôtel Soufflot, rue Toullier, s’étaient réfugiés deux fédérés. Un seul avait encore un fusil. Il y avait aussi un blessé. La troupe s’en empara, leur dit de s’en aller, de tourner à droite par la rue Cujas, puis les tira par derrière comme ils s’en allaient. Les soldats, fatigués de coller leurs victimes au mur, tuèrent beaucoup de gens de la sorte. Beaucoup de témoins m’ont attesté des faits semblables. Le docteur Dubois, conseiller municipal, a soigné un malheureux, qui, fusillé ainsi rue de Vaugirard, et mal atteint, put être rappelé à la vie.

Quant au blessé de l’Hôtel Soufflot, qui râlait, sur les prières des personnes de l’hôtel, on voulut bien aller le fusiller plus loin.

Au reste les journaux de mai 1871 donnent une idée suffisante du massacre.

Je lis dans la Liberté du 29 :

« À quatre heures on était maître du Panthéon où les fédérés ont laissé un grand nombre de morts. Les cadavres ont été transportés sur la berge du pont Saint-Michel. »

Je lis dans le Gaulois du 29 :

« Nos soldats débouchant par toutes les rues, eurent bientôt acculé les communards au nombre de 7 à 800 entre le Panthéon, la Bibliothèque et l’église Saint-Étienne-du-Mont. Pas un seul insurgé n’a échappé au massacre. »

Le Siècle du 26 mai note une vingtaine de cadavres à l’angle de la rue du Sommerard et du boulevard ; autant à l’entrée des rues Soufflot, Serpente, Saint-Séverin. Il raconte qu’au Val-de-Grâce, les soldats ont pénétré la baïonnette en avant, et tué les insurgés réfugiés dans les jardins et la buanderie et qui refusaient de se rendre : c’est la précaution oratoire employée par tous les journaux paraissant sous le régime de l’état de siège. Le Siècle du 26 raconte aussi que, rue Saint-Jacques, comme on avait tiré d’une fenêtre, les soldats ont tué tout ce qu’ils ont trouvé.

Les habitants du quartier ont gardé un affreux souvenir du monstrueux tas de cadavres accumulés devant le Théâtre de Cluny.

Il faut citer l’exécution d’Eugène André.

Eugène André était un mathématicien du plus grand mérite. D’abord maître adjoint à l’École normale de Melun (1851), puis professeur à l’école Turgot et à l’Association polytechnique, il est l’auteur d’ouvrages d’arithmétique devenus classiques et destinés à l’enseignement secondaire ; il a laissé également des tables de logarithmes, véritable œuvre de bénédictin.

Il détestait l’empire, et fut condamné pour le complot de l’Opéra-Comique. Après le 18 mars, il refusa la direction de l’enseignement primaire à l’Hôtel-de-Ville et consentit seulement à diriger une école communale. Il était, sous le premier siège, dans un bataillon de marche : pendant la Commune, il ne fît aucun service.

Une fois le quartier pris, des soldats se présentèrent chez lui, rue du Cardinal-Lemoine, 26. On l’avait engagé à se cacher. Il avait refusé. Quand les soldats arrivèrent, il était à table. On fouilla ses papiers : on ne trouva rien. On l’emmena. Il partit après avoir promis à sa mère de donner de ses nouvelles aussitôt qu’il le pourrait. Dans la rue, l’officier dit à un chef qu’on n’avait rien trouvé chez lui. Réponse : « Fusillez-le tout de même. » L’ordre fut exécuté de suite. Son père et sa mère voyaient l’exécution de leur balcon. Il mourut en criant : « Vive la République ! »

Ces détails me sont fournis par plusieurs de ses amis, comme lui mathématiciens de mérite. Ajoutons que depuis longtemps le malheureux André versait de l’argent à une compagnie d’assurances sur la vie pour laisser quelque chose à sa famille après sa mort, la Compagnie refusa de payer.

Le père et la mère, restés dans le dénuement, sont morts depuis.

Le Petit Bulletin des Tribunaux a publié récemment le récit suivant : Le 24 mai, un fédéré se sauvait devant les troupes ; il se jette rue Saint-Hilaire, entre dans une maison qui porte le no 12, et, dans le couloir, décharge à la hâte les dernières cartouches de son revolver. Ici je laisse la parole au journal :

« Les soldats, encore à une centaine de pas, entendent une détonation sourde, et aperçoivent une légère fumée. » — C’est du no 14 que part cette fumée, dit l’officier. On enfonce à coups de crosse la porte du no 14.

» Le concierge était un vieillard de soixante-quinze ans, impotent et retenu au lit par la maladie. Il s’appelait Coupevent. On l’arrache brutalement du lit, on le traîne au fond de la cour. Il était pieds nus ; il avait à peine pu passer son pantalon que retenait une seule de ses bretelles ; sa chemise était lacérée ; il était plus blême qu’un cadavre : « Je vous jure, monsieur le capitaine, hurlait-il, que personne n’est entré, que personne n’a pu tirer un coup de pistolet dans la maison ; il n’y a que de pauvres femmes chez nous ; je suis le seul homme. » Et sa femme se traînait sur les genoux aux pieds de l’officier.

» On fouilla minutieusement ; rien, pas la moindre trace d’insurgé. Le vieux concierge était toujours là, grelottant de fièvre et de peur. « Fusillez-le ! » cria le capitaine à ses quatre hommes. Ceux-ci ne bougèrent pas.

» Mais l’officier hurla de nouveau : « Feu ! donc, vous dis-je. » Les soldats abaissèrent leurs armes ; pas un pourtant n’osa ou ne voulut tirer. Alors, il prit et arma son revolver. La femme, comme une furie, s’attacha à lui : « Non, vous ne l’assassinerez pas comme ça, malheureux ! Il n’a rien fait, tuez-moi plutôt. » Le jeune capitaine était plus fort que la vieille : il l’envoya rouler à deux pas ; puis, à bout portant, froidement, sans se presser, il fit sauter la tête du vieux concierge d’un coup de revolver. Le cadavre roula dans la boue qu’il ensanglanta.

» Depuis, on fait, nous a-t-on dit, une pension à la veuve »

Rue de la Vieille-Estrapade, au coin de la rue de Laromiguière, cinq ou six fédérés sont cernés par les chasseurs de Vincennes ; ils jettent leurs armes ; on tire sur eux ; ils courent de tous côtés ; on les tue à coups de fusil un à un. Il en restait un dernier : il criait : « À l’assassin ! » Il fut assommé à coups de crosse.

Je pourrais multiplier les épisodes ; je me borne à citer un dernier témoignage.

Un peintre de talent, M. R. Forcade, fils du célèbre écrivain politique que la Revue des Deux-Mondes n’a pas remplacé, a vu les rues pleines de cadavres, et en a conservé des souvenirs précis et colorés, des souvenirs de peintre qu’il a bien voulu mettre à ma disposition. Voilà ce qu’il trouva dans un espace de 300 mètres.

Rue des Écoles, à l’endroit où se trouve aujourd’hui un square et un escalier conduisant au Collège de France, gisaient deux vieillards, et un peu plus loin, trois autres corps, dont l’un était celui d’une femme à peine vêtue d’un méchant jupon. Aucun des fusillés n’avait d’uniforme. Les passants regardaient et se taisaient. Un geste de pitié eût pu être imprudent.

Un peu plus loin, au coin de la rue des Écoles et de la montagne Sainte-Geneviève, quelques maisons en arrière de l’alignement forment un renfoncement assez vastes. Il y avait là, pêle-mêle, près de quatre-vingts cadavres, parmi lesquels se trouvaient des corps de femmes, une cantinière, une jeune fille de dix-sept ans, portant encore au sein gauche la cocarde rouge qui peut-être lui avait coûté la vie, des enfants de treize à quinze ans.

Au moment où M. Forcade regardait les morts avec un de ses amis, M. C…, docteur en droit, des soldats arrivèrent, amenant un prisonnier portant le képi de capitaine fédéré. M. C… reconnut le sous-lieutenant qui commandait le détachement, et avec lequel il avait fait la campagne de la Loire. « Vous n’allez pas fusiller cet homme », lui dit-il. Il n’eut pas le temps d’obtenir une réponse. Pendant que le fédéré allait au mur, enjambant les corps, glissant sur le sang dont le terrain était couvert, deux balles l’abattaient sur les deux genoux : deux autres coups de chassepot le couchèrent par terre sans l’achever. Le malheureux se débattait désespérément contre la mort ; un affreux tremblement nerveux secouait tout son corps : il criait : Grâce ! grâce ! » Une troisième décharge lui coupa la voix ; mais il vivait, il se débattait encore. Alors le sous-lieutenant prit un revolver et le déchargea dans l’oreille de la victime, une fois, puis deux, puis trois… la révolte du malheureux contre la mort était si désespérée que l’agonie ne finit qu’au cinquième coup.

Je dois ajouter que le sous-lieutenant fut puni. Un général qui passait par là se fit raconter la scène et infligea au jeune officier vingt jours de prison.

Plus loin, au coin de la rue Monge, on fusillait encore.

Et, notez-le bien, on fusillait des personnes portant l’habit civil.

C’est la fatalité de la guerre civile que la fusillade allume la fusillade, et que les balles tirées d’un côté ont de l’autre côté des ricochets lointains et terribles.

Pendant qu’on fusillait au Panthéon, à l’avenue d’Italie, les Dominicains d’Arcueil, arrachés de leur prison, étaient menacés par une foule furieuse. « Nous soignerons vos blessés », dirent-ils. Il y eut un moment d’apaisement. On ramena les Dominicains dans leur geôle.

Ici, je laisse la parole à M. Maxime Ducamp. Son récit ne sera pas suspect aux conservateurs (Maxime Ducamp, t. I, p. 229).

« Peut-être auraient-ils été sauvés si Serizier n’avait appris des nouvelles qui l’exaspérèrent ; des hommes venant du quartier des Écoles avaient pu gagner l’avenue d’Italie pour essayer de combattre encore ; ils racontèrent que le Panthéon, la grande citadelle de l’insurrection, avait été pris par les Versaillais avant qu’ont eût eu le temps de le faire sauter ; que Millière avait été fusillé, etc. »

M. Maxime Ducamp ignore systématiquement les fusillades, sauf celles qui s’imposent, comme l’exécution de Millière ; mais il est facile de lire entre ces lignes que la scène sauvage de l’avenue d’Italie répondait au massacre du Panthéon.


XV

LA RIVE GAUCHE
(fin)

C’est près du Jardin des Plantes, que se produisit un des épisodes caractéristiques de la répression : l’ordre fut donné de fusiller M. Cernuschi.

On sait qui est M. Cernuschi. Jeune, il joua un rôle important dans la révolution italienne, à Milan d’abord, à Rome ensuite. Il fut proscrit. Il étudia à Paris la question des richesses ; il ne devint pas seulement, au point de vue de la science abstraite, un économiste des plus distingués ; il sut pratiquer la théorie, et fit une grande fortune. Cette fortune fut toujours au service de la République et de la démocratie ; on se rappelle qu’en 1870, il avait donné deux cent mille francs au comité anti-plébiscitaire.

Son mérite, sa situation, son passé, lui auraient assuré un des premiers rôles en Italie, dès que l’Italie fut affranchie. Il aimait la France, il lui resta fidèle. Il choisit le jour où il la vit mutilée, insultée, ruinée, pour demander à devenir Français. Il se fit naturaliser pendant l’année terrible. On lui offrit aussitôt une candidature. Il voulut rester simple citoyen de sa nouvelle patrie,

Pendant la Commune, il resta dans Paris ; il dirigea le Siècle avec deux écrivains, ses amis, MM. Chaudey et Théodore Duret. On sait comment Chaudey fut arrêté ; on sait comment Raoul Rigault le fit fusiller, à Sainte-Pélagie, dans la nuit du mardi au mercredi. M. Cernuschi avait fait des efforts désespérés pour sauver son ami. Au début de la terrible semaine, avec M. Th. Duret, il n’épargna rien, ne recula devant aucun péril, pour parvenir jusqu’à la prison. Menacés, renvoyés de barricade en barricade, MM. Cernuschi et Duret purent enfin arriver à Sainte-Pélagie au moment où les troupes venaient de s’en emparer ; ils y trouvèrent le cadavre de Gustave Chaudey.

À ce moment, le général… je le nomme ; il a déjà été nommé dans plusieurs documents publiés, et notamment dans le livre de M. L. Fiaux… Le général de Lacretelle était au Jardin des Plantes. Voici ce dont M. Hervé de Saisy, ancien député de la droite royaliste à l’Assemblée nationale, aujourd’hui membre de la droite royaliste au Sénat, a témoigné dans une lettre faite pour la publicité, adressée à M. Xavier Raspail à l’occasion d’un procès de presse, lue dans ce procès et insérée dans la brochure l’Amnistie. Au reste, dès le 28 mai, M. Fr. Thomas avait raconté ces faits dans le Siècle.

On vint dire au général de Lacretelle que M. Cernuschi était à Sainte-Pélagie. « Cernuschi ! s’écria le général. C’est celui qui a donné deux cent mille francs pour combattre le plébiscite ?… » Et il donne verbalement l’ordre d’exécution.

J’ai entendu raconter la suite par M. Duret lui-même dans tous ses détails que contiennent d’ailleurs les journaux du temps. On fit remonter MM. Cernuschi et Duret dans leur voiture. « Bientôt, dit le Gaulois du 30, la voiture qui marchait avec lenteur s’arrêta près d’un cul-de-sac où l’on voyait en face d’un peloton qui semblait en permanence, deux hommes gisant dans leur sang qu’on venait des fusiller. » C’est là seulement que les deux condamnés sans le savoir devinèrent le sort qu’on leur réservait.

C’est alors que MM. Cernuschi et Duret se mirent à apostropher l’officier qui était là. Ils lui firent comprendre la gravité de la responsabilité qu’il assumait. L’officier réfléchit, et résolut de ne rien faire sans un ordre écrit. D’autre part, M. Hervé de Saisy dit, sans préciser, qu’il s’interposa et fut assez heureux pour faire naître une circonstance fortuite à laquelle les deux rédacteurs du Siècle durent leur salut.

C’est ainsi qu’il suffisait, à cette époque, d’être un républicain connu pour être condamné à mort.

Le quartier du Muséum fut couvert de cadavres. Au Jardin des Plantes même, on amenait des prisonniers pour les fusiller. Un témoin en a vu exécuter quinze en trois fois. On m’a raconté l’exécution d’un vieillard qu’un officier venait de souffleter pour une réponse un peu vive. Il se produisit là un fait analogue à celui de Sainte-Pélagie.

Un régiment d’infanterie de marine, descendant du Panthéon, est entré dans le Jardin par la rue Linné vers midi. Au moment où le premier peloton franchissait la porte, une balle venue probablement du quai d’Austerlitz, frappa un lieutenant à la jambe.

Les soldats crurent probablement que le coup avait été tiré des bâtiments des serres ; il y avait là une ambulance : on y découvrit sept jeunes gens qui étaient là comme aides-pharmaciens. Ils ont été immédiatement exécutés dans une des allées du jardin.

On ferait un long chapitre avec les tueries faites dans les diverses ambulances de Paris. On sait que les médecins ne furent pas épargnés : quant aux blessés, leur blessure était déjà un crime : elle prouvait (ou du moins on le supposait) qu’ils s’étaient battus.

Citons de suite quelques faits à ajouter au massacre de Saint-Sulpice et à celui du Jardin des Plantes.

Je trouve dans le très intéressant volume que notre confrère Edgard Monteil vient de publier, les Couches sociales, l’exemple suivant :

« Le 24 mai, Galtier fut blessé à la barricade de la Villette et porté à l’ambulance établie rue d’Allemagne, à l’école des filles.

» Le 26, entre dix et dix heures et demie du matin, le 64e de ligne arriva dans la rue et s’empara de l’ambulance.

» Un capitaine et un lieutenant se promenaient dans les salles.

» Ils firent entrer un peloton dans la cour, et le capitaine dit : « Prenez-les sans faire un choix, chacun à leur tour. »

» On commença par un bout de la salle. Les fédérés blessés descendirent comme ils purent et se firent fusiller avec une grande fermeté.

» Parmi les blessés se trouvait une femme qui avait eu la cuisse cassée par une balle et qui refusa de se laisser emmener. Elle venait de voir fusiller son mari, blessé comme elle et couché dans le lit qui se trouvait près du sien. Elle avait quatre enfants qu’on lui amenait tous les jours. Le dernier, auquel elle donnait le sein, restait avec elle. Quatre soldats vinrent la prendre. Elle serrait son enfant contre sa poitrine en poussant des cris affreux. Elle ne voulait ni ne pouvait marcher. On prit une corde qu’on passa sous ses bras, on la traîna et on l’attacha à un des montants du portique du gymnase. On la tua, elle et son enfant.

» Il restait deux hommes à fusiller pour que ce fût le tour de Galtier ; mais l’ordre arriva de ne plus fusiller.

» On creusa une fosse près du mur de l’école et on enterra les fusillés. »

Un autre fait.

M. Barthélémy, chauffeur à l’usine des Moulineaux, fut blessé par une balle perdue en allant à son travail, le matin, à l’heure habituelle. Relevé par des fédérés, il fut porté dans un poste transformé en ambulance, situé derrière l’hôpital Lariboisière, auprès des Vendanges de Bourgogne. Quand l’armée approcha, on évacua une partie des blessés sur l’hôpital ; aucun n’y arriva ; tous furent tués en route.

Nous verrons plus tard les blessés des Quinze-Vingt tirés de leur lit, et conduits au Châtelet, pour être achevés à la caserne Lobau.

Le docteur M…, qui dirigeait une ambulance rue Jeanne-d’Arc, me fournit des détails navrants sur les fusillades du quartier. Les fédérés se rendirent, il contribua à les y décider. On les laissa aller : mais, quand ils furent partis, on tira sur eux. Le docteur M… fut arrêté avec tout le personnel de l’ambulance. On forma une colonne de prisonniers. Toute la rue Jeanne-d’Arc était pleine de cadavres. On fusillait encore. « Nous avons vu, nous dit M. le docteur M…, un vieillard de plus de soixante-dix ans qu’on allait exécuter. Un cri s’éleva de la colonne de prisonniers à ce spectacle. Cependant ce vieillard, en descendant un trottoir, tomba : on lui écrasa la tête à coups de crosse sous nos yeux. »

Tel fut, à mesure que les troupes avançaient, le massacre de la rive gauche. Est-il besoin de recommencer le même tableau pour la rive droite ? Je donne seulement, comme exemple, quelques citations de journaux sur un quartier « conservateur » de l’arrondissement.

Le Français dit :

« Trois insurgés avaient voulu se cacher dans la maison Devinck ; ils furent signalés et fusillés sous la porte cochère. »

Le Soir du 26 mai note, rue Richelieu, « une longue rangée de cadavres sur le trottoir ».

Il raconte aussi qu’un coup de feu fut tiré sur un soldat, place du Théâtre-Français, et ajoute :

« Ses camarades, ivres de fureur, se précipitent dans la maison, y trouvent l’individu qui a fait feu, et, se préparaient à le fusiller au milieu d’un tel désordre, qu’un officier dut les arrêter en leur faisant remarquer qu’ils allaient « se blesser les uns les autres ». C’est alors qu’un garde de la paix s’approcha de ce criminel et lui brisa la tête d’un coup de revolver. »

La Patrie du 28 mai dit :

« Trois marins conduisent chacun une brouette sur lesquelles sont étendus plusieurs cadavres de gardes nationaux que l’on porte au no 398 de la rue Saint-Honoré. Ils ont été fusillés dans les fossés de la barricade pour avoir été pris les armes à la main et surpris au moment où on incendiait les maisons. »

Le même journal note plusieurs exécutions, place du Théâtre-Français, à la barricade qui protégeait les rues Richelieu, Montpensier et Saint-Honoré.

Je cite encore un passage du Français du 6 juin sur un quartier voisin :

« À la prise du quartier des Halles, un homme se présente aux avant-postes sous les tranchées. Il était blanc de farine et couvert d’un de ces immenses chapeaux de feutre que portent les forts de la halle.

» — D’où viens tu ? lui demanda l’officier.

» — De la halle aux blés, répond-il.

» — C’est impossible ; montre tes mains.

» Le dessus était très couvert de farine, mais la paume était encore noire de poudre.

» Il a été fusillé sur-le-champ. »

Un dernier détail donnera l’idée de ce que pesait alors la vie humaine.

Le directeur d’une usine importante, M. A…, se trouvait place du Théâtre-Français, avec un de ses amis ; un passant, vêtu en bourgeois, est signalé aux soldats par un individu également en costume civil, probablement un policier. Le passant dénoncé est empoigné par quatre hommes, accompagnés d’un caporal. Les deux promeneurs interviennent. « Vous n’allez pas fusiller cet homme ! » L’ami de M. A… était décoré ; son ruban rouge en impose aux soldats qui font semblant d’emmener le prisonnier, mais arrivés un peu plus loin, devant la boutique de l’armurier Lepage (il y avait là une barricade avec un fossé) un soldat renverse le malheureux dans le fossé d’un coup de crosse dans les reins : une fois tombé, on le fusille.

M. A… et son ami accourent. Il y avait là un officier ; ils lui firent les plus pressantes remontrances. L’officier parut être de leur avis, et se tournant vers les hommes qui venaient de tirer, leur adressa cette curieuse oraison funèbre de la victime :

« Vous auriez bien pu l’emmener, celui-là. »

On juge par là, du sang qui fut répandu, à mesure que l’armée avançait, dans les quartiers suspects, tels que le quartier Saint-Antoine, le Château-d’Eau, etc. À quoi bon prolonger indéfiniment cette triste narration d’horreurs ? Le lecteur sait maintenant quelle accumulation de cadavres la victoire du parti de l’ordre laissait à chacune de ses étapes.


XVI

LA TERREUR

Jusqu’ici nous n’avons vu que les fusillades faites dans les quelques heures qui suivaient le combat. Derrière, on tuait encore ; on tuait loin de la bataille, dans des quartiers pris depuis deux ou trois jours ; on tuait froidement, de parti pris, depuis la porte d’Auteuil, par laquelle on était entré le dimanche 21 mai, jusqu’à la ligne occupée par les troupes ; et les progrès de l’armée avaient pour premier résultat d’agrandir le champ du massacre.

Un correspondant du Times, dans le numéro du 27 mai, raconte d’une fort curieuse façon une promenade de nuit dans Paris. Rien n’était sinistre (tous les témoins s’en souviennent) comme l’aspect des rues, le soleil couché. Pas une lumière : toutes les portes s’étaient refermées, toutes les fenêtres éteintes. Il ne restait, dans la nuit noire, que des malheureux sans asile, trébuchant sur les cadavres ou sur les monceaux de pavés des barricades. Le correspondant du Times traversait avec un ami anglais les rues désertes de la ville muette, quand, à la Bourse, il entendit éclater un grand bruit de tambours ; il s’informa, c’était la garde nationale à brassard qui se réunissait : le parti de l’ordre se montrait.

Il allait chercher les suspects et conduire les prisonniers aux abattoirs.

Un autre correspondant dit dans le même numéro du grand journal anglais :

« Le parti de l’ordre, dont la couardise fut la principale cause de la guerre, se distingue maintenant par sa férocité, fouillant partout les maisons pour trouver des insurgés, et fusillant beaucoup de ceux qu’il trouve. »

Une correspondance insérée dans le Times du 29 mai ajoute :

« Indépendamment des obus et des coups de… fusil… un étranger court des risques sérieux par suite du tempérament excessif du parti de l’ordre… Il sera curieux plus tard de supputer le chiffre d’innocents qui ont été fusillés pour avoir désobéi aux ordres de quelques gardes nationaux impérieux. »

Outre ces volontaires, la police arrivait sur les pas de l’armée. Ses agents marchaient derrière les régiments. Un officier disait à l’un des rédacteurs du Gaulois en lui montrant les policiers : « Dès que notre tâche est finie, la leur commence. » (Gaulois du 26 mai.) La formule était inexacte : agents et soldats travaillaient ensemble.

Enfin, les dénonciateurs pullulaient. Des procès intentés plus tard ont montré jusqu’à quel point était poussée la rage des dénonciations. J’en retrouve un fort curieux dans la République française du 6 mai 1872. Le marquis de Forbin-Janson et madame la marquise habitaient, rue Thérèse, 11, une maison appartenant à M. de Rémusat. Il y avait dans la maison, outre le vaste appartement occupé par le marquis, trois petits appartements occupés, l’un par les époux Lancaster, les autres par M. Sauchet et M. Bargeon. Ces quatre petits locataires, le concierge et sa femme furent tous les six dénoncés et arrêtés du 26 au 28 mars. M. Lancaster a été fusillé au Châtelet. L’avocat de M. le marquis de Forbin-Janson a reconnu qu’il avait demandé par lettre, au général Berthaut, l’arrestation des cinq autres ! Il n’essayait de nier que pour M. Lancaster.

Le journal les Débats a eu communication du chiffre des dénonciations classées à la préfecture de police, du 22 mai au 13 juin. En trois semaines, il y eut trois cent soixante-dix-neuf mille huit cent vingt-huit dénonciations (Les Débats cités par M. L. Fiaux, Histoire de la guerre civile). Tel citoyen, acquitté par les conseils de guerre, avait été dénoncé dix-sept fois[7] ! Il faisait bon, alors, se débarrasser de ses ennemis.

En outre la troupe fouillait elle-même les maisons, sans attendre les délations. Le Journal de Paris du 30 mai décrit le procédé employé. D’abord la troupe entre l’œil au guet, le doigt sur la détente, dans la rue qu’elle est chargée de visiter. On avertit les concierges de faire descendre toutes les armes à feu. Quelques heures après arrive un peloton qui ne monte que dans les maisons signalées. Le lendemain, nouvelle perquisition faite d’après les interrogatoires des prisonniers.

Il semble qu’il y ait eu, dans chaque quartier, une organisation sommaire de la terreur. Cette organisation n’était pas bien régulière ; à ces époques troublées, le pouvoir est aux plus violents. On m’a raconté l’installation de l’autorité à la mairie du VIIIe arrondissement. Un jeune homme, fils d’un député appartenant à l’opinion républicaine modérée, M. J.., vint s’installer là avec une délégation de M. Barthélémy Saint-Hilaire : assurément, il aurait empêché les excès dans la mesure de son pouvoir. Mais il fut fort mal reçu et assez vite mis à la porte par deux meneurs de la répression à outrance, dont un baron commandant un des anciens bataillons de la garde nationale.

Des listes de suspects étaient-elles dressées d’avance, par quartier ? Certains faits qu’on m’a indiqués sembleraient l’établir. M. le docteur G… fit intercéder un « conservateur » influent pour un ami, qui lui répondit : « Je réussirai peut-être ; cela dépend de la façon dont il est porté sur la liste. »

Je ne serais pas étonné qu’il y ait eu de pareilles listes : la garde nationale de l’ordre avait son état-major à Versailles ; cet état-major était mêlé activement à toutes les petites conspirations qui donnèrent lieu à tant de promesses et qui eurent si peu d’effet. Or, partout, les officiers de la garde nationale de l’ordre sont activèrent mêlés aux exécutions ; nous avons vu le Times signaler leur rôle ; c’est l’un d’eux qui s’installe à la mairie du VIIIe arrondissement ; et la cour martiale qui versa le plus de sang, celle du Châtelet, était présidée par un lieutenant-colonel de la garde nationale.

Quelques-uns de ces messieurs jouèrent parfois un rôle assez difficile à définir.

Je citerai M. le baron de Montant. M. de Montant était sous la Commune chef d’état-major fédéré dans le VIIe arrondissement ; mais il avait en poche deux laissez-passer : l’un de M. Barthélémy Saint-Hilaire, l’autre du maréchal de Mac-Mahon ; et, à la veille de l’entrée dans Paris, il recevait (c’est lui-même qui l’a dit à la commission d’enquête du 18 mars), il recevait, dis-je, dix mille francs de M. Thiers, pour les employer à l’œuvre qu’il avait entreprise.

Or, cet agent de M. Thiers était l’ami intime et le conseiller d’Urbain, membre de la Commune : et j’extrais du procès de ce dernier (troisième conseil de guerre de Versailles, séance du 11 août 1871), un passage de l’interrogatoire de M. de Montaut, témoin :

» D. Avez-vous engagé Urbain à établir un système de machines infernales dans les égouts ?

» R. J’avais été informé qu’on voulait établir un système de ce genre ; alors j’ai proposé à Urbain d’adopter mon plan. Si j’avais réussi à cela, je n’aurais pas eu pour détruire les mines des fédérés le mal que nous avons eu plus tard. » (On verra plus loin ce que vaut cette assertion.)

Urbain est le membre de la Commune qui proposa à la séance du 17 mai de fusiller dix otages dans les vingt-quatre heures. Il appuyait sa proposition sur un rapport racontant que les Versaillais, ayant pris une ambulancière, l’avaient violée et fusillée sur le champ de bataille sous les yeux des fédérés. Ce rapport fantastique, dont les conséquences pouvaient être sinistres, est publié à l’Officiel de la Commune daté du 19 mai. Il commence ainsi :

« Le chef d’état-major de la septième légion porte à la connaissance de la commission militaire, etc. »

Le chef d’état-major de la septième légion, c’était M. le baron de Montaut, agent de M. Thiers, celui qui recevait les dix mille francs de Versailles.

J’extrais de la séance du conseil de guerre, citée plus haut, un second incident de la déposition de M. de Montaut.

Sur la question :

« N’est-il pas vrai que vous avez fait à Urbain un rapport d’après lequel il a demandé l’exécution des otages ? »

M. de Montaut explique qu’un parlementaire vint lui raconter qu’il avait été accueilli à coups de fusil et ajoute : « Je lui conseillai de faire à ce sujet un rapport qui fut porté à Urbain. »

« D. N’est-ce pas ce rapport qui a déterminé Urbain à faire son abominable proposition au sujet des otages ?

» R. Urbain était très mal entouré à la mairie : on a exagéré le rapport, et c’est sous le coup de l’indignation qu’on avait fait naître dans son esprit qu’il a dû faire la proposition en question. »

À peine l’armée entrée, M. de Montaut se faisait reconnaître. Arrêté par erreur, il était réclamé par M. le marquis d’Abzac, aide de camp du maréchal de Mac-Mahon (Enquête du 18 mars. Attestation du prévôt du 5e corps). Il allait disant partout que la Commune avait placé des mines dans tous les égouts ; qu’avec deux claviers établis, l’un au Télégraphe, l’autre à l’Hôtel-de-Ville (c’était le plan qu’il avait proposé vainement à Urbain), les fédérés voulaient faire sauter Paris quartier par quartier et qu’il avait, lui, de Montaut, été couper les fils dans les égouts, au péril de sa vie. Il prétendait même avoir employé ainsi les dix mille francs de M. Thiers.

Il se vanta de cette prouesse à la commission d’enquête parlementaire. La commission s’informa près du service des égouts. La réponse est dans les documents de l’enquête. Jamais il n’y eut, ni une mine de pratiquée, ni un fil de posé ; les égouts étaient restés sous la surveillance des agents du gouvernement de Versailles.

M. de Montaut ne fut pas le seul de la sorte. À Montmartre, des faits analogues se produisirent : certain capitaine, dont j’ai le nom, et qui s’était attelé aux fameux canons avant le 18 mars, faisait, avec une étrange violence, les arrestations et les perquisitions. Il opérait la nuit, le revolver au poing, la menace à la bouche.

Un autre officier fédéré, après avoir été parmi les plus violents de la Commune, se trouvait parmi les vainqueurs et recevait comme butin la place d’un fonctionnaire suspect.

D’autres prenaient leur part d’autorité dans la répression, on ne sait de quel droit. À la mairie de Montmartre, il y eut avec le colonel Perrier un « délégué civil », coulissier de son métier, et dont le quartier a gardé un terrible souvenir.

Je cherchais tout à l’heure s’il y eut des listes, pour chaque quartier, antérieures à la prise du quartier ; ce qui est certain, c’est qu’on se hâtait d’en dresser aussitôt le quartier conquis. J’en ai une sous les yeux ; je la trouve dans les notes que le docteur Robinet a bien voulu me communiquer. M. Robinet intervint activement en faveur d’une dame B…., qui fut arrêtée près de chez lui sans l’ombre d’un motif. Parmi les notes relatives à cette dame, je trouve son ordre d’arrestation. C’est une feuille à en-tête, dont le haut est coupé. Il ne reste plus à l’en-tête qu’une accolade, et le mot : sommaire. Voici le texte de ce curieux document (Je supprime bien entendu les noms et les adresses) :

PRÉVÔTÉ.

À arrêter le plus tôt possible :
Femme D…, rue…, n°…, menace le quartier.
Mari fusillé.
Même maison, veuve R…, lampiste.
Pétrole (Ont dû menacer.)
M. R…, rue n°…,

Doit être caché dans la maison.
Inspecteur du marché Saint-Germain.
Madame D…,
Avait affiché des signaux.
Concierge rue…, n°…
Renseignement sur D…, au Petit-Saint-Thomas.
On le croit à Saint-Mandé chez sa belle-mère.
On la croit blanchisseuse.

En tête du verso de la feuille, sont écrits ces mots :

Requérir tous agents de la force armée et prêter main-forte pour l’exécution du présent.

Le prévôt,
(Signature).


On voit les motifs qui suffisaient pour donner un ordre d’arrestation, alors qu’il y avait tant de chances pour qu’un ordre d’arrestation fût une condamnation à mort. On arrête une marchande lampiste parce qu’elle a du pétrole et qu’elle a dû menacer ; on arrête une femme parce que son mari est fusillé ; on arrête un concierge pour le crime assez indéfinissable d’avoir « affiché des signaux » ! On arrête un dernier suspect pour ce motif : « inspecteur du marché Saint-Germain ! »

Or, on a conduit à Versailles quarante mille prisonniers ; nous verrons plus tard qu’en outre on a fusillé environ trente mille personnes ; un certain nombre de personnes arrêtées ne figurent dans aucunes des deux catégories, ayant été relâchées de suite. Qu’on juge, d’après ces chiffres, la terreur organisée dans Paris !


XVII

LES PÉTROLEURS

On sait que la vue des horribles incendies allumés de toutes part dans Paris, soit par les fédérés, soit par les obus, soit par des personnes intéressées, développa dans la population parisienne une sorte de folie ou de monomanie : on fut possédé de l’idée fixe que même dans les quartiers occupés par les troupes, des « communards » cherchaient encore à mettre le feu. On s’imaginait que des misérables, des femmes surtout, jetaient dans les caves, au passage, un peu de pétrole et une mèche incendiaire. On allait jusqu’à croire que les pompiers remplissaient leurs pompes, non avec de l’eau, mais avec des huiles minérales, pour activer les flammes. Et tout Paris, pris d’une même peur, se mit à boucher les soupiraux des caves.

Un peu de réflexion suffit pour voir ce qu’il y a d’absurde dans ces idées. Incendier une maison avec ce qu’on pourrait jeter de pétrole d’une boîte au lait, en allumant ce pétrole avec une mèche lancée rapidement à distance, serait assurément un des tours de force les plus extraordinaires ; et pour qu’on pût remplir les pompes d’huiles minérales, il aurait fallu faire apporter secrètement des quantités considérables de bombonnes au milieu des quartiers occupés par les troupes, sans que personne s’en aperçût, ce qui aurait été singulièrement difficile.

La Commune a eu un historien connu pour la violence de son parti pris : M. Maxime Ducamp. Le nouvel académicien a consacré trois volumes à affirmer que les fédérés ont voulu brûler non seulement les monuments incendiés, mais même les autres, et massacrer, non seulement les otages qui ont péri, mais même ceux qui ont survécu. Sa haine enragée n’a jamais assez de métaphores pour se satisfaire : et quand M. Ducamp a vu passer des cavaliers de la Commune, il pense de suite à un « troupeau de chacals ». On peut donc compter sur lui pour ne point innocenter légèrement les partisans du 18 mars. Eh bien ! dans le volume II de son livre, chapitre VI, 5, il traite la croyance aux pétroleurs de « légende absolument fausse ». Il ajoute : « Nulle maison ne brûla dans le périmètre occupé par l’armée française. Et il rapproche la peur sans objet qui s’empara de la population, d’une peur analogue qui se produisit au seizième siècle. En 1324, Paris, affolé, se mit aussi à « étouper » les soupiraux.

Un tel témoignage nous dispense de discuter la légende : tout le monde accordera ce que concède M. Maxime Ducamp : dans les quartiers conquis, il n’y eut ni pétroleurs, ni pétroleuses : eh bien ! c’est par milliers qu’on fusilla des malheureux et surtout des malheureuses, pour un geste suspect, pour une bouteille d’huile ou d’eau de Javel trouvée dans leurs mains, ou simplement pour un soupçon, pour la dénonciation d’un ennemi !

Les journaux de mai sont littéralement remplis du récit de ces exécutions : j’ai fini, en les dépouillant, par ne plus relever que les cas les plus extraordinaires : il faudrait un volume pour mentionner tous les assassinats commis sous ce prétexte.

J’en cite quelques exemples :

« Jeudi, une femme qui habitait le no 50 de la rue de Verneuil, et qui la veille avait fait la chaîne avec ardeur, a été surprise versant du pétrole dans une cave de la rue de Lille.

» Six soldats, avertis par une ouvrière qui avait vu accomplir cet acte horrible, l’ont fusillée derrière une barricade.

» Le même jour, deux cents individus, hommes et femmes, surpris dans le quartier Saint-Antoine au moment où ils préparaient de nouveaux incendies en arrosant les maisons avec du pétrole, ont été conduits au Champ-de-Mars où on les a fusillés impitoyablement. »

(Petit Moniteur du 28 mai.)

« Un nommé Alphonse L… (nous taisons le nom pour sa famille), ancien compositeur du Moniteur universel, d’où il a été renvoyé il y a plusieurs années pour vol, a été arrêté sur le pont des Saint-Pères. Il venait avec du pétrole brûler le Moniteur. Il a été fusillé sur-le-champ. »

(Moniteur de 28 mai.)
« Des hommes de son régiment ont arrêté et fusillé, sur la place (au Palais-Royal), des femmes qu’ils avaient surprises à jeter du pétrole au moyen d’arrosoirs dans les soupiraux des caves. Par-dessus ce pétrole, elles lançaient des étoupes enflammées… Les cadavres des femmes restaient jetés au hasard dans le jardin et dans les galeries. »
(Gaulois du 26 mai.)

« Jeudi nous avons vu conduire à l’état-major de la place Vendôme, treize femmes, jeunes pour la plupart, qui avaient été surprises versant du pétrole dans les caves.

» Quelques instants après, une lugubre détonation indiquait que justice était faite.

» À trois heures, une femme qui inspectait de trop près l’Opéra-Comique est arrêtée par les passants, fusillée, et trouvée porteuse de trois fioles de pétrole. »

(Paris-Journal du 20 mai.)

Nous pourrions multiplier ces citations à l’infini. Le lecteur voit comment les choses se passaient. On fusille une femme parce qu’une ouvrière l’a vue, ou croit l’avoir vue, et dit l’avoir vue jeter du pétrole ; on fusille une femme parce qu’on l’a vue « inspecter de trop près l’Opéra-Comique ». Le journal ajoute bien qu’on découvre du pétrole sur elle, mais après qu’elle est morte. Le premier moment de surexcitation passé, les journaux déploraient les erreurs commises. « Hier, quartier des Écoles, dit le Siècle du 31 mai, une pauvre femme a été presque mise en morceaux pour avoir acheté de l’huile d’olive. » Une autre fois, c’est une malheureuse allant faire la lessive et portant de l’eau de Javel qui est fusillée. Au mois de juillet encore la légende faisait des victimes. Quand M. Gambetta fut revenu à Paris, après les élections, comme il passait un jour au coin de la rue du Colisée avec son ami le docteur F…, il vit la foule menaçant, huant, saisissant une malheureuse femme, à qui on allait faire un mauvais parti. Elle était passée près d’un mur au pied duquel on avait vu un liquide répandu. « C’est une pétroleuse », cria quelqu’un, et les passants de s’attrouper, de malmener la pauvre femme. M. Gambetta et le docteur F… s’approchèrent : il était facile de se convaincre que le prétendu pétrole appartenait à l’espèce d’humidité qui salit les murailles dépourvues d’inscriptions préservatrices. L’éminent homme d’État suivit la foule jusqu’au commissariat de police, se nomma et fit relâcher la « pétroleuse ».

Un mois plus tôt, la femme aurait été fusillée : il se serait trouvé parmi les témoins des gens qui, de la meilleure foi du monde, auraient reconnu sur le mur l’odeur de pétrole : quelques-uns auraient cru voir une bouteille cachée sous les vêtements de la femme : le fait aurait grossi en passant de bouche en bouche et les journaux auraient raconté qu’on avait fusillé au coin de la rue du Colisée, une femme qui portait trois litres de pétrole, pour le moins. C’est ainsi que, dans la plupart des récits qui précèdent, on trouve sur la victime quelques flacons d’un liquide incendiaire. Nos lecteurs savent déjà, par les récits de l’affaire Saint-Sulpice, de quelle façon les faits se transforment dans les feuilles du temps.

Un ancien interne de Lariboisière m’affirme qu’on a fusillé, sous les fenêtres de l’hôpital, des femmes sur lesquelles on avait trouvé un paquet d’allumettes ou un rat de cave. En pareil cas, le rat de cave s’allongeait de récit en récit. Veut-on un exemple des développements qu’il pouvait prendre dans l’imagination du public et dans les colonnes des journaux ? Je lis dans la Liberté du 30 mai :

« On a arrêté, ce matin, rue Montmartre, une femme dans les poches de laquelle on a trouvé 134 mètres de mèches à pétrole. »

Vous avez bien lu : cent trente-quatre mètres. Quelles poches que celles qui contenaient un tel paquet !

Un journal versaillais rapporte le mot d’un soldat breton qui donne bien l’idée de l’état d’esprit des massacreurs. « Je rencontrerais le bon Dieu lui-même, disait-il, que, si je lui trouvais du pétrole, je le fusillerais ! »

C’était chose sinistre que cette fureur qui joncha Paris de victimes. « En des temps comme ceux-ci, dit le Times du 29 mai (lettre de Paris datée du jeudi), un soupçon vaut une condamnation, et c’est perdre son temps que d’essayer une défense qui ne sera pas écoutée. » — Dans le numéro de la veille (lettre datée du mardi 23 et du mercredi 24), le journal anglais décrit les exécutions de femmes au Palais-Royal : « Je vis quatre hommes, dit le correspondant, s’emparer de deux femmes, à huit heures du matin, près des magasins du Louvre. Elles furent conduites à coups de pied et de poing jusqu’à la porte du Palais-Royal, et là, on les força à s’agenouiller devant le monument en flammes. Une femme sortit de la foule… et s’annonça comme la sœur d’une des prisonnières : elle fut brutalement repoussée… pendant qu’une douzaine de soldats s’avançaient et les fusillaient tranquillement. Un morceau de tapis fut jeté sur leurs corps, et chacun alla à ses affaires comme si rien ne s’était passé. »

Des scènes semblables se produisaient dans tout Paris ; on a vu plus haut des exécutions en masse de prétendues pétroleuses. Eh bien ! c’est à ce moment qu’un journaliste en verve ou à court de copie publiait, comme pour un « Guide du massacreur dans Paris », la façon de reconnaître les pétroleuses parmi les passantes.

Voici, en effet, comment les décrit le Paris-Journal du 28 mai :

« Elles sont seules, le plus souvent mises modestement, mais non pauvrement. Elles glissent plutôt qu’elles ne marchent le long des maisons : on les prendrait volontiers pour des ménagères allant aux provisions. Celles qui sont munies de mèches les portent dans la main, et sans se baisser, sans s’arrêter, elles les lancent d’un geste brusque à travers les ouvertures qu’elles rencontrent sur leur chemin. Celles qui emploient le pétrole, dissimulent facilement dans leur jupe la bouteille qui le contient, puis opèrent comme les autres. Depuis hier, elles ont imaginé de cacher dans leur boîte au lait l’instrument de leur crime. »

À combien d’innocentes pouvait coûter la vie cette dénonciation des femmes « qu’on prendrait volontiers pour des ménagères allant aux provisions », qui font « un geste brusque » en passant et qui portent « une boîte au lait » !

Quant aux pompiers, ils furent exterminés. Sur onze cents qui restèrent à Paris, m’affirme-t-on, il y en eut plusieurs centaines de fusillés. Ceux qu’on ne fusilla pas, furent arrêtés. Au reste, on les tenait pour suspects avant les incendies, et le lundi ou le mardi matin on les mettait dans les convois de prisonniers, probablement parce qu’ils étaient restés et avaient réélu leurs officiers : c’était considéré comme un acte d’adhésion à la Commune.

Mais, dans la période qui suivit, on en exécuta un grand nombre. Je cite quelques exemples :

« Mardi, un officier de pompiers a été fusillé au marché Saint-Honoré par des soldats qui l’avaient trouvé porteur d’un flacon ayant contenu du pétrole.

» Ce matin, à l’heure où j’écris, rue du Vieux-Colombier, un détachement entraîne vingt officiers de pompiers. »

(Petit Moniteur, 29 mai.)

« Quinze pompiers ont été fusillés avant-hier pour avoir mis le feu à des maisons de la rue Royale. »

(Liberté du 27 mai.)

« On a découvert que les pompes de la rue Royale jetaient du pétrole au lieu d’eau dans le feu. Les principaux coupables furent entourés par un corps de cavalerie, conduits au parc Monceau, et, là, fusillés. »

(Times, 26 mai, dépêche.)

« Au moment où j’écris, au-dessous de ma fenêtre, passent, entre deux rangs de cavaliers, le pistolet à la main, un convoi d’environ deux cent cinquante pompiers. »

(Times, 26 mai.)

Nous verrons plus tard, boulevard de Reuilly, une exécution de dix-neuf pompiers.

L’uniforme suffisait pour dénoncer un homme. Or, le gouvernement avait appelé à Paris les pompiers de toute la France, pour éteindre les formidables incendies qui brûlaient encore… Il en accourut même de l’étranger. Et après avoir fait appel à leur dévouement, on en arrête et on en fusille quelques-uns.

Le Soir du 28 mai raconte l’histoire de trois pompiers d’une commune voisine de Versailles, venus à Paris pour éteindre les incendies, arrêtés là, et qui connurent les douceurs de Satory.

D’autres eurent plus de malheur encore. J’ai reçu une lettre où je lis :

« Il résulte d’une enquête faite par le commissaire de police du Pont-de-Flandres, en juillet 1871, que deux pompiers du département de l’Oise, venus pour éteindre l’incendie de Paris, ont été fusillés sur le pont de l’Ourcq (canal de la Villette) par la troupe, et cela au moins trois jours après que la troupe était maîtresse du quartier.

« L’un était père de famille, l’autre célibataire.

« Ce fait a eu pour témoin le marchand de plâtres qui est à l’entrée du pont. L’un a été fusillé à l’entrée, l’autre au milieu. Leurs cadavres sont restés encore assez longtemps sur le pont pour que tout le quartier s’en souvienne.

« Celui qui vous donne ce renseignement était alors inspecteur de police dans ce quartier et chargé des recherches. »

(Suivent la signature et l’adresse.)


XVIII

EXÉCUTIONS DIVERSES

On ne fusillait pas seulement les prétendus pétroleurs ; on fusillait encore dans tout Paris, j’entends dans Paris conquis et pacifié : 1o Ceux qui avaient un pantalon de garde national ; 2o Ceux qui avaient aux pieds des godillots ; 3o Ceux qui avaient l’épaule droite marquée comme par la crosse d’un fusil, etc., etc.

Un ancien soldat qui était alors caporal dans l’armée régulière, et qui fit partie du détachement chargé de conduire Varlin au supplice, m’a écrit une lettre pleine de renseignements fort curieux, où je lis :

« Je dois vous déclarer, moi aussi, qui ai été témoin de bon nombre d’arrestations, que la vie du peuple de Paris était à la merci d’un malentendu quelconque ; un godillot, un pantalon, des mains noires, un fusil, quoi que ce fût de ce genre, amenait l’arrestation du détenteur, et je pourrais vous citer plusieurs personnes que j’ai fait relâcher en expliquant aux soldats qui les avaient arrêtées que la garde nationale n’avait pas été désarmée. Cela provenait tout simplement de ce que les soldats arrêtaient sans ordre précis. Les officiers se contentaient de dire : Allez faire des perquisitions, et amenez tous ceux qui vous paraîtront suspects. La troupe elle-même était surveillée par la police. »

Un de nos amis, qui a su depuis se faire sa place, se trouvait alors à Paris, où il était arrivé pour la première fois le 17 mars, sans connaître personne. Chassé de chez lui par l’incendie, ne sachant aucune maison où il pût trouver un abri, il errait dans les environs de la porte Saint-Martin, occupés depuis quelque temps par l’armée. En ce temps-là, tout le monde était suspect ; n’ayant ni asile, ni garant à invoquer, que deviendrait-il si on l’arrêtait ? Il allait donc de rue en rue (comme tant de malheureux alors), sans savoir où il allait, tremblant d’éveiller un soupçon, surveillant les regards fixés sur lui. De lassitude, il entra dans un cabaret, se mit à une table et y resta.

Comme il était là, un garçon du cabaret entra en manches de chemise. « Comment ! dit le patron, tu n’es donc plus malade ? — Non, je suis guéri par l’arrivée des troupes. Ah ! les canailles de communards ! Ils ont voulu me faire marcher de force ! J’espère bien qu’on va les fusiller sans pitié, comme des chiens. Je suis sorti de mon lit pour voir ça. » Et il invectivait les vaincus avec une violence, il appelait sur eux le massacre avec une férocité qui produisaient sur tous les témoins une odieuse impression.

Le patron lui disait : « C’est mal, il ne faut pas parler ainsi. » Et notre ami mélancolique, tâchait de prendre une contenance. S’il allait éveiller les soupçons de cette brute !

Des soldats entrèrent pour boire. Le garçon courut à eux. « Vous êtes nos sauveurs. Tuez tous les communards que vous trouverez. Il faut les exterminer… » Cet excès de passion contre les fédérés éveilla les soupçons des nouveaux venus. Ils regardèrent cet enragé : il avait un pantalon de garde national : « Dis donc, toi qui cries si fort, tu en es : tu portes leur costume. » Et les soldats arrêtent le garçon. Le patron intercède, jure que le malheureux sort de son lit. Peine inutile. On entraîne le prisonnier. Le patron sort pour tâcher encore de le sauver, un quart d’heure après, il rentre, très pâle : on avait fusillé comme fédéré ce réfractaire altéré du sang de tous les fédérés..

Le nombre de personnes exécutées pour le même motif est considérable : depuis le premier siège, beaucoup de Parisiens portaient au moins une partie de leur uniforme de garde national : on avait repris la blouse, on gardait le pantalon. Beaucoup n’en avaient pas d’autres. Qui aurait pu imaginer que ce fût un crime, et qu’on fusillerait les hommes pris, non seulement les armes à la main, mais encore le pantalon aux jambes ?

Boulevard Magenta, des officiers étaient assis à la terrasse du café des Deux-Hémisphères. Le combat était fini là depuis longtemps, car on était en train de démolir la barricade. On sait qu’un ou deux jours après la prise d’un quartier, l’autorité militaire obligeait les passants à déblayer les rues. Les fédérés les avaient contraints à mettre chacun un pavé : l’armée régulière les contraignait à rester à la besogne jusqu’à ce qu’elle fût terminée. M. Lafont, le conseiller municipal, étant gravement malade et incapable du moindre effort, fut, à Montmartre, brutalement menacé parce qu’il représentait qu’il était hors d’état de soulever des pavés : il fallut qu’il s’y mît.

Les officiers regardaient donc les travailleurs.

Un d’eux, en se baissant, laissa voir sous sa cotte de travail la bande rouge d’un pantalon dénonciateur. Un des officiers cria : « En voilà encore un !… Au mur ! » Quelques instants après, le malheureux était fusillé contre le presbytère de l’église Saint-Laurent.

Il n’était pas prudent, comme on le voit, de sortir, quand on portait un pantalon du premier siège. Et si l’on restait chez soi ?… Le 25 mai, un détachement de la ligne faisait des perquisitions rue du Vertbois. Il entre au 52, pénètre chez M. Legris, négociant, en train de déjeuner avec sa femme et ses enfants. L’infortuné avait un pantalon de garde national. Il est fusillé rue Vaucanson.

Les soldats revinrent, et fusillèrent, à la porte de la maison, trois autres personnes : deux Belges et un maçon, ce dernier devant sa femme.

Si l’on était impitoyable pour les pantalons à bande rouge, on pardonnait encore moins aux souliers de la maison Godillot : c’était la chaussure de l’armée : elle semblait accuser un déserteur. J’ai déjà signalé une exécution de ce genre faite le lundi, dès l’entrée des troupes dans Paris ; il est inutile de multiplier les exemples.

J’ai déjà montré aussi que les mains noires étaient toujours supposées noires de poudre ; j’ai cité à Montmartre, un teinturier à qui la teinture dont ses mains étaient souillées avait coûté la vie ; aux Halles, un homme couvert de farine, qui, d’après le Français, fut exécuté parce que la paume de ses mains était aussi noire que le dessus était blanc.

Un autre, au Châtelet, était réquisitionné pour travailler avec les soldats à éteindre l’incendie. Il était noir de suie. La besogne finie, on lui permet d’aller se laver à la rivière. Il est arrêté en route, et fusillé pour la couleur de ses mains !

On faisait plus : on obligeait les prisonniers à se déshabiller, et on cherchait sur leurs épaules s’il y avait une marque indiquant qu’une crosse de fusil y avait été appuyée.

Plusieurs témoins nous attestent ces faits : entre autres, un ancien aide-major, qui soignait alors les blessés à Lariboisière.

Les soldats eux-mêmes ne furent pas épargnés. Je ne parle pas, bien entendu, des soldats passés à la Commune. Je ne parle pas non plus de ceux qui refusaient de marcher. Ceux-là, leur compte était réglé, un de mes amis, ancien sous-officier de l’armée régulière, qui a pris part à la conquête de Paris, me fournit le détail suivant dont il a été témoin : trois soldats, dont la famille habitait les Batignolles, demandaient à ne point être employés à la prise de ce quartier, pour ne pas être exposés à tuer des parents ou des amis. On leur épargna cette douleur, car ils furent passés par les armes, rue Saussure.

Dans le massacre plein de sinistres hasards de la semaine de Mai, on exécuta jusqu’à des soldats qui avaient fait de leur mieux contre les communards ! À Bercy un soldat est blessé. Son capitaine, M. G…, le laisse chez un habitant. La compagnie s’éloigne : un nouveau bataillon arrive, découvre le blessé ; c’était un Bas-Breton, il parlait fort mal le français : il ne peut pas s’expliquer. En vain les habitants de la maison font leur possible pour le sauver. Le commandant, croyant avoir affaire à un déserteur, lui décharge son revolver dans la tête.

Le capitaine G… revint le lendemain ; il apprit comment son blessé avait été soigné : c’est lui-même qui a raconté le fait à la personne dont je le tiens.

Un officier de l’armée, qui est arrivé à Paris (à peine guéri d’une blessure reçue à Metz) aussitôt après la semaine de Mai, me cite d’autres exemples analogues.

Un de ses amis, sergent-major dans un régiment de Paris, était arrivé le 27 ou 28 mai dans la rue habitée par sa famille. Sa compagnie eut là une barricade à enlever. La rue conquise, ce jeune homme demanda à son capitaine la permission de monter chez ses parents. Il trouva son père, sa mère, sa sœur, un frère, une tante en deuil. On n’avait plus de ses nouvelles depuis Saint-Privat. On le croyait mort. Inutile de dire s’il fut fêté. Au lieu de cinq minutes, il resta un quart d’heure. Quand il redescendit, il trouva dans la rue un autre régiment. Le sien était loin. — Un soldat sortait d’une maison ? C’était assurément un déserteur qui venait de l’armée de la Commune. On le mit au mur, on chargeait les fusils pour l’exécuter, quand toute la maison, accourue au bruit, donna des explications. On ne les croyait pas. Il fallut que sa famille l’entoura, disant : « Fusillez-nous tous alors ! »… Enfin on le relâcha. D’autres furent moins heureux.

Lorsque le Jardin des Plantes fut pris par la troupe, l’intendant y établit des soldats de l’administration pour préparer les vivres et faire la soupe. Puis la division se remit en marche. Une demi-heure après, arriva un autre régiment… Les hommes qui étaient là faisaient évidemment la soupe pour les fédérés ! On les fusilla sans rien écouter. L’un d’eux se cacha dans une marmite, il y fut tué à coup de baïonnette !

Le fait a été dit à celui qui me le transmet par un lieutenant qui en a été témoin, et qui ajoutait après l’avoir raconté : « Je voudrais avoir les deux jambes coupées et n’avoir pas vu ce que j’ai vu. J’en ai eu le cauchemar pendant plus d’un an ».


XIX

EXÉCUTIONS DIVERSES
(Suite)

Il serait trop long de dire combien de motifs pouvaient faire tuer une créature humaine à cette triste époque. On était fusillé pour un flacon d’huile ou un rat de cave ; on était fusillé parce qu’on était pompier ; on était fusillé parce qu’on portait un vêtement d’uniforme ; on était fusillé pour un mot ou pour un soupçon ; et cela, non pas dans l’entraînement du combat, mais au milieu des quartiers pacifiés et occupés depuis deux ou trois jours par l’armée.

On devine l’état violent produit par un tel massacre. La plupart, terrifiés, se taisaient. Mais il y a des natures excitables, que la colère emporte. Il se trouvait des hommes, des femmes surtout, pour insulter les vainqueurs dans un transport de rage aveugle. La réponse ne se faisait pas attendre : exemple le fait rapporté par la Politique du 31 mai :

« Rue de Bretagne, une femme passait près d’un groupe de soldats. Elle se mit à les apostropher violemment, les traitant d’assassins. L’officier qui commandait le poste tire son sabre et laboure la figure de la mégère ; elle a été achevée à coups de baïonnette. »

J’ai parlé des prétendus pétroleurs ; il ne faut pas oublier les prétendues empoisonneuses.

Un instant avant l’entrée dans Paris, les troupes, on le sait, avaient été averties de se garantir contre les « scélérats » qui composaient la population de la capitale. Je tiens d’un sous-officier de marine, qu’au moment de les conduire à la porte de Saint-Cloud, l’officier commandant les marins leur avait conté l’histoire médiocrement authentique d’un des leurs, pris par les fédérés, et pendu par les pieds jusqu’à ce que mort s’en suivît. C’est par de pareils racontars que le massacre s’explique. On avait chargé les fusils avec des légendes féroces. Combien de fois n’avons-nous pas entendu des hommes qui avaient pris part au massacre, déplorer qu’on les eût trompés pour les rendre impitoyables !

On avait répandu dans l’esprit des troupes, entre autres calomnies, l’idée que les Parisiennes essayaient d’empoisonner les soldats. M. Thiers, beaucoup plus politique que véridique, n’hésitait pas, pendant la semaine de Mai, à affirmer qu’en effet on l’avait tenté. La dépêche du 27 (6 h. 10 m. du soir), affichée dans tous les départements, qualifiait les fédérés de « gens qui incendiaient nos villes et nos monuments, et qui avaient préparé des liqueurs vénéneuses pour empoisonner nos soldats presque instantanément. » On ne contestera pas à l’auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire la paternité de cette dépêche : elle est signée de lui à chaque ligne.

Or voici ce qu’atteste, dans l’enquête parlementaire, M. le maréchal de Mac-Mahon :

« Un membre. — Est-il vrai qu’il y ait eu des cas d’empoisonnement ?

» M. le maréchal. — J’ai entendu dire qu’un homme avait été transporté au palais de l’Industrie, dans l’ambulance dirigée par le docteur Chenu ; il avait des coliques très fortes ; on croyait qu’il avait été empoisonné. Les docteurs Chenu et Larrey, qui l’ont examiné, ont été de cet avis. Je crois que cet homme a succombé. Il aurait été empoisonné par une femme qui lui a donné à boire. C’est le seul fait de ce genre dont j’aie entendu parler. »

(Enquête parlementaire sur le 18 mars. T. II, p. 26.)

Ainsi un cas d’empoisonnement, et encore présenté au conditionnel, voilà tout ce dont le commandant en chef a entendu parler.

En somme il n’y eut pas plus d’empoisonneuses qu’il n’y eut de pétroleuses dans les quartiers déjà conquis. Mais on offrait à boire à des soldats qui arrivaient exténués, échauffés par la marche et le combat sous le soleil de mai. Le plus léger malaise suggérait les plus atroces soupçons à des hommes prévenus qu’on tenterait de les empoisonner : et du soupçon à l’exécution, il n’y avait qu’un pas.

Les journaux du temps mentionnent nombre de femmes arrêtées et exécutées comme empoisonneuses. Je me borne à un extrait du Times, no du 29 mai, correspondance datée de vendredi. Le rédacteur vit passer, rue de la Paix, un convoi de prisonnières.

« C’était vingt ou trente jeunes filles bien mises et jolies, employées dans un magasin de machines à coudre, accusées d’avoir attiré chez elles une compagnie de soldats, et, après les avoir séduits à la façon de Judith, de les avoir empoisonnés tous avec du vin.

» Ces jeunes filles s’avancèrent, entourées d’un cordon de gardiens, souriant à la foule qui les accablait d’imprécations, et marchant avec un entrain à la place Vendôme, où elles furent probablement fusillées. »

Il y avait un autre motif pour être exécuté. C’était d’être arrêté et d’essayer de s’enfuir ou simplement de refuser de marcher.

Chez les uns, la terreur développait une force de révolte, une énergie désordonnée de désespoir : d’autres, au contraire, avaient les jambes brisées soit par la maladie, soit par l’âge, soit par la crainte. On n’épargnait ni les uns, ni les autres.

Je cite quelques exemples des journaux du temps.

Le Siècle du 29 mai raconte le fait suivant d’après le Petit Journal :

« À cinq heures, nos soldats s’étaient emparés, à la rue de Rivoli, d’un homme suspect à juste titre, puisqu’il portait sur lui plus de deux mètres de mèches incendiaires...»

Le journal ajoute, bien entendu, que cet homme se déclara « communard », et eut soin d’avouer qu’il venait mettre à exécution des projets d’incendie. Il ne faut pas oublier que tous ces récits paraissaient en temps d’état de siège et à un moment où il n’aurait pas fait bon paraître imputer l’ombre d’un tort aux vainqueurs. — Le journal continue :

« Des hussards le conduisaient au parc Monceau où devait avoir lieu l’exécution de la sentence.

» Arrivé à l’église de la Trinité, il a commencé à refuser de marcher…

» Il s’est littéralement fait traîner.

» La patience des soldats était à bout.

» Au no 63 de la rue de Clichy, l’arrêt fatal était exécuté, et, à huit heures, on pouvait encore, en passant, se heurter, faute de gaz, au cadavre de ce forcené étendu sur le trottoir. »

C’est aussi le Siècle, du 29, qui raconte la mort de Dufil, sous-lieutenant aux cavaliers de la République, plus tard maréchal-des-logis et artilleur de la Commune. Le journal ne manque pas d’ajouter que les témoins l’accusaient d’avoir commencé le feu dans l’exécution de Clément Thomas et de Lecomte : imputation d’autant moins vraisemblable que, d’après le procès et le rapport du général Appert, personne ne commanda le feu dans cette scène d’horreur. D’ailleurs, comment, avait-on réuni, en arrêtant Dufil, les témoins qui portaient cette accusation ?

Quoi qu’il en soit, un sous-lieutenant et huit soldats du 26e de ligne furent chargés de conduire l’accusé au Châtelet. Rue de Berlin, devant un terrain vague donnant rue de Londres, il chercha à s’évader.

L’officier le poursuit, l’atteint d’un coup de revolver. Dufil blessé, tombe et cherche à se relever sur les coudes. Le sergent et les soldats font feu sur lui. Le cadavre, mis sur une civière, est porté à la Morgue.

Un témoin me fournit un fait que j’ajoute aux récits des journaux :

« Au premiers heures de mercredi matin, je vis passer dans la rue Rodier un capitaine fédéré, désarmé, entre trois soldats de ligne. Au détour de l’avenue Trudaine, il tenta de s’échapper. L’un des soldats le renversa par derrière d’un coup de baïonnette, mais c’était un homme robuste : bien qu’à terre et cloué sous la baïonnette, il se débattait vigoureusement. Alors les deux autres lignards, deux jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, lui écrasèrent la figure à coups de crosse ; comme le corps remuait encore, on lui tira deux coups de fusil à bout portant. Après quoi il fut jeté dans un des fossés. »

Je termine par deux citations du Times du 29 mai ; elles sont extraites de la correspondance que j’ai déjà citée plus haut :

« Un convoi de neuf cents prisonniers vient de passer sous mes fenêtres, escorté par une compagnie de hussards. Il y avait parmi eux une femme avec ses cheveux noirs flottants, qui manifestait des intentions de révolte, et fut plusieurs fois repoussée dans les rangs à coups de plat de sabre. Elle fit plusieurs tentatives pour s’échapper. À la fin, comme elle avait poussé à bout la patience de ses gardiens, un soldat prit un revolver, et le lui tira au cœur. Elle tomba en paquet de vêtements sombres. Le cortège passa outre, la laissant gisante là où elle était tombée : elle y est encore…

» Un triste épisode s’est produit près du parc Monceau. On arrête une femme et son mari, et on leur donne l’ordre d’aller à la place Vendôme, à une distance d’un mille et demi. Tous deux étaient sans force et incapables de marcher si loin. La femme s’assit sur le trottoir et refusa de faire un pas, en dépit des efforts de son mari pour qu’elle essayât. Elle persista dans son refus, et ils se mirent tous deux à genoux, priant les gendarmes qui les escortaient de les fusiller de suite, s’ils devaient être fusillés ; vingt revolvers partirent, mais les victimes respiraient encore, et ce ne fut qu’à la seconde décharge qu’ils tombèrent morts. »


XX

LES MAISONS

On ne fusillait pas seulement dans la rue, sur les places, dans les terrains vagues, dans les jardins publics. Voici ce que dit la Liberté du 28 mai :

« Dans les maisons, les exécutions sont également sommaires ; tout individu pris avec un habillement de garde national et dont le fusil n’a pas la fraîcheur voulue est certain de son affaire. Son voyage n’est guère plus long que de la chambre à la cour de sa maison. »

Un autre journal témoigne qu’à la fin de la semaine, il y avait des cadavres jusque dans les appartements.

On me rapporte de deux côtés différents un fait navrant, qui se rapporte au début de la semaine. M. Eguyères, pharmacien, 4, rue de Vanves, fut arrêté dans sa boutique par les troupes. Il avait chez lui le frère du peintre Pils, blessé. On relâcha M. Eguyères. Quand il revint, il trouva le blessé tué à coups de baïonnette. Son domestique et un jeune homme de seize ans, qui faisait ses courses, avaient été tués en même temps.

