La Sensibilité et l’Imagination chez George Sand/II

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II


Cette tendresse douce, cette universelle amitié pour toute vie, qui a été l’âme même du génie de George Sand, s’associait chez elle à l’imagination la plus active et la plus féconde qui fut jamais. Tout enfant, elle avait déjà les yeux grand ouverts sur le monde du dehors ; elle s’intéressait à tout ce qu’elle voyait : un beau nuage, une tache de soleil sur le vert plus sombre d’un bois, une eau claire et courante fixaient son attention, la prenaient tout entière. À la marge d’un chemin, elle voit pour la première fois, lors du voyage en Espagne, des liserons en fleurs. « Ces clochettes roses, délicatement rayées de blanc, me frappèrent beaucoup », dit-elle ; elle n’avait alors que quatre ans. Les mameluks qui font boire leurs chevaux sur la place de Madrid, la boule dorée d’un clocher qu’on aperçoit de sa fenêtre, le clair regard de l’empereur qui rencontre à une revue ses yeux d’enfant, un air de flageolet entendu dans la douce lumière d’un après-midi de printemps, autant d’images qui pénètrent en elle sans presque qu’elle y songe, et elle ne les oublie plus.

Sa mère lui avait donné un vieil abrégé de mythologie ; elle passait des journées entières à en regarder les planches avec une inépuisable admiration. On la menait parfois à des féeries, on lui contait les contes de Perrault, on lui parlait du Paradis où vont les enfants bien sages, « et les anges et les amours, la bonne Vierge et la bonne fée, les polichinelles et les magiciens, les diablotins de théâtre et les saints de l’Église » se mêlaient dans son esprit en une étrange confusion et devenaient les héros de ces interminables « romans » qu’elle se racontait à elle-même entre les quatre chaises où on avait coutume de l’enfermer. Toutes les images demeuraient en elle, précises et intenses, si intenses même parfois qu’elle fut sujette pendant toute son enfance et sa première jeunesse à de véritables hallucinations.

Elle était encore toute petite que déjà cependant s’associait chez elle aux images nettes toute cette longue suite d’impressions confuses, de sentiments vagues et forts, qui donnent aux événements leur mystère et leur poésie ; elle entend un jour une fillette chanter deux vers d’une ronde enfantine :


Nous n’irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés.



et une étrange émotion s’empare d’elle. « Je n’avais pas été dans les bois, que je sache, et peut-être n’avais-je jamais vu de lauriers, mais apparemment je savais ce que c’était, car ces deux petits vers me firent beaucoup rêver. Je me retirai de la danse pour y penser et je tombai dans une grande mélancolie. Je ne voulus faire part de ma préoccupation à personne, mais j’aurais volontiers pleuré, tant je me sentais triste et privée de ce charmant bois où je n’étais entrée en rêve que pour en être aussitôt dépossédée. » (Histoire de ma vie, II, p. 161.)

Mais c’est surtout à Nohant que grandit et se développa l’imagination de George Sand : chaque jour elle devenait plus précise et à la fois plus romanesque, plus inventive, plus riche en brillantes et fugitives fictions. La fillette s’amusait un jour dans la chambre de sa mère avec son frère Hippolyte et sa petite amie Ursule à franchir à gué une rivière qu’elle avait dessinée avec de la craie sur le plancher ; elle devint si bien la dupe de ce voyage imaginaire qu’elle mimait en son jeu, qu’au bout de peu d’instants elle crut voir les arbres, les eaux, les rochers, une vaste campagne et le ciel tantôt clair, tantôt chargé de nuages qui allaient crever et augmenter le danger de passer la rivière. (Loc. cit., II, p. 251.) Et chaque fois, c’était ainsi. Elle voyait les figures allégoriques qui décoraient la tenture de sa chambre s’en détacher, et les Silènes, les Flores et les Bacchantes danser autour des meubles de fantastiques rondes. Il lui semblait s’envoler jusqu’en Russie et planer silencieusement dans le ciel sombre, guidant l’armée à travers les plaines glacées. Elle s’enchantait aux airs de jadis que de sa voix brisée disait sa grand’mère à son vieux clavecin ; ils l’entraînaient par leur charme mystérieux en ce monde de beaux songes où se plaisait à vivre son esprit d’enfant.

Dès qu’on eut commencé à lui enseigner l’histoire, elle s’y intéressa de passion. C’était pour elle un roman merveilleux, qu’elle rendait plus merveilleux encore par les fictions qu’elle prenait plaisir à y mêler. À onze ans, elle lisait l’Iliade et la Jérusalem délivrée, et cette histoire légendaire des hauts faits des héros lui apparaissait plus belle, plus brillante encore que l’histoire véritable, et par là-même plus vraie.

