La Situation de la Turquie/01

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La Situation de la Turquie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 721-761).
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LA
SITUATION DE LA TURQUIE

I.
LA POLITIQUE DU CALIFAT ET SES CONSÉQUENCES.

Les événemens qui se déroulent en Tunisie et dont les derniers résultats sont encore bien éloignés, ont ramené l’attention publique sur la situation morale et matérielle de la Turquie. Le grand public, qui suit avec distraction les péripéties de la crise orientale, a éprouvé un véritable sentiment de surprise lorsqu’il a vu le sultan se mettre au premier rang de nos adversaires, payer les services que nous lui avions rendus dans le règlement de la question grecque par une complète ingratitude, essayer de soulever contre nous toutes les puissances européennes, tenter même d’envoyer personnellement des vaisseaux cuirassés dans les eaux de Tunis, organiser en Tripolitaine un centre d’agitation anti-française, combattre enfin de toutes les manières et par tous les moyens l’extension de notre influence sur une principauté qui n’a jamais fait partie de l’empire ottoman et dont le sort, heureux ou malheureux, ne devrait préoccuper en rien le souverain de cet empire. La surprise a été si grande, qu’il s’y est joint d’abord quelque peu d’incrédulité. Beaucoup de personnes ont encore de la peine à prendre au sérieux les démonstrations diplomatiques et militaires de la Turquie. Elles n’ont pas envie de se fâcher, elles sont plutôt portées à sourire lorsqu’elles lisent dans les journaux turcs « que c’est toujours un malheur, et le pire de tous, quand un peuple musulman tombe sous la domination des giaours ; » que ce qui vient de se passer en Tunisie est une calamité trop grave pour que tout bon musulman ne songe pas à y porter remède, et que ce remède est facile, car il consiste à former « une ligue arabe » comprenant tous les vrais croyans de l’Afrique. Il ne faudrait pourtant pas accueillir avec un scepticisme obstiné des menaces dont la forme peut être ridicule, mais qui cachent au fond un danger très réel. Le sultan Abdul-Hamid a un goût prononcé pour les ligues, et ce goût est si vif, si invétéré, que les déceptions les plus cruelles n’ont pu jusqu’ici l’en détourner. On sait que la ligue albanaise, qu’il avait formée avec tant de soins, dont il avait favorisé et surveillé les progrès avec tant de sollicitude, a fini par se tourner contre lui. Organisée en grande partie pour s’opposer aux projets ambitieux de la Grèce, il n’est pas impossible qu’elle amène, en fin de compte, l’union personnelle de l’Albanie à la Grèce ; dans tous les cas, elle s’est mise en pleine révolte contre la Turquie : quoique vaincue par un général habile, on ne saurait dire qu’à l’heure actuelle elle soit complètement écrasée ; elle s’agite sans cesse ; naguère encore on annonçait qu’il avait fallu lui livrer de nouveaux combats dont l’issue était restée douteuse ; elle peut renaître d’un jour à l’autre de cendres mal éteintes, et tout fait supposer qu’elle allumera l’incendie qui emportera les derniers restes de l’empire ottoman. Qu’importe ! cet exemple n’a rien appris au sultan. Il est prêt à recommencer en Afrique la faute qu’il a commise en Europe. C’est pour en former le noyau de la future ligue africaine que le général Hussein est allé organiser en Tripolitaine une véritable petite armée. Avec lui sont partis en grand nombre des cheiks fanatiques destinés à soulever les populations. Tous les élémens insurrectionnels de l’Afrique doivent venir se grouper peu à peu autour de cette force régulière, de ce centre d’action solidement constitué. L’entreprise est bien combinée ; tôt ou tard elle produira quelque effet. Reste à savoir ce que deviendrait la ligue africaine le lendemain du jour où elle aurait rempli le rôle qu’on lui destine. Les Arabes sont bien loin de professer pour les Turcs les sentimens de respect que ceux-ci leur inspiraient autrefois ; depuis la dernière guerre turco-russe, ils rêvent même de briser un joug qui leur a toujours été odieux et dont les défaites de la Turquie leur ont fait sentir enfin toute la fragilité ; un sourd mouvement d’émancipation parcourt, non-seulement l’Afrique, mais l’Asie. Par haine, ou plutôt par peur de la France, les Arabes du Sahara, de la Tunisie et de la Tripolitaine s’allieront peut-être avec les Turcs ; mais ce ne sera qu’une alliance momentanée, après laquelle des divisions violentes éclateront. En Égypte, depuis quelques mois, l’armée indigène est en révolte déclarée, non contre les Européens, dont elle sent que le pays ne saurait se passer, mais contre l’aristocratie turque, dont elle ne veut plus supporter la domination. Personne n’ignore que les Arabes de Syrie ne préparaient rien moins, il y a un an, que l’organisation d’un royaume indépendant sous l’autorité de Midhat-Pacha et sous le protectorat plus ou moins ostensible de l’Angleterre. Dans l’Arabie proprement dite et dans le voisinage du golfe Persique, la puissance du sultan n’est déjà plus qu’un vain mot. En excitant le patriotisme arabe, Abdul-Hamid s’expose à obtenir un résultat pareil à celui que des excitations du même genre ont produit en Albanie. Mais une perspective aussi lointaine ne saurait l’effrayer : il est trop Turc pour songer au lendemain, pour prévoir les conséquences dernières des entreprises dans lesquelles il se lance avec l’aveugle témérité de sa race.