Les journaux du temps racontent un autre épisode affreux. On aurait trouvé Brunel blotti dans une armoire à robes, place Vendôme, no 24. Il aurait été caché là par sa maîtresse. On ajoute à ces détails tout un roman. Cette maîtresse de Brunel aurait été femme de chambre chez un ambassadeur étranger et espion par-dessus le marché. Or, Brunel a pu s’échapper : ce n’était certainement pas lui qu’on a trouvé place Vendôme. Quel malheureux fut victime de cette fatale méprise ? Je l’ignore. Mais on lit dans les Débats du 31 mai : « Quelques coups de pistolets le tuèrent immédiatement. » Et le Petit Journal de la même date ajoute :

« Brunel était chez sa maîtresse. Cette femme a été passée par les armes. Après cette double exécution, les scellés ont été apposés sur les portes de l’appartement. Hier, quand on est venu pour enlever les cadavres, la maîtresse de Brunel n’avait pas encore rendu le dernier soupir. On n’a pas voulu l’achever, et cette malheureuse a été transportée dans une ambulance. »

N’est-ce pas chose hideuse, que cette longue agonie enfermée à double tour auprès d’un cadavre ? Quelles heures que celles où la malheureuse a pu retrouver quelque lueur de conscience !

Il y avait des exécutions où l’on comprenait tous les habitants d’une maison. Des malheureux, affolés par le massacre, se cachaient, tiraient un coup de fusil sur les officiers ou les soldats qui passaient au milieu des quartiers occupés par l’armée. En pareil cas, on était impitoyable.

J’ai déjà cité l’exemple d’une maison, celle de M. Crawford, le correspondant du Daily News à Paris, qui fut l’objet d’une exécution semblable dès le lundi matin. Et c’étaient deux soldats qui avaient tiré sur leurs officiers. M. de Cissey ne craignit pas d’ériger ces mesures impitoyables en système. Il fit afficher sur la rive gauche un avis officiel dont je détache les phrases suivantes :

« Les habitants sont invités à détruire les barricades voisines de leurs habitations.

» Ils sont prévenus que toute maison d’où partira un coup de feu sera l’objet d’une exécution militaire. »

Or, souvent, le coup de feu qui donnait lieu à ces exécutions était purement imaginaire. Le Courrier de Bâle, du 2 novembre 1878, publie un curieux récit d’un témoin oculaire. La scène se passe rue de Châteaudun. Vers le no 50, il y avait un rassemblement autour d’un jeune capitaine d’artillerie à cheval. Le revolver au poing, il ordonnait à quelques hommes armés de fouiller la maison à tous les étages, disant qu’il avait reçu un coup à la cuisse. « À quel endroit, capitaine ? dit l’auteur du récit. — Là ! — Il n’y a pas trace de balles. Peut-être un porte-monnaie a arrêté le coup ? — Je n’ai pas de porte-monnaie. Pourtant j’ai senti une balle. » On fouilla la maison ; on ne trouva personne.

On s’en souvient, c’est un coup de feu imaginaire qui devint le prétexte du massacre du séminaire Saint-Sulpice. Les journaux du temps (notamment le Siècle du 30 mai) racontent les suites d’un autre coup de feu, rue de Tournon. Mais M. de Gissey ayant cru devoir porter lui-même le fait à la connaissance de la population, je cite son récit :

3e corps d’armée
État-major général
NOTE

« Ce matin, vers sept heures, deux coups de feu dirigés contre un groupe d’officiers qui stationnaient devant le Luxembourg, furent tirés de la maison no 16, rue de Tournon. Une perquisition opérée dans cette maison amena la découverte de deux Polonais, agents de Dombrowski ; on constata non seulement l’attentat criminel dont l’un d’eux venait de se rendre coupable, mais encore la présence de moyens incendiaires d’autant plus dangereux que la maison contenait une librairie.

» Les deux Polonais qui, sous le régime de la Commune, avaient semé la terreur dans tout le quartier voisin du Luxembourg, furent, en raison des charges accablantes qui pesaient sur eux, passés sommairement par les armes.

» Au quartier général du Luxembourg, le 29 mai 1871.

» Le général commandant en chef
le 2e corps,
» de Cissey. »

C’est complet : un coup de feu, des Polonais, des agents de Dombrowski, ayant semé la terreur dans le quartier, des préparatifs d’incendie… et tout cela est attesté par M. de Cissey dans une pièce officielle… Qu’y a-t-il de vrai ? Rien.

Le comité polonais, présidé par le comte Czartoryski, comité très conservateur, a adressé en 1871, au président de l’Assemblée nationale, un document fort curieux sur le rôle des Polonais dans la Commune. Or, voici ce qu’il dit de cet événement :

« Il est aujourd’hui parfaitement avéré que personne n’a tiré de cette maison sur les troupes : tous les voisins l’attestent ; ç’a été une fausse dénonciation. Quant aux matières incendiaires, c’étaient quelques litres de pétrole qui servaient à l’éclairage de la librairie et qui étaient là depuis le siège. L’un des Polonais fusillés, Wernicki, a servi dans la garde nationale de la Commune ; mais, l’autre, Dalewski, était un jeune homme doux, tranquille, modeste, instruit, qui abhorrait la Commune et blâmait ceux de ses compagnons qui se sont engagés à son service. Il logeait dans la maison et dirigeait la librairie. Par bonté de cœur, il avait donné chez lui l’hospitalité à l’autre qui, à l’entrée de l’armée dans Paris, venait de quitter les rangs de l’insurrection. Il a cruellement payé cet acte de charité.

» La destinée de ce jeune homme est vraiment tragique. Il était d’une bonne famille de Lithuanie qui s’éteint en lui. Il a eu l’un de ses frères et un beau-frère pendus par Mourawieff, l’autre frère déporté en Sibérie à perpétuité, ce qui entraîne la mort civile ; lui-même est parvenu à se sauver par la suite. Il aimait ardemment la France : il lui était réservé de périr innocent par des balles françaises. »

N’est-il pas frappant de voir les vainqueurs de Mai achever l’œuvre de Mourawieff ?

C’était une idée répandue alors que la Commune était pleine de Polonais : idée toute de fantaisie, qui avait pour cause le rôle joué par Dombrowski. Aussi, malheur à qui portait un nom polonais ou un nom étranger qu’on prenait pour un nom polonais ! M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch, cite à cet égard un exemple curieux (Histoire de la Commune de Paris, p. 465) :

« Un prêtre polonais, attaché à la paroisse de Chaillot, fut arrêté dans la rue et conduit à Versailles où il subit une dure incarcération. Il ne dut sa délivrance qu’à l’intervention de M. l’abbé Gentil, aujourd’hui curé de Ménilmontant. » Ainsi on le conduisit à Versailles : s’il avait refusé de marcher, l’armée régulière aurait eu probablement, elle aussi, son otage en soutane.

L’adresse du comte Czartoryski à l’Assemblée, mentionne d’autres Polonais exécutés sans motifs. J’en extrais le passage suivant :

« Dans la nuit du 25 au 26 mai, les troupes occupaient les environs de la barrière du Trône. Tout à coup les soldats aperçoivent une lumière au cinquième étage de la maison portant le no 52, boulevard de Picpus. On croit y voir un signal donné aux insurgés ; on entre dans la maison, et on trouve dans une chambre, au cinquième, deux vieillards qui se faisaient du thé. On les saisit et on les fait descendre. Le concierge implore pour eux l’officier, atteste que ce sont des hommes tout à fait tranquilles, respectables, qu’ils n’ont aucun rapport avec les insurgés. « D’ailleurs, ajoute-t-il, croyant les couvrir ainsi, ce sont des étrangers, des Polonais. — Ah ! ils sont Polonais, reprend l’officier, cela suffit. » Et ils sont fusillés. C’étaient MM. Rozwadowski et Schweitzer, deux débris de notre émigration de 1831, vieillards tout à fait estimables, paisibles, pieux, et d’une sérénité de mœurs presque ascétique. L’un d’eux, M. Schweitzer, avait un neveu servant comme lieutenant dans l’armée de Versailles ; il lui tardait de le revoir. Les derniers jours, il demandait souvent avec impatience : Quand donc l’armée entrera-t-elle dans Paris ? Elle est entrée enfin, mais il n’a pas revu son neveu.

» De la même manière a péri, lors d’une perquisition, et à cause seulement de son nom polonais, un autre vieillard, M. Lewicki, graveur, décoré.

» Nous passons sous silence d’autres victimes pareilles sur lesquelles nous ne possédons pas de données aussi précises. »

La commission d’enquête parlementaire ne pouvait se refuser à insérer un document adressé au président de l’Assemblée nationale, émanant d’un comité aussi considérable que le comité d’émigration polonaise, et signé par un personnage tel que M. le prince Czartoryski.

Ce document est, en effet, publié dans le tome III de l’Enquête parlementaire, de la page 320 à la page 330.

Le prince Czartoryski donne des notions exactes sur le nombre des Polonais qui ont pris part à la Commune. Il rappelle ce que la majeure partie de ses compatriotes a fait pour la France. Il exprime toute son indignation de Polonais et de prince contre ceux qui se sont joints à l’insurrection, et qu’il abandonne à la sévérité des conseils de guerre. Il parle de l’attitude des députés de son pays au Reichstag allemand et de la façon dont les prisonniers français ont été reçus dans le duché de Posen.

Après ces détails, le document publié dans l’enquête parlementaire contient une ligne de points (p. 329).

Cette ligne de points remplace les récits d’exécution que nous venons de reproduire.

Voilà comment M. Daru et ses collègues tronquaient les documents qu’ils étaient obligés de publier.


XXI

JEAN-BAPTISTE MILLIÈRE

Le 28 mai, à deux heures et demie, M. Thiers expédiait dans les départements une dépêche où on lisait :

« Le trop fameux Delescluze a été ramassé mort par les troupes du général Clinchant. Millière, non moins fameux, a été passé par les armes pour avoir tiré trois coups de revolver sur le caporal qui l’arrêtait. »

L’homme dont M. Thiers annonçait ainsi la mort était représentant du peuple. Son exécution était deux fois un crime.

J’ai vu pour la première fois Millière au procès de Tours. Un homme grand et sec. Une longue figure à qui ses plis maigres, ses lunettes, ses cheveux gris tombant sur les épaules, donnaient une inoubliable physionomie. L’énergie imprimée dans les traits relevait chez lui l’aspect correct du bon employé de bureau. C’était à force d’énergie et d’âpre travail que Millière s’était fait ce qu’il était. Fils de tonnelier, je crois, il était arrivé d’abord au grade de docteur en droit. Quand il perça, dans les dernières années de l’empire, il y avait longtemps qu’il luttait.

Il avait l’amère passion de ceux qui ont souffert. Mais il savait la régler et la maîtriser. Ses façons régulières et calmes, sa parole d’une rare habileté, exerçaient une étonnante action. Au procès de Tours, il obtint un succès d’autant plus éclatant qu’il était imprévu. Sa déposition fut un véritable discours, qui révélait un orateur ; on chercha vainement à en atténuer l’effet. On interrogea les gendarmes qui l’accompagnaient : il avait su séduire jusqu’aux gendarmes ! Et leurs réponses confirmèrent ses paroles.

Millière était membre de l’Assemblée quand le mouvement du 18 mars éclata. Personne ne le déplora plus que lui. Il se rangea parmi les députés et les maires qui essayèrent d’arriver à une conciliation. Un membre conservateur de l’Assemblée, M. de Saint-Pierre, parle en ces termes de l’attitude de Millière dans l’enquête sur le 18 mars (tom. II, p. 519) :

« J’ai vu Millière pleurer dans mon bureau. Je lui ai entendu dire : « Ce que c’est que le peuple de Paris ! Il n’y a de bons que les gens de la campagne. Les autres ont une éducation factice. » Il pleurait en disant cela. Il avait l’air d’un fou ! »

M. de Saint-Pierre ne traduit probablement pas avec une grande exactitude les paroles de Millière : mais on peut au moins voir dans ce témoignage combien le député de Paris était éloigné du mouvement du 18 mars.

La guerre civile éclata : Millière resta à Paris. Mais tandis que MM. Floquet, Clémenceau, Lockroy envoyèrent leur démission à Versailles pour essayer l’œuvre de conciliation qui eût épargné tant d’horreurs, il resta député, et se borna à publier une lettre où il attaquait l’Assemblée en évitant d’abandonner son mandat. De quelque façon qu’on apprécie sa conduite et ses explications, il est certain que l’Assemblée n’eut pas à statuer sur une démission qui ne lui était pas donnée, qu’elle n’eut pas à autoriser des poursuites qu’on ne lui demanda pas, et que Millière continua à être investi du mandat de représentant du peuple.

Resté dans la grande ville que le pouvoir régulier bombardait et essayait d’affamer, il en partagea peu à peu la colère ; mais il ne fut mêlé en rien au gouvernement de la Commune ; il n’y accepta aucun titre ; il ne joua de rôle que dans le grand meeting des citoyens originaires des départements dans la cour du Louvre, meeting qu’il présida et harangua ; et le journal qu’il rédigeait avec Georges Duchesne était si bien considéré comme un adversaire par les hommes de l’Hôtel-de-Ville, qu’ils le supprimèrent par décret dans les jours qui précédèrent l’entrée des troupes à Paris. Aussi M. Jules Simon, dans son Histoire du gouvernement de M. Thiers, range Millière parmi ceux qui se séparèrent du gouvernement de Versailles sans s’attacher à la Commune.

Quel fut son rôle pendant le combat ? On raconte qu’il serait venu au Moniteur universel, avec des fédérés, qui y firent une perquisition ; on raconte (c’est M. Maxime Ducamp qui l’affirme) qu’on l’aurait vu à la prison de la Santé ; ce qui paraît certain, c’est que la veille de la prise du Panthéon, on l’a vu aller et venir dans le quartier sans armes, et en costume civil. Je lis dans le Times du 25 mai cette dépêche : « Hier, un chasseur à pied refusant de se joindre aux communeux, ne fut sauvé que par les efforts de M. Millière. »

Il avait dans les rangs des communalistes un homonyme, colonel des fédérés : on confondit les deux. Le lecteur sait combien ces sortes de confusions firent de victimes.

J’ai, sur son exécution, outre les notes des journaux, trois témoignages de témoins oculaires : c’est d’abord le fameux récit du capitaine Garcin, dans l’enquête parlementaire ; puis celui de M. Louis Mie, l’orateur éminent, qui mourut député de la Gironde, et assista par hasard au drame. Il venait de Périgueux, comme délégué du conseil municipal, avec son collègue, M. Leymarie, pour voir M. Thiers ; de passage à Paris, il vit fusiller Millière ; il a rédigé et publié un récit de l’exécution qu’il a fait précéder de ces mots : « Je jure que ceci est la vérité et rien que la vérité. » Son compagnon, M. Leymarie, a contresigné le récit avec la même formule et le même serment. Enfin, l’administrateur de la Justice, M. Marpon, dont la librairie, comme on sait, est sous les galeries de l’Odéon, s’est trouvé présent avec un de ses amis et m’a fourni les détails qui concordent d’ailleurs avec le récit de M. Louis Mie.

M. Garcin dit (Enquête parlementaire, p. 239) :

« Millière a été arrêté vers dix heures du matin, dans une maison qui était la sienne, je crois. Il avait opposé une certaine résistance au sergent et au caporal qui l’arrêtaient : il avait tiré un revolver, et il était amené par deux hommes très surexcités, la foule était frémissante : elle voulait le lacérer. »

Ce début du récit est absolument faux. Millière n’a pas été arrêté chez lui : Millière n’a pas tiré sur les soldats qui l’arrêtaient.

Le Figaro du 16 juin contient une lettre curieuse de M. Henri de Montant, chef d’escadron, délégué au Ve arrondissement. Ce représentant du pouvoir militaire de l’époque adresse au journal une lettre d’information qui commence par ces mots : « Cher monsieur de Villemessant… » Touchant exemple de l’union de la presse boulevardière et de la dictature du sabre.

M. Henri de Montaut dit que, peu de jours après l’exécution de Millière, il a reçu dans son cabinet madame Fourès, belle-mère de Millière, qui venait lui demander de lui faciliter l’accès près de sa fille, détenue à Versailles. Et il ajoute : « Elle m’a apporté deux rectifications à mon récit, qu’elle déclarait, du reste, elle aussi, très exact. Millière aurait été trouvé caché chez elle, et n’aurait pas tiré sur la troupe. Il n’a jamais tenu une arme de sa vie, monsieur, me dit-elle en pleurant. »

Dans l’assignation envoyée plus tard, le 12 février 1873, par madame veuve Millière à M. Garcin, il est dit que Millière a été arrêté le 26 mai 1871, vers dix heures du matin, chez les époux Fourès, cordonnier, son beau-père et sa belle-mère : ce qui confirme sur ce premier point la lettre du Figaro.

Quant aux prétendus coups de revolver, que la dépêche de M. Thiers raconte triple, et que M. Garcin mentionne plus vaguement, la déposition de M. Louis Mie permet de deviner ce qu’il en fut.

Aussitôt après avoir vu l’exécution, MM. Mie et Leymarie, profondément émus, se jetèrent dans une voiture et se rendirent à Versailles. Là, sans même changer de vêtements, ils allèrent demander audience à M. Barthélémy Saint-Hilaire.

Je cite le récit de M. Louis Mie :

« À un moment donné, je dis à M. Barthélémy Saint-Hilaire :

» — On a fusillé Millière devant nous.

» — Alors, interrompit-il, vous avez dû entendre les coups de revolver qu’il a tirés sur la troupe !

» — Les coups de revolver qu’il a tirés sur la troupe ? Mais, répondis je, depuis trois quarts d’heure il était entre deux haies de soldats et les mains vides lorsqu’il est tombé au Panthéon.

» — Nous avons reçu un rapport officiel qui constate ce que je vous dis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Quelques heures plus tard, causant avec Leymarie, je lui faisais observer que, partis de la place du Panthéon au moment même où Millière venait d’expirer et conduits très rapidement à Versailles, nous y trouvions le procès-verbal de son exécution. »

Notez bien qu’avant la fusillade, M. L. Mie avait vu Millière amené au Luxembourg par les soldats qui venaient de l’arrêter : ces soldats, la foule amassée là, celle qui l’avait suivi depuis le Panthéon, le couvrait d’injures : Millière resta quelque temps collé au mur du Luxembourg, au milieu des invectives, et ni M. Mie, ni M. Marpon ni son ami qui se trouvaient là en même temps et qui furent hués pour avoir fait une observation, n’avaient entendu parler de ces prétendus coups de feu. C’était pourtant le premier bruit qui devait se répandre dans le public, le premier mot que les soldats, venant d’essuyer la décharge du revolver, devaient jeter à la foule, le premier reproche que les hurleurs devaient lancer à la victime.

Pourtant, il n’en est pas question : et le fameux revolver paraît seulement à Versailles, dans le rapport officiel par lequel l’autorité militaire annonce (et justifie), au moment même où elle a lieu, la mise à mort d’un représentant du peuple.

Je ne crois pas qu’il puisse s’élever de doute sur la manière dont les choses se sont passées.

Millière a été arrêté le vendredi, vers dix heures du matin, chez son beau-père, M. Fourès, cordonnier, 38, rue d’Ulm, et n’a pas tiré sur la troupe qui l’arrêtait.

Voyons maintenant son exécution.


XXII

JEAN-BAPTISTE MILLIÈRE
(Suite)

Louis Mie était arrivé le 25 mai à Paris de Versailles.

Le 26 de bon matin, il achetait la Petite Presse : elle annonçait que Millière était fusillé.

Puis, il entra au restaurant Foyot : à une table voisine de la sienne, huit ou dix officiers causaient très haut. « Est-il vrai que Millière ait été fusillé hier ? — Oui, c’est X… qui me l’a raconté. »

Le déjeuner fini, en sortant, M. Mie rencontra des soldats entourant un prisonnier. C’était Millière.

Sous la pluie qui tombait dru, dans un flot de cohue menaçante et hurlante, au milieu d’un piquet marchant sur deux rangs, Millière s’avançait vêtu de noir, boutonné dans sa redingote, coiffé d’un chapeau haute forme, saisi au collet et serré aux poignets par un soldat et par un agent en bourgeois dont la ceinture portait deux gros revolvers.

L’escorte s’arrêta devant la porte du Luxembourg, sous les fenêtres du restaurant Poyot. Au premier étage, M. de Cissey, général commandant le 2e corps, M. le marquis de Quinsonas, royaliste, membre de l’Assemblée, le capitaine Garcin chargé d’interroger les prisonniers, et d’autres, étaient en train de déjeuner, et se mirent à la fenêtre pour regarder.

C’était un charivari de cris : « Millière ! À mort Millière ! » Un soldat, qui tenait son fusil par l’extrémité du canon, sans baïonnette, criait : « C’est moi qui l’ai pris ! » MM. Louis Mie et Leymarie lui ont entendu ajouter : « C’est moi qui dois le fusiller ! » M. Marpon et un de ses amis l’ont entendu dire au spectateur posté à la fenêtre, cette phrase irrévérencieuse, qui montre combien l’orgueil de sa capture lui tournait la tête : « Descendez, général ! ». On ne fît pas même un simulacre de jugement. À deux pas, dans une salle du Luxembourg, il y avait une soi-disant cour martiale. L’idée d’y conduire le représentant Millière ne vint à personne, pas même au commandant du 2e corps, qui regardait la scène de la fenêtre. Un garde national, à brassard tricolore, aux fortes épaules, prit Millière au poignet et le colla au mur de la façade. La foule le huait toujours : « Voleur ! assassin ! incendiaire ! » Quelqu’un cria : « Décoiffe-toi, coquin ! » Millière était très calme : il plaça son chapeau sur le socle d’un pilastre et croisa les bras.

Un prêtre en chapeau haute forme sortit du Luxembourg : l’aumônier des fusillés ! Car les meurtriers du Luxembourg, comme ceux de la caserne Lobau, avaient l’attention d’offrir les secours de la religion à leurs victimes : et il y avait des prêtres qui faisaient leur métier avec un pan de leur soutane traînant dans le sang du massacre.

Millière congédia le prêtre d’un geste tranquille. L’abbé insistait : un officier l’invita à se retirer. Puis il se fit un mouvement dans les soldats : ils se disposaient pour le feu de peloton, mais avec une telle confusion et si maladroitement, dit M. Louis Mie, que s’ils avaient tiré, ils auraient pu être atteints par le ricochet des balles.

Millière allait être exécuté, quand un officier intervint. M. Mie dit qu’il sortait du Luxembourg ; le récit du capitaine Garcin indique que c’était M. Garcin lui-même, et qu’il sortait du restaurant Foyot. Que se passa-t-il entre eux ? M. Garcin va nous l’apprendre (Enquête parlementaire) :

« Je m’adressai à lui et je lui dis : « Vous êtes bien Millière ? — Oui, mais vous n’ignorez pas que je suis député. — C’est possible, mais je crois que vous avez perdu votre caractère de député. Du reste, il y a parmi nous un député, M. de Quinsonas, qui vous reconnaîtra.

» J’ai dit alors à Millière que les ordres du général étaient qu’il fût fusillé. Il m’a répondu : « Pourquoi ? » Je lui ai répondu : « Je ne vous connais que de nom. J’ai lu des articles de vous qui m’ont révolté. Vous êtes une vipère sur laquelle on met le pied. Vous détestez la société. » Il m’a arrêté en me disant avec un air significatif : « Oh ! oui ! je la hais, cette société ! — Eh bien ! elle va vous extraire de son sein. Elle va vous passer par les armes. — C’est de la justice sommaire, de la barbarie, de la cruauté. — Et toutes les cruautés que vous avez commises, prenez-vous cela pour rien ? Dans tous les cas, du moment où vous dites que vous êtes Millière, il n’y a pas autre chose à faire. »

« Le général avait ordonné qu’il serait fusillé au Panthéon, à genoux, pour demander pardon à la société du mal qu’il lui avait fait… »

Cela se passe en France au dix-neuvième siècle.

Il y a là, à une fenêtre, un commandant de corps, M. de Cissey, le général ordinaire de M. Thiers, qui devait être son ministre de la guerre quelques jours plus tard et qui devait l’abandonner deux ans après. Et ce général, ce ministre du lendemain, assiste à cette scène, et donne cet ordre barbare, où le meurtre d’un député se complique d’une prolongation de souffrances et d’une mise en scène à effet : il lui faut la colonnade du Panthéon, il lui faut l’agenouillement théâtral du représentant du peuple qu’il va faire tuer, il lui faut encore une promenade de cette agonie sous les huées, il lui faut la torture morale, les brutales insultes d’une humiliation suprême… Voilà l’idée qui vient à ce général, tout en déjeunant, tout en regardant le drame, d’un coin de table encore servie… Et cet homme c’est le Cissey que nous avons vu, le masque aux lourdes paupières endormies, à la parole inarticulée comme un roulement de tambour, à la physionomie éteinte par une lassitude qui semblait toujours renouvelée… c’est le ministre que M. de Mac-Mahon lui-même a été obligé de congédier… Pourquoi ?… Peu m’importe.

Et ce député !… Il y avait là un député, un droitier, un marquis, un certain de Quinsonas, — qui n’a pas fait grand bruit dans sa vie ; seulement, au 18 mars, il avait été arrêté au faubourg Saint-Antoine. Il en était fier ; et comme il s’était trouvé dans la commission d’historiens chargés de l’Enquête du 18 Mars, il faisait valoir sa petite arrestation, qui avait duré quelques minutes. Et dans les procès-verbaux de l’Enquête, on le voit interrompre tous les témoins, pour leur raconter une fois de plus sa petite aventure[8].

La qualité de représentant de la nation était tombée sur cet obscur marquis : il était là ; on amène un homme dont la vie est deux fois sacrée, et parce que c’est un homme, et parce qu’il est chargé d’une part de la souveraineté nationale ; et le marquis, son collègue, ne dit pas : « Respectez l’Assemblée souveraine, respectez l’investiture du suffrage universel… » Non, il est là en curieux, il cause avec M. de Cissey, peut-être a-t-il collaboré au programme de la fête. On pense même à lui au moment de la fusillade… pour protester ? Oh ? que non… pour reconnaître et dénoncer le prisonnier, pour dire : « C’est bien Millière. » C’est la première idée du capitaine Garcin : « Il y a parmi nous un député, M. de Quinsonas, qui vous reconnaîtra. »

Laissons ces deux hommes, le général et le marquis, achever leur déjeuner interrompu.

Le piquet se reforma autour de Millière. On se mit en route pour le Panthéon. M. Garcin s’y rendit aussi. Une pluie d’orage tombait, sans disperser la foule, qui se bousculait derrière le cortège. On arrive à la grille du Panthéon, qui s’ouvrit, se referma brusquement sur Millière. Le malheureux fut placé entre les deux colonnes du milieu. Il déboutonna lentement, un à un, tous les boutons de son gilet et découvrit sa poitrine. M. Louis Mie le vit tirer de sa poche une lettre et de son cou une montre ou un médaillon qu’il donna à l’officier placé à côté de lui. Puis l’officier (je cite le récit de Louis Mie) « le plaça de façon qu’il fût fusillé par derrière. Ce dernier se retourna d’un geste brusque, et les bras croisés fit face à la troupe. C’est le seul mouvement d’indignation ou de colère que je lui aie vu faire. Jusque-là Millière avait été impassible. Quelques paroles furent échangées. Millière paraissait refuser d’obéir à un ordre. »

M. Garcin va encore nous raconter ce qui se passait :

« Il s’est refusé à être fusillé à genoux. Je lui ai dit : C’est la consigne, vous serez fusillé à genoux et pas autrement. Il a joué un peu la comédie ; il a ouvert son habit, montrant sa poitrine au peloton chargé de l’exécution. Je lui ai dit : « Vous faites de la mise en scène ; vous voulez qu’on dise comment vous êtes mort. Mourez tranquillement. Cela vaut mieux. — Je suis libre, dans mon intérêt et dans celui de ma cause, de faire ce que je veux. — Soit ; mettez-vous à genoux. » Alors il m’a dit : « Je ne m’y mettrai que si vous m’y faites mettre par deux hommes. » Je l’ai fait mettre à genoux… »

En effet, tous les témoins dont j’ai les récits sous les yeux, virent l’officier revenir vers la troupe, puis un soldat s’en détacher sur son ordre, aller à Millière, et le forcer de se mettre à genoux en pesant sur ses épaules.

Cet officier raillant et brutalisant celui qui va mourir ; cet officier trouvant que cet homme, parce qu’il meurt intrépidement, « joue la comédie » ; cet officier insultant jusqu’au courage de sa victime par ce mot inqualifiable : « Vous faites de la mise en scène » ; et tout cela se passant, non dans l’accès de colère d’une foule ni d’une troupe exaspérée par le combat, mais sur un ordre donné froidement, par un chef, entre la poire et le fromage… qui croirait à tant d’horreur, si M. Garcin n’avait pris la peine de s’en vanter dans un document officiel.

Millière agenouillé, on commande le feu. Ici, je laisse la parole à Louis Mie :

« Une moitié des fusils du peloton s’abaissa seule sur lui ; les autres restèrent au bras des soldats. Pendant ce temps, et, croyant la dernière minute venue, Millière poussa trois fois le cri de : « Vive la République ! » Le commandement avait été mal exécuté, sans doute, car les fusils ne partirent pas, et l’officier s’approchant du piquet de troupes fit redresser ceux qui trop hâtivement s’étaient abaissés.

» Puis il indiqua avec une épée comment allait être donné l’ordre de feu.

» — Vive le peuple ! vive l’humanité ! cria Millière.

» Le soldat factionnaire, dont le coude touchait mon bras, répondit à ces derniers mots par ceux-ci : on va t’en foutre de l’humanité ! » Je les avais à peine entendus que Millière tomba foudroyé. »

Un militaire « que je crois être un sous-officier », dit M. Mie, et qui d’après un autre témoin était un officier, escalada rapidement les marches et déchargea un coup de revolver, — le coup de grâce, — au visage du fusillé.

M. Garcin dit simplement :

« On a procédé à son exécution. Il a crié : Vive l’humanité. Il allait crier autre chose quand il est mort. »

Une heure ou deux après, rue Notre-Dame-des-Champs, mon confrère et ami, M. J. Destrem, voyait un soldat assis sur une borne, avec un cercle de passants installés autour de lui. Il se joignit au cercle. Le soldat — un gars de la campagne, — racontait l’exécution de Millière, à laquelle il venait de prendre part. Il la racontait simplement, indifféremment, sans répugnance pour le meurtre, sans colère contre la victime, dans son gros patois de paysan, comme il aurait raconté rachat d’une vache à la foire.

On connaît, dans le Don Juan de Molière, le comique récit du villageois Pierrot. Imaginez Pierrot prenant pour sujet un tel drame, et mêlant son jargon à ces horreurs ! Le soldat répétait sans cesse : « Il criait : Vive l’humanité ! Vive l’humanité ! » Comme si ce mot l’avait frappé comme une formule cabalistique.

En 1873, madame veuve Millière intenta un procès au capitaine Garcin à raison de la fusillade de son mari. M. Garcin ne prit pas la peine de constituer avoué. Il fut couvert par un mémoire du préfet de Seine-et-Oise et par la pièce suivante :

MINISTÈRE DE LA GUERRE

État-major général

Cabinet du ministre

Versailles, 26 mars 1873.

» Le capitaine Garcin, attaché à l’état-major général du 2e corps, n’a agi pendant le second siège de Paris, qu’en vertu des ordres qu’il a reçus de ses chefs.

» Il ne peut donc être, en aucune façon, recherché au sujet des faits qui ont été la conséquence de ces ordres. La responsabilité en reste tout entière à ceux qui les ont donnés, et dans l’affaire Millière en particulier, il n’a fait que se conformer aux instructions qu’il a reçues,

» Le ministre de la guerre,
» Général de Cissey. »

Madame veuve Millière dut s’estimer heureuse de n’avoir pas éprouvé de plus graves inconvénients que la perte de son procès. On trouvait généralement que c’était de sa part une cynique provocation d’oser réclamer contre la mise à mort du député, son mari. S’il faut en croire une correspondance du Progrès de Lyon de cette époque, M. de Cissey, outré de cette audace, aurait demandé son arrestation avec insistance, et il aurait fallu l’opposition obstinée de M. Dufaure, pour que la demande du ministre de la guerre ne fût pas accordée.

Une bonne action trouve toujours sa récompense.

Pendant que les officiers qui s’étaient distingués par des actions d’éclat dans la guerre prussienne, étaient mis en disgrâce ou privés des grades gagnés devant l’ennemi, pendant que Denfert restait colonel, et que toutes les propositions d’avancement faites par le défenseur de Belfort en faveur des officiers qui avaient combattu sous ses ordres étaient systématiquement repoussées, M. Garcin obtenait un avancement dont on remarqua la rapidité inusitée.

Millière lui a porté bonheur.


XXIII

SALVADOR ET VARLIN

L’exécution de Millière montre comment on faisait un procès politique sous la Commune. Les chassepots instruisaient l’affaire, jugeaient l’accusé, exécutaient la sentence. La charge du fusil constituait toute la procédure.

Notez qu’on recherchait partout ceux qui avaient touché de près ou de loin à la Commune. La police était sur leur piste ; la police volontaire des dénonciateurs les signalait. Je ne veux pas énumérer toutes les fusillades d’hommes politiques ou de fonctionnaires de la Commune ; mais il faut en raconter deux encore : la première tout à fait caractéristique par le choix de la victime.

M. Salvador ne passait point pour un révolutionnaire dangereux : j’ignore si la politique l’occupait beaucoup, je sais seulement que sous l’empire il avait fait des conférences très intéressantes et très suivies sur la musique arabe. La part qu’il prit au mouvement communal est modeste : il fut nommé directeur du Conservatoire. Si je ne me trompe, c’est peu avant l’entrée des troupes qu’on lui donna la place de M. Auber : les forts ne tenaient plus ; le Point-du-Jour était écrasé d’obus : et l’on fut assez surpris de voir les hommes de l’Hôtel-de-Ville choisir ce moment pour songer au Conservatoire ; il s’agissait alors d’une bien autre musique.

Salvador usurpa donc quelques jours cette fonction peu dangereuse. Ce fut son crime. Quand les troupes arrivèrent, un misérable que je ne nomme pas, et qui dénonça plusieurs des victimes du VIe arrondissement, se hâta de signaler Salvador et d’indiquer son adresse. L’officier, averti, n’eut pas une hésitation ; il ne lui vint pas à la pensée que le crime de Salvador pouvait ne pas entraîner la peine capitale ; il fit les choses tranquillement, froidement, sans un mot d’explication. Et les habitudes des vainqueurs étaient si connues, que Salvador n’eut pas un geste de surprise.

Il mourut avec une intrépidité calme.

Je reproduis le récit du Figaro :

« Un officier suivi de quelques soldats se précipita vers la demeure de Salvador, qui lui était recommandé d’une façon toute spéciale. Il le trouva en bottes molles, étendu sur le canapé dont il a été parlé plus haut, et fumant une cigarette.

» — Vous êtes le citoyen Salvador ?

» — Oui, dit l’autre sans sourciller…

» — Maintenant que vous êtes découvert, vous savez le sort qui vous attend ?

» Salvador haussa les épaules avec une fierté toute castillane.

» Ils descendirent et marchèrent silencieusement. Au coin de la rue Bonaparte, le peloton s’arrêta.

» Salvador devint légèrement pâle, et dit avec un sourire :

» — Ah ! fort bien, je vois ce que c’est…

» — Vous viserez là, dit-il aux soldats en montrant son cou.

» Il s’agenouilla, regardant la troupe d’un œil qui jetait un dernier défi à la société. Une détonation retentit. Francesco Salvador, homme de lettres et ancien directeur du Conservatoire, avait cessé d’exister. »

Le journal n’explique pas pourquoi l’œil de Salvador jetait un dernier défi à la société.

L’exécution du membre de la Commune Varlin est une des plus pathétiques.

Louis-Eugène Varlin avait alors trente et un ans. Ouvrier relieur, il avait formé son intelligence à force de travail. C’était, avec MM. Tolain et Malon, un des fondateurs de la première Internationale, où n’entraient que des hommes éprouvés. À la Commune, il s’était rangé dans cette minorité qui lutta vainement contre les excès. Il fut délégué aux finances, qui furent administrées par Jourde et par lui avec un esprit d’ordre et de scrupuleuse probité, que les historiens comme MM. Jules Simon et Maxime Ducamp ont eux-mêmes reconnu.

Pour grouper les épisodes analogues, je place ici le récit de son exécution, bien qu’elle ait eu lieu le dimanche 28, alors que le combat avait cessé, et que Paris entier était au pouvoir des troupes. J’ai sous les yeux plusieurs récits de la mort de Varlin : d’abord ceux des journaux du temps ; puis M. Maxime Ducamp, par extraordinaire, a bien voulu ne pas ignorer cette exécution sommaire, et la raconte longuement. Enfin, un jugement a été rendu, le 25 janvier 1878, pour constater le décès de Varlin. Le plaidoyer de M. Engelhard dans cette affaire fournit des détails précieux, et contient un document authentique : le rapport du lieutenant Sicre à son colonel, sur l’arrestation et l’exécution du délégué aux finances.

Varlin était assis à la table d’un café, rue Lafayette ; il n’avait pris aucune précaution pour changer ses traits. Un prêtre décoré, en costume bourgeois, le dénonça au lieutenant Sicre (du 67e de ligne) qui passait. C’est le lieutenant lui-même qui en témoigne. « Varlin a cherché à m’échapper, continue-t-il, en fuyant et en prenant par la rue Cadet. Saisi immédiatement au collet, je l’ai maintenu en mon pouvoir et entraîné ainsi jusqu’à la rue Lafayette, où j’ai requis quelques hommes de l’armée de ligne. »

Alors on lui attacha les deux mains. M. Maxime Ducamp essaye de nier le fait. « Je crois savoir que non, » écrit-il. Nous croyons savoir que si ; le rapport de M. Sicre le dit formellement : « Après lui avoir fait lier solidement les mains derrière le dos avec une courroie… » Un ancien caporal de ligne, témoin de la mort de Varlin m’écrit : « Il a été conduit jusqu’au lieu du supplice les mains fortement liées. » Puis commença pour le malheureux cette horrible promenade au milieu des insultes de toutes sortes, qui devait se prolonger jusqu’à la rue des Rosiers. « On a prétendu, dit M. Ducamp, que par un raffinement de cruauté on avait conduit Varlin jusqu’au sommet des buttes Montmartre. Il n’y eut là aucune cruauté, mais un fait naturel imposé par la discipline militaire. » Nos lecteurs savent ce que vaut la raison donnée, et si l’on se croyait obligé d’en référer à l’autorité supérieure avant de fusiller les gens.

Le prisonnier fut conduit, les mains liées, au général Laveaucoupet, alors installé dans le XVIIIe arrondissement. D’après M. Maxime Ducamp, les insultes auraient commencé à Montmartre : le fait serait invraisemblable, il est contredit par le journal orléaniste le Tricolore, qui constate que le prisonnier n’y arriva qu’avec beaucoup de peine. Ce fut si hideux, que M. Ducamp lui-même appelle cette marche un « supplice », et les insulteurs de la foule « des bourreaux ». « Les soldats, dit-il, eurent grande peine à le protéger… on criait : à mort !… Plus de mille femelles accompagnées de quelques mâles, pressaient les soldats. Varlin était impassible, très pâle, mais très ferme… un voyou le décoiffa d’un coup de latte. »

Voici maintenant comment le lieutenant Sicre, dans son rapport, traduit cette scène, qui indigne jusqu’à l’auteur des Convulsions de Paris.

« Pendant le trajet, il fut reconnu par toutes les personnes qui se trouvaient sur son passage, et, arrivé à l’état-major, il ne put nier son identité. »

Le général Laveaucoupet donna sans hésiter l’ordre de le fusiller. M. Maxime Ducamp constate cet ordre en termes curieux : Varlin avoua son nom. M. Ducamp dit : « Les aveux prononcés très fermement, mais avec quelque jactance, entraînaient un ordre d’exécution. »

C’est la faute de la jactance.

Alors se passa une chose horrible : je cite le récit du Tricolore :

« Le général répondit d’une voix basse et grave : « Là derrière ce mur. »

» Nous n’avions entendu que ces quatre mots. Arrivé à l’endroit désigné, une voix dont nous n’avons pu reconnaître l’auteur (sic) et qui fut suivie immédiatement de beaucoup d’autres, se mit à crier : « Il faut le promener encore, il est trop tôt. » Une voix seule ajouta : « Il faut que justice soit faite rue des Rosiers, où ces misérables ont assassiné les généraux Clément Thomas et Lecomte…

» Arrivé rue des Rosiers, l’état-major, ayant son quartier général dans cette rue, s’opposa à l’exécution.

» Il fallut donc, suivi de cette foule augmentant à chaque pas, reprendre le chemin des buttes Montmartre… »

Ainsi, la foule crie : « Il faut qu’il souffre encore, il faut aller rue des Rosiers, » et l’officier qui conduit le prisonnier aurait obéi ! M. Sicre esquive ce détail dans son rapport. Il laisse entendre que M. Laveaucoupet aurait fixé le lieu d’exécution. Mais M. Maxime Ducamp, tout en brouillant un peu les lieux, confirme sur ce point le récit du témoin oculaire qui a renseigné le Tricolore. Il constate que la foule criait : « Il faut qu’on le promène ! Encore ! Encore ! Faites-lui faire le tour des buttes. »

Varlin fut conduit « près du mur du jardin où furent, assassinés, le 18 mars, les généraux Lecomte et Clément Thomas » (rapport de M. Sicre). Son courage ne s’est pas démenti un seul instant. « L’adjudant sous-officier, dit M. Ducamp, eut la sottise de lui faire une courte allocution. » Deux soldats s’approchent, veulent tirer à bout portant, leurs fusils ratent. Deux autres tirent… et c’est alors seulement que finit la longue agonie de Varlin.

« Il est mort, nous écrit l’ancien caporal que j’ai déjà cité, après avoir essuyé plusieurs coups de feu en criant : Vive la Commune ! vive la République ! Et enfin, faisant un dernier effort entre le deuxième et le troisième coup de feu, il se releva en essayant de crier encore une fois : Vive la Commune ! »

La foule battait des mains.

On trouva sur le cadavre, d’après le lieutenant Sicre, 284 fr. 15 c., un canif, une montre en argent et la carte de visite de Tridon.

J’extrais de la plaidoirie de M. Engelhard, dans le procès dont j’ai parlé (compte rendu de la Lanterne), le passage suivant :

« Enfin, le rapport du lieutenant Sicre dit que, sur le cadavre, il a été trouvé une montre en argent. Cette montre peut fournir la preuve de l’identité de l’homme fusillé, car elle portait une inscription à l’intérieur de la cuvette. Elle avait été offerte à Varlin par ses camarades comme témoignage de reconnaissance et le graveur dont je produis l’attestation déclare y avoir gravé ces mots ; « À Eugène Varlin, souvenir de ses camarades. » Celui qui a trouvé la montre sur le cadavre l’aura nécessairement ouverte et, dans l’enquête, il pourra déclarer si cette inscription y était gravée.

» Je connais le nom de la personne qui détient cette montre et qui la porte encore aujourd’hui.

» Je puis même citer un détail singulier. Il y a quelques années, le détenteur de la montre s’est trouvé à un dîner où il fut question des exécutions sommaires faites à Paris lors de l’entrée de l’armée de Versailles. Quelqu’un prononça le nom de Varlin, disant qu’il était réfugié à Londres. L’individu que je ne veux pas nommer, répondit :

« Varlin est bien mort, j’ai… assisté à l’exécution. Une montre trouvée sur le cadavre atteste son identité. »

» Et alors, tirant une montre de sa poche, il en ouvrit la cuvette et fit lire aux convives terrifiés cette inscription : « À Eugène Varlin, les ouvriers relieurs reconnaissants. » (Sensation.)

» Cet individu, je le répète, je ne veux pas le nommer ; mais, si vous ordonnez une enquête, il sera appelé, ainsi que ceux qui ont lu l’inscription. »

Quel est l’individu qui a trouvé sur Varlin, les objets que M. le lieutenant Sicre indiquait en détail dans son rapport ?

Dans quelle poche est la montre ?

Quoi qu’il en soit, Varlin ne la réclamera pas, car plus de deux ans après l’avoir fusillé, le 30 novembre 1872, on l’a condamné par contumace à la peine de mort.


XXIV

LES ERREURS SANGLANTES

Dans un des passages du rapport fait par le lieutenant Sicre sur la mort de Varlin, il y a un mot terrible : « Tout le monde l’a reconnu sur son passage. » C’est ainsi que M. Sicre interprétait les cris de mort poussés autour d’un prisonnier. La foule s’amasse : le bruit se répand que l’homme que l’on emmène est Varlin. Cent voix hurlent : « À mort Varlin ! » — Et le lieutenant prend ces hurlements pour un certificat d’identité.

« Tout le monde a reconnu Varlin !… » Le lieutenant n’a pas une minute l’idée que parmi tous les passants qu’il a entendus crier, il n’y en avait peut-être pas un qui eût déjà aperçu Varlin une fois dans sa vie et fût en état de le reconnaître. On crie : « À mort Varlin ! » Cela suffit.

M. Sicre n’était pas le seul officier qui eût ces larges théories en matière de certificat d’identité ; il ne se trompa pas, lui, et c’est bien Varlin qu’il fusilla. Mais d’autres appliquèrent sa doctrine, et se trompèrent. J’ai déjà parlé des trois « Billioray » qui furent exécutés avant que le véritable fût jugé à Versailles. On connaît le nom d’un de ces malheureux : il s’appelait Constant : il était mercier au Gros-Caillou ; il ne ressemblait nullement au membre de la Commune. La foule criait : « À mort Billioray ! » Pourquoi ? Qui le saura jamais ? Qui devinera quel soupçon, quelle folie pouvait pousser dans un esprit surexcité ? Qui recherchera les vengeances qui trouvaient l’occasion bonne pour se satisfaire ?… Il suffisait d’une dénonciation, pour que les passants fissent chorus… Un officier trouva, comme M. Sicre, que tout le monde avait reconnu Billioray… Et ce malheureux périt. Il avait sur lui des pièces établissant son nom véritable.

Notez bien ce détail : il ne ressemblait pas à Billioray. La plupart des innocents fusillés comme membres de la Commune ne ressemblaient même pas à celui sous le nom duquel ils mouraient.

Il n’est guère de personnage marquant de l’époque qui n’ait été fusillé une demi-douzaine de fois, pour le moins, dans les journaux de l’époque. Mais combien de ces exécutions n’ont jamais existé que dans les journaux ? Le plus souvent, les noms des victimes sont dans des listes de fusillés, sans détails. Un reporter pouvait grossir sa liste avec une certaine fantaisie.

On a été jusqu’à prétendre qu’il n’y avait rien de réel dans ces fusillades multiples ; et que les amis des vaincus, les vaincus eux-mêmes, les faisaient insérer dans les journaux pour dépister plus commodément les recherches. — C’est purement absurde. On a vu que l’exécution des faux Billioray n’était pas douteuse ; je citerai tout à l’heure celles des faux Vallès ; j’en puis citer une autre encore. Quand M. Ulysse Parent, le conseiller municipal de Paris, fut arrêté pour la première fois, on le conduisit près de la mairie de la Banque et on lui désigna un cadavre dans un tas de fusillés, en lui disant que c’était « son ami Lefrançais ». Le faux Lefrançais, cette fois, ressemblait au vrai à un tel point que M. Parent s’y trompa lui-même. Et pourtant M. Lefrançais n’a pas été fusillé.

D’ailleurs, toutes les fois que la mention de l’exécution est accompagnée de détails assez précis ou qu’elle se retrouve dans beaucoup de journaux à la fois, il faut bien qu’elle corresponde à un fait réel.

Je viens de citer un faux Lefrançais. Ici, le fait est attesté par un témoin irrécusable. Eh bien ! je trouve la mention de cette fusillade dans un journal de l’époque.

« Courbet, Lefrançais, Gambon et Amouroux ont été fusillés hier rue de la Banque. »

Or, de ces quatre membres de la Commune, aucun n’a péri dans la semaine de Mai.

La Petite Presse du 1er juin exécute Cerisier, Jourde et Fontaine avec des formes. Tous trois ont passé depuis devant les conseils de guerre.

Ferré a été fusillé un certain nombre de fois avant d’aller au poteau de Satory ; Vermersch, Vermorel, Eudes, Ranvier décédé récemment à Paris, sont aussi tués à plusieurs reprises.

Je ne sais pourquoi les trois qu’on a le plus fusillés sont MM. Billioray, Courbet et Jules Vallès. Cela est assez étonnant pour Courbet, qui était facile à reconnaître et dont la figure était extrêmement connue. Son exécution, tantôt au ministère de la marine, tantôt au ministère de la guerre, a été racontée par nombre de journaux.

Je lis dans la Constitution du 27 mai :

« Gustave Courbet a été fusillé !

» Le peintre d’Ornans a été pris dans une armoire du ministère de la marine où il s’était réfugié…

» Il a refusé la croix d’honneur par orgueil, et il est mort au coin d’une barricade, encore par orgueil ! »

Nous l’avons déjà vu mourir rue de la Banque ; il mourut encore une fois dans le Petit Journal du 28 ; et toutes ces exécutions ne l’ont point empêché d’aller finir ses jours en Suisse.

Quant à l’auteur des Réfractaires, il est fusillé par des pompiers de Rouen, qui l’arrêtent dans une cave (Gazette de France du 28 mai) ; il est fusillé près des Halles (Petit Moniteur du 28 mai) ; à l’angle de la rue Saint-Denis (Constitution, du 27 mai) ; il meurt avec une lâcheté incroyable à l’École militaire (Bien public du 27 mai). Il faut citer ce dernier récit.

« Le citoyen Vallès, l’homme aux moyens chimiques, a été vraiment lâche. Conduit aussi à l’École militaire et placé contre un mur, il se jetait à genoux, criait grâce, se désolant de quitter la vie, se traînant de frayeur la face contre terre : on a dû le fusiller ainsi… »

Peut-on songer sans un serrement de cœur au malheureux dont la mort est décrite en ces termes ?

Mais ce n’était pas assez de mourir dans une cave, rue Saint-Denis, près du Châtelet, à l’École militaire. M. Jules Vallès a encore été fusillé rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le Times du 29 mai, confondant probablement deux faits distincts, parle de cette dernière exécution, et dit que le corps de Jules Vallès, tué avenue Victoria, a été porté rue des Prêtres. Mais les journaux du temps donnent des récits beaucoup plus précis. M. Maxime Ducamp s’est occupé de ce fait. Il a cru trouver l’occasion de montrer combien ces récits d’exécutions multiples étaient peu certains. Il a été rue des Prêtres le jour même où un faux Vallès y aurait péri. Personne, d’après M. Ducamp, n’avait entendu parler d’aucune exécution. L’auteur des Convulsions de Paris prétend que Vallès a rédigé de sa propre main le récit de sa mort imaginaire. Telle était la noirceur de ces membres de la Commune : ils se fusillaient eux-mêmes, et quand on racontait que l’armée de Versailles les massacrait, c’était une calomnie glissée par eux dans les journaux conservateurs.

On peut juger par cet exemple de l’exactitude historique de M. Maxime Ducamp. Nous savons le nom du faux Vallès, tué rue des Prêtres ; un de nos collaborateurs de la Justice, M. C. Lainé, l’a connu, et tient de la mère de la victime la confirmation du fait. D’ailleurs, un médecin, hautement estimé, aujourd’hui conseiller municipal de Paris, notre ami le docteur Paul Dubois, a assisté au drame, et a bien voulu me fournir les détails les plus précis.

Le prétendu Vallès s’appelait Martin. C’était un jeune homme de vingt-six ans, ayant quelque fortune. Il vivait au quartier Latin et prenait ses repas à la pension Laveur, bien connue des artistes et des hommes de lettres. Courbet, Vallès y mangeaient habituellement. Il en sortait quand, à la place Saint-André-des-Arts, il fut pris pour Vallès, on ne sait pourquoi : il ne ressemblait nullement à l’auteur des Réfractaires. On le conduisit à la place du Châtelet ; la foule criait : « À mort ! À mort ! » On ne prit même pas la peine de le conduire devant la cour martiale, ni de s’enquérir de son identité ! D’après le Paris-Journal du 1er juin, le faux Vallès se débattait furieusement et se jetait à la gorge de l’officier qui le conduisait. On lui faisait lâcher prise à coups de crosse et à coups de pied. En passant devant la petite rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, le prisonnier se jeta encore sur l’officier. Deux coups de crosse l’étendirent. Puis on le fusilla.

La feuille conservatrice ajoute au prétendu Vallès un prétendu Ferré, qu’on aurait exécuté en même temps. Elle termine son récit ainsi : « La foule regarda quelque temps le cadavre des deux bandits, puis des applaudissements unanimes éclatèrent. C’était le jeudi. »

Ce récit n’est pas absolument exact. Le docteur P. Dubois, passant devant la rue des Prêtres, vit arriver le prisonnier. Il était escorté par trois soldats, avec un capitaine d’infanterie, sabre en main, et suivi par une quinzaine d’individus criant : « C’est Vallès. » En vain le malheureux protestait, se débattait, jurait qu’il n’était point Vallès. Le docteur ne le vit pas se jeter à la gorge de l’officier ; mais celui-ci leva son sabre, et un soldat tira un coup de chassepot presque à bout portant. La balle traversa la cuisse gauche du prisonnier. Blessé, il entra rue des Prêtres ; les deux autres soldats tirèrent ; le faux Vallès tomba : l’officier et ses hommes se retirèrent aux bravos de la foule. Le docteur Dubois s’approcha du cadavre, couché le long de la boutique d’un charbonnier. Il pria le charbonnier de lever la tête du malheureux. Elle n’avait aucun rapport avec celle de l’auteur des Réfractaires.

M. Maxime Ducamp consentira-t-il à reconnaître que la fusillade de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois n’était pas une invention du véritable Vallès ?


XXV

LES ABATTOIRS. — LE COLLÈGE DE FRANCE

J’arrive au plus horrible : à ces lieux d’exécution où l’on tuait régulièrement, sans relâche. Il y en avait de toutes sortes : depuis la mairie ou la caserne, où un officier quelconque s’installait pour faire le triage des prisonniers et pour choisir les victimes, jusqu’à la cour martiale ayant une apparence d’organisation, offrant un mensonge de tribunal et prononçant des sortes de verdicts d’après le code sanglant du massacre, où il n’y avait qu’une peine : la mort.

Il y eut, dans Paris, beaucoup d’abattoirs de ce genre ; et là ce n’était plus une tuerie isolée, quelques heures de férocité : le sang y coulait sans cesse pendant de longues journées, au milieu de Paris conquis, loin du bruit du combat.

J’ai déjà dit que deux de ces « abattoirs » avaient été établis dès le lendemain de l’entrée des troupes, dès le lundi 22 mai, à l’École militaire et au parc Monceau ; nous allons en retrouver beaucoup d’autres. Plus tard, quand nous serons arrivés à la dernière période de la répression, à la prise de Belleville, nous en trouverons de plus affreux encore. Je n’ai pas la prétention de les énumérer tous ; mais j’en passerai en revue un certain nombre. Un premier exemple, celui du Collège de France, dont les journaux du temps ne parlent pas, que je sache, mais sur lequel j’ai eu les détails les plus précis, permettra de juger ce qu’étaient ces centres de tuerie.

Je suis ici le récit d’un témoin dont j’ai déjà entretenu mes lecteurs : c’est un peintre de talent, M. Raoul Forcade, fils du célèbre écrivain de la Revue des Deux-Mondes. M. Forcade avait alors dix-neuf ans ; il habitait le quartier des Écoles. Dès que le combat eut cessé dans le quartier et que les rues furent libres, il sortit de chez un ami chez lequel il avait trouvé un refuge pendant la lutte, 15, rue Champollion ; il poussa jusqu’au Palais de Justice, alors en feu. Quand il revint, vers sept heures du soir, à la barricade qui faisait le coin de la rue Saint-Jacques et de la rue des Écoles, il entendit crier : « Halte-là ! qui vive ! » Il répondit : « France ! » Il vit les fusils de la barricade s’abaisser sur lui. Un lieutenant s’approcha et lui demanda où il allait, et comme il répondait qu’il rentrait chez lui : « Suivez-moi ! » dit brutalement l’officier. Il obéit et fut conduit au Collège de France.

C’est ainsi qu’on arrêtait les gens, en ce temps-là.

Notez qu’on ne lui demanda même pas son nom, et qu’il n’était qu’un passant dont on s’emparait sur la mine. Mais ce passant, une fois arrêté, devenait suspect : une fois dans le tas, c’était un « insurgé », et rien n’indiquait s’il était de ceux qu’on avait pris sur une barricade.

La cour du Collège de France était remplie de prisonniers, la plupart en blouse et en pantalon de toile ; ce n’étaient donc pas des fédérés. Ces malheureux étaient parqués là comme des bestiaux. Tous étaient debout et devaient rester debout, sans broncher. Il était défendu de se coucher ou de s’asseoir. Il y avait parmi les prisonniers de malheureuses femmes, quelques-unes les bras chargés d’un enfant endormi. Une mère allaitait un nouveau-né.

Ce n’est pas dans la cour qu’on faisait entrer les personnes qu’on amenait : elles s’arrêtaient, et M. Forcade s’arrêta, à la loge du concierge. Cette loge comprend deux pièces. Dans la première, le colonel Robert, mort depuis général à Rouen en 1878, avait installé un tribunal de son autorité privée. Il avait avec lui un capitaine de gendarmerie, un capitaine des gardiens de la paix, deux capitaines de la ligne et un sous-lieutenant faisant les fonctions d’état-major.

Dans la seconde pièce dormaient deux gendarmes. M. Forcade fut amené dans la première pièce. Il s’y trouva mêlé à d’autres prisonniers, attendant comme lui leur tour. Les interrogatoires allaient vite. Les malheureux arrivaient tremblants, interdits, blêmes, le cerveau bouleversé, les genoux fléchissant, le gosier serré et ne laissant plus passage à la voix. Pressés de questions, brutalisés, ayant à peine le temps de placer une réponse, balbutiant à peine quelques paroles incohérentes, ils étaient jugés en un tour de main, avant de s’être reconnus. — « Avez-vous fait partie de la Commune ?….. » disait le colonel au prisonnier. Puis, brusquement, sans attendre que l’accusé eût rien dit : « Vous en étiez ; cela se voit à votre mine. — Votre âge ? Votre nom ? Avez-vous des papiers ?… C’est bien !… Allez ! » — Le mot « allez ! » était terrible : c’était la condamnation capitale.

Des soldats emmenaient le prisonnier. Puis on entendait deux ou trois détonations lointaines.

Il y avait bien peu de prisonniers épargnés. Ceux-là l’étaient sur leur physionomie. C’était le seul indice dont un tribunal aussi pressé pût tenir compte. Dans ce cas, on les conduisait dans la cour. Les prisonniers que M. Forcade y avait vus en entrant étaient les acquittés. Ceux-là devaient être conduits à Versailles ; et s’ils n’ont pas été fusillés plus tard ni sur la route, ni à Satory, ils ont peut-être survécu.

M. Forcade ne put se rendre un compte exact de toutes ces choses que plus tard. Il ne comprenait pas encore ce qu’on faisait des prisonniers qu’on emmenait. Personne ne prévoyait le massacre qui eut lieu : on avait bien vu les cadavres dans les rues ; on avait pu assister à quelque exécution, mais comment croire à cette tuerie régulière et méthodique ? D’ailleurs, on raisonne peu dans de semblables moments : les idées tourbillonnent dans le crâne ; on se sent une vague stupeur, une sorte de fatalisme inerte. Pourtant, M. Forcade eut la présence d’esprit de profiter du spectacle qu’il avait sous les yeux. Il voyait l’importance que pouvait avoir un document qui établit l’identité du prisonnier. Il avait un permis de chasse sur lui, il le mit à part pour le produire. Puis, il voyait les malheureux jugés sur leur épouvante, sur leur figure bouleversée, sur leur parole inarticulée. Il se prépara à répondre nettement. Quand vint son tour, il sut s’expliquer. On lui demanda ce qu’il faisait : « Élève de l’école des Beaux-Arts. » — La vérité est que M. Forcade n’y était pas encore, mais qu’il comptait y entrer, dans l’atelier d’un peintre fort célèbre pour son exécution minutieuse et l’ingéniosité de ses compositions. Au nom de ce peintre, le colonel Robert s’écria : « Mais, c’est mon cousin !… Comment vous a-t-on arrêté ? » C’est ainsi que M. Forcade fut tiré d’affaire.

Pourtant, le colonel ne le laissa pas partir. « Il est plus prudent que vous restiez avec nous… Asseyez-vous là ». Et M. Forcade continua à assister, mais en spectateur désintéressé, à la séance de cette étrange cour martiale. Parmi ceux qu’il vit juger à partir de ce moment, deux seulement furent épargnés. Quant aux autres, on les voyait partir sous une escorte de soldats : puis on entendait les détonations lointaines que M. Forcade avait déjà remarquées : c’est à ce moment, et en les voyant se reproduire constamment à un intervalle régulier après le départ des condamnés, qu’il les comprit. Il demanda au colonel quel était ce bruit de fusillade ; il reçut cette réponse faite d’un ton brutal : « Cela ne vous regarde pas. »

C’était un spectacle sinistre ; M. Forcade était impatient d’y échapper. Il y avait déjà plusieurs heures qu’il était dans la loge de concierge où la justice du massacre tenait ses assises. Vers minuit, il demanda au commandant la permission de se retirer. « Ne pouvez-vous donc pas veiller comme nous ? » lui répondit l’officier. Et sur la réponse de M. Forcade qu’il était brisé de fatigue, il lui désigna la pièce du fond. Les deux gendarmes y ronflaient magistralement. M. Forcade se coucha près d’eux. Longtemps encore, à travers une somnolence douloureuse, enfiévrée par tous les souvenirs de cette soirée terrible, il entendit, mêlés au soufflet d’orgue de ses deux compagnons, les interrogatoires voisins des prisonniers et les détonations lointaines des fusillades ; puis la lassitude l’emporta, et le sommeil, vint.

Quand il se réveilla, le lendemain matin M. Robert condamnait encore : il avait condamné toute la nuit !

M. Forcade ignorait s’il était encore prisonnier : il ne tenait pas trop à s’enquérir de sa situation exacte. Une insistance maladroite de sa part, un caprice de juge pouvaient au moins le faire garder et envoyer à Versailles. Le concierge du Collège, qui avait été délogé pour quelques heures, vint reprendre quelques objets. M. Forcade profita de l’occasion et se glissa avec lui jusque dans la rue.

J’ai déjà dit comment il vit, quelques instants après, au coin de la rue des Écoles et de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, un véritable charnier dans un renfoncement assez vaste. Les cadavres qui se trouvaient là étaient ceux des prisonniers qu’on jugeait au Collège de France.


XXVI

LES ABATTOIRS
(suite)

Les mairies étaient, dans Paris, des centres naturels où l’on devait organiser la répression. À mesure qu’elles tombaient au pouvoir de l’armée, des autorités d’occasion s’y installaient. J’ai déjà eu à en citer plusieurs exemples : j’ai montré, dans le VIIIe arrondissement, des officiers de la garde nationale de l’ordre expulsant un jeune homme muni des pouvoirs de M. Barthélémy Saint-Hilaire ; dans le Ve arrondissement, on a vu un officier d’état-major, ami de M. de Villemessant ; et à Montmartre, le colonel Perrier, doublé d’un délégué civil, ancien coulissier, aussi cruel, aussi menaçant que le colonel était modéré.

Naturellement, c’était aux mairies qu’on amenait les prisonniers : et partout où l’on amenait des prisonniers, il y avait des exécutions. Le Siècle, cité par la Patrie du 28 mai, dit :

« Dans quelques-unes des mairies réoccupées par les anciens maires, on a institué des cours martiales qui fonctionnent en permanence. »

Et il cite une mairie, où, dans la salle de la justice de paix, « trois officiers en costume civil siègent, entourés par des gardes nationaux et interrogent toutes les personnes suspectes arrêtées dans l’arrondissement depuis que la lutte est terminée. »

Il est probable que dans aucune mairie, il n’y eut de tuerie comparable à celle qui se fit à la mairie du Panthéon. Elle était « bondée de cadavres » me dit un témoin oculaire.

Un autre m’a écrit le fait suivant : Un officier entre dans la cour avec M. B…, chevalier de la Légion d’honneur. Un vieillard légèrement blessé y avait passé la nuit au milieu des morts. Il était devenu fou, et souriait en plongeant sa main dans une tabatière vide. « En voilà un, dit M. B…, auquel Dieu a bien réellement fait grâce. » L’officier, sans mot dire, s’approcha du vieillard et lui brula la cervelle.

Mais il y avait bien d’autres centres d’exécutions que les mairies. D’abord, sur la rive gauche, la prison du Cherche-Midi. « Chaque jour, le matin, surtout, m’écrit-on, on y a fusillé des malheureux et plusieurs femmes. Notamment, une pauvre jeune fille de dix-huit ans ; employée dans un magasin de la rue Tronchet, accusée d’avoir voulu empoisonner des soldats en leur donnant à boire… On fusillait dans le coin nord de la cour extérieure de la prison… Une tapissière emportait les cadavres au cimetière Montparnasse. Elle prenait par la rue du Regard et la rue de Rennes. Et la route était tracée tout du long par de larges et nombreuses gouttes de sang… »

Les exécutions se continuèrent pendant le mois de juin. « À dater du 10 juin, m’écrit M. le docteur Robinet, sur les réclamations des voisins, on ne fusilla plus de jour, ni dans les cours, mais de nuit et dans les caves. » J’ai entendu moi-même, pendant longtemps, le sinistre roulement des fusillades.

On amena aussi des prisonniers du Ve arrondissement à l’Ecole polytechnique, pour les fusiller.

S’il est un quartier qui semblait devoir être exempt d’exécution, c’est le XVIe arrondissement. Il était fort opposé à la Commune ; il fut le premier occupé, et par surprise, presque sans combat. Pourtant l’arrondissement eut son abattoir. « La prévôté, me dit un honorable négociant du quartier, était établie 22, rue Franklin. On y amenait sans cesse des malheureux pris à la suite d’une dénonciation. » La manière dont se faisait la fusillade était affreuse. Le peloton d’exécution manquait. Un vieux sergent de ville était réduit à tout faire seul. Mettre les victimes au mur était impossible : à chaque coup manqué, ç’aurait été une poursuite. Il les attachait avec une courroie à un prunier qui se trouvait dans la cour et il tirait à la cible jusqu’à ce que le malheureux fut mort. Les cadavres étaient portés au cimetière de Passy.

On exécutait aussi :

À Montmartre, dans deux endroits différents, près de la rue des Rosiers et près du Château-Rouge ; j’ai déjà eu occasion de parler de ces deux endroits.

À l’hôpital Lariboisière. — Un interne, alors attaché à l’hôpital, et aujourd’hui pharmacien à Paris, a vu faire des exécutions, tous les jours, sous les fenêtres de l’hôpital, dans les terrains vagues situés boulevard Magenta et où l’on a fait, depuis, des constructions.