C’est alors que se créa dans son esprit le mystérieux personnage de Corambé, ce dieu doux et tendre, gracieux comme une femme au noble corps, qui revêtait en ses rêveries de si multiples apparences ; elle en vint à lui rendre un véritable culte sur un autel rustique, fait de mousse et de coquillages. Corambé fut le héros d’un interminable poème que George Sand n’écrivit jamais et auquel s’ajoutèrent interminablement des chants nouveaux, que sans cesse elle se récitait à elle-même tout bas, jusqu’au moment où elle entreprit de travailler à des œuvres moins éloignées des événements de ce monde où nous vivons. Du jour où elle eut composé son premier roman, Corambé s’envola pour ne plus revenir. Les images fortes et précises avaient chassé devant elles les images indécises et fuyantes, ces images qui semblent faites de la brume d’argent où sourit le soleil matinal. George Sand regretta longtemps ce compagnon de sa jeunesse qui avait si souvent passé dans ses rêves, entouré « d’êtres mélancoliques et tendres qu’il conduisait parmi des paysages délicieux au bonheur et à la vertu. »

À ce moment de sa vie, l’imagination de la petite fille transformait à son gré le parc et les champs où elle vivait ; sa fantaisie faisait « d’une butte haute de trois pieds une montagne, de quelques arbres une forêt, du sentier qui allait de la maison à la prairie le chemin qui mène au bout du monde, de la mare bordée de vieux saules un gouffre ou un lac. » (Histoire de ma vie, III, p. 20.) Elle avait néanmoins de tout ce qui l’entourait une très nette vision : elle avait gardé des vieilles amies de sa grand’mère, de son grand-oncle de Beaumont, les plus précis et les plus pittoresques souvenirs. Tout ce pays de Nohant, elle le voyait dès lors tel qu’il est en réalité, avec « ses sillons de terre brune et grasse, ses petits chemins ombragés, ses maisonnettes de paysans, entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne, de leurs vertes chenevières, ses grands ormeaux ébranchés ; » mais son imagination s’y plaisait d’autant mieux qu’elle pouvait le peupler à sa guise de ces mille visions qui hantent l’esprit des paysans.

Les pasteurs, réunis autour du feu d’ajoncs secs, dans les pâtureaux ou les landes, lui contaient les merveilleuses légendes des bonnes dames qui dansent sous la lumière mystérieuse des nuits d’automne ou qui appellent du fond des marais verdissants les voyageurs attardés. Elle s’attendait parfois à rencontrer au détour d’un chemin la grand bête, dont sonne le pas pesant, sous les longues chevelures emmêlées, qui tombent, étoilées d’argent, des haies de clématites. Puis c’étaient les grandes veillées où les chanvreurs broyaient le chanvre près de la porte du cimetière. Quelles terribles histoires se disaient là ! Quelles sombres histoires de mort, tandis que la lune éclairait de sa lueur pâlissante et troublée les grands ormes de la place et les tombes couvertes d’herbe haute !

Lorsqu’elle revint du couvent, la jeune fille se laissa gagner plus complètement encore au charme infini qui sort des prairies et des brandes ; elle comprit l’étrange beauté de la nature hivernale, alors que le soleil, rayonnant doucement dans le bleu fin du ciel, jette sur les vastes plaines, toutes vertes du blé naissant, « ses grandes flammes d’émeraude. » Elle avait du reste porté à Paris ce sentiment vif de la caressante splendeur de la lumière, de la joie très douce qui descend du ciel nocturne, et les heures les plus heureuses peut-être qu’elle passa au couvent, ce furent celles où elle écoutait, de la fenêtre étroite de sa cellule, les rossignols chanter dans les marronniers en fleurs sous le regard des étoiles.

Pendant les années qui suivirent son mariage, George Sand apprit à regarder avec plus d’attention encore ce pays dont elle sentait depuis sa rêveuse enfance l’enveloppante douceur. Elle a empli ses yeux et sa mémoire des teintes du ciel et des couleurs des bois ou de la terre, du frémissement des feuilles agitées du vent, du miroitement des eaux où s’inclinent les tiges frêles des joncs. Elle a vécu en communion étroite et directe avec cette multiple vie des plantes et des champs ; l’âme même de la terre a passé en elle. Aussi nul peintre n’a-t-il su comme elle communiquer l’émotion spéciale et précise que cause un paysage et le faire revivre en vous tout entier. Seul peut-être, avec elle, Fromentin a possédé ce don merveilleux de voir la nature du dedans et de la raconter, si j’ose dire, en même temps qu’il la dépeint.

George Sand ne sait point seulement, comme Flaubert par exemple, faire voir ce qu’elle décrit, mais aussi le faire sentir et rêver. Sans doute, les tableaux qu’elle peint n’ont pas la sculpturale et lumineuse splendeur des descriptions de Flaubert, mais elle ne décrit point pour décrire, elle pense avec ses personnages les paysages où ils doivent vivre, et elle les imagine fidèlement dans leurs traits généraux, parce qu’elle les a longtemps regardés, sans presque jamais les étudier du reste, ni les analyser, mais surtout parce qu’elle les a longtemps sentis. Aussi ses descriptions sont-elles rarement froides et communiquent-elles l’impression même de la vie, de la vie spontanée et libre. Lorsqu’elle veut expressément dépeindre un pays, faire œuvre d’art, comme un paysagiste devant sa toile, l’inspiration la quitte souvent. Le dessin s’encombre de traits inutiles, la phrase se charge de termes techniques, de détails scientifiques ou archéologiques ; les couleurs minutieusement rapportées n’apparaissent point aux yeux et la vie s’en va. Le tout pour George Sand n’est point de voir, mais d’être émue ; dès qu’elle a senti en elle cette chaleur intérieure, cette poignante et forte émotion que lui cause presque toujours l’intime et prolongé contact avec la nature, elle ne cherche plus à copier ; elle regarde en son esprit où s’est reflétée la colline, la prairie ou la forêt, et l’impression qu’elle nous communiquera, ce sera celle même que nous aurions éprouvée devant ce paysage et qu’aucun autre n’aurait pu nous faire sentir.