Ce serait donc, de notre part, un acte d’incontestable imprévoyance que de répondre par le dédain aux projets du sultan en Afrique et de ne rien faire pour en prévenir l’exécution. La modération excessive dont nous avons voulu faire preuve au début de la guerre de Tunis a eu pour nous les plus fâcheuses conséquences. En Orient rien n’est plus imprudent que l’excessive prudence. Nous en avons fait l’expérience à nos dépens. Il est à souhaiter que ces premières leçons nous aient assez profité pour que nous évitions désormais les fautes qui nous ont d’abord si mal réussi. Nous voici condamnés à exercer sur les démarches de la Turquie une surveillance constante. Avec les Turcs, en effet, on ne doit point s’arrêter aux bravades extérieures, ni, de ce qu’elles sont très ridicules, s’imaginer qu’elles sont très inoffensives. J’étais à Constantinople au moment où l’expédition de Tunis a provoqué contre nous les violentes colères du sultan, S’inspirant de l’irritation du maître, la presse turque nous accablait de son mépris. Le plus important peut-être des journaux de Constantinople, le Vakit, déclarait avec emphase qu’il était inutile d’envoyer une flotte à la Goulette, qu’une simple caïque portant le pavillon ottoman suffirait pour soulever contre notre armée toutes les populations africaines, qui jetteraient immédiatement nos soldats dans la Méditerranée. Mais, tandis que le Vakit amusait la vanité nationale par ses sottes fanfaronnades, on armait les beaux cuirassés turcs dans les eaux du Bosphore et de la Corne d’Or. Sans l’attitude vigoureuse de notre gouvernement, sans l’énergie personnelle de notre ambassadeur, M. Tissot, un homme avec lequel les Turcs ont appris à compter, ces cuirassés seraient certainement partis pour la Tunisie. Assurément notre escadre aurait pu les couler en route ; car, si les vaisseaux turcs sortis des chantiers anglais, sont d’admirables machines de guerre, les officiers qui les montent et qui les manœuvrent ont fait preuve en toutes circonstances d’une incapacité déplorable. L’amiral turco-anglais qui les commande, Hobbart-Pacha, lui-même, a remporté plus de succès dans les colonnes du Times ou dans les meetings politiques de son pays natal qu’en pleine mer. Pendant la guerre turco-russe, il n’a su rien faire de la belle flotte placée sous ses ordres. Mais qui ne voit les conséquences désastreuses d’un nouveau Navarin ? On ne saurait malheureusement faire de mal à la Turquie sans s’exposer à en faire, par contre-coup, à toute l’Europe. Voilà ce qui oblige les puissances pacifiques comme la France à conjurer de loin les périls qui naissent sans cesse dans cette triste nation. Mais la maladie dont elle souffre est trop générale pour qu’on doive s’arrêter à une de ses manifestations et la traiter séparément. La ligue arabe, si elle se constitue, ne sera qu’un épisode d’une immense entreprise, qu’une partie d’un plan gigantesque que le sultan a conçu et dont il poursuit l’exécution avec l’obstination d’un esprit étroit, dominé par le fanatisme religieux et par des terreurs personnelles auxquelles il est prêt atout sacrifier. C’est ce que la presse turque ne nous laisse pas ignorer. Les journaux de Constantinople invitent sans cesse « les princes et les peuples musulmans à entrer franchement en relations avec le califat de l’islam, à lui confier la direction de leur politique et à se soumettre à ses ordres. » Le monde islamique serait ainsi partagé en nombreux états et en innombrables ligues, poursuivant chacun un but particulier, mais unis tous sous une direction commune et travaillant par des moyens divers à la même œuvre. Depuis les grandes défaites des commencemens de son règne, Abdul-Hamid est dévoré, en effet, du désir de compenser la diminution que ces désastres ont apportée à son prestige de sultan, de souverain temporel, par le développement de son titre de calife, par l’extension de son pouvoir religieux. Cette pensée domine et dirige toute sa conduite.

