Aller au contenu

La Situation agricole de la France/01

La bibliothèque libre.
La Situation agricole de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 373-413).
02  ►
LA
SITUATION AGRICOLE
DE LA FRANCE

I.
LES PROGRÈS ACCOMPLIS

Au milieu d’une prospérité financière sans exemple, la France est depuis quelques années sous le coup d’une crise industrielle et agricole, attribuée par les uns au régime économique inauguré en 1860, par les autres à des causes multiples et complexes qui ont fait sentir leurs effets sur l’Europe entière. M. Maurice Block a déjà ici même exposé la situation économique des différens pays[1] et montré avec sa sagacité habituelle que, par le fait même de sa généralité, cette crise ne peut être la conséquence des traités de commerce et que le retour au régime protecteur ne saurait en être le remède. Il est clair que tous les pays à la fois ne doivent pas avoir à souffrir de la concurrence étrangère ; car, pour que les uns puissent importer des produits du dehors, il faut bien que d’autres les exportent, et si les premiers se ruinent, il faut nécessairement que les seconds s’enrichissent. Si donc ils sont tous dans une situation également fâcheuse, c’est à d’autres causes qu’à la liberté commerciale qu’il faut s’en prendre, bien que la question douanière n’y soit pas absolument étrangère.

Le régime protecteur, inauguré par l’Amérique du Nord, a eu pour effet de fermer aux produits de l’Europe le marché américain et de porter un coup funeste à de nombreuses industries qui y trouvaient leur principal débouché. Il ne paraît pas cependant que les États-Unis aient lieu de se féliciter de leur politique commerciale, car en voulant à tout prix devenir une puissance industrielle, ils ont introduit chez eux la question ouvrière, qui jusqu’alors n’avait pas été soulevée et qui, avec un gouvernement ultra-démocratique, peut devenir pour la constitution un immense danger. — Quoiqu’il en soit, ce n’est pas en élevant nos tarifs que nous ferons baisser les tarifs américains et que nous retrouverons nos anciens marchés.

La France du reste a été la dernière et la plus légèrement atteinte par la crise, et tandis que tous les autres pays, y compris l’Angleterre, en subissaient les effets par des grèves et des faillites, elle est restée jusqu’au dernier moment dans une situation relativement prospère. C’est quelque temps après l’avènement du ministère du 16 mai que les premiers symptômes de malaise se sont manifestés chez nous ; aussi les ennemis de ce gouvernement, avec la bonne foi qui caractérise d’habitude les partis politiques, se sont-ils emparés de cette circonstance pour s’en faire une arme contre lui aux yeux de l’opinion et ont-ils obtenu du sénat d’ordonner une enquête sur les causes de la stagnation des affaires. Mais les gros industriels qui siègent dans la haute assemblée, avec la férocité des intérêts qui ne recule devant aucun moyen et avec une habileté à laquelle il faut rendre hommage, ont transformé cette enquête, qui devait avoir un caractère exclusivement politique, en une question économique, et ont saisi avec empressement cette occasion de relever le drapeau du protectionnisme auquel dans l’origine personne ne songeait. Pour entreprendre cette campagne avec quelque chance de succès, ils ont senti la nécessité d’attirer à eux les agriculteurs, qui jusqu’alors avaient en général manifesté des tendances libérales et qui, sous le coup de plusieurs mauvaises années, se trouvaient eux-mêmes en ce moment dans une situation difficile. Les intérêts sont prompts à s’alarmer, et il avait suffi qu’on nous expédiât du dehors le blé nécessaire à combler le déficit de nos récoltes pour qu’un grand nombre de cultivateurs s’imaginassent, que tout était perdu. Ces craintes furent habilement exploitées par les coryphées du parti protectionniste qui provoquèrent des manifestations de toute nature. Attribuant tout le mal aux traités de commerce, se prétendant écrasés d’impôts, nous menaçant aujourd’hui d’une inondation de blés d’Amérique comme, en 1860, ils nous avaient menacés de celle des blés de Russie, ils réussirent à faire voter par la Société des agriculteurs de France et par un grand nombre de comices agricoles des vœux demandant le retour à un régime économique moins libéral et l’établissement, sur la plupart des produits de la terre, de droits protecteurs qu’ils appelèrent compensateurs, pour en masquer le caractère aux yeux de l’opinion.

Le gouvernement s’émut de cette agitation et, sans cependant se dissimuler ce qu’elle avait de factice, il voulut s’éclairer sur les causes réelles de la crise. A cet effet, il s’adressa à la Société nationale d’agriculture de France et lui demanda d’examiner quelle était, avant 1860, et quelle est aujourd’hui la situation agricole de la France sous le rapport de la division de la propriété, des progrès de la culture, de l’outillage, des frais de transport, des débouchés et de la main-d’œuvre. Il désirait savoir quelle influence les traités de commerce ont pu avoir sur cette situation et par quels moyens il lui serait possible d’atténuer les souffrances très réelles de la première de nos industries nationales. Il ne pouvait s’adresser à une autorité plus compétente et plus désintéressée. Composée d’hommes qui, soit comme praticiens, soit comme savans, jouissent d’une notoriété incontestée en matière agricole, cette société est une véritable académie qui, tout en n’ayant en vue que la prospérité de notre agriculture, se place à un point de vue assez élevé pour ne pas se laisser entraîner par les intérêts du moment. Elle a adressé le questionnaire du ministre à ses correspondans, répandus sur tous les points du territoire, et provoqué ainsi une véritable enquête à laquelle ont pris part les hommes les plus compétens. C’est le tableau de la situation agricole de la France, telle qu’elle résulte suivant nous de cette enquête, que nous allons tracer dans cette étude.


I

Sous le rapport des dons naturels, il n’est peut-être pas de contrée au monde mieux partagée que la France, qui, située dans la zone tempérée, présente des climats et des sols très variés et se prête aux cultures les plus diverses. Nous ne recommencerons pas la description agricole de ce beau pays, car le livre de M. de Lavergne[2], quoique datant de vingt années, est resté vrai dans ses caractères principaux ; nous nous bornerons à en esquisser à grands traits les diverses régions pour pouvoir apprécier les changemens qui y sont survenus depuis cette époque. Dans la statistique qu’il a publiée à l’occasion de l’exposition de Vienne, M. Gustave Heuzé, inspecteur général d’agriculture, divise la- France en neuf régions distinctes : la région du nord-est, celle du nord-ouest, celle des plaines du nord, celle des plaines du centre, celle de l’ouest, celle du sud-ouest, celle des montagnes du centre, celle du sud et celle de l’est.

La région du nord-est, momentanément mutilée, comprenait autrefois les départemens des Ardennes, de la Meuse, de la Meurthe, des Vosges, de la Moselle, du Haut et du Bas-Rhin ; elle est traversée du nord au sud par la chaîne des Vosges, dont les ramifications dirigées à l’est et à l’ouest forment des vallées perpendiculaires à l’arête principale. Le climat, rude sans être pluvieux, se réduit le plus souvent à deux saisons et passe de l’hiver à l’été sans aucune transition. Les parties montagneuses, formées de granit ou de grès vosgien, sont ordinairement couvertes de taillis de chêne, de charme et de bouleau dans les régions inférieures, de futaies de sapin, de hêtre et d’épicéa sur les sommets plus élevés. Les vallées irriguées avec soin sont transformées en prairies, auxquelles il ne manque qu’un peu d’engrais pour donner un foin d’excellente qualité ; tandis que les contreforts de la chaîne principale, aussi bien sur le versant alsacien que sur le versant lorrain, sont plantés de vignes dont les produits rivalisent avec les meilleurs crus d’outre-Rhin. Les plaines sont fertiles et bien cultivées ; elles produisent du blé, du colza, du houblon et même du maïs.

L’ensemble de cette région, surtout dans les départemens du Haut et du Bas-Rhin, de la Moselle et des Vosges, est livré à la petite culture, car le nombre des exploitations dont l’étendue est de moins de 10 hectares dépasse 83 pour 100 ; celui des moyennes exploitations est de 14 pour 100 et celui des grandes à peine de 3 pour 100. Par contre, la plupart des propriétaires cultivent par eux-mêmes, le métayage est à peu près inconnu et le fermage réduit aux propriétés d’une certaine importance.

Les anciennes provinces de la Normandie, de l’Artois, de la Flandre et de la Picardie forment la région du nord-ouest, qui est traversée par deux chaînes de collines dont l’une partant des Ardennes se termine près du Havre, dont l’autre, venant du Perche, se dirige du sud au nord, vers Honfleur. Le climat en est tempéré et brumeux, les pluies d’automne sont fréquentes et les hivers peu rigoureux, car le gulf-stream fait sentir son influence jusque bien avant dans les terres. Grâce à cette humidité, les prairies naturelles, surtout dans l’ancienne Normandie et dans une partie des départemens du Nord et de l’Aisne, sont très abondantes. Séparées les unes des autres par des haies ou des talus, elles sont le plus souvent livrées au parcours des bestiaux, qui donnent au paysage une grande animation. La production du beurre et du lait, l’engraissement des bœufs pour la boucherie, l’élève des chevaux de luxe sont les principales industries de ces pays d’herbages, dont elles font la fortune ; aussi ces pâturages ont-ils une grande valeur ; il n’est pas rare de leur voir atteindre le prix de 6,000 à 8,000 francs par hectare. La vallée de la Seine depuis Pont-de-l’Arche jusqu’à Mantes jouit d’une juste réputation pour la production fruitière et expédie non-seulement en Angleterre, mais en Suède, en Norwège et en Russie, des pommes, des poires, des prunes et des cerises.

Partout où le sol ne s’est pas prêté à l’établissement des prairies, les terres sont cultivées avec le plus grand soin ; c’est la région de la France où la culture est le plus intensive et a le caractère le plus industriel. La production des betteraves a favorisé l’établissement d’un grand nombre de sucreries et de distilleries, qui, après avoir utilisé le suc de la racine, restituent les pulpes, qui deviennent un aliment précieux pour le bétail, et servent par ricochet à augmenter l’engrais disponible et par conséquent la fertilité du sol. On fait en outre une grande consommation d’engrais artificiel et, notamment dans la Flandre, d’engrais humains ; aussi la production par hectare y est-elle portée à son maximum : elle s’élève à 18.03 hectolitres pour le seigle et 18.91 pour le blé. La population serait insuffisante pour les travaux qu’exige une culture aussi perfectionnée, si tous les ans des ouvriers belges ne se répandaient dans toute cette partie de la France pour biner les betteraves et récolter les céréales.

Cette région, surtout dans les départemens de l’Aisne et du Calvados, comprend un certain nombre de grandes exploitations ; on en compte 18,000 qui dépassent 40 hectares ; 77,000 de 10 à 40 hectares et 290,000 au-dessous de dix hectares. Le tiers environ de ces exploitations est cultivé par les propriétaires, tandis que les deux autres le sont par des fermiers ; le métayage est très peu pratiqué.

La région des plaines du nord comprend les départemens de l’Yonne, de la Haute-Marne, de la Marne, de l’Aube, de la Seine, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et d’Eure-et-Loir ; c’est-à-dire les anciennes provinces de l’Ile-de-France, de la Champagne et une petite partie de la Bourgogne. C’est un plateau peu accidenté, que traversent les vallées de la Seine et de la Marne et dont le climat est tempéré.

La Beauce, la Brie et le Vexin sont des plaines fertiles où la culture atteint une grande perfection ; c’est la production du blé qui domine, et elle y est presque aussi élevée que dans le nord, car elle dépasse 18 hectolitres à l’hectare. On cultive également la betterave, qui permet l’éducation d’un nombreux bétail destiné à la production du lait et à la fabrication des fromages. L’élève du mouton, notamment du mérinos, y est très répandue, et constitue une des branches principales de l’exploitation agricole. Dans une partie du département d’Eure-et-Loir, partout où la présence de l’eau favorise la croissance de l’herbe, on s’adonne à la production du cheval percheron ou de trait léger, si estimé du monde entier. Les environs de Paris sont surtout consacrés à la culture maraîchère, qui exige beaucoup de main-d’œuvre, mais qui par contre est très lucrative. La Champagne et l’Auxerrois sont moins fertiles, quoique possédant les vignobles renommés qui en font la richesse. La partie comprise entre Sézanne, Châlons et Troyes, est une plaine crayeuse et stérile qui a mérité autrefois le nom de Champagne pouilleuse, mais que des plantations de pins ont aujourd’hui à peu près transformée. La Haute-Marne est en partie couverte de bois.

Cette région, dont l’étendue totale est de 4,551,133 hectares, renferme 3,143,850 hectares de terres labourables, 123,143 hectares de vignes, 856,810 hectares ; de forêts, parmi lesquelles figurent celles de Fontainebleau, de Saint-Germain, de Rambouillet, qui ont un caractère véritablement historique. Le surplus est en prairies naturelles, pacages ou terres incultes. Les petites exploitations dominent dans les départemens de la Seine et de Seine-et-Oise, où prévaut également, surtout pour la culture maraîchère, le faire-valoir direct. Le fermage au contraire est préféré pour les grandes et les moyennes exploitations, qui sont assez nombreuses dans les autres départemens.

La région des plaines du centre est formée par les départemens de la Sarthe, du Loiret, du Loir-et-Cher, de l’Indre-et-Loire, de l’Indre, de l’Allier, du Cher et de la Nièvre. C’est un immense plateau traversé par les vallées de la Loire et de ses affluens, et limité au nord-est par les montagnes du Morvan. Le climat est tempéré, mais humide et peu salubre dans certaines parties marécageuses.