Quand elle eut conquis la maîtrise de son art, elle s’essaya souvent à peindre ces paysages de montagne ou de mer où l’avait fait vivre son goût ardent pour les voyages, mais il arrive parfois alors que le peintre tue en elle le poète. Elle est encombrée de richesses : ces traits trop accusés, trop précis, dont l’éclatante beauté l’enchante, sont pour elle une gêne ; elle ne peut se résigner cependant à sacrifier nul détail : elle voudrait faire passer tout entière dans l’esprit du lecteur la joie qu’elle a sentie, et pour cela elle s’efforce de lui montrer tout ce qu’elle-même a vu. Elle ne consent point à le priver d’une vague, d’un rocher, d’un bassin de marbre où se mirent des fleurs ni d’une statue brisée qui rit sous les charmilles. Tout entière au spectacle qui a captivé ses yeux, elle s’oublie elle-même ; elle ne mêle point ses sentiments ni sa pensée à la nature, elle ne l’oblige point à vivre de sa vie ; elle la regarde du dehors et la décrit comme quelque chose d’extérieur à elle, au lieu de se raconter elle-même.

Aussi, malgré la splendeur qui illumine certaines d’entre elles, ses descriptions de l’Italie, de l’Auvergne ou de la Provence ne communiquent-elles point cette même émotion mystérieuse et douce dont sont imprégnées les œuvres qu’elle a situées en ce pays mélancolique et souriant où se sont écoulées ses premières années. Pour que son œuvre ait toute sa valeur, il faut qu’elle soit involontaire à demi, que son âme soit devenue les choses qu’elle contemple, à tel point que ce soient ces choses qui s’expriment spontanément dans son livre, sans qu’elle ait presque à intervenir. Une ville a mis ainsi en George Sand une âme nouvelle, sœur de son âme du Berry : c’est une ville de mystère et de rêve, Venise. Le chant des matelots des lagunes chante en son cœur, intime et pénétrant, comme le chant sacré des laboureurs qui excitent au travail les grands bœufs sous le ciel doré des soirs.

Il se produisait d’ordinaire chez George Sand une sorte de dédoublement, tandis qu’elle observait un paysage : « Je prends des notes intérieures d’une fidélité scrupuleuse et je sais que sur ce point ma mémoire ne me trompera pas. Cela est très vite fait, grâce à l’habitude que j’ai de voir et, tout de suite après, je jouis de ce que je vois pour mon propre compte. Je le savoure en gourmand, je suis assouvi, je suis heureux. » (Impressions et souvenirs, p. 153.) George Sand se souvenait de tout ce qu’elle avait vu et elle ignorait s’en souvenir ; les multiples et fuyantes images du ciel, des plantes et des eaux qui s’étaient déposées en elle, tandis qu’elle jouissait d’être au bord d’un grand lac paisible sous l’ombre chantante des pins ou dans une douce et verte vallée où les châtaigniers anciens laissaient tomber leurs feuilles, venaient d’elles-mêmes se grouper autour de ces quelques traits plus frappants d’un paysage qu’elle avait volontairement notés dans sa mémoire, et les scènes se reconstituaient sous sa plume, simplifiées et poétisées, sans qu’elle eût jamais à les évoquer tout entières devant ses yeux, ni à les repenser dans leur ensemble. Nul écrivain n’a porté en lui un tel trésor d’images, aussi variées, aussi souples, aussi changeantes, et d’elles-mêmes, sans qu’elle eût à faire un effort pour reconstruire les paysages où elle avait longtemps vécu, elles s’organisaient en des ensembles naturels et vivants, qui communiquent au lecteur le sentiment que lui donneraient les sites dont ils ne sont point peut-être après tout la minutieuse et fidèle copie.

George Sand écrivait en 1863 : « Le monde extérieur a toujours agi sur moi plus que je n’ai pu agir sur lui ; je suis devenu un miroir d’où mon propre reflet s’est effacé, tant il s’est rempli du reflet des objets et des figures qui s’y confondent. Quand j’essaie de me regarder dans ce miroir, j’y vois passer des plantes, des insectes, des paysages, de l’eau, des profils de montagnes, des nuages, et sur tout cela des lumières inouïes, et dans tout cela des êtres excellents ou splendides. » (Impressions et souvenirs, p. 43.) Et c’était là l’exacte expression de la vérité : nulle âme ne fut plus que la sienne absente d’elle-même. « Il y a des heures, a-t-elle pu dire, où je me sens herbe, oiseau, cime d’arbre, nuage, eau courante, horizon, couleur, forme, et sensations changeantes, mobiles, infinies. » Ce qu’elle a écrit est, à certains égards, plus impersonnel que les romans de Flaubert et de l’école naturaliste, que la poésie de Théophile Gautier, de Leconte de Lisle et du Parnasse tout entier. Son œuvre n’exprime point, en effet, un aspect de la réalité systématiquement et arbitrairement choisi, elle ne trahit pas une conception d’art spéciale, son esprit n’inflige à ce qu’elle peint nulle déformation particulière et toujours uniforme.