La politique turque, ou plutôt ottomane, que son prédécesseur Mourad avait tenté d’inaugurer étant abandonnée, c’est de la politique islamique qu’il attend la revanche de malheurs, à son avis, immérités. À bien des reprises, on avait vu naître et grandir dans son esprit les velléités qu’il ne cherche plus à cacher aujourd’hui. Tantôt il avait essayé de rétablir son influence sur les musulmans de l’Inde, tantôt il s’était efforcé d’affermir sa suzeraineté nominale sur la vice-royauté d’Egypte ; mais c’est dans les événemens de Tunisie que ses desseins ont éclaté avec une évidence irrésistible. Aucun intérêt pratique ne pouvait l’engager à prendre en main la cause du bey ; toutes les raisons humaines, toutes les règles de la prudence ordinaire devaient le détourner, au contraire, de se mêler d’une querelle où il n’y avait pour lui que des échecs à subir. En supposant même qu’il fût parvenu à faire reconnaître son droit d’intervention en Tunisie, quel profit aurait-il retiré de ce droit ? Dans l’état actuel de la Turquie, tout ce qui l’expose à entrer en conflit avec l’une quelconque des grandes puissances européennes est un danger pour son avenir. On comprend cependant qu’elle brave ce danger quand il s’agit du sort d’une de ses provinces, ou même d’une des provinces sur lesquelles elle exerce soit une suzeraineté effective, soit ce qu’on me permettra d’appeler une suzeraineté lucrative. Mais, alors même que sa suzeraineté sur la Tunisie serait théoriquement aussi légitime qu’elle l’est peu, en retirerait-elle le moindre avantage matériel ? À coup sûr, Chypre ne lui appartient plus que d’une manière absolument fictive, néanmoins Chypre lui rapporte un tribut. Il en est de même de la Roumélie orientale, de la Bulgarie, de l’Egypte. Mais la Tunisie ? La Tunisie, en cas de pénurie, ne fournit pas une piastre au trésor ottoman ; en cas de guerre, elle n’ajoute pas un soldat à l’armée du sultan. À quoi bon dès lors, pour y maintenir une ombre d’autorité, s’exposer à se brouiller avec le seul allié désintéressé que la Turquie eût jusqu’ici en Europe ; le seul allié dont l’amitié fût parfaitement sincère parce que, ne touchant en aucun point à l’empire ottoman, n’ayant nulle part d’intérêts en conflit avec les siens, il n’avait rien à craindre de son existence, rien à espérer de sa mort ? À quoi bon, lorsqu’on a sur ses frontières réelles des voisins aussi dangereux que l’Autriche, la Russie et l’Angleterre, se créer des frontières artificielles uniquement pour braver en outre le péril du voisinage de la France] ? Des raisons pareilles auraient certainement détruit dans l’esprit d’Abdul-Hamid toute pensée d’action en Tunisie, si cette action ne lui avait pas été impérieusement commandée par le devoir religieux, ou plutôt par l’intérêt d’ambition personnelle qui se déguise à ses yeux sous la forme d’un devoir religieux. Comme sultan, tout l’engageait à laisser les politiques du Bardo recueillir seuls les fruits de leurs fautes ; comme calife, il a cru devoir s’associer autant que possible à leur défaite.