La vallée de la Loire est une immense prairie coupée par des rideaux de peupliers et encadrée de collines couvertes de vignes et de forêts, au milieu desquelles surgissent les créneaux et les poivrières de nombreux châteaux. Il y en a de tous les styles et de toutes les époques, car de tout temps les heureux de ce monde ont été séduits par les pittoresques beautés de cet incomparable paysage. Le plus souvent, le fleuve traîne ses eaux paresseuses à travers les bancs de sable, mais parfois il s’enfle, crève ses digues et envahit la vallée emportant récoltes et bestiaux ; la terre est si productive et le cultivateur si patient, qu’au bout de peu de temps il n’y paraît plus.

Au sud de la Loire, entre Tours, Orléans et Bourges, où le sol sablonneux repose sur un sous-sol d’argile imperméable, la campagne offrait, il y a peu d’années encore, l’aspect désolé d’une vaste lande entrecoupée d’étangs. Telle était la physionomie des plaines du Berri et de la Sologne, dont la population, misérable et minée par la fièvre était groupée en villages épars, formés de masures à toits de chaume, et cultivait avec peine quelques champs de sarrasin au milieu des bruyères et des ajoncs. Grâce aux travaux d’assainissement qu’on y a entrepris, grâce surtout aux plantations de pins maritimes exécutées sur une grande échelle, la transformation en est aujourd’hui à peu près complète ; le climat est devenu salubre, le sol a été rendu fertile, et le paysage, avec ses bois et ses pièces d’eau, a pris l’aspect d’un véritable parc.

Les départemens de l’Allier, de la Nièvre et du Cher, qui comprennent l’ancien Morvan, sont très pittoresques avec leurs collines boisées et leurs prairies à perte de vue couvertes de bestiaux. Un certain nombre de grands propriétaires exploitant par eux-mêmes leurs domaines ont introduit chez eux les races bovine et ovine les plus perfectionnées et se partagent avec les éleveurs normands les prix dans les concours. C’est à leur exemple, c’est surtout aux efforts de M. le comte de Bouille, président de la société d’agriculture de la Nièvre, qu’on doit la création de la race bovine nivernaise, dérivée de la charolaise, aussi apte au travail qu’à l’engraissement et dont les cultivateurs du nord de la France viennent se disputer les sujets dans les foires du pays. lia culture sur bien des points est encore arriérée, et la production moyenne du blé ne dépasse pas 15 hectolitres par hectare. Les grandes exploitations, c’est-à-dire celles de plus de 40 hectares sont nombreuses, surtout dans les départemens da Cher et de l’Indre ; dans les autres parties, ce sont les petites et les moyennes qui l’emportent. Le faire-valoir direct est peu répandu, puisqu’on ne compte que 88,000 exploitations soumises à ce régime, contre 79,000 soumises à celui du fermage et à 43,000 à celui du métayage.

Les anciennes provinces de la Bretagne, du Poitou, de l’Anjou et une partie du Maine composent la région agricole de l’ouest, dont le climat, à la fois tempéré et humide, permet la culture en pleine terre de plusieurs plantes méridionales comme le chêne vert, le magnolia, le figuier et l’araucaria. Elle est traversée de l’est à l’ouest par une chaîne granitique qu’on appelle l’échine de la Bretagne, et arrosée par la Loire et ses affluens. La presqu’île armoricaine, partout où le sol n’a pas été chaulé, n’a pas d’autre culture que le sarrasin et l’avoine, dont les champs sont épars au milieu des landes, que paissent les petites vaches noires et blanches de ce pays. Dans la vallée de la Loire au contraire, de plantureuses prairies nourrissent des troupeaux de ces beaux bœufs qui sont connus à Paris sous le nom de choletais, tandis que les pâturages de la Mayenne produisent les durham-manceaux si recherchés pour la boucherie. Le Poitou est également un pays d’herbages, auquel les prairies entourées de haies, entrecoupées de ruisseaux, couvertes De pommiers, de poiriers, de noyers, donnent un aspect boisé qui lui a valu le nom de Bocage.

Les petites exploitations, qui dominent dans la Bretagne, sont au nombre de 271,802 ; les exploitations moyennes au nombre de 118,722 et les grandes au nombre de 18,317.

La région du sud-ouest comprend les anciennes provinces de l’Aunis, de la Saintonge, de l’Angoumois, de la Guyenne, de la Gascogne, du Béarn et une partie du Languedoc. Elle présente un immense plateau ondulé, dans lequel la Charente, la Dordogne, la Garonne et le Lot, ont creusé de larges et belles vallées, et limité au sud par les Pyrénées, qui lancent vers le nord leurs chaînons latéraux. Le climat, sauf dans la partie montagneuse, est tempéré, les hivers y sont doux et les pluies assez abondantes, surtout sur le littoral, pour que la sécheresse n’y soit pas à craindre.

La principale culture de cette région est la vigne, dont les pampres traînant sur le sol alternent souvent avec des champs de maïs et des prairies ombragées de vieux châtaigniers. Les vignobles se pressent de plus en plus à mesure qu’on s’avance vers le sud, ils donnent dans les Charentes des vins qui servent à fabriquer les eaux-de-vie qui ont rendu célèbre le nom de Cognac, dans le Bordelais, ces crus incomparables que le monde entier se dispute, dans le sud, des vins moins délicats, mais d’une consommation courante. Malheureusement le phylloxéra, qui vient de faire son apparition, menace d’y tarir cette source de richesse. Les belles vallées de la Garonne, de la Dordogne, de l’Isle sont couvertes de prairies verdoyantes où s’élèvent les bœufs de la race garonnaise. Les plaines sont livrées à la culture des céréales, parmi lesquelles le maïs tient une place notable, et à la culture maraîchère, qui est très prospère dans le voisinage des grandes villes. Les Pyrénées parcourues par de nombreux troupeaux pourraient devenir aussi prospères que le Jura et la Suisse, si les habitans plus instruits savaient comprendre que l’herbe et le bois doivent être la base de leur économie rurale, s’ils ménageaient avec soin leurs forêts, s’ils irriguaient leurs pâturages et s’ils savaient s’associer pour fabriquer en commun le beurre et les fromages. Des essais de fruitières ont été tentés sur l’initiative d’un sous-inspecteur des forêts, M. Calvet, dont les efforts finiront sans doute par triompher de l’inertie montagnarde. Le département des Landes, qui formait autrefois le long de l’Océan une vaste plaine stérile couverte d’ajoncs et de marécages, envahie par les dunes, est aujourd’hui assaini et livré à la culture, tandis que les plantations de pins arrêtent le mouvement des sables et forment une vaste forêt le long du littoral.

La culture du blé est surtout abondante dans le Gers, elle y produit en moyenne 13h.67 à l’hectare ; celle du maïs au contraire l’emporte dans la Dordogne, les Landes et les Basses-Pyrénées. Les petites exploitations avec le faire-valoir direct dominent dans la Gironde et les Charentes ; dans les Landes, au contraire, ce sont les exploitations moyennes et le métayage qui prévalent.

La région des montagnes du centre comprend les départemens de la Creuse, de la Corrèze, du Puy-de-Dôme, de la Loire, de la Haute-Loire, du Cantal, de l’Aveyron et de la Lozère. Elle est connue sous le nom de plateau central et présente une partie mamelonnée, une autre en montagnes et une troisième en plateaux élevés souvent étendus et sillonnés de vallées étroites. Dans toute la partie montagneuse, les hivers sont longs et froids, les étés chauds et orageux. Au nord de la région, s’étend la Limagne, vaste plaine de 60 lieues carrées produisant en abondance des fruits, des céréales et du fourrage. Dans le surplus, le sol granitique se prête mal à la culture du blé, et des amendemens calcaires seraient nécessaires pour obtenir un rendement rémunérateur ; aussi le sarrasin et le seigle sont-ils presque les seules céréales qu’on y rencontre. On tend aujourd’hui à multiplier les pâturages et à développer l’élève du bétail, qui peut devenir pour les habitans une source de bien-être. Autrefois la plus grande partie de ces montagnes était couverte de bruyères ; aujourd’hui des châtaigniers touffus, au tronc crevassé, ombragent les vallées, tandis que la plupart des sommets sont occupés par des taillis de chêne et des semis de pins. Un trop grand nombre encore sont dénudés et appellent la transformation en bois productifs des misérables pacages qui nourrissent avec peine les troupeaux de moutons qu’on y promène.

La culture proprement dite est assez arriérée, et le seigle n’y donne guère que 12h. 23 à l’hectare ; le blé 13h. 29. Les petites propriétés sont groupées autour de villages de 10 à 12 feux dont il faut une vingtaine pour faire une commune. Mais ces villages trop souvent malpropres, avec leurs maisons basses et mal aérées, avec leurs fumiers lavés par les pluies et encombrant les chemins, dénotent encore la misère et l’ignorance des habitans. Aussi la plupart d’entre eux émigrent-ils, soit seulement pendant l’hiver pour chercher de l’ouvrage au dehors, soit d’une manière permanente pour ne revenir au pays qu’après avoir réalisé quelques économies. Il ne faut pas trop s’en plaindre, car l’industrie pastorale, qui doit être la base de l’économie rurale de cette région, exige peu de bras, et il est naturel que ceux qui ne trouvent pas à s’y employer cherchent ailleurs des occupations. Il est peu de contrées plus pittoresques que le Limousin et, à mesure que de nouvelles voies de communication en faciliteront l’accès, il est probable que de nombreux châtelains viendront s’y installer et donner par leur présence une impulsion nouvelle au progrès agricole.

La région du sud comprend les départemens des Pyrénées orientales, de l’Aude, de l’Hérault, du Gard, de l’Ardèche, de la Drôme. de Vaucluse, des Bouches-du-Rhône, du Var, des Basses-Alpes, des Alpes-Maritimes et de la Corse. Limitée au sud par la Méditerranée, elle est entourée aux autres aspects par les chaînes des Alpes et des Cévennes, qui l’abritent contre les vents froids. Elle est traversée du nord au sud par la vallée du Rhône et de l’est à l’ouest par celle de la Durance. Le climat y est très doux, sauf dans la partie exposée au mistral, et permet, sur plusieurs points de la Provence, à l’oranger, au citronnier, au chêne-liège, d’y végéter en pleine terre.

Dans le département du Var, la production des fruits et des primeurs s’est développée depuis que les chemins de fer peuvent les transporter rapidement vers ce marché toujours ouvert qu’on appelle Paris. Des forêts de pins couvrent la chaîne des Maures et de l’Estérel le long de la Méditerranée. L’agriculture proprement dite est peu avancée, car le seigle et le blé ne donnent guère plus de 13 hectol. à l’hectare.

Autrefois la culture de la vigne, celle de la garance et l’éducation des vers à soie étaient pour quelques-uns de ces départemens, notamment pour celui de Vaucluse, une source de prospérité que le phylloxéra, l’alizarine artificielle et la maladie des vers à soie ont aujourd’hui tarie. Il faut se rejeter sur l’élève du bétail, et c’est aux irrigations qu’on a recours dans ces chaudes régions pour créer les pâturages nécessaires. Cette transformation mettra fin à la déplorable pratique de la transhumance des troupeaux de moutons, qui est le principal obstacle au reboisement des montagnes et à la régularisation des cours d’eaux. De grands travaux sont aussi entrepris pour la mise en culture de la Crau et de la Camargue, dont l’une est une plaine caillouteuse et stérile à laquelle il ne faut que de l’eau pour se transformer en prairies, dont l’autre est une plaine basse et marécageuse qui a surtout besoin d’être assainie et dessalée.

La neuvième région, dite de l’est, est formée par les anciennes provinces de la Franche-Comté, de la Bourgogne, de la Savoie et par une partie du Dauphiné. Elle est très accidentée et jouit d’un climat tempéré dans les parties basses, mais rigoureux sur les hauteurs. Elle renferme les riches vallées de l’Isère, de la Saône, du Rhône, couverte des cultures les plus variées, les vignobles célèbres de la Côte-d’Or, les montagnes du Jura avec leurs bois et leurs pâturages, et les sommets abrupts des Alpes, trop souvent dénudés, ravagés par les torrens. La culture n’est malheureusement pas restreinte aux plaines et aux vallées ; de maigres champs de seigle ou de pommes de terre se rencontrent aussi sur les flancs des montagnes autour des villages et suffisent à peine avec l’aide du pâturage, à nourrir les misérables habitans de ces contrées déshéritées. Sur ces hauteurs où les terres en pente sont exposées aux éboulemens et ne peuvent être fertilisées faute d’engrais, puisque les animaux vivent au dehors la plus grande partie de l’année, la culture proprement dite n’est plus à sa place, et le sol serait bien plus utilement occupé par des pâturages ou des forêts. L’industrie pastorale bien entendue peut donner de grands bénéfices, pourvu que les pâturages soient bien aménagés et que, comme dans1 le Jura, des associations fruitières exploitent en commun le lait des troupeaux. C’est vers ce but qu’il faut tendre dans tous les pays de montagnes.

Dans cette rapide description de la France agricole, il n’a pas été question de l’Algérie, bien que l’importance s’en accroisse de jour en jour. La culture de la vigne s’y développe rapidement, et il n’est pas douteux qu’avant peu cette colonie ne fasse sous ce rapport à la mère patrie une concurrence sérieuse. La question capitale pour elle est le reboisement des montagnes, qui seul peut empêcher les sécheresses, assurer l’alimentation des cours d’eau et rendre à ce beau pays la fertilité que la domination arabe lui a enlevée.