Et cependant, s’il est peu d’écrivains dont l’œuvre soit moins volontaire que celle de George Sand, il en est peu qui y soient aussi constamment présents. Elle ne saurait rester en dehors de ce qu’elle raconte ou de ce qu’elle décrit ; elle se révèle pleinement, au contraire, dans tout ce qu’elle a composé : on la connaîtrait tout entière, si même il ne subsistait d’elle que ses romans. George Sand ne conçoit point, au reste, que le livre qu’on écrit puisse vous demeurer extérieur, n’être point vous-même : « Ne pas se donner tout entier dans son œuvre, écrit-elle à Flaubert en 1863, me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose que ses yeux ou de penser avec autre chose que son cerveau. » (Correspondance, IV, p. 338.) Seulement, ce qui est en elle ne vient point d’elle-même ; elle est en réalité les choses et les gens parmi lesquels elle a vécu et qu’elle reflète passivement. En dépit des apparences, George Sand n’a que très peu médité, et c’est seulement à la fin de sa vie qu’elle a appris à réfléchir ; jusque-là elle n’a guère possédé en propre et bien à elle que ce don infini d’aimer qui attendrit son œuvre entière. C’est à cette absence de parti-pris que tout ce qui est sorti de sa plume doit cette inimitable grâce, ce naturel, cette aisance, cette liberté que nul autre romancier français n’a su retrouver : c’est là sa merveilleuse et rare originalité. Tout en elle vient du dehors : les idées, les images, les caractères des personnages, le cadre où ils se meuvent, tout, sauf ce qui donne à tout cela cette vie étrange et douce qui surprend et qui charme, la sensibilité tendre qui vient du plus profond d’elle-même et l’imagination fantaisiste et romanesque qui combine de mille manières, en se jouant, ces éléments divers qu’elle n’a point choisis, mais acceptés de toutes mains.

La conséquence, c’est que les romans de George Sand ne sont presque jamais composés ; on ne sait pas très bien le plus souvent où elle veut vous mener, mais c’est qu’elle-même ne le sait pas non plus très clairement ; à dire vrai, elle ne s’en inquiète guère et cela importe si peu ! La route est charmante, elle se déroule en infinis méandres, auprès des eaux qui murmurent parmi les tiges vertes des plantes fontinales ; les avenues succèdent aux avenues et alignent en files interminables leurs robustes chênes ; que nous fait, après tout, le but du voyage, grotte d’ermite ou palais de fée ? Nous savons d’avance que le même charme nous y attend qui nous a accompagnés le long du chemin.

Cette tournure d’esprit fit qu’en dépit de sa passion pour l’art dramatique, George Sand ne put jamais créer très vivantes et vraiment fortes les pièces qu’elle composa ; elle n’était pas douée pour le théâtre. Nulle part plus qu’à la scène n’est indispensable le courage de choisir, la volonté arrêtée de faire telle chose et non telle autre, et c’est cette volonté-là qu’elle ne sut jamais avoir. Une pièce lui coûtait à coup sûr plus d’efforts qu’un roman, mais, malgré tout ce qu’elle dépensait, pour une comédie ou un drame, de temps et de travail, elle n’eut jamais que deux grands succès au théâtre : Le mariage de Victorine et Le marquis de Villemer. Encore faut-il ajouter qu’elle eut des collaborateurs pour les deux pièces : pour la première, Sedaine, et pour la seconde, M. Alexandre Dumas.

Le goût très vif que ressentit toujours George Sand pour toutes les formes improvisées de l’art dramatique, pour la Commedia dell’arte par exemple, et les pièces que créaient en les jouant ses enfants et ses hôtes sur le petit théâtre de Nohant, a sa raison profonde dans cette indéfinie souplesse et cette liberté de son imagination qu’emprisonnent et que gênent les lignes trop arrêtées des œuvres fortement construites. Tout la charmait en cet art facile et mouvant, et il n’était point jusqu’aux marionnettes qui ne fussent capables de lui ouvrir les portes de ce monde de rêves où elle aimait tant à vivre. Les marionnettes de Nohant ont tenu une très large place dans sa vie et sa pensée ; elle s’enchantait des nuits entières à suivre les aventures merveilleuses où la fantaisie de son fils se plaisait à promener ses dociles acteurs de bois. Peut-être prenait-elle plus de plaisir encore à ces libres et fuyantes épopées, tantôt burlesques, tantôt tragiques, où se mêlaient Arlequin et la grand bête, la bonne fée et Colombine, les paysans et les marquises en une fantastique ronde, qu’aux drames dont l’action, une et forte, ne laisse pas place aux rêveries des auditeurs.

Ce n’est point, au reste, un parti-pris chez George Sand que cette manière fantaisiste et comme insouciante de composer, que cette habitude plutôt de ne composer pas. Aucun écrivain n’eut jamais peut-être la même sincérité naïve : elle écrit comme on parle, comme on respire, sans trop réfléchir à ce qu’elle dira, sans aucun plan fait d’avance, mais ce n’est point qu’elle soit très persuadée qu’il vaille mieux n’avoir pas dès longtemps conçu l’ensemble de son œuvre, n’en avoir pas savamment agencé toutes les parties avant d’en commencer l’exécution. « J’aime ce qui est bien fait, n’importe par quel procédé, écrit-elle en 1865, et pour mon compte je n’en ai pas, ou si j’en ai, c’est sans m’en rendre compte. » (Lettre à E. Périgois, Corresp. V, p. 84.)

Parfois même, elle éprouve comme un remords de ne pas se donner plus de peine, de se laisser aller, comme elle fait, à cette prodigieuse facilité dont elle est douée ; l’écrasant travail auquel se condamne Flaubert lui cause une sorte de honte : « Quand je vois le mal que se donne mon vieux pour faire un roman, lui écrit-elle, ça me décourage de ma facilité et je me dis que je fais de la littérature savetée. » (1867, Corresp. V, p. 209.)