Si la Tunisie n’est point une terre ottomane, elle est, en effet, une terre islamique ; elle appartient à l’islam à bien plus juste titre que les contrées de son empire qu’Abdul-Hamid a dû livrer tour à tour à la Russie, à l’Autriche, au Montenegro, à la Grèce, car celles-ci sont souillées par de nombreuses populations chrétiennes, tandis que la Tunisie est presque tout entière musulmane. C’est pourquoi Abdul-Hamid n’a pas hésité à sacrifier la plus riche province de ses possessions européennes, adonner sans coup férir la Thessalie à la Grèce, afin d’avoir les mains libres pour essayer de défendre la Tunisie et peut-être aussi afin d’obtenir l’alliance de quelques-unes des grandes puissances dans cette entreprise insensée. On a été surpris qu’ayant résisté de longs mois à toute l’Europe avant d’accorder au Monténégro un modeste territoire, il renonçât tout à coup aux éternels procédés dilatoires de la diplomatie ottomane et cédât d’emblée à la Grèce une frontière admirable. L’explication est bien simple. Il a abandonné son intérêt de souverain temporel à ses espérances de souverain religieux. Au début de la guerre de Tunisie, les Tunisiens qui habitaient Constantinople crachaient au visage des Turcs en leur reprochant de ne rien faire pour sauver une terre sainte de l’islam. Le prestige du califat était en danger : plutôt que de le laisser périr, ne valait-il pas mieux perdre la Thessalie ? ne valait-il pas mieux aussi perdre, pour toujours peut-être, l’alliance de la France et rompre avec les traditions séculaires de la Turquie ? En tout cas, c’était le seul moyen de prouver au monde musulman que « l’union islamique » n’était pas un vain mot, qu’à l’heure du danger le chef de cette union savait payer de sa personne, au besoin même de ses états, et combattre dans l’intérêt général. À la vérité, l’événement a prouvé que ce n’était pas le moyen de montrer que « l’idée seule de l’existence de cette union frappait l’Europe de terreur, » ainsi que s’exprimait naguère une feuille turque ; car si l’Europe a tremblé en lisant les circulaires de la Turquie, ce dont on ne s’est aperçu qu’à Constantinople, la France, qu’elles visaient surtout, n’en a pas ressenti une bien grande émotion. Mais, à défaut d’effroi, la France et l’Europe auraient tort de n’éprouver que de l’indifférence pour la politique d’Abdul-Hamid, attendu qu’elle a déjà exercé une grande influence sur la situation intérieure de la Turquie, qu’elle en exercera une plus grande encore à l’avenir, et qu’elle risque de réveiller, par contre-coup, la crise orientale. En se prolongeant quelques années encore, elle conduira l’empire ottoman à la ruine définitive qui le menace depuis si longtemps. On me permettra donc d’en exposer l’origine et de tâcher d’en indiquer les conséquences les plus prochaines.


I.

Pour comprendre par quelle suite d’idées Abdul-Hamid en est arrivé à se considérer avant tout comme le calife des musulmans et à poursuivre avec une sorte d’aveuglement fanatique la politique religieuse qu’il a adoptée depuis quelques années, il faut se rappeler dans quelles conditions il est monté sur le trône et quels ont été les premiers incidens de son règne. Au moment où la folie de son frère Mourad lui a livré un pouvoir que celui-ci avait ramassé dans le sang, plus ou moins spontanément versé, d’Abdul-Aziz, la Turquie traversait une des périodes les plus originales et la plus imprévue peut-être de son histoire. Galvanisé par quelques hommes à l’esprit aventureux, le vieil empire ottoman tentait une entreprise étrange dont les uns souriaient, que d’autres observaient avec intérêt, mais qui ne laissait personne indifférent. On sait qu’il s’était formé à Stamboul, sous le règne d’Abdul-Aziz, un parti de musulmans libéraux qui prenait le nom de parti de la Jeune Turquie et qui ne rêvait rien moins que de faire fleurir sur la terre des Soliman études Selim les idées et les maximes de l’Europe. Longtemps sans importance numérique et sans autorité politique, ce parti avait fait peu à peu des progrès considérables, et, un jour était venu où, grâce à des circonstances exceptionnelles, tout ce qu’il y avait d’Ottomans attachés à leur pays avait dû se ranger derrière lui et attendre de ses efforts le salut de l’empire. Il est difficile de juger aujourd’hui avec une impartialité complète