À la gare du Nord. — J’ai déjà parlé de la hideuse fosse commune établie en face du café du Delta. Voici ce qu’en dit la Liberté du 5 juin : « Hier soir et ce matin on s’est occupé d’inhumer les cadavres des fédérés entassés dans le terrain vague situé en haut de la rue Rochechouart, en face du café du Delta, Ces cadavres sont en grande partie ceux des insurgés fusillés à la gare du Nord. »

À la Caserne de la Cité, aujourd’hui la préfecture de police, on amenait, m’écrit-on, les victimes liées deux à deux par le piquet, et on les canardait. Un malheureux avait échappé à la première décharge, pendant que son compagnon de corde était tué raide. Il essayait de courir, et de fuir les balles en traînant ce cadavre !

À la caserne du Prince-Eugène. — Un traiteur de la rue Notre-Dame-de-Nazareth s’était caché dans sa cave pendant toute la Commune. L’arrivée de l’armée fut pour lui une fête. Il voulut la célébrer par un déjeuner extraordinaire. Deux amis surviennent : il les invite. Entre un caporal ; « Notre lieutenant a à vous parler. — Que me veut-il ? — Je n’en sais rien ». (C’était probablement une dénonciation d’un ennemi personnel.) Le traiteur part ; ses deux amis l’accompagnent. La femme dit : Je te suis, et monte se chausser. Puis elle cherche à les rattraper. On lui dit qu’ils sont partis pour la caserne du Prince-Eugène ; elle y court et voit les trois cadavres.

À l’ambassade d’Autriche. — La Liberté nous apprend qu’il y avait là une cour martiale. Il est vrai que, dans son numéro du 5, ce journal crut devoir faire une rectification pour affirmer que les cours martiales n’ordonnaient aucune fusillade.

« De nouveaux renseignements modifient sur certains points les détails que nous avions donnés dans le numéro de la Liberté d’avant-hier sur le fonctionnement des cours martiales, et notamment à l’ambassade d’Autriche, rue de Grenelle-Saint-Germain.

» Ces conseils ont pour but d’opérer un premier triage afin de ne pas prolonger la captivité de ceux qui après l’interrogatoire sont reconnus innocents.

» Aucune condamnation n’est prononcée contre les autres, et aucune exécution n’a lieu par conséquent. »

Cette rectification s’appliquant aux cours martiales, c’est-à-dire au Châtelet, au Luxembourg, au Collège de France comme à l’ambassade d’Autriche, est une des choses les plus hardies qu’on ait écrites alors.

On fusillait encore à la Bourse. On lit dans le Français, pour la journée du 25 :

« C’est à la Bourse qu’a eu lieu le plus grand nombre d’exécutions des insurgés pris les armes à la main. On attachait aux grilles ceux qui voulaient résister. »

On fusillait aussi à la caserne des municipaux, à côté de la mairie de la Banque. Quand M. Ulysse Parent, aujourd’hui membre du conseil municipal, fut arrêté pour la première fois le jeudi 25 (c’est de lui que je tiens ces détails), il fut conduit à la mairie de la Banque, où il fut interrogé par le colonel Quevauvilliers. Après (quelques questions, celui-ci dit : « On va examiner votre cas à côté. » Et il l’envoya à la caserne. En entrant, il aperçut dans un coin une pile de cadavres. J’ai déjà raconté qu’on lui montra parmi ces cadavres un prétendu Lefrançais. Peu s’en fallut que M. Ulysse Parent ne grossît de son corps ce sinistre charnier. Par bonheur, il rencontra là un aide-major de la garde nationale qui le tira d’affaire. Les journaux du temps mentionnent un assez grand nombre d’exécutions à cette caserne.

Les exécutions de la place Vendôme ont été plus nombreuses. On y faisait converger les prisonniers des divers points de Paris ; on les y enfermait passagèrement. Une prévôté y était installée.

Quand la troupe entra rue de Valois, on fit prisonnier tout ce qu’on trouva dans la maison du Rappel, y compris les locataires de la maison et l’imprimeur, M. Balitout. Je tiens de M. Balitout et d’un de mes anciens collaborateurs, le récit de leur voyage à Versailles. Ils furent conduits d’abord place Vendôme. La place avait l’aspect d’un camp. Les barricades étaient encore debout, seulement on y avait ménagé des passages. À droite, en entrant, ils virent « une pile comme les piles de bois, dans les chantiers, seulement elle était faite de cadavres. » Un officier leur dit qu’on allait leur faire « leur affaire ». Un officier supérieur donna un contre-ordre et les fit conduire dans une cave où il y avait déjà des prisonniers. De leur cachot, ils purent entendre les détonations des fusillades.

J’ai déjà cité, en parlant des pétroleuses et des empoisonneuses, le passage du Times du 29 mai, parlant des prisonnières qu’on allait exécuter place Vendôme. Les journaux français de la même époque mentionnent souvent ces exécutions : ainsi le Paris-Journal du 28 mai dit : place Vendôme treize femmes jeunes pour la plupart… Quelques instants après une lugubre détonation indiquait que justice était faite… »

Je viens d’énumérer quelques-uns des abattoirs. Il s’en faut de beaucoup que la liste soit complète. Je voulais seulement donner quelques exemples qui fissent comprendre de quelle façon le massacre était organisé.


XXVII

LA CASERNE DUPLEIX. — L’AFFAIRE LAUDET

J’extrais le passage suivant d’une déposition de M. Rascol, lieutenant dans la garde républicaine, devant la justice, déposition dont j’ai le texte, tel que le signa le témoin :

« Je suis arrivé à la caserne Dupleix à la fin de mai 1871, je ne puis préciser le jour, avec le prévôt du 2e corps d’armée. J’ai reçu l’ordre de prendre la consigne auprès d’un capitaine de chasseurs à pied qui avait fait, les jours précédents, les fonctions de prévôt et de continuer l’examen des affaires des insurgés détenus à la caserne Dupleix qui étaient au nombre de 800 environ.

» Une heure à peu près avant mon arrivée à la caserne Dupleix, le nommé Laudet Gustave, capitaine adjudant-major du 105e bataillon fédéré, avait été passé par les armes en raison de sa participation à l’insurrection.

» Le lendemain, ou le surlendemain, dans l’après-midi, je crois, un monsieur se présenta à mon bureau et me demanda ce qu’était devenu Laudet Gustave.

» Je consultai les listes des prisonniers dirigés sur Versailles et je ne l’y trouvai pas. Je ne le trouvai qu’en continuant mes recherches sur les listes des hommes exécutés. »

Je m’arrête sur ce passage. Il est capital. Voilà la constatation officielle de ce qu’étaient les « abattoirs » dont j’ai énuméré une partie.

C’est donc ainsi que se faisait la tuerie. Les officiers recevaient hiérarchiquement l’ordre d’aller la diriger. Il y avait une « consigne ». On tenait des écritures. Il y avait une liste des fusillés. — Je tiens à établir ces faits. L’autorité militaire les a toujours dissimulés. Elle n’a jamais parlé des cours prévôtales, qui ont fait des milliers de victimes. Chaque fois qu’un père cherchant son fils, une sœur son frère, l’ont consultée, pour quelque intérêt que ce fût, elle a caché ses listes elle a nié qu’il en existât ; elle a soigneusement enveloppé de mystère la boucherie de mai 1871. Et les Thiers, les Dufaure affirmaient à la tribune que la répression avait été rigoureusement légale ! On ose encore le dire aujourd’hui !

Mais, à cette époque, l’ordre officiel avait été donné par M. de Mac-Mahon de suspendre toute exécution.

Or, d’après une des pièces que j’avais sous les yeux, un général intervenant pour le fusillé, aurait demandé à M. Rascol « s’il ne connaissait pas les ordres de M. le maréchal de Mac-Mahon. »

M. Rascol aurait répondu : « Je connais l’ordre du maréchal ; mais j’en ai reçu d’autres. »

Cet ordre de suspendre les exécutions après huit jours de massacre n’était-il donc que pour le public ? Il faudrait bien le croire, alors même qu’on n’aurait pas le document que j’invoque, puisqu’il est prouvé que l’autorité militaire continua à fusiller sur un grand nombre de points.

Maintenant, j’en viens à Gustave Laudet, le fusillé, et à son père, Georges-Jeau-Baptiste Laudet. Leur histoire est l’une des plus révoltantes et des plus curieuses que j’aie trouvées dans cette affreuse semaine de Mai.

M. Georges Laudet est un ingénieur civil de grand mérite : il s’est signalé par plusieurs inventions ; il recevait, en récompense de ses services, une pension de la ville de Paris. Son acte d’accusation (on verra plus loin comment il a eu un acte d’accusation) reconnaît qu’avant le 18 mars il ne s’occupait nullement de politique. En février 1871, M. le général de Ménibus, directeur central de l’artillerie, fit conduire chez M. Laudet, en prévision de l’entrée des Prussiens, des canons qui se trouvaient à Saint-Thomas-d’Aquin. La Commune éclata.

D’après le récit de M. Laudet, des agents de la Commune découvrirent ces canons, qu’il n’avait pas livrés, malgré l’ordre général du gouvernement de l’Hôtel-de-Ville concernant les armes de guerre. M. Laudet fut inquiété : son fils, garde national réfractaire, fut incorporé, de force, dans le 105e ; lui-même fut obligé de reprendre sa fabrication de matériel pour la Commune. Depuis on a nié le récit de M. Laudet ; on a prétendu qu’il avait volontairement livré ses canons et servi la Commune. La pièce suivante prouve le contraire :

« Je certifie que M. Laudet a courageusement, et, dans la mesure de ce qui lui a été possible, rempli le mandat de préservation de matériel français et prussien que je lui avais confié avant le 18 mars, et qu’il avait accepté ; — que forcé d’obéir aux ordres de la Commune, il a procédé à leur exécution de manière à empêcher le tir des canons de 8 se chargeant par la culasse.

» Il a rendu des services réels et marqués à la cause de l’ordre. Je suis heureux de pouvoir rendre ce témoignage sincère à la conduite honorable qu’il a tenue. J’ajouterai que c’est un homme probe et des plus honorables, et que confiance peut être mise en sa parole.

» Le général de brigade, directeur du dépôt central de l’artillerie,

E. de Menibus.

D’autre part, le fils Laudet comparut sous la Commune devant la cour martiale présidée par Rossel, avec d’autres officiers, pour refus de marcher à l’ennemi. Il fut emprisonné pour ce fait à la prison du Cherche-Midi.

Ici intervient un personnage singulier dont j’ai déjà parlé, M. Barral de Montaut. On sait quel rôle il jouait : ami intime du membre de la Commune Urbain, chef de légion du VIIe arrondissement, auteur ou inspirateur de l’odieux rapport sur des « assassinats » versaillais qui firent demander l’exécution immédiate des otages, faisant conseiller à la Commune d’établir des mines dans les égouts pour faire sauter Paris si les troupes entraient, et en même temps agent de M. Thiers, constamment en rapport avec lui, recevant du gouvernement régulier 10,000 francs pour sa besogne, peu avant l’entrée dans Paris, et quand il fut arrêté après la défaite des fédérés, réclamé par le propre aide de camp de M. de Mac-Mahon, par M. d’Abzac en personne ! J’ai établi tout cela, dans un précédent chapitre, par des pièces authentiques.

Or, dans le récit de M. Laudet, M. Barral de Montaut paraît deux fois :

La première, pour faire sortir de la prison du Cherche-Midi les gardes nationaux condamnés par Rossel pour refus de marcher, et que leur incarcération dispensait de combattre… pour les faire sortir et les envoyer à la Muette, c’est-à-dire au feu.

La seconde, chose plus étrange ! pour prier le fils Laudet, en qualité d’ingénieur, de vérifier un instrument de physique qui ne fonctionnait pas : et c’était, dit M. Laudet, « un électro-aimant semblable à celui qui nous avait servi dans le jardin de la mairie, pendant le siège, à démontrer la facilité de faire sauter une mine par des fils électriques ».

On sait que peu avant l’entrée des troupes, la cartoucherie Rapp fit explosion, et que la Commune attribua gratuitement cet horrible accident aux « manœuvres de Versailles ».

Les soupçons les moins fondés étaient vite conçus dans ces temps fiévreux. Le jour même, apercevant M. de Montaut, le fils Laudet se rappela l’électro-aimant ; il voulait faire arrêter le chef de légion. Son père se hâta de l’entraîner.

Enfin l’armée entra. Ni le père ni le fils Laudet ne crurent avoir à se cacher. Le dimanche 28 (alors que tout Paris était au pouvoir de l’armée), le père étant allé à Saint-Thomas-d’Aquin revoir le chef de l’artillerie, M. Levasseur, apprenait, en rentrant à six heures du soir, que son fils sorti pour aller rue Lecourbe avait été arrêté et conduit à l’École militaire.

M. Laudet fit aussitôt une démarche auprès du général Ménibus qui croyait et lui dit que son fils ne courait aucun danger. Et le lendemain, lundi, à neuf heures du matin, Gustave Laudet était fusillé.

Qui l’avait dénoncé ? Qui avait voulu le faire disparaître ? — La justice sommaire de la semaine de Mai garde bien ses secrets ! On ne connaîtra jamais celui-là.

Ce fut un coup terrible pour M. Laudet. Aujourd’hui encore il en est accablé. Faut-il ajouter que l’officier Rascol chercha à lui cacher la mort de son fils, lui raconta que ce fils était à Versailles, et ne dit la vérité qu’au général de Ménibus lui-même ? C’est M. Rascol lui-même qui l’avoue dans sa déposition. Pendant deux ans, M. Laudet porta à tout monde sa plainte indignée contre le meurtre de son fils. Le 28 mai 1872, il écrivait à M. Daru, président de la commission d’enquête parlementaire ; il écrivit au gouverneur de Paris, à M. Thiers, à M. Grévy, aux ministres. Il eut la même idée que madame veuve Millière. Le 26 avril 1873 (j’ai les exploits d’huissier sous les yeux), il citait MM. de Cissey, ministre de la guerre, et Rascol, lieutenant de la garde de Paris, devant le juge de paix de Versailles. Bien entendu, ni M. de Cissey, ni le sous-lieutenant, ne se dérangèrent pour répondre. Le 28 avril, défaut était donné contre les « non comparants ».

M. Rascol dit à ce sujet :

« Au lieu d’obéir à cette citation, je me rendis au cabinet du ministre, où je vis le général Hartung, qui me déclara que le ministre de la guerre n’avait pas été assigné « et que moi-même je n’avais qu’à être tranquille, puisque je n’avais fait que mon devoir ».

Cependant, il serait inexact de dire que la double assignation lancée par M. Laudet resta sans réponse.

Le malheureux père, qui s’obstinait à faire du tapage sur la mort de son fils et dont on ne devait plus espérer se débarrasser que par la force, fut arrêté et traduit devant un conseil de guerre.

On trouva un incident, comme il s’en produisait tant alors : on découvrit que deux de ses voisins, le dernier jour de la Commune, avaient été arrêtés ; que sous le coup de l’explosion de la cartoucherie Rapp, il avait eu contre eux un de ces soupçons qui naissent si vite au milieu de ces terribles catastrophes ; que sous l’influence de ces soupçons, il avait été trouver le commissaire de police de la Commune et avait insisté pour qu’il gardât les deux suspects ; qu’ils avaient, tous deux, en effet, été retenus pendant quelques heures[9]… et le 12 septembre 1874, plus de trois ans après la fin de la Commune, l’ingénieur civil Laudet, l’inventeur récompensé par une pension de la Ville, l’homme dont le général Ménibus certifiait « qu’il avait rendu des services réels et manqués à la cause de l’ordre », et que c’était « un homme probe et des plus honorables », l’homme qui, le lendemain de la victoire, au plus fort des dénonciations, rentrait en communication pour ses fonctions avec l’autorité régulière sans que cela soulevât une difficulté, l’homme contre lequel pendant deux ans et demi on n’avait trouvé aucun grief, puisque dans ce temps de condamnations faciles et de réaction impitoyable, on n’avait ordonné contre lui aucune poursuite, malgré tout le bruit qu’il faisait… le 12 septembre 1874, dis-je, Georges Jean-Baptiste Laudet était condamné par le 4e conseil de guerre, séant à Paris, sous la présidence du lieutenant-colonel Bergeron, à cinq ans de travaux forcés pour arrestation et séquestration.

Crime de droit commun.

Le lecteur remarquera la date. On attendit le coup du 24 mai et le gouvernement d’ordre moral pour se débarrasser de lui.

M. de Cissey put être assuré, dorénavant, de ne plus recevoir de lui d’impertinentes citations.

Je recommande à M. Casimir Périer ce spécimen de criminel de « droit commun » de 1871.


XXVIII

LE PARC MONCEAU

Le parc Monceau était un des endroits où se faisait une sorte de triage parmi les prisonniers. Un de ceux qui y ont passé sans être exécuté, m’a donné à ce sujet de curieux détails. C’était un aide-major de la garde nationale, M. L… qui se trouva, le lundi, organiser le service des ambulances à la mairie des Batignolles. Dans la nuit du lundi 22 au mardi 23, les fédérés renoncèrent à la résistance ; le mardi matin, l’armée occupa le quartier sans difficulté, M. L… fut arrêté au milieu de ses blessés. Il portait le képi, la vareuse, le brassard de Genève, un tablier ensanglanté. On disait sur sa route : « Tiens ! un médecin ! on va lui faire son affaire ! »

Il fut conduit avec un capitaine fédéré au collège Chaptal, et de là au parc Monceau. On obligeait en route les deux prisonniers à rester nu-tête. Il pouvait être sept heures du matin quand ils arrivèrent au parc Monceau. On les conduisit dans la cour d’une maison, en face. Un lieutenant de gendarmerie qui se trouvait là dit : « Qu’y a-t-il ? — C’est un médecin. » Le lieutenant (je tiens tous ces détails de la bouche de M. L…), le lieutenant lui mit un revolver sur la tempe gauche. « Un mot de plus et je te brûle. » Puis il continua : « Ah ! canaille ! tu ne dis plus rien, tu as peur de mourir ! »

Puis M. L… dut se mettre contre le mur. Il entendait toujours dire aux soldats : « On va lui faire son affaire ! » En attendant, on vida ses poches, on lui prit sa nomination, signée Clément Thomas, sa montre, sa trousse, un couvert en melchior qui fit dire : « Ces b… — là ! ils avaient tout ce qu’il leur fallait ! » et une photographie de son frère, qui fit dire : « Tiens ! la tête de Rochefort ! » (Bien entendu, il n’y avait aucune ressemblance.) On finit par l’entraîner dans une écurie ; il y trouva ou vit arriver des compagnons de captivité.

L’un était un médecin de cinquante à soixante ans qui était sorti pour aller voir ses malades ; il y avait aussi un cocher d’omnibus fait prisonnier le fouet à la main ; puis un vieux professeur à moitié rasé : il était en train de se livrer à cette opération, quand des soldats avaient fait une perquisition dans la maison. On lui avait demandé s’il y avait des jeunes gens dans les autres appartements ; il avait répondu : Non. On en avait trouvé, on l’avait arrêté.

M. L… et ses compagnons étaient relativement heureux : on se contenta de les diriger sur Versailles. Pour cela, on les fit ranger dans un couloir, la face contre le mur. Un officier de chasseurs à pied prit une corde et ordonna aux prisonniers de mettre les mains derrière le dos. Le voisin de M. L… fut sanglé le premier. La corde lui déchirait les poignets. « Si la route est un peu longue, dit-il, je ne pourrai la faire ainsi. — Ah ! tu réclames », dit l’officier : et il serra le nœud de telle sorte, que le sang jaillit jusque sur M. L… Heureusement il laissa à un soldat plus compatissant le soin de corder les autres.

On attacha avec les autres une femme qui venait réclamer son mari.

C’est ainsi qu’on formait les colonnes de prisonniers au parc Monceau, le mardi 23 (second jour de l’entrée des troupes, — avant les incendies).

Comme tous les endroits où l’on faisait le triage des prisonniers, le parc Monceau était, — je l’ai déjà dit au début de la Semaine de Mai, — un centre de fusillades. Ce fut un des plus épouvantables.

Le Petit Moniteur du 29 disait :

« L’École militaire a été prise lundi et transformée en prison, ainsi que le parc Monceau.

» C’est là qu’ont lieu les exécutions. Les condamnés montrent autant d’insouciance que d’énergie. Forcés de franchir les cadavres de ceux qui on été fusillés avant eux, ils les enjambent en faisant une pirouette et commandent eux-mêmes le feu. »

Le Français du 28 disait :

« Un détachement du 26e de ligne occupe le parc Monceau : c’est là qu’on amène un grand nombre de prisonniers : beaucoup sont fusillés là. En approchant, on entend parfois le roulement d’un feu de peloton ! c’est le bruit sinistre d’une fusillade. »

La Patrie du 28 mai prétendait qu’il était inexact qu’on amenât les prisonniers au parc Monceau, parce que le parc n’était clos que de grilles ; il eût été impossible d’empêcher les évasion. On sait ce qu’il en faut penser.

La Patrie continue :

« On y a bien amené quelques rares prisonniers ; mais c’étaient des gens qui avaient commis des crimes et qu’on a dû passer par les armes. Nous y avons vu conduire un couple, l’homme et la femme, qui, fouillés, avaient été trouvés portant des bouteilles pleines d’huile de pétrole. Ils avaient en outre force bijoux dans leurs poches. La femme avait cinq ou six montres.

» On les a fusillés.

» Il en a été de même d’un chirurgien-major de la Commune. Il avait dénoncé les autres médecins qui s’étaient cachés n’ayant pas voulu servir la Commune.

» Reconnu malgré le brassard tricolore, grâce auquel il espérait se glisser dans les ambulances, il a été immédiatement exécuté. »

Le lecteur sait déjà, par les exemples de l’ambulance Saint-Sulpice, des Polonais de la rue de Tournon, des prétendues pétroleuses, etc., ce qu’il faut penser des motifs allégués pour les exécutions.

On a remarqué les mots « quelques rares prisonniers » et on a reconnu une de ces atténuations naïves avec lesquelles les journaux conservateurs racontent les horreurs de la semaine. Le Français lui-même disait : « Un grand nombre de prisonniers. » Le Times parle plus librement ; voici comment s’exprime son correspondant, dans une lettre datée du jeudi 25 et publiée dans le numéro du 29 :

« Le chiffre des innocents qui ont été fusillés pour avoir désobéi aux ordres de quelques gardes nationaux impérieux est considérable. L’abattoir a été établi au bout du boulevard Malesherbes, et c’est un lugubre spectacle de voir des hommes et des femmes de tout âge et de toute condition, défiler par intervalles dans cette fatale direction. Une troupe de trois cents s’avançaient sur le boulevard, il y a quelques instants, entourés d’un cordon de gardes nationaux… En 1793, les victimes étaient conduites à l’échafaud sur des tombereaux ; en 1871, ils vont à pied à la mort, et le couteau de la guillotine est remplacé par les balles des fusils. »

Je lis dans une correspondance, datée du samedi 27 et publiée aussi dans le numéro du 29 :

« Au moment où j’écris passe entre deux rangs de cavalerie, le pistolet armé, un convoi d’environ cent cinquante pompiers accusés d’avoir jeté du pétrole sur le feu. »

Et le correspondant ajoute en post-scriptum :

« Deux décharges de mousqueterie retentissent au parc Monceau, où les pompiers venaient d’être conduits : dans ces circonstances ce feu de peloton a une fatale signification. »

Je lis dans les dépêches Reuter publiées par le Times du 30 avec la date du dimanche 28, qu’on exécute au Champ-de-Mars, au parc Monceau, puis à l’Hôtel-de-Ville. Et la dépêche ajoute :

« Des fournées de cinquante et de cent individus sont fusillées à la fois. »

Ce sont les « rares prisonniers » indiqués par la Patrie.

Voilà donc au moins sept jours de massacre à peu près continus (du lundi 22, au dimanche 28), — dans le tranquille quartier des Champs-Elysées, — au parc Monceau.

Le spectacle de cet abattoir était hideux. C’est dans les massifs qu’on exécutait. Il y avait des cadavres partout. Je tiens du correspondant du Daily News, M. Crawford, un détail qui donne l’idée de l’épouvantable tuerie du parc Monceau. M. Crawford a un appartement en face du parc. Pendant la répression, il habitait Versailles : mais quand il revint, il trouva sa maison infestée, pour de longs mois, de mouches de cimetière.


XXIX

L’ÉCOLE MILITAIRE

On sait que l’École militaire fut, dès le début, comme le parc Monceau, un centre d’exécutions. Quand l’armée s’en fut emparée, le lundi 22 au petit jour, M. de Cissey s’y établit ; chacune des étapes de son quartier général fut marquée par un abattoir. L’École militaire d’abord, le Luxembourg ensuite. Seulement, à l’École militaire, on continua à fusiller après le départ de M. de Cissey.

C’était encore un endroit où l’on faisait converger les colonnes de prisonniers. Il semble qu’il y ait eu beaucoup de désordre et d’arbitraire dans la promenade qu’on faisait faire aux personnes arrêtées pour un motif ou pour un autre. J’ai sous les yeux le récit que m’a fait un médecin, directeur d’une ambulance, dont on s’était emparé près des Gobelins. Il fit partie d’une colonne qu’on dirigea sur le Luxembourg. Là, on jeta les prisonniers dans une cave trop étroite ; ils étaient plusieurs centaines : quelques-uns périrent asphyxiés. Au petit jour, on les fit sortir, et on les mit en route pour l’École militaire. Comment traduire l’impression de ces sinistres journées pour les malheureux qui croyaient d’autant mieux, à chaque nouveau déplacement, leur dernière heure venue, qu’on ne cessait de leur annoncer leur prochaine exécution ? Il semblerait que dans ces énormes troupeaux de plusieurs centaines d’hommes conduits à l’abattoir, il aurait dû éclater je ne sais quelle révolte désespérée… Eh bien ! l’homme se sent alors la résignation stupide du bétail : — il continue d’obéir, passif, se demandant à chaque tournant de rue, si c’est là qu’il va être mis au mur.

La colonne suivait le boulevard Montparnasse, vers quatre heures du matin ; il pleuvait à verse et le boulevard était désert. On rencontra pourtant un bourgeois tranquillement abrité sous son parapluie. Cet honnête homme matinal, malgré l’ondée, ferma son parapluie, mit son chapeau au bout de la tige, et l’agita en l’air en criant : « Fusillez-les tous. »

C’était un homme convaincu, comme on voit.

On arriva de la sorte à l’École militaire. Là, il y eut un arrêt d’une heure, toujours sous la pluie. Il y avait des prisonniers qui disaient au commandant : « Si l’on doit nous fusiller, faites-nous fusiller de suite. » Enfin, on fit entrer la colonne dans une cour, on l’abrita sous un hangar. Sur un côté de cette cour, on avait disposé des planches. Était-ce pour préserver les murs des dégâts qu’y feraient les balles ? Quoiqu’il en soit, les soldats disaient aux prisonniers : « C’est-là qu’on vous fera votre affaire. »

Le prisonnier dont je suis les notes eut le bonheur de trouver un officier humain, qui, en apprenant qu’il était médecin et qu’on l’avait arrêté à ce titre, s’écria : « Mais c’est infâme ! » et lui promit qu’il serait au moins jugé. On fit monter le major dans les casernes, avec les autres prisonniers. Il y resta six jours après lesquels il fut relâché. Pendant les six jours, il entendit des fusillades continuelles. C’est dire qu’on fusilla encore au Champs-de-Mars pendant la semaine qui suivit celle de la bataille dans Paris. Or, on commença les exécutions dès le lundi. Le massacre, sur ce point, dura donc près de deux semaines.

J’ai déjà raconté un des premiers et des plus tristes épisodes de ce massacre, la mort du faux Billioray.

Les journaux de cette époque mentionnent souvent les exécutions faites au Champs-de-Mars.

J’en cite quelques exemples.

La Patrie du 29 dit :

« Du côté de l’École militaire, la scène est en ce moment fort émouvante. On y amène continuellement des prisonniers et leur procès est déjà terminé : ce n’est que détonations. »

Et le journal cite, parmi les fusillés, un commandant Simonnet, qu’on avait trouvé caché à l’École militaire, et un vieillard, M. Thibaut, président du club de Saint-Sulpice :

« Arrêté hier, amené vêtu de sa robe de chambre, et recueillant sur son passage les huées de la foule, il a été fusillé quelques instants après à l’École militaire. »

Le Petit Moniteur du 29 mai dit :

« Le même jour (jeudi), deux cents individus, hommes et femmes, surpris dans le quartier Saint-Antoine au moment où ils préparaient de nouveaux incendies, en couvrant les maisons avec du pétrole, ont été conduits au Champs-de-Mars où on les a fusillés impitoyablement. »

Le Soir du 29 reproduit le récit fait à un de ses rédacteurs par un soldat qui venait de fusiller au Champ-de-Mars un général fédéré. Ce prétendu général se cachait sous des vêtements bourgeois ; et la seule preuve qu’on eut de son titre, c’est qu’il avait été reconnu par un de ses gardes qui lui-même venait d’être arrêté. — Le récit se termine par une phrase superbe. « Ce misérable (il s’agit du général), ce misérable a eu l’audace d’offrir mille francs à ses exécuteurs, s’ils voulaient lui laisser la vie sauve. » Voilà en effet une audace incroyable !

Enfin, le Times, dans une correspondance datée du vendredi, après avoir décrit l’accumulation des cadavres sur les quais, ajoute : « Des cadavres plus nombreux occupent l’espace devant l’École militaire, au milieu des canons, des caissons et des voitures du train. »

Le récit du Siècle sur la constatation d’identité du faux Billioray nous apprend ce qu’on faisait de ces cadavres : on les portait dans les tranchées d’Issy, où ils étaient jetés pêle-mêle.


XXX

LE LUXEMBOURG

Ce que nous avons vu jusqu’ici ne peut guère être qualifié de « cour prévôtale » : à chaque abattoir un officier désignait rapidement les victimes, sans autre forme de procès ; il n’y eut à Paris, à ma connaissance, que deux endroits où l’on singeât le tribunal : le Châtelet et le Luxembourg.

Commençons par le Luxembourg.

M. de Cissey y avait son quartier général et M. Garcin y fonctionnait : c’est tout dire. On y amenait de tous côtés les prisonniers par colonnes : on les entassait, tantôt dans des caves, tantôt dans des salles basses. J’ai raconté les pérégrinations d’un médecin-major, jeté là pour une nuit avec des centaines de malheureux et je disais que quand on les fit sortir ils laissèrent quelques cadavres, ceux qui avaient été asphyxiés dans la nuit. Écoutez maintenant M. Ulysse Parent.

On sait que M. Ulysse Parent, aujourd’hui conseiller municipal, avait été nommé membre de la Commune par le parti de la conciliation, dans un des arrondissements conservateurs de Paris, le IXe. Il avait donné sa démission quelques jours après. Il appartenait au groupe des hommes de bien qui, déplorant la guerre civile, essayèrent jusqu’au bout de l’apaiser ; c’est un républicain éprouvé, estimé de tous ; cela suffisait pour le mettre en péril. Deux fois dénoncé, il fut conduit, la première fois, à la caserne des municipaux près du Timbre ; j’ai dit, précédemment, comment il fut relâché. Il a raconté lui-même sa seconde arrestation dans une brochure d’un intérêt capital pour l’histoire de cette époque : « Une arrestation en mai 1871. — Extrait du journal le Peuple. — Paris. Librairie républicaine 1876. »

C’est le samedi que des gardes nationaux à brassard tricolore vinrent chez lui se saisir de sa personne. J’ai parlé du caprice désordonné avec lequel on promenait les prisonniers. J’ai montré une colonne, venant des Gobelins, dirigée sur le Luxembourg, puis sur l’Ecole militaire. Ici, c’est l’inverse. M. Parent, arrêté rue du Faubourg-Montmartre, est conduit au ministère des affaires étrangères, puis à l’Ecole militaire, et de là au Luxembourg. Les abattoirs se renvoyaient les prisonniers dans une inexprimable confusion.

Voilà M. Parent à l’ancien palais du Sénat.

Ici, je cite son récit :

« Arrivé là, je fus introduit dans une salle basse devant un greffier militaire auquel je dus faire une nouvelle déclaration de mon état civil. Cette formalité remplie, trois agents s’emparèrent de moi, et me conduisirent à travers la grande cour du palais transformée en bivouac, jusque sous un vestibule où venait aboutir un escalier de cave.

» Nous le descendîmes à tâtons… Après plusieurs détours, nous atteignîmes enfin une porte fortement verrouillée ; une lueur vague nous éclairait alors ; deux hommes, dont je distinguais confusément l’uniforme militaire, assis sur des débris de futaille, le revolver à la main, faisaient faction.

» Derrière cette porte, on entendait comme un grouillement d’êtres humains : au bruit de notre arrivée, les cris plaintifs ou formidables parurent redoubler : concert affreux de gémissements ou d’imprécations.

» — Qu’ont-ils donc à brailler de la sorte ? fit l’un de mes guides en s’adressant au gardien de la porte.

» — Des bêtises ! Ils disent qu’ils ont faim et demandent qu’on leur apporte à boire…

» Les verrous, cependant avaient été tirés et les cadenas ouverts. L’un des agents me prit au collet, et, me poussant brutalement dans l’entrebâillement de la porte :

» — Au tas ! cria-t-il.

» Sous cette brusque poussée, j’aurais pu tomber en avant ; une muraille humaine qui se dressait devant moi me retint : subitement une buée tiède et grasse s’abattit sur moi et envahit mon corps tout entier ; la respiration me manquait, je fermai les yeux, et instinctivement je cherchai un appui ; je sentais que j’allais m’évanouir.

» — Mettez-vous dans les rangs et avancez, citoyen, me dit à l’oreille une voix, vous serez mieux à l’autre bout.

» Peu à peu je me remis et commençai à me faire à l’obscurité de cette cave. Étroite et basse, en forme de long boyau, elle contenait alors près de deux cents hommes de tout âge et de toutes conditions : uniformes de fédérés, habits bourgeois, haillons déchirés, imprégnés de poudre, se coudoyaient ensemble. Un va-et-vient régulier et continu s’était établi dans cette masse affreusement resserrée, qui semblait obéir à une sorte de loi de gravitation.

» L’air et la lumière n’ayant accès dans ce sombre cachot que par une étroite ouverture, il avait été décidé que chacun à tour de rôle, emboîtant le pas à son voisin, viendrait y respirer un peu et s’y rafraîchir un instant : voilà pourquoi on m’avait dit de me mettre dans le rang et d’avancer. Quand je fus près du soupirail, j’observai que cette vapeur fétide dont nous étions enveloppés, se condensant au contact de l’air libre, retombait en eau sur la paroi du mur, coupé en biseau à cette place : les malheureux s’en approchaient et y collaient leurs lèvres avides.

» La soif était pour tous, en effet, une horrible torture, je commençai bientôt moi-même à la ressentir ; pour la calmer, j’appliquai sur ma langue desséchée la cuvette de ma montre ; triste soulagement au tourment que j’endurais et bien inefficace en vérité. »

On faisait un triage parmi les prisonniers.

Le Siècle du 30 mai dit au sujet de la cour martiale du Luxembourg :

« Tout accusé subit un interrogatoire sommaire, après lequel le président prononce la sentence. Si le coupable est déclaré ordinaire, il est dirigé sur Satory ; si, au contraire, il est déclaré classé, on l’amène dans une salle voisine où il lui est permis de s’entretenir quelques minutes avec un prêtre avant d’être exécuté. »

Ordinaire, — classé, il y a une sorte de pudeur ou d’hypocrisie dans ces expressions détournées pour signifier la prison ou la mort. Nous retrouverons ailleurs, notamment au Châtelet, des euphémismes analogues. — Ces tueries organisées régulièrement se cachaient. Paris les connaissait à peine ; l’autorité militaire n’a rien négligé pour en étouffer le souvenir. J’ai déjà dit avec quel soin elle feignait d’ignorer le nom des victimes. Est-il étonnant qu’elle évitât aussi le nom des peines qu’elle prononçait ?

Mais il n’était pas même besoin de comparaître devant la cour martiale pour être « classé ». Chose étrange ! le tribunal sommaire se doublait d’une boucherie plus sommaire encore. Les prétendus juges étaient là, et on fusillait sans prendre même la peine d’aller jusqu’à eux. Ce fut le cas pour Millière. Un témoin oculaire me cite un exemple d’exécution où le jugement du tribunal fut remplacé par une procédure encore moins compliquée.

Ce témoin a vu arriver, vers sept heures du soir, au Luxembourg, une trentaine de fédérés escortés d’agents en bourgeois et d’un détachement de ligne.

Les prisonniers entrèrent dans la cour d’honneur ; on les aligna sur deux rangs ; trois d’entre eux furent mis en tête du premier rang ; un agent les signala à l’officier comme « incendiaires » de l’Hôtel-de-Ville. Or, à ce moment, l’Hôtel-de-Ville brûlait depuis deux jours ; l’incendie avait été allumé alors que le quartier était encore au pouvoir des fédérés, l’affirmation de l’agent ne pouvait donc reposer que sur une dénonciation sans autorité, peut-être sur le numéro du bataillon auquel appartenaient des prisonniers : en ce temps, où un mot pouvait entraîner une exécution, les reporters de journaux de Versailles avaient publié une liste plus ou moins fantaisiste des bataillons qui avaient pris part à l’incendie de l’Hôtel-de-Ville.

L’agent signala, en outre, le premier comme ayant eu un grade dans la garde nationale, et venant d’arracher ses galons : précaution habituelle chez les prisonniers. On le fouilla ; sous sa vareuse on trouva un guidon jaune avec un morceau de hampe. L’officier l’en frappa à la tête ; il pinça les lèvres sans dire mot. C’est un coquin, dit l’agent. L’officier répondit : Classé.

Le second, dénoncé comme ancien soldat, répondit qu’en effet il avait servi, et avait obtenu la médaille militaire. « Beaucoup l’ont comme toi, et ne la méritent pas, » dit l’officier ; et il ajouta : « Classé ! »

Le troisième, un petit homme en blouse, à l’air maladif, semblait complètement hébété ; il était hors d’état de répondre : « Classé », dit encore l’officier.

On les conduisit tous les trois dans une salle du rez-de-chaussée. Ils en ressortirent au bout de quelque temps, avec un écriteau attaché au dos : Incendiaires de l’hôtel-de-ville.

Le témoin qui m’a fourni ce récit s’approcha alors de ces trois hommes. Le premier lui dit avec calme : « C’est mon affaire : je me suis battu pour la République. On veut nous l’escamoter. Je voudrais pouvoir me battre encore. » Mais l’ancien soldat se révoltait contre l’idée de la mort. « J’ai quatre enfants, disait-il. » Et il demandait en grâce qu’on allât chercher M. de Mac-Mahon sous lequel il avait servi et qui l’avait fait décorer. Il fallut lui représenter que c’était chose impossible ; qu’on ne saurait où trouver le maréchal ; qu’on n’arriverait pas jusqu’à lui ; et que si, par miracle, on y réussissait, on reviendrait trop tard. Le confesseur des fusillés était là, essayant de placer son sacrement : mais il n’y réussissait pas.

Enfin on les mit tous les trois au mur, devant la rue de Tournon, à l’endroit où, peu après, on voulut fusiller Millière. On les plaça la face contre la pierre, le dos tourné au peloton, suivant l’insultante habitude des fusilleurs, et montrant aux passants l’écriteau calomnieux. Puis le peloton tira… et on laissa les cadavres sur le trottoir avec l’écriteau attaché au-dessus de leur tête. La nuit, une lampe, placée exprès, éclaira cet exemple de la justice versaillaise…

Entrons maintenant à la cour martiale.


XXXI

LE LUXEMBOURG
(suite)

La cour prévôtale du Luxembourg siégeait dans une des salles du rez-de-chaussée du Sénat. Comme le dit M. Ulysse Parent, c’était celle qui servait sous l’empire au dépôt des pétitions. Cette pièce, assez vaste et très haute, occupant un des pavillons d’angle du palais, du côté du petit Luxembourg, et éclairée par une haute fenêtre sur la rue de Vaugirard, sert aujourd’hui de logement à un employé du Sénat.

Pour introduire mes lecteurs, à la cour prévôtale, il me suffit d’y suivre M. Ulysse Parent. Il a tracé, de ce sanguinaire tribunal, un tableau si coloré et si bien vu que je ne puis mieux faire que de lui en emprunter les principaux traits.

La salle était pleine de soldats et d’agents de police, mêlés des gardes nationaux de l’ordre et de bourgeois privilégiés, — de ceux, bien entendu, qui s’attachaient aux officiers pour pousser au massacre et pour dénoncer des malheureux. Car, chose singulière ! c’était alors un titre semi-officiel que celui de délateur. Tel, qui joua ce rôle avec une basse cruauté dans le VIe arrondissement, et dont j’ai le nom au bout de la plume, avait, du droit de son ignoble rôle, ses grandes entrées et, en quelque sorte, sa part d’autorité au Luxembourg comme à la mairie. Il assistait aux procès, il assistait aux fusillades, il faisait des perquisitions, on le voyait sans cesse avec M. Garcin, C’étaient sans doute ses pareils, portant la redingote ou la tunique à brassard, qui encombraient la salle avec les argousins et les soldats.

Ce public se mêlait au procès, insultait les accusés, et les recommandait à la sévérité des juges.

Lorsque M. Ulysse Parent entra, les juges étaient « deux jeunes officiers, le cigare aux lèvres, assis à une méchante table de bois noir couverte de papiers ». Car on fumait là, en condamnant les gens à mort. Un capitaine de la garde républicaine paraissait de temps à autre, et prenait alors la présidence. Au reste, le tribunal semblait se renouveler d’une façon assez arbitraire. Mais les très jeunes gens dominaient.

Il faut insister sur ce point : partout, dans cette terrible semaine de Mai, les plus féroces furent les jeunes gens coquets, à peine sortis de Saint-Cyr, retroussant avec prétention, sur leur lèvre d’adolescent, l’espérance de leurs futures moustaches, et qui paraissaient fiers de leur massacre comme un collégien de son premier cigare. La vie de tous les Parisiens était donc à la merci de ces petits crevés de l’armée qui croyaient se grandir par la férocité.

On avait fait asseoir M. Parent dans un coin ; et voici ce qu’il vit :

« Plusieurs pauvres diables défilèrent successivement devant les juges. Les uns avaient été arrêtés sur des dénonciations de voisins ; d’autres dans des razzias qui comprenaient des maisons tout entières ; quelques-uns comme porteurs de l’uniforme des fédérés. Tous, indistinctement, après un interrogatoire sommaire et une défense plus sommaire encore, étaient impitoyablement renvoyés dans quelque cave semblable à celle qui m’avait servi de geôle provisoire.

» Toutefois, et, à ma grande surprise, deux ou trois accusés, sur lesquels pesaient non les moins lourdes charges, — l’un avait été commissaire de police de la Commune, l’autre, directeur d’un dépôt de munitions dans le quartier de Reuilly, — après avoir écouté tranquillement le rapport fait contre eux, avaient tiré non moins tranquillement de leur poche un papier qu’ils avaient remis aux officiers, en leur glissant quelques mots à l’oreille, et s’étaient ensuite retirés libres après un salut échangé… »

Le tour de M. Ulysse Parent vint enfin :

« Tout à coup mon nom retentit, prononcé avec une sorte d’emphase par un vieux sous-officier faisant fonctions de greffier. Ce fut comme une explosion dans l’assemblée. Je m’étais avancé vers l’estrade, mais en même temps que moi, un groupe tout entier de gens à basse physionomie qui m’observait depuis mon arrivée, s’était levé et m’entourant me montrait le poing.

» — Ah ! le voilà pincé ! — C’est un bon, un fameux, celui-là ! — Il nous a assez embêtés sous l’empire ! — C’est lui qui commandait à la Roquette ! — Parbleu ? — On l’a vu ! c’est un pétroleur !

» Et l’un de ces hommes, s’avançant jusqu’au pied du tribunal avec une douce familiarité, ajouta :

» — Vous pouvez y aller gaiement avec lui, il ne l’aura pas volé ! »

M. Ulysse Parent était accusé d’être membre de la Commune et du comité central, franc-maçon et colonel de fédérés, et d’avoir donné des ordres pour incendier Paris.

La vérité est qu’il est franc-maçon, et qu’il avait été nommé membre de la Commune, d’où il était sorti dès les premiers jours. Quant au titre de colonel, il appartenait à un autre Parent avec lequel le conseiller municipal actuel n’a aucun rapport. C’est à ce dernier qu’on attribuait un de ces ordres d’incendie, presque tous, sinon tous, apocryphes, dont les journaux de Versailles régalaient leurs lecteurs à cette époque.

M. Parent expliqua aux juges leur erreur : mais il se défendit comme on peut se défendre en de telles circonstances. « Devant l’hostilité flagrante de l’auditoire et l’indifférence de mes juges, dit-il, j’avais ressenti l’accablement d’un homme qui se noie et senti que toute défense me serait inutile. »

Pendant son interrogatoire, un troisième officier était venu : les juges se mirent ensuite à délibérer à voix basse. Pendant qu’ils parlaient entre eux, une grande clameur se fit : on amenait Tony-Moilin.

Je reviendrai sur le procès de Tony-Moilin, dont M. Parent se trouva ainsi spectateur. Quand on eut condamné ce dernier à mort, un des juges aperçut M. Parent, qu’on avait oublié ; il ordonna de le remettre aux isolés. C’était le banc où l’on avait fait placer Tony-Moilin. C’était donc une condamnation capitale ? Était-ce possible ? M. Parent n’en put plus douter quand un officier, qu’il n’avait pas vu jusqu’alors, vint à lui.

Je cite le récit du condamné :

« — Monsieur, me dit-il, on a omis de vous demander si vous étiez marié et père de famille ; dans ce cas, si vous vouliez voir votre femme et vos enfants, si vous avez quelques dispositions dernières à prendre, toute latitude vous sera accordée dans ce sens.

» Et, sur un geste de moi :

» — Ce ne sera que pour demain matin, ajouta-t-il d’un air peiné.

» Pour le coup, j’étais fixé ; un nuage sombre passa devant mes yeux ; mais ce fut l’affaire d’un moment. Faisant appel à tout ce qu’il y avait en moi de virilité et d’énergie, j’affermis mon cœur et me préparai dès lors à bien mourir.

» Je répondis qu’en effet j’étais marié et père de famille, mais que, redoutant pour tous les miens cette rencontre suprême, je ne savais à quoi me résoudre et que je demandais à réfléchir.

» — Je vous reverrai dans une heure et il sera fait comme vous l’aurez décidé, me dit l’officier en se retirant.

» Nous nous saluâmes, et je rentrai dans mes réflexions.

» L’audience continuait, mais je ne prenais plus garde à ce qui se passait autour de moi… malgré moi, je m’assoupis. Un brouhaha confus vint me réveiller. L’audience était levée, il était près de minuit. »

M. Parent fut mis, cette fois, dans un cachot séparé. Il paraît pourtant qu’on voulait prendre de nouveaux renseignements sur lui, car on mit bientôt avec lui un de ces faux compagnons de prison, placés près des véritables prisonniers pour leur surprendre un aveu. M. Parent flaira de suite le personnage ; et quand l’officier qui avait promis de venir le consulter, pour faire avertir sa famille, pénétra dans son cachot, il débarrassa le condamné de cet ignoble voisinage.

Le lendemain matin, avant de le mener au mur, on le ramena dans la cour du Luxembourg, devant ses juges de la veille. Il vit Tony-Moilin partir pour le supplice, pendant que ceux-ci lui demandaient de « racheter une partie de ses crimes » en dénonçant ses complices. — Quels complices ? Je n’avoue aucun crime. — Et les incendies de Paris ? — Mais quelles preuves invoquez-vous contre moi ? — Ici, le capitaine eut un mot superbe : « Les preuves ! je crois qu’on nous les apporte », dit-il en désignant un officier qui arrivait.

Il était temps, en effet, d’apporter les preuves le lendemain de la condamnation à mort.

Il faut citer le portrait que M. Ulysse Parent trace du nouveau venu, et la scène qui suivit :

« Il sortait, sans nul doute, de Saint-Cyr, et je crois bien que la dernière guerre n’a pu le compter au nombre de ses combattants. Je le vois encore monté sur ses jambes grêles que dessinait un pantalon affreusement étriqué, et tout emmitouflé dans son élégante pelisse garnie de fourrures. Un col cassé émergeait de l’astracan qui lui faisait un collier autour du cou, et la pointe de ses chimériques moustaches qui avaient la prétention de menacer le ciel, aurait pu passer par le trou d’une aiguille ; les cheveux partagés au milieu de la tête par une raie qui n’en finissait plus, formaient sur son front étroit de petites boucles négligées d’apparence, mais savamment voulues.

» Il s’était ajusté dans l’œil un verre rond, sans bordure, et tout en fouettant la poussière de ses bottes du bout de sa badine, s’adressant à moi, il m’avait, ai-je dit, interpellé à son tour :

» — Il paraît que vous niez avoir fait partie de l’insurrection ?

» — Je le nie.

» — Vous niez également vous être trouvé à l’Hôtel-de-Ville au moment de son incendie et, plus tard, à la Roquette ?

» — Je le nie également.

» — Vous niez aussi, bien entendu, poursuivit-il, d’un air goguenard et suffisant, avoir été colonel de fédérés ?

» — J’ai été volontaire, sous le siège, dans une compagnie de marche, et rien de plus.

» Sur ma réponse, le sous-lieutenant éclata de rire et s’adressant au groupe d’officiers :

» — Voilà bien ces jolis farceurs ! exclama-t-il : ils ont profité de ce qu’ils étaient enfermés dans Paris et qu’ils ne pouvaient aller gobelotter à la barrière pour se mettre à jouer au soldat et apprendre à charger une arme…

» Il se tourna de mon côté pour achever sa phrase :

» — Afin de nous f… une danse… si vous aviez pu, fit-il en concluant.

» Ma colère allait éclater, mais je la contins, et puis j’étais à bout de forces. L’émotion, cependant, faisait encore vibrer ma voix quand je pus lui répondre :

» — Monsieur, vous n’étiez pas né que, déjà, pendant sept ans, j’avais servi mon pays, et que je savais mon métier de soldat ; si j’ai pris le fusil au moment de la guerre, c’était pour vous apporter un aide dont vous aviez grand besoin, mais dont vous avez su bien mal vous servir.

» Le petit officier leva sa badine, et je ne sais ce qui allait arriver, quand le capitaine-prévôt s’interposa, et appelant mes gardiens, témoins muets de cette scène :

» — Empoignez-le moi, leur cria-t-il, et remmenez-le à son cachot. »

Ce répit sauva M. Parent. Presque aussitôt après, l’ordre arriva au Luxembourg, de la part de M. Thiers, de suspendre les exécutions. Tony-Moilin venait d’être exécuté ! M. Parent fut dirigé sur Versailles. Il comparut, deux mois après, devant un conseil de guerre régulier : il fut acquitté, bien entendu, sans difficulté aucune.

Le lecteur connaît maintenant la cour prévôtale du Luxembourg. Si le ministère de la guerre ouvrait ses dossiers, on connaîtrait probablement le nombre de ses victimes. Il y avait un greffier, des pièces. Assurément les listes existent encore. On ne les avouera peut-être jamais. Tout ce que je puis dire, c’est que le chiffre de ces victimes est très fort.

On fusillait dans le jardin ou en face de la rue de Tournon. Il y eut, je crois, des cadavres ensevelis dans le jardin même. La plupart étaient portés au cimetière Montparnasse, où s’ouvrirent alors d’énormes et hideuses fosses communes.

J’ai entre les mains une liste de trente et un habitants du XIVe arrondissement, fusillés en divers endroits :

J’y trouve les noms suivants pour le Luxembourg :

Térot père, rue Sainte-Alice, 21 (le fils a été fusillé boulevard Saint-Jacques).

Birck, rue de la Procession prolongée, 22 (106e bataillon).

Chapon, rue du Maine, 7 (217e).

Charbonneau, rue Henrion-de-Pancey, 29 (106e).

Beck, rue de Celse, 81 (217e).

Cointel, rue de la Voie-Verte (202e).

Ces exécutions sont faites du 24 au 27.


XXXII

LE LUXEMBOURG — TONY-MOILIN

C’est au Luxembourg, comme je l’ai dit, que le docteur Tony-Moilin fut condamné à mort. C’est la victime la plus connue de la cour prévôtale. Sa mort a été racontée souvent. Le capitaine Garcin, dans sa déposition, en a parlé avec la brutalité qui lui est habituelle. Près d’un an plus tard, la République française, qui essayait alors, avec les précautions nécessitées par l’état de siège, d’indiquer quelques traits du tableau que je trace aujourd’hui (elle a raconté notamment la mort de Millière, l’affaire de l’ambulance Saint-Sulpice, etc.), la République française, dis-je, dans son numéro du 3 avril 1872, a consacré tout son feuilleton à la mort de Tony-Moilin. J’ai eu depuis, des sources les plus sûres, les détails les plus précis et les plus authentiques.

« Le docteur Tony-Moilin, me dit une note du docteur Robinet, exerçait une médecine spéciale, une thérapeutique de son invention». Il avait chez lui, rue de Tournon, un laboratoire où se trouvaient des provisions d’éther. Je cite ce détail parce qu’il n’a pas été sans influence sur sa condamnation. Ardemment attaché à la cause de la démocratie socialiste, Tony-Moilin crut voir sonner, le 18 mars, l’heure des réformes qu’il rêvait. Il occupa la mairie du VIe arrondissement, en expulsa la municipalité légale présidée par M. Hérisson, en fut à son tour expulsé par un retour des gardes nationaux de l’ordre, et finit par la réoccuper. Il avait signé et donné aux magistrats municipaux auxquels il se substituait une pièce en règle, une sorte de décharge et de procès-verbal d’expulsion.

Mais la tournure que prirent les choses ne tarda pas à l’écarter du mouvement. Il s’aperçut, au bout de deux jours, qu’il s’était trompé en attendant du 18 mars le régime qu’il rêvait. Profondément découragé par les événements violents qui se succédaient, il renonça à toute situation politique : il ne voulut d’autre rôle dans la guerre civile que celui qui consiste à soigner les blessés ; il redevint premier aide-major dans le 193e bataillon.

C’est dire que si un caractère sérieux avait pu être attaché aux promesses faites par le gouvernement de Versailles, Tony-Moilin, après la prise de Paris, n’aurait même pas dû être recherché. Sa participation au mouvement avait cessé le 20 mars ; à maintes reprises, M. Thiers avait promis aux délégués de toute sorte l’oubli pour tous ceux qui auraient posé les armes, l’eussent-ils fait beaucoup plus tard. Je ne pense pas qu’on aurait considéré comme une arme de guerre le bistouri du chirurgien, bien que telle ait été souvent la jurisprudence du massacre.

Malgré cela, quand les troupes régulières furent à la gare Montparnasse, Tony-Moilin, sur des conseils pressants, quitta son domicile et alla chercher ailleurs un refuge. Il laissait chez lui sa femme enceinte et une domestique qui était encore une enfant.

L’arrivée de l’armée dans le quartier, le mercredi, rendit courage à toute une meute de dénonciateurs, bourgeois dévots, gardes nationaux à brassard, qui entourèrent les officiers pour leur désigner les victimes, allèrent s’attrouper, en poussant des cris de mort, devant les maisons des suspects, firent, du droit de leur basse cruauté, des perquisitions dans les appartements, entrèrent aux séances de la cour prévôtale pour pousser aux rigueurs impitoyables… J’ai le nom de quelques-uns de ces gens-là qui furent mêlés à l’arrestation de Tony-Moilin : un D*****, un P****** (dénonciateur de Salvador), un Georges G******* du 115e bataillon, fils d’un fabricant du quartier, un F******, petit homme rouge de figure, rougeâtre de cheveux, le plus furieux de tous. Aussitôt la troupe arrivée, ils vinrent hurler avec les voisins, devant la maison de Tony-Moilin. Ils y montèrent à chaque minute, faisant perquisition sur perquisition. Le nommé F., surtout, n’en sortait pas.

Madame Moilin, après avoir été accompagner le docteur, dut subir les premières et brutales visites. Puis elle retourna avertir Tony-Moilin, l’emmena chez un ami commun et ne rentra que le lendemain matin. Les sieurs G… et F… étaient déjà revenus chez elle. Ils la menacèrent. « Dites-nous où il est. — Je n’en sais rien. — Douze balles dans la poitrine vous feront parler. » Ils s’en vont : ils reviennent entre trois et quatre heures du matin. « Ouvrez au nom de la loi ! » (Car la délation s’appelait alors la loi.) On n’ouvre pas, ils menacent d’enfoncer la porte. Puis, quand ils sont entrés : « Nous venons vous chercher pour vous adosser à la Monnaie. » Un des visiteurs finit par entraîner les autres ; mais le sieur F… revint encore à six heures du matin ! La domestique était devenue folle au milieu de toutes ces angoisses. (Elle n’a pas recouvré la raison, et est morte dans une maison d’aliénés.)

Qu’était devenu Tony-Moilin ? Le premier jour, il s’était réfugié chez un de ses amis, fabricant, rue Chapon. Cet ami n’était pas là : son beau-frère avait fait comprendre au réfugié qu’il serait rassuré de le voir partir. Le docteur avait un ami, médecin comme lui, le docteur M…, qui lui avait dit, huit jours avant : « Si vous courez quelque péril, venez chez moi. » Tony-Moilin, y alla. M. M… le reçut d’abord, puis eut peur, et l’invita à aller chercher un refuge ailleurs. Telles étaient, dans la terreur de cette sinistre semaine, les trahisons des amitiés. Toutes les portes se fermaient devant le suspect. Tony-Moilin se sentit un amer dégoût, une résignation désespérée ; il revint chez lui… À sept heures du soir, madame Tony-Moilin entendait sonner à sa porte, et le reconnaissait avec épouvante.

Son retour était déjà signalé.

Il avait dans la maison un confrère, un rival, le docteur M…s (d’A…) ; le docteur était entré dans la maison (je crois qu’on l’avait appelé pour donner des soins à madame Moilin pendant une perquisition.) Il vit Tony-Moilin rentré et envoya la concierge avertir la troupe. Un instant après, Tony-Moilin et madame Moilin étaient arrêtés. Quelques heures après, le docteur M…s qui avait jeté auparavant un coup d’œil curieux dans le laboratoire, écrivait à la cour prévôtale que Tony-Moilin avait chez lui des bonbonnes de pétrole. C’étaient des flacons d’éther et des jarres d’eau distillée.

À la mairie, dont M. Hérisson n’avait pas encore repris possession, on fut sur le point de fusiller sommairement le prisonnier. À ce moment il n’avait pas légalisé son union avec celle qu’on appelait, depuis près de dix ans, madame Moilin. Il demanda à le faire avant de mourir. Un chef militaire qui se trouvait à la mairie empêcha l’exécution, et dit à madame Moilin, en l’engageant à rentrer chez elle, qu’il envoyait son mari au Luxembourg.

Il allait comparaître devant la cour martiale.


XXXIII

LE LUXEMBOURG — TONY-MOILIN
(suite)

J’ai dit plus haut, en racontant, le procès de M. Ulysse Parent devant la cour martiale du Luxembourg, qu’au moment où les juges délibéraient sur son sort la délibération fut tout à coup interrompue.

Je cite le récit de M. Parent :

« Subitement, une clameur formidable, s’élevant au dehors, vint attirer l’attention de tous ; la porte s’ouvrit avec fracas ; un flot d’hommes fit irruption dans la salle. Ils en traînaient un autre au milieu d’eux, qu’ils jetèrent, avec des cris de triomphe, au pied du tribunal.

» Quand l’homme se releva, pâle, meurtri, je reconnus le docteur Tony-Moilin.

» Dès cet instant, je fus oublié, et un nouvel interrogatoire commença.

» Des dépositions des témoins et des déclarations même de Tony-Moilin, je pus apprendre qu’il était recherché depuis le commencement de la semaine ; qu’il avait trouvé d’abord asile chez un ami, lequel, bientôt inquiet de la responsabilité à encourir pour ce fait, l’avait prié d’aller chercher refuge ailleurs. Tony-Moilin, découragé, était retourné nuitamment à son domicile, rue de Seine.

» Faut-il que j’ajoute que la délation qui venait de l’en arracher avait été provoquée par l’un de ses voisins, un docteur en médecine, son confrère ?

» Ces premier points établis, le président a continué ses questions :

» — Vous connaissez le sort qui attend ceux qui ont pris les armes contre l’armée régulière, surtout quand, comme vous, ils ont eu un commandement supérieur ?

» — Je n’ai jamais eu de commandement, a répondu l’accusé du ton lent et calme qui lui était habituel ; mais simplement chirurgien du bataillon de mon quartier, et j’ai trop souvent trouvé l’emploi de ma lancette et de mes bistouris, a-t-il ajouté avec un triste sourire, pour avoir pu songer à me servir de mon épée ou d’un fusil.

» — C’est cela ! vous donniez vos soins aux hommes de la Commune, et vous faisiez fusiller nos soldats !

» — J’ai donné mes soins à tous, a répliqué encore Tony-Moilin, et je n’ai fait fusiller personne.

» — Dès le 18 mars, vous envahissiez la mairie du VIe arrondissement, et vous deveniez l’un des adeptes les plus fervents de la Commune,

» — J’ai été désigné, après la retraite du gouvernement, pour les fonctions d’administrateur du VIe arrondissement, fonctions que je n’ai remplies que pendant quelques jours ; quant à mes idées sur la Commune, elles ne sont pas celles que vous pensez.

» Ici Tony-Moilin cessa de parler. Une rêverie soudaine semblait avoir envahi son esprit tout entier ; son regard était devenu vague ; il paraissait avoir oublié aussi bien le lieu où il se trouvait que l’accusation qui pesait sur lui, et ce fut certainement plus en se parlant à lui-même qu’en s’adressant au tribunal que je l’entendis murmurer à voix basse, en ponctuant chacune de ses phrases d’une sorte de hoquet nerveux.

» — Oui, la Commune a commis des fautes… Elle s’est perdue en chemin… Ce n’est pas cela qu’il fallait faire… Ils n’ont pas su résoudre le problème…

» Il prit sa tête entre ses deux mains, comme s’il eût voulu comprimer les pensées tumultueuses qui l’assiégeaient ; puis redressant tout son corps dans une fière altitude, le bras levé, le visage illuminé, d’une voix claire et grave, il s’écria hautement :

» — Moi, je suis pour la République universelle et pour l’égalité parmi les hommes.

» Il y eut des rires dans la salle, immédiatement réprimés par le président.

» Cette scène m’avait profondément ému, je ne connaissais que fort peu Tony-Moilin, mais je l’avais maintes fois rencontré, en 1868, dans les réunions publiques. Je le savais épris des idées de réformes sociales, mais aussi animé d’un esprit paradoxal et quelque peu chimérique ; sentimental à l’excès, doux et bienveillant, on sentait en lui la foi d’un apôtre.

» Le président avait repris la parole.

» — Les principes que vous énoncez ne font que confirmer les renseignements que nous avons sur votre compte ; du reste la notoriété attachée à votre nom suffirait à nous convaincre. Vous êtes l’un des chefs du socialisme et un homme des plus dangereux ; ces gens-là on s’en débarrasse. Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ?

» L’accusé leva les yeux, surpris, il fit un geste négatif. »

J’ajoute un détail à ce récit, si dramatique et si juste. Il y avait sur la table du tribunal la délation du docteur M…s, sur les prétendues bonbonnes de pétrole.

« Il y eut une courte délibération ; le président se leva, et d’une voix ou perça l’émotion :

» — Monsieur, fit-il solennellement, vous êtes condamné à être passé par les armes ; il vous sera donné signification du jugement.

» J’avais oublié, en cet instant, ma propre situation, et, plein de pitié et d’angoisse, le cœur oppressé au point de se rompre ; je regardais de tous mes yeux cet homme qui allait mourir.

» Son visage était contracté, et le tic nerveux que j’ai déjà signalé avait reparu. Ce fut cependant d’un accent contenu qu’il reprit la parole :

» — Messieurs, en mourant, je laisserai une compagne, une femme. Me sera-t-il permis avant ma mort, de régulariser ma situation vis-à-vis d’elle et devant la loi ?

» Il fit une pause ; puis, avec un léger tremblement dans la voix et un léger effort pour cacher son trouble, il ajouta :

» — Messieurs, j’y tiendrais beaucoup.

» — Si cela est possible, dit le président, soyez certain que cela sera fait : maintenant retirez-vous. »

Tony-Moilin alla s’asseoir sur un banc réservé, placé dans un coin de la salle : le banc des isolés.

Au bout d’un instant, le président apercevait M. Ulysse Parent, qu’on avait par mégarde laissé à une autre place, et le faisait asseoir sur le même banc : c’était sa condamnation à mort.

Tony-Moilin et lui se serrèrent silencieusement la main.

— Vous aussi, dit le médecin.

Puis ils restèrent silencieux.

Vers minuit, la séance était levée, et les deux condamnés étaient séparés.

Cependant on avait été chercher madame Moilin chez elle, et pendant cet affreux procès on la fit attendre dans une sorte de salle basse. Tony-Moilin y fut amené :

« Qu’a-t-on décidé ? — Je serai fusillé à cinq heures. » Et tous deux passèrent la nuit parlant à mi-voix, dans cette salle terrible, devant des gardes.

Ils échangeaient leurs dernières paroles ; ils s’entretenaient de leur union à légaliser : et je ne sais quel amer scrupule tourmentait l’esprit de cet homme, prêt à donner sa vie pour sa foi ; il avait peur de léguer avec son nom, à celle qui était la compagne de sa vie, l’horreur sanglante de sa mort. Ce même homme, qui acceptait l’exécution la tête haute, demandait doucement ; « Cela ne t’effraye pas, de devenir la femme d’un supplicié ? »

Puis, madame Moilin songeait que dans quelques heures, elle n’aurait plus rien de l’époux auquel la loi allait l’unir, rien, pas même ses restes ; — que la fusillade allait en faire un corps mutilé, troué, haché par les balles, qu’on irait perdre dans la promiscuité de la fosse commune… et le cadeau de noces qu’elle demandait c’était ce cadavre ; et la prière qu’elle adressait à Tony-Moilin, c’était d’obtenir de ses bourreaux qu’elle pût avoir son corps, et que ce corps ne fût pas trop hideusement défiguré.

C’est ainsi que Tony-Moilin vit s’écouler cette étrange nuit de noces, mêlée à la veillée de la fusillade, et se lever son dernier jour aux vitres de la salle basse. On avait été réveiller un notaire, à côté, rue de Condé, pour dresser le contrat de mariage. Son arrivée interrompit le tête-à-tête des deux époux, surveillés par leurs geôliers. Cette triste union, sur le conseil du notaire, eut pour contrat un testament. L’acte est daté de sept heures du matin. Le maire, M. Hérisson, arriva à huit heures et procéda tristement au mariage. Quel temps que celui où un magistrat municipal était contraint de mettre dans la main d’une femme celle d’un homme que lui amenaient, à lui, représentant de la loi, et qu’allaient lui reprendre des meurtriers !