Mais, d’ordinaire, elle se résigne à être elle-même ; elle s’inquiète assez peu de la forme écrite que prendront les images qui vivent en elle : « Quant au style, j’en fais meilleur marché que vous. Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît d’en jouer. Il a ses hauts et ses bas, ses grandes notes et ses défaillances ; au fond, ça m’est égal, pourvu que l’émotion vienne. » (Lettre à Flaubert, 1866, Corresp. V, p. 154). Il lui faut bien au reste accepter de composer et d’écrire comme il lui est naturel de le faire : il y a chez elle une étrange impuissance à remanier ce qu’elle a fait, à retoucher les détails d’un roman, à alléger le récit d’épisodes inutiles, à donner plus de puissance ou de couleur à une phrase en modifiant une épithète ou en changeant l’ordre des mots. Elle écrit du premier jet ; la page, une fois écrite, reste telle qu’elle est venue. « L’entrain épuisé, dit-elle, il ne me reste plus la moindre certitude sur la valeur de la forme que mon livre a prise, et je changerais tout s’il me fallait changer quelque chose. » (Hist. de ma vie, IV, p. 144.)

Une imagination capricieuse et libre, une imagination romanesque, c’est essentiellement une imagination passive, une imagination qui est gouvernée du dehors et n’a point sur elle-même de pouvoir. Ce qui fait illusion parfois, c’est que ses créations ne ressemblent guère de coutume à la réalité ; mais y a-t-il rien qui ressemble moins au monde où nous vivons que nos rêves ? Y a-t-il rien qui soit moins gouverné par notre pensée abstraite et raisonnante ? Telle fut l’imagination de George Sand, passionnée et rêveuse, fantaisiste et ailée, miroir plus fidèle cependant des scènes qui passèrent devant elle, des caractères et des visages, des rues des villes et des sentiers fleuris, que ne le fut jamais l’esprit précis et net de Stendhal ou l’intelligence pénétrante et colorée de Balzac, toujours emplie de ces types où il unissait et fondait avec une inoubliable puissance les traits épars en des centaines de caractères individuels.

Seulement, ces images qui se jouent dans sa fantaisie ne sont point toutes empruntées à la nature ; elles ne sont point toutes les traces qu’ont laissées en sa mémoire le caractère et la vie des hommes et des femmes qu’elle a connus ; elle en a puisé bon nombre dans ses lectures, et, celles-là, elle ne les distingue point des autres. Elles vivent en son esprit côte à côte, quelle que soit leur origine, et se combinent entre elles au hasard. Aussi dans un même roman se coudoie-t-il des personnages avec qui il semble qu’on ait causé la veille au coin d’un champ ou bien en un salon, et des êtres de raison qui n’ont jamais existé que dans l’âme enthousiaste des poètes, le forçat philosophe et philanthrope, par exemple, le prêtre maudit, dévoré par le désir de la chair et la terreur de l’enfer, l’ouvrier prophète, le paysan homme de lettres. Tous ces types, à coup sûr, se peuvent retrouver dans la réalité, mais les individus en qui ils s’incarnent sont vivants ; en même temps que prêtre et maudit, ouvrier et prophète, ils sont hommes, ils sentent et pensent comme des hommes et ne semblent point égarés dans la vie, ainsi que des acteurs échappés de quelque mélodrame et qui traînent à l’église ou à l’atelier leurs costumes de théâtre et leurs attitudes de convention. Ils se sont au contraire tellement simplifiés dans l’esprit de George Sand, que parfois on pourrait les prendre pour de simples marionnettes qui font les gestes, tandis que le recitante déclame d’éloquentes invectives contre la perversité des riches ou adresse au Dieu vengeur du crime d’émouvantes prières.

Une autre conséquence, c’est qu’un même caractère est souvent tissé des matériaux les plus disparates : fictions puisées dans les livres, traits involontairement et fidèlement observés, sentiments très personnels et très profondément sentis, tout cela se confond et se mêle, et plus souvent encore se juxtapose seulement en un même individu. Impossible d’accuser l’un de ces personnages étranges de ne point rester fidèle à son caractère : ils ont tant de caractères divers qu’il leur serait bien difficile vraiment de ne pas se conformer à l’un d’entre eux.

Jamais, cependant, on n’est choqué ni entravé dans son plaisir par l’invraisemblance des situations ou la bizarrerie des personnages ; il faut faire un effort sur soi pour en prendre conscience. Cela tient à coup sûr en partie à l’aisance, au charme lumineux et doux de la langue en laquelle toutes ces prodigieuses aventures sont contées ; mais la vraie raison, c’est que jamais dans l’œuvre de George Sand il n’y a d’étrangetés voulues, d’oppositions violentes, accumulées pour produire un effet. Tout nous semble acceptable et naturel, parce que tout a semblé naturel à l’auteur, que les choses lui sont venues ainsi, et qu’il nous les a dites comme elles lui sont venues. Nous sommes transportés en un monde lointain où tout nous est enchantement, parce qu’en lui subsiste ce qui, dans ce monde où nous vivons, nous trouble et nous émeut et qu’en lui toutes choses cependant s’embellissent et se nimbent d’une auréole de rêves. Dans cet univers, qui semble pourtant le frère du nôtre, rien ne saurait nous heurter, car nous sentons bien que jusqu’à cette heure nous n’y avions vécu que dans nos songes.