la révolution qui a renversé Abdul-Aziz et qui peut-être l’a tué. Mais en admettant même qu’elle ait été souillée par un crime, — ce que le récent procès qui s’est déroulé à Constantinople est bien loin d’avoir prouvé, — on ne saurait nier qu’elle ait été très légitime dans ses causes et que l’intérêt le plus sacré l’ait commandée. Atteint d’une véritable aliénation mentale, Abdul-Aziz était prêt à se livrer à la Russie et à livrer avec lui l’empire tout entier, lorsqu’une conspiration, que justifiait assurément le danger national, lui a arraché un pouvoir dont il allait se servir pour vendre la Turquie à son plus mortel ennemi. Mais, après le succès de cette conspiration, il y avait deux moyens d’écarter définitivement le péril qui l’avait rendue nécessaire : le premier, et le plus simple, eût consisté à chercher un appui en Europe contre les projets ambitieux de la Russie, en faisant usage de cette habileté diplomatique dont les Turcs sont si justement fiers et qu’il leur est d’autant plus facile de montrer qu’en toute occasion on la suppose chez eux avant qu’ils en aient fait preuve ; le second offrait beaucoup moins de chances de succès, mais il avait l’avantage de flatter la vanité turque et de répondre aux illusions de la Jeune Turquie, et c’est pourquoi, malgré bien des inconvéniens, c’est à celui-là que l’on s’est définitivement arrêté. Il répugnait beaucoup aux hommes qui avaient renversé Abdul-Aziz en déclarant que sa personne était l’unique cause de la crise que traversait l’empire ottoman, d’avouer ensuite que cette crise ne pouvait se dénouer heureusement qu’avec le concours de l’Europe et l’alliance des grandes puissances. Imbus à un très haut degré de l’orgueil national, les patriotes de la Jeune Turquie étaient persuadés que leur pays était capable de se sauver tout seul. Quoique décidés à emprunter à l’Occident ses idées, ses maximes, ses institutions poli tiques, ils n’en professaient pas moins pour les Occidentaux le mépris instinctif dont aucun Turc ne saurait se débarrasser ; ils étaient naïvement convaincus qu’après avoir copié les formes constitutionnelles et libérales qui étaient la seule cause de leur supériorité, la Turquie n’aurait plus besoin d’eux et pourrait les braver impunément. C’est ce qu’ils ont essayé de faire. On a beaucoup discuté, on discute beaucoup encore pour savoir si Midhat-Pacha et ses amis étaient sincères en donnant à la Turquie des chambres, un ministère responsable, et tout l’attirail politique des peuples de l’Occident, ou s’il songeait uniquement à forger une machine de guerre contre l’Europe. Ce qu’il y a de certain, c’est que leur parlement n’a servi qu’à rejeter les exigences de la Russie et les demandes de toutes les puissances. Embusqué derrière une majorité que personne n’avait la naïveté de prendre au sérieux, Midhat-Pacha n’a pas hésité à repousser tous les conseils de la diplomatie européenne et à jeter la Turquie dans une guerre dont il devait être lui-même une des plus tristes victimes.

Ainsi, le premier point du programme de la Jeune Turquie était le dédain de l’Europe, la confiance absolue dans la Turquie, qui n’avait besoin de personne pour échapper au péril dont elle était menacée et pour reprendre en peu d’années son ancienne prospérité. Mais par quels moyens devait-elle donc poursuivre ces grands résultats ? C’est ici que le parti de la Jeune Turquie, ou plutôt que Midhat-Pacha et les quelques amis qui inspiraient sa politique, montraient une réelle sagacité et donnaient la preuve qu’il y avait en eux certaines qualités d’hommes d’état. Quand ils usaient de leur constitution pour tenir tête à l’Europe, il était permis de douter, ainsi que je viens de le dire, de la sincérité de leurs sentimens constitutionnels et libéraux ; mais quand ils s’en servaient pour séculariser le pouvoir en Turquie, pour séparer l’autorité politique de l’autorité religieuse, pour enlever au sultan le gouvernement temporel qui cessait d’être à leurs yeux une fonction du califat et qui devenait, comme partout ailleurs en Europe, une simple fonction publique, pour faire passer en un mot leur pays du régime théocratique au régime laïque et civil des nations modernes, non-seulement ils étaient parfaitement sincères, mais encore ils accomplissaient, comme on l’a dit avec raison, « le plus grand effort