On ramena les deux époux dans la salle où ils avaient passé la nuit. Puis, au bout de dix minutes, on fit demander madame Tony-Moilin. Elle sortit et trouva un prêtre. Le lecteur sait que les massacreurs étaient grands amis de la religion. « Madame, dit-il, il faut aussi légaliser votre union devant Dieu ! » Et il se mit à débiter le mysticisme de circonstance ; à parler de l’âme et de la matière, à invoquer ce Dieu qui permettait à son prêtre d’être l’aumônier en titre du massacre. N’est-il pas étrange qu’un ministre de l’Évangile, mêlé à ces boucheries, crût avoir à parler aux victimes et non aux bourreaux ?

Madame Tony-Moilin promit de transmettre les adjurations du prêtre à son mari. Celui-ci l’interrompit aux premiers mots : « Est-ce que tu as changé d’avis ? dit-il. — Mais si nous nous trompions ! — Nous ne nous trompons pas. » Et Tony-Moilin alla faire lui-même la réponse : « Nous vous montrerons que nous pouvons avoir nos martyrs comme le catholicisme », lui dit-il. L’abbé demanda, au moins, au condamné la permission de l’accompagner au supplice. Tony-Moilin y consentit volontiers, disant que s’il repoussait jusqu’au bout les secours du prêtre, il acceptait avec plaisir la compagnie d’un galant homme.

Maintenant, il restait à voir M. Garcin. Les condamnés appartenaient à cet officier d’état-major, chargé de leur arracher, pour M. de Mac-Mahon, des renseignements sur l’insurrection. La victime avant d’être immolée, passait comme « document humain » dans les mains de ce perspicace historien. Il questionna Tony-Moilin sur ce qu’il pensait de la Commune ; il eut même l’idée ingénieuse de lui demander les noms des chefs étrangers de l’Internationale. La Commune, pour ces messieurs, était un ténébreux complot de romans feuilletons, dirigé du dehors par une sorte de « Vieux de la montagne » ; et M. Garcin voulait trouver le fil du roman qu’il rêvait.

Tony-Moilin, persécuté par ce questionneur, repartit simplement et obstinément :

« Je ne connais pas les noms que vous me demandez, et, si je les connaissais, je ne vous les dirais pas. »

Enfin le peloton arriva. Le condamné embrassa sa femme et marcha au supplice.

La malheureuse femme resta là. C’était affreux : M. Garcin était toujours entouré par sa meute de dénonciateurs. Les bourgeois lâches et féroces qui avaient cherché la piste de Tony-Moilin, qui l’avaient rabattu, qui l’avaient livré, les F***, les D***, les G***, étaient là, avec le capitaine d’état-major. Il fallait subir leur révoltant voisinage. Madame Moilin était soutenue par l’idée de voir et d’obtenir les restes du fusillé. Le prévôt lui avait promis qu’ils lui seraient remis, si c’était possible. Elle avait fait demander par Tony-Moilin qu’on donnât le coup de grâce au cœur, pour ne point abîmer le visage. Savez-vous où on la fit entrer pour attendre ? Dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur le jardin, sur l’endroit où l’on fusillait son mari ! Elle dut rester dans un coin et tourner le dos pour ne point voir !

Je rappelle qu’elle était enceinte.

Le condamné fut conduit au pied du lion de pierre placé à gauche des quelques marches par où l’on monte à la grande allée du Luxembourg. Les traces des balles se voyaient encore récemment sur le piédestal.

Au bout d’un instant, le prêtre revint très pâle, disant à madame Moilin : « Ne demandez pas à voir le cadavre… on vous le rendra demain… » C’est qu’on s’était arrangé pour que le cadavre fût affreusement ravagé par les balles.

Faut-il dire comment on fit reconduire la malheureuse femme par les soldats ; comment on fit encore de nouvelles perquisitions chez elle ; comment le lendemain, le dénonciateur F***, osa venir lui dire : « Vous n’avez pas perdu beaucoup, il était bien hideux, fusillé ; » comment on se joua d’elle pendant deux mois pour lui refuser le corps, la renvoyant de Versailles à la préfecture de police, de la préfecture au cimetière, lui faisant faire les premiers frais, lui faisant prendre des autorisations de M. Thiers et du préfet, dont on ne tenait aucun compte… Il y avait ordre formel de ne retrouver le cadavre à aucun prix.

Écoutez comment M. Garcin raconte les choses :

« Tony-Moilin a été arrêté un soir, à neuf heures. Il a dit qu’il voulait prendre certaines dispositions. Un point à noter, c’est que presque tous les chefs vivaient en concubinage. Tony-Moilin a demandé à régulariser son union ; il voulait assurer sa fortune à sa concubine ; on lui a donné toute la nuit pour prendre ses dispositions. Je ne l’ai su que le lendemain matin, et je lui ai demandé comme aux autres la part qu’il avait prise à l’insurrection, quelles étaient ses idées sur la Commune qu’il voulait fonder. Il m’a répondu : Je repousse très fort les actes odieux de la Commune ; je voulais fonder la République telle que je l’avais rêvée ; je n’ai pas réussi, c’est un malheur pour moi.

» Je lui ai dit : « Mais en somme, comment approuvez-vous ces faits odieux, comment admettez-vous ces incendies ? Il m’a dit : Mais c’est la guerre. — Ah ! vous appelez la guerre, mettre le feu dans tous les quartiers, faire sauter des populations ! Vous les avez vu ces femmes, ces enfants qui ne savaient où se cacher. — C’était la guerre. — Rien que ces mots-là dégagent tout homme qui vous condamne à mort. Vous ne méritez aucune pitié. »

» Les dernières paroles adressées à sa femme ont été : Tu élèveras mon enfant dans la haine de ceux que j’ai combattus. » C’était sa dernière recommandation.

» Madame Tony-Moilin avait demandé que son mari fût fusillé d’une certaine façon, qu’on ne touchât pas à la tête et qu’on lui donnât le cadavre.

» Le général en chef n’a pas cru devoir déférer à cette demande.

» On s’est souvenu de l’affaire Baudin, il a été enterré dans la fosse commune, et des ordres ont été donnés pour qu’il ne fût pas retrouvé. »

(Enquête sur le 18 mars, pp. 239, 240.)


XXXIV

LE CHÂTELET

Dans cette terrible semaine, rien ne fut comparable à la cour martiale du Châtelet. Seule, elle suffirait pour rendre à tout jamais exécrable le souvenir de la répression.

L’histoire s’étonnera que de telles horreurs aient pu s’étaler à la lumière, en plein dix-neuvième siècle, au cœur de Paris, se continuer plusieurs jours avec une sorte de régularité officielle, et réunir sur une place publique des milliers de spectateurs, sans que le gouvernement arrêtât la tuerie qui se faisait en son nom, sans qu’un mot, un seul petit mot fût prononcé à la tribune française, sans même qu’on parût, dans les années qui suivirent, en avoir conservé la mémoire.

Pour la cour martiale du Châtelet, les documents abondent ; le Siècle et le Gaulois du 29 mai, la Patrie et le Figaro du 30, les Débats du 31, notamment, décrivent le féroce tribunal. M. l’abbé Vidieu, vicaire à Saint-Roch, qui a publié en 1876 une Histoire de la Commune de Paris, y donne, à titre de témoin oculaire, les détails les plus précis sur cet affreux abattoir. Enfin, le procès de la Lanterne, en faisant connaître les circonstances de la mort de Villain, a rappelé la cour du Châtelet à tous les souvenirs. J’ai eu de plus des documents et des renseignements inédits qui me permettent de compléter le triste tableau des massacres du Châtelet.

Il ne s’agit plus ici d’exécutions isolées comme au Luxembourg ; c’est par fournées que les victimes sont envoyées à l’abattoir.

J’en trouve la preuve dans les Débats du 31 mai :

« De temps à autre on voit sortir une bande de quinze à vingt individus, composée de gardes nationaux, de civils, de femmes, d’enfants de quinze à seize ans, pris les armes à la main et dont la participation active est clairement établie par des témoignages non équivoques. Ces individus sont des condamnés à mort. »

Passons maintenant à M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch :

« Les condamnés sortaient du théâtre par groupes de vingt à quarante, escortés par les soldats… Arrivés à la caserne, la porte s’ouvrait et se refermait sur la fournée, c’est le mot qu’employait la foule très nombreuse sur tout le parcours : puis on entendait des feux de peloton suivis de coups de feu précipités : c’était la fournée qui tombait !… »

Le Standard, le journal conservateur anglais, publie une dépêche de l’agence Reuter, disant, à propos des cours martiales du Châtelet, du Champ-de-Mars et du parc Monceau

« Des fournées de cinquante et cent insurgés sont à la fois passées par les armes. »

Enfin, un témoin m’écrit que le 28 mai, en deux heures, à partir de deux heures de l’après-midi, il a vu sortir du Châtelet six convois pour Versailles, et autant pour la caserne Lobau.

Des groupes de quinze à vingt condamnés, disent les Débats, de vingt à quarante, dit l’abbé Vidieu, et cela de temps à autre !… Il y a encore à Paris des centaines de personnes qui ont vu ces lugubres processions de condamnés : elles peuvent dire que l’appréciation de l’abbé Vidieu n’a rien d’exagéré, au contraire.

Or, la cour martiale du Châtelet était déjà en fonctions le mercredi ; c’est le mardi seulement qu’elle a cessé de condamner. Elle siégeait jour et nuit. Comment calculer le chiffre des morts ? On est modéré en affirmant qu’il faut les compter par centaines. D’après un propos qui m’a été rapporté, on se serait vanté d’en avoir fusillé là deux ou trois mille. C’est le chiffre qui fut indiqué à la porte de la caserne, à un témoin qui m’écrit : « Là, j’ai entendu dire à un monsieur décoré qu’on en avait fusillé au moins trois mille. » Il y avait des pièces et des listes au Luxembourg ; j’ignore s’il y en avait au Châtelet. À coup sûr, comme on le verra plus tard, l’autorité militaire, dans la suite, a toujours prétendu n’avoir aucun moyen de retrouver le nom d’aucune victime. Était-elle sincère, ou voulait-elle empêcher qu’on n’apprît le plus léger détail sur les victimes du Châtelet ? C’est ce qu’il est encore aujourd’hui impossible de savoir.

Un homme a laissé son nom attaché à la cour martiale du Châtelet : le colonel de la garde nationale Vabre.

M. Vabre est un ancien sous-officier de l’armée ; il donna sa démission de bonne heure et s’établit marchand de charbon, route d’Asnières, au coin du pont. On dit que ses affaires prospérèrent et qu’il avait amassé quelque bien quand arriva le 4 septembre.

Quand on constitua la garde nationale, il se fit élire chef d’un bataillon à Clichy, le 34e. Au 31 octobre, il accourut à l’Hôtel-de-Ville, et sut si bien se faire valoir par l’ardeur de son zèle, qu’il se fît nommer commandant de l’Hôtel-de-Ville. On m’assure que c’est le général Ducrot qui le recommanda ; il était digne de cette recommandation. C’est ainsi qu’il devint colonel.

Ceux qui ont connu l’Hôtel-de-Ville à la fin du siège, se rappellent le colonel Vabre comme un des hommes qui semblaient le plus impatients, au temps de la guerre prussienne, d’avoir l’occasion de frapper sur les Parisiens. Aussi fut-il décoré à la fin du siège. C’est lui qui commandait quand, la veille de la capitulation, les mobiles bretons balayèrent la place à coups de fusil. Le 18 mars, il reçut l’ordre de se replier sur Versailles, où il passa le temps de la guerre civile. Rentré dans Paris avec l’armée, il prit une inoubliable revanche.

On sait déjà, on verra encore ce qu’il fit de la prétendue cour martiale qu’il présidait. Ses glorieux services furent récompensés d’une éclatante façon. Un an après, il devenait officier de la Légion d’honneur. C’était un avancement singulièrement rapide. En un an, il franchissait les deux premiers grades de l’ordre.

La commission d’enquête, présidée par M. Daru, a tenu à entendre son témoignage ; ce n’était pas, bien entendu, pour savoir ce qui s’était passé au Châtelet (il n’en fut pas question).

On raconte que M. Vabre, après ces tristes événements fut poursuivi par les hideux souvenirs du massacre, par d’impitoyables hallucinations ; que, retourné dans son pays, à Rodez, il dut le quitter devant l’accueil qui lui fut fait ; qu’ayant été pris à partie par un journal de Toulouse pour ses exploits du Châtelet, il menaça le gouvernement de se défendre et de représenter l’ordre de service qui lui avait été donné à titre de grand prévôt, par M. Thiers. C’est alors qu’il aurait été nommé officier de la Légion d’honneur.

Depuis lors, il fait valoir ses capitaux.

Le colonel Vabre était assisté par des officiers de l’armée. Il résulte notamment d’un des récits qui suivront, que, dans la nuit du 28 au 29, la cour martiale avait été présidée par le capitaine de gendarmerie S******, lequel fut envoyé en Corse aussitôt après les événements. La police semble avoir été mêlée à l’armée dans ce tribunal. Le journal la Lanterne, lors des incidents de son procès, s’est dit en mesure de maintenir, contre toutes les dénégations, qu’il y avait deux officiers de paix.

Tout un coin de Paris était rempli par l’horreur du massacre du Châtelet.

Au théâtre même, on amenait les prisonniers, on les jugeait.

Les condamnés étaient menés, les mains liées, à la caserne Lobau.

Les cadavres étaient rapportés, par fourgons, au square Saint-Jacques-la-Boucherie.

L’encombrement des cadavres, la foule amassée partout et couvrant d’insultes les victimes, le passage de convois des prisonniers les mains liées, le sang qui coulait à flots dans la Seine, le Théâtre-Lyrique, l’Hôtel-de-Ville, la rue de Rivoli en flammes : voilà quel était, là, le lendemain de la guerre civile.

Il faut tracer dans tous ses détails le tableau que présentait l’abattoir du Châtelet.


XXXV

LE CHÂTELET
(suite)

On connaît la façade du Châtelet, ce spécimen de l’architecture haussmannienne : elle est creusée de deux portiques profonds, l’un au rez-de-chaussée, sur lequel s’ouvrent les portes d’entrée, l’autre au premier étage, formant promenoir devant le foyer du public. Le mercredi, il y avait eu dans ce théâtre un commencement d’incendie qui avait été rapidement éteint. Les flammes, qui dévoraient en face la maison de Weber et de Mozart, avaient épargné la scène vouée aux féeries et aux drames militaires, où les dernières générations de l’empire ont entendu chanter la romance : Ôte donc tes pieds d’là.

Dans les derniers jours de la semaine de Mai (du mercredi 24 au lundi 29), on donnait au Châtelet un spectacle différent, mais qui n’attirait pas moins les curieux. Une foule serrée grouillait et criait sur la place. Des municipaux à cheval (comme pour les grandes représentations de l’Opéra ou des Français) contenaient la multitude du poitrail de leurs montures et dégageaient le large trottoir qui entoure le théâtre. Sur ce trottoir, on voyait stationner et se promener des officiers, des soldats, des policiers. Quelques officiers étaient assis sur des chaises. La porte était gardée par un agent de la sûreté, de grande taille et de mine patibulaire, l’arme au bras, le pistolet à la ceinture, une bande tricolore au képi.

Des prisonniers arrivaient à chaque instant.

C’était un va-et-vient continuel, tantôt des convois nombreux, tantôt des hommes isolés.

Il y avait de tout dans les malheureux que les détachements de troupes amenaient. L’abbé Vidieu y note « des gardes nationaux, des hommes en blouse, des femmes des faubourgs, des cantinières, des enfants déguenillés ». Ajoutez les passants arrêtés dans les rues, les gens arrêtés dans leurs maisons, les blessés ou les malades d’une ambulance évacuée sur la cour martiale. On en amenait de tout Paris, depuis le quartier des Champs-Élysées jusqu’au faubourg Saint-Antoine.

Il leur fallait traverser la foule pour arriver jusqu’à la porte : au milieu de quelles huées, de quelles insultes, de quelles menaces, de quels cris de mort ! le lecteur le devine. La Patrie du 30 mai parle en termes curieux de cet accueil fait aux prisonniers : « Leur mise et leur démarche excitent le mépris et l’indignation de la foule prête à se ruer sur eux. C’est à grand’peine que les soldats de l’escorte peuvent contenir quelques-uns des assistants qui veulent se précipiter sur ces misérables. » Que dites vous de cette indignation excitée par des mises et des démarches ?

Les prisonniers, une fois entrés dans le théâtre, n’étaient pas soustraits pour cela aux cris furieux de la multitude. Ils attendaient leur tour sur la terrasse couverte du premier étage. On les voyait d’en bas reparaître au balcon du promenoir. Si, alors, ils étaient soustraits aux voies de fait, les clameurs les poursuivaient jusque-là, comme pour les désigner aux rigueurs de la cour martiale. La meute, restée à la porte, aboyait encore après le gibier placé hors de sa portée.

L’abbé Vidieu décrit ainsi la scène :

« Quand on les voyait se promenant sur la terrasse, ils étaient l’objet des malédictions de la foule qui stationnait sur la place du Châtelet.

» Ces cris de réprobation, il faut bien le dire, étaient loin de déconcerter les insurgés qui portaient haut la tête. Cette attitude était surtout remarquable chez les combattants, et leurs réponses provocantes ne s’harmonisaient que trop avec le cynisme de leur physionomie : « Nous avons perdu les deux premières parties, celle de juin 1848 et celle de mai 1871 ; mais nos arrière-neveux gagneront la troisième. »

Quelque confiance que nous ayons dans la parole du vicaire de Saint-Roch, nous avons quelque peine à croire que les prisonniers, à moins d’avoir des porte-voix, répondissent par un exposé de principes, du balcon du foyer, qui est très haut, à la foule massée sur la place ; et tous ceux qui ont passé devant le Châtelet partageront nos doutes.

La Patrie dit simplement qu’on regardait les prisonniers sur leur terrasse, comme on regarde les bêtes féroces au Jardin des Plantes.

Le tribunal siégeait dans le foyer, très vaste et assez nu, placé derrière le promenoir. Il jugeait au bruit des clameurs du dehors.

Parmi tous les lieux de massacre qui existaient alors dans Paris, celui-là était l’abattoir central. D’autres étaient établis par le caprice d’un officier supérieur, d’autres par la volonté d’un chef de corps : celui-là semble avoir été voulu, institué par le gouvernement lui-même. M. Vabre, dans les journaux du temps, est appelé le « grand prévôt ». Il serait venu là, d’après un renseignement que j’ai déjà cité, avec un ordre de M. Thiers lui-même. L’autorité civile reconnaissait cet étrange tribunal. M. Ansart y envoyait un homme qu’il voulait faire… juger. La police faisait régulièrement le service du Châtelet. C’est ce qui ressort du procès de la Lanterne (interrogatoire des témoins).

M. Péréal, brigadier-chef de la brigade de sûreté, dépose :

« Je fus envoyé avec trente-cinq hommes au Châtelet. »

Et il avait déjà indiqué quel avait été son rôle : « J’ai vu exécuter Villain. » Donc il conduisait les prisonniers du tribunal au lieu d’exécution, — ce qu’indique du reste cette autre réponse ; « En rentrant au Châtelet j’ai demandé au colonel Favre ou Barre ce qu’un nommé Villain avait fait, etc. »

L’abbé Vidieu assure naïvement que « les jugements de la cour martiale n’étaient prononcés qu’en parfaite connaissance de cause ». Il faut croire alors que les juges étaient singulièrement perspicaces. Les prisonniers étaient amenés par centaines, ils étaient envoyés à la mort par vingtaines. C’est dire combien l’instruction était expéditive, le procès brusqué, la défense abrégée, et l’arrêt vite rendu. Pas de papiers, pas de témoins ; pour discussion, les quelques mots que pouvaient placer un malheureux épouvanté entre de brutales questions. Rien de si étrange que les chefs d’accusation. On amena là une femme dont le seul crime était d’être la concierge d’Édouard Lockroy ! Elle jurait qu’elle n’avait rien fait.

— Mais, lui dit la cour, vous remettez ses lettres à M. Lockroy[10].

Par exception, on voulut bien ne pas punir ce crime de la peine capitale. En revanche, voici quelques-uns des jugements rendus « en parfaite connaissance de cause ».

Villain travaillait à éteindre l’incendie de la préfecture de police. M. Ansart ordonne à deux pompiers de le conduire au Châtelet. Que prétendait savoir M. Ansart ? Qu’une rumeur vague accusait Villain d’être un des incendiaires. Que savaient les pompiers ? Que M. Ansart leur avait ordonné d’arrêter Villain. Que savait la cour prévôtale ? Ce que les pompiers avaient pu lui dire… Et le soir, Villain était exécuté.

On amène au Châtelet tous les blessés d’une ambulance. Quel est leur crime ? Leur blessure. Elle fait supposer qu’ils se sont battus. Mais beaucoup de Parisiens, tout à fait étrangers au combat, ont été atteints par accident, en se risquant trop tôt dans les rues. — Peu importe. Tous les blessés sont exécutés, et dans leur nombre, un malheureux qui était à l’ambulance, non pour une blessure, mais pour une maladie.

La cour du Châtelet est impitoyable surtout pour les étrangers. « Dans la liste des individus condamnés samedi, figurait surtout un nombre considérable d’étrangers, » dit un journal conservateur de province du 1er juin, citant un journal de Paris. Et M. Garcin dit dans sa déposition : « Tous ceux qui étaient Italiens, Polonais, Hollandais, Allemands étaient fusillés. » Or, on me cite l’exemple d’un homme hostile à la Commune, arrêté chez son patron, condamné à mort le vendredi ; il avait un nom étranger, Eyth. Et je raconterai l’histoire de ce libraire hollandais, arrêté avec sa femme rue de Rivoli, et exécuté, parce qu’il avait cent cinquante mille francs sur lui.

Exécuté aussi, après jugement au Châtelet, M. Lancaster, l’un des petits locataires de la maison où M. le marquis de Forbin-Janson dénonça et fit arrêter tous ses voisins.

Exécuté après jugement au Châtelet, M. V****, chapelier, rue Saint-Honoré, fournisseur de l’armée, victime d’une délation qui n’avait d’autre cause qu’une haine particulière.

Et peut s’en fallut que M. Fine, horloger, n’eût le même sort. Un confrère, un rival, M. G***, le dénonça six fois, le fit six fois conduire au Châtelet, en disant qu’il était membre de la Commune ! Heureusement, M. Fine avait obtenu un certificat d’un officier supérieur qui habitait la maison ; plus tard, il traduisit le dénonciateur devant la justice et le fit condamner à 2,500 francs de dommages-intérêts.

C’est ainsi que les vengeances particulière, les soupçons les plus absurdes, une blessure, un nom ou un accent exotique, que sais-je encore ? amenaient au foyer du Châtelet, par fournées, les malheureux qu’en quelques minutes leur trouble, leur émotion, un caprice de juge, au milieu des clameurs féroces de la foule, faisaient, par fournées aussi, envoyer à la mort.

Au Châtelet comme au Luxembourg, le tribunal évitait d’appeler la mort par son nom…

Un des plus féroces parents et lieutenants de Mehemet-Ali, envoyé par le despote égyptien dans le Haut-Nil, avait trouvé pour les ordres de tuerie un ingénieux synonyme. Quand il voulait se débarrasser d’un homme, il disait : « Menez-le au juge d’instruction. » Le juge d’instruction était un canon à la bouche duquel on liait le malheureux : puis on tirait.

M. Vabre avait une expression différente, mais aussi ingénieuse. Il ne disait pas « le juge d’instruction », mais « la brigade ». — Le journal la Nation française, du 1er juin, écrit :

« Quand le grand prévôt dit ces mots : transférez à la brigade, l’accusé n’a plus qu’à recommander son âme à Dieu. Il ignore cependant généralement ce que ces mots signifient et n’apprend son sort qu’en entrant dans la cour de la caserne. »

Le Gaulois du 29 mai fournit un renseignement de plus :

« Après le jugement, le président les fait passer par la porte de droite ou par celle de gauche, suivant leur degré de culpabilité.

» Ceux qui sortent par la porte de droite sont dirigés sur Versailles, dans les convois de prisonniers conduits à Satory.

» Ceux qui sortent par la porte de gauche sont entraînés à la caserne Lobau et immédiatement fusillés. »

À la porte du Châtelet, la locution changeait : les soldats appelaient les prisonniers, suivant qu’ils étaient condamnés à mort ou provisoirement épargnés, les « voyageurs pour Lobau » ou les « voyageurs pour Satory ». (Figaro du 30 mai.)

Laissons, pour le moment, les « voyageurs pour Satory » (nous les retrouverons plus tard), et suivons les « voyageurs pour Lobau ». On les attache « deux à deux par le poignet » (l’abbé Vidieu). Puis le convoi se dirige par les quais vers l’abattoir. « Ils marchent deux par deux, escortés par un peloton de chasseurs à pied. Une escouade de chasseurs ouvre et ferme la marche » (les Débats du 31 mai). On devine que la foule ne leur épargne pas les injures sur leur passage.

Un témoin m’adresse une lettre où il décrit en ces termes le spectacle que présentaient les convois de prisonniers :

« Le 28 mai 1871, à deux heures de l’après-midi, j’étais en face du Châtelet. J’ai vu en deux heures sortir six convois pour Versailles et autant pour la caserne Lobau. J’ai vu dans tous ces convois beaucoup de jeunes filles ou de jeunes femmes. La foule qui stationnait là était composée d’hommes en blouse bleue et de femmes en mouchoir sur la tête. Tous ces gens hurlaient sur le passage des prisonniers.

« J’ai vu sortir de la cour martiale six enfants conduits par quatre sergents de ville. L’aîné des enfants avait à peine douze ans, le plus jeune à peine six ans. Les pauvres petits pleuraient en passant au milieu de la baie formée par ces misérables… « À mort ! À mort ! » criaient ces bêtes fauves, « cela ferait des insurgés plus tard. »

» Le plus petit des enfants était nu-pieds dans des sabots, n’avait que son pantalon et sa chemise, et pleurait à chaudes larmes.

» Je les ai vus entrer à la caserne Lobau. Au moment où la porte se referma sur eux, j’ai dit : c’est un crime de tuer des enfants. Je n’ai eu que le temps de me sauver, sans quoi j’allais au Châtelet comme tant d’autres. »


XXXVI

LE CHÂTELET. — CASERNE LOBAU. — SQUARE SAINT-JACQUES.

Quand les convois de condamnés étaient arrivés à la caserne, la porte de métal s’ouvrait pour les recevoir, puis se refermait sur eux.

Aussitôt la fusillade partait.

Je voudrais pouvoir douter de ce qui suit : mais j’ai reçu, des côtés les plus divers, des témoignages concordants ; ce qui se passait dans l’intérieur de la caserne, une fois les portes fermées, ce n’était pas une exécution, c’était une chasse. La configuration des lieux aurait rendu fort difficile, à cause du ricochet des balles, des exécutions collectives aussi nombreuses dans les conditions ordinaires. On ne s’amusait pas à aligner les condamnés contre le mur ; comment faire ? il y en avait quelquefois quarante d’une même fournée. On lâchait les prisonniers dans la cour, et les exécuteurs les tiraient en quelque sorte au vol.

Tandis que les malheureux se répandaient pêle-mêle, à l’improviste, des feux de peloton éclataient, frappaient dans le tas. La plupart tombaient ; mais le hasard des balles avait épargné des victimes ; quelques-unes, atteintes, se débattaient, se relevaient avec effort, d’autres couraient çà et là : de nouveaux coups de feu les attrapaient au bond. Tirés en hâte, la plupart, sans doute, manquaient le but. On visait mieux : à la fin, tous étaient à terre, dans le sang, les agonisants parmi les cadavres… tout allait pêle-mêle dans le même tombereau.

M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch, n’a garde de raconter une telle scène : d’ailleurs il restait à la porte : mais les indications qu’il donne laissent deviner la vérité. Voici ce qu’il dit :

« La porte s’ouvrait et se refermait sur la fournée… puis on entendait des feux de peloton suivis de coups de feu précipités ; c’était la fournée qui tombait. »

Ces « feux de peloton suivis de coups de feu précipités », qu’est-ce, sinon le bruit de la chasse entendu du dehors ?

Eh bien !… qui le croirait ?… là encore, il y avait un aumônier ; oui, il y avait un prêtre qui avait accepté un rôle dans cette boucherie ; — un prêtre qui préparait les victimes au massacre par l’absolution ; — un prêtre qui mettait le visa de l’Évangile sur cette tuerie infâme ; — un prêtre qui administrait ses frères en Jésus-Christ avant de les envoyer dans le vol épars des balles ; — un prêtre qui portait la croix sur la poitrine, et qui pataugeait, le jupon retroussé, dans le sang de l’abattoir !

Rappelez-vous que l’on a fusillé à la caserne Lobau cinq jours de suite.

La tuerie était encore une curiosité fort courue. Par malheur, on ne pouvait pas entrer ; tout se passait les portes closes : la foule était réduite à voir arriver les condamnés, à entendre du dehors le bruit de l’exécution, et à regarder sortir les cadavres. Mais, si incomplet qu’il fût, le spectacle attirait beaucoup de monde. On m’a même assuré que des bancs étaient installés en vue de l’entrée de la caserne, et qu’on y louait des places.

Un écrivain de premier ordre, artiste fort désintéressé des choses de la politique, et plutôt porté vers les partis monarchiques par ses relations et par ses origines, a vu par hasard cette scène hideuse, et l’a décrite à un de nos amis, avec ce don d’observation exacte, ce sens profond du détail pittoresque et vrai, qui caractérisent son rare talent. Il est revenu de là plein d’horreur.

Il avait vu les condamnés entrer : il avait entendu la déchirante explosion de la fusillade, qui faisait bondir et vibrer, avec une sonorité sourde et profonde, les plaques de métal des portes ; puis, au bout de quelques secondes, comme d’une source intermittente, un flot de sang frais, dégagé par le conduit de la cour, traçait un filet rouge dans le ruisseau de la rue. Enfin, la porte se rouvrait et M. l’aumônier paraissait, son parapluie à la main, le sang clapotant dans ses souliers.

C’est probablement de cet abattoir que venait le flot rouge qui courait dans les eaux du fleuve sans s’y mélanger. « On voyait hier sur la Seine, dit la Petite Presse (citée par la Politique du 31 mai 1871), une longue traînée de sang suivant le fil de l’eau, et passant sous la deuxième arche du côté, des Tuileries. Cette traînée de sang ne discontinuait pas. »

L’indication de la deuxième arche du côté des Tuileries correspond exactement à la situation de la caserne Lobau. À cette date, le combat étant fini, l’endroit le plus proche d’où ce sang pût venir était l’abattoir voisin de l’Hôtel-de-Ville.

Je raconterai prochainement l’histoire d’une des victimes fusillées à la caserne Lobau d’après un très dramatique récit manuscrit que le docteur Robinet a bien voulu me communiquer. J’y vois qu’un ami de la famille du fusillé alla deux fois à la caserne chercher à recueillir quelques renseignements. La seconde fois, c’était le mardi 30, la cour martiale ne siégeait plus, la porte de la caserne était ouverte ; il vit dans la cour, des soldats, les pantalons relevés, éponger le sol au milieu d’une mare de sang.

Après chaque exécution, comme je l’ai dit, on débarrassait la cour des cadavres « qu’on enterrait provisoirement, dit l’abbé Vidieu, sur les berges de la Seine, dans les squares, un peu partout ». — C’est le square Saint-Jacques-la-Boucherie qui recevait le plus gros contingent. Le Châtelet, la caserne Lobau, le square Saint-Jacques formaient les trois étapes des victimes. Le square était digne du théâtre et de la caserne.

On y creusait de vastes tranchées, où les corps étaient jetés en désordre. « Ce sont, dit le Siècle du 29 mai, des soldats du génie, aidés de travailleurs civils, qui sont chargés de cette lugubre besogne. On estime à plus de mille le nombre des cadavres qui ont déjà été enterrés à cet endroit. »

Les grilles étaient closes : des factionnaires se promenaient devant les portes. Quand on s’approchait, le spectacle était hideux. — Le printemps se mêlait à toutes les horreurs de la guerre civile ; et l’on sait avec quelle magnificence il éclate dans ces bouquets d’arbustes précieux, dans ces touffes magnifiques de fleurs et de feuillages exotiques, qui rendent si coquets les jardins de Paris ; toute cette verdure resplendissante de mai était saccagée ; des branchages cassés, avec leurs parures nouvelles pendaient au-dessus des fosses. On entrevoyait, sous l’épaisseur de la végétation, parmi les floraisons et les feuillées, les plates-bandes étrangement soulevées, des pieds mal recouverts, des bras vêtus de manches d’uniformes avec des mains couleur de cire poussant sinistrement hors du sol, des faces putréfiées aux yeux fixes et morts se haussant hors de terre. Tout ce renouveau était hideusement hanté : une odeur asphyxiante de décomposition humaine étouffait les parfums du printemps, et soulevait le cœur des passants ; — et quand la nuit apaisait, autour du square, la grosse rumeur de Paris, on entendait sortir du milieu des verdures, des murmures affreux, des gémissements étouffés… Car, on s’était bien pressé de vider les tombereaux, et plus d’un vivait et râlait encore, dans la fosse commune.

On croit peut-être que j’exagère ? lisez les journaux du temps :

« Qui ne se rappelle, s’il l’a vu, ne fût-ce que pendant quelques minutes, le square, non, le charnier de la tour Saint-Jacques ? Là, on avait enseveli, sous une mince couche de terre, des cadavres ramassés au hasard, et, quand on avait le temps, on reprenait les cadavres dans un fourgon. »

(Temps, du 28 mai.)

« Ce qui épouvantait le regard, c’était le spectacle que présentait la tour Saint-Jacques. Les grilles en étaient closes, des sentinelles s’y promenaient. Des rameaux déchirés pendaient aux arbres, et partout de grandes fosses ouvraient le gazon et creusaient les massifs.

» Du milieu de ces trous humides, fraîchement remués par la pioche, sortaient çà et là des têtes et des bras, des pieds et des mains. Des profils de cadavres s’apercevaient à fleur de terre, vêtus de l’uniforme de la garde nationale : c’était hideux… une odeur fort écœurante sortait de ce jardin. Par instant, à certaines places, elle devenait fétide. Des tapissières attendaient leur horrible chargement. »

(Moniteur universel du 1er juin.)

« Au square de la tour Saint-Jacques, les ensevelissements ont été comme partout très hâtivement faits, et souvent aux heures nocturnes, on a vu deux bras qui sortaient de terre.

» La peur a gagné quelques habitants, et les légendes commencent à circuler relativement aux cris, aux gémissements que couvrent les bruits du jour, mais que la nuit aurait permis d’entendre. Des hommes incomplètement tués et jetés avec l’amas des morts dans les fosses communes, auraient lutté dans une terrible agonie sans être secourus. »

(Le Figaro du 8 juin citant le Temps.)

Le Standard, tout conservateur qu’il est, dit dans une correspondance du 8 juin :

« Le Temps, qui est un journal prudent et non enclin à publier des nouvelles à sensation, raconte une terrible histoire de personnes imparfaitement fusillées et enterrées avant que la vie n’ait complètement disparu.

» Que beaucoup de blessés aient été enterrés vivants, je n’ai là-dessus aucun doute. »

Le même journal (no du 31 mai, correspondance datée du 28 mai) dit :

« Les prisonniers sont emmenés par fournées à de certaines places d’exécutions désignées d’avance. Une de ces places est l’École-Militaire ; une autre, la caserne Napoléon, située immédiatement derrière l’Hôtel-de-Ville.

» Un des hommes employés à cette besogne m’a fourni quelques renseignements que je veux croire exagérés. Il m’a dit qu’à la caserne Napoléon, depuis la dernière nuit, cinq cents personnes ont été exécutées, et que la cour est remplie de sang et de cadavres. Pour entraîner les prisonniers à marcher sans faire résistance, on leur dit qu’ils vont à Versailles, et c’est seulement quand ils arrivent sur le lieu d’exécution et voient le sang et les cadavres, qu’ils s’aperçoivent que leur dernière heure est arrivée. Parmi eux, il y a invariablement des femmes et des enfants qui pleurent et demandent grâce : mais tous sont poussés en avant et immédiatement massacrés. »

M. Maxime Ducamp prétend, t. II, pièces justificatives, que, dans les trois squares des Batignolles, du Temple et Saint-Jacques réunis, on n’a enterré en tout que soixante-deux cadavres.

M. Maxime Ducamp tient ce renseignement de la police.


XXXVII

LE CHÂTELET (MADAME TINAYRE)

La France du 30 mars 1880 a reçu la lettre suivante, adressée à son directeur M. Émile de Girardin :

« Monsieur,

» On n’a jamais fait en vain un appel à votre esprit de justice ; voilà pourquoi je m’adresse à vous pour porter à la connaissance du public et surtout à celle des employés de l’Assistance judiciaire, des faits qu’ils auraient eu besoin de connaître, avant d’ajourner ma demande ou d’en retarder la solution jusqu’au moment où elle me deviendrait inutile.

» Ces faits se rapportent à l’un des mille épisodes terribles qui marquèrent l’écrasement de la Commune.

» Le 26 mai, à huit heures du matin, mon mari, qui n’avait jamais partagé mes opinions, sans vouloir m’imposer les siennes, me voyant accablée par la ruine de mon parti, cherchait à me consoler. Il me représentait l’ordre dont nous allions jouir, sous le gouvernement paternel de M. Thiers. Je n’étais guère en état de goûter ses consolations. Comme je ne lui répondais pas, il pensa qu’il valait mieux me laisser seule à ma douleur. À peine était-il monté à l’étage au-dessus de notre appartement, que j’entendis le bruit mat des crosses de fusil tombant sur le palier. M’arrêter, m’emmener fut l’affaire d’un instant pour les gardes nationaux.

» Vous n’avez peut-être pas oublié, monsieur, que pendant ces jours d’horreur, le temps faisait sa partie dans la tempête humaine déchaînée sur Paris. Comme fond de décor, il fournissait à la tragédie des rues un ciel tantôt sombre, tantôt éclatant. Après de radieux coups de soleil, des nuages noirs versaient des torrents d’eau sur le sang des pavés.

» Entre mon escorte de gardes nationaux, je cheminais sous la pluie et les insultes des bonnes marchandes, qui me menaçaient du seuil de leurs portes, contente que le hasard eût épargné à mon mari le spectacle de mon arrestation, quand vers le milieu de la rue Croix-des-Petits-Champs, je le vois accourir, un parapluie à la main. Il demanda aux gardes la permission de m’abriter, de m’accompagner. On ne lui permit que de nous suivre.

» — Pourquoi es-tu venu ? lui demandai-je.

» — Pour te défendre.

» — Je me défendrai bien sans toi. Va-t’en je t’en supplie. Dans des temps comme celui que nous traversons, il ne fait pas bon de se mettre en travers des passions déchaînées. Songe à nos deux enfants, nous ne devons pas leur manquer tous deux à la fois. Si on allait t’arrêter ?

» — M’arrêter ? Tu n’y penses pas. Suis-je un homme politique ? Tu as donc bien mauvaise opinion des gens de mon parti ?

» Un des gardes nationaux crut devoir mettre un grain de sel dans notre dialogue. S’adressant à Tinayre, il lui dit : « Madame vous croit entre les mains de la Commune. »

» Toujours sous la pluie, nous arrivâmes au Châtelet. Des fédérés, les uns debout, les autres assis, étaient là prisonniers, silencieux et pâles. Je demandai à l’un d’eux où siégeait le conseil. Il me montra du geste, derrière la table du contrôle, un jeune officier et un caporal.

» Comme j’avais l’air d’être étonnée, le fédéré me dit : « Oui, oui, ils ne sont que deux, mais ils font de l’ouvrage comme quatre. Depuis deux heures que je suis là, ils n’ont cessé de condamner à mort ! Nous attendons notre tour, vous allez, compléter le convoi. »

Les gardes aux brassards tricolores ne semblaient nullement se douter du rôle qu’on leur faisait jouer dans cet immense drame national. Ils étaient retournés à d’autres captures.

» L’officier me fit signe d’approcher. Il me demanda mon nom et quelques détails sur ma participation à la Commune. L’interrogatoire dura deux minutes ; alors l’officier, s’adressant à mon mari, lui demanda si c’était lui qui m’avait arrêtée.

» Sans croire absolument aux paroles du fédéré, — on ne croit pas à ces choses tout d’un coup, — je pressentais un danger et, voulant obliger mon mari à s’en aller, j’intervins et dis, en lui montrant à la dérobée la porte ouverte :

» — Oui, c’est ce misérable qui m’a arrêtée, mais moi ou les miens le retrouverons un jour.

» Mon mari, sans faire attention à mes signes, répondit :

» — Cette femme est ma femme. Je viens pour…

» L’officier lui coupa la parole :

» — Ah ! vous êtes le mari ! Fort bien ! classez monsieur, classez madame.

» Ou nous sépara et je me trouvai près de mon premier interlocuteur.

» — Eh bien, fit-il. Je vous l’avais dit : vous voilà condamnés !

» — Quoi ! ces mots ?…

» — Classez monsieur, classez madame, c’était votre arrêt de mort. Oui.

» Le souvenir de mes enfants me traversa le cœur. Je dus pâlir. L’homme s’en aperçut. Il me prit la main ; devinant ma pensée, il me demanda :

» — Combien en avez-vous ?

» — Cinq.

» — Tonnerre ! fit l’homme. Vous a-t-on prise les armes à la main ?

» — Non, mon mari s’est battu contre les Prussiens, jamais contre des Français ; il n’était pas comme moi pour la Commune.

» — Alors ! s’écria le fédéré, on n’a pas le droit de vous tuer.

» Il croyait à la justice, aussi, ce révolté qui allait mourir sans protestation, parce que c’était la guerre ! Le peloton d’exécution l’attendait, obscur martyr d’une cause, dans laquelle il ne devait pas même laisser un nom ; il n’y pensait plus ! Tout au redressement d’une injustice, il répétait ; « Non, on n’a pas le droit de vous tuer : je vais parler pour vous. » Il s’adressa à un des lignards qui nous gardaient, pour lui expliquer l’affaire en le priant d’aller le dire au chef. L’officier qui s’aperçut de la chose, cria : « Soldat, si quelqu’un de cette crapule vous adresse la parole, tirez dans le tas ! »

» Le rouge monta au visage pâle du fédéré. Nous nous serrâmes la main en silence.

» On fit l’appel du groupe dont mon mari faisait partie. Tinayre répondit à son tour. On l’emmena avec les autres. Je ne l’ai plus revu ! Depuis ce jour, il n’a pas donné signe de vie. Il n’est pas resté trace de son passage au Châtelet.

» Qu’est-il devenu ???

» La justice militaire, si ardente, si habile à découvrir des coupables dans les rangs des vaincus, n’a-t-elle rien à se reprocher ici ? A-t-elle droit de se laver les mains de cette disparition ? Qui en est responsable ? Est-ce que le ministère public n’avait pas le devoir de, s’en occuper ? N’y avait-il pas là des droits d’orphelins à sauvegarder ? J’avais beau écrire de l’étranger où je m’étais réfugiée après avoir par miracle échappé à la mort, on ne m’a jamais répondu.

» Après neuf ans d’exil, je reviens en France ; j’y ramène mes fils, heureuse de lui donner des ouvriers artistes, dont j’espère faire des citoyens dignes d’elle. Mais la grâce que l’on m’a faite, en me rendant le pays, ne m’a pas donné le droit d’y vivre. Je suis institutrice et ne puis enseigner. Il faut donc que mon soutien naturel ne me soit point ôté. Je réclame comme veuve, une exemption du service militaire pour mon fils aîné qui vient de tirer au sort. On me dit qu’un jugement du tribunal civil peut seul, en constatant la mort ou la disparition de mon mari, me donner droit à cette exemption.

» N’ayant pas le moyen de payer les frais de justice, j’adresse, le 26 janvier, une demande d’assistance judiciaire à M. le procureur de la République. Eh bien, à l’heure qu’il est, on ne sait pas encore si j’obtiendrai cette assistance, au moins d’après la déclaration de M. le chef de la troisième section.

» En sortant jeudi, 6 mars, de son cabinet, je me demandais si l’Assistance judiciaire, sous l’étiquette républicaine, ne se rattachait pas à quelque régime occulte d’un bon plaisir quelconque ; puisqu’on n’était pas certain de l’obtenir, quand on était, comme moi, dans l’impossibilité de vivre de son état ; qu’on avait encore quatre enfants à soutenir ; qu’on loge en garni, ne possédant plus rien au monde et qu’on est veuve de fait, sinon de droit.

» Peut-être, monsieur, en ouvrant une enquête dans votre journal, parviendriez-vous à avoir la preuve de l’exécution de mon pauvre mari. Alors, je serai dispensée des démarches, que la grossièreté des employés de l’Assistance judiciaire rendent si pénible à une femme, qui n’a rien fait pour mériter sa misère, l’a combattue avec courage et l’a supportée sans se plaindre.

» Agréez, monsieur, l’expression de ma reconnaissance et celle de mes meilleurs sentiments.

 » Veuve Tinayre. »


XXXVIII

LE CHÂTELET. — L’AFFAIRE VILLAIN

La mort de Villain, dont tous les détails ont été révélés par le procès retentissant de la Lanterne (23 et 24 janvier 1879), touche à l’un des côtés les plus curieux et les plus obscurs de l’histoire de la Commune. Il s’agit de cette préfecture de police, qui a gardé tant de secrets. Ce n’est plus un mystère pour personne que, jusqu’à une date récente, elle est restée absolument bonapartiste : les préfets de la République, depuis M. Cresson jusqu’à M. Gigot, passaient là comme des étrangers, reçus avec une politesse obséquieuse et respectueusement dupés par leurs bureaux. En 1873, à la gare Saint-Lazare, les agents de M. L. Renault obéissaient ouvertement à M. Rouher, et allaient prendre publiquement les ordres des policiers bonapartistes révoqués. En 1876, la police organisait un ignoble complot pour déshonorer, dans la personne du secrétaire de la Chambre, la majorité républicaine. En 1878, M. Tirard, le ministre actuel, était filé, et l’on gardait des agents provocateurs, chargés de jouer au profit de l’opposition monarchiste le rôle de Péril social !

J’ignore où les choses en sont aujourd’hui : mais on peut juger par là du point où elles en étaient six ou huit mois après la chute de l’empire.

On sait combien la police était mêlée au mouvement des complots, des émeutes, des réunions publiques, à la fin de l’empire : dans quelle mesure se mêla-t-elle au mouvement communal en 1871 ? On ne peut pas le savoir encore. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville, trahi de toutes parts, n’y voyait rien. L’histoire des agents de M. Thiers, qui pullulaient à Paris, a été en partie révélée depuis ; j’ai cité naguère M. Barral de Montaut, l’implacable chef de la 7e légion. Mais beaucoup de ces aventuriers jouaient double et triple jeu, ils servaient le bonapartisme en même temps et plus que le pouvoir chancelant de Versailles.

Ceux-là ne dépendaient pas de la police ; que faisaient ceux de la préfecture ? Ils avaient autour de la Commune quelques-uns de leurs anciens agents ; ils en eurent un dans la Commune même, Pourille, dit Blanchet, qui fut découvert et emprisonné par Raoul Rigault. Les chefs de la police ont-ils renoncé à tirer parti de cette situation ? Avaient-ils gardé des intelligences dans la place ? C’est encore un secret ; mais s’il y avait des hommes qui pussent le connaître, c’étaient les serviteurs infimes de la préfecture, les petites gens devant lesquels on ne se gêne pas, et qui arrivent à voir et à savoir tant de choses, ceux à qui la modestie de leur situation avait permis de rester à leur poste pendant l’insurrection…

Villain, homme de peine de la préfecture, exécuté le 24 mai à la caserne Lobau, sur un jugement du Châtelet, était de ceux-là.

Voyons ce qui s’est passé.

Les fédérés, avant de quitter la préfecture de police, y avaient mis le feu. Elle brûlait quand l’armée s’en empara. Des secours furent aussitôt organisés, M. Ansart, chef de la police municipale, y vint aussitôt du ministère des affaires étrangères, avec un monsieur décoré, qu’il quitta au quai de l’Horloge. Il vit le concierge Charvet en train de déménager les casiers judiciaires. Il lui tendit la main, l’appelant : « Mon ami. » Charvet était tout noir de l’incendie ; il s’excusa de ne pouvoir serrer la main de son chef. « Non, vous n’êtes pas sale », dit M. Ansart, et il prit les deux mains du concierge en disant : « Je vous reverrai. »

Puis il se dirigea vers son appartement, 40, quai des Orfèvres. C’est alors qu’il aperçut l’homme de peine Villain, en train de travailler aux pompes pour éteindre l’incendie. Il le fit aussitôt arrêter par deux pompiers, en ordonnant qu’on le conduisît à la cour martiale du Châtelet. (Dépositions de MM. Ansart, Charvet, etc.)

Que se passa-t-il ensuite ? Les pompiers remirent-ils, comme le dit Charvet dans sa déposition, le prisonnier au brigadier-chef Péréal ? Ce dernier le nie. D’après la plaidoirie de Me Delattre, ce serait l’officier de paix Dufour qui aurait conduit Villain devant le tribunal. Dufour prétend, au contraire, dans sa déposition, être arrivé trop tard, mais il avoue qu’il allait au Châtelet pour « faire connaître la nature des accusations portées contre Villain ». On envoyait donc un accusateur, après avoir envoyé un prisonnier.

En tout cas, Villain fut condamné pour « vol et incendie ». Qui transmit la dénonciation ? Pourquoi et comment le vol vint-il s’ajouter en route à l’accusation (déjà absurde) d’incendie ? C’est ce que l’on ne dit pas assurément, on ne peut pas attribuer ces inventions aux deux pompiers qui venaient de voir Villain travailler à leur côté, et qui ne pouvaient rien savoir que ce que M. Ansart leur avait dit.

Villain a péri à la caserne Lobau.

Maintenant, pourquoi M. Ansart l’a-t-il fait arrêter ? C’est ce qui reste inexpliqué.

M. Ansart dit dans sa déposition :

« Je pris des renseignements pour savoir qui avait allumé l’incendie : on me répondit que c’était Villain. »

Or, il n’en a jamais été question : on savait que le feu avait été mis en divers endroits : on en accusait les fédérés : on en accusait Ferré, et le lecteur connaît maintenant assez les mœurs de la semaine de Mai, pour savoir que si Villain avait été accusé, il aurait été en un instant saisi, bousculé, collé au mur.

M. Ansart continue :

« En descendant, je trouvai Villain dans une « attitude » louche. »

« Attitude louche » est un chef-d’œuvre qui se passe de commentaire. Je continue la citation :

« … Dans une attitude louche. Je le fis arrêter par des pompiers pour le remettre à la cour prévôtale. Je ne sais rien de plus. Je l’ai fait arrêter parce que la clameur publique me l’avait désigné. Je ne m’en suis plus occupé, mais j’ai su qu’il avait été fusillé. »

Tout cela ne tient pas debout ; s’il y avait eu clameur publique, un magistrat, un policier comme M. Ansart, habitué à voir froidement ces sortes de choses, connaissant par métier les entraînements des foules, aurait été le premier à ne point s’y laisser prendre. Notez qu’il s’agissait d’un homme de la maison, connu de lui, resté là par ordre supérieur. — Mais, je le répète, il n’y avait pas même clameur publique : parce qu’à ce moment, la clameur publique, c’étaient les violences immédiates, l’arrestation par la foule, probablement l’exécution sur place ; et Villain, quand on l’a saisi, travaillait paisiblement à côté des pompiers.

M. Marseille renchérit sur la déposition de son collègue. Il dit :

« Villain avait été vu versant du pétrole. C’est un marchand de vin qui l’a vu. »

Mais il est obligé d’ajouter :

« Je ne sais plus son nom. »

Il dit encore :

« M. Peréal a toujours dit que Villain avait volé et brûlé. »

Mais M. Peréal, qui dépose en même temps, témoigne seulement qu’on le lui a dit à la cour prévôtale du Châtelet.

M. Marseille ajoute :

« Quand, le jeudi, M. Ansart arriva, il aperçut Villain, appuyé contre le parapet du quai des Orfèvres, regardant ce qui se passait, sans prendre part à l’extinction du feu. »

Or, quand M. Ansart aperçut Villain, il travaillait aux pompes. (Témoignages Charvet, François, Jurie, etc.)

Les raisons alléguées, d’ailleurs d’une absurde insuffisance, sont donc manifestement fausses : et l’on ne dira pas que M. Ansart ignorait où il envoyait Villain. Il connaissait la cour du Châtelet, où ses agents avaient un service ; il savait comment on exécutait dans Paris ; il ne pouvait pas ignorer ce qu’on ferait du prisonnier. La mission dont fut chargé l’officier de paix Dufour n’indique-t-elle pas à elle seule l’insistance que l’on mettait à faire condamner Villain ?

Il est vrai que la huitième chambre correctionnelle de Paris a apprécié ainsi les faits :

« Attendu qu’il résulte uniquement des témoignages entendus et de la déclaration conforme d’Ansart, qu’au moment de la rentrée des troupes régulières dans Paris, et agissant dans l’intérêt de l’ordre public, il a, sur la désignation des personnes présentes, prescrit l’arrestation de Villain, qui a été par lui confié aux mains de deux pompiers et remis par eux à des représentants de l’autorité. »

Les représentants de l’autorité… au Châtelet et à la caserne Lobau.

Je ne pense pas que la rédaction subtile de ce chef-d’œuvre de littérature judiciaire puisse modifier l’opinion d’aucun homme de bonne foi.

Ainsi, on a fait exécuter Villain ; on ne peut pas, on ne veut pas en donner de raison sérieuse. Il faut donc qu’il y ait à cela une raison secrète. Or, l’exécution de Villain n’est point tout à fait un fait isolé ; il y avait quatre hommes de peine restés par ordre à la préfecture, pendant la Commune, sous les ordres de leur brigadier. On s’est débarrassé des quatre : Villain a été fusillé ; les trois autres, Lecomte, Germain et Gache ont été renvoyés. Ce n’est pas tout : le concierge Charvet, que M. Ansart félicitait si chaudement, était mis à la retraite l’année suivante. De ces cinq hommes, l’un a parlé, il a même écrit : c’est Charvet. Il a fait, avec l’histoire de ses malheurs, un volumineux mémoire, qu’il a adressé, sans aucun succès, à tous les préfets de police, à tous les ministres, à tous les présidents. J’ai eu ce mémoire entre les mains.

Je sais qu’on affecte de traiter Charvet de fou. Il est certain qu’il est gênant ; mais, si fou qu’on le suppose depuis qu’il s’est mis à raconter beaucoup de secrets vrais ou faux, ses récits n’en ont pas moins un grand caractère d’exactitude sur les points qu’on peut vérifier. Pour l’histoire de l’incendie de la préfecture, son exposé des faits concorde presque absolument avec celui que M. Maxime Ducamp a écrit sur le témoignage de ses amis de la préfecture : il n’y a qu’une différence, c’est que le rôle de Charvet est attribué à d’autres dans la version qu’a recueillie M. Ducamp. Par malheur, les extraits du Droit, de la Gazette des Tribunaux, de la Gazette de France, de la Petite Presse, les attestations des pompiers de Maisons-Laffitte, Rambouillet, etc., et des habitants de la place Dauphine, et surtout les chaudes félicitations que M. Ansart avoua, dans sa déposition, avoir faites à Charvet, prouvent surabondamment que c’est postérieurement, qu’à la préfecture de police, on a supprimé son rôle dans le récit des événements de 1871.

Je ne puis reproduire ici les allégations de Charvet : elles touchent à la vie privée d’une partie des fonctionnaires de la police. Tout ce que j’en puis dire, c’est qu’elles tendent à établir l’existence d’un petit groupe fort influent protégeant le brigadier des hommes de peine. Or, ce brigadier serait resté à la préfecture jusqu’à l’avant-dernier jour, servant les hommes de la Commune.

Un chef de bureau serait resté tout le premier mois. Un chef de bureau en retraite, policier de l’empire, serait venu le voir plusieurs fois, dans cet antre de Raoul Rigault ! Il se serait passé là des choses assez étranges… On aurait surpris de singuliers voyages dans les bâtiments de la préfecture… Les hommes de peine auraient été bizarrement employés… Qu’y a-t-il de vrai là dedans ? — Charvet est fou ; du moins, toute la police l’affirme : seulement, les imaginations de ce fou ressemblent fort à des faits que nous avons entendu affirmer d’autre part : comme la rencontre d’un fonctionnaire politique de la police impériale… et de la police de la République, hélas ! se promenant à Paris, en pleine Commune, au risque d’aller retrouver M. Claude sous les verrous.

Je me hâte de dire que M. Ansart ne figure pas dans ces allégations : il n’était que le collègue, le collaborateur, le coreligionnaire politique des hommes qui ont pu avoir intérêt à lui dénoncer Villain.

Mais, aussitôt la Commune tombée, tandis que les quatre hommes de peine disparaissaient, l’un mort, les trois autres renvoyés, leur brigadier, malgré son rôle au temps de Raoul Rigault et de Ferré, était plus en faveur que jamais.

Quoi qu’il en soit, M. Ansart n’a jamais pu dire pourquoi Villain avait été fusillé.


XXXIX

LE CHÂTELET. — HISTOIRE D’UN PARISIEN ET D’UN HOLLANDAIS

Le Parisien, c’était un dessinateur de talent, M. M***. Je trouve le récit de ses aventures dans l’Avenir national du 2 juin 1871. Elles donneront l’idée de ce que fut, pendant la semaine, le sort des habitants de la ville qui assistaient à la guerre civile sans y prendre part.

Il habitait en face du Prince-Eugène. Le combat faisait rage autour du Château-d’Eau : les bombes pleuvaient ; les fédérés occupèrent les appartements : il fallut se réfugier dans les caves. Toute la maison y était ; deux ou trois avaient l’œil au trou de la serrure, guettant ce qui se passait au dehors : ils virent, ils entendirent un mouvement étrange dans l’escalier ; des femmes étaient en train d’y mettre le feu.

Artiste et collectionneur, M. M*** n’eut qu’une idée, — ses tableaux, — toute sa fortune. Il se jette dans l’escalier, grimpe avec la première haleine de l’incendie sur le front, arrache les toiles déjà chaudes, a le temps de répandre sur elles le robinet de la cuisine, et redescend avec les flammes sur ses talons… ses vêtements étaient déjà brûlés en plusieurs endroits.

Impossible de s’échapper au milieu de la bataille, alors dans son fort. Il fallut attendre dans la cave, en se demandant si elle allait s’écrouler sur ses hôtes. Les malheureux restèrent là pendant plus de vingt-quatre heures, avec le tintamarre du combat dans les oreilles et un incendie sur leurs têtes ! — Soudain, un fédéré, noir de poussière, tombe au milieu d’eux : puis, des soldats à sa poursuite. Aussitôt pris, aussitôt fusillé… M. M*** se lève, veut dire quelques mots, les soldats le regardent, voient ses vêtements roussis, sa figure enfumée : « C’en est un, empoignez-le ! » On le prend au collet, on le jette à terre, on l’entraîne.

Combien de paisibles bourgeois, saluant déjà, dans l’arrivée des pantalons rouges, la délivrance, la fin des horreurs, eurent une surprise analogue !

M. M*** n’y pouvait croire. Il arrêtait les gens sur son passage : « Mais je suis victime d’une affreuse méprise ! » Partout la même réponse : « Bah ! ils disent tous la même chose ! » Les passants, en le voyant, criaient : « Fusillez-le !… c’est le chef de la bande ! » Le caporal de l’escorte, abasourdi, fit ce que firent dans la semaine beaucoup de ses pareils, il consulta ses hommes : il y eut majorité pour l’exécution. Combien de fusillades furent votées par cet étrange tribunal : les quatre hommes qui conduisaient le prisonnier[11] ! M. M*** est adossé à une maison de la rue Turbigo. Un officier qui passait lui sauva la vie. M. M*** fut conduit dans la cour de la Banque ; il y passa la nuit : le lendemain, il allait au Châtelet.

La cour martiale vit arriver devant elle cet homme bouleversé, noir de l’incendie, épuisé, hébété par les émotions. Le malheureux ne pouvait plus ressaisir une idée dans son cerveau, y retrouver le nom propre d’un ami qui lui servît de caution.

Il fut condamné.

Il ne mourut pas, pourtant. Un hasard extraordinaire le sauva. Le condamné, en se retournant, aperçut un capitaine de l’armée qui était de ses amis… Il poussa un cri, se fit reconnaître et s’évanouit !… Un instant après, il retrouvait sa femme, étendue sur une botte de paille, dans la mairie de son arrondissement, avec un commencement de fièvre cérébrale.

Jugez, sur cet exemple, ce que valaient les condamnations du Châtelet.

Un dernier trait est caractéristique. Le 2 juin, l’Avenir national racontait ces dramatiques épisodes ; le 6, il annonçait dans une note que M. M*** était venu au bureau du journal, non pour rectifier les faits, qui étaient, d’après lui, plutôt atténués, mais pour établir avec soin que ce n’était pas lui qui les avait fait publier dans le journal.

Le Hollandais fut moins heureux que le Parisien.

C’était un nommé Triebels, qui avait fait sa fortune dans son pays comme libraire. Il était d’une avarice sordide, à tel point, dit-on, que ce riche, pendant le siège prussien, allait avec sa femme profiter des distributions de soupes gratuites qu’on faisait à la caserne, à côté de l’Hôtel-de-Ville. Quand la troupe se fut emparée du quartier où ils logeaient, M. et madame Triebels voulurent sortir : ils avaient 150,000 francs chez eux. Le mari les fit coudre dans la robe de sa femme. Rue de Rivoli, madame Triebels fut traitée de pétroleuse sur sa mine et sur son costume, et le couple fut conduit au Châtelet.

Les cent cinquante mille francs perdirent le mari et la femme. On raconte qu’un des officiers ayant reconnu, dans le Hollandais, le pauvre du siège, la possession d’une telle somme aurait paru suspecte. En tout cas, le tribunal envoya le mari à la caserne Lobau, la femme à Satory. Il ne resta plus que les cent cinquante mille francs, dont le sort est encore ignoré.

Mais madame Triebels n’était pas femme à les laisser oublier. Elle fut relâchée par l’intervention de l’ambassade des Pays-Bas. Puis elle réclama de la belle manière. Les cent cinquante mille francs ne se retrouvaient plus. Elle intenta un bon procès au gouvernement de Versailles, qui jugea prudent de transiger. Nous avons payé, ô contribuables ! la moitié de la somme, c’est-à-dire soixante-quinze mille francs, à la veuve du fusillé !

Ce n’est point, du reste, un fait isolé : il y eut d’autres épisodes du même genre dans la semaine de Mai, et j’en trouve la trace dans l’Enquête parlementaire sur le 18 mars. (T. II, Déposition des témoins, p. 267. Déposition du colonel Gaillard, chargé de la direction du service judiciaire se rattachant à l’insurrection.)

« M. le président. — Colonel, nous désirons vous demander quelques renseignements.

» Il nous a été remis un tableau des valeurs saisies sur les insurgés. Le total se monte, en ce moment, à 501,000 francs. Nous avons été un peu étonnés de ce chiffre, car nous savons qu’un lieutenant de la 2e batterie du 21e régiment, ayant reçu l’ordre de fusiller et de faire fusiller un insurgé, a trouvé sur lui plus de 500,000 francs.

» M. le colonel Gaillard. — Je ne pourrai pas vous renseigner sur ce point. Il y a eu de ces sommes qui n’ont point été envoyées à versailles. J’ai vu, il y a quelques jours, un ministre du Danemark ; il venait demander ce qu’était devenue une somme de 100,000 francs, saisie sur un de ses nationaux fusillé près de l’Hôtel-de-Ville. Ce ministre m’a dit qu’il n’avait pu obtenir aucun renseignement.

» Nous n’avons que ce qu’on nous envoie, et il y a bien des choses qui se sont passées à paris dont nous ne savons rien.

» M. le président. — Les 500,000 fr. dont nous parlons ont été remis à l’autorité militaire. »

Le lecteur comprend toute la portée de ce passage. Il faut se rappeler que, dans le langage de la commission d’enquête, toute personne fusillée ou arrêtée est qualifiée d’insurgé. Soit vingt mille fusillés au moins et quarante mille prisonniers. Parmi ceux-là, beaucoup avaient des sommes importantes sur eux ; au milieu des périls de la guerre civile, des incendies, des perquisitions dans les appartements, on faisait comme le Hollandais Triebels : on portait, par précaution, ses titres et ses valeurs sur soi. Quant aux hommes compromis dans la Commune, cherchant à fuir à l’étranger, ils avaient naturellement sur eux tout l’argent qu’ils avaient pu réunir.

Il faut en rabattre, évidemment, sur les nouvelles des journaux de Versailles qui annonçaient toujours qu’on avait trouvé sur les membres de la Commune arrêtés quelques centaines de mille francs. On le disait notamment pour Varlin, qui n’avait, d’après le rapport du lieutenant Sicre, qu’une somme fort minime. Mais 501,000 francs trouvés sur 60,000 fusillés ou arrêtés, cela fait, en moyenne, moins de 10 francs par tête. Or, tout homme, saisi ou exécuté, était fouillé.

Dix francs, c’est peu. Et voici des renseignements précis, officiels : cinq cent mille francs sur l’homme exécuté par le lieutenant de la 2e batterie du 21e régiment ; cent cinquante mille francs à M. Triebels, cent mille à un Danois, fusillé aussi, probablement, à la caserne Lobau. Cela fait sept cent cinquante mille francs, soit pour trois prétendus insurgés, deux cent cinquante mille francs de plus qu’on n’en annonce pour le total des soixante mille fusillés ou prisonniers !

Quelle triste et grave éloquence dans la réflexion du colonel Gaillard sur les sommes d’argent qui se trouvaient dans les poches des victimes de la Semaine !

« Nous n’avons que ce qu’on nous envoie, et il y a bien des choses qui se sont passées à Paris dont nous ne savons rien ! »


XL

LE CHÂTELET. — ÉMILE B…

Je dois le récit que je vais analyser à l’obligeance du docteur Robinet. J’aurais voulu le citer en entier ; je connais peu de pages aussi profondément et aussi simplement dramatiques. Émile B*** dont je vais raconter la mort, avait deux sœurs ; c’est l’une d’elles, madame C***, mariée à un membre important de l’Université, qui a écrit les pages touchantes que je résume.

Émile B*** avait vingt-neuf ans en 1871. Il était étudiant en médecine. Il ressentit profondément les angoisses et les colères de Paris pendant le premier siège. Il fut de ceux dont on peut dire à coup sûr, que le patriotisme seul les jeta dans la guerre civile. Encore sous le coup de la rage de la capitulation, il ne voulut accepter de la guerre que ses périls. Sa famille le vit pour la dernière fois le 23 mai : il avait quitté un instant la lutte pour revoir les siens. Puis on apprit qu’il avait été blessé au bras le jeudi 25, et porté à l’ambulance des Quinze-Vingts… Blessé !… les siens l’apprirent presque avec joie : cela le sauvait de la mort… On se faisait encore de ces illusions.