II

D’après l’exposé que nous venons de faire, on peut voir que la propriété rurale en France est absolument démocratisée et que, sous l’influence de notre loi civile, elle se morcelle tous les jours davantage, en même temps que les exploitations soumises au faire-valoir direct tendent à se multiplier. En Angleterre, il en va tout autrement, car l’accroissement de la richesse publique et la loi de primogéniture ont au contraire pour effet d’y diminuer le nombre des petits domaines. La propriété foncière, déduction faite des maisons, est entre les mains du centième de la population totale. Le quart de la surface du pays est possédé par 1,200 propriétaires ayant chacun en moyenne 6,480 hectares ; un autre quart appartient à 6,200 individus ayant une moyenne de 1,260 hectares ; un troisième quart est entre les mains de 50,170 propriétaires ayant 272 hectares ; le dernier quart est partagé entre 251,870 individus possédant chacun 28 hectares. Très peu de propriétaires cultivent par eux-mêmes ; le plus souvent ils ne sont que des capitalistes louant leurs terres à des fermiers qui les exploitent à leurs risques et périls, au moyen d’ouvriers agricoles indépendans. On trouve ainsi dans l’industrie rurale les mêmes agens de production que dans l’industrie manufacturière, le capitaliste, l’entrepreneur et l’ouvrier qui, divisés dans leurs fonctions, concourent tous au même but ; celui de l’exploitation la plus avantageuse de la terre. En France, les fonctions de ces divers agens ne sont pas aussi tranchées, et le même individu est souvent à la fois propriétaire, entrepreneur et ouvrier. Le nombre des propriétaires exploitant par eux-mêmes y est en effet de 1,812,182, tandis que celui des fermiers et métayers est de 1,441,142 seulement. Les exploitations y sont aussi beaucoup moins étendues qu’en Angleterre, puisqu’on en compte 2,435,401 ayant moins de 10 hectares ; 636,309 de 10 à 40 hectares et seulement 154,167 de plus de 40 hectares. La constitution de l’industrie agricole est donc moins parfaite chez nous que chez nos voisins et moins favorable à la production prise dans son ensemble. Les exploitations sont trop petites et trop disséminées pour qu’il n’y ait pas beaucoup de perte de temps et de fausses manœuvres ; elles se prêtent mal à l’emploi des instrumens perfectionnés et à l’amélioration du bétail. La plupart de nos cultivateurs sont trop ignorans pour être au courant des progrès de la science, ou trop pauvres pour pouvoir faire les dépenses que nécessiterait une exploitation productive ; mais ils rachètent cette infériorité par leur ardeur au travail et leur amour du sol. L’espoir qu’a l’ouvrier français de pouvoir un jour acheter avec ses économies un morceau de terre, dont il sera propriétaire et qu’il cultivera pour son compte, est un stimulant que n’a pas l’ouvrier anglais, qui, à la fin de chaque année, est aussi dénué de ressources qu’au commencement, et qui n’a, pour ses vieux jours, d’autre perspective que le work-house et les secours de la paroisse. Si donc, au lieu de mesurer la prospérité agricole des deux pays par le rendement brut à l’hectare, on la juge par le degré de bien-être des populations qui vivent du travail de la terre, c’est sans aucun doute à la France qu’appartient le premier rang. Ce bien-être, c’est à la possibilité pour tous d’arriver à la propriété qu’elle le doit. Notre classe de paysans n’a son analogue nulle part ailleurs et c’est son esprit d’ordre et d’économie qui ont permis à notre pays de supporter des désastres et des sacrifices sous lesquels tout autre eût été écrasé. Nous ne saurions trop appeler sur ce point l’attention de ceux qui, frappés des inconvéniens que présente pour l’exploitation du sol le principe de l’égalité des partages, demandent, sinon le retour au droit d’aînesse, du moins la liberté pour le père de famille de tester comme il l’entend. Ils ne voient que le côté matériel de la question et négligent le côté moral, qui est de beaucoup le plus important.

Mais, si la constitution agricole de la France est moins favorable aux progrès que celle de l’Angleterre, il s’en faut qu’elle y soit réfractaire ; et depuis un certain nombre d’années, surtout depuis la création des chemins de fer, les améliorations réalisées chez nous ont presque rétabli l’équilibre entre les deux pays. Ces améliorations sont dues en grande partie à l’institution des concours et des expositions qui les accompagnent. Les plus importans, au point de vue des résultats, sont les concours régionaux, qui se tiennent chaque année dans les diverses régions agricoles du pays et successivement dans chacun des départemens qui la composent. Ils comprennent l’ensemble de l’outillage et de la production de la contrée et donnent lieu à des récompenses non-seulement pour les objets exposés, mais aussi pour les terres les mieux tenues et les propriétés les mieux cultivées.

Grâce à ces expositions multiples, le paysan, même dans les contrées les plus reculées, a pu se rendre compte de l’utilité de l’emploi de tel ou tel instrument, de la supériorité de telle méthode de culture, de la préférence à donner à telle ou telle race de bétail. Son esprit s’est ouvert au progrès, et les conversations qu’il a pu avoir lui ont appris bien des choses qu’il ignorait. Cette heureuse influence a trouvé un puissant auxiliaire dans les sociétés d’agriculture qui se sont créées sur tous les points du territoire et qui, dans chaque département, ont pour objet la défense des intérêts agricoles et le perfectionnement des méthodes. Au-dessus de ces sociétés locales est la Société libre des agriculteurs de France, qui embrasse le pays tout entier et qui compte près de 4,000 membres. Fondée par l’initiative de M. Drouyn de Lhuys, qui l’a présidée pendant longtemps et qui a su se désintéresser des luttes stériles de la politique pour se consacrer à cette œuvre vraiment patriotique, elle compte parmi ses membres tout ce qu’il y a en France de grands propriétaires et de cultivateurs amis du progrès ; elle est en rapport avec les sociétés départementales et avec les sociétés étrangères ; elle met à l’étude certaines questions et consacre ses ressources à fonder des prix culturaux et à récompenser les services divers rendus à l’agriculture. Plus haut encore dans la hiérarchie est la Société nationale d’agriculture de France, composée d’un nombre limité de membres nommés à l’élection, et qui, s’occupant de l’agriculture et des sciences qui s’y rattachent à un point de vue théorique, constitue une véritable académie. Son caractère essentiellement scientifique lui donne une autorité incontestable et permet au gouvernement de faire appel à ses lumières dans les questions souvent difficiles sur lesquelles il peut avoir à se prononcer.

C’est grâce aux efforts désintéressés de tous ces hommes amis du bien public que, depuis environ trente ans, la France a fait en agriculture des progrès dont à bon droit elle peut se montrer fière, et qui ont porté particulièrement sur trois points, le perfectionnement des méthodes de culture, l’amélioration et l’accroissement du bétail, l’emploi de plus en plus fréquent des machines agricoles. Le perfectionnement des méthodes a permis de mettre en valeur des terres autrefois stériles et d’augmenter le rendement des autres dans une assez forte proportion. Ces résultats sont dus surtout aux récens travaux de chimie agricole qui ont généralisé l’emploi des engrais artificiels. Il était autrefois de principe qu’il fallait une tête de bétail par hectare pour fournir le fumier nécessaire à maintenir une exploitation en bon état. Mais comme on ne peut multiplier son bétail, sans avoir une quantité de litière correspondante, sans par conséquent cultiver une plus grande étendue en céréales, et comme on ne peut obtenir des céréales sans fumier, on se trouvait en face d’un cercle vicieux dont on ne pouvait sortir qu’à la longue et après bien des tâtonnemens. L’emploi des engrais artificiels permet aujourd’hui de brusquer les choses et de triompher d’obstacles qui autrefois entravaient toutes les améliorations.

Des divers engrais employés, l’un des plus importans est le guano, qui provient, comme on sait, des déjections que les oiseaux aquatiques ont déposées sur le sol de quelques îles du Pérou, notamment des îles Chinchas. Ces amas immenses sont restés pendant longtemps inexploités et ce n’est guère qu’en 1841 que l’exportation de cette précieuse substance prit quelque développement et s’accrut au point que les anciens gisemens s’épuisèrent bientôt et qu’on dut en attaquer d’autres, beaucoup moins riches. En présence de la pénurie dont nous sommes menacés, on s’occupe d’utiliser autant que possible les eaux d’égout et les matières fécales des villes, si souvent perdues sans profit. Les tentatives faites dans la plaine de Gennevilliers peuvent donner une idée des progrès qui sont à faire dans cette direction. En attendant, il faut se contenter des engrais artificiels ; de toute nature, dont la fabrication a pris une grande extension depuis quelques années.

Les succès ou les insuccès en culture dépendent des proportions relatives dans lesquelles les divers élémens utiles à la plante se rencontrent dans le sol. Il importe donc de bien connaître la composition de ce dernier pour savoir quels élémens sont en excès, quels autres sont en défaut, et pour ne pas s’exposer à des dépenses inutiles. C’est en vue de cette détermination délicate qu’ont été créées les stations agronomiques qui, au nombre de 23, sont chargées de guider les cultivateurs dans leurs opérations, en faisant l’analyse des échantillons de terrains et des engrais qui leur sont soumis. Le commerce de ces substances avait donné lieu à de telles fraudes, que les cultivateurs auraient fini par y renoncer si on ne leur avait donné le moyen de s’assurer de la qualité des marchandises qu’ils achetaient. Mais cette partie de la science en est encore à ses débuts, et bien des découvertes sont encore à faire avant qu’on puisse déterminer à coup sûr quelle est, pour une culture donnée et sur un sol déterminé, l’engrais le plus économique et le plus rémunérateur à employer. Jusque-là il faut bien s’en tenir à la vieille méthode des assolemens plus ou moins perfectionnés, qui ont pour objet de varier les cultures d’une année à l’autre, de façon à utiliser les divers élémens contenus dans le sol et à éviter de l’épuiser, en lui demandant toujours les mêmes récoltes. Il s’est néanmoins formé en Angleterre une école de cultivateurs qui repousse tout assolement et s’en tient, à la production exclusive du blé. Les expériences de M. Lawes, à Rothamsted, ont prouvé qu’en se bornant à restituer au sol les élémens enlevés, celui-ci ne s’épuise pas et peut produire indéfiniment la même chose. Avec ce système, le bétail devient inutile, puisqu’on ne fait plus usage de fumier, et l’on peut vendre même les pailles, qui sont très recherchées pour la fabrication du papier. Rien ne prouve cependant qu’au point de vue du bénéfice réalisé cette méthode soit préférable à l’ancienne, et nous nous garderons bien de la recommander aux cultivateurs français.

Si l’agriculture des départemens du nord laisse peu à désirer, il n’en est pas de même dans les départemens du centre et du midi, où les conditions de climat sont moins favorables à la culture des racines, où l’absence de capitaux arrête souvent les améliorations foncières les plus utiles. Partout où le sol s’y prête, on cultive la vigne ; mais partout ailleurs, surtout dans les montagnes, on s’en tient au pâturage. Les herbages et l’élève du bétail devant devenir la principale ressource d’un grand nombre de départemens, on peut considérer comme une amélioration agricole de la plus haute importance le développement que les irrigations ont pris dans ces derniers temps, développement que le gouvernement a favorisé par l’institution de concours spéciaux.

L’eau est indispensable à la végétation ; non-seulement elle charrie dans les plantes les substances fertilisantes qu’elle tient en dissolution et dont sont en partie formés les tissus, mais elle entre dans la composition de ceux-ci, soit à l’état hygrométrique, soit par les élémens qui la constituent. De plus, sous l’influence de la chaleur, elle circule dans les vaisseaux et s’évapore par les parties vertes en provoquant, selon toute apparence, par cette transpiration la décomposition de l’acide carbonique de l’air et en déterminant l’absorption du carbone, qui est l’élément principal de la constitution des plantes. Elle est donc avec la chaleur, quelle que soit d’ailleurs la composition du sol, un des facteurs indispensables à la végétation, qui languit ou se développe avec vigueur suivant que l’eau vient à manquer ou qu’elle se rencontre en abondance. C’est pour mettre à profit cette action bienfaisante qu’on a imaginé les irrigations dont la mise en pratique a devancé de beaucoup l’explication physiologique des phénomènes.

L’art de l’irrigation, originaire des contrées méridionales de l’Asie, y était en effet connu dès la plus haute antiquité[3]. Il était pratiqué en Chine, dans l’Inde, en Assyrie, en Égypte, bien avant que les Romains l’eussent transporté en Italie et dans le midi de la France. Depuis lors néanmoins il est resté presque stationnaire et n’a conquis que peu de terrain. En France, on évalue à 200,000 hectares environ l’étendue des terrains irrigués et à plus de 3 millions d’hectares celle des terrains susceptibles de l’être. La lenteur de ces progrès est due à l’état de la législation, à la division de la propriété et surtout à l’ignorance des populations. C’est pour combattre cette dernière que la Société des agriculteurs a publié il y a quelques années, à ses frais, après un concours, l’ouvrage de M. Charpentier de Cossigny, c’est pour lever les obstacles créés par les deux autres causes que le gouvernement a chargé une commission spéciale d’étudier, sous toutes ses faces, la question de l’emploi des eaux en agriculture. En attendant que les conclusions de cette commission soient transformées en projet de loi, il agit par voie d’encouragemens en instituant dans les départemens du midi des concours d’irrigation.