intellectuel qu’aient fait les musulmans de nos jours. » C’est ce qu’il ne faut pas oublier lorsqu’on juge l’œuvre de Midhat-Pacha. Comme elle a été subitement interrompue, elle n’a produit que la première de ses conséquences, — la résistance à l’Europe, — qui était assurément mauvaise-, mais si elle avait été continuée et si le but véritable pour lequel elle avait été entreprise, — la sécularisation du pouvoir politique en Turquie. — avait été atteint, il n’est pas impossible qu’elle eût, en effet, sauvé l’empire ottoman et ouvert devant lui des destinées nouvelles. Pour quiconque connaît l’histoire de cet empire, la véritable cause de sa décadence, le motif unique qui y a fait échouer toutes les réformes modernes est la concentration, l’identification dans la personne du sultan de la puissance temporelle et du califat religieux. Il est résulté de ce fait capital que la Turquie n’a jamais été qu’une vaste théocratie, qu’une sorte d’ordre de chevalerie gigantesque ayant à sa tête un grand-maître et des milliers de chevaliers combattant sous ses ordres, non pour le triomphe d’un intérêt politique ou pour l’honneur de la patrie, mais pour l’extension de la foi et la gloire de Dieu. Ce qu’une pareille organisation lui a donné dans le passé de force conquérante, tout le monde le sait ; mais le jour où les victoires ont cessé, où il n’a pas été possible de pousser plus loin l’invasion de l’islam, où le christianisme l’a arrêté comme une digue insurmontable, où il a fallu s’organiser sur le territoire dont on s’était emparé, gouverner les races qui s’y trouvaient et vivre de la vie ordinaire des peuples pacifiques, ce qui avait fait jadis la grandeur de la Turquie a fait son irrémédiable faiblesse et l’a conduite immédiatement au bord de l’abîme où, depuis deux siècles, elle est constamment sur le point de tomber.

On s’est étonné souvent que l’empire ottoman n’ait tenu aucune des promesses qu’il a faites cent fois aux populations chrétiennes, qu’il n’ait jamais essayé d’apaiser leurs revendications nationales en leur donnant dans l’empire lui-même les droits et les libertés qu’elles recherchent en dehors de lui. Mais le pouvait-il ? Du moment que l’état ottoman se confondait avec l’église musulmane, livrer le premier aux chrétiens c’eût été leur livrer du même coup la seconde, c’est-à-dire, aux yeux des vrais croyans, commettre un sacrilège. De là vient que la Turquie, après des siècles de domination, n’a pas assimilé une seule des races nombreuses qu’elle a trouvées établies dans les contrées où s’est étendue sa conquête. Pour les assimiler, il aurait été indispensable qu’elle commençât par les convertir ; car une nation n’assimile une race qu’en la faisant participer à son existence politique, et partout où l’adhésion à une forme religieuse est la condition de cette existence, en dehors de la conversion, il n’y a d’autre parti que l’expulsion. Or les races chrétiennes de la Turquie étaient trop nombreuses pour être expulsées et, sauf quelques rares exceptions, elles se sont toujours refusées à la conversion. À une époque cependant, fatiguées d’une longue résistance et d’une servitude trop prolongée, on aurait pu croire qu’elles finiraient par se fondre dans l’islam. N’ayant plus aucune espérance du côté de la chrétienté, qui avait reconnu la légitimité de l’empire ottoman et noué avec lui des relations régulières, elles commençaient à se demander s’il ne fallait pas se résigner à l’inévitable et abdiquer une foi qui rendait esclave pour une foi qui donnait tous les avantages du pouvoir et de la fortune. Les conversions ou, si l’on veut, les apostasies se multipliaient d’une manière significative. L’apparition subite de la Russie sur la scène de l’Orient, les débuts pleins de promesses de la politique de Pierre le Grand, ont arrêté un mouvement qui peut-être fût devenu général. L’espérance de la délivrance a raffermi les consciences ébranlées[1]. Dès lors il était certain que la Turquie théocratique serait peu à peu étouffée par les populations chrétiennes qui pullulaient sur son territoire et qui, lentement, une à une, par une suite de révolutions et de révoltes, s’apprêtaient à briser, avec le concours de l’Europe, son joug religieux et politique pour acquérir une existence indépendante et pour prendre la revanche d’une trop longue défaite.