Lorsque nous sommes contraints de comprendre que c’est bien sur cette même terre où nous marchons que posent aussi leurs pieds tous ces êtres légers et fragiles qu’une fantaisie a pour un instant appelés à vivre, l’illusion cesse et le charme s’évanouit. Il faut subir alors les interminables prédications de ces réformateurs qui rêvent de changer la face du monde en poussant leur rabot ou en bèchant leur jardin ; les fées sont parties et il ne reste plus devant nous que Michel (de Bourges) ou Pierre Leroux.

Dès que George Sand cesse de décrire et de conter, dès qu’elle veut analyser ou prouver, les incohérences, les inconséquences apparaissent à chaque page, et l’on ne peut se défendre d’un mouvement d’humeur contre le merveilleux conteur qui vient ainsi gâter un plaisir qu’il peut, quand il veut, faire si charmant, et troubler l’illusion douce où il nous fait vivre aussi longtemps qu’il le souhaite. Lorsque George Sand cherche à faire servir un récit à la démonstration d’une thèse, tout aussitôt les personnages qu’elle met en scène cessent de vivre, et par cela seul qu’elle les a voulus tels ou tels. C’est chose frappante dans Mlle  de la Quintinie, où seuls le vieux M. de Turdy et son jeune ami Henri ont parfois l’apparence d’exister pour eux-mêmes et de n’être point seulement les porte-parole de l’auteur. Quel contraste avec les personnages de Flaubert, Bouvard et Pécuchet par exemple, allégoriques cependant et symboliques au premier chef, et en même temps si réels, si vivants, d’une vie si naturelle et si intense à la fois !

Mais il est arrivé à George Sand beaucoup moins souvent qu’on ne l’imagine de vouloir rien prouver. Si ses héros déclament souvent, c’est qu’elle a la tête remplie de déclamations et que tout ce qui est en elle s’exprime involontairement dans ce qu’elle écrit. La plupart du temps, elle conte pour conter ; elle le déclare elle-même dans l’avant-propos de Mont-Revêche : « C’est un préjugé très accrédité dans l’histoire des arts que le roman doit fournir une conclusion aux idées qu’il soulève et prouver quelque chose. Je n’ai jamais songé à demander rien de ce genre aux ouvrages d’art : voilà pourquoi je n’ai jamais songé à m’imposer rien de pareil. »

Peut-être George Sand a-t-elle cédé plus souvent qu’elle ne croit au désir de faire des personnages de ses romans les apôtres de la foi nouvelle qu’on lui avait révélée la veille et qui pour quelques mois devait lui emplir l’âme tout entière. Mais ce n’est point parce qu’elle le voulait qu’elle transformait ainsi ses héros en prédicants et en professeurs de science politique et sociale, c’est parce qu’elle était impuissante à n’épancher point son cœur et son esprit dans le livre qu’elle écrivait. Elle ne savait pas ne pas parler dans le roman auquel elle travaillait des choses dont elle causait, une heure auparavant, avec ses amis ; elle ne pouvait choisir entre les idées qu’on venait d’agiter autour d’elle, opérer entre elles un triage nécessaire, laisser de côté celles qui n’avaient que faire en son livre. Elle était trop abandonnée à ses impressions, elle réflétait trop docilement la pensée des autres pour s’acquitter utilement de cette besogne réfléchie.

Ce qu’elle écrivait dans l’avant-propos de Mont-Revêche est très évidemment vrai en tous cas de ses premiers romans, où l’esprit de système ne joue aucun rôle et qui ne sont que la naïve et involontaire confession des sentiments qui alors fermentaient en elle. Les personnages, ce sont, sans qu’elle ait voulu les peindre, les gens mêmes avec qui elle vivait ; le cadre où elle les a placés, ce sont les paysages qu’elle avait encore dans les yeux. À cela venaient s’ajouter les inconscients ressouvenirs de ses lectures et les récits que lui faisait par exemple son ami Néraud de son séjour à l’Île-de-France ou le capitaine Rœttiers de ses campagnes à travers l’Europe. Des caractères comme ceux de Sylvia, de Jacques ou de Ralph, elle ne les a point imaginés à coup sûr pour les besoins d’une thèse ; elle s’est seulement souvenue. Elle avait lu prodigieusement à Nohant, et elle pouvait à la fin de sa vie écrire avec une entière vérité : « Je ne sais rien, parce que je n’ai plus de mémoire, mais j’ai beaucoup appris et à dix-sept ans je passais mes nuits à apprendre. Si les choses ne sont pas restées en moi à l’état distinct, elles ont fait tout de même leur miel dans mon esprit. » (Lettre à H. Amic, 1876, Corresp. VI, p. 385.)

Où se montre peut-être mieux que partout ailleurs cette impuissance de George Sand à faire une œuvre sur un plan arrêté d’avance et marchant à un but dès l’abord fixé, c’est dans les allégories qu’elle a si fréquemment tentées. Elle avait le don merveilleux de créer des symboles, elle le possédait plus pleinement qu’Hugo lui-même : il n’en faut d’autre preuve que ce mystérieux poème de Lélia, qui pourrait en quelques parties soutenir sans désavantage la comparaison avec les poèmes philosophiques d’Alfred de Vigny. Mais la condition essentielle pour qu’elle puisse créer ces allégories d’une si rare et pénétrante beauté et leur donner la vie, c’est qu’elle ne songe point aux allégories, ni aux symboles, et qu’elle évoque seulement à nos yeux les images, éclatantes ou voilées, qui défilent en son esprit, et fasse ainsi passer en nous les sentiments d’une amère et cruelle douceur qu’elles éveillent dans son âme ; il suffit pour n’en douter point de relire, après Lélia, la Coupe, par exemple, ou les Sept cordes de la lyre.