Dès 1874,M. Halna du Fretay, inspecteur général de l’agriculture, frappé des ruines occasionnées par les ravages du phylloxéra, par la maladie des vers à soie, par l’abandon de la culture de la garance, a pensé qu’il fallait procurer aux départemens menacés d’autres élémens de production, et il a proposé et fait décider par le ministre de l’agriculture l’institution de concours destinés à montrer à tous qu’avec de l’eau et du soleil on peut obtenir les plus belles récoltes et produire des fourrages en abondance. M. Barrai, secrétaire perpétuel de la Société nationale d’agriculture, chargé de la rédaction des rapports, s’attache à mettre en lumière les résultats obtenus et à faire connaître les méthodes qu’il serait désirable de voir se généraliser. Dans ceux qu’il à déjà fait paraître et qui concernent les départemens des Bouches-du-Rhône, de Vaucluse et de la Haute-Vienne, il constate que partout où des irrigations ont été pratiquées les prairies ont produit jusqu’à 10,000 kilogrammes de fourrage sec par hectare, et que les propriétés ont triplé ou quadruplé de valeur pour une dépense relativement minime.

La construction des canaux d’irrigation est faite tantôt par l’état, tantôt par des associations syndicales qui réglementent l’usage des eaux et font payer aux concessionnaires une certaine redevance. Dans le département des Bouches-du-Rhône, l’un des plus importans est le canal de Craponne, ouvert en 1554 par Adam de Craponne avec ses seules ressources, qu’il engloutit dans son œuvre ; ce canal, qui est absolument privé et dont l’administration est confiée aux actionnaires, prend ses eaux dans la Durance, parcourt une étendue de 13 lieues et arrose environ 10,000 hectares. Le canal des Alpines au contraire, avec ses dérivés, appartient aujourd’hui à l’état ; il est loué par bail aux concessionnaires qui l’exploitent. Un projet dont l’exécution transformerait la physionomie de toute une région est celui de l’ouverture d’un canal latéral au Rhône, dont M. Aristide Dumont s’est fait le promoteur. Il ne nous appartient pas de juger les difficultés techniques de cette entreprise, qui, si elle peut être menée à bonne fin sans trop de frais, serait un bienfait immense pour tous les départemens arrosés.

On s’occupe aussi depuis quelques années de fertiliser la plaine de la Grau au moyen du limon contenu dans les eaux de la Durance et en colmatant cette plaine aujourd’hui stérile. Mais ne vaudrait-il pas mieux empêcher la Durance et les torrens qui s’y jettent de détruire les montagnes et d’en répandre les débris dans les plaines ? On en connaît aujourd’hui le moyen, grâce aux beaux travaux de M. Surell, et les reboisemens entrepris par l’administration forestière ont déjà prouvé leur efficacité. Mais ceux-ci ne peuvent se poursuivre tant que le pâturage dans les montagnes ne sera pas réglementé, et cette réglementation dépend surtout des irrigations qu’on fera dans les plaines et les vallées, puisque ce sont les troupeaux transhumans qui font le plus de ravages et dont il faut empêcher les voyages périodiques. Ce sont deux questions connexes dont la solution s’impose aujourd’hui au gouvernement.

Un des symptômes les plus sérieux du progrès agricole, c’est le soin qu’un grand nombre de propriétaires prennent de leurs forêts. Il y a vingt ans à peine, on s’imaginait que le défrichement d’un bois était toujours une bonne spéculation parce qu’il permettait d’utiliser l’humus accumulé dans le sol par la végétation ligneuse. On en est bien revenu depuis, et aujourd’hui on remet en bois toutes les terres qu’on ne peut cultiver avec avantage. C’est la mise en pratique de ce principe fondamental en agriculture qu’il ne faut labourer que les terres qu’on peut fumer ; toutes les autres doivent rester en bois ou en pâturage. Cette tendance de la part des particuliers doit encourager l’état à poursuivre son œuvre du reboisement des montagnes, qui intéresse à un si haut degré la prospérité de nos départemens méridionaux. S’il parvient à triompher des difficultés, plus politiques que matérielles, qu’il rencontre, il aura résolu les plus grands problèmes de l’économie rurale : la préservation des propriétés contre le danger des inondations, la répartition la plus profitable des diverses cultures et la production de la viande portée à son maximum.


III

Une des branches de l’agriculture qui, dans les dernières années, a fait le plus de progrès en France est l’élève du bétail. C’est une industrie complexe et qui veut qu’on tienne compte non-seulement des circonstances physiques, mais aussi des conditions économiques au milieu desquelles on se trouve. Ainsi que l’a parfaitement démontré M. Sanson dans son Traité de zootechnie, il ne s’agit pas pour le cultivateur de produire des animaux conformes à un type considéré comme parfait, mais des animaux qui devront lui donner le plus grand bénéfice possible.

Sans entrer dans aucune considération métaphysique, nous désignerons par le mot race un groupe d’animaux qui, dans une espèce donnée, se reproduit avec des caractères typiques déterminés. Les races se sont fixées par une longue suite de générations se développant dans le même milieu et soumises aux mêmes influences ; elles peuvent se modifier ou se perfectionner par l’éducation, par la nourriture et surtout par la sélection, c’est-à-dire par le choix des reproducteurs ; mais il est à peu près admis aujourd’hui, par les éleveurs comme par les zootechniciens, qu’on ne peut en créer une nouvelle par le croisement de deux autres. Les métis qu’on obtient ainsi reproduisent en général le caractère de celui des parens qui appartient à la race la plus ancienne, et c’est à celle-ci que retournent, après quelques générations, les produits des métis entre eux. Il y a plus, le mélange du sang de deux races, au lieu de s’opérer uniformément, de façon à ce que le produit dans chacune de ses parties participe de l’une et de l’autre, se fait souvent d’une manière irrégulière et donne parfois des résultats monstrueux. En attendant qu’on connaisse mieux les lois de l’hérédité, il est préférable de s’en tenir à la sélection, qui du moins n’expose à aucun mécompte. Ce qu’il importe de rechercher dans les animaux qu’on veut obtenir, ce sont, outre certaines qualités générales que tous les individus d’une même espèce doivent posséder, les qualités spéciales aux services qu’on attend d’eux.

Pour commencer par l’espèce chevaline, en ne tenant compte que des fonctions auxquelles on la destine, on distingue le cheval de selle, le cheval d’attelage ou carrossier, le cheval de trait léger et le cheval de gros trait. Le type de la beauté plastique comme cheval de selle est le cheval arabe. C’est celui-ci qui, importé en Angleterre, transformé par la nourriture, le climat et l’entraînement, est devenu la souche du cheval pur sang anglais, si remarquable par sa vigueur et son énergie. Nous ne pouvons, à propos d’une étude sur l’agriculture en France, entrer dans des détails sur l’élevage et la production de cette race que les courses ont pour objet d’améliorer sans cesse par la sélection, mais que l’entraînement trop hâtif, dû surtout au développement exagéré qu’ont pris les paris, risque aujourd’hui de compromettre.

En France, la Normandie a de tous temps, grâce à ses pâturages, été un pays d’élevage. Les chevaux qu’elle produisait, d’origine danoise, étaient grands et vigoureux, mais laissaient à désirer sous le rapport de l’élégance. Pour en modifier le caractère, on les a croisés avec le pur sang anglais, et l’on a obtenus des métis connus sous le nom d’anglo-normands, dans lesquels, certains hippologues veulent voir une race spéciale. Ces métis possèdent, il est vrai, des qualités que n’avait pas l’ancienne race, mais ils n’ont pas de caractère fixe déterminé se perpétuant de génération en génération ; ils sont souvent décousus et présentent des phénomènes d’atavisme. On ne peut les empêcher de dégénérer qu’en leur infusant de nouveau de temps à autre du sang anglais, qui les rapproche peu à peu de la race pure, à laquelle il vaudrait mieux revenir immédiatement. La race bretonne, remarquable par sa rusticité, est aussi d’origine orientale. Le croisement avec le pur sang a eu pour effet d’en élever la taille, mais aussi d’en diminuer la résistance et la sobriété. La race limousine, qui dérive également de l’arabe, a une grande distinction, et beaucoup d’énergie ; mais elle n’existe pour ainsi dire plus à l’état pur. Il en est de même de la race lorraine, qui, bien que mal conformée, avait une résistance à toute épreuve, et qui est aujourd’hui complètement dégénérée par des croisemens mal conçus. Les chevaux des Landes, comme ceux des Pyrénées, sont d’origine berbère ; patiens et énergiques, ils sont particulièrement aptes au service de la cavalerie légère.

Ces diverses races de chevaux de selle avaient des qualités propres très remarquables et. auraient pu facilement être améliorées par la sélection, la nourriture et la gymnastique fonctionnelle destinée à développer leurs aptitudes. Il eût été le plus souvent inutile de recourir au croisement avec le pur sang, dont le grand inconvénient, quand il est fait sans méthode, est de donner aux produits une ardeur à laquelle ne répond pas toujours leur conformation physique ; on obtient ainsi des animaux quinteux qui dépensent leur énergie à se défendre contre l’homme au lieu de se plier à son service. Il importe avant tout de rechercher l’harmonie entre les qualités morales et les aptitudes physiques, et c’est pour cela qu’une amélioration de lia race par elle-même, est toujours préférable. Ce n’est pas à dire qu’il faille repousser absolument les croisemens, qui peuvent donner d’excellens résultats, à la condition que les animaux qui en sont l’objet aient des affinités communes.

La production des chevaux communs, c’est-à-dire des chevaux de trait, a mieux résisté que celle des chevaux de selle à l’engouement pour le sang anglais, et c’est à cette circonstance que nous devons les belles races que nous possédons. La race flamande, apte au gros trait, est caractérisée par sa taille et sa corpulence ; elle est lymphatique et froide au travail ; mais ce sont des défauts auxquels il est facile de remédier par une nourriture plus substantielle donnée aux poulains. La race boulonnaise, quoique moins élevée, se rapproche de la précédente ; elle a le poitrail large, le corps épais, arrondi et près de terre ; elle joint la force et la vitesse à la docilité ; elle doit être conservée pure de toute alliance, car aucune ne pourrait donner avec elle de produits supérieurs. La race ardennaise a de grandes qualités morales, mais laisse à désirer sous le rapport des formes. La race bretonne commune, d’un caractère doux, dure au travail, est excellente pour les transports qui exigent une certaine vitesse ; elle peut être améliorée par la nourriture et par l’entraînement spécial ; mais elle n’a rien à gagner au croisement anglais. Le cheval percheron pur est surtout un cheval de trait léger ; mais on élève dans les plaines du Perche de nombreux poulains venant de la Bretagne, des Ardennes ou du Boulonnais qu’on revend sous le nom impropre de gros percherons. Cette industrie paraît plus profitable que celle de l’élève de l’ancien percheron, dont la taille est trop petite. On peut encore mentionner parmi les chevaux communs le cheval comtois, qui n’a pas de qualités spéciales, et le cheval poitevin, qui semble avoir une aptitude particulière pour se croiser avec l’âne et produire des mulets. La population chevaline du centre de la France est très mêlée ; elle provient le plus souvent d’étalons importés ; elle ne constitue pas de race distincte et présente les types les plus divers. Il serait nécessaire, pour l’améliorer, de faire un choix judicieux d’animaux reproducteurs et d’imiter partout ce qui se fait depuis plusieurs années dans le département de la Nièvre, où le conseil général met annuellement à la disposition de la société d’agriculture une somme de 10,000 francs destinée à l’introduction d’étalons étrangers. Cette société, sous l’habile direction de M. le comte de Bouille, achète des étalons percherons de premier choix et les revend immédiatement après aux enchères aux éleveurs qui doivent s’engager à les consacrer à la reproduction dans le département pendant six années. Autant que possible, on s’est attaché à avoir des animaux de couleur foncée, comme étant moins sensibles aux mouches, et l’on est arrivé à créer ainsi, par voie d’importation une race de chevaux noirs excellens pour la culture et qui deviendra une source de richesse pour les éleveurs de cette région.