C’était donc, de la part de Midhat-Pacha et de ses amis, une idée très juste, quoique bien tardive, d’essayer de supprimer la cause unique des malheurs de la Turquie, le seul obstacle qui avait empêché, durant plusieurs siècles, une race aussi bien douée que la race turque de constituer en Europe une véritable nation, ils avaient parfaitement raison de soutenir que le despotisme du sultan et le manque de libertés publiques ne suffiraient pas à expliquer l’irrémédiable décadence de leur pays. Toutes les nations européennes ont traversé la période du despotisme, et il n’y a pas bien longtemps que la plupart d’entre elles en sont sorties. Cela ne les a pourtant point empêchées de grandir, de prospérer, d’atteindre progressivement le degré de culture morale et de force matérielle qui leur a permis de passer, sans trop de secousses, du régime du pouvoir absolu au régime des institutions constitutionnelles. Mais le despotisme des souverains européens était un despotisme temporel, humain, séculier, qui était sans cesse en lutte avec la puissance religieuse et qui, par conséquent, ne tirait point d’elle une force presque invincible. En Turquie, au contraire, c’est en vertu d’une autorité surnaturelle que le sultan commande aux populations placées sous ses ordres ; d’où il résulte que celles de ces populations qui ne croient pas au califat et qui ne font point partie de l’islam ne peuvent reconnaître sa domination, tandis que les musulmans ne peuvent la contester sans crime ou même essayer de la restreindre sans hérésie. Tous les voyageurs qui ont parcouru l’Orient, non-seulement de nos jours mais dans les siècles précédens, tous les observateurs qui y ont vécu à une époque quelconque se sont accordés à reconnaître qu’aucune des qualités qui font les grands peuples n’ont manqué et ne manquent encore aux Turcs : ils ont le courage militaire, la finesse diplomatique, l’honnêteté privée, le génie du commandement, la discipline civique ; ils sont très supérieurs sous tous rapports aux populations qu’ils ont trouvées établies sur le sol de leur empire, en Afrique, en Asie et en Europe ; si l’intelligence de quelques-unes d’entre elles est plus prompte que la leur, aucune ne possède un ensemble de dons naturels aussi remarquable, aussi approprié aux conditions du gouvernement des hommes. Il semble donc qu’en vertu de la loi constante de l’histoire, ils auraient dû s’assimiler sans trop de peine des élémens nationaux inférieurs. Il n’en a rien été cependant : partout où ils ont passé, partout où ils passent encore, c’est comme une armée en campagne ; ils sont campés, ainsi qu’on l’a dit, ils ne sont fixés nulle part. Phénomène qui serait inexplicable s’il ne s’expliquait pas tout naturellement par cette confusion du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, de la politique et de la religion, que Midhat-Pacha et ses amis regardaient à bon droit comme le plus grand mal de leur pays et qu’ils essayaient de détruire en laissant au sultan le prestige du califat, mais en plaçant la puissance matérielle entre les mains d’un ministère responsable et sous la garantie d’un parlement où chrétiens et musulmans devaient être confondus. On a beaucoup ri du projet d’instituer à Constantinople un régime parlementaire et de faire nommer des députés par les Kurdes et les Bédouins. Le suffrage universel appliqué aux hordes nomades de l’Asie et de l’Afrique a paru généralement une de ces bouffonneries dont l’Orient est coutumier et qu’on n’accepte en Occident qu’avec accompagnement de musique d’Offenbach. C’était s’arrêter aux apparences, oublier le sérieux du fond, pour s’attacher uniquement à la forme, laquelle en effet prêtait à l’ironie. Si Midhat-Pacha et ses amis, nourris dans les illusions de la Jeune Turquie, avaient pris un singulier moyen d’atteindre le but qu’ils poursuivaient, — la séparation de l’état d’avec la religion, — ils n’en avaient pas moins admirablement compris que cette séparation, réalisable ou non, était la dernière chance de salut qui restât à leur pays, et que, même sans espoir de succès, il fallait ne reculer devant aucun effort pour l’essayer. En cherchant à substituer au soldat de l’islam, au satellite du calife, au chevalier de Mahomet, au Turc en un mot, un être nouveau, l’Ottoman, qui pouvait être musulman ou chrétien, adorer Allah ou Jésus-Christ, mais qui était avant tout un patriote et le