Pourtant, on apprit en même temps que le blessé avait été conduit au Châtelet. Aussitôt une de ses sœurs accompagnée d’un ami de la famille courut chercher quelque nouvelle. Le récit de cette course anxieuse, au milieu des horreurs du Châtelet, est poignant. D’abord, on ne savait où aller. On ignorait le tribunal du Châtelet, mademoiselle B*** va à la Conciergerie, s’adresse à la sentinelle ; la sentinelle répond sans hésiter :

« Si votre frère a été blessé, il doit être fusillé… Nous avons fusillé des blessés. »

Puis, après cette brutale réplique, et voyant des larmes soudaines, le soldat reprend plus doucement :

« Allez en face, au Châtelet. C’est là que vous pouvez savoir quelque chose. »

J’ai décrit le Châtelet avec ses municipaux maintenant la foule, ses soldats, ses officiers allant et venant sur le trottoir. Mademoiselle B*** et l’ami qui l’accompagnait purent franchir la première ligne, arriver au pied du théâtre : et les voilà allant de l’un à l’autre, cherchant, questionnant… recevant, hélas ! toujours la même réponse :

« S’il est blessé, il est fusillé. »

Un sergent répondit avec des yeux plein de fureur :

— S’il est blessé, il est guéri.

— Ah ! dit mademoiselle B***, c’est horrible ; vous n’avez pas traité les Prussiens ainsi.

— Non, mais ceux-là ont voulu nous enduire de pétrole et nous brûler vivants.

C’est ainsi que nous retrouvons partout la trace des légendes avec lesquelles on rendit les soldats féroces.

Un policier, l’arme au bras, le pistolet à la ceinture, gardait la porte. Il fut impossible d’en rien tirer. Un capitaine du 10e chasseurs consentit à aller s’informer au tribunal. Il revint en disant qu’on n’avait pas gardé de liste. « Je ne sais pas, ajouta-t-il, comment on fera pour les héritages. » Sur quoi mademoiselle B*** indignée : « Monsieur, ce n’est pas ce qui nous inquiète. » Un autre officier, assis sur une chaise, demande des renseignements : puis comme on lui disait que Émile B*** était le cœur le plus honnête. « Pourquoi en était-il alors ? »

Quelles heures, que ces heures d’angoisses stériles passées à aller de l’un à l’autre, au milieu des exécuteurs, parmi les réponses indifférentes ou irritées, dont chacune était un coup de poignard !

Il fallut rentrer sans rien savoir. C’était le matin. Dans la journée, l’ami qui avait accompagné mademoiselle B*** retourna seul à la caserne Lobau. À la porte, un soldat lui dit : « Nous avons fusillé quarante prisonniers au petit jour, et dix-huit ce matin. » Et c’était le lundi ! La bataille était finie dans Paris depuis plus de vingt-quatre heures ! Le soldat engagea le questionneur à revenir le lendemain, mardi 30 mai. Cette fois, il était aisé d’entrer dans la cour de la caserne ; on n’exécutait plus ; le tribunal avait terminé sa besogne ; des soldats, les pantalons retroussés, épongeaient la cour dans une mare de sang.

Faut-il raconter maintenant les voyages à Versailles et à Satory, et comment partout on se heurtait à des portes closes ; et comment on était renvoyé de la gendarmerie à la préfecture, de la préfecture à la prévôté, de la prévôté aux prisons, et, comment, enfin, au camp de Satory, madame C*** put assister à l’appel des prisonniers et se convaincre que son frère n’était pas là ?

Comptez maintenant combien de mères, de sœurs, de femmes, ont fait cet atroce voyage, le cœur serré et les yeux gros de larmes, au milieu de soldats et d’officiers importunés de leurs questions, et s’il pouvait y avoir des degrés dans de telles douleurs, songez aux malheureuses dont la situation sociale n’inspirait pas le même respect, aux pauvres femmes qui venaient à pied et qu’on renvoyait en les rudoyant !

Il restait, hélas ! bien peu d’espoir à la famille B***. Elle fit agir ses relations, se fit adresser par un capitaine de gendarmerie au prévôt installé alors au palais Bourbon, interrogea le ministère de la guerre, l’hôpital des Quinze-Vingts, et reçut ainsi une série de lettres officielles tristement curieuses, et dont je trouve le texte dans le récit de madame C***. J y vois combien étrangement l’autorité militaire ignorait ses victimes, combien surtout elle voulait les ignorer, et ses échappatoires, et la façon dont elle retirait le renseignement à moitié donné.

C’est d’abord le prévôt, M. L***, qui, sur la demande de l’ami commun, écrit : « … Toutes les recherches faites à cet effet (pour retrouver Émile B***) ont été infructueuses. Mais, d’après les renseignements fournis par la prévôté du Châtelet, tout porte à croire que M. B*** (Émile) aurait été fusillé ; mais sans pouvoir le certifier (sic). Je regrette bien sincèrement, etc. »

L’autorité militaire était aussi empêchée de retrouver ses cadavres, en mai 1871, que ses vivres et ses munitions en juillet 1870.

Notons, dans cette lettre, les mots : « la prévôté du Châtelet ». Pour l’autorité militaire, ce singulier tribunal était donc une prévôté parfaitement régulière. Elle en connaissait les officiers : elle leur demandait officiellement des renseignements.

Un ami, professeur dans un lycée de Paris, alla voir le prévôt L*** et finit par en obtenir le nom de l’officier qui présidait la cour martiale, dans la nuit du 28 au 29. L’ami avait dû bien affirmer qu’on ne voulait ni poursuivre, ni signaler cet officier, qu’il s’agissait seulement d’une constatation nécessaire à des affaires de famille : tant les juges de Mai se cachaient !

Le nom obtenu était celui de M. S*** capitaine de gendarmerie.

On lui fait écrire par un capitaine de son corps, ami de la famille B***. M. S*** se hâte de répondre qu’il ne sait rien, qu’il a seulement entendu parler d’exécutions faites au Châtelet, mais qu’un colonel de la garde nationale en est le seul auteur… Puis, comme on veut revenir à la charge, on apprend qu’il est parti pour la Corse, et le prévôt L*** assure qu’il ignore sa nouvelle adresse, qu’il ne peut plus le retrouver. Voilà un capitaine de gendarmerie absolument égaré !

On écrit à M. de Cissey. On reçoit des bureaux de la guerre une réponse à signature illisible, où je lis :

« J’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée au sujet de votre beau-frère, le nommé É. B***, dont vous n’avez reçu aucune nouvelle depuis le jeudi 26 mai, jour où il aurait été arrêté comme prévenu de participation à l’insurrection. »

La formule est superbe pour désigner un blessé pris dans un lit d’ambulance et fusillé !

« Je transmets votre lettre à M. le gouverneur de Paris, en le priant de vouloir bien lui donner les suites qu’elle pourra comporter… »

C’est l’enterrement administratif dans toute sa beauté.

Le colonel Gaillard est plus convenable. Interrogé à son tour, il répond par une lettre où il y a un passage à retenir ; ce passage, le voici :

« Le service de la justice militaire établi à Versailles à la suite de l’insurrection n’a point eu à s’occuper des exécutions qui ont pu avoir lieu à Paris d’après les jugements de la cour martiale. Plusieurs fois cependant, cédant aux instances des personnes qui se trouvaient dans une situation analogue à la vôtre, j’ai entrepris, à titre tout à fait officieux, des recherches que ma situation pouvait faciliter. Mais je n’ai pu donner satisfaction aux intéressés. »

Ainsi, le service de la justice militaire à Versailles parlait, comme d’une institution officielle, de la cour martiale du Châtelet. C’est un tribunal qui rendait des jugements. Et l’autorité militaire est obligée d’avouer qu’elle ne savait même pas les noms des condamnés !

Enfin, l’on arrive à savoir la vérité. Comment ? — En s’adressant au directeur des Quinze-Vingts. Mais ici encore il faut insister, revenir à la charge, arracher les renseignements les uns après les autres. Dans une première lettre, le directeur, M. Ory, dit seulement :

« M. Émile B*** a été blessé le 25 mai 1871… est entré ledit jour à l’ambulance des Quinze-Vingts. Il en est sorti le 25 mai pour être évacué sur le dépôt des prisons avec plusieurs autres gardes nationaux. »

Ne dirait-on pas un déplacement régulier, administratif, de malades ? Peut-on dissimuler le massacre sous une formule plus officielle ? Et qu’est-ce que ce mystérieux dépôt des prisons ?

La lettre suivante révèle tout :

« Lorsque l’armée a pris possession du faubourg et du quartier Saint-Antoine, nous avons été soumis à l’autorité militaire. Un poste a été établi dans l’hospice même ; et c’est au capitaine commandant ce poste que s’adressaient les agents de la sûreté qui avaient ordre d’emmener les gardes nationaux admis à l’ambulance. Je n’ai pas eu à me préoccuper du nom de l’officier commandant le poste. Je sais seulement qu’il était capitaine d’infanterie sous les ordres du général commandant la place de la Bastille. J’ai lieu de supposer que le dépôt des prisons, ainsi nommé par les agents de la sûreté, n’était autre que le Châtelet. »

Et le prudent fonctionnaire ajoute, pour se dégager :

« Directeur d’un établissement de bienfaisance et d’une ambulance, je ne me suis occupé des blessés que jusqu’au moment où ils étaient remis entre les mains de l’autorité militaire. »

Que dites-vous de ce directeur d’un « établissement de bienfaisance » qui n’a plus à s’occuper de ses blessés quand il les a remis au peloton d’exécution ?

Telle est la hideuse vérité, constatée par ces pièces administratives. — Ici, ce n’est point comme au séminaire Saint-Sulpice : les choses se passent régulièrement.

L’armée arrive, occupe l’ambulance. La police vient. Le capitaine commandant le poste lui livre les blessés. La police les mène à la cour martiale. La cour martiale les envoie à la caserne Lobau.

Savez-vous rien de plus monstrueux que ce massacre des blessés à froid ?

Ainsi, l’on évacuait les ambulances sur l’abattoir ! Ainsi, la cour prévôtale achevait les blessés ! Et si vous voulez la liste de ces malheureux arrachés au Quinze-Vingts et évacués sur le dépôt des prisons, — c’est-à-dire sur l’abattoir Lobau, — la voici telle que je l’ai copiée sur l’original, joint au récit de madame C***. On assure que parmi ces blessés, il y avait un malade.

« Extrait du registre d’ambulance établi aux Quinze-Vingts en 1871 :

» 1o Ringuet, Louis, sous-lieutenant, né à Montereau (Seine) (sic), le 18 juin 1845, évacué de l’ambulance des Quinze-Vingts sur le dépôt des prisons, le 28 mai 1871.

» Garde national, troisième compagnie de marche, 93e bataillon.

» 2o Maigret, Édouard, garde national, 2e compagnie, 93e bataillon, né à Parigné (Sarthe), le 6 janvier 1847, demeurant à Paris, hôtel Saint-Nicolas, 21. Évacué… etc.

» 3o Gros…, garde national, 1re compagnie, 238e bataillon, né à la Bachelerie (Dordogne), le 2 avril 1847, demeurant à Paris, rue Roquépine, 76. Évacué… etc.

» 4o Saberlé Jean-Baptiste, garde national, 4e compagnie, 160e bataillon, né à Montaigu (Creuse), le 11 avril 1854, demeurant à Paris, rue de Bièvres. Évacué le 28 mai 1871.

» 5o Rety Isidore, tambour, 1re compagnie, 221e bataillon, né à Sauvigny-sur-Orges (Seine-et-Oise), le 15 décembre 1830, demeurant à Paris, rue Rousselet, 24. Évacué le 28 mai 1871, sur le dépôt des prisons.

» 6o Bignat Jean-Baptiste, garde national, 4e compagnie, 104e bataillon, né à Efflaud (Puy-de-Dôme), le 13 avril 1834. Évacué, etc.

» 7o Minié, garde national, 4e compagnie, 160e bataillon, né à Guingamp (Côte-du-Nord), le 21 juin 1843, évacué, etc.

» Délivré à titre de simple renseignement. »

Il est inutile de rien ajouter, n’est-ce pas ?


XLI

OFFICIERS ET SOLDATS

J’ai terminé l’exposé des fusillades qui se faisaient en arrière du combat : il ne me reste plus qu’à suivre les prisonniers jusqu’à Satory, par une route jonchée de nouveaux cadavres ; puis j’aborderai la fin de la prise de Paris, le sac de Belleville, l’affreux massacre qui couronna dignement, par une véritable extermination, cette épouvantable semaine.

Avant d’aller plus loin, quelques mots sur les exécuteurs. Il faut rappeler comment de telles horreurs furent possibles. Il se dégage, de ces récits d’exécutions accumulées, une impression inexacte. On se demande comment l’armée de la France a pu être cette armée féroce. Pourtant beaucoup de ceux qui se battaient contre la Commune avaient des sentiments d’honneur et d’humanité. L’entraînement, l’ivresse du sang, les lâches excitations de la foule, n’expliquent pas l’oubli complet de ces sentiments. Il faut, pour comprendre ce qui s’est passé, se rappeler ce qui se produit au milieu de ces bouleversements. Les sages sont réduits à l’impuissance, les furieux ont la bride lâchée. Ils agissent seuls et éclaboussent tout le monde du sang qu’ils versent.

Parmi les chefs de corps, il y en eut un au moins qui fit son possible, à ce qu’on m’assure de plusieurs côtés, pour empêcher d’abord, pour diminuer ensuite les exécutions ; c’était le général Clinchant. Mais comment empêcher la contagion de l’exemple, la fureur de beaucoup d’officiers placés sous ses ordres ?… M. Clinchant commandait aux Batignolles, à Montmartre : et le sang y coula à flots. Ses efforts, très réels, purent seulement restreindre le mal.

Parmi les officiers de tout grade, un grand nombre voyaient le massacre avec une profonde douleur. Ils purent faire beaucoup de bien. Malheureusement, rien ne rappelle les exécutions qu’on a empêchées. Ce sont des faits négatifs qui disparaissent. Les fusillades consommées restent seules.

Et puis, à ces heures-là, quiconque tue, a carte blanche ; quiconque veut arrêter la tuerie devient suspect. Si c’est l’officier qui ordonne l’exécution et le sergent qui voudrait épargner la victime, le sergent doit se taire. Si c’est l’inverse, le sergent ose parler car le massacre prime la discipline. Un de nos amis connaît un sous-lieutenant qui voulait empêcher ses hommes de fusiller un prisonnier : un sous-officier lui dit carrément : « Ah çà ! mon lieutenant, vous en êtes donc aussi ? » Dans les jours de violence, le dernier mot est au plus violent.

Je tiens d’un de mes amis un fait certain, authentique, qui montre comment une partie de l’armée cherchait à sauver le plus de malheureux possible.

Un des journalistes les plus compromis de la Commune avait pris le brassard des ambulances pour être protégé. Il était avec un de ses amis, étudiant en médecine, et montait le boulevard Saint-Michel, quand un agent de police les arrête, sur la mine, et les mène au Luxembourg. Les voilà devant la cour martiale, attendant leur tour et l’attendant longtemps. Le journaliste voyait déjà son identité établie : c’eût été la mort. Il roulait ces tristes pensées, quand un officier de chasseurs l’apostropha :

— Dites donc, vous n’avez pas l’air de vous amuser ?

La conversation s’engagea : l’officier finit par lui dire : « Vous m’avez l’air d’un bon garçon, arrangez-vous un peu, roulez une cigarette et prenez-moi le bras. — Mais c’est que j’ai un ami. — Où cela ?… » L’officier dévisage l’ami et dit : « Votre ami aussi. »

On sait quel désordre régnait dans la cour martiale. Accusés, spectateurs étaient entassés dans la salle. Grâce à l’officier, les deux accusés purent gagner la porte du Luxembourg, où se tenait un sergent, auquel l’officier dit un mot.

— F… le camp rapidement, dit le sergent.

— Non, dit le journaliste, je serais repris : je ne m’en vais pas, si vous ne m’accompagnez point.

— Mais je ne puis pas partir, moi, dit-il. L’autre fit si bien que le brave sergent l’accompagna… jusque chez le confrère dont je tiens ces détails, et qui ne fut pas lui-même très rassuré en entendant sonner à sa porte, et en voyant, dès qu’il eut ouvert, un sergent devant lui.

Qu’on juge de sa surprise, quand il reconnut, derrière le susdit sergent, son ami qui semblait tout satisfait !

On causa, le journaliste sauvé pria le sergent d’accepter ce qu’il avait pour boire à sa santé.

Vous mériteriez que je vous reconduise au Luxembourg, répondit le brave sous-officier.

Même diversité dans les soldats. Telle troupe essayait de sauver les malheureux, telle autre menaçait, bousculait, tuait. Beaucoup, à la longue (comme cela a lieu dans tous les massacres), étaient éreintés, hébétés, y voyaient rouge, massacraient inconsciemment, machinalement. Ajoutez l’ivresse, — j’entends la véritable ivresse, — tant reprochée aux troupes de la Commune et qui est difficilement évitable avec des hommes rompus de fatigue, ne dormant plus, frappés du soleil de mai, épuisés par la marche et la bataille, obligés de se soutenir avec le vin ou les alcools. Je vois dans les notes du docteur Robinet que, lors de la prise de la rue du Cherche-Midi, un caporal ivre, chez un marchand de vin, visait au hasard, par gageure, pour une « tournée », tout ce qu’il voyait de vivant. Il tua ainsi une dame B***, qui se tenait à la porte de sa boutique, causant à travers la rue avec sa voisine d’en face, — puis un chien, — puis un enfant de sept ans, — puis une porteuse de pain. Les détails sont précis, confirmés par des noms propres. Évidemment, ce n’est plus même de la férocité : c’est une espèce de malfaisance maniaque et inconsciente.

Et puis, imaginez l’état d’esprit de la plupart des soldats, gars arrachés à leur campagne : on leur avait monté la tête avec soin, avant l’entrée dans Paris ; leurs chefs leur disaient : fusillez ; la foule applaudissait au massacre. Ils ne voyaient pas plus loin : ils tuaient. J’ai entre les mains une pièce bien curieuse au sujet de leur état moral. On connaît les fameuses lettres de Boquillon. Imaginez Boquillon racontant, avec son orthographe et son style, l’épouvantable boucherie à laquelle il prend part. Je tiens à dire, avant de mettre la pièce sous les yeux du lecteur, que je garantis absolument son authenticité. Un de nos principaux collaborateurs de la Justice connaissait, dès l’enfance, l’artilleur qui a écrit cette lettre. Pendant la Commune, en 1871, notre collaborateur se trouvait encore dans la petite ville où habitait la famille du soldat. La lettre datée du 22 mai, arrivée le 25, fut aussitôt communiquée à notre collaborateur, qui l’a lue, relue le jour même où elle arriva : un de ses amis en prit copie : c’est cette copie, faite le 25 mai, que j’ai eue entre les mains. Ceci dit, voici la lettre dont je ne supprime que la signature :


» Billancourt, le 22 mai 1871.
» Cher père,

» Le grand coup et arrivé notre batterie nomé la 2e du 4e regiment d’artillerie était condanné à mort par les garde nationeau. Je vous diré que pendant un jour et une nuit nous avons tiré le canon sur le pont du jour, tousjoure en bresche et nous avons fini par le démolir le 21 mai à 4 heures du soir nous avons vus le drapeau tricolore sur le haut, les marins et la ligne nous criait d’avancer faite ne tiré plus ne tiré plus 125 mille hommes nous sommes rentré dans Paris et vous pouvé croire qu’il ni avait pas de plaisir de rentré avec les pièces de canon et avec les mitrailleuses mon père et ma mère et je puis vous dire que sait triste il faut le voir pour le croire si vous aviez entendu les cris des femmes fille enfant il se meté à genoux, il nous demandai pardon les chefs nous criait pas de pardon en broché toujours les cris que l’on entendait il nous empêchait de marché le san coulait comme de lau dans les ru on marchai sur les mort sur les blessé on fouyait dans toute les maison on les trouvait caché dans les cave il ni avait pas de pardon pour eux les femmes il criait mon dieu artieur je vous demande bien pardon. Les enfants les filles on n’écoutait rien autant de caché autant il était enfilé les maison qu’on n’a pas pu rentré on les a bombardé on lui metait le feu enfin je vous diré que les femmes homme enfant il marchait en avant les femmes il était armé d’un chassepot aussi bien que les homme enfin j’ai à vous dire que du soir à 4 heures du lendemain matin à 7 heures nous avons fait 80 mille homme prisonnier. Si vous les voyes quand on les accompagne les femme il suive leur mari il rentre à la prison je vous diré que quand on leur attache leur main par deux il nous dise en pleurant ne me sairé pas trop. Pas autre chose à vous dire pour le moment que nous espérons que d’ici à dimanche ce sera terminé. Je finis ma lettre en vous embrassant. »

Tout se trouve dans cette lettre : les légendes répandues avant l’entrée dans Paris ; les naïves exagérations du soldat : l’inconscience du massacreur… La plus lourde responsabilité ne pèse pas sur ces instruments passifs : elle pèse sur ceux qui voulurent et ordonnèrent ; elle pèse sur les états-majors cléricaux et bonapartistes ; elle pèse sur le gouvernement, et il faut bien le dire, sur M. Thiers.

Car, partout, au lieu du prétendu entraînement des troupes qu’on n’aurait plus pu tenir dans le feu du combat (c’est l’explication des historiens conservateurs, de M. J. Simon, notamment), nous avons trouvé une volonté arrêtée, des ordres précis, une organisation officielle du massacre. J’ai cité les instructions données avant l’entrée dans Paris, les bruits répandus dans les troupes pour les exciter ; j’ai montré les abattoirs institués suivant des instructions supérieures, et cela, dès le premier jour, au parc Monceau, à l’École militaire ; j’ai présenté le tableau des cours martiales, surtout de celle du Châtelet, établie en vertu d’ordres du gouvernement ; j’ai raconté l’épouvantable massacre de prisonniers fait sous toutes les formes, à partir du lundi 22, par l’armée régulière, d’après des instructions formelles. Et voici la dépêche que M. Thiers adressait aux autorités des départements, pour être affichée dans toute la France, le samedi 27, à 6 heures 10 du soir :

« Le commandant Ségoyer, du 26e bataillon de chasseurs à pied, s’étant trop avancé, a été pris par les scélérats qui défendaient la Bastille, et, sans respect des lois de la guerre, immédiatement fusillé. »

« Sans respect des lois de la guerre », est incomparable sous la plume de l’homme qui avait organisé la cour martiale du Châtelet.

M. Thiers continue :

« Ce fait, du reste, concorde avec la conduite de gens qui incendient nos villes (sic), et qui avaient préparé des liqueurs vénéneuses pour empoisonner nos soldats presque instantanément. »


XLII

LES VOYAGEURS POUR SATORY

Dans la semaine de Mai, sauf de rares exceptions, on ne relâchait personne : ce qu’on ne fusillait pas, on l’envoyait aux prisons de Versailles. L’effroyable chiffre officiel de plus de quarante mille prisonniers dit assez de quoi étaient composés les convois, où le rédacteur du Soir ne voyait que des brigands et des femelles. Ce n’étaient plus des fédérés, c’étaient des Parisiens, des Parisiennes qu’on arrêtait au hasard.

Le lecteur a déjà, par nos articles précédents, quelques idées de ce qu’on trouvait dans ces convois. Un médecin arrêté à son ambulance, le docteur L*** (voir le chapitre sur le parc Monceau) y avait pour voisin un de ses confrères arrêté comme il allait faire ses visites ; un vieux professeur arrêté chez lui, comme il se faisait la barbe, pour avoir répondu, aux soldats en perquisition, qu’il n’y avait pas de jeunes gens dans la maison ; un cocher d’omnibus pris le fouet à la main, etc., etc. On pouvait rencontrer aussi, dans ces tristes cortèges, quelques-uns des pompiers de province, accourus à l’appel du gouvernement pour éteindre les incendies de Paris, et devenus victimes des fables absurdes répandues sur leur corps. (Voir le chapitre relatif aux pompiers.) Parfois, c’étaient tous les habitants d’un quartier ou d’une rue, arrêtés par précaution stratégique. (Petit Moniteur, du 26.) « C’est une mesure de prudence qui a nécessité des arrestations en masse où ont été compris tous les habitants de quartiers entiers. » Ce sont aussi les pères, parents, femmes, enfants des hommes de la Commune, dont on s’est saisi pour leur faire révéler la retraite de l’homme que l’on cherche. (Comme madame Ranvier et son enfant.) Ce sont enfin les victimes d’inexplicables méprises. Exemples : je lis dans la Vérité du 14 juin 1871 :

« Nous pouvons affirmer l’exactitude du fait suivant :

» M. X…, ancien officier de l’armée régulière, blessé et décoré en Crimée, habitait les Batignolles où il est propriétaire… Devant sa porte il y avait une barricade… Les soldats pénètrent dans les maisons environnantes, font main basse sur tout ce qui s’y trouve… Le propriétaire est saisi, garrotté, conduit à Versailles, puis dirigé sur Cherbourg, etc. »

Le Siècle assure que la femme d’un député fut arrêtée chez elle, on n’a jamais su pourquoi.

Le même journal parle de gens arrêtés pour des « peccadilles », telles que d’avoir manifesté des sentiments sympathiques aux prisonniers sur leur passage.

Tels étaient les prisonniers qui suivaient en longue file la route de Paris à Satory. Ils avaient avec eux très peu de combattants ; les fusillades épargnaient le voyage aux combattants et à beaucoup d’autres. — On semble toujours croire que je raconte ici les cruautés exercées contre les partisans de la Commune ; je raconte les cruautés exercées contre Paris tout entier. C’est Paris qui fut mis à sac et couvert de sang : le spectacle de la victoire du gouvernement légal, avec ses innombrables milliers de prisonniers, hommes, femmes, enfants, tous liés de cordes, suivant la route de Versailles, à coups de baïonnette et de sabre, par le soleil, nu-tête, à pied, la gorge brûlée par la soif… ce spectacle n’est pas de ce siècle.

Théophile Gautier, qui l’a décrit en maître, dans une page admirable, où l’on ne sait si l’on doit s’étonner plus de la grandeur du tableau, ou de la parfaite insensibilité de peintre, Gautier, dis-je, y reconnaît, au point de vue purement plastique, une scène d’un caractère antique, une vision des temps barbares, quelque chose comme un bas-relief de la colonne Trajane transportée dans la vie moderne, — il pouvait remonter plus haut encore. C’est dans les sculptures d’Égypte ou d’Assyrie, qu’on voit ces défilés de populations prisonnières, aux poignets retournés et garrottés, les femmes avec leurs enfants sur le dos, marcher avec une escorte de gardiens prêts à devenir des bourreaux.

Tel était le recul qui s’était fait dans les mœurs publiques.

Avant d’être réunis en longs convois et d’être mis en route pour Versailles, les prisonniers avaient à se rendre au point où on les concentrait. Des scènes d’une incroyable sauvagerie se produisaient en route. La foule, dans certains quartiers, était féroce. Les huées ne suffisaient plus. Je lis dans le Gaulois du 29 mai (correspondance de Paris, datée du 26) :

« Hier, un des spectateurs, malgré les soldats qui protégeaient un groupe d’hommes pris dans les quartiers suspects, s’est précipité sur l’un d’eux avec une telle violence que lorsqu’on lui arracha sa victime, il tenait entre ses poings des mèches de cheveux ensanglantés. »

Certains quartiers étaient terribles à traverser : surtout le quartier du faubourg Saint-Honoré. Les habitants des riches hôtels de ce quartier avaient quitté Paris pour la plupart ; mais la domesticité restait. Toute l’importante et aristocratique valetaille de grande maison descendait dans les rues, pour insulter, menacer, maltraiter les prisonniers.

Pourtant quelle différence y avait-il, entre les prisonniers et ceux qui leur prodiguaient les injures ? Celle que le hasard des arrestations avait faite. Tel, qui injuriait, qui frappait, aurait pu, par le caprice d’un sergent ou la délation d’un ennemi personnel, être à la place de celui qu’il couvrait d’insultes. Ce n’était pas seulement la Commune, c’était Paris qui était suspect. Aussi les officiers et les soldats jetaient-ils volontiers les spectateurs dans le convoi. J’en ai nombres d’exemples.

Je vois, dans la relation manuscrite d’un prisonnier du XVIIIe arrondissement, que tant que sa colonne traversa Montmartre, la population fut bienveillante ; dans la foule, les hommes saluaient, les femmes faisaient le signe de croix comme sur le passage d’un enterrement, tant on était persuadé du sort qui les attendait. Mais, place Moncey, la foule devint hostile et se mit à crier : « À mort ! Fusillez-les. » Un prêtre frappa de sa canne et, à côté, un braillard se distinguait par la violence de ses insultes. « — Toi, dit un lieutenant, tu beugles trop fort pour être sincère… » et il fit mettre dans la colonne de prisonniers le braillard qui se débattait en furieux. Sa résistance lui valut nombre de coups de crosse… Pendant le reste du parcours, il fut traité comme il venait de traiter les autres.

J’ai raconté les aventures du médecin L***, pris à l’ambulance des Batignolles et conduit au parc Monceau. Quand la colonne de prisonniers fut formée, une foule serrée la regardait. « Vous autres, dit l’officier, si vous approchez trop, on vous mettra dans la colonne. »

Un témoin oculaire, dont j’ai le récit manuscrit, a vu une colonne qui suivait la rue de Clichy : « Parmi les soldats, dit-il, il y avait des farceurs qui passaient derrière les curieux et les poussaient parmi les prisonniers. Ceux qui se sont laissé prendre à ce jeu ne sont pas tous revenus : parmi eux se trouva le commissionnaire qui était établi avec son crochet au coin de la rue Saint-Lazare et de la place de la Trinité. Je l’ai vu revenir, longtemps après, pâle, défiguré, pour mourir au bout de peu de temps. »

Rue de la Chaussée-d’Antin, une vieille femme furieuse se jeta sur un convoi de prisonniers, pour les frapper de son ombrelle… Quand elle voulut sortir, les soldats la rejetèrent dans les rangs à coups de crosse.

Encore s’il n’y avait eu que les injures de la foule ! Mais il faut y ajouter les violences des gardiens, les caprices de l’officier qui commandait. Avant tout, on avait une idée fixe d’humiliation et en quelque sorte d’amende honorable ; il fallait que les victimes de ces arrestations aveugles demandassent en quelque sorte pardon de leur crime supposé en gardant la tête découverte. En un clin d’œil, l’escorte, aidée de la foule, brutalement, arrachait, jetait à terre les coiffures, qui restaient le plus souvent sur le sol. Là-dessus les témoignages, les journaux du temps sont absolument unanimes. Tout le monde était nu-tête, soit pendant la route, soit à Satory ; supplice cruel sous le soleil de mai, qui fit ainsi d’innombrables victimes.

D’autres humiliations, — des exécutions parfois, — étaient réservées aux prisonniers. Je me borne à un exemple : la colonne de prisonniers dont j’ai déjà parlé, et que j’ai montrée se grossissant rue de Clichy de bon nombre de curieux. Elle était escortée de chasseurs à cheval. L’officier qui la commandait était dévot. Devant l’église de la Trinité, il fit mettre la colonne à genoux : il fallait demander pardon aux pierres de l’église de l’esprit irréligieux de la Commune. C’est à coups de plat de sabre qu’on obtint cette marque de respect pour la religion catholique, apostolique et romaine. Puis, il y avait dans la colonne un malheureux qui ne pouvait plus marcher. On le poussa d’abord du plat et de la pointe de sabre. Arrivé à la prison pour dettes, il fallut y renoncer… L’ordre fut donné de le fusiller… Une première balle lui cassa une jambe, une seconde l’acheva.

Tous les témoins savent que des faits semblables se produisaient presque partout.

Enfin, on formait les colonnes pour Satory. J’ai dit qu’on commençait par garrotter les prisonniers. J’ai déjà raconté cette opération à propos du parc Monceau, d’après le témoignage du docteur L***. Les prisonniers étaient attachés deux à deux. Un officier, sur une observation, serra si fort le réclamant, que le sang jaillit sur son voisin. J’ai, dans le récit manuscrit d’un prisonnier de Montmartre, une autre description de la même scène. Les prisonniers étaient réunis dans la salle de l’école de la mairie. Le capitaine V***, du 13e de ligne, envoya acheter de la corde. Son colonel, plus compatissant dit : « À quoi bon ? » Puis, sur l’insistance du capitaine, il céda. On fit ranger les prisonniers deux par deux, on attacha la main droite de l’un avec la main gauche de l’autre. Puis on passa une même corde dans tous les liens, en laissant entre chaque file la distance d’un pas.

J’ai cité le journal de Versailles qui disait que les prisonniers étaient attachés de « petites cordes qui ne gênaient pas leurs mouvements » : adorable euphémisme ! Puis la lettre naïve de l’artilleur qui écrit à sa famille :

« Je vous diré que quand on leur attache leur mains par deux il nous dise en pleurant ne me sairé pas trop. »

Les voilà maintenant en route pour Versailles. Mais avant de sortir de Paris on fait halte à la Muette… pour M. de Gallifet.


XLIII

LE MARQUIS DE GALLIFET

J’arrive au personnage le plus fameux de la semaine de Mai. Dans l’histoire des exécutions, nous avons rencontré, dès le début M. de Gallifet ; nous le rencontrerons encore. On est à son aise pour mettre son rôle en relief ; il ne cherche pas à se faire oublier, au contraire. Arrêtons-nous un instant sur cette figure, aujourd’hui historique.

M. le marquis eût fait fortune dans l’Italie du quatorzième siècle. Comme les capitaines qui se mettaient tour à tour au service de villes ou de factions diverses, il a passé dans les partis les plus opposés ; je ne sais s’il a des convictions méconnues, mais malgré son attitude républicaine d’aujourd’hui, les royalistes et les bonapartistes croient également pouvoir, à l’occasion, compter sur lui. C’est aussi, comme les condottieri qu’admirait Machiavel, un homme d’une rare énergie, un soldat sans peur sur le champ de bataille, un soldat sans pitié après la victoire. On le dit sceptique, ambitieux et homme de plaisir. Il s’est montré cruel de sang-froid, avec quelque chose de railleur et de théâtral à la fois. On croirait qu’il se sent en scène quand il commande une exécution.

Rien ne le peint mieux que ses lettres écrites du Mexique, que Napoléon III avait dans son cabinet comme pièces politiques à consulter et qui furent publiées dans les papiers impériaux. M. de Gallifet, officier de cour, cavalier fort élégant aux bals des Tuileries, se trouva succéder là-bas au trop fameux colonel Dupin dans les contre-guerillas. Il se donne lui-même, en souriant, pour un chef de « brigands », et raconte qu’il a surtout des pendaisons à faire. Cela est dit sur un ton badin et mêlé à des réminiscences de la Belle-Hélène. On croirait, à le lire, qu’il pendait sur un refrain d’Offenbach. En 1870, il conduisit avec un courage aveugle une charge glorieuse et absurde à Sedan. En 1871, il commença la guerre civile par les exécutions mexicaines de Chatou. Nous l’avons vu là, tel qu’il a été depuis : imposant froidement à ses soldats interdits la fonction d’exécuteurs ; puis faisant tambouriner l’exécution par le crieur public avec une proclamation retentissante.

On dit que, lors de l’entrée des troupes, M. Thiers lui-même craignit de le lâcher sur Paris ; on le retint derrière le combat : c’était une précaution bien vaine. M. de Gallifet ne put s’exercer que sur les colonnes de prisonniers ; mais cela n’arrêta pas ses exploits.

Dès le mercredi, nous l’avons vu se promenant le long des remparts, et faisant tirer de la foule des prisonniers des malheureux qu’on fusillait aussitôt par ses ordres. Dans les jours suivants, c’est à la Muette qu’il opéra ; plus d’une colonne, au passage, dut lui payer la dîme du sang.

Tous les renseignements des témoins oculaires ou des journaux sur les épisodes où il figura, concordent sur le caractère de ces fusillades. La manière de M. de Gallifet se distingue par une affectation d’originalité dans la cruauté. Il semble jouir de l’épouvante qu’il inspire, il ordonne l’exécution avec des mots d’auteur ; toute la scène est savamment composée. Tout d’abord, en arrivant, il se nomme ; il dit bien haut : « Je suis Gallifet. » Il sait comment sonne son nom à l’oreille des prisonniers. Puis il passe lentement le long de la colonne, et dévisage à loisir les figures bouleversées qu’il a devant lui. Alors, il choisit ses victimes, et il semble chercher une singularité à effet dans les raisons qui le guident : il fait du paradoxe à coups de chassepot. Un jour, par exemple, comme on va le voir plus loin, il prit dans la colonne les vieillards, en donnant ce motif : « Vous, vous avez déjà vu une révolution, vous êtes plus coupables que les autres… » Et les vieillards furent fusillés à côté. L’exécution était toujours faite assez vite pour que la colonne qui avait repris sa marche l’entendît.

Les prouesses de M. de Gallifet ont été racontées avec tous les détails dans la presse française et étrangère. Jamais, que je sache, il n’a adressé à ce sujet la moindre rectification. On peut donc tenir les faits pour constants. Je vais pourtant mettre sous les yeux des lecteurs les témoignages individuels ou les récits des journaux relatifs à ces exécutions.

Le Times du 31 mai recevait la dépêche suivante, datée de Paris, 30 mai, soir :

« On manifeste un grand mécontentement vis-à-vis du marquis de Gallifet, qui, dit-on, a fait périr beaucoup d’individus innocents à l’Arc-de-Triomphe et au Champ-de-Mars. »

Un leading article du même numéro donne plus de détails et apprécie plus sévèrement les actes commis :

« Les troupes de Versailles paraissent vouloir dépasser les communistes dans leur prodigalité du sang humain. Le marquis de Gallifet escorte une colonne de prisonniers de Paris à Satory. Il en choisit 82 et les fusille à l’Arc-de-Triomphe. Ensuite vient un lot de 60 pompiers, puis une douzaine de femmes, l’une âgée de 70 ans. »

Un des officiers les plus éminents de la marine anglaise, l’amiral Maxse, écrivait au Morning Post, sur les atrocités et la répression, une lettre qui provoquait les protestations de l’Officiel français. M. Maxse répondait, le 19 juin, une seconde lettre, où il disait :

« Je n’ai nul doute que le Journal officiel n’écrive de bonne foi et n’ait oublié les atrocités que l’on déclare avoir été commises par les troupes de Versailles à leur entrée dans Paris… Mais il y a eu de nombreux correspondants anglais qui ont fait ce récit, et c’est par eux que nous avons appris de quels sauvages excès sont capables les amis de l’ordre…

» J’ajoute que le fait que le marquis de Gallifet se serait arrêté et aurait fait fusiller, de propos délibéré, 80 de ces prisonniers, n’a jamais été contredit. Pour un récit circonstancié de ce fait, voir la correspondance parisienne du Daily News, du 8 juin… »

Je n’ai pas la correspondance du Daily News à laquelle fait allusion l’amiral. Mais, j’ai sous les yeux le récit d’un Anglais qui se trouva parmi les prisonniers. Ce récit a été publié dans le Macmillan’s Magazine d’octobre 1871. Il était précédé de cette note :

« L’auteur du récit que nous publions est un jeune Anglais de bonne famille. Son nom, que nous avons supprimé pour des raisons faciles à concevoir, est connu de l’éditeur qui a toute raison de croire à la véracité de l’écrivain. »

La colonne dont faisait partie le jeune Anglais suivit le boulevard, passa rue Royale, remonta les Champs-Élysées, au milieu des insultes.

« Nous éprouvâmes une véritable joie lorsque, dans l’avenue de l’Impératrice, l’ordre de faire halte fut donné.

» Là, fatigués, les pieds ensanglantés, beaucoup tombaient sur le sol, attendant la mort qui, nous en étions convaincus, devait être proche…

» Je passai plus d’une heure en proie à mes réflexions découragées, jusqu’à ce qu’un « levez-vous tous » vînt rompre le cours de mes tristes méditations.

» Nous nous levâmes et reprîmes nos rangs.

» À ce moment, le général marquis de Gallifet passait lentement devant nous, escorté par plusieurs officiers. Il s’arrêtait ici et là, faisant un choix parmi nous, prenant de préférence les vieillards et les blessés ; il ordonna de les faire sortir de nos rangs.

» — Sors des rangs, toi, vieux coquin ! Et toi, par ici, tu es blessé ; eh bien ! nous te soignerons, disait-il vivement et d’un ton décisif. (Les paroles de M. de Gallifet sont en français dans le texte anglais.)

» Un jeune homme de la file voisine qui agitait un papier, appela le général. « Mon général je suis Américain, voilà mon passeport ; je suis innocent. »

» — Tais-toi, nous avons bien assez d’étrangers et de canailles ici ; il faut nous en débarrasser, dit le général en continuant sa route.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Nous nous remîmes en marche dans le même ordre, excepté que nous fûmes obligés de marcher bras dessus, bras dessous, jusqu’au bois de Boulogne où on nous arrêta de nouveau.

» Nous ne tardâmes pas à être éclairés sur le sort de ceux qui avaient été extraits de nos rangs par le général de Gallifet à notre dernière halte. Ils furent tous fusillés sous nos yeux, les vieillards et les blessés ensemble, au nombre de plus de quatre-vingts, je crois. »

Un témoin décrit la même scène, le même jour ;

« Le dimanche suivant, je descendais l’avenue Malakoff pour arriver à l’avenue du Bois-de-Boulogne. Elle était garnie de troupes sur les deux côtés. Le milieu de l’avenue était occupé par de longues colonnes de prisonniers. Le brillant Gallifet, en bottes molles, entouré de ses officiers, parcourait les rangs des prisonniers, un carnet à la main, carnet sur lequel étaient sans doute inscrites les listes d’exécution. Tous les malheureux portés sur ledit carnet étaient dirigés vers le bois de Boulogne, par bandes de trente à quarante, et y étaient passés par les armes. Tout cela se faisait à froid, tout simplement, comme s’il se fût agi de désigner des conscrits pour tel ou tel régiment. »

Passons maintenant aux journaux français.

Voici ce que dit l’Opinion nationale du 30 mai :

« À la porte Dauphine il y a un arrêt général, un triage préalable avant de passer le rempart.

» Quatre-vingts prisonniers de toute espèce, principalement soldats de toutes armes, lignards, artilleurs, zouaves, sont mis à part. On dit qu’ils vont être fusillés. On les emmène à la droite du rempart. Vingt soldats de la ligne sont invités à remettre leur capote à l’endroit. Ils s’en vont aux applaudissements de la foule.

» Le reste du convoi continue sa route sur Versailles. »

Il paraissait à ce moment, à Versailles, un journal appelé le Tricolore, fondé pour poser la candidature du duc d’Aumale à la présidence de la République. Voici comment il raconte la scène :

» Dimanche matin, sur plus de 2,000 fédérés, cent onze d’entre eux (sic) ont été fusillés dans les fossés de Passy, et ce, dans des circonstances qui démontrent que la victoire était entrée dans toute la maturité de la situation :

» — Que ceux qui ont des cheveux blancs sortent des rangs, dit le général de Gallifet, qui présidait à l’exécution : et le nombre des fédérés à tête blanche monta à cent onze.

» Pour eux, la circonstance aggravante était d’être contemporains de 1848. »

La Constitution disait, de son côté :

« Un de nos reporters a vu fusiller dimanche, dans les fossés de Passy, cent onze fédérés. C’est le général de Gallifet qui présidait à ces exécutions. Ils étaient plus de deux mille insurgés. Le général fit sortir des rangs tous ceux qui avaient des cheveux blancs : ce sont ces derniers qui ont été passés par les armes. « Vous, leur disait-il, vous avez vu les journées de juin 1848, et vous êtes plus coupables que les autres. »

Le Standard publiait le 1er juin, la dépêche suivante de l’agence Reuter :

31 mai, 10 heures 5 minutes du matin.

« Cent cinquante prisonniers ont été fusillés hier à la porte Maillot »

Je termine par un extrait d’une déclaration signée par des habitants de Passy et publiée depuis[12].

« Nous nous sommes arrêtés au château de la Muette, où le général de Gallifet, après être descendu de cheval, est passé dans nos rangs, et là, faisant un choix et désignant à la troupe quatre-vingt-trois hommes et femmes, ils furent amenés le long des talus et fusillés devant nous. Après cet exploit, le général nous dit : « Je me nomme Gallifet. Vos journaux de Paris m’ont assez raillé, je prends ma revanche. »

Tels sont les divers récits qui n’ont jamais provoqué, de la part du général, la moindre rectification.


XLIV

DE PARIS À VERSAILLES

Ce serait toujours un long voyage pour des vieillards et des femmes ; c’était un effort surhumain pour tous, dans ces terribles circonstances. Songez que la peur et le désespoir avaient déjà brisé les forces des captifs ; que la plupart n’avaient pas mangé ; que beaucoup, au milieu des émotions de la semaine, n’avaient pas dormi, en sorte que la veille et le jeûne achevaient l’œuvre des souffrances. D’étranges accidents cérébraux se produisaient. Beaucoup, hébétés, ne sachant plus où ils étaient, marchaient machinalement ; d’autres avaient eu de véritables visions. L’un d’eux (c’était sa troisième nuit de prisonnier) raconte, dans sa relation que j’ai sous les yeux, qu’il voyait, la nuit, à la gare de la Muette, les soldats faire lever ses compagnons pour les fusiller, qu’il entendait les râles des dormeurs qu’on égorgeait. Terrifié, il secoue son voisin, lui dit ; « Mais regardez donc… écoutez donc… on nous massacre. » L’autre écoute et regarde : il n’y avait rien, rien qu’un rêve d’homme éveillé, une affreuse hallucination.

C’étaient ces malheureux qui devaient faire la route de Versailles, à pied, et avec quelle torture ! Il fallait rester nu-tête. D’ailleurs, la plupart, décoiffés d’un coup de poing, avaient laissé de force leur chapeau ou képi sur le pavé de Paris. Le soleil de mai leur brûlait le crâne. Ils mouraient de soif. Les cordes qui les liaient leur déchiraient les poignets. Ils en souffraient à s’évanouir ; attachés de trop près, ils se piétinaient les uns les autres sur les talons. Il y avait là des malades, des blessés, des vieillards, des femmes, des femmes enceintes ! Leur escorte de cavalerie les faisait marcher à coups de plat de sabre et souvent à coups de pointe. Beaucoup étaient en sang. Les plus faibles, à moitié évanouis, se laissaient traîner. Comme tous étaient liés ensemble, leur poids inerte tirait la corde commune, le lien serrait autour des poignets enflés qui entrait dans la chair… Et il y avait sur toute la route un seul repos, à Saint-Cloud.

Ceux qui subissaient cette torture étaient les bienheureux qui n’avaient pas été fusillés. — Et plus de quarante mille Parisiens, chiffre officiel, firent ainsi la route ! et sur ces quarante mille, même pour la justice militaire, il y avait trente mille innocents !

J’ai sous les yeux cinq récits de ce sinistre voyage : les uns écrits par les prisonniers ; les autres écrits par moi sous leur dictée. Presque tous ces récits me sont faits par des hommes complètement étrangers à la Commune, arrêtés par hasard, relâchés sans même avoir passé en jugement. L’un est d’un médecin arrêté dans son ambulance ; l’autre est d’un honorable industriel pris parce qu’il se trouvait dans la maison du Rappel. Je vais résumer les plus intéressants de ces récits. Ils donneront l’idée de ce qu’était le voyage.

J’ai déjà parlé de M. L***. Nos lecteurs l’ont vu arrêté à l’ambulance des Batignolles, conduit au parc Monceau, lié de cordes, qui lui serraient cruellement les poignets. Avant que la colonne partît, un gendarme passa dans les rangs et jeta à coups de poing les coiffures par terre. Puis on se mit en route. Il y avait là une femme, avec un enfant sur les bras. Un officier prit l’enfant sur son cheval. Il est mort de convulsions pendant la route.

Cette colonne, une des premières (elle faisait le voyage le mardi 23, au matin), avait été cordée avec une brutalité particulière. Les liens coupaient les poignets et se tachaient de sang. En passant près des fortifications, les prisonniers entendirent exécuter un homme qui, disait-on, ne pouvait plus marcher. Cette mort apparut comme une délivrance à un des malheureux auquel son bracelet de cordes causait une intolérable souffrance. Il se mit à injurier l’escorte pour se faire fusiller aussi.

On s’arrêta à Longchamp : il fallut bien se décider à détacher les liens ; sans cela, on aurait été réduit à abattre sur place toute la colonne. Pour la plupart, on ne put pas dénouer les cordes : il fallut les couper. À Boulogne, des habitants charitables offrirent de l’eau aux prisonniers. Le soleil était terrible. M. L*** se trouva mal ; ses compagnons ne pouvaient plus le porter : il eut une attaque d’apoplexie. On commanda de serrer la colonne, mais ni les coups de crosse, ni les coups de baïonnette ne purent faire marcher les prisonniers sur le corps de leur compagnon. On disait : « le chirurgien s’est empoisonné. » M. L***, qui n’avait pas complètement perdu connaissance, revint à lui. Une de ces cantinières irrégulières, qui sont à la suite des troupes, passait avec sa carriole ; elle accepta de transporter le malade.

À Versailles, la cantinière fut insultée pour avoir prêté sa carriole à ce « scélérat ». Elle eut beau dire qu’elle avait été requise, la foule était impitoyable. Elle déposa son malade ; deux lanciers s’en chargèrent. Ils lui dirent : accrochez-vous au pommeau de la selle. Il fit ainsi quelques pas, puis, au tournant du château, reçut un coup terrible sur la tête. — Il n’a jamais su de qui. M. L*** en porte encore la cicatrice. Le sang jaillit, cela le sauva peut-être.

On le jeta sur une charrette, où il fut bourré de coups de pied et de coups de poing. C’est ainsi qu’il arriva à Satory.

Notez que cela se passait avant les incendies.

La colonne où se trouvaient les prisonniers arrêtés dans la maison du Rappel fit le même chemin deux jours après. Les arrestations avaient été faites de grand matin, à une heure où les bureaux de journaux du matin sont vides. On avait arrêté seulement l’imprimeur, des locataires de la maison, l’administrateur-gérant, les compositeurs de l’imprimerie, un rentier, actionnaire du Rappel, qui se chargeait au journal d’un certain nombre de petits soins matériels ; le reporter chargé des nouvelles de la guerre représentait seul la rédaction. En route, la colonne s’adjoignit le frère de notre confrère Depasse, du Siècle, parce qu’il protestait courageusement contre les insultes de la foule.

La colonne, organisée place Vendôme, comptait environ huit cents personnes. Il y avait des femmes dans le nombre. On n’attacha pas les prisonniers ; on leur commanda de se prendre par le bras, quatre par quatre, et de marcher chapeaux bas. On fit charger les armes de l’escorte sous leurs yeux, et on les avertit que toute tentative d’évasion, toute parole à voix haute, serait punie de mort. À la Muette, un escadron de chasseurs à cheval remplaça l’escorte de cavalerie.

Il faisait une chaleur étouffante : on s’arrêta seulement à Ville-d’Avray pour boire. Un prisonnier était resté en arrière. On l’a dit fusillé. Était-ce vrai ? On l’ignora. Mais ce qui est certain, c’est qu’un malheureux, qui avait une hernie, arriva avec la poitrine labourée de coups de sabre. Suivant la règle des convois, ses deux compagnons de droite et de gauche devaient le traîner. En arrivant, ils tombèrent d’insolation tous deux.

Après Ville-d’Avray, les soldats devinrent plaisants ; ils adressèrent aux prisonniers toutes sortes d’agréables railleries. — « En voilà un qui a une belle paire de bottines ! Elle nous reviendra avant peu ! » (Tous les cadavres des fusillés étant rapidement déchaussés). — « Oh ! tout à l’heure vous n’aurez plus si chaud ! vous n’aurez plus besoin de rien ! » — « Eh ! l’homme aux lunettes, vois-tu bien loin devant toi ? »

C’est ainsi qu’on arriva à Versailles. Comme on allait passer la grille, l’officier fit arrêter la colonne, et lui adressa une allocution sur la ville du grand Roi où elle allait entrer. La conclusion de cette allocution était un ordre aux prisonniers de s’agenouiller devant l’entrée de cette ville monarchique, en façon d’amende honorable faite par Paris à Versailles, par les « communeux » supposés au souvenir de Louis XIV. Et la colonne dut obéir.

Suivons un troisième convoi.

C’est celui que, dans un précédent article, le lecteur a vu partir de la mairie de Montmartre. Celui-là était étroitement cordé. Il avait, dans ses rangs, une femme à la dernière période de la grossesse, et qui craignait d’accoucher en route. Cette femme racontait à ses compagnons qu’ayant envoyé son petit garçon en commission, et ne le voyant pas revenir, elle était sortie à sa recherche ; que, dans la rue, au milieu du sifflement des balles, elle était tombée évanouie ; que les soldats l’avaient trouvée là et arrêtée comme ayant fait le coup de feu.

Le convoi lié à Montmartre, conduit à la Muette par l’infanterie, reçut là une escorte de chasseurs à cheval. Le maréchal-des-logis qui la commandait bégayait comme Brid’Oison. Il répétait sans cesse : « Sa-abrez, sa-abrez. » On eut l’occasion de suivre cet ordre. Le convoi contenait des vieillards qui, ne pouvant marcher, se faisaient traîner par le lien commun. Sitôt que la marche se ralentissait, les chasseurs se jetaient sur les prisonniers ; beaucoup furent piqués de la pointe, d’autres reçurent des coups de sabre. Il y avait surtout un vieillard qui ne pouvait plus avancer. Le maréchal-des-logis le fit tirer de la colonne et attacher à la queue de son cheval. Mais le cheval était obligé de le traîner et n’avançait plus. Le malheureux fut mis dans un fossé de la route. Par bonheur, le chemin de Versailles à Paris était alors sillonné de voitures de toutes sortes. Un cabriolet qui passait se chargea du vieillard, qu’il amena à Versailles sous la garde d’un chasseur.

À Sèvres, selon l’habitude, des gens compatissants apportèrent des seaux d’eau, des cruches, des tasses pour boire. Tous les convois qui passaient se jetaient avec une véritable fureur sur l’eau qu’on leur offrait, lapant à même le seau comme des bestiaux. Mais ce convoi-là ne but pas. Le maréchal-des-logis fit renverser les seaux et casser les cruches à coups de sabre.

Au moment où on arrivait à Versailles, la femme enceinte se trouva libre : probablement on l’avait liée moins étroitement ; d’ailleurs, le va-et-vient de la colonne avait relâché les cordes. Un chasseur s’en aperçut et lui assena successivement deux coups de sabre sur la tête. Elle tomba pour ne plus se relever.

Ces trois convois, dont j’ai raconté le voyage parce que j’avais sur eux des détails circonstanciés, furent relativement épargnés. D’autres eurent à subir de plus rudes traitements.

Je tiens de la source la plus sûre et la plus autorisée les deux faits suivants :

À Versailles, au café de la place Hoche, un officier racontait à des camarades qu’il venait d’amener un convoi ; qu’au pont de Sèvres, il y avait eu des traînards ; qu’on les avait fusillés l’un après l’autre ; et qu’il y en avait eu neuf d’exécuté de la sorte.

À Asnières, d’après le récit d’un gendarme, aurait eu lieu une hideuse exécution.

Il faisait partie de l’escorte conduisant un convoi : l’escorte reçoit en route l’ordre de rentrer à Paris. Que faire des prisonniers ? Impossible de les relâcher ; ils étaient signalés spécialement… on les a tous fusillés et jetés dans la tranchée qui sépare les deux voies à la gare.

Il est certain que le fait a été raconté, peu après, dans un wagon de première, par un gendarme qu’on avait fait monter là, faute de place dans le reste du train, et à la station même où le massacre se serait produit.


XLV

À VERSAILLES

L’entrée dans Versailles était affreuse.

« Tout Paris » vivait alors à Versailles : J’entends le « tout Paris » du monde élégant. L’avenue par laquelle les convois entraient servait de lieu de promenade. Le tour du lac était remplacé par le spectacle des prisonniers. Les arbres contemporains de l’ancien régime, portant majestueusement leurs lourdes perruques de verdure, alignés à perte de vue devant les monuments solennels de la ville monarchique, devaient être surpris de voir troubler leur solitude coutumière, et d’apercevoir à leurs pieds les deux espaliers de toilettes des Champs-Élysées. Toute la fleur des boulevards était là. On y reconnaissait le public des premières. Les solliciteurs venaient y faire un tour, en sortant du trottoir de la rue des Réservoirs où se distribuaient les places et où se sacraient les préfets. Il y avait foule comme un jour de courses.

Les prisonniers arrivaient gris de poussière, les vêtements déchirés, souillés par la terre sur laquelle on avait fait coucher la colonne, les cheveux en désordre, la figure tirée par la souffrance. Quels prisonniers ? Pour les deux tiers (chiffre des ordonnances de non-lieu), d’honnêtes habitants de Paris arrêtés par erreur. Et l’on disait : Quelles figures de brigands ! Tous les crimes se lisent dans leurs traits… Honnêtes gens qui les regardiez avec horreur, quel est celui d’entre vous qui aurait eu meilleure mine après les mêmes épreuves ?

Il y avait dans ces convois un singulier mélange. « Il s’y trouve fort peu de belligérants, dit le Soir du 26 mai, et en revanche bon nombre d’individus arrêtés dans les rues au moment où les soldats y entraient. Comme nous l’avons déjà dit, les hommes pris les armes à la main sont immédiatement passés par les armes. » Rien de plus bizarre que la composition de ces bataillons de captifs, où à côté de rares uniformes de gardes nationaux ou de pompiers, avec des malheureux et des malheureuses en haillons, on voyait des bourgeois arrêtés chez eux, dans leur costume de chambre, des femmes en toilettes élégantes, décolletées, avec des robes à queue, des enfants, même des nouveau-nés, car les journaux de Versailles parlent d’une prisonnière qui accoucha en route, et dont l’enfant vivait encore à l’arrivée à Versailles.

Il faut le dire, à ce moment-là, si l’on eût cherché des bêtes sauvages, non à la physionomie, mais aux actes, c’est dans les spectateurs qu’on les aurait trouvées.

On a dit pour les violences de la foule de Versailles ce qu’on a dit pour les exécutions sommaires : on les a rejetées sur la colère soulevée par les incendies. Or, les premiers incendies éclatèrent le mardi 23 mai, la nuit tombée, et furent connus à Versailles le lendemain. Et j’ai sous les yeux une correspondance adressée de Versailles au Times, à la date du 23 (publiée dans le numéro du 26), racontant par conséquent des faits du mardi matin ou du lundi, et qui, après avoir décrit les violences de la foule contre les prisonniers, conclut : « Quelle différence alors y a-t-il entre les partisans de la Commune et ceux du gouvernement de Versailles ? » — C’est un journal conservateur qui parle ainsi.

Hommes et femmes ne se contentaient pas des plus fortes insultes, de sauvages cris de mort : on se ruait sur les prisonniers, on les frappait, les hommes à coup de canne, les femmes à coup d’ombrelle, on leur arrachait la barbe et les cheveux, on les souffletait, on leur crachait à la figure. Et ce supplice durait tout le long de l’interminable avenue qui conduit de la porte de l’octroi au palais… plus de deux kilomètres !

Et si, parmi les misérables qui se livraient à de tels actes, il se trouvait un homme de cœur pour protester, la fureur se tournait contre lui et il courait de sérieux dangers. C’est, on le sait, ce qui arriva, pour l’honneur des lettres, à deux écrivains. D’abord à M. Louis Ratisbonne, le poète bien connu, qui pourtant, comme rédacteur des Débats, n’était pas suspect de sentiments communalistes. Il faillit être mis en pièces. On le sauva, en l’arrêtant. Mais ne croyez pas qu’on voulût le relâcher ensuite. L’officier devant lequel il fut conduit entendait le garder. La manière dont il fut mis en liberté caractérise bien cette époque. L’exactitude des faits m’a été confirmée par M. Ratisbonne lui-même.

Il invoqua le nom de M. Thiers, et demanda qu’on allât s’informer à la présidence, mais l’officier lui fit comprendre qu’il se moquait de cette autorité républicaine. Et M. Ratisbonne restait prisonnier. Survint un de nos confrères de la presse bonapartiste, qui dit à l’officier : « Mais, je connais monsieur… Il faut le relâcher. » Et le poète fut relâché de suite.

Même aventure arriva à M. Sauvestre, rédacteur d’un journal qui s’était pourtant signalé par son opposition à la Commune. M. Sauvestre a raconté lui-même le fait dans une lettre publiée dans les journaux du temps. J’en extrais le passage suivant :

« Au dernier rang, un vieillard, qui paraissait marcher avec peine, était tombé : un militaire sans armes, qui était là en curieux auprès de moi, s’est élancé sur le retardataire, pour le pousser en avant avec une brusquerie qui m’a ému et dont j’ai voulu modérer la vigueur. La colère du soldat, celle de la foule, s’est tournée contre moi, et j’allais, sans doute, passer un mauvais quart d’heure, sans l’intervention d’un agent de police qui m’a arrêté. Grâce à l’intervention de personnes honorables, j’ai été relâché dans la soirée. »

Notez-le bien ; ce n’est pas seulement pour les sauver de la foule que la police arrêtait les auteurs de ces courageuses protestations ; et la preuve, c’est qu’elle les gardait ensuite jusqu’à l’intervention de « personnes honorables ».

Je cite quelques exemples :

M. L*** médecin d’une ambulance, tombé d’une attaque d’apoplexie sur la route, comme je l’ai raconté, arriva dans la voiture d’une cantinière, la foule s’en prit d’abord à cette femme. « Voilà une cantinière de fédérés. — Mais non, on a réquisitionné ma voiture pour porter ce monsieur. — Ce n’est pas vrai ! » disaient les uns ; les autres jetaient le malade à bas de la voiture. Un chirurgien de l’armée passait. Ou lui dit : « Voilà un médecin. »

Il répond : « Il n’y avait pas de médecin dans la Commune. »

Et la foule interrogeait M. L***

— Que faisiez-vous ?

— Je soignais les blessés.

— On ne soigne pas des gens comme cela.

C’étaient les mêmes idées qui faisaient achever les blessés et arrêter les médecins. Elles se retrouvaient à Versailles dans la foule… chez les médecins eux-mêmes !

M. L*** avait la chance d’arriver isolément. Cela ne l’empêcha pas de recevoir un coup de sabre. Un peu après. La colonne où se trouvaient les personnes arrêtées au Rappel fut plus maltraitée. Les insultes, les coups pleuvaient. Il y avait des blessés. On criait : « Il faut les achever. » Des femmes frappaient avec l’ombrelle. On arracha la barbe d’un prisonnier. Les soldats disaient : « Soyez tranquilles, on va leur faire leur affaire là-haut. » Pour satisfaire la foule, il fallut encore faire mettre la colonne à genoux ! Les coups de crosse et de plat de sabre tombèrent une fois de plus sur les malheureux.

À la place d’Armes, on les obligea à saluer le « Palais du grand Roi ».

Je lis dans le Siècle du 1er juin :

« On conduisait à Satory un convoi de pompiers.

» Le bruit s’était aussitôt accrédité dans la foule accourue sur leur passage que ces malheureux avaient allumé ou attisé des incendies qu’ils sont chargés d’éteindre.

» La malédiction et les cris de fureur sortaient de mille voix irritées ; les soldats de l’escorte avaient quelque peine à préserver les captifs des outrages et des mauvais traitements des spectateurs.

» Dans la bagarre, un des malheureux ayant paru sortir ou peut-être étant sorti de son rang, fut signalé aux soldats comme un fuyard et reçut un coup de pointe qui le fit tomber à la renverse…

» Une heure plus tard, ces mêmes pompiers reconnus innocents avaient été élargis… »

Le Times du 29 mai, dans une correspondance du 25, raconte l’épisode suivant :

« À la suite d’un long convoi de gardes nationaux, d’ouvriers et de femmes, venait une charrette où étaient couchés quelques blessés. Devant était assis un homme aux traits énergiques, nez aquilin, les yeux hardis et provocants, la barbe noire… c’était un des chefs de l’insurrection (?)… Il était habillé d’une jaquette de velours noir… il souriait aux insultes et défiait la foule furieuse. Une belle jeune demoiselle, avec la figure la plus jolie, le frappa de son ombrelle… Celui-ci répondit : « Vous êtes braves, parce que je suis prisonnier : si j’étais libre, pas un de vous n’oserait me regarder en face. » Je crus un instant qu’il serait arraché de la voiture. La foule avait passé à travers la ligne de l’escorte. Il fallut des coups de plat de sabre pour lui faire lâcher prise. »

Plusieurs journaux, entre autres la Liberté du 27 et le Gaulois du 26, parlent d’un chirurgien-major prisonnier, sur lequel une femme se jeta, à la porte de Viroflay, pour lui arracher son képi et ses galons.

Plusieurs journaux parlent aussi d’une cantinière prisonnière, qui portait sur la poitrine la médaille militaire, gagnée par elle lors du siège prussien, à l’affaire de Châtillon (septembre 1870) ; on se jeta sur elle, on la frappa, on lui arracha la médaille.

Le Times, dans sa correspondance du 23, citée plus haut, raconte qu’un convoi de femmes était reçu « avec des rires insultants, des plaisanteries d’un triste goût, même des insultes indécentes », et qu’une cantinière ayant le képi sur la tête, une femme le jeta à bas d’un soufflet. La cantinière fondit en larmes.

Un de nos plus sympathiques confrères, correspondant d’un grand journal anglais, m’a raconté avoir assisté à la scène suivante :

Le jour de la Fête-Dieu ou de l’octave de la Fête-Dieu, Versailles était plein de reposoirs. Un convoi de prisonnières passait devant la cathédrale Saint-Louis. Une vieille dame qui sortait du service religieux avisa une cantinière qui ne saluait pas le reposoir : « Pourquoi ne pas saluer le bon Dieu ? » La cantinière refusa. La vieille dame, de son livre de prière aux fermoirs de métal, la frappa si brutalement à la bouche qu’elle lui brisa les dents. Les dames pieuses qui se trouvaient là applaudirent, tant le service religieux laisse dans les âmes dévotes de charité chrétienne !


XLVI

UNE HALTE

À la place d’Armes, il y avait une halte. On faisait asseoir les prisonniers dans la poussière. Ce n’était pas seulement un repos, c’était une façon de satisfaire la curiosité de la foule ; car on montrait les prisonniers, comme des animaux exotiques. Cette satisfaction semblait adoucir les spectateurs, qui se contentaient parfois de venir regarder les malheureux et de les questionner.