Le principe qui domine l’industrie chevaline, comme toutes les autres, c’est l’intérêt de l’éleveur, et c’est pour avoir perdu de vue cette vérité élémentaire que l’administration des haras a si souvent fait fausse route et beaucoup perdu de son crédit. Créée par Colbert pour favoriser surtout la production du cheval de guerre, elle a souvent poussé à l’élevage des chevaux fins dans les régions où il y aurait eu avantage à faire des chevaux de culture, dans celles même où il eût été préférable de ne pas en produire du tout. Nous ne contestons pas l’utilité de cette institution, mais les services qu’elle a rendus jusqu’ici ne sont pas assez éclatans pour que l’opinion publique soit bien fixée sur son compte. Obéissant à des influences diverses, elle a mis en pratique les systèmes les plus contraires et laissé dans bien des esprits sérieux des doutes sur l’importance de son rôle et l’utilité de son institution. Lorsqu’on en est là, il faut remonter aux principes et se demander s’il y a réellement des motifs pour que l’état intervienne dans l’industrie chevaline et quel doit être le caractère de cette intervention. La seule raison, mais elle est péremptoire, qui motive l’ingérence de l’état, c’est la nécessité de pourvoir, en vue de la défense du territoire, à la remonte de la cavalerie. Il y a là un intérêt majeur qu’on ne peut abandonner aux chances de l’initiative individuelle ; d’une part, parce que les aptitudes de ces animaux sont spéciales ; d’autre part, parce que la production en est onéreuse. Le cheval de cavalerie, surtout celui de cavalerie légère, n’est guère propre à d’autres usages, et lorsqu’il n’est pas pris par la remonte, il ne peut être utilisé, ni pour la culture, ni pour les services habituels des particuliers ; il reste pour compte à l’éleveur, pour lequel il est une perte réelle, puisque, jusqu’à l’âge de quatre ans, il lui a coûté sa nourriture sans avoir pu lui rendre aucun service. Il est bien plus profitable d’élever des chevaux de trait, d’abord parce qu’on trouve toujours à s’en défaire, ensuite parce que, dès l’âge de deux ans, on peut leur demander un léger travail qui paie l’avoine qu’ils consomment. Il est donc nécessaire que l’état se préoccupe de la production du cheval de guerre, et sous ce rapport l’administration des haras a un rôle très sérieux à remplir, mais c’est à la condition de s’y renfermer et de ne pas faire à l’industrie privée, qui s’y entend mieux qu’elle, une concurrence fâcheuse pour la production des chevaux d’autres catégories. Il serait donc naturel que cette administration dépendît du ministère de la guerre et qu’elle s’annexât le service des remontes, de façon à ce que tous ses efforts fussent dirigés vers ce but unique : assurer à notre cavalerie les chevaux dont elle peut avoir besoin à un moment donné. Pour encourager cette production, il conviendrait, non-seulement d’élever les prix d’acquisition qui aujourd’hui ne couvrent pas les frais d’élevage, mais aussi de fixer à l’avance, pour plusieurs années, le nombre des chevaux à acheter, pour que les éleveurs puissent se régler sur les besoins connus. On pourrait alors suivre le système en usage en Prusse, qui consiste à établir dans les régimens un roulement continu par l’envoi annuel d’un certain nombre de chevaux jeunes et par la mise à la réforme du même nombre de chevaux âgés, dont beaucoup sont encore susceptibles de rendre des services.

Quant aux chevaux de luxe et aux chevaux de culture, dont la production n’importe qu’à des intérêts privés, l’industrie particulière, qui a su créer seule les belles races de trait que nous possédons, est parfaitement à même de les perfectionner, sans que l’administration des haras ait besoin de s’en mêler. Ce n’est pas à dire que nous repoussions, même pour ces derniers, le concours de l’état, mais nous pensons que ce concours doit se borner à des encouragemens, à des primes données aux animaux reproducteurs les plus parfaits, et que c’est surtout aux sociétés d’agriculture départementales qu’il convient de guider les éleveurs dans la voie qu’ils ont à suivre. L’exemple du département de la Nièvre est sous ce rapport très concluant, et si tous les départemens propres à l’élève du cheval en faisaient autant, nous verrions bientôt toute notre population chevaline se transformer. Mais pour améliorer les races, il faut avant tout avoir des reproducteurs d’élite, et pour en avoir il faut que nos cultivateurs en sentent le prix et trouvent leur compte à en créer. Les Anglais, qui sont nos maîtres en cette matière, ont soin d’inscrire sur des registres ad hoc ou studbooks la généalogie des produits de chaque race spéciale, de façon à conserver celle-ci pure de tout mélange. En Angleterre où les propriétés se transmettent de père en fils sans sortir de la famille, îles particuliers peuvent tenir eux-mêmes leurs registres, mais en France, où la constitution de la propriété est différente, ce rôle incombe aux sociétés d’agriculture, qui, sous ce rapport comme sous bien d’autres, peuvent rendre d’inappréciables services.

Les races bovines françaises ne sont ni moins nombreuses ni moins précieuses que les races chevalines ; mais elles ont des aptitudes plus diverses et peuvent, suivant les circonstances, être élevées soit pour le travail, soit pour la boucherie, soit pour la production du lait. Il fut un temps où le cultivateur considérait le bétail comme une simple machine à faire du fumier, et où il relevait, non en vue des bénéfices qu’il pouvait directement en tirer, mais en vue des récoltes produites par les terres fumées. C’était le temps où l’on disait que le bétail est un mal nécessaire. On est bien revenu de ce préjugé et l’on trouve aujourd’hui que de toutes les branches de la culture, l’élève du bétail est la plus productive.

On a souvent discuté la question de savoir si le travail du bœuf est plus ou moins onéreux que celui du cheval. Cette question ne nous paraît pas susceptible d’une réponse absolue, et la solution dépend surtout des circonstances économiques au milieu desquelles on se trouve. Dans les contrées pauvres et de petite culture, il est certain que le bœuf coûte moins cher d’achat et de nourriture, qu’il est préférable au cheval, puisqu’il donne l’engrais nécessaire à la terre, traîne la charrue, rentre les récoltes et qu’il peut, encore, après plusieurs années, être livré à la boucherie. Même dans les contrées où la culture est plus avancée et dans les grandes exploitations, il y a bénéfice à employer des bœufs au lieu de chevaux pour une partie des travaux, pourvu qu’on ait soin de ne pas les garder trop longtemps et de les mettre à l’engraissement avant qu’ils soient trop âgés. M. de Béhague, l’habile agronome du Loiret, a fait des expériences comparatives et a constaté que, si le travail des bœufs est plus lent que celui des chevaux, en revanche il est plus continu et coûte en définitive moins cher que ce dernier. Les Anglais, qui ont créé des races exclusivement propres à la boucherie, ne leur demandent aucun effort ; c’est par des chevaux qu’ils font faire tous les labours et les charrois. Mais une spécialisation aussi absolue nous paraît un mauvais calcul, au moins en France, et nous aurions tort de nous priver de l’avantage que nous offrent quelques-unes de nos races de pouvoir être utilisées pour le travail, sans perdre leur aptitude à l’engraissement.

Il en a été pour le bœuf avec la race durham, comme pour le cheval avec le pur sang anglais ; on en a mis partout. Créée par les frères Colling, la race short-horn (courtes cornes) ou durham, est le produit d’un siècle d’efforts, d’améliorations et de perfectionnemens ; originaire des comtés de Yorkshire et de Durham, elle a envahi toute l’Angleterre, où l’on compte : aujourd’hui, de sept cents à huit cents troupeaux inscrits au herdbook. Elle tend peu à peu à se substituer aux autres races, non-seulement en Angleterre, mais dans les différens pays, dont les cultivateurs viennent s’arracher les meilleurs reproducteurs à des prix exorbitans. C’est que le durham, avec sa tête petite, ses membres fins, sa poitrine ample, sa partie supérieure horizontale, son épaule descendue, sa peau souple, sa corne courte, représente le type le plus accompli de l’animal de boucherie. Doué d’une faculté d’assimilation exceptionnelle, il est d’une grande précocité, et fournit, dès l’âge de trois ans, une viande aussi faite que celle des autres animaux à six ans.

L’aspect de ces magnifiques spécimens fit tomber dans le discrédit nos races indigènes, qu’on voulut améliorer à tout prix par l’infusion d’un sang nouveau, sans se rendre compte que, si le durham convient à l’agriculture perfectionnée de l’Angleterre, puisqu’il exige beaucoup de nourriture, il n’est pas assez rustique pour s’accommoder des privations et des fatigues auxquelles, dans la culture française, le bétail est parfois exposé. De nombreux mécomptes furent le résultat de cet engouement, et il ne fallut rien moins que nos expositions répétées d’animaux reproducteurs et d’animaux gras pour remettre en faveur les races françaises et pour convaincre les éleveurs que le durham et ses croisemens doivent être confinés dans |les régions où ils peuvent en réalité prospérer. Nous en avons quelques-unes dans ce cas, comme le Nivernais, le Maine et l’Anjou, et l’exposition du champ de Mars de 1878 a montré à tous que les produits français de cette race ne le cèdent en rien à ceux de l’Angleterre. Quant aux croisemens, auxquels le durham se prête d’ailleurs admirablement, partout où l’on trouvera avantage à développer la précocité de l’animal au point de vue de la boucherie, il y aura intérêt à les pratiquer, à la condition toutefois d’avoir une nourriture abondante à sa disposition et de s’en tenir aux métis du premier degré ; car il ne faut pas songer à créer ainsi des races nouvelles qui ne vaudraient pas la race pure, tout en étant aussi exigeantes.

Parmi les races françaises de boucherie, il faut mentionner en première ligne la race charolaise, qui, originaire du département de Saône-et-Loire, s’est répandue dans le bassin de la Loire. Grâce aux soins dont elle a été l’objet, surtout dans le département de la Nièvre, elle est devenue aussi apte au travail qu’à l’engraissement, et c’est aujourd’hui avec les grands bœufs blancs du Nivernais que se font en partie les labours des environs de Paris. Comme animaux de boucherie, ils peuvent lutter avec les durham, et dans les concours annuels d’animaux gras on les voit fréquemment l’emporter sur ces derniers. Plusieurs éleveurs ont tenté le croisement du charolais et du durham, mais, comme la conformation du premier ne le cède en rien à celle du second, comme la précocité en est presque aussi grande, il n’y a pas grand bénéfice à tirer de cette opération. La race charolaise peut très facilement se perfectionner encore par elle-même à la condition de choisir avec soin les reproducteurs. Ce que nous avons dit au sujet de l’importance ; d’un studbook pour l’amélioration des chevaux est absolument applicable à celle des bœufs ; et l’établissement d’un herdbook est la première condition à remplir pour arriver à un résultat satisfaisant. Ce sont, comme nous l’avons dit, les sociétés d’agriculture départementales qui devraient être chargées de ce soin.

La race mancelle est celle qui a donné les meilleurs résultats par son croisement avec le durham. Le chaulage des terres dans le Maine et l’Anjou, a, sous un climat favorable, développé la production fourragère au point que les bœufs du pays ne suffisaient plus à la consommer. On les a croisés avec le durham, et les métis obtenus ont été si beaux que cette pratique s’est généralisée. Mais ces métis n’ont pas, à proprement parler, formé une race nouvelle et ne se maintiennent que par des reproducteurs empruntés à la race pure, dans laquelle ils finiront par se confondre.

Les races travailleuses n’ont pas de caractère absolu, puisque, à mesure que l’agriculture se perfectionne, le travail devient l’accessoire et la production de la viande le principal. Il est certain qu’aujourd’hui on ne laisse plus les animaux mourir sous le joug maigres et vieux ; ils y restent à peine quelques années avant de recevoir leur destination dernière, qui est la boucherie. C’est même une industrie lucrative que d’acheter les bœufs maigres au sortir de la charrue, pour les engraisser dans les pâtures. Parmi nos races de travail, M. Sanson[4] mentionne la race vendéenne comme l’une des plus précieuses ; elle comprend plusieurs groupes connus sous le nom de race parthenaise, choletaise, marchoise, d’Aubrac, etc. Elle est d’une grande ténacité, facile à engraisser, et les vaches, surtout dans le groupe d’Aubrac, sont bonnes laitières. La race auvergnate, ou de Salers, occupe les montagnes de l’Auvergne, où les vaches vivent pendant la plus grande partie de l’année, en troupeaux, à une altitude de 1,800 mètres ; les veaux en descendent à l’automne pour être expédiés dans la Saintonge et le Poitou, où ils font concurrence pour le travail aux animaux de la race vendéenne. Castrés à dix-huit mois, ils restent un ou deux ans entre les mains d’un petit cultivateur qui les dresse au joug et les revend ensuite à ceux qui ont besoin d’attelages plus forts. Ils passent ainsi dans deux ou trois mains jusqu’à ce que, vers six ans, ils soient mis à l’engrais en Vendée ou en Normandie, d’où ils sont enfin dirigés sur l’abattoir. Cette race est également bonne laitière. Le lait qu’elle produit sert à fabriquer les fromages qui sont la principale ressource de ces pays montagneux. Citons encore pour mémoire la race garonnaise ou agenaise, la race gasconne, la race béarnaise, la race bazadaise, la race de la Camargue, à moitié sauvage, et la race morvandelle, qui disparaît devant la charolaise, plus facile à engraisser.

Les races laitières sont confinées dans les régions du nord de la France et ne descendent guère au-dessous du 47e degré. Les principales sont la race bretonne, la race normande et la race flamande ; la première est très sobre, d’une grande puissance lactifère et de petite taille ; n’ayant guère pour se nourrir que les bruyères de la lande qu’elles parcourent en liberté, les vaches ne rentrent à l’étable que pour la traite du lait. Elles sont livrées au taureau sans que les éleveurs se préoccupent d’autres conditions que celle du pelage, qu’ils tiennent à conserver noir ; elles vêlent le plus souvent en plein air sans recevoir d’autre nourriture qu’un peu de pain mouillé d’eau tiède. Depuis quelque temps cependant, on cherche à les améliorer, soit par des soins mieux entendus, soit par des croisemens avec les races normande, suisse et même durham, Les résultats obtenus ont été satisfaisans partout où l’agriculture est assez avancée pour donner une alimentation abondante, mais dans les contrées pauvres, la race bretonne pure est restée incomparablement supérieure. La race normande, qui s’est développée dans les herbages du littoral de la Manche, fournit des vaches laitières à tout le bassin inférieur de la Seine et des bœufs gras au marché de Paris. Elle se répand dans les départemens voisins partout où la production du lait est la principale industrie. Celui qu’elle fournit est en effet de très bonne qualité et donne un beurre renommé. Elle a des qualités assez précieuses pour avoir échappé à peu près aux croisemens ; la sélection a suffi pour l’améliorer. Plus laitière encore que la normande est la race flamande, mais son lait est moins gras et plus aqueux ; certaines vaches, dans les momens de forte lactation, donnent jusqu’à 35 litres par jour. Mentionnons encore la race jurassienne avec laquelle se fait l’exploitation des fruitières, la race tarentaise, et la race schwytz, qu’on a introduite dans nos départemens de l’est. Il en est de la production du lait comme du travail, qu’il ne faut pas prolonger au-delà de six ou sept ans ; à cet âge, les vaches doivent être engraissées et livrées à la boucherie, c’est le meilleur parti qu’on puisse en tirer.