Les sentiments s’expriment naturellement chez George Sand par des images, et ces images ne sont point celles que semblent devoir lui suggérer la nature intime et comme la couleur de l’émotion, mais celles que des circonstances extérieures ont associées aux mouvements divers de son âme : un paysage en vient ainsi à raconter l’histoire entière d’une passion. Et tout cela est involontaire ; ce symbole a une sorte d’incommunicable individualité, ce n’est point une allégorie froide, mais la forme plastique que revêtent dans un esprit des émotions personnelles. Seulement, comme ces émotions ont toujours un caractère d’extrême généralité, que George Sand a eu ce don précieux d’avoir une âme qui n’était qu’un exemplaire plus parfait et plus beau de l’âme commune, le symbole acquiert, sans que l’auteur y ait un instant songé, une valeur universelle, et ce sont les sentiments éternels de l’humanité qui s’incarnent en des images précises, en des sites nettement individuels, en des événements qui se sont passés en un pays et un temps défini, un pays et un temps qui ne correspondent peut-être à rien dans l’univers extérieur, mais qui du moins ont eu dans l’esprit de l’écrivain une existence distincte et particulière. Dès lors, au contraire, que George Sand veut expressément composer une allégorie, elle a recours aux images communes, aux comparaisons que lui ont fournies ses lectures ; toute originalité, toute vie personnelle et propre disparaissent de son œuvre.

Il ne semble pas que George Sand ait toujours vu très clairement en elle-même, ou peut-être du moins cherchait-elle inconsciemment à se faire illusion. Si elle avoue fréquemment à ses amis qu’elle ne sait point trop où elle va, lorsqu’elle commence un livre, elle déclare dans la Notice de Lucrezia Floriani, qu’elle s’est assigné pour tâche « l’analyse vraie des caractères et des sentiments humains. » Stendhal ou quelqu’un des modernes tenants du roman psychologique ne s’exprimerait point autrement. Mais il faut bien avouer que, si c’était là le but que s’était proposé George Sand, elle ne l’a pas atteint. Ce n’est pas dans son œuvre qu’il faut rechercher de ces patientes et minutieuses analyses du secret mécanisme qui détermine chacun des personnages à sentir, à penser, à agir comme il fait. Si un roman comme Lucrezia Floriani même peut nous donner l’illusion que George Sand était douée de cette sagacité méthodique qui fait toute la valeur d’un psychologue, c’est qu’en dépit des dénégations qu’elle a multipliées, ce roman n’est guère qu’une page détachée de sa vie, une confession personnelle. Il est probable que cette idée d’une étude à demi scientifique de l’âme humaine ne lui est venue qu’après coup et lorsque les œuvres qui les devaient appliquer étaient déjà faites. Seulement, il y avait en elle, et elle le dit expressément dans cette même notice, un sentiment très vif des dangers qui menaçaient alors le roman : il allait s’égarant en mille bizarreries ; elle veut revenir à la nature, non parce qu’elle est plus vraie, mais parce qu’elle est plus belle. Si elle se laisse séduire aux peintures exactes et fidèles, c’est que leur simplicité même les fait plus gracieuses à la fois, plus vivantes et plus variées que les conceptions contournées et monotones des romanciers à succès.

George Sand avait bien quelque mérite à s’obliger à être simple au risque de perdre des lecteurs, car elle aimait beaucoup, elle le déclare elle-même, les événements romanesques, l’imprévu, l’intrigue, l’action. Elle se défendait, au reste, d’avoir jamais copié la réalité : « Cent fois, dit-elle, on m’a proposé des sujets à traiter. On me racontait une histoire intéressante, on me décrivait les héros, on me les montrait même ; jamais il ne m’a été possible de faire usage de ces précieux documents. » (Notice de Lucrezia Floriani.)

George Sand avait raison : elle n’a jamais copié le modèle que le hasard avait placé sous ses yeux, mais le modèle intérieur qui guidait sa main, c’était bien souvent à la réalité que, sans le vouloir, elle l’avait emprunté. Elle avait l’imagination ainsi faite, qu’elle ne pouvait isoler entièrement des fictions romanesques, des poétiques rêves où elle aimait à se laisser entraîner, les souvenirs qu’avaient imprimés en elle les choses et les gens parmi lesquels elle avait vécu ; mais il arrivait cependant parfois, lorsqu’elle n’avait à mettre en scène que des personnages aux sentiments simples et naïfs, et que l’action où elle les engageait demeurait aussi peu compliquée que leurs caractères, qu’il ne se mêlât rien d’étranger aux images laissées en sa mémoire par la vie rustique, sinon les sentiments mêmes qu’avait éveillés dans son âme fraîche et douce le spectacle de cette vie.

Ces sentiments ne sont point à coup sûr les vrais sentiments des paysans, mais ils en diffèrent beaucoup moins que ne le pensent les écrivains qui connaissent mal les gens de campagne, et la raison, c’est que non seulement George Sand avait longuement et patiemment observé les paysans, mais que la plus large part de sa vie, elle l’avait vécue au milieu d’eux, partageant leurs espoirs et leurs craintes, prenant intérêt aux mêmes choses qui les intéressaient eux-mêmes, parlant leur langue savoureuse et naïve. Elle en était venue à être impressionnée par les grands événements de la vie, par la naissance et par la mort, par le mariage et par l’absence, comme les gens simples qui l’entouraient. Toutes les émotions qu’elle met au cœur de ses personnages rustiques, au cœur de Fadette ou de Landry, du brave Germain ou de Madeleine Blanchet, la bonne meunière, ils les peuvent éprouver, s’ils ne les éprouvent point toujours, ou plutôt s’ils ne savent point toujours qu’ils les éprouvent.