Voici comment le Gaulois du 25 mai décrit une de ces haltes :

« On les fait asseoir sur la place d’Armes, à la grande satisfaction du public qui peut ainsi les contempler à l’aise : ce fut un feu croisé d’interpellations qui, nous devons le dire, étaient très modérées de la part des Versaillais… On se contentait de leur dire qu’ils désiraient tant venir à Versailles qu’ils devaient être au comble de la satisfaction de se trouver en face de la statue de Louis XIV… Un quidam s’étant permis de dire que ces gens méritaient de la pitié, un gendarme lui répondit : « De la pitié ! pour des gens qui nous traquaient comme des bêtes fauves ! »

C’est une halte semblable, que Théophile Gautier décrit dans un chapitre, d’un livre trop peu connu : les Tableaux du Siège. Je cite ces pages. Théophile Gautier, en véritable habitant de Versailles, considère tous les prisonniers comme des « assassins » et des « incendiaires ». L’air hagard des malheureux et des malheureuses épuisés par la route lui paraît un indice certain de leur scélératesse. Je crois d’ailleurs que les pages des Tableaux du Siège ont paru dans l’Officiel. On ne sera donc pas surpris qu’il n’y soit fait aucune allusion aux violences et aux insultes de la foule.

Le lecteur se rappellera, en lisant la page qui suit, que les captifs à qui le poète trouvait des airs de damnés, des yeux pleins de haine, des types féroces, étaient pour la plupart des Parisiens arrêtés pour les motifs les plus futiles, les autres ayant été fusillés à Paris, et il jugera la détresse et les souffrances des prisonniers sur le tableau magistral dont le styliste olympien décrit, avec une insensibilité marmoréenne, les curiosités plastiques.

« Il nous sembla voir sur la place d’Armes de Versailles, agrandi aux proportions de nature, un de ces merveilleux dessins où Decamps, cherchant le style antique, représentait des épisodes de la vie barbare : campements, attaques, déroutes, défilés de captifs, migrations, charroi de butin, conduite de troupeaux enlevés et autres sujets de ce genre, que le succès de la Bataille des Cimbres l’engageait à traiter.

» C’était une halte de prisonniers qu’une escorte conduisait à Satory. Il faisait ce jour-là une chaleur à mettre les cigales en nage. Pas un souffle d’air, pas un nuage au ciel. Le soleil versait sur la terre des cuillerées de plomb fondu.

» Ces malheureux, amenés des portes de Paris à pied, par des hommes à cheval qui les forçaient involontairement de presser le pas, fatigués du combat, en proie à d’affreuses transes, haletants, ruisselants de sueur, n’avaient pu aller plus loin, et il avait fallu leur accorder quelques instants de repos. Leur nombre pouvait s’élever à cent cinquante ou deux cents. Ils avaient dû s’accroupir ou se coucher à terre, comme un troupeau de bœufs, que leurs conducteurs arrêtent à l’entrée d’une ville.

» Autour d’eux, leurs gardiens formaient le cercle, accablés comme eux de chaleur, se soutenant à peine sur leurs montures immobiles et s’appuyant la poitrine au pommeau de leur selle. Le pistolet chargé semblait peser à leurs mains, et visiblement ils luttaient contre le sommeil. On n’aurait pu dire la couleur de leur uniforme, tant la couche de poussière qui le recouvrait était épaisse, et la longue lance à fer aigu, sans banderole, appliquée à leur cuisse, indiquait seule à quelle arme ils appartenaient. Toute particularité avait disparu. Ce n’était plus le soldat, c’était le guerrier pris en lui-même, le guerrier de tous les temps et de tous les pays, aussi bien un Romain qu’un Cimbre, un Grec qu’un Mède. Tels qu’ils étaient, ils eussent pu figurer sans anachronisme dans les batailles d’Alexandre et de César. Leurs chevaux, simplement harnachés, mouillés de sueur, blancs d’écume, ne se distinguaient par aucun détail moderne. Ils gardaient un caractère de généralité antique.

» Nous regardions ces cavaliers de si grand style, regrettant qu’un peintre de génie ne se trouvât pas là pour fixer d’un trait rapide ces belles lignes naturellement et naïvement héroïques, et aussi pour noter les types non moins curieux des captifs, devenus des prisonniers barbares, Daces, Gètes, Hérules, Arabes, comme on en voit dans les bas-reliefs des arcs-de-triomphe et les spirales des colonnes Trajane. Ils n’avaient plus de costume spécial désignant une nationalité ou une époque. Un pantalon, une blouse ou une chemise ; tout cela fripé, froissé, déchiré, collé au corps par la sueur, ne les babillait pas, mais les empêchait d’être nus sans conserver forme précise de vêtement.

» Blouse, bliaud, sayon, tunique, à cet état, se ressemblent fort ; et les braies sont, dans la sculpture antique, le signe distinctif du barbare ; plusieurs s’étaient roulé des linges autour de la tête pour se préserver du soleil, car on enlève leur coiffure aux prisonniers, afin de les rendre plus facilement reconnaissables parmi la foule, s’ils essayaient de s’enfuir. D’autres avaient garni leurs pieds meurtris de chiffons retenus par des cordelettes, qui leur donnaient un aspect de Philoctète dans son île, à faire rêver un sculpteur. Ce bout de haillon les rattachait à l’art grec.

» Toutes ces loques, sous l’ardente lumière, paraissaient décolorées comme les draperies d’une grisaille, et les cheveux eux-mêmes des prisonniers, vieux ou jeunes, étaient uniformément gris, tant la poussière en avait altéré la nuance.

» Parmi ces prisonniers il y avait quelques femmes, assises sur leurs articulations ployées, à la manière des figures égyptiennes, dans les jugements funèbres, et vêtues de haillons terreux, mais donnant des plis superbes. Quelques-unes, farouchement séparées du groupe, comme par une sorte de dédain, présentaient des aspects de sibylles à la Michel-Ange ; mais la plupart, il faut l’avouer, avaient des airs de stryges, de lamies, d’empouses, ou, pour sortir de la mythologie du second Faust, ressemblaient aux sorcières barbues et moustachues de Shakespeare, formant une variété hideuse d’hermaphrodite faite avec les laideurs des deux sexes. Chose étrange, parmi ces monstres, se trouvait une charmante fillette de treize à quatorze ans, à physionomie candide et virginale, blonde, vêtue avec recherche et propreté d’un veston bleu clair à soutaches noires, et d’une jupe blanche, courte comme celle des très jeunes filles, laissant voir des bas bien tirés et des bottines élégantes quoique poudreuses. Quel hasard avait mêlé ce petit ange à ces démons, cette pure fleur à ces mandragores ? Nous n’avons pu le comprendre. Personne ne le savait, et notre point d’interrogation est resté sans réponse. Un peu en arrière, sur un chariot ou une prolonge, était couché sur le dos, avec une raideur cadavérique, un vieillard à grande barbe blanche, dont le crâne nu luisait au soleil comme un casque. Quoique immobile et dessinant les lignes anguleuses d’une statue allongée sur un tombeau, il n’était pas mort cependant, et dans son œil, qui palpitait sous l’aveuglante lumière, vivait un regard noir de haine irréconciliable et de rage impuissante. Rien de plus effrayant que ce Nestor de la révolte, que ce patriarche de l’insurrection, à la fois immonde et vénérable, et qui semblait poser le Père éternel sur les barricades.

» Une soif ardente, inextinguible brûlait ces misérables, altérés par l’alcool, le combat, la route, la chaleur intense, la fièvre des situations extrêmes et les affres de la mort prochaine, car beaucoup croyaient trouver la fusillade sommaire au bout de leur voyage. Ils haletaient et pantelaient comme des chiens de chasse, criant d’une voix enrouée et rauque, que ne lubrifiait plus la salive : « De l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! » Ils passaient leur langue sèche sur leurs lèvres gercées, mâchaient la poussière entre leurs dents et forçaient leurs gosiers arides à de violents et inutiles exercices de déglutition. Certes, c’étaient d’atroces scélérats, des assassins, des incendiaires, peu intéressants à coup sûr, mais dans cet état, des bêtes mêmes eussent inspiré de la pitié. Des âmes compatissantes apportèrent quelques seaux d’eau.

» Alors toute la bande se rua pêle-mêle, se heurtant, se culbutant, se traînant à quatre pattes, plongeant la tête à même le baquet, buvant à longues gorgées, sans faire la moindre attention aux horions qui pleuvaient sur eux, avec des gestes d’une animalité pure, où l’on aurait eu peine à retrouver l’attitude de l’homme. Ceux qui ne pouvaient, trop faibles ou moins agiles, approcher des seaux posés à terre, tendaient les mains d’un air suppliant, avec de petites mines, comme des enfants malades qui voudraient avoir du nanan. Ils poussaient des gémissemments mignards et câlins, et leurs bras se pliaient comme ceux des singes, se cassant aux poignets dans des poses bestiales et sauvages.

» Un énorme coquin, espèce de Vitellius de caboulot, dont le bourgeron déchiré laissait voir à nu le torse puissant, rougi à la poitrine par l’habitude des libations, se livrait aux pantomimes les plus attendrissantes pour obtenir une goutte du précieux breuvage. Il avait une de ces têtes d’empereur romain que la foule entraîne aux gémonies. Un pauvre cheval, enragé de soif, s’élançait vers le baquet à travers les groupes et augmentait le désordre. Enfin des verres, des chopes, des bocks, des bols arrivèrent de tous côtés, grâce à la pitié des femmes, et ces malheureux purent au moins se désaltérer comme des hommes et non laper comme des bêtes.

» En regardant ce spectacle, on pouvait tout aussi bien se croire sur le champ de bataille de Pharsale que sur la place d’Armes de Versailles, devant le palais du grand roi. »

Tout commentaire me paraît inutile. Le chapitre est intitulé : les Barbares modernes… et l’écrivain évoque le souvenir, tantôt des Cimbres, tantôt des troupes de Trajan, tantôt du champ de bataille de Pharsale… Où étaient les barbares ? Étaient-ce les captifs ? Et comment se fait-il que le souvenir des massacres et des cruautés antiques revînt, sans cesse, à l’esprit de l’impassible poète ?


XLVII

SATORY

De la place d’Armes, on allait aux diverses prisons.

Chose inouïe ! On y fusillait encore.

Le massacre dans le combat était sinistre. Le massacre dans les quartiers pacifiés était plus atroce. Les exécutions de prisonniers hors Paris, en route, se comprennent moins encore. Mais qu’on prît des victimes dans les prisons de Versailles ; que la boucherie continuât au siège même du gouvernement, à quatre lieues de la bataille, à deux pas de l’Assemblée, et cela sans forme de procès, sans jugement d’aucune sorte, sans ordre de n’importe qui…, voilà qui indique à quel point on se faisait un jeu de tuer.

Les journaux racontent un petit nombre de ces exécutions : notamment celle de Lescure. Quel fut le motif de celle-là ? J’ai divers récits sous les yeux : Le Siècle, le Soir, le Gaulois, d’autres encore racontent le fait et lui attribuent des motifs différents. Suivant certains journaux, il se serait querellé avec un officier auquel il refusait d’obéir et l’aurait frappé. Le Gaulois, généralement mieux informé dans ces sortes de choses (c’était le journal des officiers réactionnaires), dit seulement qu’il « excitait ses camarades à la révolte », et qu’il a été fusillé à quatre heures du matin sous un hangar.

Le Paris-Journal du 29 mai raconte ce qui suit :

« Un convoi venait d’arriver… Au moment où les prisonniers allaient entrer dans les caves, l’un d’eux s’adressant à l’officier conduisant le convoi, lui dit : « Monsieur, je ne dois pas être confondu avec ces gens-là : j’ai droit à une cellule ; je suis M. Dereure, membre de la Commune. — Dans ce cas, je vais vous loger ailleurs, aux Réservoirs. Mettez-vous là, en attendant, et ne bougez pas. » — Sur un signe, cinq hommes se mirent en face du citoyen Dereure et lui donnèrent immédiatement un logement séparé… Son cadavre est resté étendu jusqu’à huit heures dans la cour de la caserne. »

Les détails sont trop précis pour que le fait soit inventé. Ou un prisonnier (ce qui est peu vraisemblable) usurpa le nom d’un membre de la Commune pour être mis à part : ou il y a dans le récit confusion de nom. Car M. Dereure a pu se sauver et est aujourd’hui en Amérique.

Ces exécutions furent très nombreuses. Des témoins des plus sûrs, qui habitaient alors près de Satory, m’ont affirmé que, tous les matins, ils entendaient les détonations, — et cela longtemps encore après la fin de la lutte.

Arrivons au camp de Satory.

On avait fait tant de milliers de prisonniers qu’il était impossible de les loger ; on les entassa, on les parqua. Tandis que bon nombre étaient entassés dans de longues caves, où l’on était asphyxié par une odeur nauséabonde, la plupart étaient jetés dans cette mémorable cour de Satory, où tant de malheureux ont éprouvé leurs pires souffrances et leurs plus atroces angoisses.

Imaginez une cour très vaste, entourée de murs hauts à peu près de trois mètres, avec des bâtiments d’un côté. Les malheureux que nous avons vus arriver, les pieds en sang, la gorge en feu, le cerveau bouleversé, les vêtements en haillons, étaient entassés là, par milliers, non dans les bâtiments, mais dans la cour. Pour lit, ils avaient le sol et d’infectes bottes de paille ; pour nourriture, un morceau insuffisant de pain noir ; et pour boisson, un peu d’eau, pas assez pour leur soif. On en croira le journal de M. Pessard (no du 30 mai) ;

« Nous apprenons que plusieurs députés qui ont visité le camp de Satory, se sont émus du pitoyable état des prisonniers… Il y en a plusieurs milliers qui se trouvent à découvert, exposés jour et nuit au vent, au soleil, à la pluie, n’ayant pour se coucher que la terre humide et boueuse. La nourriture qu’on leur distribue se compose uniquement de pain ; elle est insuffisante. Ils n’ont pas la quantité d’eau nécessaire pour étancher leur soif. »

Le premier jour, le soleil frappait sur eux tout à son aise. Pas d’ombre, pas d’abri. La plupart n’avaient pas de coiffure, j’ai dit pourquoi. Tant de souffrances et tant d’angoisses les avaient égarés. On disait au rédacteur du Times qui les visita, que les chefs de la Commune les avaient enivrés avec un mélange d’eau-de-vie et de tabac. Étrange et tenace ivresse, que ni le long voyage de Paris à Versailles, ni les heures écoulées depuis leur arrestation, n’avaient dissipée ! Le lecteur sait ce qu’il faut penser de cette imagination. Les prisonniers étaient pour la plupart étrangers à la Commune et arrêtés chez eux : et c’était la sévère ivresse des tortures, des angoisses, avec les troubles cérébraux qu’elle entraînait, qu’on mettait sur le compte de l’alcool.

Tant que le ciel resta pur, les douleurs de la prison furent relativement modérées. Le jour, on brûlait, et plus d’une congestion se produisit ; la nuit, on grelottait dans les haillons ; mais à partir du jeudi, le temps se gâta, des orages crevèrent, de longues pluies détrempèrent le sol. Alors le supplice n’eut plus de nom. Qu’on imagine le sort des malheureux, trempés dans leurs misérables et minces guenilles (pendant plusieurs jours) ; et la nuit, obligés de s’étendre, tout de leur long, dans une mare de fange sous l’averse ! La paille qu’on leur avait distribuée était devenue bientôt un immonde fumier. Ils étaient enduits d’une couche de boue. Et toujours la pluie ; le froid humide ; les dents claquant, le corps grelottant, le sommeil impossible !

La première pluie fut déjà atroce. On avait donné l’ordre de rester couché. C’était impossible : rester huit heures étendu dans ce cloaque ! Quelques-uns n’y tenaient pas, se levaient. On les avertit qu’on tirerait sur eux, et, en effet, chaque fois qu’une forme noire se dressait dans l’ombre, les sentinelles tiraient ! Et ceux qui avaient pu fermer les yeux, étaient réveillés par les détonations ! Et il y avait là des femmes, des enfants, notamment une femme avec cinq enfants, dont un à la mamelle !

Le lendemain, pour se réchauffer, on faisait « la mer ». Un des prisonniers, dont j’ai la relation sous les yeux, un industriel, arrêté par erreur, décrit ainsi cet exercice :

« Deux hommes se mettent dos à dos, et se balancent. D’autres viennent se juxtaposer sur les deux premiers, puis d’autres encore, en suivant le mouvement de va-et-vient. On formait ainsi des groupes d’une centaine. Il s’élevait au-dessus d’eux une vapeur épaisse comme celle de l’eau bouillante. »

C’est à partir de cette nuit-là qu’on perça dans les murs les fameuses embrasures. On plaça à chacune d’elles une sentinelle avec un fusil, ou une mitrailleuse, ou un canon chargé à mitraille, pour tirer dans le tas au premier mouvement. Les journaux de Versailles, le Times ont décrit ces préparatifs.

Un détail est hideux : je voudrais en douter, c’est impossible. J’ai, sur ce point, des témoignages concluants, concordants, irréfutables. Toutes les relations, d’origines très diverses, que j’ai sous les yeux, le rapportent. Les prisonniers avaient pour cabinet d’aisances un recoin de la cour, en face d’une meurtrière, un amas de terre où l’on allait s’accroupir ; mais si, en se relevant, le prisonnier montrait la tête au factionnaire placé derrière l’embrasure d’en face, un coup de fusil partait ; et l’on faisait transporter le cadavre par les compagnons du mort. Il y avait des morceaux de cervelle sur le mur.

L’horreur dépassa toute mesure dans la nuit du 27 au 28. Cette nuit-là, il y eut une véritable tempête ; des torrents de pluie s’abattaient, sans s’arrêter, sur le camp au milieu d’épouvantables coups de tonnerre : l’eau tombait par seaux sur le troupeau grelottant aux haillons collés sur la peau et vautré dans un véritable marécage. C’était à devenir fou ; plusieurs, en effet, eurent de véritables transports. Rester noyé dans la boue, le corps dans l’eau, la tête dans la fange, était impossible ; le bouleversement de la nature avait ébranlé tous les esprits : le troupeau s’agita, beaucoup se dressèrent, s’étirèrent, cherchèrent un abri, ne sachant que devenir… alors les embrasures firent feu, les détonations éclatèrent ; les balles, la mitraille allèrent frapper au hasard dans ce grouillement de prisonniers éperdus ; la fusillade, la foudre, l’orage, le râle des blessés et des mourants, se mêlèrent toute la nuit avec une formidable épouvante… il y eut des prisonniers qui se levèrent, marchèrent au hasard, aveuglés par la pluie, franchirent les limites, furent tués par les sentinelles… le petit jour éclaira les cadavres.

C’est ce qu’on appela la révolte de Satory.


XLVIIII

LES PRISONS DE VERSAILLES

On tira souvent « dans le tas » sur les prisonniers de Satory.

D’après le Soir du 30 mai, quelques-uns des prisonniers de Satory ont mis le feu à la paille distribuée pour se coucher. Il y a un léger tumulte pendant qu’on s’efforce de l’éteindre. Bon nombre de prisonniers s’évadent : on en rattrape quelques-uns. Rien de plus bénin que cette affaire, d’après le journal de M. Pessard. Consultez maintenant le Paris-Journal du 28 :

« L’arsenal de Satory… a failli devenir la proie des flammes, un millier de prisonniers étaient parvenus à se débarrasser de leurs liens et se préparaient à l’incendie, pour s’échapper à la faveur de la bagarre.

» Heureusement les gardiens se sont aperçus à temps du terrible danger qui menaçait le camp.

» En un instant les troupes de Versailles furent mises sur pied et arrivèrent sur les lieux. Bientôt les prisonniers furent cernés et réduits à l’impuissance. Après une rapide enquête, trois cents prisonniers ont été passés par les armes.

» Ce terrible exemple suffira-t-il pour prévenir le retour de semblables mutineries ? »

Le Times, du 29 mai, dit :

« Toute tentative d’évasion rencontre une sévère et terrible répression. À Satory, mercredi, un millier de prisonniers environ parvinrent à se délier… Ils essayèrent de mettre le feu… Des troupes furent appelées à Versailles… Les soldats tirèrent sur la foule, et tuèrent environ trois cents prisonniers. »

Le Siècle dit de son côté :

« Versailles, 28 mai. — Vers quatre heures du matin, il s’est produit un nouveau soulèvement parmi les prisonniers à Satory qu’on évalue à huit cents. Il y a eu plusieurs décharges de mitrailleuses. »

À la date de la veille, 27, le Siècle disait aussi :

« Avant-hier il y a une tentative de révolte. Les soldats commencèrent par viser les plus mutins ; mais comme ce procédé ne paraissait pas suffisamment expéditif, on fit avancer deux mitrailleuses qui tirèrent dans le tas. »

Le Soir du 25 disait déjà :

« Neuf prisonniers sont morts cette nuit des suites de leurs blessures, de leur état d’ivresse ou de leurs fatigues. Il en était mort onze la nuit précédente. Tout homme qui tente de s’évader est fusillé sur place. »

Le Times du 31 fait une longue description de Satory :

« Des trous sont pratiqués dans les murailles, dans les murs d’enceinte pour laisser passer la gueule des canons chargés à mitraille… L’autre jour, un des prisonniers s’est approché de l’une des embrasures et a persisté à vouloir regarder au travers. La sentinelle, après trois avertissements, lui a fait sauter la cervelle… la victime avait évidemment cherché la mort… Au dehors du mur de clôture, il y a une double ligne de gendarmes dont les rangs s’épaississent en face des écuries. Le plus léger symptôme d’indifférence suffit pour provoquer une répression sommaire qui n’est autre que la mort. »

Plus tard, alors que l’on avait évacué les prisonniers sur les pontons, quelques prisonniers seulement occupaient le camp de Satory et y étaient relativement assez bien ; ils avaient un abri ; ils cherchaient à se distraire. L’un d’eux tailla tant bien que mal des boules dans des morceaux de bois qui se trouvaient là, et ses compagnons essayèrent de déblayer et d’aplanir une place qui semblait favorable pour établir le jeu de boules… À peine avaient-ils commencé à gratter la terre, qu’ils trouvèrent des cadavres.

Un historien communaliste, M. Lissagaray, que M. Maxime Ducamp cite souvent comme bien informé, a raconté sur les prisons de femmes de Versailles des détails révoltants… Les prisonnières auraient été soumises à une ignoble visite, accomplie avec les formalités les plus insultantes… Je n’ai eu personnellement aucun détail sur ces faits.

Ce qui est incontestable, c’est que les malheureux Parisiens, arrêtés sur le plus futile soupçon, et soumis à ces tortures, étaient montrés à Versailles, par leurs gardiens, comme des bêtes curieuses. Des dames du monde, de beaux messieurs, étaient introduits dans les prisons comme dans une ménagerie. On faisait ses remarques. L’animal était tenu de se prêter à cette curiosité outrageante.

Quand M. Ulysse Parent arriva à Versailles, il fut placé provisoirement dans une salle basse du Château. La foule le suivit jusque-là avec des cris de mort. Ici j’emprunte une nouvelle citation à sa brochure (Une Arrestation en 1871), où j’ai déjà beaucoup puisé, mes lecteurs s’en souviennent :

« Subitement, la porte s’ouvrit et je vis entrer un groupe de gens bien mis, de tournure distinguée.

» Tout d’abord, je crus à quelque interrogatoire, mais, à ma grande surprise, ces nouveaux venus s’étaient contentés de tourner autour de moi, m’examinant curieusement, pour se retirer ensuite en chuchotant et à voix si basse que je n’entendis pas leurs malveillants commentaires.

» À ce premier groupe un second avait succédé, puis un troisième et tous se livrant au même jeu.

» Intrigué à l’excès, je voulus me rendre compte de l’énigme et vis alors un personnage, évidemment haut placé et pour lequel il n’y avait pas de consigne, qui allait chercher ses amis auxquels il me livrait ensuite complaisamment en spectacle.

» Une fois de plus, je le vis revenir, il avait offert galamment le bras à une vieille dame, et tous deux entrèrent.

» Celle-ci, sans plus de façon, s’était approchée de moi, et, son lorgnon d’or sur les yeux, détaillait toute ma personne avec la tranquillité qu’elle eût mise à expertiser une potiche de Chine ou un meuble de Téhéran.

» Son examen terminé, se tournant vers son cavalier, de sa voix la plus tranquille, je l’entendis qui disait :

» — Tout à fait l’air d’un coquin, n’est-ce pas, cher monsieur ? tout à fait ! tout à fait !

» J’aurais dû rire ou avoir pitié, c’est certain ; mais qu’on songe à l’état d’esprit dans lequel je me trouvais alors, à l’irritation qu’il me fallait contenir depuis mon entrée dans Versailles, et l’on comprendra peut-être que, n’y tenant plus, je m’avançai, pâle, menaçant, droit sur l’homme en m’écriant sourdement :

» — Si une fois de plus, monsieur, je suis l’objet de vos outrages, je vous brise le crâne d’un coup de chaise !

» Et mon geste accentua mon dire de telle façon que je les vis tous deux s’enfuir épouvantés !

» Le seul agent commis à ma garde en ce moment et qui s’était accroupi dans un coin, s’était réveillé aux cris de la vieille dame, sans rien comprendre à la scène qui venait de se passer. »

Ce n’était pas là un fait isolé. Quand le seul rédacteur du Rappel compris dans l’arrestation opérée au 18 de la rue de Valois fut envoyé aux pontons, on le fit entrer, avec ses compagnons, à la station, dont les grilles de fer étaient fermées, et qu’on n’ouvrit que pour le convoi. — Sur le quai de la gare, on avait installé des fauteuils et des canapés pour le public privilégié qui venait regarder l’embarquement des malheureux. Des dames se montraient de l’éventail ces bêtes curieuses, — on devine avec quelles réflexions.

Nous quitterons les captifs ici… Si nous voulions les suivre, que de tortures nous trouverions encore ! Les voilà entassés pour des voyages de vingt-quatre heures dans des wagons à bestiaux… mais les bestiaux sont plus heureux… On fait entrer là tout ce qui peut matériellement y entrer de prisonniers, une masse compacte de corps humains… Et puis, toutes les ouvertures sont fermées, on étouffe. Et si, à un arrêt, les malheureux se révoltent, font tapage, un agent de police, par l’étroite prise d’air, passe le canon de son revolver et tire… Vous n’y pouvez pas croire ?… Ce sont les journaux de Versailles qui avouent, d’après les feuilles des départements.

Je citerai notamment le Figaro du 9 juin, qui emprunte les faits au Nogentais.

Il raconte que dans un train de prisonniers, il y eut une révolte près de la Ferté-Bernard. Le chef de l’escorte de police fit arrêter le convoi, et ordonna aux prisonniers de faire silence. Ceux-ci répondirent par des insultes et semblaient vouloir briser les planches.

Ai-je besoin de faire remarquer au lecteur ce que pouvait être cette révolte dans un train en marche ? Toute évasion était impossible. Mais les malheureux étouffaient et n’y tenaient plus.

Les agents descendirent et tirèrent cinquante coups de revolver à travers les trous à air.

Maintenant, revenons à Paris.


XLIX

LA FIN DU COMBAT

Le lecteur se souvient peut-être que nous avons abandonné l’armée au moment où elle s’emparait de la rive gauche, de l’Hôtel-de-Ville, des boulevards, de la gare du Nord. À ce moment, c’est-à-dire le jeudi, nous avons quitté le combat, nous avons laissé le massacre se continuer sur la ligne de bataille, pour étudier l’autre massacre, celui qui se faisait dans les quartiers déjà conquis, sur la route de Versailles, à Satory même.

Maintenant, il faut achever la prise de Paris.

Ce qui restait à conquérir, c’était, autant que Montmartre, la citadelle de la Commune : c’était Belleville, Bercy, le XIe arrondissement, toute cette partie de Paris que domine la hauteur du Père-Lachaise, et dont la Seine et le canal complétaient les fortifications. La surprise de Montmartre était impossible ici. Les derniers défenseurs de la Commune, les désespérés pourchassés de barricade en barricade, les hommes qui savaient dorénavant ce qu’ils avaient à attendre de l’armée légale avaient été lentement enserrés, comprimés dans ce dernier refuge. Les fédérés, épars les premiers jours, alors qu’ils s’étaient répandus dans tout Paris, étaient maintenant concentrés par la défaite. On pouvait être assuré qu’ils se défendraient avec la dernière énergie…

Et, en effet, là, le combat fut rude. On mit plus de trois jours (jeudi, vendredi, samedi, le matin du dimanche) pour terminer la prise de Paris.

À droite, l’armée se heurtait au pont d’Austerlitz, formidablement défendu. À une de ses extrémités, une barricade demi-circulaire, enfilant le quai et le boulevard de l’Hôpital ; à l’autre bout, une seconde barricade ; une autre encore rue Lacuée, une autre à l’entrée du boulevard Mazas. La Seine et le canal servaient de fossés à cette place forte hérissée de dix canons, de deux obusiers et d’une mitrailleuse.

La division Bruat, sur la rive gauche, était arrêtée devant le pont, à la gare d’Orléans et au Jardin des Plantes ; sur la rive droite, la brigade La Mariouze était arrêtée devant le canal.

L’incendie du Grenier d’abondance empêchait de tourner les fédérés.

On commença par un duel d’artillerie. Deux canonnières et une chaloupe, précédemment reprises aux fédérés, vinrent prendre part au combat. L’artillerie de la Commune tonnait telle façon qu’il fallut renoncer à une batterie de six pièces placée sur le quai Saint-Bernard. L’équipage des canonnières souffrit beaucoup. Il perdit vingt-six hommes tués ou blessés sur quatre-vingt-deux. Pour comble de malheur, une pièce d’une batterie de l’armée envoyait ses paquets de mitraille sur la petite flotte. Il fallut qu’un enseigne de vaisseau, sous ce feu terrible, montât en youyou, et allât prier l’officier d’artillerie de rectifier son tir. La supériorité évidente du nombre finit par réduire au silence l’artillerie fédérée. La première barricade, en avant du pont, fut évacuée, n’étant plus tenable. Les fédérés étaient postés dans deux maisons : l’artillerie de l’armée y alluma l’incendie. Deux compagnies du 109e tentèrent de franchir le pont, et se replièrent avec pertes.

La lutte durait depuis dix heures du matin ; le soir seulement, le feu des canonnières ayant balayé le quai, des sapeurs purent établir une passerelle sur le canal. Les soldats s’élancent, suivent la berge, passent sur le pont d’Austerlitz, remontent par le quai de la Râpée et prennent la barricade à revers[13].

Un peu plus loin, on s’était heurté contre une autre position formidable : la Bastille. Deux énormes barricades protégeaient la rue Saint-Antoine et interdisaient l’approche, même à l’artillerie. La terrasse de la gare de Vincennes était garnie de fédérés. Les troupes régulières durent cheminer à la sape à travers les maisons. On renonça à emporter la place le jeudi ; on ne l’emporta que le lendemain (le vendredi, à deux heures), et encore n’en vint-on à bout que quand les troupes, s’étant emparées du pont d’Austerlitz, et suivant la voie du chemin de fer de Vincennes, prirent la gare et la place à revers.

La bataille fut acharnée aussi au Château-d’Eau : une barricade défendue avec la dernière énergie, des incendies à l’entrée du boulevard Voltaire, arrêtèrent longtemps la troupe. Jeudi soir, elle n’en était pas encore maîtresse. Le vendredi soir, elle s’arrêtait devant la barricade en arrière de Bataclan[14].

Il suffit, pour comprendre combien le combat fut cruel, de voir le peu de chemin fait dans les journées du jeudi et du vendredi.

Le mercredi soir, l’armée avait presque toute la rive gauche et l’Hôtel-de-Ville, couchait à la porte Saint-Martin, occupait la gare du Nord. Deux jours après, elle était à la place du Trône et dépassait à peine la place de la Bastille ; elle longeait le boulevard Richard-Lenoir. Mais les derniers défenseurs de la Commune allaient être pris dans un vaste coup de filet. Le samedi, les troupes de Vinoy, partant de Bercy, les troupes de Ladmirault venant de la Villette, se glissent, au-devant l’une de l’autre, le long des fortifications, — les fédérés étaient cernés.

C’est ce jour-là qu’on s’empara du Père-Lachaise.

Le samedi soir, il ne restait aux fédérés qu’un morceau du XIe et du XXe arrondissement. Les derniers coups de feu de la bataille furent tirés le dimanche matin. Les derniers coups de canon fédérés furent tirés à dix heures rue de Paris. La dernière barricade fut celle de la rue Ramponneau. Elle n’avait qu’un défenseur : il put s’échapper.

Tous les massacres que nous avons racontés jusqu’ici sont anodins, en comparaison de ce qui se fit dans ce dernier refuge de la Commune.

Là, ce ne fut plus du massacre, ce fut de l’extermination. Certains quartiers furent dépeuplés. Un de nos amis qui traversa, aussitôt après la répression, Belleville, les environs de la Roquette, n’y trouva qu’une solitude absolue, un silence de mort. On eût dit une ville morte.


L

LE XIIe ARRONDISSEMENT

Je cite quelques épisodes. Ils donneront l’idée de l’ensemble.

Dès la prise du quartier, on fut sans pitié. Un habitant de l’arrondissement me raconte les exécutions de la gare de Bel-Air. On y fusilla un poste de vingt-deux hommes et la cantinière. La fille de la cantinière, une jeune fille, fut percée à coups de baïonnette.

Puis, on amena encore à la gare de Bel-Air les prisonniers faits au poste-caserne no 1, près de la porte de Charenton : trente-trois hommes qui ne s’étaient pas battus. Après interrogatoire sommaire, on en fusilla trente.

C’est-à-dire cinquante-quatre cadavres, dont deux femmes, à la même place.

Le témoin qui me fournit ces faits a rencontré, le dimanche 28, près de la caserne de Reuilly, un chasseur à pied qui criait : « Je suis un misérable, » jetait son fusil à terre avec désespoir… il avait fait partie d’un peloton qui venait de fusiller son père !… Il ne s’en était aperçu qu’en visitant les cadavres.

Un de mes amis m’a raconté des traits analogues, mais moins tragiques, entre autres celui d’un officier de marine qui, au dernier moment, sauva son père qu’il était chargé de fusiller.

Le frère d’un de nos collaborateurs a été témoin du fait suivant :

Il y avait au chemin de fer de P.-L.-M. deux employés dont les opinions étaient connues, et elles étaient désagréables à certains de leurs chefs. C’étaient MM. Chardeau et Degarennes. Ils n’avaient pris, d’ailleurs, aucune part à la Commune, de quelque façon que ce fût : ils étaient restés au chemin de fer.

Ils étaient dans leur bureau (bureau de la Rapée), à leur table, au moment où l’armée entra. C’est là qu’ils furent pris… sur quelle dénonciation ?… On les conduisit au mur qui longe le boulevard de Bercy, et là, ils furent exécutés dans l’intérieur même de la gare. M. Degarennes a laissé une femme avec quatre enfants.

Le frère de notre collaborateur se mettait à table, à l’hôtel où il logeait, boulevard de Reuilly (des officiers de ligne y entraient en même temps), quand deux caporaux amènent un homme. « Capitaine, cet homme vient de dire que parmi les sept derniers qu’on a fusillés, il y avait des innocents. »

L’auteur de ce propos criminel était exécuté quelques minutes après.

Maintenant, voici ce qu’on voyait de la fenêtre du no 52 de l’avenue Daumesnil.

La scène se passait le lendemain du jour où le quartier avait été pris, c’est-à-dire le samedi. La bataille s’était éloignée. Les troupes qui étaient là ne luttaient pas.

On sait que le chemin de fer de Vincennes traverse le quartier sur un large viaduc ; chacune des arcades est fermée de portes. Des sous-officiers se tenaient sur le boulevard, examinaient les passants, en arrêtaient un de temps à autre sur la mine ! Je tiens ce fait de la bouche même d’un témoin digne de toute confiance, et qui a observé longuement leur manège de sa fenêtre. Sur quels indices se décidaient-ils ? Je l’ignore. Comment lisait-on sur la figure d’un homme qu’il était complice de la Commune ? Je ne sais ; mais après tout, dans beaucoup d’abattoirs, des officiers ne s’y prenaient pas autrement : ils n’arrêtaient pas les passants eux-mêmes, cela est vrai ; mais ils jugeaient, en quelques secondes, des passants arrêtés à la porte par leurs soldats. (Voir l’abattoir du Collège de France.)

Les malheureux arrêtés de la sorte étaient conduits par des soldats de la ligne sous la voûte no 93. Là, deux chasseurs les exécutaient immédiatement.

Cela dura une demi-journée. Dix-huit passants furent ainsi exécutés sous les yeux du témoin.

Un seul des dix-huit avait un fusil, et il le tenait la crosse en l’air. Il l’apportait parce qu’il y avait ordre de rendre toutes les armes.

Beaucoup d’exécutions eurent lieu dans ces conditions. Tout le monde avait chez soi son fusil de garde national !… Que faire ? Si on le gardait, il pouvait être pris dans une perquisition ; et l’on risquait d’être au moins arrêté pour avoir désobéi à l’ordre de rendre toutes les armes.

Si on le rapportait, on risquait d’être pris dans la rue « les armes à la main ».

Parmi ces dix-huit exécutés, il y avait un marchand des quatre saisons, qui sortait du passage voisin. Quand les exécuteurs furent partis, une femme et un garçon de quatorze ans vinrent chercher son corps parmi les cadavres, et l’emportèrent sur sa voiture à bras.

Il y eut un abattoir dans le XIIe arrondissement : Mazas. Il faut lui consacrer une étude spéciale.


LI

L’ABATTOIR DE MAZAS

Dans l’histoire de la Commune, la prison de Mazas n’a pas laissé les souvenirs sinistres de la Roquette : les fédérés n’y versèrent pas le sang. En revanche, aussitôt qu’elle appartint à l’armée, on y exécuta les prisonniers par centaines.

Ici, je suis en présence d’une constatation officielle. Le conseil municipal se trouva amené, sur une demande en autorisation de disposer d’un livret de caisse d’épargne, à faire une enquête qui jeta quelque lumière sur les exécutions faites à Mazas. J’ai sous les yeux le rapport de M. Lafont, au nom de la 4e commission (annexé au procès-verbal du 10 avril 1877), et le procès-verbal officiel du même jour. Dans l’enquête, le préfet de police Voisin dut constater une partie des faits ; dans la discussion, l’ancien adjoint au maire du XIIe arrondissement, M. Dumas, constata le chiffre des victimes.

Voici les faits officiellement constatés.

Popp (Michel-François), demeurant avec son père, 67, rue de Reuilly, après avoir obtenu en 1866 un prix d’apprentissage et après être sorti d’apprentissage le 1er janvier 1870 avec d’excellents certificats, s’engagea à dix-sept ans dans la marine, pour la durée de la guerre, comme ouvrier mécanicien de 3e classe. Il fut congédié régulièrement, le 9 mars 1871, partit de Brest avec un congé en bonne forme, et arriva à Paris le 16 mars.

Servit-il la Commune ? Le rapport de M. Lafont le nie, et le préfet de la Seine, qui essaya de le contredire dans le débat, ne put alléguer aucune preuve. Le 27 mai, alors que l’armée était maîtresse du quartier depuis quarante-huit heures, Popp sortit avec son camarade Huberty pour acheter du tabac. Au bureau de tabac, ils se trouvent en présence d’un officier de marine. Les deux jeunes gens, croyant n’avoir rien à craindre, avaient gardé, Popp, sa vareuse et son tricot rayé de matelot ; son camarade, sa vareuse de mobile. (On sait qu’une grande partie de la population portait alors quelques pièces de l’équipement militaire.)

Ces vêtements suffisent à l’officier de marine. Les deux jeunes gens ne pouvaient être que des déserteurs passés à l’insurrection. Il appelle des marins, et, le revolver au poing, conduit les deux prisonniers à Mazas. Popp jure en vain qu’il ne s’est pas battu et qu’il est à Paris en vertu d’un congé régulier ; demande en vain à être conduit chez son père, qui demeure tout près, à faire entendre des témoignages qui prouveront son innocence… Les deux malheureux sont conduits à Mazas.

Depuis ce temps, Popp a complètement disparu. Son père n’a pas pu retrouver ses traces.

En 1871, le camarade de Popp écrivait des pontons à la mère du malheureux :

« Brest, le 20 août 1871.
» Madame,

» Je m’empresse de répondre à votre lettre en date du 6 août dernier.

» Je me suis trouvé à la maison cellulaire de Mazas avec votre fils, mon camarade. Lorsque je fus transféré à Versailles, votre fils ne se trouva pas avec nous. Depuis ce temps, j’ignore ce qu’est devenu votre fils.

» Je regrette de ne pouvoir vous donner d’autre détail.

» Agréez… »

» César Huberty.
» (à bord de l’Hermine, en rade à Brest). »

Une lettre, adressée le 7 décembre 1875 par le maire du XIIe arrondissement à M. le préfet de la Seine, constate que Popp a été arrêté et écroué à Mazas, le 27 mai 1871, pour participation à la Commune, et que, depuis lors, toutes les recherches faites pour le découvrir, ou pour trouver la preuve de son décès, ont échoué.

Enfin, le 7 décembre 1876, le préfet de police écrit au préfet de la Seine :

« Monsieur et cher collègue,

» En réponse à votre lettre du 13 octobre dernier, j’ai l’honneur de vous informer que les nouvelles recherches auxquelles il a été procédé pour connaître le sort du nommé Popp (Michel-François) sont demeurées infructueuses.

» Un nommé Huberty (César), demeurant rue Sainte-Marguerite, 21, a raconté que Popp et lui avaient été arrêtés ensemble par la troupe, le 27 mai 1871, rue Rondelet, 11, et conduits à Mazas ; mais qu’il ne savait ce que le nommé Popp était devenu depuis cette époque.

» Il n’a pas été possible d’obtenir de plus amples renseignements.

» Agréez, etc.

» Le préfet de police,
» F. Voisin. »

Je cite ces diverses pièces, parce qu’elles me semblent caractéristiques. Le maire du XIIe arrondissement, en 1875, le préfet de police en 1876, pouvaient deviner sans peine ce que Popp était devenu. Il n’était pas difficile de savoir qu’on avait fusillé à Mazas. Eh bien ! ce qui me frappe dans tout ceci, comme dans les pièces que j’ai déjà citées, c’est le parfait silence organisé sur les boucheries de Paris. Qui croirait qu’à ce moment il y eut un tel massacre qu’on a craint la peste ? Personne n’a l’air de s’en douter. L’homme arrêté dans la rue, par n’importe qui, pour son costume, devient un inculpé arrêté régulièrement pour « participation à la Commune ». Puis cet inculpé, tout à coup, se perd, s’évapore, comme par miracle !… Rappelez-vous les difficultés pour retrouver la trace d’Émile B…, fusillé au Châtelet. Même hypocrisie de toutes les pièces officielles. Une vaste conspiration de silence succède aux horreurs de Mai. Elle dura encore six ou sept ans après : elle dure encore aujourd’hui. Les fusilleurs, à peine leur atroce besogne finie, s’enveloppent du manteau de Tartufe. Pour rien au monde, vous ne leur arracheriez l’aveu d’une seule exécution. Il y a eu seulement dans Paris des « inculpés » qui se sont « égarés ». Et M. Thiers, et M. Dufaure, dès 1871, et depuis tous les conservateurs et tous les modérés, jusqu’au jeune Casimir Périer petit-fils, répéteront imperturbablement, dès que les vingt ou trente mille cadavres seront recouverts de terre, — qu’il n’y a eu de répression que par les tribunaux réguliers !

Or, le camarade de Popp, César Huberty, a raconté quelque chose de plus que ce qu’il pouvait dire dans une lettre adressée des pontons, et lue par conséquent par les gardiens.

On sait comment, au Châtelet et ailleurs (nous reverrons le même procédé à Mazas), on faisait passer les prisonniers ou à droite, ou à gauche pour indiquer qu’ils seraient envoyés à Satory ou fusillés.

Or, Huberty déclare qu’une fois qu’ils étaient arrivés à Mazas, on l’a fait passer à droite, tandis qu’un officier disait à Popp, en lui indiquant le côté gauche :

« Avec ton tricot rayé, ton affaire est claire. »

C’était le crime de porter un tricot rayé qui était puni de la peine capitale.

Maintenant, veut-on savoir combien de malheureux furent exécutés avec Popp ?

Lorsque, le 10 avril, on discuta au conseil municipal les conclusions du rapport de M. Lafont, dont j’ai extrait les détails suivants, M. Dumas, conseiller, intervint dans le débat, et le procès-verbal officiel rend compte de ses paroles dans les termes suivants :

« M. Dumas ajoute qu’après la rentrée des troupes de Versailles il fut, en sa qualité d’adjoint au maire du XIIe arrondissement, appelé à donner des permis d’inhumination pour plus de quatre cents personnes fusillées dans la prison de Mazas. Tous ces cadavres, parmi lesquels se trouvait peut-être celui de M. Popp fils, furent jetés dans un puits du cimetière de Bercy. Ce qui est certain, c’est que l’identité des personnes n’a pas été reconnue, et qu’il n’y a pas eu d’actes de décès. »

Ainsi, Mazas a été pris le jeudi soir ou le vendredi. On n’a donc pu y exécuter que le vendredi, le samedi et le dimanche ; tout au plus le lundi. Et dans ce court espace de temps, on y a abattu plus de quatre cents malheureux !

Les corps, comme dit le procès-verbal, étaient portés et jetés dans le puits de l’ancien cimetière de Bercy.

Devant cette révélation, l’autorité qui a toujours caché le massacre ! avec quel soin ! on le sait, ne pouvait rester muette. Et, en effet, M. le préfet de la Seine, le prédécesseur de M. Hérold, a répondu à M. Dumas. Comment ? Il ne pouvait rien opposer à ces faits, mais il a voulu néanmoins se montrer. Et voici comment le procès-verbal traduit ses paroles.

« M. le préfet de la Seine répond qu’il ne laissera jamais passer sans protestation les attaques qui pourraient être dirigées contre le gouvernement, à raison des faits qui ont suivi la rentrée des troupes dans Paris. »

L’honorable fonctionnaire a dû s’en tenir, faute de mieux, à cette protestation platonique. Mais n’est-ce pas chose curieuse, que cette obstination contre l’évidence ? On ne peut pas nier : on proteste toujours.

Encore un épisode qui se rattache à l’abattoir de Mazas. J’ai déjà parlé des exécutions de pompiers. En voici qui sont constatées officiellement, judiciairement. La veuve d’un caporal de pompiers, fusillé à Mazas, obtint un jugement constatant la mort de son mari. Les témoignages qu’elle a produits, ceux qui ont été apportés au tribunal, établissent tous les détails de cette exécution.

Quel était ici le crime puni par la peine capitale ? — Être resté à Paris. Or, se rendre à Versailles, pour un employé, ce pouvait être une obligation légale ; pour ces soldats intrépides et dévoués qui ne combattent que les flammes, c’était une sorte de désertion. Tant que le gouvernement ne pouvait pas entraîner à sa suite la population parisienne et les maisons elles-mêmes ; tant qu’il y avait des biens, des existences à protéger, la place du corps était à Paris, surtout dans un temps de guerre civile.

Malgré cela, le gouvernement avait appelé les pompiers à Versailles ; comme si, après avoir abandonné Paris, il voulait, en manière de châtiment, le livrer sans défense à l’incendie. La plupart des pompiers étaient restés ; ils avaient élu de nouveaux officiers. C’est pour cela qu’ils furent tous traités en criminels. On mit plus tard les rigueurs dont ils furent l’objet sur le compte de la fable, alors répandue, de pompiers attisant les incendies avec un jet de pétrole. Mais avant même que les incendies aient été allumés, les journaux de Versailles signalent des convois de pompiers prisonniers. On les arrêtait donc pour des motifs différents de ces soupçons.

Voici ce qui se passa quand les troupes arrivèrent à la caserne de Reuilly.

Le capitaine des pompiers qui y étaient logés, M. C***, leur lieutenant, M. L***, avaient été à Versailles et arrivaient avec l’armée. Je trouve les détails qui suivent dans trois lettres parfaitement concordantes, adressées de 1871 en 1872, à la veuve d’un des fusillés, pour qu’elle pût faire constater judiciairement la mort de son mari. Ces lettres, que j’ai sous les yeux, sont signées par trois des pompiers qui furent épargnés, et il faut croire qu’ils n’étaient guère coupables, car ils étaient libres peu après.

Le samedi 27, une troupe de ligne arriva à la caserne, 24, boulevard de Reuilly, avec les deux officiers de pompiers passés à Versailles, le capitaine C*** et le lieutenant L***. La troupe cerna la caserne : puis le capitaine C*** fit sonner au feu. Étrange façon de faire sortir les pompiers pour les livrer au supplice en employant la sonnerie qui les appelle à leur devoir de dévouement intrépide ! — Les hommes descendirent aussitôt dans la cour, le capitaine C*** les fit mettre sur deux rangs, passa devant eux, et en fit sortir dix-sept.

Le sergent-major de la compagnie prit leur nom. Le capitaine C*** les remit à l’officier de ligne, qui les conduisit à la prison de Mazas. Il les remit à son tour à un capitaine du 75e de ligne, de service à la prison, prit un reçu de ces dix-sept prisonniers, et donna une liste des prisonniers, avec les indications nécessaires pour chaque nom, liste dressée par le capitaine C***.

L’officier du 75e fit alors placer les prisonniers sur un rang ; il fit un premier appel pour s’assurer qu’il ne manquait personne ; puis un second appel de neuf noms seulement ; et chacun des neuf, à son tour, recevait l’ordre de sortir du peloton.

On les faisait mettre à quelques pas de là : puis, l’officier appela un caporal et ses quatre hommes ; il leur dit où il fallait conduire les neuf prisonniers. Le caporal commanda par le flanc droit. Les prisonniers demandèrent s’il fallait doubler. Ce n’est pas la peine, dit le capitaine, on va vous placer face au mur.

Quelques instants après, on entendait la détonation de la fusillade.

Le capitaine revint en se frottant les mains et en disant : voilà le complot de Reuilly.

Les corps furent portés dans le cimetière situé au bout de la rue de Charenton et exposés sur les dalles mortuaires.

Pour les huit qui restaient, on les fit inscrire au greffe et on les emprisonna.

L’un des fusillés, le caporal Niès, celui dont la veuve a fait constater le décès, entré dans les zouaves en 1846, avait vingt-cinq ans de service, vingt ans de campagne, une blessure reçue en Algérie en 1849. Il avait été décoré de la médaille militaire en 1863. Voilà les hommes qu’on faisait fusiller aux soldats français !

Dans le procès que fit la veuve pour obtenir la constatation du décès de son mari, il fallut bien que le capitaine de pompiers C*** déposât ; il fallut qu’il racontât comment et pourquoi il avait fait fusiller ces hommes. De longs mois s’étaient écoulés depuis la semaine de Mai. On n’osait plus avouer les faits dans toute leur horreur. Le capitaine C*** osa dire, sous la foi du serment, qu’il avait trouvé les pompiers combattant dans la rue !

Fait démenti deux fois, et par le témoignage des pompiers survivants, et mieux encore par leur impunité.

Ce faux témoignage, qui n’avait d’autre effet que de faire refuser à la veuve la pension à laquelle elle avait droit, ne porta pas bonheur au capitaine. Le souvenir de ses victimes l’obsédait… quelques temps après, il était à la maison des fous, à Charenton.


LII

BELLEVILLE, LA VILLETTE, ETC.

Rien, même dans la semaine de Mai, n’est comparable à la destruction, à l’extermination de Belleville.

On sait que le maréchal de Mac-Mahon, dans une proclamation officielle, avait menacé les habitants de Belleville et des quartiers limitrophes de tirer à boulets rouges, s’ils ne se rendaient pas : invitation d’autant plus dérisoire, qu’ils auraient été fusillés s’ils s’étaient rendus. Le commandant en chef fit comme il avait dit.

On lit dans le Siècle du 28 mai :

« Le maréchal de Mac-Mahon a exécuté sa promesse contre Belleville. Toute la nuit on a tiré à boulets rouges sur le quartier : un grand nombre de maisons sont en flammes. »

On lit dans le même journal :

« Le général Ladmirault vient de s’emparer des buttes Chaumont et des hauteurs de Belleville.

» Les troupes exaspérées n’ont pas fait de prisonniers. »

Et le Siècle évalue à dix mille le chiffre des cadavres des Buttes-Chaumont et du Père-Lachaise. Évaluation qui indique à quel point la lutte fut atroce.

À quoi bon entrer dans les détails de cette extermination ? Quelques exemples suffiront :

Aux Buttes-Chaumont, il y eut des pourparlers entre l’armée et les fédérés. La défense pouvait être acharnée, meurtrière ; elle ne pouvait être qu’inutile : du côté de l’armée on parlementa, on engagea deux ou trois fois les fédérés à se rendre. À la troisième, les fédérés se rendirent moyennant la vie sauve. Le commandant fédéré Seguin vint l’annoncer au commandant du bataillon de chasseurs à pied qui attaquait la butte.

Seguin lui dit : « Citoyen commandant…

— Appelez moi commandant ou monsieur ; je ne veux pas être appelé citoyen. »

On se querelle sur ces mots : l’officier fédéré traite le Versaillais de bonapartiste, de Vendéen ; l’officier de chasseurs charge un peloton d’exécution de répondre pour lui ; et Seguin meurt intrépidement, en commandant le feu de sa propre exécution.

Ainsi fut respectée la parole qui assurait « la vie sauve » aux fédérés mettant bas les armes.

La capitulation n’allait pas été conclue sans difficulté. Les femmes, les enfants, étaient enragés pour continuer la lutte, insultaient ceux qui voulaient se rendre. Les fédérés qui avaient mis bas les armes furent mis à plat ventre : des mitrailleuses étaient braquées sur eux. On leur dit : « Le premier qui bougera, nous tirons. »

Ils furent emmenés prisonniers.

Restaient quelques centaines de combattants, qui refusèrent de se rendre (quatre cents environs). Ils furent tous fusillés, jusqu’au dernier.

Tous les détails qui précédent sur les Buttes-Chaumont viennent du côté des exécuteurs.

Un autre épisode à Charonne :

Des chasseurs à pied, commandés par un lieutenant, s’emparent d’une barricade, rue de Bagnolet. Un peu après, ils rencontrent une vingtaine de fédérés. « Rendez-vous, crient les chasseurs, il ne vous sera rien fait. » Les fédérés, confiants, viennent déposer leurs armes près de la barricade. Puis, le lieutenant leur dit : « Allez, vous êtes libres. » Mais, comme ils se retiraient, un feu de peloton bien nourri les frappe par derrière, et les étend tous sur le sol, devant le numéro 68 ou 70.

Au nombre des fusillés se trouvait un enfant d’une quinzaine d’années, portant une blouse grise et le brassard des ambulances. L’officier fit enlever au cadavre la blouse et le brassard.

Des pompiers auxiliaires ont enlevé les corps le soir, et les ont ensevelis boulevard Puebla.

Je tiens ces faits d’un témoin oculaire, qui demeurait, 65, rue de Bagnolet, à l’endroit même où eut lieu l’exécution.

Rue de Tourtille, un officier a tué dix ou douze fédérés à coups de revolver.

On fit des exécutions dans un terrain vague : notamment celle d’un enfant de dix-neuf ans, fils du concierge du no 39 et coupable de porter un pantalon à bande.

Un concierge de la rue de Belleville a dénoncé tous ses locataires. L’officier, indigné, a bien fusillé les locataires, mais il a fusillé le concierge aussi.

Les gardes nationaux de l’ordre furent plus furieux que les soldats.

On n’en finirait pas à raconter les exécutions isolées.

En voici une, que m’écrit un ancien caporal de la ligne :

« Je rencontrai un homme à capote grise que l’on amenait. Un officier d’état-major se fit montrer son fusil et ordonna qu’on l’exécutât. Immédiatement on ordonnait à ce malheureux de marcher contre un mur d’usine et il fit ainsi une centaine pas. Les balles sifflaient à ses oreilles. À la fin, sur la prière d’un jeune officier, fils d’un général distingué, et que ce spectacle exaspérait, je mis un genou en terre et, d’un coup de fusil, je délivrai ce malheureux de sa triste agonie… Je le vois encore avec sa tête dégarnie, ses longs cheveux et sa barbe flottants au vent. Il tomba sur le dos. Je partis, car les braves volontaires m’auraient fait un mauvais parti. »

Ainsi les braves volontaires (les gardes nationaux de l’ordre) se plaisaient à cet horrible jeu de s’essayer, tireurs novices, sur leur victime, et ils allaient faire un mauvais parti au soldat qui, par pitié, lui donnait le coup de grâce !

Une exécution a laissé de profonds souvenirs : elle m’a été signalée de plus de dix côtés différents. C’est celle de M. Melzessard.

M. Melzessard était l’inventeur et le fabricant des fermetures en fer pour les magasins. Son établissement était rue Pradier, à Belleville. M. Melzessard avait quitté la garde nationale dès le 18 mars. Quand les troupes se furent emparées de Montmartre, elles y établirent des batteries qui bombardèrent Belleville. La population se réfugia dans les caves et dans les sous-sols. M. Melzessard ouvrit les siens aux réfugiés, notamment aux enfants et aux femmes. L’une d’elles, — comme le quartier était déjà occupé par les troupes, — y accoucha prématurément.

M. Melzessard, par humanité, alla chercher un médecin. Il prit sa patente, des pièces établissant son identité, se risqua dans les rues, fut arrêté une première fois, conduit devant un officier de chasseurs, et obtint de lui la permission de circuler à ses risques et périls.

Un peu après, il rencontra une longue file de prisonniers ; il y reconnut deux ou trois de ses ouvriers ; il eut un geste de compassion, un regard d’adieu… Un soldat le prit par le bras, et le jeta dans la file, en disant : « Allons, entre dans la danse. »

Il fut poussé ainsi à coups de crosse jusqu’à des terrains vagues, au pied de la butte Chaumont, le long de la rue déserte qui conduit au parc derrière le marché de la rue de Meaux.

Sa veuve ignora trois mois l’horrible vérité : trois mois, soutenue par un espoir obstiné, elle chercha partout, fouilla les prisons de Versailles et les pontons… Ce n’est qu’après trois mois qu’une pauvre femme, qui avait suivi le convoi de prisonniers, se décida, sur l’avis des gens du quartier, à instruire madame Melzessard de son malheur.

Ces épisodes font comprendre ce qu’écrivait le correspondant du Times à la date du 29 mai :

« À Belleville, on s’est rendu en masse… aucun cadavre d’homme tombé dans l’attitude d’un combattant… mais d’autre part, il y a un nombre effroyablement grand d’hommes qui ont été exécutés sommairement. »

L’assertion de l’écrivain anglais est évidemment forcée : il y eut combat à Belleville sur un grand nombre de points. Mais on massacra aussi beaucoup de ceux qui se rendaient.

Et puis, le combat fini, le massacre continua.

Les lettres adressées au journal anglais donnent l’idée de l’état de fureur sanguinaire où se trouvaient les troupes.

Un rédacteur du Times écrit, également à la date du 29 (c’est-à-dire le lendemain du jour où le combat a fini) :

« J’ai causé avec un officier de zouaves pontificaux, qui est d’avis que Belleville, maintenant encore, mériterait d’être mis en feu, et brûlé de fond en comble. Cet officier regrettait amèrement le dommage relativement peu considérable occasionné à Belleville par les bombes de Montmartre. »

Un autre correspondant écrit à la même date pour donner une idée de l’exaspération des soldats à Belleville :

« Un des officiers me pria, ainsi qu’un de mes amis de ne pas rester près d’eux, car il ne pouvait pas répondre de la façon dont les soldats traiteraient quiconque se trouverait sur leur route. »

Même avis quand le correspondant visite, un peu plus loin, un café-concert transformé en ambulance :

« C’est une preuve bien cruelle des impitoyables dispositions des troupes à l’égard des Bellevillois, que l’avertissement qui nous fut donné de ne pas rester dans cette ambulance. Les soldats considéraient quiconque prenait soin des blessés comme sympathisant avec eux et méritant le même sort. On nous avait appris que, dans Belleville, aucun blessé à terre n’obtenait grâce de la vie. »

(Times, du 31 mai).

Aussi, après le combat, on monta dans toutes les maisons, on fouilla tous les appartements, toutes les chambres, toutes les caves, et le massacre reprit de plus belle. Un honorable correspondant, qui nous adresse de Savoie, sur la semaine de Mai, un témoignage avec la signature légalisée, nous écrit : « En juillet 1873, je me trouvais dans un café près de l’École-Militaire, avec M. L*** (je supprime le nom), commandant d’un bataillon de chasseurs à pied… Il nous dit qu’il avait été chargé d’occuper le quartier des Buttes-Chaumont ; que, l’ayant occupé, il faisait monter ses hommes par escouades, dans chaque maison, pour les visiter, et que toute personne trouvée les mains salies ou ayant l’épaule droite rouge était impitoyablement fusillée. »

Aussi, tous les quartiers occupés, dans les deux derniers jours, par la troupe, étaient de vastes charniers.

Consultez le Times :

« Dans le voisinage de Belleville et des Buttes-Chaumont, le nombre des morts est si grand, que tous les passants qu’on peut empoigner sont forcés d’aider à creuser des fosses et à ensevelir les corps…

» À l’angle de la rue de la Roquette gisent plus de soixante-dix corps d’hommes exécutés pour avoir été pris les armes à la main. Ils sont étendus les uns sur les autres, et le sang coule sur le pavé et dans le ruisseau. »

Consultez le Français :

« Dans la plupart de ces abris (les baraquements de la Villette) sont entassés les uns contre les autres des insurgés tués dans la bataille. (C’est l’honnête Français qui en répond.) Les visages barbouillés de sang et de boue, défoncés par les balles (ô Français, cela seul indique des hommes fusillés, et non tués dans le combat) sont horribles et répugnants à voir. Nous les couvrons de feuillage ramassé sur les avenues. Mais… on ne respecte pas longtemps le suaire. Les femmes surtout viennent successivement dépouiller les morts de ce dernier linceul. (Le Français attribue cela à la curiosité des femmes et au goût des émotions violentes ; il ne lui vient pas à l’idée que les malheureuses cherchent un mari, un frère, un père…)

» Devant la barricade faite de pavés maçonnés et de sacs remplis de terre, au rond-point de la rotonde, les morts ont été enlevés, mais devaient être nombreux : le sang coule dans les ruisseaux. Des canons, des affûts brisés, des fusils en tas maculés de sang, des chevaux étendus raides, des mares noirâtres, bouteilles cassées, boîtes de conserves vides et pains entiers, voilà ce qu’on trouve devant chaque barricade du quartier de la Villette…

» À la seule barricade de la rue de Puebla, soixante insurgés se sont fait tuer… Des légions de chiffonniers, la hotte au dos, vont fouiller la barricade et les ruisseaux. Il y a de tout dans leur moisson : fourreaux, ceinturons, cuirs de sac, etc. »

M. Maxime Ducamp raconte qu’il a vu, dans le quartier, un homme qui cueillait les souliers des cadavres. Il en avait une pleine voiture.

Le Soir donne les détails suivants :

« Au coin de la rue de la Roquette et de la place, dans un enfoncement formé par l’ancien et le nouvel alignement, cinquante insurgés, pris dans les maisons voisines avaient été fusillés. Cinq ou six hommes de bonne volonté fouillaient dans ce tas de cadavres et les jetaient pêle-mêle dans des fourgons des pompes funèbres.

» Quand cette triste besogne a été achevée, un de ces hommes, les bras ensanglantés, s’est avancé le chapeau à la main vers la foule et a fait une quête.

» À quelques pas sont une vingtaine de bières. Sans doute elles attendent de nouveaux cadavres qui sont dans les maisons. »

Déjà après une promenade du côté de boulevard Richard-Lenoir, le Temps disait :

« Tout est en ruine aux environs : des vêtements à larges taches rouges, des cadavres noirs de poudre, des chevaux éventrés, des armes et des caissons fracassés… La terre, par plaques humides, semblait détrempée de sang. »

Et ce journal cite le Siècle :

« On dit que les Buttes-Chaumont et le Père-Lachaise sont jonchés de cadavres. Il faut s’attendre à une horrible peste, si l’on n’avise aux moyens de la prévenir. »

La Patrie du 31 mai, enfin, décrit la rue de Puebla avec des mares de sang.

Tel était l’aspect des quartiers que l’officier de zouaves pontificaux qui causait avec le correspondant du Times, trouvait encore trop épargnés.


LIII

BELLEVILLE, LA VILLETTE, ETC.

(suite)

Le caractère de la victoire de l’armée, dans les derniers quartiers conquis, c’est que toutes les horreurs qui se sont produites ailleurs y apparaissent avec des proportions énormes. Le massacre y tourne à l’extermination, les abattoirs y ont d’effroyables montagnes de cadavres. Il en fut des prisonniers comme des fusillés : ce ne sont plus des centaines de suspects, ce sont des milliers qu’on emmène. Rien de pareil ne s’était vu depuis les victoires barbares de l’antiquité. On dirait ces villes, ces pays que les conquérants voulaient rendre déserts, et d’où une soldatesque impitoyable emmenait, après le massacre, les populations prisonnières.

Le général de Gallifet, cette fois, était entré dans Paris : c’était lui qui opérait. Je lis dans le Gaulois du 30 : « La brigade Gallifet a ramené un convoi de 5,000 prisonniers faits dans l’affaire de nuit. » — Le chiffre de 5,000 vous paraît impossible ? Lisez la Patrie du 30 : « Hier, dimanche, un immense convoi de prisonniers, venant de Belleville, se dirige vers l’ouest de Paris. » La Patrie estime qu’ils étaient 5 ou 6,000. Elle dit que la tête de la colonne était à l’Arc-de-Triomphe quand la queue était encore place de la Concorde. Le Times plus modéré, dit : « Un grand nombre de prisonniers viennent de traverser les boulevards escortés par de la cavalerie. On les évalue à 5,000 ; mais c’est probablement une exagération. »

Et puis après ce convoi, la Patrie en mentionne un autre de deux mille cinq cents.

Ces interminables convois laissaient des cadavres, dans toute la longueur de leur route.

L’Anglais, dont j’ai déjà cité le récit publié par le Macmillan’s Magazine d’octobre 1871, faisait partie d’un de ces convois. Il peint les scènes qui se passaient avant que la colonne se mît en route :

« Un pauvre enfant de neuf ans se tenait près de moi. Il ne faisait entendre ni un cri, ni une plainte ; il restait tranquillement à mon côté, jetant sur ma figure un regard furtif. À la fin, il s’aventura à glisser sa petite main dans la mienne ; jusqu’à la fin de cet horrible jour, il ne cessa pas son étreinte, à moins d’une absolue nécessité.

» Pendant ce temps, les exécutions continuaient ; j’en comptai jusqu’à vingt. Ensuite six ou sept encore, je crois, eurent lieu. Ceux qui étaient ainsi mis à mort étaient presque tous des officiers de la garde nationale. »

J’extrais du Times le récit du passage des prisonniers à travers Paris. Dans le convoi, le correspondant du journal anglais a vu beaucoup de femmes, quelques-unes en hommes, des cantinières, des ambulancières, de tout jeunes garçons, des vieillards, plus de quinze cents soldats de l’armée régulière, l’habit retourné.