On voit d’après ce qui précède que, partout où nos races indigènes sont en harmonie avec la situation agricole des régions qu’elles occupent, on n’a aucun bénéfice à retirer de leur croisement avec les races étrangères ; c’est par la sélection, l’alimentation et la gymnastique fonctionnelle qu’il faut les perfectionner, car l’amélioration du bétail doit suivre et non précéder celle du sol.

Les animaux de l’espèce ovine peuvent, comme ceux de l’espèce bovine, rendre des services de différente nature, puisqu’ils fournissent de la viande, de la laine et du lait. Le type de l’animal de boucherie doit avoir la tête fine et légère, le cou mince et court, la poitrine ample et profonde, le garrot bas et épais, les épaules larges, les hanches écartées, la croupe arrondie, les cuisses descendues et les membres grêles. La laine, pour être de bonne qualité, doit être composée de brins d’égale épaisseur, ondulés, souples, moelleux, nerveux et élastiques, formant des mèches serrées et homogènes. Quant à la production du lait, bien qu’elle serve dans certaines régions montagneuses à la fabrication des fromages, elle constitue un mode d’exploitation trop peu important pour qu’on en fasse l’objet d’une éducation spéciale.

Les anciennes races françaises, en général très rustiques, ne donnaient qu’une laine assez grossière ; plus ou moins précoces, plus ou moins volumineuses, suivant l’abondance de nourriture qu’elles rencontraient, elles étaient répandues sur tous les points du territoire et constituaient la principale source de profit d’une agriculture peu avancée. C’étaient la race flamande de forte taille, avec une laine longue et jarreuse ; la race bretonne, petite et de viande excellente, la race solognote ou berrichonne, les races poitevines, limousine, barberine, toutes remarquables par leur rusticité qui leur permettait de vivre sur les landes et pacages qui couvraient autrefois la plus grande partie de la France. Frappe des qualités de la laine des mérinos d’Espagne, Colbert, dès le XVIIe siècle, fit venir de ce pays quelques béliers destinés à améliorer les troupeaux du Roussillon et du Béarn ; mais ce n’est qu’en 1766 que Daubenton importa un troupeau entier qu’il plaça dans son domaine de Montbard, dans la côte d’Or, et qui devint la souche des mérinos actuels de la Bourgogne. Le succès de Daubenton parvint jusqu’aux oreilles de Louis XV, qui, par l’intermédiaire de son ambassadeur en Espagne, obtint de faire venir en France un troupeau choisi de 366 têtes qui fut placé à Rambouillet, alimenté par des envois postérieurs, et dont les produits se répandirent de proche en proche. Les soins intelligens dont ces animaux furent l’objet leur donnèrent une supériorité telle que la France est devenue le centre principal de la production des mérinos et que c’est chez elle que tous les étrangers viennent s’approvisionner. Cette race se rencontre aujourd’hui surtout dans les bassins de la Seine et de la Loire, partout où l’hiver n’est pas trop rigoureux et les sécheresses pas trop prolongées. Croisée avec les races locales par la méthode du croisement continu, elle est revenue partout au type pur, sauf les variétés dues au mode de nourriture, et a donné naissance aux mérinos de la Brie, de la Beauce, de la Champagne, de la Bourgogne. Pendant que la France s’occupait de l’amélioration de la laine, en Angleterre on s’attachait surtout à la production de la viande. Dès 1755, Bakewell, fermier du comté de Leicester, ayant remarqué que les animaux d’une charpente osseuse légère avaient besoin de moins de nourriture que les animaux pourvus de gros os et donnaient une proportion de viande nette plus considérable, s’attacha à améliorer par la sélection les moutons de cette région, dont le sol fertile, le climat doux et les herbages abondans étaient des conditions faites à souhait pour cette entreprise. Il créa ainsi une race remarquable connue sous le nom de new-leicester ou dishley. D’autres fermiers imitèrent cet exemple avec les animaux dont ils disposaient et obtinrent des résultats divers dont l’un des plus remarquables est la création de la race southdown dans les dunes du comté de Sussex par Ellmann et Jonas Webb. Ces résultats ne restèrent pas longtemps ignorés, et lorsque le prix des laines devint moins rémunérateur, on n’hésita pas à introduire en France les races anglaises pour se rattraper sur le rendement en viande.

Le dishley, ou new-leicester, est un animal volumineux, exigeant, qu’on a fréquemment croisé avec le mérinos pour obtenir à la fois de la laine et de la viande ; mais, malgré l’habileté des éleveurs, on n’a pu encore fixer cette prétendue race, et les troupeaux qui proviennent de ces croisemens présentent une grande variété de types qui se rapprochent plus ou moins de l’un ou de l’autre des types primitifs, mais qui n’ont pas de caractère particulier bien déterminé. Les moutons de la race southdown représentent le modèle par excellence de l’animal de boucherie tel que nous l’avons décrit plus haut. Doués d’une faculté d’assimilation extrême, trouvant leur nourriture là où les new-leicester mourraient de faim, ils donnent relativement à leur taille un poids de viande considérable, et cette viande est excellente. Le southdown s’allie admirablement avec quelques-unes de nos races françaises, surtout avec la berrichonne, et produit des agneaux métis, précoces et rustiques à la fois, qui, dès l’âge de neuf ou dix mois, se vendent jusqu’à 40 et 45 francs sur le marché de Paris, où ils sont très appréciés. M. de Béhague, le promoteur de cette industrie, a été suivi dans cette voie par de nombreux éleveurs.

C’est au mérinos et au southdown que doivent appartenir toutes les régions où la culture est assez avancée et le climat assez clément pour qu’ils puissent y prospérer, parce qu’ils représentent pour ainsi dire la perfection, l’un pour la production de la laine, l’autre pour la production de la viande. Quant aux races locales, il est à désirer qu’elles restent confinées sur les points où leur rusticité leur permet de vivre dans des conditions que les autres ne pourraient supporter. Le porc n’est bon qu’à l’alimentation : c’est l’animal de la petite culture, la viande des petits ménages ; peu difficile sur la nourriture, il permet d’utiliser tout ce qui sans lui serait perdu, comme les eaux grasses et le petit-lait. Bien que dans certains départemens il soit l’objet d’un élevage et d’un commerce assez importais, il n’est qu’un accessoire dans la culture. Les races indigènes sont très mélangées et très difficiles à définir, et bien qu’elles aient acquis une plus grande précocité par le croisement avec les races anglaises, il n’est pas prouvé qu’elles y aient gagné, car la viande est devenue plus spongieuse et moins succulente.


IV

Les opérations de l’agriculture nécessitent une énorme quantité de travail, auquel concourent les forces de l’homme, celles des animaux et celles des moteurs mécaniques. Il importe donc de savoir dans quelles circonstances il faut avoir recours aux unes ou aux autres pour obtenir le même résultat avec le moins de dépenses possible. Les progrès de la mécanique, comme ceux de l’agriculture, ont permis de substituer de plus en plus au travail de l’homme celui des animaux ou des forces naturelles et de décharger l’humanité d’un de ses plus rudes labeurs. Depuis vingt années, les progrès à cet égard ont été considérables. Avant 1860, il n’existait pour ainsi dire pas en France une seule locomobile : il y en a maintenant plus de 4,000 ; on comptait à peine quelques machines à battre : il y en a 150,000, et le nombre va toujours en augmentant.

Ainsi que le fait remarquer M. Hervé-Mangon dans son bel ouvrage sur les Machines agricoles[5], auquel nous empruntons une partie des détails qui vont suivre, le travail mécanique développé chez les êtres vivans est le résultat de la chaleur produite par la combustion des alimens dans l’organisation, et l’on peut calculer exactement la quantité qui en est nécessaire pour produire un effort déterminé. Le travail fourni par l’homme pu l’animal n’est qu’une fraction de celui qui serait exécuté si la totalité de la chaleur produite était transformée en mouvement ; mais cette fraction est d’autant plus élevée que le moteur agit dans des conditions plus conformes à ses habitudes et à sa nature. C’est ce qui explique l’influence considérable de l’exercice et de l’entraînement, car la répétition des mêmes efforts augmente les forces et diminue la fatigue éprouvée dans l’origine.

La population agricole, d’après le dernier dénombrement, est de 18,968,605 habitans, sur lesquels, déduction faite des vieillards et des enfans, 11,500,000 individus travaillent à la terre d’une manière active, 5,727,000 hommes et 5,773,000 femmes : en évaluant à 266 le nombre annuel de journées de travail des hommes et à 172 celui des femmes, on arrive à un total de 1,523,382,000 journées pour les premiers et de 992,956,000 pour les dernières. On voit immédiatement par là quel énorme accroissement de travail on peut obtenir par l’amélioration du régime alimentaire des ouvriers ? aussi est-ce bien à tort qu’on se plaint souvent de leurs exigences sous le rapport de la nourriture, car augmenter la ration du travailleur des champs, c’est augmenter sa puissance, multiplier la main-d’œuvre disponible et par conséquent accroître la richesse du pays.

Ce que nous venons de dire des hommes est également vrai des animaux : le travail qu’ils produisent est beaucoup plus considérable lorsqu’ils sont bien nourris que, lorsqu’ils le sont mal, et l’on a calculé que pour le cheval, par exemple, l’unité de travail utile coûte trois fois moins cher lorsque la nourriture est abondante que lorsque celle-ci est peu supérieure à la ration d’entretien. Le prix de revient de la journée de cheval est, d’après M. Hervé-Mangon, de 2 fr. 45, et le prix du kilogrammètre, c’est-à-dire de l’effort nécessaire pour élever un kilogramme à 1 mètre de hauteur, de 0 f. 00000163, en évaluant à 1,500,000 kilogrammètres le travail journalier. Le bœuf ne produit qu’un million de kilogrammètres par jour ; mais comme il coûte moins à nourrir et que l’amortissement est nul, puisqu’on revend l’animal souvent plus cher qu’on ne l’a acheté, le prix de revient de la journée, et par conséquent celui du travail produit, est moins élevé que pour le cheval.

L’outillage du cultivateur a été pendant longtemps d’une extrême simplicité. C’était avec un morceau de bois recourbé, traîné par lui-même, qu’il égratignait la terre avant de l’ensemencer ; c’était avec deux bâtons réunis par un lien flexible qu’il détachait le grain de ses enveloppes, avec une corbeille grossière qu’il le vannait et le séparait des corps étrangers, entre deux pierres qu’il l’écrasait pour le transformer en farine. A mesure que la civilisation se développa, que les débouchés se multiplièrent, que le temps devint plus précieux, que les capitaux furent plus abondans, il sentit la nécessité d’opérer plus rapidement et avec moins de déchet. Il demanda aux machines de battre et de nettoyer le grain, de hacher la paille, de fabriquer le beurre, de monter l’eau, de se substituer en un mot au travail manuel partout où celui-ci peut être remplacé. La force motrice nécessaire pour mettre ces engins en mouvement peut être demandée sort aux animaux, soit à la vapeur : dans le premier cas, on fait usage de manèges ; , dans le second, de machines à vapeur fixes ou mobiles. Le manège, qui est un appareil destiné à transformer les efforts des moteurs animés en force agissant sur la machine-outil, se compose ordinairement d’un axe vertical mobile que fait tourner, au moyen d’un bras, un animal parcourant une circonférence, et qui transmet son mouvement, par des courroies ou des roues dentées, aux autres pièces du mécanisme. Nous n’entrerons pas dans la description des différentes espèces de manèges dont les dispositions ont été constamment perfectionnées, et qui rendent d’incontestables services pour les travaux intérieurs de la ferme, et particulièrement pour le battage des grains. Lorsqu’on peut faire usage des moteurs hydrauliques, il y a intérêt à les employer : mais, quoiqu’il s’en faille de beaucoup que toutes les forces disponibles de nos cours d’eau soient utilisées, ce n’est qu’exceptionnellement qu’on peut le faire ; partout ailleurs il faut avoir recours à la vapeur. Lorsque les travaux intérieurs sont nombreux, il est préférable d’installer une machine fixe qui consomme moins de charbon pour le même effet utile que les machines locomobiles, et de conserver celles-ci pour les travaux du dehors, parce qu’elles peuvent être transportées sur les différens points de l’exploitation. Le prix de revient d’une journée de cheval-vapeur varie suivant le nombre de journées de travail effectif ; mais, en tenant compte de l’amortissement, on peut l’évaluer entre 3 et 5 francs.

Les transports sont parmi les travaux agricoles un des plus importans, un de ceux qui figurent pour la plus forte part dans le prix de revient des produits de la terre. Les charrois de fourrages, de fumiers, de récoltes, occasionnent dans une ferme un mouvement continuel, qui montre combien il est important, non-seulement que les chemins soient en bon état, mais aussi que les véhicules soient convenablement établis et appropriés aux conditions locales. Depuis quelque temps, on commence à se servir pour les transports agricoles d’une voie ferrée qu’on peut déplacer à volonté et sur laquelle on fait circuler les wagons traînés par des chenaux, ou simplement poussés par des hommes. Bien que cet appareil ne soit applicable qu’en plaine et dans les grandes exploitations, il n’en rend pas moins de grands services, ainsi que le constatent las succès que l’inventeur, M. Decauville, remporte à toutes les expositions. Lorsqu’il s’agit de traverser des vallées, on se sert quelquefois de câbles aériens, sur lesquels roulent au moyen de poulies des paniers renfermant les matières à transporter.