C’est un jugement vite et aisément porté que de traiter de bergeries d’opéra-comique tous les idylliques poèmes où George Sand a exprimé l’âme douce et profonde des paysans ; mais c’est un jugement auquel souscrivent seuls ceux qui ne connaissent les gens de campagne qu’à travers Balzac ou Maupassant. Sans doute, tous les sentiments de féroce cupidité, de brutalité haineuse, de lâche et cynique perfidie que les écrivains réalistes ont découverts en eux, ils les possèdent ; mais ils ne possèdent point que ceux-là. C’est chose complexe qu’une âme d’homme, et les romanciers l’oublient souvent, les romanciers réalistes comme les autres.

Il faut d’ailleurs aimer vraiment la scolastique pour parler du paysan en soi et s’imaginer que tous les travailleurs de la terre doivent être nécessairement taillés dans le même bloc : c’est une conception qui rappelle celle du sauvage ou du criminel type et qui n’a même pas le même degré de réalité.

Certes, des œuvres comme la Mare au diable ou François le Champi sont des poèmes, bien plutôt encore que des romans, et il est fort probable qu’un Anglais ou un Allemand les eût écrits en vers ; mais ce qui les éclaire ainsi d’une idéale lumière, ce sont les paysages d’une grâce pénétrante et amie où se déroule l’action, ce sont les sentiments forts et naïfs, fleurant une fraîche odeur, comme l’aubépine en mai, qui emplissent l’âme d’une Fadette ou d’un Landry. Les caractères de tous les personnages secondaires sont d’une fidélité, je dirai même d’un réalisme, qui frappera tous ceux qui connaissent ces pays du centre, où l’esprit des paysans est si différent de ce qu’il est en Normandie ou en Bourgogne ; les scènes de la vie rustique sont décrites avec une exactitude qui fait de ces livres de précieux documents pour l’étude de nos coutumes populaires, et, si l’on veut absolument que ce soient là des bergeries, il faut du moins avouer que les loups n’y manquent point, à moins qu’on ne veuille faire une sainte de cette Sévère qui s’entend si bien à dépouiller les gens, et qui pourrait en remontrer, pour l’esprit de chicane et d’intrigue, au plus retors des agents d’affaires.

Il est au reste deux des romans rustiques de George Sand qui échappent à toutes les critiques, bien ou mal fondées, qu’on a dirigées contre quelques-uns d’entre eux : je veux parler des Maîtres Sonneurs et de Nanon. Taine disait des Maîtres Sonneurs : « C’est beau comme du Virgile, » et il semble en effet qu’un souffle du poète en qui a si doucement pleuré l’âme sacrée des prairies et des champs ait passé dans ces pages où George Sand évoque les grandes forêts frémissantes, les vastes plaines que les vents d’été sillonnent de vagues d’or, empourprées de fleurs, les bruyères sauvages, que broutent, dédaigneux et pensifs, les bœufs, travailleurs de la terre ; mais jamais peut-être on n’a fait revivre en de plus réelles peintures la vie joyeuse et rude des coupeurs de chênes qui chantent dans le bois sonore tant que dure la journée et dorment des nuits pleines dans les huttes de genêt, où flotte une fine odeur de fougère et de baume.

Nanon n’a point conquis dans l’estime des lettres la place très haute où ce livre avait droit : c’est une œuvre de vieillesse, (George Sand avait 68 ans lorsqu’elle l’écrivit), et elle passa inaperçue dans ces années cruelles où la France se cherchait elle-même et ne se trouvait point. Il n’est aucun des livres de George Sand qui communique cette même impression de mystère majestueux et charmant. Ce sont d’incomparables pages que celles où elle raconte la vie que menaient dans la rude maison de pierre brute, hantée des génies et des fées, les deux enfants en fuite devant les colères de cette République, qu’ils vénèrent cependant comme l’âme vivante de la France. Ils passent leurs journées sous l’ombre verte des châtaigniers qui ont poussé aux fentes du granit, à se dire sans se parler qu’ils s’aiment, et il semble qu’au fond de la forêt d’arbres très anciens passent dans l’ombre d’un rêve ces troupeaux de grands cerfs et d’aurochs, qui bramaient par les bois alors que la Gaule était libre encore. Et, dans ce même roman où elle a su mettre tant de profonde et rêveuse poésie, George Sand a esquissé la plus frappante histoire qu’on ait peut-être écrite des espérances, des craintes, des manières de sentir et de penser des paysans à la veille de la révolution, et cette histoire, elle la conte en une langue éloquente et sobre où s’exprime, avec une puissance qu’elle n’avait point encore atteinte, cette âme de bonté tendre et de patiente justice qui était en elle. Tous ces gens de campagne semblent copiés sur le vif : c’est que ce livre, elle l’a écrit déjà vieille, alors que les souvenirs de ses lectures s’effaçaient en elle, et que ses années d’enfance, qu’elle avait vécues au milieu des hommes, témoins de ces choses, émergeaient dans sa mémoire, toutes dorées de la gloire lumineuse du passé.