« Un homme au teint basané, aux cheveux noirs, de forte corpulence, s’assit au coin de la rue de la Paix et refusa d’aller plus loin. Après plusieurs essais pour le contraindre, un soldat perdit toute patience, le perça à deux reprises de sa baïonnette ; on lui ordonna de se lever et de reprendre sa marche avec les autres. Comme on pouvait s’y attendre, le commandement fut sans effet. Alors on le saisit, on le mit sur un cheval ; il tomba aussitôt à bas. On l’attacha à la queue du cheval qui le traîna comme la reine Brunehaut. Il s’évanouit à force de perdre du sang. Réduit enfin à l’impuissance, il fut lié sur une voiture d’ambulance et emmené au milieu des cris et des malédictions de la population. »

Un autre prisonnier qui refusait aussi de marcher, fut traîné par les mains et par les cheveux. La foule criait aux troupes de le fusiller.

On sait qu’aux fortifications, de nouvelles exécutions avaient lieu.

Le Gaulois ajoute un détail à cette scène. Après avoir conduit la colonne jusqu’à la Muette, la brigade Gallifet revint aux buttes Chaumont par les boulevards. « M. de Gallifet, dit le journal, s’est arrêté un instant au Jockey-Club où il a été reçu avec un véritable enthousiasme ». Je ne sais quel autre journal ajoute qu’on voulut le garder quelques heures, mais qu’il n’écouta que ses devoirs… on se rappelle ce qu’étaient ses devoirs. Qui sait à combien de malheureux le zèle de M. de Gallifet coûta la vie ?

Un ancien sergent-major du 87e de ligne, aujourd’hui établi comme entrepreneur en province, m’écrit une lettre, où je lis :

« Vous raconterai-je les horreurs de la nuit du 26 au 27 ? C’était dans les abattoirs de la Villette, une pluie fine ne cessa de tomber. Toute la nuit nous entendons un bruit de fusillade. Le matin je me rends avec un ami du côté d’où ce bruit venait. Nous y voyons un monceau de corps : la pluie suintait, et le pavé était couvert de sang !

» J’ai été heureux d’avoir à exécuter des perquisitions rues de Crimée et d’Allemagne à la tête de quelques braves garçons de ma compagnie. Combien de malheureux n’avons-nous pas fait évader ! — Mais nous avions de bien mauvaises notes, nous ne trouvions jamais personne. »

Le massacre du Père-Lachaise a été hideux.

On a tué d’abord aussitôt après les combats. « On a fusillé tous ceux qui résistaient quand même », dit le Soir du 28. Puis on a exécuté là des prisonniers les jours suivants. Le Gaulois du 2 juin raconte comment on a exécuté le long du mur de Charonne cent quarante-sept fédérés. « Nous manquons de courage, dit-il, pour décrire le spectacle de cent quarante-sept hommes exécutés sur la place et entassés les uns sur les autres. » Un cent quarante-huitième s’est sauvé dans une excavation : on l’y a tué.

Le chef-d’œuvre, c’est le mot du Figaro du 5 juin :

« En se dirigeant vers le cimetière provisoire des Israélites, le cœur se serre lorsqu’on passe à côté des grandes fosses où les insurgés ont jeté pêle-mêle les cent quarante-huit victimes qu’ils avaient assassinées. »

On croirait que le Gaulois, devenu communard, a mis sur le compte de l’armée le massacre fait par les fédérés, si son dire n’était confirmé par les autres journaux, notamment par la Pall Mall Gazette du 1 juin :

« Je me suis transporté hier à la Roquette où cent quarante-huit fédérés venaient d’être exécutés après avoir été extraits des prisons de la Roquette. »

Le Siècle (cité par le Temps du 1 juin) dit de son côté :

« Les dernières exécutions sommaires ont eu lieu lundi à trois heures de l’après-midi, au Père-Lachaise, près de la fosse commune. Le nombre des coupables a été considérable. »

Enfin, l’Opinion nationale du 16 juin dit :

« Nous n’avons pas voulu quitter le Père-Lachaise sans saluer d’un regard de compassion chrétienne les tranchées profondes où ont été ensevelis pêle-mêle les insurgés pris les armes à la main et ceux qui n’ont pas voulu se rendre.

» Rectifions, en passant, les bruits exagérés qui ont couru au sujet des exécutions faites, soit au Père-Lachaise, soit aux environs.

» Il résulte de renseignements certains, nous oserons presque dire officiels, qu’il n’y a eu d’enterrés dans ce cimetière que, — fusillés ou tués en combattant, — en tout seize cents. »

On a beaucoup parlé d’exécutions à la mitrailleuse. Ces exécutions ont été traitées de légendes. Il est certain que la rumeur populaire en a placé à certains endroits où il n’y en eut pas. On a beaucoup dit, par exemple, que la boucherie de la caserne Lobau se faisait avec des mitrailleuses : c’est une erreur. J’ai longtemps hésité à croire, faute de témoignages précis et certains, que de telles exécutions eussent eu lieu. Je ne puis plus hésiter aujourd’hui.

Le lendemain de la prise du Père-Lachaise, MM. T***, père et fils, demeurant alors 65, rue de Bagnolet, ont été réveillés vers quatre heures du matin par de violentes détonations. Ils montèrent dans les combles de leur maison pour en découvrir la cause et aperçurent des soldats qui leur parurent appartenir à l’infanterie de marine. Ils avaient des mitrailleuses. Devant était placée une bande de prisonniers. MM. T*** les virent fonctionner sous leurs yeux.

On me cite un autre exemple.

Trente ou quarante prisonniers descendaient la rue de la Roquette, escortés par des soldats. Arrivés place Voltaire, on les fait ranger dans une encoignure, devant un quincaillier, au débouché de la rue de la Roquette. On les place la face contre le mur : les soldats s’écartent et démasquent les mitrailleuses qui font aussitôt leur office.

Je trouve encore, dans une lettre qui m’est adressée, les détails suivants ;

« Un capitaine du 71e d’infanterie, sauvé par miracle de Saarbruck, est devenu fou parce qu’il a été témoin, dans la cour des Quinze-Vingts, de l’acte de férocité que vous connaissez sans doute. Des malheureux ont été refoulés dans cette cour, puis on a amené des mitrailleuses qui on fait leur sinistre travail. Ce capitaine, qui était père de famille, vit une malheureuse femme qui tenait un enfant et ne pouvait mourir. Il dut l’achever : mais il est dans une maison de fous : il s’appelle C***. »

Je ne sais rien qui donne une idée si effroyable des exécutions collectives, que le dialogue que je vais mettre sous les yeux du lecteur.

Ce dialogue a été entendu par M. Ulysse Parent, le ferme et loyal républicain aujourd’hui membre du Conseil municipal, au livre duquel j’ai fait de si intéressants emprunts. M. Ulysse Parent avait gardé, lors de son arrestation, un tout petit carnet, facile à dissimuler et sur lequel il a pris note de ses tristes aventures, dans les caves du Luxembourg, à la cour prévôtale, dans les prisons de Versailles. Il a bien voulu mettre sous mes yeux ce carnet, dont la première page est remplie par les renseignements nécessaires, au cas où M. Parent aurait été exécuté, car il fallait tout prévoir. Notre ami était dans la prison de Saint-Pierre, à Versailles, lorsqu’il entendit, à la date du samedi 3 juin, entre deux sentinelles placées sous sa fenêtre, le dialogue en question. Il l’écrivit, en quelque sorte, sous leur dictée ; et je le donne textuellement tel qu’il est reproduit sur le carnet. Les deux interlocuteurs étaient, à ce qu’estime M. Parent, deux agents de police habillés en soldats. Une ronde venait de passer ; ils attendirent qu’elle se fût éloignée pour causer à leur aise. Voici le dialogue :

Le premier. — Et toi, où étais-tu ?

Le second. — Oh ! moi, je ne suis arrivé qu’à la fin, nous étions de la réserve avec le général ***. On nous a conduits derrière les Invalides, mais j’ai vu les incendies. — Et toi ?

Le premier. — Moi, j’étais aux Buttes-Chaumont, derrière la Villette. Ça chauffait de notre côté. Quelles canailles il y avait par là ! Quand ça a été fini, nous en avons bien collé cent cinquante d’un coup dans le coin d’un mur. On a fusillé dans le tas. Nom de Dieu ! la barbe en fumait !

Le second. — Un vrai bouzin, quoi !

Le premier. — Il y avait un vieux bougre qui se relevait à chaque décharge en criant : Vive la Commune ! On lui en a foutu de la Commune ; mais il a été long à déquiller.

Le second. — Le bougre avait la peau dure ?

Le premier. — C’est pas ça, mais il était enragé parce qu’on avait pris avec lui sa femme et sa fille. C’est égal, gueulait-il !

Le second. — Il n’y avait donc pas que des nationaux ?

Le premier. — On avait pris tout ce qu’on avait ramassé

Le second. — Ça devait faire un joli tas ?

Le premier. — J’t’écoute. Nous étions à quinze pas pour tirer. Le chaud des corps nous montait à la figure, et il fallait reculer à mesure, le sang nous rentrait dans les semelles !…

Le second. — C’est égal : c’étaient de jolies canailles !


LIV

LA ROQUETTE

C’est là que les otages avaient été massacrés par les fédérés. Le Times du 2 juin, après avoir rappelé cet horrible souvenir, ajoute : « Mais les exécutions faites à la Roquette et dans la vaste prison qui lui fait vis-à-vis les ont amplement vengés. » Aucun abattoir ne fut comparable à celui-là, sinon la caserne Lobau. Mais il faut considérer que les massacreurs de la caserne Lobau eurent six jours, tandis que ceux de la Roquette n’en eurent que deux ou trois : et ils rattrapèrent le temps perdu.

M. Maxime Ducamp a consacré une grande partie d’un de ses gros volumes à la prison de la Roquette. Il a complètement oublié de parler de ces exécutions. Elles sont pourtant bien connues : les journaux de Versailles, la presse étrangère en ont parlé. Les gardiens de la prison, qui ont fourni au nouvel académicien de si minutieux détails, ont assurément conservé quelque souvenir de cette affreuse effusion de sang. Des milliers d’exécutions, voilà ce que l’écrivain conservateur omet : nous allons combler cette importante lacune.

Je vois, dans une note qu’on me remet au sujet des événements de la Roquette, que le directeur fut fusillé dès l’arrivée des troupes. Puis, de tout le quartier, les captifs furent dirigés sur la prison. Une cour prévôtale, composée de trois officiers de marine, s’installa séance tenante. Les fusillades durèrent deux jours. Un ordre apporté par une estafette, le surlendemain, y mit fin.

Le correspondant du Times écrit au grand journal anglais :

« Quand nous passons devant la prison de la Roquette, nous entendons environ quatre-vingt-dix coups de fusil, puis une mitrailleuse, et les troupes nous crient qu’on exécute les prisonniers. »

On en exécutait, en effet, un chiffre assez étonnant. M. Lissagaray, dans son Histoire de la Commune, cite la relation d’un de ceux qui furent épargnés. Cette relation a un grand caractère de vérité, et l’on verra, soit par les extraits de journaux, soit par les témoignages que nous pouvons y ajouter, que les détails donnés par la relation que cite M. Lissagaray n’ont rien d’exagéré.

L’auteur de cette relation, rentré chez lui le samedi soir, sortait fort tranquillement le dimanche matin pour aller à ses affaires, quand, boulevard du Prince-Eugène, il fut compris dans une razzia. On le conduisit à la Roquette. Un chef de bataillon se tenait à l’entrée, toisait les arrivants, puis disait : « À droite !… à gauche ! »

« Je fus envoyé à gauche, continue la relation, — les soldats me disent : Votre affaire est dans le sac. On va vous fusiller, canailles. »

On a reconnu le procédé du Châtelet et de Mazas : « À gauche, à droite ! » C’est ainsi que les jugements se rendaient alors.

Voilà les condamnés en route pour la fusillade. Le narrateur se trouvait le dernier à côté du sergent qui conduisait le troupeau à l’abattoir. Le sergent le regarda : « Qui êtes-vous ? — Je suis professeur. On m’a pris ce matin sortant de chez moi. — Avez-vous des papiers ? — Oui. — Venez. » Le sergent le ramena au chef du bataillon. « — Mon commandant, il y a erreur, ce jeune homme a ses papiers. — Eh bien ! à droite ! » — Et les voilà en route vers la porte. Chemin faisant le brave sous-officier expliquait au professeur que ceux qui passaient à gauche étaient fusillés. Ils étaient au seuil de la porte, quand un soldat courut à eux : « Sergent, le commandant vous fait dire de reconduire cet homme à gauche. »

Le malheureux professeur eut un mouvement de désespoir. « Fusillez-moi, dit-il » ; seulement, il pria le sous-officier de remettre ces papiers à sa famille. Puis il alla du côté où l’on l’envoyait. Il voyait déjà une longue file de condamnés contre un mur et des cadavres à terre, trois prêtres devant eux, lisant la prière des agonisants, quand il se sentit empoigné par le bras. Le sergent le ramenait à l’officier. « Mon commandant, c’est impossible de fusiller cet homme, il a ses papiers. » — « Voyons, dit le commandant. » Il parcourut le portefeuille, qui lui fut remis… Cette fois, le professeur passa pour de bon à droite.

Il y eut bientôt une foule de prisonniers avec lui : trois mille, à son évaluation. Tout le dimanche, toute la nuit, les détonations des fusillades ne cessèrent pas. Le lundi matin, un peloton entre. On demande cinquante hommes. Les prisonniers croient qu’on les demande pour une nouvelle exécution : personne ne bouge. Les soldats empoignent les premiers venus. Le professeur est du nombre. On les mène devant les cadavres. « Ramassez tous ces salauds et mettez-les dans les tapissières, » dit le sergent. Et il fallut accomplir cette lugubre besogne. Il semblait que plusieurs des fusillés respiraient encore. Mais les soldats criaient : « Allons ! va toujours. »

« Nous avons ramassé 1,907 corps », dit l’auteur de la relation.

Ce chiffre vous paraît énorme ?

Voici ce que dit le Times du 4 juin (correspondance du 31 mai) :

« Dimanche (c’est-à-dire le premier jour des exécutions, dans les premières heures), un Anglais visitant la prison a vu une seule montagne de trois cents cadavres, tous victimes des exécutions sommaires, et même, depuis lors, des bataillons de prisonniers ont été fusillés par intervalles. »

Et la Liberté, dit, de son côté :

« Pour les autres gardes nationaux arrêtés, et dont le nombre s’élevait à plus de quatre mille dans ces parages, une cour martiale fut installée à la Roquette même. Un commissaire de police et des agents de la police de sûreté furent chargés du premier examen. Ceux désignés pour être fusillés étaient dirigés vers l’intérieur : on les tirait par derrière pendant qu’ils marchaient, et on jetait leurs cadavres sur les tas voisins. Tous ces monstres avaient des figures de bandits. Les exceptions étaient à regretter. »

Telle est la réflexion qu’inspirait au journal conservateur ce hideux massacre : les exceptions étaient à regretter.

Une partie du 110e de ligne n’était pas sortie de Paris après le 18 mars : mais elle ne servit pas la Commune. Elle rejoignit l’armée entrée dans Paris. Les soldats qui se trouvaient dans ce cas, comparurent plus tard devant le conseil de guerre, mais on ne les condamna pas très sévèrement. L’un d’eux (un graveur sur bois) était à la Roquette. Il a depuis raconté à un de mes amis qu’il avait vu les fusiliers marins exécuter treize cents personnes en une nuit ! Le compte était facile à faire. On exécutait par fournées régulières, suivant le système décimal ! Ce soldat et d’autres prisonniers portaient les cadavres dans des chariots à la porte.

Ce témoignage confirme exactement celui que publie M. Lissagaray. Calculez d’après cela le chiffre des victimes. Trois cents pour les premières heures (Times), treize cents pour une nuit (le soldat du 110e), dix-neuf cents pour vingt-quatre heures (Lissagaray), et le massacre ne cessa que le troisième jour ! Cela suppose trois ou quatre mille fusillés à la Roquette, à peu près autant qu’au Châtelet, probablement.


LV

LES FORTS

Après cet épouvantable massacre, je ne puis m’étendre sur les moindres tueries. Il faut pourtant dire un mot des forts, surtout du fort de Vincennes. Pour les autres, un exemple emprunté au Gaulois donnera l’idée de ce qu’on y fit. Le Gaulois du 30 mai dit :

« Quand on entra dans l’enceinte du premier, on trouva huit artilleurs de la Commune, qui n’avaient pas eu le temps de fuir ; on les fusilla. »

Ce qui se passa à Vincennes mérite d’être exposé avec plus de détails. Le lecteur sera surpris d’y voir les chefs de l’armée, M. de Mac-Mahon, M. Vinoy, tenant personnellement aux fusillades, se réservant le moyen de les faire, les ordonnant eux-mêmes…, et à quelle date ? — Le dimanche 28, après la fin de la lutte, alors que Paris était inondé de sang et couvert de cadavres !

Je suis ici deux autorités que l’on ne récusera assurément pas : M. Vinoy dans son livre : l’Armistice et la Commune, et M. l’abbé Crozes, Épisode communal. L’abbé Crozes, aumônier de la Roquette, otage de la Commune. — Son arrestation, sa captivité, sa délivrance racontés par lui-même. — Récit inséré d’abord dans la Semaine religieuse.

Le fort de Vincennes fut le dernier point occupé par les fédérés. Il était encore en leur pouvoir, quand la dernière barricade fut enlevée dans Paris. D’après M. Vinoy, il y avait là environ quatre cents hommes, sous les ordres du lieutenant-colonel Faltot. Ils offrirent de se rendre moyennant certaines conditions, par exemple la vie sauve et des passeports.

« Ces réserves, dit M. Vinoy, cachaient un piège auquel il eût été puéril de se laisser prendre. »

Le piège consistait en ceci, qu’ils essayaient d’éviter le massacre. Ce que M. Vinoy trouvait puéril c’était de ne tuer aucun prisonnier !

Tel était aussi l’avis de M. de Mac-Mahon. M. Vinoy cite, aux pièces justificatives, la lettre que le maréchal lui adressa à ce sujet.

Je la reproduis :

« Quartier général, 29 mai.
» Mon cher général,

» Nous devons admettre le cas où les insurgés ne voudraient pas se rendre, à moins de conditions pour nous inacceptables. Nous ne pouvons les recevoir à composition qu’autant qu’ils se rendraient à discrétion. »

La suite explique le sens de cette phrase d’une façon qui ne laissera place à aucun doute.

Les fédérés se révoltèrent contre leurs chefs, qui refusaient de capituler dans ces conditions et menaçaient de faire sauter le fort. Les portes furent ouvertes à l’armée. M. Vinoy y entra lui-même. Il dit que « dix individus plus ou moins coupables » furent traduits devant la cour martiale. Pas un mot ne permet de deviner qu’ils furent exécutés. M. Vinoy ne veut pas se compromettre.

Mais M. l’abbé Crozes, qui connaissait et cherchait à sauver un des fusillés, nous donne, d’après l’aumônier du fort, des renseignements plus précis.

Une cour prévôtale fut improvisée dans le fort même. On lui amena les personnes suivantes :

Le capitaine Révol, celui que l’abbé Crozes voulait sauver, parce qu’à plusieurs reprises Révol l’avait sauvé de la mort. L’abbé Crozes faisait partie des otages.
Delorme lieutenant général d’état-major.
Bagration, chef de légion.
Okolowick, capitaine, frère du général.
Un sergent du 18e bataillon de chasseurs à pied, chargé de la manipulation des poudres.
Vaillant, commissaire de la Commune ;
Viellet, idem.
Lepêcheur, idem.
Vanderbucke, idem.

Telles sont les personnes que M. Vinoy jugeait « plus ou moins coupables ». Et, en effet, il y avait dans leur nombre quatre fonctionnaires civils, que les tribunaux auraient probablement condamnés à quelques années de prison.

La cour martiale ne les jugea pas « plus ou moins coupables ». Ils comparurent à minuit devant elle, dans la nuit du 29 au 30, et furent tous condamnés à mort : leur procès ne dura pas longtemps, car, à trois heures du matin, ils étaient tous exécutés dans les fameux fossés de Vincennes.

Avant de les exécuter, on les avertit que l’aumônier les attendait à la chapelle. Cet honorable ecclésiastique les accompagna trois par trois au supplice.

Les neuf cadavres furent enterrés dans les fossés.

Ainsi furent massacrés, une fois le combat fini, après examen sommaire, et par les soins de MM. de Mac-Mahon et Vinoy, huit prisonniers choisis dans une garnison qui s’était rendue.

Pour arriver à ce résultat, MM. de Mac-Mahon et Vinoy avaient risqué de faire sauter le fort de Vincennes.


LVI

APRÈS

À la fin de mai, Paris était plein de cadavres : il y en avait partout, dans les rues, sur les places, dans les maisons, dans les appartements : il y en avait une longue file sur toute la longueur des berges de la Seine ; il y en avait qui suivaient la Seine au fil de l’eau. Le reporter d’un journal, qui prit la peine de les compter pendant quelques minutes, appelait cet exercice : « la pêche aux fédérés ». Des fosses où, provisoirement, on jetait les corps, restaient béantes çà et là.

Il fallut nettoyer ce charnier. Tout ce qu’on trouva de charrettes, de voitures, y fut employé. « Sur le boulevard Saint-Michel, dit la Liberté, les omnibus descendaient, s’arrêtaient à chaque barricade, et s’emplissaient peu à peu comme d’une marée de cadavres… L’aspect des voitures à travers lesquelles passaient des pieds et des bras était terrible. »

Il était temps ; une puanteur horrible remplissait l’atmosphère, et l’on craignait la peste.

On creusa à la hâte de vastes fosses dans les cimetières, au Champ-de-Mars, etc., on y jeta les corps avec une couche de chaux. Dans les casemates des fortifications, on brûlait les cadavres. La place manquait encore pour ensevelir tout. On en porta beaucoup aux portes de Paris, dans les tranchées d’Issy notamment. Beaucoup restèrent et sont encore, sous les pavés ou dans les terrains vagues de Paris. Les exhumations qu’on fit à ce moment ont été très incomplètes. Quand, des années plus tard, on fit, devant le parc Monceau, des travaux pour poser les rails des tramways, on trouva des ossements de fusillés.

Paris, pacifié, n’en resta pas moins ville conquise. La terreur militaire et policière se continua. Pendant de longs mois, les patrouilles de cavalerie, le sabre au poing, ou le mousquet sur la cuisse, sillonnèrent les rues paisibles. Le Bien public, journal officieux, raconte dans son numéro du 15 juin, un incident qui montre à quel point Paris était traité militairement. Un attroupement s’était formé au coin de la rue de la Chaussée d’Antin, à cause d’une querelle avec un cocher qui refusait de marcher. Une patrouille qui passait, accourt le sabre haut, disperse brutalement l’attroupement, et menace de faire fermer les cafés.

Chaque quartier avait à sa tête un militaire. La circulation fut défendue les premiers jours. Une note affichée du général Laveaucoupet qui commandait dans les huitième, neuvième, dixième arrondissements, donne l’idée du régime auquel Paris était soumis. J’en détache ces deux articles :

« 1o Les officiers et employés militaires ont seuls, en uniforme, la libre circulation et aucun laissez-passer ne sera délivré aux civils.

» 2o Les troupes feront des perquisitions dans toutes les maisons des arrondissements sus-désignés, afin de procéder à l’enlèvement des armes de toute nature, et à l’arrestation des individus suspects.

» Fait au quartier général, gare du Nord.

» 29 mai 1871. »

Les portes des fortifications étaient gardées et interdites. Des rondes de mouchards surveillaient les soldats qui les gardaient.

Des colonnes de prisonniers partaient encore au mois d’août. Toute la différence, c’est qu’elles prenaient le chemin de fer. Certaines régions de Paris étaient complètement désertes. « À Belleville, dit le Bien public du 15 juin, toutes les maisons entre les rues Pradier et Fessard, et de la rue de Puebla à la rue de Belleville, sont absolument inhabitées. » Tous ceux qui ont traversé ce côté de Paris à cette époque parlent du grand silence au milieu duquel on marchait. On eût cru voir une ville morte.

Une grande partie de la population ouvrière était fusillée, emprisonnée ou en fuite. Il y eut un moment, tout le monde s’en souvient, où il était devenu impossible de faire faire les travaux les plus simples. Le boutiquier qui voulait faire réparer sa boutique, ne trouvait plus de menuisiers dans Paris.

En revanche, le « Paris élégant » était revenu. Le monde viveur menait grand tapage. Il se sentait vainqueur. Ce monde, pendant la semaine de Mai, allait souper aux restaurants de la terrasse de Saint-Germain, d’où l’on voyait, la nuit, Paris en feu. Un bruit de chansons, de rires, partait des cabinets particuliers où la haute gomme et les plus fameuses impures du second empire jouissaient du spectacle. La foule, un jour, faillit leur faire un mauvais parti. La police dut les chasser et fermer les maisons de plaisir où ils insultaient au deuil public.

Cela se continua après la victoire dans Paris même. On voyait ces Parisiens et ces Parisiennes d’antan, ces Versaillais et ces Versaillaises d’hier, remplacer le tour du lac par la visite aux ruines calcinées de la guerre civile. Le Paris sombre et sévère des deux sièges était surpris de revoir ces figures oubliées. On s’amusait à grand bruit. Le lecteur sait comment le Figaro rêvait déjà d’installer les jeux de Monaco sur les ruines de l’Hôtel-de-Ville. Un journal, pourtant fort conservateur, le Journal de Paris de M. Hervé, flétrit en des termes énergiques le tapage du monde viveur, et rappelle à ce sujet un passage de Tacite ; c’est qu’en effet, c’était, derrière l’armée, le Bas-Empire qui rentrait.

Le 2 juin, le Gaulois faisait cette réflexion naïve :

« Aux premières heures de l’entrée des troupes dans Paris, nous avons assisté, de la part des habitants, à une sorte d’explosion de joie… Mais, nous sommes obligés de le constater, ce mouvement n’a pas continué… Paris, qui a été si longtemps soldat, s’indigne d’être traité en révolté ; il lui semble que la répression aurait dû s’arrêter au jour où l’insurrection était vaincue ; et il n’a pas pour ceux qui viennent de l’arracher au plus honteux des esclavages, la reconnaissance que la France serait en droit d’attendre de lui. »

Comme le remarque judicieusement le Gaulois, Paris manquait de reconnaissance et ne se trouvait pas délivré. Assurément, dans la dernière période, la Commune avait perdu des partisans.

Beaucoup de gens lui en voulaient notamment de ses perquisitions ; on en était délivré, pour subir d’autres perquisitions, reproduites deux fois, à la prise du quartier, et en juin, — et ce n’étaient plus des perquisitions isolées, rares, — on fouillait méthodiquement toutes les maisons.

On en voulait aussi à la Commune, avant l’entrée des troupes, de ses arrestations vexatoires, qui firent un certain nombre de prisonniers. On en était délivré, pour avoir d’autres arrestations qui firent quarante mille captifs.

On avait trouvé insupportable sous la Commune l’obligation de ne pouvoir sortir de Paris qu’avec un laissez-passer. Et pour avoir ce laissez-passer, il fallait faire queue de longues heures à la préfecture de police ; encore était-il souvent refusé sur un soupçon. Maintenant, c’était bien différent. Il fallait encore un laissez-passer, mais on le demandait à l’autorité militaire, au palais Bourbon ; on faisait queue des journées entières (voir le Siècle du 1er juin).

Sous la Commune, des officiers de fédérés, brutalement, dans les kiosques, saisirent des paquets de journaux opposés à l’Hôtel-de-Ville, les déchirèrent. H. Rochefort flétrit énergiquement cette violence dans le Mot d’Ordre. En juin, tout était changé. Tel officier de l’armée, lecteur du Figaro (où M. Saint-Genest dénonçait assidûment ses confrères du Siècle), s’indignait de voir dans les kiosques des numéros du Siècle, les confisquait et les lacérait, mais sans les payer, bien entendu. (Nation française du 7 juin.)

La Commune par un décret vexatoire qui ne fut jamais exécuté, exigeait que tout citoyen eût une carte de civisme. Le Figaro recommande l’imitation de ce moyen au gouvernement. Le gouvernement n’en avait pas besoin. Il avait mieux : les dénonciations, les chassepots, les perquisitions partout.

Et puis la police veillait. Un de nos amis se trouvait à une table d’un café, boulevard Saint-Michel, avec un de ses camarades. Celui-ci lisait le Figaro, et, irrité par les dénonciations dont l’honnête feuille était remplie, froissa, rejeta le journal avec colère… Un agent s’approcha, voulut arrêter le lecteur coupable d’indignation vis-à-vis du Figaro : celui-ci dut prétendre qu’il n’avait nul mauvais sentiment pour le journal de M. de Villemessant.

On massacrait non seulement à Satory mais encore dans Paris même ou à côté, au moins sur trois points.

On exécutait à la prison militaire du Cherche-Midi, de nuit et dans les caves. (J’ai cité le fait à propos des abattoirs.)

On exécutait au bois de Boulogne. Au moins tous les journaux l’affirmèrent. L’Officiel, il est vrai, inséra ce démenti comminatoire le 13 juin :

« On lit dans un journal… C’est au bois de Boulogne que se font les exécutions… Toutes les fois que le nombre des condamnés dépasse dix hommes…, on se sert d’une mitrailleuse. Nous croyons devoir déclarer que tout journal qui reproduirait cette odieuse et absurde calomnie serait immédiatement déféré à la justice. »

Ce démenti ne convaincra personne.

D’abord, il est vague. Que dément-il ? Les exécutions ou l’emploi de la mitrailleuse ?

Pourquoi feindre tant d’indignation à l’idée d’exécution au bois de Boulogne, alors que dans le même temps on en faisait notoirement, incontestablement ailleurs ? Puis, qui propageait ces « absurdes et infâmes calomnies » ? Les journaux les plus conservateurs, les plus amis des exécutions.

Ce démenti obtint si peu de crédit, qu’un journal absolument dévoué à M. Thiers et au gouvernement, la Cloche, remarquait que la note de l’Officiel était « tardive », et « étrange ». Tardive, car la nouvelle avait déjà fait le tour de la presse depuis plusieurs jours ; et étrange, car il était difficile de poursuivre la reproduction d’un article qui n’était pas poursuivi.

Enfin, on exécutait encore, avec des mitrailleuses, au Père-Lachaise.

M. L***, négociant, retraité militaire, écrit à ce sujet à M. Clémenceau :

« Mon père habitait depuis 1866, 17, rue d’Eupatoria, à Belleville-Ménilmontant, et prit part à la défense de Paris (contre les Prussiens), comme lieutenant de la garde nationale… Au mois de décembre, son état rhumatismal l’obligeait de quitter tout service… Le 29 mai, une lettre d’un cousin, son voisin, m’apprenait (en province) que mon père était à toute extrémité. Je pus entrer dans Paris le 1er juin au soir, après des démarches et formalités que vous devinez : mon père était mort. — Je le fis enterrer civilement le 4 juin, et je restai à Paris jusqu’au 7.

» Le matin du 2 juin, vers quatre heures, j’entendis un bruit de toile déchirée ressemblant à un feu de peloton mal fait. — Mais ce sont les moulins à café du Père-Lachaise. Oh ! esprit parisien ! C’est ainsi que les habitants désignaient les mitrailleuses qui remplaçaient les pelotons d’exécution…

» Je me rendis dans le chemin de Charonne : une brèche était pratiquée au mur : c’est par là qu’on introduisait sans doute les gens que l’on massacrait : on y ajoutait les malheureux qui s’étaient cachés dans les tombeaux, et qui, la faim aiguillonnant, sortaient de leurs cachettes…

» J’affirme de la façon la plus formelle et sur mon honneur que, jusqu’au 7 juin, jour où j’ai quitté Paris, chaque matin, de quatre heures à quatre heures et demie, ces exécutions avaient lieu au moyen de mitrailleuses, pendant une demi-heure. Il m’a été assuré par une famille habitant ce quartier que ces massacres se sont continués jusqu’au 12. »

Le lecteur, après ses détails, jugera ce que vaut le démenti indigné de l’Officiel au sujet du bois de Boulogne.

Ce qui était infâme à l’ouest de Paris ne l’était donc plus à l’est ?

Un honorable industriel parisien m’a révélé par écrit et de vive voix, des détails plus hideux encore, qu’il a vus de ses yeux, dans la première moitié de juin 1871.

On sait qu’il existe, dans la plaine d’Issy et de Vanves, des catacombes extra-muros, de profondes excavations, des galeries souterraines, depuis longtemps utilisées pour la culture des champignons, et dont les puits de descente, tous munis d’une échelle, sont très voisins les uns des autres.

Beaucoup de fédérés s’y sont réfugiés. Une partie de la garnison des forts essaya de s’échapper par là, les journaux du temps en font foi. D’autres encore durent s’y cacher. Il y en eut qui y moururent de faim. Le témoin qui m’a rapporté ce qui suit, se promenait ce jour-là, avec un ami, entre les forts d’Issy et de Vanves, quand il remarqua avec surprise des soldats qui semblaient faire sentinelle. Les deux hommes s’informèrent, se dirigèrent vers un des soldats. Il était posté derrière un tas de pierre, à quelques mètres d’un des puits de descente. Il leur donna toutes les explications nécessaires. Les fédérés, chassés par la faim, se risquaient un à un hors des puits. Blêmes, décharnés, défaillants, n’ayant plus forme humaine, éblouis par la lumière qu’ils n’avaient pas revue depuis de longues journées, tâtonnant et trébuchant comme des aveugles, ils faisaient péniblement sept ou huit pas… le soldat embusqué les tirait, les couchait à terre.

Les promeneurs s’approchèrent de plus de dix-huit puits, et virent partout la même chose.

C’était une chasse l’affût, véritable partie de plaisir, où le soldat se divertissait des grimaces des malheureux sortant des ténèbres : il les décrivait fort plaisamment au témoin. Puis, s’interrompant dans ses explications : « Ne faites plus de bruit, parlez bas, disait soudain le chasseur aux promeneurs : j’en entends monter un. »

On ne portait pas le gibier bien loin : tout près de là, des tas de terre recouvraient tant bien que mal les cadavres des victimes déjà frappées.


LVII

LA PRESSE

J’ai terminé le récit de cet épouvantable massacre : on sait maintenant ce qui s’est passé à Paris en plein dix-neuvième siècle. Et à côté de ces torrents de sang de ces montagnes de cadavres, de ces abattoirs d’hommes, de ces femmes, de ces enfants, de ces vieillards tués à coup de fusil, à coups de mitrailleuse, à coups de baïonnette, à coups de sabre, à coups de crosse, la tribune française était debout : elle est restée muette. — Et la presse ? — Elle encourageait les massacreurs, elle dénonçait les victimes.

Si l’on veut avoir une idée de la folie furieuse qui s’était alors emparée de la société française, il faut lire les journaux du temps ; quand on les parcourt, l’armée semble humaine, indulgente ; et l’on ne peut s’empêcher de se dire : Comment des soldats, pris dans le terrible entraînement du massacre, ont-ils épargné, je ne dis pas un seul fédéré, mais un seul Parisien, quand des écrivains, tranquillement assis dans leur cabinet, étaient en proie au sanguinaire délire dont, malheureusement pour eux, leurs journaux portent témoignage ?

Reportez-vous par la pensée, au lundi 29 mai 1871 : Paris est un vaste charnier ; on fusille à la caserne Lobau, à Mazas, à la Roquette ; le parc Monceau, l’École militaire, sont empestés par la mort ; il y a des cadavres dans les rues, sur les quais, sur les places, dans les maisons ; on a tellement tué que les soldats écœurés refusent de fusiller encore et que l’on craint une épidémie… Eh bien ! c’est ce jour-là qu’un écrivain de tempérament calme, plutôt lourd, grand éplucheur de vaudevilles, grand admirateur des couplets de Scribe, après avoir vu la foule se ruer sur les prisonniers sur les boulevards de Versailles, après avoir entendu la détonation sinistre des mitrailleuses de Satory, rentre chez lui et compose dans son cabinet l’article intitulé le Droit de punir, qui a paru le 30 au matin, dans le Gaulois daté du 31.

Cet écrivain, quelques jours avant, avait présenté les fédérés, les incendiaires, les exécuteurs des otages comme étant sous l’influence d’une véritable maladie mentale, et quelques-uns de ses lecteurs lui avaient écrit : Prenez garde, vous représentez les insurgés comme des aliénés, on en conclura qu’ils ne sont pas responsables, qu’on ne doit pas les punir ; vous allez énerver la répression. L’écrivain se hâte de se défendre d’une si injuste accusation. Énerver la répression, même après la semaine de Mai !… Il n’en a garde. Et alors il écrit une véritable philosophie de la boucherie, qu’il intitule « le Droit de punir » et qui devrait s’appeler « le Droit de massacrer ».

On dirait le pédant de la comédie italienne suivant le capitan pour lui faire, en langue scolastique, la théorie du sang versé, et mettre un syllogisme au pommeau de sa rapière.

« Les personnes qui parlent ainsi, dit-il (il s’agit des correspondants qui lui avaient reproché d’énerver la répression), vivent sur une vieille erreur qu’il est urgent de combattre… La société n’a pas à s’enquérir des culpabilités plus ou moins grandes ni à les châtier. Son œuvre est plus modeste : elle retranche de son sein les éléments dangereux ou les réduit à l’impossibilité de nuire…

» Il ne s’agit ici pour elle ni d’équité ni de morale…

» La mort n’est point un châtiment. Qui pourrait s’arroger le droit d’ôter la vie à son semblable ? C’est une précaution.

» Voilà des milliers d’hommes en proie à un accès d’épouvantable démence. Ils volent, ils assassinent, ils brûlent.

» C’est de l’aliénation mentale, je le veux bien.

» Mais des aliénés de cette espèce et en si grand nombre, et s’entendant tous ensemble, constituent pour la société à laquelle ils appartiennent un si épouvantable danger qu’il n’y a plus d’autre pénalité possible qu’une suppression radicale. »

Le Figaro n’y mettait pas tant de métaphysique. Les hommes de plaisir qui le rédigeaient n’avaient pu encore étancher leur soif de sang : les exécutions de Mai ne leurs suffisaient pas.

Le journal boulevardier dirigé par M. de Villemessant, publiait le 8 juin l’article intitulé : « Entreprise générale de balayage parisien » d’où j’extrais ce qui suit :

« L’armée est entrée par la brèche au milieu des barricades et des ruines fumantes : donc les Parisiens doivent subir les lois de la guerre, si terribles qu’elles puissent paraître… Aujourd’hui la clémence serait de la démence… Tout en espérant le prochain rétablissement de la légalité, il est à désirer que Paris reste sous le régime militaire jusqu’à ce qu’il soit complètement épuré.

» Voici, à mon avis, par quels moyens on arrivera à ce résultat :

» Les membres de la Commune, les chefs de l’insurrection, les membres des comités, cours martiales et tribunaux révolutionnaires, les généraux et officiers étrangers, les déserteurs, les assassins de Montmartre, de la Roquette et Mazas, les pétroleurs et pétroleuses, les repris de justice, doivent être passés par les armes.

» La loi martiale devra s’appliquer dans toute sa rigueur aux journalistes qui ont mis la torche et le chassepot aux mains de fanatiques imbéciles… Tout individu ayant subi des condamnations, tous les gardes nationaux convaincus d’avoir joué un rôle actif dans l’insurrection, seront déportés dans une colonie pénitentiaire…

» Et tout ouvrier n’ayant pas deux ans de domicile et ne justifiant pas d’un travail régulier (c’est-à-dire chez un patron répondant de lui), sera renvoyé dans son département. »

C’est après le massacre de Mai que le Figaro demandait ce nouveau massacre des membres de la Commune, des membres des comités, des journalistes, etc.

Encore du sang !… C’était ce dont Paris avait besoin. Et puis il fallait encore autre chose que le Figaro indiquait dans le même numéro : c’était un moyen de relever Paris après les incendies. « Ce moyen n’est autre chose, dit le vertueux journal, que le rétablissement des jeux, comme il y en a en Allemagne, et des loteries, comme il y en a dans tous les pays. »

Abattoir et tripot !… Brescia et Monaco à la fois ! M. Bénazet se glissant derrière M. de Gallifet… C’est complet, n’est-ce pas ? Et l’on reconnaît bien le journal aux presses bénites, à cette idée de refaire Paris par le massacre et la roulette.

On ne se bornait pas à ces généralités. L’extension du massacre, qui s’accrut de jour en jour, ne s’expliquerait pas sans les huées qui accompagnaient les fusillades, sans les calomnies meurtrières répandues sur la population de Paris, sans l’étrange perversion d’idées qui fit considérer comme des bêtes sauvages, qu’on pouvait tuer indifféremment et utilement, ainsi que des loups et des tigres, des Français, non seulement les fédérés, mais tous les habitants de la capitale.

Eh bien ! ces huées, la presse en donnait l’exemple ; ces calomnies, elle les propageait ; cette idée sauvage, elle la répandait partout.

Qui donc, au milieu même du massacre, crée, répand la légende de pétroleurs et de pétroleuses ? La presse : c’est une émulation d’inventions absurdes des reporters qui veulent se signaler. On donne des pendants (mais dans un autre genre) au fameux serpent de mer du Constitutionnel. L’un imagine et décrit un engin spécial pour lancer le pétrole, l’autre raconte l’histoire de l’incendiaire ayant sur lui cent quarante mètres de mèches soufrées. Je ne reproduis pas ces citations ; elles seraient innombrables ; et j’en ai donné des échantillons à propos des pétroleuses. Et ces inventions absurdes, lues à Versailles, lues à Paris, renouvellent la fureur des officiers qui fusillent, des foules qui insultent et maltraitent.

Ajoutez toutes les fausses pièces, dont l’ordre à Millière et à d’autres de se mettre à la tête des fuséens, et le fameux « Flambez finances » sont les plus connues. On ne les défend plus aujourd’hui. M. Maxime Ducamp lui-même avoue qu’elles sont apocryphes. Mais tout le monde y croyait alors, et chacune d’elles était grosse d’exécutions.

Et puis, on arrête des milliers d’innocents. (Les trois quarts des prisonniers survivants ont eu des ordonnances de non-lieu.) On fait des razzias dans tous les quartiers, on entraîne à Versailles, non pas seulement les fédérés, les partisans de la Commune, mais des milliers d’habitants paisibles, pris chez eux sur une dénonciation, des femmes, des enfants : il semblait qu’on prît des bêtes sauvages ; c’est ainsi que la presse les représentait.

Le Soir de M. Pessard, parlait en termes inqualifiables de ces brigands, ces femelles aux mamelles pendantes. Le Paris-Journal s’exprime dans un style plus violent encore : il s’agit d’un convoi de femmes :

« La bêtise, le vice et le crime étaient peints en traits sanglants et brûlants encore sur tous ces visages… quelques-unes essayaient un rire bestial : d’autres s’efforçaient de tirer une larme absente de leurs yeux rougis par la débauche et l’orgie. Toutes d’ailleurs joignaient à la laideur de l’âme la laideur du visage et la difformité du corps. »

La Patrie du 31 mai parle en ces termes des malheureux qui allaient passer devant la cruelle cour martiale du Châtelet, et que la foule regardait, comme je l’ai dit, attendre leur sort sur la terrasse du foyer :

« Un public nombreux stationne pour regarder ces misérables, absolument comme devant les cages des animaux féroces au Jardin des Plantes. Seulement, ceux-ci on les plaint d’être enfermés, tandis qu’on n’entend contre les premiers que des souhaits de vengeance ou plutôt de punition. »

Plus de pitié pour les tigres que pour les Parisiens, comme les blessés des Quinze-Vingts, comme tous les malheureux, absolument étrangers à la Commune, que nous avons vus passer devant la cour martiale !… Il est difficile d’aller plus loin. Et qu’on ne croie pas que de telles phrases soient des exceptions : c’est le style ordinaire des journaux.


LVIII

LA PRESSE

(suite)

J’ai commencé à montrer quel fut le rôle de la presse pendant et après la semaine de Mai. Je dois dire qu’il y eut d’honorables exceptions. Non seulement les journaux tels que le Siècle, tels que le Temps, mais encore des feuilles aussi conservatrices que les Débats s’abstinrent de ces sanglantes excitations, cherchèrent même à réagir, demandèrent la fin de cet aveugle massacre, flétrirent les dénonciations et relevèrent quelques-unes des sinistres erreurs de la répression.

Les pires furent les feuilles « boulevardières ». J’ai eu l’occasion, dans une polémique récente, de montrer à l’œuvre le journal de M. Pessard. D’autres le laissèrent loin derrière eux, comme la Liberté, le Gaulois et le Figaro. La palme resta au Journal de Paris.

Dans les violences que j’ai citées jusqu’ici, il n’y a pas de désignation de personnes ; les journaux d’alors faisaient mieux que des phrases générales : ils nommaient, ils signalaient les gens, ils indiquaient les victimes. Ils ne se contentaient pas des communalistes. Ceux-là étaient dénoncés d’avance. Bien entendu, on ne se gênait pas avec eux. Le Figaro publiait en feuilleton un roman donné pour historique, dialogué à la façon de Ponson du Terrail, où les hommes de la Commune prisonniers, ceux qu’on cherchait, disaient et faisaient une foule d’horreurs. C’était signé «  Marforio et intitulé : l’Hôtel-de-Ville les 22, 23 et 24 mai.

Voici un échantillon de cette production. L’auteur entend des coups de fusil à la porte de l’Hôtel-de-Ville. Il demande à Regnault, secrétaire de Jules Vallès : « C’est quelque maladroit ? » — « Non, dit Regnault, d’un air doux, c’est un mauvais citoyen qu’on fusille. »

De temps à autre, un des personnages prend une pendule et l’emporte.

C’était si odieux que le Figaro lui-même dut y renoncer. Le journal interrompit la publication de cette infamie en disant qu’il avait été trompé, qu’il avait cru avoir un récit exact, qu’il découvrait que c’était une œuvre de pure imagination, et qu’il ne donnait pas la fin.

Mais il s’agissait bien des hommes engagés dans la Commune ! C’étaient les autres qu’on visait. Déjà, avant l’entrée dans Paris, le Gaulois avait publié une fausse correspondance entre M. Floquet et Raoul Rigault. Il fut condamné pour ce fait. Les efforts qu’on faisait pour dénoncer M. Gambetta sont extraordinaires. Mais M. Gambetta était en Espagne. On se rabattait sur les autres.

Le Moniteur universel écrivait dans son numéro du 24 mai :

« Voici, par ordre alphabétique, la liste des cent six personnes qui ont fait partie de l’odieux gouvernement qui s’intitule la Commune de Paris.

« Il nous a semblé utile de les publier pour les clouer au pilori de l’histoire. »

Au pilori de l’histoire ?… ou à l’un des murs où l’on fusillait avec tant de verve ?

Or, dans ces cent six personnes figuraient tous ceux qui étaient sortis de la Commune, soit après quelques jours comme MM. Ranc et Parent, soit même dès le début, comme MM. Tirard, Méline, Chéron, etc.

Ne croyez pas qu’il y eût là une simple méprise : d’autres journaux reproduisirent cette liste, notamment le Paris-Journal ; et voici comment il dénonçait nommément MM. Ranc et Ulysse Parent (celui-ci étant arrêté).

« On se souvient que ce prudent patriote (M. Parent) a donné sa démission de membre de la Commune en même temps que son ami Ranc : mais ces deux hommes n’en ont pas moins joué un rôle très actif, paraît-il, dans l’épouvantable tragédie à laquelle nous venons d’assister. »

Mais ce n’est pas assez : M. Chéron, républicain modéré, nommé avec MM. Méline et Tirard, comme eux ayant refusé de siéger dès la première minute, réclame contre la façon dont la liste mêle son nom à celui des membres de la Commune. Paris-Journal répond à sa lettre de réclamation :

« Aujourd’hui ils maudissent la Commune comme tout le monde ; parbleu ! mais il ne fallait pas commencer par la bercer sur vos genoux municipaux. »

Je n’en finirais pas si je citais toutes les dénonciations. Le Soir, de M. Pessard, signalait notamment, comme complices de la Commune, des délégués envoyés par les républicains de Toulon à Paris, et arrivés au moment de l’entrée des troupes. L’Opinion nationale citait les numéros des bataillons qui avaient, d’après elle, mis le feu à l’Hôtel-de-Ville (187e, 57e, 156e, 178e, 184e) ; et cela au moment où, dans Paris, sur le plus léger soupçon, un homme était accusé d’incendie et fusillé : un numéro sur un képi devenait une condamnation à mort. Mais c’était surtout contre leurs confrères de la presse que les dénonciateurs étaient féroces.

Un rédacteur du Paris-Journal voit passer M. Charles Quentin, le directeur actuel de l’Assistance publique, dans une colonne de prisonniers : il se hâte d’ajouter : « Charles Quentin, l’âme damnée de Delescluze. »

Le Rappel fut particulièrement gâté.

J’ai eu l’occasion de rappeler que le Soir, journal de M. Pessard, disant qu’on avait arrêté la rédaction de ce journal, ajoutait qu’il « ne regrettait pas » cette arrestation, et accusait quelques jours après le Rappel d’ « impudente et criminelle complicité avec la Commune. »

Le Gaulois, la Liberté faisaient chorus.

Paris-Journal faisait mieux. Il publiait, avec persistance, des sortes d’invites à l’exécution de MM. Vacquerie et Meurice. Je dois dire qu’à ce moment, Paris-Journal n’était pas dirigé par M. de Pène, encore mal remis de sa blessure de la place Vendôme.

Ici, il faut citer. Voici ce que dit le Paris-Journal du 28 mai (édition de Versailles) ; il s’agit de Vallès et de Ferré (un faux Vallès et un faux Ferré) :

« Extraits immédiatement, ils furent à sept heures et demie, conduits enchaînés vers le Palais-Royal. Nous les avons vus. Ils passaient rue Jean-Jacques Rousseau. Vallès, l’œil plus égaré que jamais, Ferré, avec son air d’apôtre grotesque. Où sont-ils maintenant ? À Versailles sans doute. Peut-être fusillés,

» De MM. Paul Meurice et Vacquerie, pas de nouvelles. »

Ce « de MM. Paul Meurice et Vacquerie, pas de nouvelles », revient comme un refrain, non pas à propos de bottes, mais à propos d’exécutions. Paris-Journal craignait qu’on ne les oubliât. Le no des 28, 29 (édition de Paris) continue cette aimable plaisanterie :

« On annonce que Salvador ayant voulu résister a été passé par les armes. — On annonce l’exécution de la maîtresse de Vermesch surnommée la mère Duchêne.

» On nous demande de tous côtés des nouvelles de MM. Paul Meurice et Vacquerie.

» Nous continuons à ignorer ce qu’est devenu M. Auguste Vacquerie ; mais nous pouvons rassurer les amis de M. Paul Meurice, s’il en a encore… »

Et Paris-Journal annonce qu’il est arrêté.

Cette feuille honnête poussait si loin le goût de la délation qu’elle signalait aussi M. Portalis… Celui-ci priait le Paris-Journal d’annoncer qu’on interdisait la réapparition de son journal. (Il sut peu après se tirer d’affaire). Quelle est la réponse du Paris-Journal ? Une dénonciation :

« Nous croirions vraiment trahir la cause des honnêtes gens en acceptant de défendre celle du journal qui, depuis deux mois, n’a pas eu assez de tendresses pour la Commune, assez d’injures pour les Versaillais, etc. »

Le Gaulois dénonçait Blanqui, pour les crimes qu’il aurait commis s’il n’avait été en prison. Apprenant qu’on l’avait fait voyager en wagon de première classe, il disait :

« Pourquoi donc tant de ménagement à l’égard d’un pareil homme ? La voiture cellulaire ou un compartiment de 3e classe nous aurait paru plus convenable pour ce citoyen qui n’a dû qu’à son arrestation de ne pouvoir prendre part aux atrocités de ses frères et amis. »

Le Figaro ne se bornait pas à pratiquer la délation, il la prêchait. Il publiait dans son numéro du 1er juin une lettre signée « Un de vos lecteurs », d’où j’extrais cette phrase :

« Chacun de nous doit faire la police de son quartier et signaler d’une manière implacable tout individu ayant pris une part active à cette déshonorante insurrection. »

Est-il nécessaire de rappeler la bordée d’injures que Victor Hugo s’attira pour avoir intrépidement rappelé le droit d’asile et empêché les puissances étrangères de livrer les proscrits aux mitrailleuses de Satory ?

Des coquins bruxellois vinrent, on le sait, assiéger sa maison à coups de pierres. Les journalistes de Versailles semblaient regretter de n’avoir pas pu les lancer. J’ai cité la bordée d’insultes ignobles que publiait le journal de M. Pessard. J’aurai la miséricorde de ne pas nommer l’écrivain qui a écrit la phrase : « Les vérités que les Bruxellois lui ont dites à coups de pierres… » On se rappelle qu’un nommé X. de Montépin se couvrit de gloire en demandant à la société des auteurs dramatiques d’exclure Victor Hugo de son sein. La société vota sur cette proposition qui réunit une trentaine de voix.

Je n’ai pas placé sous les yeux des lecteurs la millième partie des phrases de folie furieuse qui se publièrent alors. Il faudrait citer les journaux entiers. Que penser d’un temps où, devant les boucheries que le lecteur connaît, la Liberté disait (no  du 26 mai) :

« Nous n’avons pas dissimulé à nos lecteurs qu’à plusieurs reprises nous nous sommes émus de bruits ou de documents qui prêtaient au gouvernement le dessein de pousser à l’extrême l’indulgence et l’oubli. »

Et où la Patrie racontant l’arrestation d’un fédéré qui avait tiré sur des soldats, ajoutait :

« Je me suis demandé pourquoi on ne l’avait pas fusillé de suite. »


LIX

M. ALEXANDRE DUMAS FILS

J’ai parlé du langage tenu par les journaux pendant la durée et au lendemain du massacre. J’ai omis un document que pourtant on n’a pas oublié : je parle de la lettre de M. Alexandre Dumas fils.

Il est curieux de voir quelle influence eut l’épidémie mentale de cette triste époque sur l’auteur de la Dame aux Camélias.

Le personnage est connu : il est de ceux qui, au lendemain de 1848, — et surtout après le coup d’État, — mirent la littérature à la portée de leur temps, firent succéder aux grandes œuvres de leurs prédécesseurs des histoires de femmes facilement écrites et amusèrent par des contes dignes d’elle la génération du 2 décembre. À défaut de la puissante observation des Balzac ou des Flaubert, de la poésie d’une George Sand, du génie créateur du grand Dumas, celui-ci avait, pour unique qualité littéraire, l’« odore di femina » ; à le lire, on croirait qu’il écrit avec je ne sais quel perpétuel fumet d’alcôve dans les narines.

Un curieux phénomène psychologique se produisit. Le romancier appartenait à l’école qu’on appelle « l’école du bon sens », à cause du terre-à-terre de ses conceptions et de la façon dont elle réagissait contre les puissantes inspirations de la génération précédente. Style incolore, invention médiocre, avec une grande habileté de mise en scène. Toute cette médiocrité fit de l’auteur de Diane de Lys une idole. Ses succès de romancier, ses succès de la scène, la vénération de ce qu’on appelle le « monde du théâtre », depuis le souffleur jusqu’au régisseur, grisèrent notre auteur. Il semble aussi que le fumet féminin de sa littérature, devenue pour lui une obsession, ait fini par lui monter au cerveau. L’écrivain de l’école du bon sens voulut avoir son Pathmos, lui aussi, et faire des apocalypses. Alors ce fut inénarrable. Rien de plus bizarre que cet historiographe bourgeois du demi-monde, prenant des attitudes de Jérémie et parlant en style de Voyant !

C’est alors qu’il mit à leur place et Gœthe et Corneille ; qu’il conçut le projet de reconstruire le temple de Jérusalem ; qu’il prêcha sur la morale et sur la nécessité d’immoler les femmes coupables avec des couteaux à papier… C’est alors que, le 8 juin 1871, cet homme qui, sous le coup du 2 décembre, racontait tranquillement les aventures de la Dame aux Camélias, se sentit soudain le besoin de parler de la Commune en Ézéchiel du Gymnase.

Il écrivit une lettre de cinq colonnes, en tête de laquelle le rédacteur en chef du Bien public recommanda M. Dumas aux électeurs comme un député désigné d’avance. Le Bien public qualifiait à ce sujet M. Dumas fils de pépite.

L’auteur de la Dame aux Camélias commence par un long passage sur lui-même écrit dans ce style :

« J’ai été à Versailles pour voir : voir, c’est savoir ; savoir, c’est prévoir. »

Puis il cite diverses préfaces de lui, il rappelle ce qu’il avait écrit à M. Fr. Sarcey et ce que M. Fr. Sarcey lui avait répondu. Il insiste sur la préface de l’Ami des femmes, préface qui aurait dû avertir la France ; il mentionne qu’il l’a écrite en 1869 et il ajoute : « Il était temps. » Il nous apprend le succès de ces préfaces au point de vue littéraire. Malheureusement la France ne l’a pas compris. Elle lui a dit que « les questions sociales » n’étaient pas « de sa compétence ». « Ce que voyant, ajoute-t-il modestement, j’ai gardé ma sagesse pour moi, j’ai pris mes précautions, j’ai gravi la montagne (?), et j’ai vu passer au-dessous de moi cette série de désastres qui commencent au maréchal Lebœuf et qui finissent, s’ils sont finis, au sieur Cerisier, délégué de Commune, présentement fusillé dans un égout qu’il a sali. »

Il hasarde ensuite cette idée que Versailles est « le col de cette colossale cornue qu’on appelle Paris » ; et il assure qu’il a vu dans ce Versailles « la bêtise humaine se promener et s’étaler dans les larges avenues. » Il décrit, il blâme même les insultes aux prisonniers, en révélant au monde qu’il y a pris part « peut-être une fois » ; il a aperçu là des femmes « à chignon jaune »… « semant leur stérilité sur toutes ces ruines ». Puis viennent les gendarmes « prudhommes sublimes » puis M. Thiers en personne. « J’espérais toujours le rencontrer ; je l’aurais salué, ça lui aurait été bien égal, mais ça m’aurait fait plaisir. » Et il dit du président : « Rien n’est plus difficile en France que de se constituer ancêtre soi-même et à soi-même. » En effet, devenir son propre ancêtre n’est pas facile, ni en France ni même ailleurs.

Eh bien ! après avoir parlé de la foule « lâche et cruelle » qui insultait les prisonniers, M. Dumas fils insultait en ces termes les prisonniers G. Courbet, Paschal Grousset, Cavalier, alors à l’état de prévenus :

« De quel accouplement fabuleux d’une limace et d’un paon, de quelles antithèses genésiaques, de quel suintement sébacé peut avoir été générée, par exemple, cette chose qu’on appelle M. Gustave Courbet ? Sous quelle cloche, à l’aide de quel fumier, par suite de quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et d’œdème flatulent a pu pousser cette courge sonore et poilue, ce ventre esthétique, incarnation du moi imbécile ou impuissant. »

Je doute qu’il y ait dans l’histoire de notre langue un plus bel exemple de galimatias triple. Le « moi impuissant » est joli. Devant la postérité lequel pèsera le plus, de l’auteur de la Dame aux Camélias ou de l’auteur du Sonneur de trompe et de la Remise des chevreuils ? S’il y a impuissance, où est-elle ? Peu m’importe. Je ne veux savoir qu’une chose : c’est que c’est d’un accusé politique que M. Dumas fils parlait ainsi.

Voyons la suite :

« Et ses pareils aux formes différentes sont par milliers dans cette zoologie de révolutionnaires, depuis le mignon changé en cocotte, comme Grousset, jusqu’au paillasse à queue rouge comme Pipe-en-Bois. »

Encore deux accusés, dont le dernier était tout à fait étranger aux actes de la Commune et n’y avait fait qu’un service de voirie.

Il reste un trait plus odieux ; après avoir parlé des « communeux », l’auteur ajoute :

« Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes. »

Cela était écrit devant des milliers de cadavres de femmes fusillées.

C’est le caractère historique de cette période (caractère qui la fait ressembler à la restauration anglaise), que la sanguinaire morale de la répression y est prêchée par les fournisseurs de plaisir du Paris impérial. Ce sont les journalistes du boulevard, les chroniqueurs du Figaro et du Paris-Journal, les historiographes des « chignons jaunes », les « hommes de lettres », chez qui l’habitude d’écouter aux portes remplace l’orthographe, qui poussent aux exécutions, dénoncent les victimes, applaudissent à la tuerie. Il faut du sang à cette littérature de lavabo. Et, d’autre part, à un niveau moins bas, regardez ces deux hommes de théâtre : l’auteur, le critique.

L’auteur est le premier metteur en scène de notre temps pour les aventures scabreuses ; l’autre est professeur de « vaudeville comparé » et pion du monde théâtral. Il donne de la férule sur les doigts des acteurs qui ne savent pas leurs leçons et des auteurs qui ratent « la scène à faire ». Voilà les implacables qui, dans ces désastres, insultaient les vaincus et formulaient la doctrine de la boucherie !


LX

LES TRIBUNAUX MILITAIRES

Je n’ai pas l’intention de suivre, au delà du massacre, ce qu’on a appelé la répression. Après les dernières exécutions de juin, il n’y a plus qu’une répression « légale ». Car, j’ai besoin de le dire, puisque certains de mes confrères ne le comprennent pas, la répression de mai est absolument illégale. Personne, dans un pays civilisé, pas même les agents du gouvernement régulier, n’a le droit de s’improviser juge de la vie de ses semblables ni de tuer sans jugement. L’acte de mettre consciemment et intentionnellement un homme à mort, hors du combat, hors du cas de légitime défense, et sans condamnation à mort régulière, constitue toujours ce que le Code pénal appelle meurtre.

Peu importe que celui qui tue ainsi ait qualité, étant soldat, pour porter des armes dont il n’a le droit de se servir que pour combattre, ou, étant agent de police, pour arrêter les personnes qu’on lui désigne. Peu importe que celui qui verse le sang le verse pour une cause légale, ou pour une insurrection. Ces considérations n’ont aucune valeur contre les lois qui protègent la vie humaine. Il est impossible d’élever sur ce point une contestation sérieuse.

Si je voulais examiner la répression légale qui suivit le massacre, j’aurais encore de tristes pages à écrire. C’est une loi, mais c’est assurément une des lois les plus scandaleuses dont l’histoire fasse mention, qui prit les combattants de Mai, les officiers et sous-officiers encore tout chauds de la guerre dans Paris, les officiers et sous-officiers visés, peu de temps avant, par les balles des fédérés, les officiers et sous-officiers ayant subi l’affreux entraînement du massacre, et qui leur dit : « Vous voilà magistrats ; jugez maintenant ceux des prisonniers que vous n’avez tués ni dans le combat, ni dans la boucherie. »

Quelle idée se faisait de la justice le gouvernement qui proposa cette loi, l’Assemblée qui la vota ?

C’est ainsi que les procès légaux continuèrent l’entrée dans Paris. Le propre des tribunaux tels que les tribunaux militaires, c’est de juger de sentiment. Les deux éléments qui se partageaient l’armée, l’élément bonapartiste ou clérical, insatiable de vengeance, l’élément républicain, déplorant les excès commis, se retrouvèrent dans les conseils de guerre. Tel conseil condamnait toujours : tel président rudoyait, menaçait, faisait taire les avocats ; le procès était une charge à la baïonnette. Tel autre acquittait ou ne prononçait que des peines légères. Les verdicts furent en quelque sorte tirés au sort.

Le premier élément dominait, parce que l’autorité voulut qu’il dominât, et choisit les juges en conséquence. C’était un spectacle affligeant pour l’honneur de la France, que celui de certains de ces magistrats improvisés. L’un d’eux, le commandant Gaveau, chargé du rôle du ministère public près du conseil de guerre qui jugea les causes les plus importantes (celles des membres de la Commune, de Henri Rochefort, de Rossel), avait été, à ce qu’on m’assure, des plus furieux pendant le massacre, et ne s’en était pas remis. Il aurait assisté, nous dit un témoin, à la boucherie des Quinze-Vingts : il en avait encore l’éblouissement rouge dans les yeux. Son cerveau, d’intelligence bornée, avait été profondément atteint par l’ébranlement qu’il en avait ressenti. Il est entré depuis dans une maison de fous où je crois qu’il est mort[15]. C’est entre la fureur du massacre et la folie déclarée, qu’il portait la parole dans les plus graves affaires. Je l’ai vu maintes fois dans l’exercice de ses fonctions de magistrat : c’était chose navrante. Hors d’état de discuter, incapable de conduire une phrase jusqu’au bout, toujours exaspéré, il faisait entendre, pour tout réquisitoire, des quintes de colère, de brutales violences. Accusés, avocats, il distinguait à peine. Tel autre, chargé de l’instruction, faisait passer des notes au plus féroce des journaux boulevardiers, et disparaissait depuis, après une condamnation flétrissante. Parmi les présidents, certain colonel de cavalerie eut une heure de notoriété par sa façon de conduire les procès, renouvelée de Jeffreys.

Je le répète, je n’entends pas faire l’histoire de ces procès : elle serait aussi longue que celle des massacres. Je veux donner seulement un échantillon de la justice militaire par un exemple, — celui de M. Amouroux.

M. Amouroux avait pour défenseur M. Guillot, aujourd’hui député de l’Isère, et dont la Chambre a eu l’occasion d’apprécier le talent. Il fut condamné à Lyon, ailleurs encore, je crois, puis à Versailles. — Là, avant la séance, l’avocat, suivant l’usage, alla saluer dans la cour le président du conseil, M. J***, colonel d’infanterie.

M. J*** était avec deux autres membres du tribunal, ses inférieurs en grade. Il dit tout crûment à M. Guillot : « Que diable voulez-vous que nous fassions de votre client ? Il est déjà condamné deux fois à la déportation. Nous ne pouvons que le condamner à mort. »

C’est ce propos qui sauva M. Amouroux. L’avocat était prêt à prendre des conclusions. Pour les éviter, on se contenta des travaux forcés.

Mais ce propos n’est rien auprès de la pièce suivante qui était au dossier du procès, et qu’il faut reproduire intégralement :

1re DIVISION MILITAIRE
(Service de la justice)
9e Division militaire. — État-major général
no 659 (Copie)
« Versailles, 28 septembre 1871

» Monsieur le général de division,

» M. le commissaire du gouvernement près le 1er conseil de guerre de ma division me rend compte qu’il vient de recevoir du rapporteur près le 3e conseil de guerre, séant à Versailles, une lettre qui l’informe que le nommé Amouroux, ouvrier chapelier, l’un des délégués de la Commune de Paris, lors des événements insurrectionnels dont Marseille a été théâtre en mars et avril derniers, aurait été arrêté sur un ponton de Brest. Cet individu serait l’objet d’une instruction judiciaire à Versailles.

» Le 27 mars, le nommé Amouroux vint à Marseille en compagnie des sieurs Landeck et May en qualité de délégué de la Commune révolutionnaire de Paris, et à partir de ce moment il prenait une part active à tous les actes de la commission insurrectionnelle qui siégeait à la préfecture.