La première opération en agriculture est le labour, qui a pour objet de diviser la terre et de la dépouiller des plantes parasites qui la couvrent. Ce travail s’est d’abord exécuté à bras d’hommes au moyen d’une bêche ; mais, comme il est long et fatigant, on lui a substitué le labour à la charrue, dans lequel les efforts les plus pénibles sont exécutés par les animaux, l’homme n’ayant plus d’autre besogne que de diriger l’instrument. D’après la statistique de 1862, on comptait en France 3,206,000 charrues, nombre qui depuis lors a dû s’accroître considérablement. Une bonne charrue a trois opérations à faire : elle doit d’abord couper la terre verticalement pour en détacher une bande, trancher ensuite celle-ci horizontalement pour la détacher du sol et, en troisième lieu, la renverser sur elle-même pour exposer à l’air les parties fraîchement coupées. À ces trois opérations correspondent trois parties de l’instrument, le coutre, le soc et le versoir. Les anciennes charrues faites en bois laissaient beaucoup à désirer ; aujourd’hui on est arrivé à une grande perfection en employant le fer et la fonte et en calculant scientifiquement la forme et les dimensions à donner à chacune des pièces. C’est Jefferson, l’ancien président des États-Unis, qui le premier, en 1815, s’est appliqué à perfectionner cet instrument ; il a été suivi dans cette voie par les constructeurs anglais et français. Une des plus employées est la charrue Dombasle, qui est simple et solide et peut être facilement construite par tous les charrons ou forgerons de village. On se sert beaucoup aussi de la charrue dite Brabant-double, qui se compose de deux corps de charrue montés sur un même âge et qui peuvent tourner sur la sellette d’un avant-train, de façon à labourer à droite et à gauche, et à verser par conséquent la terre toujours du même côté. Elle est surtout employée pour les labours à plat et s’est beaucoup répandue à la suite des diverses expositions où on a pu l’apprécier. Il serait très à désirer que nos principaux constructeurs eussent partout, même dans les plus petites localités, des dépôts de leurs instrumens et de pièces de rechange destinées à remplacer celles qui viennent à casser ; car c’est à la difficulté pour les cultivateurs de se procurer de bons engins et surtout de les réparer, qu’il faut attribuer la lenteur avec laquelle ceux-ci se sont répandus jusqu’ici. Il y aurait de grands bénéfices à réaliser pour les constructeurs qui entreraient dans cette voie.

On ne fut pas longtemps à reconnaître l’avantage qu’on pourrait retirer de l’emploi de la vapeur dans les opérations de labourage, car le prix de l’unité de travail mécanique que produit celle-ci est d’environ le tiers du prix de l’unité obtenue par les moteurs animés. On devait y trouver une grande économie en même temps qu’un travail mieux fait. Dès 1810, le major Prats prit en Angleterre un brevet pour une invention de ce genre ; d’autres essais furent tentés ensuite ; mais ce n’est guère qu’en 1854 que M. Fowler exposa pour la première fois un appareil réellement pratique. D’après son système, la charrue a plusieurs socs et peut, en se basculant, labourer dans les deux sens ; elle est mue par deux machines à vapeur automobiles, placées aux deux extrémités du champ, qui la tirent alternativement, au moyen d’un câble enroulé sur un tambour et qui se meuvent parallèlement sur les deux rives opposées, à mesure que l’opération s’avance. Un autre système imaginé par M. Howard permet de n’employer qu’une seule machine. Divers perfectionnemens ont en outre été apportés par d’autres constructeurs, en sorte qu’on peut aujourd’hui considérer ces appareils comme entrés dans la pratique. Il y en a en Angleterre plusieurs centaines qui fonctionnent régulièrement et qui sont surtout employés comme défonceuses pour défricher les terrains incultes. En France, bien que M. Debains ait inventé une machine plus simple que les machines anglaises, il en existe à peine quelques-unes, parce qu’on ne considère pas encore les résultats obtenus comme concluans. Il ne faut pas se dissimuler d’ailleurs que l’emploi de ces charrues modifiera nécessairement le système de culture, puisqu’en se substituant au bétail, elles diminueront la production du fumier dans les fermes. Elles ne pourront donc, au moins d’ici à quelque temps, être utilisées avec avantage que dans les exploitations situées à proximité des villes qui, fournissant des engrais en abondance, offrent des débouchés assurés aux produits industriels que l’emploi de ces engins permet de cultiver. Quelles que soient les modifications qu’elles devront provoquer, il y a un si grand bénéfice à faire usage de ces machines qu’on peut être assuré de les voir tôt ou tard se répandre dans nos campagnes. Une conséquence en sera l’organisation, chez nous comme en Angleterre, de sociétés entreprenant à forfait les opérations de labourage. Tout récemment même, des expériences qui paraissent avoir réussi ont été tentées pour remplacer comme force motrice la vapeur par l’électricité.

Un des instrumens les plus utiles en agriculture est le semoir, non-seulement à cause de la rapidité et de la perfection avec laquelle il exécute l’importante opération de l’ensemencement des terres, mais aussi à cause de l’économie de graines qu’il procure. M. Hervé-Mangon évalue la quantité de graines employées à l’ensemencement à 15 millions d’hectolitres de froment, 3,900,000 hectolitres de seigle, 2,300,000 hectolitres d’orge, 8,000,000 d’hectolitres d’avoine, 547,000 hectolitres de sarrasin et 227,000 hectolitres de maïs, représentant une valeur totale d’environ 500 millions de francs ; aussi conçoit-on que la plus petite économie sur la graine employée accuse au pays un bénéfice considérable. Or l’emploi du semoir mécanique, à quelque système qu’il appartienne, permettant de réduire cette quantité de moitié, procurerait, pour la France entière, l’énorme économie de 250 millions de francs ; ajoutez à cela que le grain enfoui à une profondeur toujours égale, régulièrement espacé, donne des plantes plus robustes, des pailles plus belles, des épis mieux fournis, et par conséquent une récolte plus abondante ; que grâce au régulier écartement des lignes, les travaux de sarclage et de moisson deviennent plus faciles, et vous pourrez juger de l’intérêt qu’il y aurait à voir ce précieux instrument se répandre partout où il peut être utilisé. Ce serait cependant une faute que de chercher à l’introduire dans les pays où la culture est encore peu avancée, car il demande des terres bien préparées. En agriculture tous les progrès sont solidaires les uns des autres et marchent parallèlement. En 1862, on comptait en France 10,853 semoirs ; mais depuis lors le nombre doit s’en être considérablement accru.

Les faucheuses et les moissonneuses, autrefois inconnues dans la culture, y ont définitivement conquis leur place. On se rappelle l’étonnement qu’ont produit ces instrumens envoyées par l’Amérique à l’exposition universelle de 1855. Aux yeux des uns, elles ne devaient jamais trouver leur application en France, à cause du morcellement des propriétés et de la difficulté de les faire réparer en cas d’accident dans les fermes reculées. Pour d’autres, la main-d’œuvre agricole était menacée d’une baisse considérable par l’emploi d’engins qui lui épargnaient la rude besogne de la moisson. Dès ce moment M. de Lavergne combattait ici même[6] ces craintes exagérées et faisait preuve d’une bien grande perspicacité : « On peut se rassurer, disait-il, l’invasion ne sera jamais assez subite pour que l’effet soit sensible partout à la fois ; l’extrême lenteur est ici plus à craindre que la précipitation. Dans tous les cas, on peut être certain que la somme de travail ne sera pas diminuée ; les bras devenus libres seront employés à d’autres travaux qu’on ne fait pas aujourd’hui et qui augmenteront d’autant la production ; c’est ce qui arrive toujours en pareil cas. Dans toutes les industries où a pénétré l’emploi des machines, les salaires ont monté au lieu de baisser ; il en sera de même dans l’industrie rurale. » En effet, les salaires ont si bien haussé que cette hausse même a été la cause principale de la diffusion de ces machines, grâce auxquelles, malgré le défaut de la main-d’œuvre, on peut couper les récoltes en quelques jours, sans être exposé à les laisser périr sur pied. Aussi l’emploi s’en est-il généralisé, surtout dans les terrains plats. Pendant longtemps ces instrumens laissaient à désirer au point de vue de la construction ; les pièces qui s’échauffaient ou se cassaient exigeaient des réparations fréquentes et occasionnaient de nombreuses pertes de temps ; mais chaque année de nouveaux perfectionnemens ont peu à peu simplifié les appareils et en ont rendu l’emploi plus facile.

On ne s’en est pas tenu là et l’on s’est ingénié à faire faire automatiquement les travaux qui jusqu’ici semblaient ne pouvoir être exécutés qu’à la main, tel que le liage des gerbes et le bottelage des foins. Jusqu’ici ce sont les constructeurs étrangers, anglais ou américains, qui l’emportent pour la perfection et le bon marché de leurs instrumens ; mais les constructeurs français les suivent de près et s’ils ne les ont pas atteins, c’est uniquement parce qu’ils n’ont pas des fers et des aciers d’aussi bonne qualité. Si ces matières entraient chez nous en franchise, ils pourraient sans aucun doute affronter la concurrence. Le nombre des faucheuses et des moissonneuses employées en France, qui en 1862 était de 18,000, a certainement décuplé depuis lors.

La machine agricole qui s’est le plus répandue depuis un certain nombre d’années est la machine à battre, qui a pour objet de remplacer le fléau dans l’opération de l’égrenage des épis. Ces machines, que tout le monde connaît aujourd’hui, sont simples ou à grand travail, suivant qu’elles comportent seulement le battage des grains, ou qu’elles en effectuent aussi le vannage et le nettoyage. Il y en a de très petit modèle qui, mues par un manège ou une locomobile, peuvent se transporter d’un point à l’autre d’une exploitation et battre en quelques heures, aussitôt après la récolte, les gerbes qui restaient autrefois, en meules pendant de longs jours, attendant que les ouvriers eussent le loisir de se livrer à ce travail. Le cultivateur peut aujourd’hui, grâce à ces instrumens, livrer son blé sans retard et rentrer dans son argent dans le plus court délai. Il en résulte pour lui une grande économie, une meilleure distribution des travaux de la ferme et surtout une notable diminution de déchets. Le nombre des machines à battre, qui, en 1862, dépassait le chiffre de 100,000, est aujourd’hui de 150,000 environ. Un grand nombre d’entre elles sont entre les mains d’entrepreneurs qui vont de ferme en ferme battre les récoltes nouvellement mois sonnées.

Nous avons parlé plus haut des transports à petite distance à faire dans l’intérieur même d’une exploitation, et qui ont Une influence prépondérante sur les frais de production ; il nous reste à dire un mot des transports à grande distance, qui en ont une bien plus grande encore sur les prix de vente des produits. Les blés, les vins, les bois, les fourrages sont grevés en arrivant sur le marché de frais qui dépassent souvent de beaucoup la valeur même de ces denrées. Toute économie sur ces frais est un bienfait qui permet de faire profiter des populations entières d’avantages dont elles étaient privées jusque-là. Sous ce rapport, les chemins de fer ont rendu des services incalculables. Ils nous ont affranchis à jamais de la crainte des famines par la rapidité et l’économie avec laquelle ils transportent les blés des ports d’importation au centre de la France ; ils ont ouvert des débouchés nouveaux à des produits qui ne trouvaient pas d’écoulement ; ils ont facilité le marnage et par conséquent la mise en culture de terres qui sans eux seraient restées stériles ; ils ont transformé la situation agricole du pays et ont amené la prospérité là où autrefois régnait la misère. A cet égard, un progrès énorme a été fait dans les vingt dernières années, puisque la longueur des lignes exploitées, qui en 1860 n’était que de 9,433 kilomètres, était au 31 décembre 1877 de 21,038 kilomètres.


V

En jetant un regard d’ensemble sur ce vaste territoire qui s’étend des Alpes à l’Océan et de la mer du nord aux Pyrénées, mélange de plaines, de coteaux et de montagnes, que se partagent les bassins de cinq grands fleuves, que couvrent des forêts, des herbages, des moissons, des vignobles, sur lequel règnent les climats les plus divers, on ne peut se défendre d’un sentiment d’orgueil en songeant que c’est la France, notre patrie bien-aimée ; s’il se mêle à ce sentiment l’amertume profonde que nous cause la perte de nos plus belles provinces, il nous reste au moins l’espoir que cette séparation n’est pas éternelle. Sans doute, ce beau pays n’est pas encore partout cultivé comme il devrait l’être ; bien des plaines sont encore des landes stériles, bien des montagnes montrent leurs flancs dénudés, mais tel qu’il est, y en a-t-il au monde un autre qui puisse lui être comparé ? Les progrès réalisés, dont nous venons d’énumérer les principaux, sont du reste garans de l’avenir, et l’on peut affirmer à l’avance qu’ils ne seront pas moindres dans les années qui vont suivre que dans les années écoulées ; c’est une voie dans laquelle, malgré les accidens particuliers qui peuvent se produire, on ne s’arrête jamais. Les déclamations intéressées ne peuvent rien changer à une situation qui frappe tous les yeux, ni détruire des faits dont nous avons été les témoins et que confirment souvent, malgré eux, les correspondans de la Société nationale d’agriculture dans leurs réponses aux questions qui leur ont été posées[7].