» Le 4 avril, l’insurrection ayant été vaincue, Amouroux est parvenu à prendre la fuite dans la direction de Paris. Dès le lendemain, il était l’objet d’un mandat d’amener ; mais jusqu’à présent on n’avait pu retrouver sa trace.

J’ignore pour quelle accusation Amouroux doit être traduit devant le conseil de guerre de Versailles : je ne crois pas cependant qu’elle puisse avoir la gravité de celle qui pèse sur lui à Marseille où il doit être poursuivi notamment pour embauchage, crime prévu et puni de la peine de mort par l’article 108 du Code de justice militaire ; ET JE SUIS PERSUADÉ QUE CETTE PEINE LUI SERA APPLIQUÉE.

» Je pense donc que, dans l’espèce, le nommé Amouroux devra être préalablement déféré au premier conseil de guerre de Marseille, conformément à l’article 60 du Code de justice militaire.

» Si les faits à raison desquels Amouroux est poursuivi devant le 3e conseil de guerre justifient cette opinion, je vous prie de vouloir bien dessaisir ce dernier conseil et donner des ordres pour que l’accusé soit dirigé sur Marseille et mis à la disposition du rapporteur près le 1er conseil de guerre.

» Agréez, monsieur le général de division, l’assurance de ma haute considération.

» Le général commandant la 9e division militaire,

» (Signé) Espivent de la Villeboisnet.

» Pour copie conforme :

» Le lieutenant-colonel chargé du service de la justice,
» L. Gaillard. »

LXI

LE COMPTE DES MORTS

Il ne me reste plus qu’à chercher le nombre des victimes du massacre. Il sera probablement toujours impossible de l’indiquer avec précision.

Les évaluations produites jusqu’ici sont très conjecturales. Certains écrivains communalistes aventurent des chiffres de quarante ou cinquante mille victimes. L’autorité militaire en a à peu près accusé dix-sept mille. C’est le chiffre qu’un des membres de la commission d’enquête indiquait comme lui étant donné par un officier supérieur ; c’est, je crois, le chiffre que les rapports des chefs de corps fixaient. On peut donc le considérer comme un minimum. Car, évidemment, les chefs étaient portés à diminuer, beaucoup plutôt qu’à augmenter, des exécutions injustifiables et sur lesquelles le silence a été organisé.

Cela n’a pas empêché M. Maxime Ducamp d’affirmer, à un cadavre près, le nombre de morts de la semaine. Il n’a jamais fait preuve d’une plus audacieuse fantaisie. Le lecteur se rappelle la boucherie que nous avons racontée, la façon dont tous les témoins, même versaillais, parlent des rues et des maisons encombrées de cadavres. Savez-vous quel fut, d’après M. Ducamp, le chiffre total et des fusillés et des hommes tués des deux parts pendant le combat ? — Six mille six cent soixante-sept en tout. — Pas un de plus, pas un de moins.

M. Maxime Ducamp procède ainsi :

Il a demandé à l’administration le chiffre des enterrements dans les divers cimetières de Paris pendant la semaine de Mai. L’administration s’est empressée de lui donner les chiffres suivants :

Cimetière de l’Est (Père-Lachaise), 878 ; — du Nord (Montmartre), 783 ; — du Sud (Montparnasse), 1,634 ; — Auteuil, 68 ; — Batignolles, 14 ; Belleville, 11 ; — Bercy, 425 ; — Charonne, 134 ; — Ivry, 650 ; — Grenelle, 30 ; — Marcadet, 185 ; — Saint-Vincent, 6 ; — La Villette, 13 ; — Passy, 350 ; — Vaugirard, 141. — La Morgue, en outre, a envoyé 47 corps au Champs-des-Navets. — Soit, 5,339 morts.

D’autres cadavres avaient été enterrés sur place dans les rues ; les quatre-vingts commissaires de police, les vingt officiers de paix ont fait une enquête sur ces ensevelissements et ont découvert ainsi 4,328 corps répartis entre 48 emplacements ; 764 ont été portés dans les carrières d’Amérique, 574 dans les cimetières les plus proches.

Total : 6,667.

Quant aux officiers supérieurs qui évaluaient le massacre à dix-sept mille morts, ce sont sans doute des fédérés déguisés qui se sont glissés dans les hauts grades de l’armée.

À première vue, ces chiffres sont d’une absurdité manifeste. J’ai décrit, d’après tous les témoins de tous les partis, d’après les journaux français et étrangers, l’effroyable massacre des XIe, XIIe, et XXe arrondissements. Par quoi ce massacre aurait-il été représenté dans les chiffres de M. Maxime Ducamp ? Par les chiffres suivants :

Cimetière de l’Est 878
de Belleville 11
de Charonne 134
de la Villette 13
de Bercy 423
Cadavres exhumés dans le quartier de Bercy   991

2452
Maintenant, examinons la rive gauche :
Cimetière du Sud 1634
d’Ivry 630
de Grenelle 30
de Vaugirard 141
Cadavres exhumés à diverses places 55

2510

Ainsi, 2,452 morts, voilà, d’après M. Maxime Ducamp, le total des morts des XIe, XIIe, XIXe et XXe arrondissements.

Il faut en retrancher les 425 morts du cimetière de Bercy, qui viennent exclusivement de Mazas. Restent 2,027 morts pour le reste.

Où sont, parmi ceux-là, les 1,300 cadavres tués en un seul jour à la Roquette, et qu’un témoin affirme avoir chargés sur des tapissières ?

Les a-t-on portés au Père-Lachaise ? M. Ducamp n’y compte que 878 cadavres.

Les a-t-on répandus dans le quartier ? Cela est peu vraisemblable, et, d’ailleurs, M. Ducamp ne compte que 998 corps exhumés sur les points les plus divers.

La vérité, c’est que la Roquette seule rendit plus de cadavres que M. Ducamp n’en compte pour les quatre arrondissements les plus éprouvés.

Ces quatre arrondissements étaient très peuplés. Et c’est là que la boucherie atteignit ses plus vastes proportions. Certains quartiers étaient déserts ! — Sur les six arrondissements de la rive gauche, trois furent relativement peu éprouvés (VIe, VIIe XVe). — Les deux derniers furent pris des premiers ; le VIe et le VIIe étaient, en outre, conservateurs. Trois autres furent couverts de cadavres, il est vrai ; mais ils ont relativement peu d’importance pour leur population (surtout les XIIIe et XIVe). Eh bien ! M. Ducamp trouve là 2,510 morts, plus que dans le quartier précédent ; beaucoup plus que le tiers du total ; en sorte que, proportionnellement, la rive gauche aurait été beaucoup plus rigoureusement traitée que la rive droite, avec les Batignolles, Montmartre, Belleville, le faubourg Saint-Antoine, etc.

Cela suffirait à prouver que les chiffres de M. Maxime Ducamp n’ont aucun caractère sérieux. Cherchons le chiffre réel des morts, d’après des renseignements moins fantaisistes et avec une critique plus sévère. Voyons d’abord ce qu’il est entré de cadavres dans les cimetières.

Nous n’avons pas été chercher nos renseignements à l’administration centrale. D’abord, nous n’avons pas l’ambition démesurée d’avoir les mêmes privilèges que M. Maxime Ducamp. Et puis, tout le monde sait que l’administration a fait de tout temps les plus grands efforts pour tenir secrètes les horreurs de Mai. Enfin, les registres peuvent-ils être complets pour des journées où l’on apportait des corps inconnus par tombereaux, — où, à Montparnasse, les morts ne passaient pas tous par la porte (on en a vidé un certain nombre des chariots dans la fosse par une brèche pratiquée au mur), — où, au Père-Lachaise, des groupes de prisonniers entraient vivants pour être fusillés et enterrés dans le cimetière ?

Nous avons pris nos informations à la fois aux cimetières mêmes et aux environs, parmi les hommes qui, par profession, savent les chroniques du champ des morts. C’est une enquête qu’il serait sans doute difficile de recommencer, aujourd’hui. Mais avant la publication de la Semaine de Mai, un curieux pouvait sans peine s’informer de l’endroit où les cadavres avaient été inhumés, l’aller voir, connaître leur chiffre approximatif.

Cimetière de l’Est (Père-Lachaise). — M. Maxime Ducamp avoue 878 morts. — Ce chiffre est à peine moitié de la vérité. On en a enterré là au moins 1,800 à 2,000. On en aurait enterré 1,700 en une nuit. Or, il faut ajouter à cela les victimes des exécutions qui eurent lieu dans les deux premières semaines de juin.

Il faut dire comment l’on procédait : on creusait d’immenses fosses où l’on rangeait les cadavres côte à côte, quelquefois on en mettait trois rangs en hauteur. On jetait sur les corps soit de la chaux, soit des huiles minérales, pour les brûler. Un journal de Versailles (cité par la Nation française du 1er juin 1871) dit à ce sujet : « On jette maintenant les cadavres dans de grandes fosses, où l’on emploie à les brûler le pétrole qui avait été dans leurs mains un instrument de dévastation. » D’après les notes que me communique M. Robinet, un témoin oculaire lui a dit avoir vu employer ce moyen au Père-Lachaise.

En résumé, on peut évaluer les morts du Père-Lachaise à un minimum de 1,800, et plus probablement à 2,000 et plus.

À la Villette, M. Ducamp donne le chiffre de 13 ; je crois tenir de très bonne source et pouvoir affirmer le chiffre de 584, qui doit être porté sur les registres.

À Belleville, M. Maxime Ducamp en donne 11 ; je crois savoir qu’il y en a 15 ; l’erreur est peu de chose.

Pour l’ancien cimetière de Bercy (rouvert pour les victimes de Mazas), M. Dumas a déclaré, au conseil municipal, avoir donné des permis d’inhumer pour plus de 400 corps. Admettons le chiffre de M. Ducamp de 425.

Voici la différence pour ce premier groupe de cimetières :

M. Ducamp : Chiffres probables :
Est 878         2,000 (1,800 au moins)
Belleville 11 85
La Villette 13 584
Bercy 425 425


1,327 3,094

Je n’ai pas eu de renseignements pour le cimetière de Charonne.


LXII

LE COMPTE DES MORTS
(suite)

C’est surtout pour le cimetière du Nord (Montmartre) que le chiffre de M. Maxime Ducamp est dérisoire. L’auteur des Convulsions de Paris indique 783 corps. D’après les renseignements que j’ai recueillis, les registres mentionneraient 1,248 morts inconnus et sans bière. Mais ce chiffre lui-même serait à peine le tiers du véritable. Une fosse énorme, de cent mètres de long sur cinq de large, dit-on, reçut les corps, couchés sur le côté, sur trois rangs en hauteur. Cela supposerait dans la fosse plus de 3,000 cadavres. On m’en indique en tout 4,000.

Ce chiffre ne semblera pas exagéré, si l’on songe que l’on apportait, même du parc Monceau, les corps au cimetière du Nord. J’ai parlé de l’abattoir du parc Monceau ; j’ai prouvé que des exécutions de groupes nombreux de prisonniers s’y étaient faites depuis le lundi 22 jusqu’à la fin de la bataille : c’est-à-dire pendant une semaine tout entière. C’était un terrible surcroît aux morts qu’il était naturel de porter là, comme au cimetière le plus proche.

On m’a donné, sur la fosse commune des morts de Montmartre, un détail caractéristique. Une pauvre femme, soit par pitié envers les morts inconnus, soit qu’elle eût là quelqu’un des siens, voulut venir planter quelques fleurs sur la terre fraîchement remuée ; on la repoussa brutalement.

Il y a un autre cimetière sur le versant nord de butte, c’est le cimetière Saint-Vincent. Je crois savoir positivement qu’il y eut là 1,500 morts, et que ce chiffre est inscrit sur des feuilles volantes, où se trouvent indiqués, çà et là, quelques noms propres. M. Maxime Ducamp en compte 185.

Dans le troisième cimetière de Montmartre, le petit cimetière Marcadet, M. Ducamp compte 6 morts.

Un lecteur de la Justice, qui habitait alors rue Marcadet, m’écrit qu’il a vu, presque pendant trois jours sous ses fenêtres, des voitures pleines de cadavres. Il y aurait donc eu, là aussi, des ensevelissements très nombreux.

Cela fait un total de 6,000 au moins pour Montmartre, total qui paraîtra modéré si l’on se rappelle les effroyables exécutions qui eurent lieu dans le XVIIIe arrondissement, et si l’on songe que les cadavres d’endroits assez éloignés, comme le parc Monceau, vinrent s’ajouter à ceux de Montmartre.

Je passe rapidement sur les autres cimetières de la rive droite.

Aux Batignolles, M. Maxime Ducamp compte 14 morts : chiffre dérisoire. Mes renseignements indiquent qu’on en aurait apporté 83 en un seul jour, et qu’en dernier lieu 23 cadavres, exhumés des fortifications, seraient venus s’ajouter à ce que le cimetière comptait déjà. M. Maxime Ducamp mentionne 17 corps exhumés boulevard Malesherbes, au bastion 48, rue Ampère, porte de Clichy, apportés là le 30 juin et les 8, 9 et 10 août.

M. Ducamp omet le cimetière de Clichy. — On m’indique 16 corps ensevelis au cimetière de la rue des Cailloux ; 10, aux fortifications.

À Passy, M. Ducamp compte 350 morts ; on m’en indique environ 800. Je sais, d’autre part, qu’on y enterra au moins 675 corps de fusillés.

À Auteuil, M. Ducamp compte 68 corps ; on m’en indique 41 de plus.

Au cimetière du Sud (Montparnasse), M. Maxime Ducamp avoue 1,634 morts inconnus. Le chiffre qu’on m’indique (1,900) diffère moins de celui de l’académicien que les chiffres des cimetières qui précèdent.

Le cimetière du Sud n’a pas reçu en une seule fois ses fournées de cadavres. Dès le jeudi, lors de la prise de Montrouge, comme je l’ai raconté d’après la Patrie, les morts des endroits où le premier massacre avait été le plus cruel furent immédiatement conduits au cimetière.

La Patrie et le Petit Moniteur du 29 s’accordent à dire qu’une brèche fut faite à l’angle du champ d’Asile et de la chaussée du Maine, et que par cette brèche on jeta les morts dans une vaste fosse[16].

Le Petit Moniteur ajoute que « trois cents fédérés, cernés et fusillés dans le cimetière de Montrouge », furent portés là.

J’ai dit, d’autre part, que la barricade de l’église de Montrouge avait fourni un effroyable contingent. Ces premières « fournées » furent donc déjà assez considérables.

Plus tard, quand, après la prise de Paris, on confia l’enlèvement des cadavres à un entrepreneur, beaucoup de voitures de toutes sortes, des omnibus, que nous avons vus se remplir de cadavres, se rendirent au cimetière Montparnasse. Le Siècle et le Temps nous apprennent qu’alors on creusa des fosses de dix mètres de long, sur deux de profondeur, où l’on couchait les cadavres vingt par vingt.

Pour Vaugirard, M. Ducamp donne 141 morts, que mes informations porteraient à 250 ; mais ici elles sont très peu sûres.

Pour Grenelle, le chiffre qu’on m’indique est celui de M. Ducamp : 30.

J’ai lieu de croire que M. Ducamp a commis pour Ivry une de ses plus fortes erreurs. Il ne compte là que six cent cinquante morts ; c’est à plusieurs milliers (à 5,000, me dit-on)[17], que s’élèverait le chiffre des morts inhumés soit au cimetière commun, soit à celui des condamnés à mort. On a enterré là, d’après mes renseignements, pendant dix jours ; les morts arrivaient par tombereaux, un jour, on en aurait enterré huit cents. C’est là, en effet, qu’il était naturel de

porter les victimes du massacre affreux qui se fit dans les Ve et XIIIe arrondissements. J’ai décrit l’encombrement des cadavres autour du Panthéon, près du Collège de France, au théâtre de Cluny, aux Gobelins, etc. Si l’on consulte les témoins oculaires de ces horreurs, en comprendra que ces régions aient pu fournir des milliers de cadavres au cimetière d’Ivry et aux tranchées creusées dans la plaine aux environs. Ajoutez que la longueur de la période pendant laquelle on enterra là semble indiquer qu’on y porta les corps quand on avait cessé d’inhumer partout ailleurs, soit qu’il n’y eût plus de place, soit qu’on voulût éviter à Paris l’odeur pestilentielle des morts.

Le total des chiffres recueillis, pour les divers cimetières de Paris et de la banlieue, donnerait, non pas 5,300 corps environ comme ceux de M. Ducamp, mais plus de 47,000. Je suppose maintenant, pour faire la part très large aux objections, que ces chiffres soient exagérés pour quelques cimetière. Quand on les réduirait au delà de toute vraisemblance, — il resterait encore 13 à 14,000 corps ensevelis dans les vastes fosses communes des divers cimetières. Mais les cimetières n’ont reçu qu’une partie des cadavres. Il reste à voir ce que sont devenus les autres.


LXIII

LE COMPTE DES MORTS

(suite)

On sait qu’une fois le combat fini, l’administration fit enlever tous les cadavres restés sur la voie publique ou dans les maisons ; on porta des fourgons pleins de morts à tous les lieux d’ensevelissement. C’est à ce moment que les cimetières reçurent leur plus fort contingent, bien qu’on y eût déjà apporté beaucoup de morts, soit aussitôt après une victoire locale, soit à mesure que les exécutions se faisaient dans quelque abattoir.

Mais ces morts qu’on trouva de tous côtés, quand, à la fin de la semaine, on déblaya Paris reconquis, ou ceux que l’on frappait par centaines dans les abattoirs, furent-ils ensevelis seulement dans les cimetières ? Les journaux du temps nous apprennent que non, et il est facile de comprendre pourquoi. D’abord, depuis longtemps, les cimetières de Paris sont très encombrés ; ensuite, la crainte d’une épidémie a conduit à porter plus de morts possible hors de la ville.

C’est ainsi qu’il y eut un grand nombre de lieux d’ensevelissement que M. Maxime Ducamp passe purement et simplement sous silence. Il est facile de diminuer le chiffre des morts par un procédé aussi simple.

La plupart de ces lieux d’ensevelissement furent hors des fortifications. Je disais, à propos des chiffres de M. Ducamp pour le Père-Lachaise et les environs, qu’on ne voyait pas où étaient passés les morts innombrables de Belleville. Même avec les chiffres plus forts que j’ai donnés, on ne le conçoit pas bien. On arrive seulement à 2 ou 3,000 ; 1,800 pour le Père-Lachaise. Or la cour martiale de la Roquette, à elle seule, paraît avoir fait ce nombre de victimes. Où allaient ces tombereaux sur lesquels des prisonniers racontent avoir chargé, l’un dix-neuf cents, l’autre treize cents corps ? — Le Gaulois du 1er juin nous l’apprend ; il dit dans une lettre de Paris :

« Dans plusieurs quartiers, à Belleville, à Popincourt, près de la Roquette, on enlève les cadavres que l’on ensevelit entre une double couche de chaux et de terre dans les tranchées creusées à Charonne et à Bagnolet. »

On faisait de même sur la rive gauche. À Ivry, notamment, les cimetières ne reçurent pas tout ce qu’on apportait de corps. On les enterra dans toute la plaine de Villejuif. Suivant les renseignements très approximatifs qu’on m’a donnés, il y en aurait eu là environ 2,000. Un grand nombre de morts furent portés aussi à côté d’Issy. Le fort était entouré de tranchées, restes des deux sièges, et qui avaient été vigoureusement disputées, prises et reprises, lors de la guerre entre la Commune et l’armée. C’étaient là des fosses toutes creusées et d’une grande étendue. On y apporta notamment des victimes de l’abattoir de l’École militaire, qui fonctionna pendant toute la semaine, on le sait, du lundi 22 au lundi 29, et dont un journal disait : « Ce ne sont que détonations. »

Le Français du 29 mai, dit :

« On ensevelit chaque jour, près du fort d’Issy, un grand nombre de cadavres d’insurgés dans les tranchées qu’on avait creusées lors du siège et utilisées pour ce lugubre office : on les remplit de cadavres. Les fourgons se succèdent là sans cesse, chargés de leur fardeau repoussant ; d’autres fourgons pleins de chaux les suivent, et les tranchées se remplissent peu à peu de cadavres et de chaux. »

Un de mes amis a vu à Montsouris, le long du chemin de fer de ceinture, des tranchées où l’on porta aussi un grand nombre de corps.

Plusieurs journaux mentionnent des tranchées creusées au Champ-de-Mars. « Le bruit courait hier à Saint-Germain, dit notamment la Liberté du 30, que des tranchées profondes avaient été creusées au milieu du Champ-de-Mars. Tous les cadavres des insurgés y auraient été apportés des différents quartiers de Paris. On aurait ensuite répandu sur cet amas de cadavres toutes les barriques de pétrole qui se trouvaient encore dans les entrepôts.

» C’est de ce brasier, disait-on, que s’élevait l’immense colonne de fumée qui régnait sur Paris encore hier soir. »

Le Petit Moniteur du 30 mai confirme ce témoignage. Cette idée de la crémation s’était présentée alors à tout le monde, tant on craignait l’infection de l’immense charnier qu’était alors Paris.

Le 28 mai, le Soir publiait un article signé Bertall, intitulé la Crémation :

« Ceux qui ont assisté au triste et douloureux spectacle de Paris ensanglanté, et qui ont vu les cadavres jonchant le sol et envahissant les maisons, théâtres des luttes acharnées de ces deux jours, sont tous d’accord pour dire que la terre va manquer dans les cimetières…

» Évidemment, ajoute l’auteur, si tous ces corps sont enterrés ou dans Paris même ou aux environs, il va se créer un foyer d’infection capable de devenir l’origine de quelque redoutable épidémie. » Et il conclut à la crémation.

La Liberté du 31 réclame la même mesure. Elle ajoute :

« Il est bien entendu que, suivant nous, cette mesure ne devrait s’appliquer qu’aux cadavres des insurgés dont le nombre immense la justifie pleinement.

» Les dépouilles mortelles de nos braves soldats tombés sous les coups de l’insurrection doivent recevoir une sépulture d’honneur. »

Les autorités médicales auraient réclamé la même mesure de précaution. Il ne paraît pas douteux qu’elle ait été appliquée.

Je trouve dans le Figaro du 8 juin et dans la Vérité, les détails suivants :

« Aux casemates, on incinère les corps à cause du nombre considérablement plus grand qui y ont été rassemblés (sic), et qu’on n’exhumerait pas sans danger…

» Les amas copieux de cadavres tout le long des fortifications donnèrent l’idée d’utiliser, pour en soustraire aux passants l’aspect sinistre, les innombrables casemates organisées tout le long du chemin de fer de ronde.

» Une considérable quantité de cadavres de la banlieue fut adjointe à ce premier rassemblement. Quand une casemate était encombrée, on la murait avec des pierres, des sacs pleins de terre, des gabions, et l’on passait à la suivante.

» Ainsi s’expliquent toutes les fermetures des casemates aux bastions, et l’odeur nauséabonde qui, malgré des précautions hâtives et insuffisantes, prouvent l’existence de ce charnier. Les passants intrigués ont voulu s’approcher. On a laissé ignorer l’existence de ces cimetières provisoires pour ne pas effrayer la population, et on a placé à côté des sentinelles avec des consignes très rigoureuses.

« Depuis aujourd’hui l’incinération de ces charniers est commencée. Voici comment on opère : on dégage, aux deux extrémités basses, des issues, et à la partie supérieure on crée des orifices qui servent de cheminées. La ventilation ainsi mise en activité, on répand des matières incendiaires et désinfectantes, comme le goudron, on met le feu, et l’incinération marche très rapidement. Le chlore et l’acide phénique sont répandus ensuite. Ce sont les soldats qui surveillent la manœuvre et qui éloignent les curieux. »

On inhuma aussi :

1o Près des anciennes carrières d’Amérique. Je sais de bonne source qu’on jeta 885 corps dans une partie, et 87 dans l’autre ;

2o Aux carrières même, comme le prouve l’extrait suivant d’une séance du conseil municipal de Paris, du lundi 29 janvier :

« M. Allain-Targé fait connaître au conseil un fait regrettable. Au mois de mai dernier, plusieurs centaines de fédérés ont été fusillés dans les carrières d’Amérique, où leurs cadavres ont été enterrés à la hâte. Dès le mois de juin, la chaleur avait développé sur ce point des émanations insalubres.

» Depuis lors, les terres ont été emportées par les pluies, et les cadavres paraissent à la surface du sol. Ce fait a été signalé au préfet de police, mais la direction des travaux ne l’a pas encore fait cesser. Il en résulte que beaucoup de curieux se portent sur ce point, ce qui donne lieu à une agitation fâcheuse dans le XIXe arrondissement.

» Le préfet de la Seine répond qu’il a donné des ordres et que les travaux nécessaires sont commencés. »

M. Maxime Ducamp parle, il est vrai, de 754 corps exhumés sur la voie publique et portés aux carrières d’Amérique.

Je ne crois pas que ce soient les premiers. Ici les chiffres sont exacts de part et d’autre ; M. Ducamp cite une pièce tout à fait certaine. Or, la différence de ces chiffres indique qu’il ne s’agit pas du même fait.

Il me paraît certain, d’autre part, que les plaintes de M. Allain-Targé sont relatives à des inhumations non moins distinctes de celles que signale M. Maxime Ducamp.

En effet, M. Targé parle de gens fusillés aux carrières mêmes ; et alors même qu’il se tromperait sur ce point, les inhumations de corps déjà exhumés, faites à loisir, longtemps après, par les mains de la police, ne peuvent être les inhumations hâtives, si superficielles que les pluies mettent les cadavres à nu.


LXIV

LE COMPTE DES MORTS
(suite)

J’ai parlé :

1o Des ensevelissements dans les cimetières ;

2o Des ensevelissements dans de vastes réceptacles, fosses, tranchées, carrières d’Amérique, casemates.

Il me reste à parler des corps enterrés provisoirement, pendant la semaine de Mai, sur la voie publique.

Ici, M. Maxime Ducamp s’appuie sur une pièce authentique. Une enquête fut faite par les vingt officiers de paix, les quatre-vingts commissaires de police de Paris. Le service d’inspection fit exhumer les corps dans les sépultures que l’enquête fit connaître. M. Ducamp publie en pièce justificative, le document administratif sur lequel il s’appuie : « État des exhumations faites après la Commune de 1871, des cadavres qui avaient été inhumés sur la voie publique pendant le combat. » M. Ducamp trouve ainsi 1,328 corps exhumés sur 48 emplacements qu’il désigne ; déduisons 52 otages et 53 soldats, restent : 1,223.

La faiblesse de ce chiffre suffirait à nous mettre en garde. L’enquête a-t-elle révélé toutes les sépultures éparses dans Paris ? Évidemment non. J’ai dit qu’on avait retrouvé des cadavres en faisant, bien après, des travaux pour les tramways près du parc Monceau. D’autre part, les indications de la pièce officielle sont manifestement incomplètes pour certains points.

Je prends pour exemple les quais. J’ai parlé, d’après les documents du temps, de ces rangées de cadavres, près desquels d’intrépides pêcheurs à la ligne avaient repris tranquillement leur place, tant la pêche à la ligne est une passion violente ! — Les journaux et les témoins décrivent les travaux d’ensevelissement de ces cadavres à la place où ils étaient tombés. Combien en compte M. Maxime Ducamp ?

En aval du pont de la Concorde   26
En amont du pont des Invalides 2
Près du pont d’Iéna 8
Pont de Solférino 1

En tout 37 cadavres exhumés le 12 juin et conduits à Passy.

Or, il y eut des corps ensevelis sur beaucoup d’autres points des quais.

J’ai raconté, d’après un témoin oculaire, comment, au bastion 43, on avait fusillé plusieurs prisonniers dont les fosses étaient creusées d’avance. Un seul de ces corps, exhumé le 7 juillet, est mentionné par la liste.

On sait qu’il y eut des morts ensevelis près du Théâtre-Français. La liste ne les indique pas. D’autres, fort nombreux, furent jetés dans le fossé de la barricade de la place de la Concorde ; il n’en est pas question non plus. Trois corps de fusillés furent ensevelis rue des Saint-Pères, en face du no 80. Ils n’ont été exhumés que six mois après, et sont omis sur la liste. Je sais aussi que des cadavres furent inhumés sur la butte Montmartre et ont été exhumés ; ils ne figurent pas dans le document, qui ne parle pas non plus des sépultures des Buttes-Chaumont.

En résumé, sur les ensevelissements dont j’avais trouvé mention, soit dans les journaux, soit dans les témoignages que j’ai recueillis, un seul se retrouve dans la liste (le pont de la Concorde) ; un autre y est incomplètement (bastion 43). — Six manquent, soit que les corps n’aient pas été exhumés, soit qu’ils l’aient été autrement (parc Monceau, Buttes-Chaumont, Théâtre-Français, place de la Concorde, rue des Saints-Pères, buttes Montmartre). Cela suffit à montrer que l’enquête fut plus qu’incomplète et n’a fourni qu’une très minime partie des corps ensevelis dans Paris, à moins qu’on n’ait voulu donner à M. Ducamp et livrer au public qu’un compte diminué. On le devinerait, du reste, à ne trouver dans cette liste (sauf pour Belleville), que des chiffres insignifiants.

Que devinrent les corps enterrés sur les divers points que la liste administrative ne mentionne pas ? Il est probable que beaucoup y sont encore. D’abord, on n’a pas dû rechercher ou retrouver toutes les fosses, surtout celles qui se trouvaient dans les terrains isolés. La découverte faite près du parc Monceau prouve que là, au moins, on avait oublié des corps ensevelis. Est-il vraisemblable que le hasard ait fait tomber les constructeurs de tramways juste sur la seule sépulture oubliée ?

D’ailleurs, on avait pris des précautions. Dans beaucoup de ces fosses on jeta de la chaux vive. Le Soir, du 30 mai dit : « On creuse profondément les tranchées dans lesquelles un grand nombre de morts avaient été précédemment enterrés, et on y jette de la chaux en abondance. » Mêmes précautions au square Saint-Jacques (d’après le Soir du 31). — « Aux Buttes-Chaumont, dit le Figaro du 9 juin, on brûle les cadavres des fédérés entassés dans le parc et dans ses abords, et que l’on n’a pas eu le temps d’enterrer assez profondément. » Le document de M. Ducamp parle seulement du « lac des buttes » d’où l’on retira les corps le 8 juin ; et l’on voit que quelques jours après, il en restait beaucoup encore aux Buttes mêmes.

A-t-on pris la peine d’enlever les restes des morts là où l’on avait pris ces précautions ? On peut en douter. Quoi qu’il en soit, il y a encore là un contingent considérable à ajouter au compte des cadavres.


LXV

LE COMPTE DES MORTS
(suite)

J’ai passé en revue les ensevelissements dans les cimetières, les ensevelissements dans de vastes fosses ouvertes çà et là, dans les casemates des fortifications, dans les carrières d’Amérique, les ensevelissements sur la voie publique. Je dois encore mentionner, pour mémoire, les corps emportés par la Seine. Un reporter d’un journal conservateur, qui, en suivant les quais, s’était mis à compter les cadavres flottant à la surface de l’eau, appela plaisamment cet exercice la « pêche aux fédérés ». La « pêche » était assez fructueuse, cela se conçoit ; beaucoup d’exécutions avaient lieu sur la berge du fleuve : on a vu que des fossés y ont été creusés pour enterrer les victimes, il était fort simple de s’épargner cette peine en jetant les corps à l’eau.

Restent les morts qui périrent hors Paris : ceux qu’on fusilla dans les fossés des fortifications, ceux qu’on tua sur la route de Paris à Versailles, surtout ceux de Satory, assurément les plus nombreux. Il faut y ajouter encore les malheureux fusillés au bois de Boulogne, dans la période qui suivit la semaine de Mai.

C’est, je crois, s’aventurer que de fixer un chiffre précis. Cependant on peut, avec les renseignements qui précèdent, se faire une idée de l’étendue du massacre. Je ne m’arrêterai plus à discuter le chiffre de 6,000 morts donné par M. Maxime Ducamp : ce chiffre ressemble à une plaisanterie déplacée. Mais si l’on discute, d’après les données qui précèdent, le chiffre, en quelque sorte officieux, de 17,000 (c’est, m’a-t-on dit, celui des chefs de corps), on verra qu’il est manifestement de beaucoup inférieur à la vérité.

De quelque façon qu’on réduise le chiffre des cimetières, qui peut monter à plus de 17,000, il est, je crois, impossible de le mettre au-dessous de 12,000 à 14,000. Il faut au moins en admettre à peu près autant pour les tranchées creusées hors Paris, les casemates, les carrières d’Amérique, etc. En prenant ce minimum pour des fosses communes si vastes, et où l’on porta les victimes de quelques-uns des massacres les plus meurtriers (l’École militaire et la Roquette entre autres), on ne peut le réduire à moins de 10,000 à 12,000. Restent les inhumations hâtives faites sur la voie publique. M. Maxime Ducamp en admet plus de 1,200, et nous avons vu qu’il n’en connaît qu’une très petite portion. Il faut donc ajouter encore quelques milliers de ce chef. Il est difficile d’évaluer, avec précision, ce que les fossés des fortifications, le bois de Boulogne, la route de Versailles, Satory ajoutent au total. En tout cas, ce ne serait pas près de 17,000, mais près de 30,000 qu’il faudrait chercher le chiffre réel.

Voilà ce que je trouve, en me fondant sur les procédés d’inhumation. Maintenant, vérifions cette évaluation d’après les divers lieux d’exécution. J’ai essayé de donner quelque idée des « abattoirs » qui fonctionnaient sur certains points de Paris. Le Châtelet, à lui seul, fit peut-être 3,000 victimes. C’est, m’a-t-on dit, le chiffre des vies humaines que les massacreurs se vantaient, à cette époque, d’avoir sacrifiées. Considérez que la cour prévôtale a siégé en permanence, depuis mercredi matin jusqu’au lundi, et qu’en deux heures seulement, un témoin oculaire a vu se diriger sur la caserne Lobau six convois de prisonniers, c’est-à-dire 120 à 180 victimes.

Je crois qu’il faudrait admettre à peu près le même chiffre pour la Roquette, où l’on a chargé, d’après nos informations, 1,300 et 1,900 corps à la fois. À ces deux terribles abattoirs, ajoutez :

L’École militaire et le parc Monceau, qui ont fonctionné toute la semaine ;

Mazas, qui apporte plus de 400 morts, chiffre certain ;

Le Luxembourg, qui fournit certainement quelques centaines au total ;

Puis de très nombreux abattoirs, comme le Collège de France, certaines casernes et le jardin de la rue des Rosiers.

Assurément, ces endroits constituent à eux seuls un chiffre de morts qu’il faut porter à beaucoup plus de 10,000. Or, qu’on songe qu’au dehors de ces points restreints, et relativement peu nombreux, il y a eu, à la lettre, des cadavres dans toutes les rues, sur les places, sur les quais, dans les maisons ; que chaque barricade avait les siens ; que les terrains vagues en étaient remplis : on a vu comment parlent de cet encombrement de cadavres tous les journaux du temps.

Qu’on songe au chiffre considérable des hommes massacrés dans l’entraînement du combat, souvent plusieurs centaines à la fois. (Voir les épisodes de la Madeleine, du cimetière de Montrouge, des buttes Chaumont, etc.)

Qu’on songe à ce qu’il faut de morts pour qu’il y en ait partout dans une ville comme Paris, et qu’on essaye de supputer d’après cela le chiffre des exécutions éparses !

Est-il possible, quand on réunit tout cela, de s’arrêter au chiffre de 17,000 ? N’est-on pas obligé de le grossir au moins de moitié et probablement plus ? Et il faudrait encore y ajouter les fusillades faites hors Paris.

Si, enfin, on essaye de s’éclairer sur le chiffre des victimes, non d’après la nature des exécutions, mais par quartier, par régions, nous arriverons à une conclusion identique. Il y a vingt arrondissements dans Paris ; le XVIe fut probablement celui où le sang coula le moins ; sa population est extrêmement faible, moins du tiers des arrondissements les plus peuplés ; de plus, elle avait émigré en grande partie, d’abord par le seul fait du siège, ensuite parce que le bombardement avait rendu l’arrondissement inhabitable. La partie voisine des fortifications était absolument déserte. Il n’y avait presque pas de partisans de la Commune dans le XVIe arrondissement ; et ce fut le dernier point de Paris où le pouvoir de l’Hôtel-de-Ville fut accepté. Encore dut-il toujours le surveiller. Enfin, c’est là que l’armée pénétra en premier lieu ; et l’on sait quel crescendo régulier suivirent les exécutions du premier au dernier jour.

Eh bien ! le cimetière de Passy reçut au moins 675 corps, probablement 800. Le cimetière d’Auteuil en reçut environ 70. Tous les morts n’y furent certainement pas portés. En prenant les chiffres les plus faibles, en réduisant presque à rien les inhumations aux fortifications, qui furent probablement très nombreuses, je crois qu’on ne peut abaisser, même par les procédés de M. Maxime Ducamp, à moins de 800 ou 900 le chiffre des morts de Passy.

Voilà le contingent du moins peuplé et du moins éprouvé des vingt arrondissements. Supputez, d’après cela, le contingent de Montmartre, trois fois plus peuplé et traité si cruellement, du Ve arrondissement, littéralement couvert de cadavres, du XXe, dont la population deux fois plus forte, et de plus grossie de réfugiés, était restée à peu près au complet pendant la Commune, et dont certaines rues furent changées en désert par la répression. Cherchez d’après cela une moyenne par arrondissement, et multipliez-la par vingt. Je défie qu’on arrive au-dessous de 30,000.

Je me borne à ces indications ; ce serait tromper le lecteur que de vouloir préciser des chiffres. Il faudrait une enquête officielle faite sur ce point avec la volonté (peu probable) de découvrir la vérité historique pour avoir aujourd’hui quelque chose de plus net sur ces morts innombrables.

Combien tombèrent dans le combat ? L’armée a compté un peu plus de 800 officiers et soldats tués. Ils attaquaient, les fédérés étaient protégés par des barricades. Si donc l’on met à part les hommes cernés qu’on pouvait faire prisonniers et qu’on a tués (là déjà, il y a un massacre intentionnel), si l’on considère, d’ailleurs, le très petit nombre de combattants de la Commune pendant la prise de Paris, on admettra que le chiffre des hommes tués avant la victoire est tout à fait insignifiant dans le total.

Les chiffres électoraux des divers scrutins parisiens peuvent donner quelques idées des résultats de la prise de Paris. — On y lirait l’histoire de la répression.

J’ai comparé, arrondissement par arrondissement, le nombre des électeurs inscrits et des votants des premières élections municipales parisiennes (juillet 1871, deux mois après la semaine de Mai), avec ce même nombre à des élections, ou antérieures, ou postérieures.

Prenons pour exemple deux arrondissements : le moins éprouvé par la répression (le XVIe), le plus éprouvé (le XXe).

Le XVIe a compté, en 1876, 6,700 votants ; au 2 juillet 1871, 5,100. Au vote de la Commune, il y eut 3,700 votants environ ; 3,000 monarchistes s’abstinrent systématiquement, autant qu’on peut en juger par la répartition à peu près constante des voix aux scrutins qui suivent et précèdent. 1,000 à 1,500 électeurs ont donc disparu, en juillet, absents, prisonniers ou tués.

Dans le XXe arrondissement, 16,300 électeurs prenaient part en avril à l’élection de la Commune ; 6,700 seulement votaient aux élections municipales de juillet. Près de 10,000 avaient disparu dans l’intervalle.

Je ne ferai pas le calcul, arrondissement par arrondissement mais on peut admettre, au total, que près de 90,000 électeurs étaient morts, prisonniers, en fuite ou se cachaient, en juillet 1871.

Des conseillers municipaux firent une enquête privée sur les résultats de la répression au point de vue de la population ouvrière. Ils arrivèrent, si j’ai bonne mémoire, à cette conclusion que 100,000 ouvriers environ avaient disparu.


LXVI

COMPARAISONS

Le lecteur connaît maintenant le massacre que l’on qualifie de répression. Ces sanglantes horreurs reviennent de loin en loin dans l’histoire. Aux temps de calme, les boucheries du passé semblent les marques d’une barbarie d’où l’humanité est sortie depuis. Ainsi apparaissaient aux grands esprits du dix-huitième siècle les atrocités du moyen âge ou des guerres de religion. Ainsi apparaissaient aux hommes du dix-neuvième siècle les tueries des guerres civiles anciennes. Soudain, de grands désastres bouleversent la société, et, dans cette civilisation si fière de son humanité, les hommes apparaissent plus sauvages qu’autrefois.

À cet égard, le massacre de Mai est digne d’une place à part. Il n’y a rien de tel dans toute notre histoire.

Assurément, il est impossible de comparer, au point de vue moral, la fureur qui suivit une guerre civile avec une trahison infâme, en pleine paix, comme celle de la Saint-Barthélemy. Mais cette Saint-Barthélemy, l’exécration de l’histoire, est, par le nombre des victimes, peu de chose auprès du massacre de Mai ; et le sang qu’elle répandit n’eût apporté qu’un bien maigre affluent au fleuve rouge dont Paris fut inondé en 1871.

Prenons le chiffre que donne M. Henri Martin dans son Histoire de France. Combien frappa-t-on de victimes dans Paris en 1572 ? Environ 2,000, d’après le savant historien. C’est le chiffre de de Thou, de Tavannes, etc.

D’autres contemporains vont à trois, à quatre mille ; les plus exagérés s’arrêtent à dix mille. En acceptant le chiffre de M. Henri Martin (deux mille), que représente la Saint-Barthélemy ? Moins que ce que la cour prévôtale du Châtelet fit à elle seule, en 1871, massacrer à la caserne Lobau.

Eh bien ! passons les murs de Paris, prenons toute la France, car la Saint-Barthélemy eut son contre-coup partout. À Toulouse, à Meaux, deux cents victimes : en 1871, on en tua plus dans la Madeleine, seulement. À Rouen, à Orléans, cinq cents : en 1871, c’est à peu près le chiffre de Mazas. Et pour l’ensemble, M. Henri Martin compte de dix à vingt mille morts : le chiffre donné par les exécuteurs, pour la semaine de Mai, est précisément dans cet intervalle : dix-sept mille. Le chiffre probable de 1871, trente mille, n’est attribué à la Saint-Barthélemy, que par le « Martyrologe des protestants ».

Je le répète, il s’agit de comparer, non la nature et l’horreur des deux actes, mais la largeur des deux taches de sang. Mais si, d’une part, il est inexact de mettre en parallèle la guerre civile de 1871 et le guet-apens de 1572, il ne serait pas moins inexact d’établir une assimilation entre les circonstances de la « répression de Mai », et celles de la « Terreur ». Les massacreurs de Mai étaient des vainqueurs impitoyables qui faisaient en toute sécurité une immense tuerie de vaincus. Ils noyaient dans le sang une insurrection politique accablée. En septembre 92, en 93 et 94, un peuple livré par les déserteurs à l’ennemi, entouré de complots, trahi par des Français alliés à l’étranger, exaspéré par la misère et la faim, exposé à d’impitoyables invasions en même temps qu’à la guerre civile, pour sauver ses libertés et la patrie par un effort colossal, était en proie à toutes les colères et à tous les soupçons, apprenait par des désertions criminelles à se défier de tout le monde, et était obligé de réduire, par la terreur, ses ennemis à l’impuissance.

On sait dans quelles circonstances se firent les massacres de Septembre : le duc de Brunswick marchait sur Paris, qu’il avait promis de réduire en cendres : dans Paris même, les royalistes, unis de cœur avec l’envahisseur, menaçaient les patriotes de leur prochaine vengeance : des furieux se portèrent sur les prisons où étaient enfermés beaucoup de ces amis de l’étranger. Un affreux massacre eut lieu : quel fut le chiffre des victimes ?

Je veux faire la part belle aux monarchistes : je vais prendre leur compte. Je l’extrais du livre de M. Mortimer-Ternaux : Prison de l’Abbaye, 171 ; — la Force, 169 ; — le Châtelet, 213 ; — la Conciergerie, 328 ; — Carmes et Saint-Firmin, 120 ; — Bicêtre, 170 ; — Salpêtrière, 35. — En tout, 1,368.

C’est une évaluation très élevée. Les sources contemporaines donnent les chiffres de 1,079, 1,035, 1,005, 966. M. Michelet s’en tient à ce dernier chiffre ; M. Louis Blanc, à 1,035. Seul, M. Granier de Cassagnac a osé aller jusqu’à 1,458. Eh bien ! j’accepte le compte de l’écrivain catholique et royaliste. Mettons 1,368. — C’est ce qu’on tuait dans une seule fournée à la Roquette, en 1871.

La Révolution a tué 213 prisonniers au Châtelet ? — La répression de la Commune, au Châtelet aussi, en a tué quatorze ou quinze fois autant.

Mais le massacre a eu ses contre-coups en province. On a tué à Meaux, à Versailles, à Lyon, dans neuf endroits divers. Et ces exécutions, racontées tant de fois avec des frissons d’horreur, montent en tout à 105 morts ; moins d’une fournée du Père-Lachaise. En 1871, d’un coup, on le sait, la troupe fusilla là 148 victimes.

À Versailles, on mit en pièces 64 prisonniers ; on en tua bien plus, également dans des convois de prisonniers, après la Commune. 64 victimes ! c’eût été peu pour une nuit des mitrailleuses de Satory.

Le massacre de Septembre, Paris et départements, n’arrive pas, d’après les évaluations des royalistes, à 1,500 morts : un vingtième du massacre qui suivit la Commune.

Mais il y a eu encore le tribunal révolutionnaire un an et deux ans après. Eh bien ! comptons ses victimes. Ici, il y avait des jugements légaux. La mort de Danton, de Camille Desmoulins, des Girondins, d’André Chénier, de tant d’autres, montre ce que valait cette légalité. Mais il ne s’agit plus d’une semaine. C’est en quinze mois d’angoisses terribles que tant de victimes périrent. N’importe, acceptons la comparaison. Ici, les chiffres sont authentiques. Je les prends dans la savante monographie de M. Campardon. Voici le bilan, mois par mois. Avril 1793, 9 condamnations à mort. — Mai, 9. — Juin, 15. — Juillet, 14. — Août, 5. — Septembre, 17. — Octobre, 13. — Vendémiaire an II, 10. — Brumaire, 65. — Frimaire, 67, — Nivôse, 61, — Pluviôse, 68. — Ventôse, 116. — Germinal, 354. — Floréal, 281. — Prairial (jusqu’à la loi du 22), 281. — Idem (du 22 au 30), 228. — Messidor, 796. — Thermidor (jusqu’au 9), 342. — Nous voici au 9 thermidor, fin de la Terreur. Le chiffre des victimes est de 2,625.

Pas tout à fait le chiffre du Châtelet en six jours. J’ajoute les 1,368 morts de septembre 92 (d’après les royalistes). La Révolution, dans cet espace de deux ans, si énorme en de pareils temps, n’a pas fait dans Paris quatre mille victimes ; le septième de ce que la victoire de 1871 a fait en une semaine.

Dans Paris, soit ; mais la terreur s’étendit à toute la France. — D’accord, mais comment comparer la répression de la Commune seule, aux répressions accumulées de tant d’insurrections diverses : insurrections de Lyon, d’Avignon, de Marseille, de Toulon, de Vendée ? Et dans le soulèvement de Paris, en 1871, la douleur patriotique de la capitulation joua assurément un rôle : les insurgés royalistes de l’Ouest appelaient l’étranger, ceux du Midi lui livraient Toulon. Et puis, est-il raisonnable de comparer une seule répression, dans une seule ville, avec des événements non seulement répartis à des intervalles de deux ans, mais encore disséminés sur tout le territoire français ?

N’importe, faisons la comparaison : prenons Carrier à Nantes : c’est la page la plus atroce de la Terreur. Quel est le chiffre des noyades ? M. Thiers, dans son Histoire de la Révolution (avant les recherches qui ont éclairci tous les événements de cette période) donnait un chiffre énorme, impossible : 4,000 ou 5,000. M. Michelet dit : « On peut noter 7 noyades ; rien de certain au delà… Combien de noyés ? de 2,000 à 2,800 peut-être. » Eh bien ! prenons le chiffre énormément exagéré de M. Thiers : prenons 4,000.

Ajoutons-y les 1,684 « guillotinés, fusillés et mitraillés à Lyon », toujours d’après M. Thiers, les 200 habitants de Toulon fusillés (Thiers), les 200 condamnés au tribunal révolutionnaire d’Orange, les 150 condamnés de Lebon à Arras. Cela fait en tout 6,300 environ. Mettons un chiffre énormément exagéré, 2,000 si l’on veut, pour le reste. Additionnons ce nombre avec les 4,000 de Paris. À quoi arrivons nous ? À douze mille au plus, pour toute la Révolution, dans toute la France. Un peu plus du tiers de la seule semaine de Mai dans Paris ! Et cinq mille de moins encore, que le chiffre, avoué par les fusilleurs, de 17,000 victimes !

Ainsi, deux ans d’incomparables tempêtes, la lutte pour la patrie et pour la liberté, pour l’enfantement de la France moderne, pour le salut de la France éternelle, la guerre aveugle contre la trahison cachée partout, de connivence avec les envahisseurs, toutes les convulsions de la misère, de la faim, de l’angoisse, la répression surhumaine de je ne sais combien d’insurrections, l’unité nationale maintenue par un miracle d’énergie, les représailles de la guerre sauvage des chouans, tout ce qu’il y a eu de tragique et d’épouvantable dans la plus terrible époque de notre histoire…, tout cela fit verser deux ou trois fois moins de sang que le « rétablissement de l’ordre » dans Paris en 1871.

Et pourtant, quelle légende a laissée la Terreur révolutionnaire ! L’égalité est donc une chimère, même devant l’histoire !

Pour trouver mieux que le massacre de 1871, il faut aller dans les pays où le catholicisme a été vraiment le maître ; dans l’Espagne du seizième siècle, longuement dépeuplée par l’Inquisition ; dans l’Autriche du dix-septième siècle, longuement dévastée par les jésuites.


LXVII

CONCLUSION

De si affreux malheurs doivent porter leur enseignement. Le premier de tous, — et c’est là ce qui nous a mis la plume à la main, ce qui nous a donné le courage de surmonter la répulsion des fouilles terribles que nous avons faites dans le charnier de Mai, — le premier de tous, c’est l’exécration de la guerre civile, c’est la nécessité impérieuse d’en effacer les traces et d’en propager la haine. Nous avons entendu des hommes, peu nombreux il est vrai, parler d’appel à la force, invoquer la suprême raison du fusil : la force, voilà ses œuvres ; le fusil, voilà ses triomphes.

« L’histoire des rois, disait un orateur de la Révolution, est le martyrologe des peuples. » Et que faudra-t-il dire de l’histoire des guerres civiles ? Pour quelques victoires, le plus souvent à demi confisquées, que de boucheries suivies d’épouvantables reculs ! En quel temps la Force et le Massacre n’ont-ils pas été les plus puissants alliés des réactions ? Est-ce la Raison, est-ce la Justice, est-ce le Progrès qui peuvent profiter des habitudes violentes qu’ils répandent dans les esprits, du despotisme de terreur qu’ils établissent, de l’affaiblissement qu’ils produisent dans une nation ?

Aussi, combien de fois la réaction a jeté à dessein le peuple dans la rue, et lui a mis le fusil aux mains pour le décimer après ! Lisez l’histoire du soulèvement de Lyon et de la rue Transnonain ; lisez l’histoire des journées de Juin ; et puisqu’il s’agit ici de la « répression » de mai 1871, étudiez les origines, si mal connues, du 18 mars ; vous verrez qui a désiré, amené l’appel à la force, et vous pourrez juger si le proverbe est vrai qui dit : « Is fecit cui prodest. » — « L’auteur de la guerre civile est celui qui en a profité. »

Les guerres civiles sont mortelles à la République ; et c’est là ce qui impose l’amnistie à tous les bons citoyens, car il n’y a qu’une façon de prévenir les guerres civiles de l’avenir, c’est d’effacer celles du passé. Voilà pourquoi l’oubli est nécessaire. Et puisque ce mot vient sous ma plume, une explication est indispensable. On m’a reproché, comme une contradiction, de demander l’oubli en commençant par rappeler les souvenirs du massacre. C’est là faire un jeu de mots bien misérable. L’oubli politique, l’effacement politique qui est contenu dans l’amnistie n’a jamais consisté à déchirer une page de l’histoire. Il serait trop absurde de prétendre faire un tel vide dans la mémoire des hommes. Quand les États-Unis ont amnistié la rébellion sudiste, ont-ils eu la pensée de joindre à leur amnistie une interdiction d’écrire l’histoire de la guerre de Sécession ? Quand la Révolution essayait d’apaiser, par des amnisties répétées, le souvenir des événements sanglants qu’elle avait traversés, qui pouvait se flatter de faire disparaître ces événements de nos annales ? La curiosité qui porte un peuple à chercher à connaître, à vérifier, à discuter chaque événement de son existence, est non seulement inévitable, mais nécessaire.

En quoi donc consiste l’amnistie ?… Les événements que la France a traversés sont de deux sortes diverses : suivant qu’ils sont relégués définitivement dans l’Histoire, de façon à ne plus fournir au présent que leurs enseignements ; ou qu’ils sont encore actuels, et par leurs conséquences directes, par les passions qu’ils soulèvent, se mêlent intimement à toutes les questions de la politique courante. Le but de l’amnistie est de les faire sortir de la politique du jour pour les faire rentrer dans l’histoire du passé.

Ce sont là des idées élémentaires : et l’on se demande comment on peut être obligé de les répéter, tant leur évidence éclate ! Nous conservons le droit et le devoir d’étudier les affreux malheurs de 1871, et comment en serait-il autrement ? — Cette boucherie unique dans notre histoire, qui jure si cruellement dans le dix-neuvième siècle, il faut bien se rendre compte de ses causes et en fixer le caractère.

On a osé louer la République d’avoir pu l’accomplir ; on a fait du régime démocratique ce singulier éloge de dire qu’aucune monarchie n’aurait pu tant massacrer. Rétablissons les faits. Le caractère de la tuerie (et c’est là ce qui rend inexcusables les républicains qui se refusent à l’effacer), c’est d’avoir été essentiellement monarchiste.

On l’a bien vu au lendemain du sac de Paris. C’était la République qu’on visait ; et quel fut le résultat de la prise de Paris ? — De ranger parmi les vaincus les rares républicains qui y avaient collaboré. Le lendemain, les Jules Favre, les Picard, les Jules Ferry, accablés par leur propre victoire, étaient obligés de disparaître. Que dire du reste du parti ? On rappelait aux députés républicains de Paris que les Parisiens, écrasés et massacrés, étaient leurs électeurs ; on notait, on dénonçait leur froideur ; quant aux radicaux, on les rangeait naturellement parmi les vaincus. Ce fut une question de savoir si M. Gambetta, alors en Espagne, pourrait rentrer en France, et si MM. Corbon, Laurent-Pichat, Floquet et les autres membres de la Ligue d’union pour les droits de Paris, seraient poursuivis. Il faut le dire, la République y aurait péri, sans le bon sens et la fermeté des départements ; elle fut sauvée par eux, aux élections du 2 juillet. Et comment cela ? Par le succès de ces radicaux, qu’on dénonçait aux agents de la répression ; par le succès de ces conciliateurs, que M. Dufaure avait déclarés aussi coupables que les insurgés. Si le suffrage universel avait suivi, au lieu de le contrarier, le courant de la victoire, la Restauration était faite.

Monarchiste par ses tendances, le massacre le fut plus encore par ses origines. Il y faut faire deux parts : les instructions données, l’exécution. Les premières appartiennent à M. Thiers ; elles sont de l’école de 1830. Je relisais à ce propos, dans l’Histoire de Dix ans, les répressions de Paris et de Lyon en 1834 : l’analogie est frappante ; on reconnaît le même metteur en scène, le même « scenario ». Cela est si saisissant que notre éminent confrère, M. Spuller, qui publie en ce moment un panégyrique de M. Thiers très développé, n’a pu s’empêcher d’en faire la remarque. Au fond du massacre de Paris, il y avait la tradition de la rue Transnonain.

Mais, s’il n’y avait eu que cette tradition, le massacre serait resté médiocre. L’école bourgeoise de 1830 est moyenne en toutes choses ; pour « faire grand », dans ce genre, il faut les hommes du 2 décembre. Et, en effet, c’est au coup d’État que le massacre se rattache, et par l’horreur brutale des actes, et par la personne des acteurs. Tout le monde en a fait la remarque, jusque dans la presse conservatrice anglaise (voir notamment le Standard de 1871). — La boucherie de Mai ne pouvait arriver sans préparation : elle reste dans le siècle un monstrueux anachronisme, et c’est un anachronisme aussi que le guet-apens à la Borgia d’où l’empire est sorti. Pour qu’une armée française pût commettre, contre des Français, de telles atrocités, il la fallait commandée par les condottieri dévots du coup d’État.

Par là encore, la semaine de Mai se rattache à un grave problème de politique générale. La question militaire y est tout entière engagée. Il faut choisir entre une armée nationale, formée contre l’étranger, et une armée politique, dirigée contre la nation. Les mêmes soldats ne peuvent avoir les deux rôles.

C’est la logique terrible des choses, qui a voulu que l’armée du coup d’État devînt l’armée de Sedan, et que l’armée de Sedan vengeât ses désastres dans le massacre de Paris. Il ne peut plus y voir ni discipline, ni travail sérieux, ni notion austère du devoir, parmi les officiers qui se sentent les maîtres politiques du pays, parmi les prétoriens qui se savent destinés à combattre surtout des émeutes.

Or, l’effet du 2 décembre fut de donner à l’armée ce caractère antinational ; de là, les généraux si incapables, si vite découragés devant l’ennemi, mais si cruels aux Français. Et depuis lors, quel fut l’effort constant des monarchistes ? De rendre à l’armée ce détestable caractère. Tel fut le crime impuni du 16 mai ; telle fut aussi la tentative de l’Assemblée de 1871 qui, après avoir réformé contre la Commune l’armée politique de l’empire, complétait son œuvre par la disgrâce des officiers glorieusement connus par leurs services contre les Prussiens, les Denfert, les Cremer, etc.

Le patriotisme de la grande masse de l’armée, stimulé par les terribles revers de 1870, fit échouer toutes ces tentatives. Même dans cette hideuse prise de Paris, beaucoup virent avec horreur le rôle qu’on leur imposait, et diminuèrent le mal dans la mesure du possible. Mais on était encore trop près de l’empire : les officiers cléricaux et bonapartistes avaient le nombre et la haute main. Neuf ans ont profondément changé cet état de choses. L’armée actuelle, dans sa masse, n’est nullement solidaire de celle qui couvrit Paris de cadavres.

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à faire ? Ce serait une erreur : et j’ai reçu de l’armée même, à propos de la semaine de Mai, d’utiles avis à ce sujet. Il appartient à la République de se donner une législation qui empêche que l’armée nationale puisse être tournée contre la loi, ou employée à des boucheries de Français désarmés.

Il ne faut plus que le drapeau tricolore soit taché de boue sanglante, ni dans les ruisseaux d’un 2 décembre, ni dans le fleuve rouge d’une semaine de Mai.


FIN



  1. J. Simon, Favre, Thiers. — Voir l’excellent ouvrage de notre collaborateur Fiaux : La Guerre civile de 1871, p. 177.
  2. J’ai reçu une lettre anonyme racontant, à la même date, d’autres exécutions, avec des détails plus horribles, à Courbevoie ; mais, en l’absence de détails suffisamment précis, et d’un témoignage vérifié, je ne puis rien affirmer.
  3. On ne l’a jamais dit, et le contraire est certain.
  4. Il s’agit dans cet article des gens qui « ont une préférence secrète pour la Commune ». — « Nous leur parlons comme à d’anciens amis, dit M. Tarbé…, ils vous avouent leurs sympathies…, ils font des aveux que vous ne leur demandez pas, à cause d’anciennes relations, que vous ne les livrerez pas à la police, ce qui pourtant serait votre devoir.

    » Leurs noms sont là sous le bout de notre plume ; et si nous nous taisons, c’est dans l’espoir que les misérables se feront justice eux-mêmes en disparaissant bientôt de Versailles. »

  5. V. Maxime Ducamp : Convulsions de Paris : le ministère de la marine.
  6. J’ai reçu, après la publication de ces détails dans la Justice, une lettre confirmant le récit de cette exécution en me donnant d’intéressants détails sur la victime.
  7. On verra plus loin, au chapitre du Châtelet, l’exemple d’un négociant dénoncé six fois de suite par un concurrent comme membre à la Commune.
  8. Nous avons reçu, à propos de ce récit, la lettre suivante :
    Paris, le 8 février 1880.
    Monsieur Camille Pelletan,

    Je lis, dans la Justice de ce jour, un paragraphe relatif à M. le marquis de Quinsonas.

    En effet, le 20 mars, M. de Quinsonas, qui arrivait de

    Grenoble, en costume d’officier des mobiles de l’Isère, fut amené, sans doute à cause de son uniforme, au comité du XIIe arrondissement, rue d’Aligre. À peine eut-il décliné son titre de député que les citoyens L… et D… qui se trouvaient, l’un comme général du secteur, l’autre comme chef de la légion, à la tête du XIIe arrondissement, s’empressèrent de lui répondre, avec l’assentiment de toute l’assistance, qu’il était libre de regagner Versailles ; mais, comme il lui fallait un laissez-passer pour traverser Paris, je me proposai pour l’accompagner, au comité de la rue Basfroid, afin de faire apposer sur son laissez-passer le cachet qui servait, dans les premiers jours, aux deux arrondissements (11 et 12).

    Je montai avec M, le marquis dans le cabriolet qu’il avait pris au sortir de la gare, et l’accompagnai rue Basfroid, où le laissez-passer fut régularisé sans retard et sans aucune difficulté.

    Voilà toute l’histoire de l’arrestation de M. le marquis de Quinsonas, qui devint plus tard, par une ironie de la langue officielle, membre de la commission des grâces.

    Recevez mes salutations les plus sympathiques.

    Henri M***

  9. Du moins, ce sont les allégations des accusateurs contre lesquelles M. Laudet proteste énergiquement.
  10. M. Édouard Lockroy a publié dernièrement dans le Rappel le fait, qu’il m’avait raconté dès 1871.
  11. J’ai signalé déjà un fait analogue pour le quartier de la Monnaie.
  12. J’ai vu l’original et les signatures de cette déclaration, publiée souvent depuis.
  13. Vinoy, l’Amnistie et la Commune. — Maxime Ducamp, t. II, La Marine.
  14. M. Vinoy. — M. Lissagaray.
  15. On peut juger du caractère du massacre, par l’effet qu’il produisit sur ceux qui y avaient pris part. Il serait aisé de recueillir les noms d’un certain nombre d’officiers de l’armée qui furent atteints d’aliénation mentale à la suite de la semaine de Mai.
  16. J’ai reçu à ce sujet d’un lecteur qui habitait alors rue du Maine les détails suivants :

    Il a été fait deux brèches, l’une à l’angle de la chaussée du Maine ; l’autre, vingt mètres plus loin. On les pratiqua pour braquer des mitrailleuses sur les fédérés qui s’étaient retranchés dans le cimetière après la prise de la barricade située à la mairie du XIVe arrondissement. Il y aurait eu douze cents fédérés (?) cernés au cimetière.

    On fusilla aussi à la taillerie de diamants, boulevard des Fourneaux, derrière l’ancien bâtiment de l’octroi. (J’ai eu d’ailleurs, et j’ai notamment trouvé dans les notes du docteur Robinet, des détails sur les exécutions du boulevard des Fourneaux, qui furent affreuses.)

    « Quand j’ai visité le cimetière, ajoute mon correspondant, j’ai remarqué que des tranchées immenses avaient été faites dans les contre-allées du cimetière : les tranchées comblées formaient une espèce de dos d’âne, ce qui suppose un grand nombre de corps. »

  17. J’ai reçu de M. B. Raspail, le ferme député de l’arrondissement de Sceaux, la lettre suivante, qui prouve tout au moins qu’on attribuait un chiffre très fort aux ensevelissements d’Ivry :

    « Mon cher ami,

    » On aura beau faire pour établir le chiffre des morts pendant la tuerie qui a suivi la répression de la Commune, on n’arrivera jamais à en savoir le nombre.

    » D’après votre article paru samedi dans la Justice, vous dites qu’il faut évaluer à plus de 3,500, les corps enterrés au cimetière d’Ivry.

    » Je puis vous garantir que vous êtes singulièrement loin du compte. En effet, rien que dans l’immense fosse creusée dans ce qu’on appelle le premier cimetière parisien d’Ivry, il y fut enfoui plus de 15,000 corps. En outre, on fit plusieurs autres fosses et l’on estimait qu’elles contenaient 6,000 autres cadavres, soit en tout 23,000.

    » À l’époque, je ne tardai pas à être bien renseigné et les agents de la police qui, pendant plusieurs années, firent le service pour empêcher les parents et les amis de placer la moindre marque de souvenir sur cette immense fosse, ont toujours dit le premier chiffre lorsqu’on les interrogeait. Je puis même ajouter que certains d’entre eux ne cachaient pas combien l’exécution de leur consigne vis-à-vis des parents, leur était pénible.

    » Le chiffre de 15,000 dans la grande fosse, n’a jamais été mis en doute. Dans Une première campagne contre l’administration de l’Assistance publique, brochure que je publiai en 1875 et dont je vous envoie un exemplaire par ce courrier, je citai ce chiffre (voir page 29). Or, vous savez combien l’ordre moral guettait, pour les étouffer et les poursuivre, les moindres révélations sur l’époque sanglante. Eh bien, il n’osa élever aucune contestation.

    » Non, on ne saura jamais le nombre des tués pendant et après la lutte, et celui bien autrement énorme des personnes qui, n’ayant pris aucune part à la Commune, furent fusillées, égorgées.

    » Un détail encore peu connu : pendant plus de six semaines, chaque matin, de quatre à six heures, on exécuta au fort de Bicêtre.

    » Dans les derniers jours, les fournées étaient encore d’une trentaine de victimes.

    » Sur beaucoup de points de la banlieue les tranchées qui avaient été établies contre les Prussiens, servirent à enfouir des monceaux de fusillés.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    » Après toutes les révélations enregistrées depuis quelques semaines par la presse, après les imprudentes paroles dites par M. Le Royer : « il ne faut pas oublier ; nous ne voulons pas qu’on oublie ! » Eh bien, oui ! je suis de cet avis. Il faut que la justice, que l’humanité et la civilisation noyées à cette époque dans des torrents de sang, reprennent leurs droits. La véritable enquête n’a pu être faite tant la terreur était grande. Maintenant, elle peut l’être.

    » Le premier point à établir, c’est que dans tous ces lieux d’exécution, on a exécuté sans forme de jugements, sans dresser le moindre procès-verbal. Dès lors, ce sont, après le combat, après la lutte, de véritables assassinats, et on connaît maintenant assez de ces assassins pour frapper quelques grands exemples.

    » Je vous serre la main.

    « BENJAMIN RASPAIL,
    » Député et conseiller général de la Seine.

    « Cachan (Seine), 20 avril 1880. »