Le fait capital qui domine tous les autres et qui à lui seul prouve d’une manière irréfutable l’accroissement de la richesse publique depuis vingt ans, c’est l’importance des déclarations de successions au commencement et à la fin de cette période. Le montant de ces déclarations qui, en 1859, était de 2,443,449,396 francs, s’est élevé, en 1874, à 3,748,918,849 francs. C’est une augmentation de plus de 50 pour 100 sur le chiffre primitif et d’où l’on peut conclure que la richesse du pays a suivi la même progression. La facilité avec laquelle s’acquittent les impôts de toute nature, le produit toujours croissant des contributions indirectes viennent à l’appui de cette appréciation et sont des symptômes évidens d’une aisance toujours plus grande dans la masse de la population.

En nous plaçant au point de vue exclusivement agricole, nous remarquons d’abord que le prix des terres a généralement haussé. ce qu’il faut attribuer, d’une part, à ce que les progrès réalisés ont rendu le sol plus productif ; d’autre part, à ce que, par suite d’une aisance plus grande répandue dans les campagnes, la propriété territoriale a été plus recherchée.

Les fermages ont suivi une marche parallèle et jusque dans ces dernières années, il était rare qu’à chaque renouvellement de bail, le propriétaire ne trouvât pas moyen d’en augmenter le prix. Cette hausse continue, due à ce que jusqu’ici le nombre des demandes de location dépassait celui des terres disponibles, subit aujourd’hui un temps d’arrêt, si même elle n’éprouve un mouvement de recul, dont nous aurons plus tard à déterminer les causes ; mais ce délaissement des fermages, qui d’ailleurs n’est pas particulier à la France, n’entraîne pas pour cela la dépréciation de la propriété, puisqu’ainsi que nous venons de le voir, celle-ci est presque partout recherchée avec passion par des cultivateurs qui l’exploitent par eux-mêmes.

La superficie totale de la France se divise ainsi qu’il suit :


Terres labourables 26,568,621 hectares.
Prairies naturelles 5,021,246 —
Forêts 9,035,376 —
Vignes 2,320,809 —
Pacages et friches 6,546,493 —
Sols non agricoles, (routes, rivières, etc. ) 1,544,018 —
51,036,563 hectares

Il y a vingt ans, l’étendue des friches était de 8,000,000 d’hectares environ, tandis que celle des terres labourables n’était que de 25,000,000. 1,500,000 hectares ont depuis cette époque été mis en labours ou transformés en prairies. La culture des céréales a de tout temps été la culture dominante de la France, fait qui s’explique aussi bien par les conditions de sol et de climat où elle se trouve que par les habitudes de la population, qui consomme plus de pain qu’aucune autre. Cette culture peut donc servir de critérium pour faire apprécier la situation agricole dans son ensemble. De 1840 à 1849, on a cultivé en moyenne 5,768,000 hectares qui ont produit 79,572,000 hectolitres, soit 13 hect. 71 par hectare ; de 1850 à 1860, 6,329,000 hectares qui ont produit 88,684,000 hectolitres, soit 14 hect. 01 par hectare ; de 1860 à 1869, 6,896,000 hectares qui ont produit 98,447,000 hectolitres, soit 15 hect. 72 par hectare. Il y a donc eu un progrès continu, non-seulement dans l’étendue des terres emblavées, mais aussi dans le rendement. Il en a été de même pour tous les autres produits de la terre. L’avoine qui, pendant la période de 1851-1859, avait donné en moyenne 67,000*000 d’hectolitres, a fourni, d’après la Statistique de M. Block[8], pendant la période 1860-1869, 74,500,000 hectolitres ; la récolte des pommes de terre a passé de 82,000,000 d’hectolitres à 111 milliards celle des betteraves de 44 millions de quintaux à 50 millions. L’étendue cultivée en vignes a augmenté de 200,000 hectares et la production. du vin, qui était de 30 millions d’hectolitres pendant la première période, s’est élevée à 110 millions pendant la seconde ; il est vrai que, depuis lors, elle a sensiblement diminué par suite des ravagés du phylloxéra. L’étendue des prairies naturelles ou artificielles s’est également accrue, ainsi que le prouve, à défaut de renseignemens plus précis, l’augmentation du nombre des animaux.

La population chevaline, qui, en 1862, était de 2,904,000 têtes, s’est élevée en 1866 à 3,312,000, pour retomber en 1872 à 2,882,000 par suite des ravages de la guerre et de la cession de l’Alsace-Lorraine. Le nombre de têtes de l’espèce bovine, qui était de 10,955,000 en 1862, s’est élevé à 12,733,000. Par contre, le chiffre des moutons a diminué, il a passé de 32,700,000 àa 24 millions ; mais cette diminution, loin d’être un signe de décadence, prouve au contraire qu’on s’attache, de. plus en plus à produire des animaux de race précoce. Il est clair que, si les moutons qu’on élève ne demandent plus que deux ans, au lieu de quatre, pour atteindre tout leur développement, on peut avec un nombre de têtes moitié moindre, obtenir la même quantité de viande que par le passé. D’autre part, on sait que le mouton est souvent une cause de ruine dans les pays de montagnes et que les efforts des pouvoirs publics tendent, dans certaines régions, à lui substituer la race bovine. On ne saurait donc considérer, quoiqu’on en fasse grand bruit, la diminution signalée, qui est également constatée en Angleterre, comme un symptôme défavorable.

Si la production agricole a augmenté dans son ensemble, les prix se sont élevés bien plus encore ; d’une part, parce que la consommation, s’accroissant avec le bien-être, a suivi une marche parallèle ; d’autre part, parce qu’une grande partie des produits ont trouvé sur les marchés étrangers des débouchés qui autrefois leur faisaient défaut.

Le prix moyen du blé a peu varié, quoiqu’il ait subi cependant une légère hausse ; de 20 fr. 81 qu’il était pendant la période 1850-1859, il s’est élevé à 22 fr. 01 par hectolitre pendant la période de 1860-1869. Mais on ne peut rien en conclure, car c’est un phénomène économique très remarquable que, depuis le commencement du siècle, le prix du blé est resté à peu près stationnaire malgré la diminution relative de la valeur de la monnaie. Ce phénomène s’explique parce que la production du blé s’est augmentée en même temps que la consommation. Le prix des vins s’est accru dans une très forte proportion par suite des débouchés nouveaux qui se sont ouverts. Nous ne pouvons établir de moyenne puisque ces prix varient considérablement d’une localité à l’autre ; mais les vins du midi qui, avant 1860, ne valaient pas plus de 10 à 15 francs l’hectolitre, se vendaient couramment dans ces dernières années de 40 à 60 francs.

Ce sont surtout les produits animaux qui ont atteint des chiffres jusqu’alors inconnus : les chevaux propres à la culture qu’on pouvait, il y a vingt ans, se procurer couramment pour 500 ou 600 fr. se paient aujourd’hui de 1,200 à 1,500 francs ; quant aux chevaux de luxe, on ne peut rien trouver de convenable à moins de 1,800 ou 2,000 francs. Le prix des vaches a triplé presque partout ; il s’est élevé de 200 fr. à 600 fr., celui des bœufs de travail a passé de 400 à 800 francs[9], celui de la viande a augmenté de moitié. On ne constate une légère diminution que pour celle du porc, due, paraît-il, aux importations américaines, qui permettent de la livrer au consommateur français à 0 f. 60 cent. le kilogramme. Le prix des laines a également baissé, dépréciation qui doit être attribuée non-seulement aux importations des laines australiennes, mais surtout aux caprices de la mode, qui ont restreint l’emploi des laines fines. Le prix des volailles a plus que doublé ; il en a été de même de celui des œufs, du beurre et du fromage, qui ont trouvé sur le marché anglais un débouché presque illimité ; en 1864, on a exporté en Angleterre 10,770,540 kilog. de beurre frais et salé, 58,973 kilog. de fromages, et 22,905,262 œufs ; en 1876, ces exportations ont été de 31,202,240 kilogrammes de beurre, 440,893 kilogrammes de fromages et 31,684,882 œufs. On prétend qu’il se manifeste aujourd’hui un certain ralentissement dans le commerce du beurre, surtout dans celui de provenance bretonne, auquel tend à se substituer le beurre américain. Le commerce des fruits et des légumes s’est également développé dans une proportion énorme. Autrefois, dès le mois de novembre, on était, dans les départemens du nord et du centre, réduit au régime des pommes de terre et des légumes secs ; aujourd’hui, les départemens du midi et de l’Algérie nous fournissent des fruits et des légumes frais pendant toute l’année et en expédient pour plus de 30 millions à l’étranger.

Le total des exportations des produits agricoles de toute nature, qui en 1860 était de 669,469,000 francs[10], s’est élevé, en 1872, à 1,179,803,000 francs. Le total des importations des mêmes produits, qui en 1860 était de l, 467,249,000 francs, a atteint en 1872 la somme de 2,359,398,000 francs. Dans le chiffre des importations sont comprises, non-seulement celles provenant de l’Algérie et des colonies, mais aussi celles des matières premières comme le coton en laine que la France ne produit pas, ou comme les bois de construction qu’elle produit en trop petite quantité pour ses besoins. Il n’en est pas moins vrai que l’ensemble des transactions auxquelles les produits agricoles ont donné lieu entre la France et l’étranger, y compris l’Algérie et les colonies, a passé de 1,849,272,000 en 1860 à 3,826,647,000 francs en 1872, et que les cultivateurs comme les consommateurs ont dû y trouver leur compte, puisque les premiers ont pu vendre au dehors les produits de notre sol, et que les seconds ont pu se procurer à l’étranger ceux que notre pays ne fournit pas ou ne fournit que d’une manière insuffisante.

Ce n’est pas seulement le rendement de la terre qui a augmenté, et les prix des denrées qui se sont élevés ; il y a eu aussi accroissement du bien-être général et ce bien-être ne s’est pas seulement répandu dans la classe des propriétaires ou des fermiers, mais il a pénétré dans la classe ouvrière, dont les salaires ont considérablement haussé. Dans la plupart des départemens, ils ont presque doublé ; les ouvriers nourris, qui, en 1860, recevaient 200 francs par an, touchent aujourd’hui de 400 à 500 francs ; les autres, qu’on payait 1 fr. 50, reçoivent 3 francs par jour en temps ordinaire et jusqu’à 7 francs pendant la moisson. Cette élévation des salaires grève, il est vrai, sensiblement les frais d’exploitation, mais elle n’en est pas moins un signe de prospérité, puisque la culture peut la supporter. Il est clair en effet que si celle-ci se trouvait en perte, elle se ralentirait jusqu’à ce que la main-d’œuvre, étant moins demandée, fût retombée à son taux primitif. Nous aurons du reste à revenir sur ce point ; tout ce que nous voulons retenir en ce moment, c’est que cet accroissement du prix de la main-d’œuvre a eu pour conséquence l’augmentation du bien-être de l’ouvrier agricole, qui non-seulement est aujourd’hui mieux nourri et mieux vêtu qu’autrefois, mais qui, ainsi que l’ont signalé la plupart des correspondans de la Société nationale, a pu réaliser assez d’économies pour acheter des terres et les cultiver pour son propre compte[11].

Mais ce qui, plus que tous les chiffres que nous venons de citer, prouve la prospérité agricole toujours croissante de la France, c’est la facilité avec laquelle ce pays béni du ciel a supporté les charges écrasantes de la dernière guerre. Ni les milliards payés à l’ennemi, ni les milliers d’hommes tués pour la défense de la patrie ou morts dans les casemates allemandes, n’ont ralenti son essor ; il est sorti de cette épreuve plus vivace que jamais, et aujourd’hui, à voir les cours des fonds publics et le chiffre des sommes déposées à la banque, on ne se douterait pas que son épargne a été entamée. Il ne faudrait pas cependant que, parce que nos blessures ont été rapidement cicatrisées, nous oubliions ceux qui les ont faites ; et cette prospérité, dont nous avons lieu d’être si fiers, serait un malheur si elle devait nous faire perdre de vue les devoirs qui nous restent encore à remplir envers la patrie.

Quoi qu’il en soit, les progrès agricoles de la France dans les vingt dernières années, progrès dus aux circonstances diverses que nous avons énumérées plus haut, paraissent aujourd’hui se ralentir. Les propriétaires se plaignent de ne pouvoir louer leurs fermes, les cultivateurs de ne pouvoir écouler leurs produits. L’agriculture subit le contre-coup de la crise dont nous parlions en commençant cette étude et dont il nous reste à rechercher les causes et les remèdes.


J. CLAVE.

  1. Voir la Revue du 15 mars 1879.
  2. L’Économie rurale de la France, 1 vol. ; Guillaumin, 1860.
  3. Notions élémentaires théoriques et pratiques sur les irrigations, par M. Charpentier de Cossigny.
  4. Traité de zootechnie.
  5. Traité de génie rural. — Les Machines agricoles, par M. Hervé-Mangon.
  6. Voyez dans la Revue du 1er octobre 1855 : les Produits et les Machines agricoles.
  7. Enquête sur la situation de l’agriculture.
  8. Statistique de la France, par M. Maurice Block, 2e édition, 1874 ; Guillaumin.
  9. Enquête sur la situation de l’agriculture. Voir notamment la réponse de M. A. Le Cler pour le département de la Vendée.
  10. Voir le discours de M. de Kergorlay a la séance publique de la Société centrale d’agriculture du 18 mai 1873.
  11. Voir notamment les réponses de M. Monseignat pour le département de l’Aveyron, de Longuemar pour celui de la Vienne, Le Corbeiller pour celui de l’Indre, etc.