sujet d’un grand pays, ils tentaient une des révolutions les plus profondes de l’histoire orientale. Ils ont échoué sans doute, complètement échoué, mais ce n’est pas une raison pour méconnaître ce que leur entreprise avait de grand et de sensé. Ils avaient eu l’habileté de se donner pour alliés les hommes les plus ardens du parti religieux, les softas, et le chef de la foi lui-même, le cheik-ul-islam. Pendant quelques mois, on a vu ce spectacle extraordinaire des autorités spirituelles de Constantinople réduisant l’islamisme à ses termes les plus simples, élaguant de la doctrine toutes les superstitions, tous les préjugés, toutes les légendes qui l’ont corrompue, la ramenant à quelques dogmes essentiels nullement contraires à la raison humaine, enfin et surtout limitant son action et l’excluant formellement du domaine de la politique. Lorsque Midhat-Pacha exilé, vaincu, déjà tombé du haut de ses illusions, tâchait de démontrer aux positivistes de Paris que l’islamisme était la religion la plus rationnelle, la plus logique, la moins surnaturelle qui eût jamais existé, il se trompait assurément, s’il voulait parler de l’islamisme de la tradition et de l’histoire, mais s’il voulait faire allusion à l’islamisme passager dont il avait été le docteur et le prophète malheureux, il était dans le vrai : il aurait dû seulement ajouter que cet islamisme n’avait vécu qu’un jour et n’avait jamais eu qu’un nombre infime de sectateurs.

Les circonstances qui avaient permis à Midhat-Pacha et à ses amis d’entreprendre la révolution avortée dont je viens de chercher à dégager l’esprit ont été, en effet, aussi courtes qu’elles avaient d’abord été propices. Le successeur d’Abdul-Aziz, l’infortuné Mourad, était trop doux de caractère et déjà trop faible d’esprit pour avoir une pensée personnelle ; il laissait toute initiative aux hommes qui l’avaient mis sur le trône : qu’il fût calife en même temps que sultan, que les deux pouvoirs se confondissent sur sa tête frappée par la fatalité, qu’il portât à la fois la tiare et la couronne ou qu’on ne lui laissât qu’une autorité diminuée dont il n’aurait jamais eu d’ailleurs que l’apparence, peu lui importait. Tourmenté de visions terribles, ébranlé par des secousses trop fortes pour son tempérament débile, atteint peut-être de remords, visité, en tout cas, par des craintes incessantes, son intelligence naturellement médiocre s’éteignait peu à peu. Bientôt, il ne fut plus possible de dissimuler au peuple l’état d’imbécillité dans lequel était tombé cette ombre de souverain. Le successeur de Mourad, Abdul-Hamid, ne lui ressemblait en aucune manière et devait avoir des destinées très différentes des siennes. Ce n’est pas encore le lieu de faire d’Abdul-Hamid un portrait qui demande de longs développemens. Je me contenterai de dire pour le moment que le nouveau sultan n’a qu’un point commun avec son prédécesseur. Bien que doué d’une intelligence générale assez ferme et d’un esprit assez sagace, il est également poursuivi par de continuelles terreurs personnelles : c’est sa manière de payer tribut à la folie endémique qui règne dans la famille d’Othman et qu’aucun de ses membres n’évite tout à fait. Mais n’ayant aucune douceur dans le caractère et n’étant susceptible d’aucune timidité, il n’est pas homme à attendre, comme Mourad, les dangers imaginaires dont il se croit menacé ; il préfère les conjurer d’avance en supprimant, s’il le peut, la cause qui, d’après lui, risque de les produire. Persuadé que Midhat-Pacha et ses amis, après avoir détrôné Abdul-Aziz, étaient parfaitement capables de lui faire subir un sort analogue ; convaincu peut-être, comme il l’a montré depuis, qu’ils avaient mêlé l’assassinat à la révolution ; n’osant pourtant point, en présence de l’irritation de l’Europe et des commencemens de la guerre, pousser les précautions jusqu’à la vengeance, un de ses premiers actes a été de se débarrasser par l’exil d’un entourage qu’il redoutait et de mettre fin à des projets politiques dont les conséquences lui paraissaient funestes pour sa personne. Le bateau qui emportait Midhat en Europe a emporté, du même coup, tout le système de réformes que celui-ci avait cherché à introduire en Turquie. C’est en vain qu’Abdul-Hamid protestait de son respect pour la constitution et laissait même le sénat et la chambre des députés continuer quelques mois encore leurs délibérations illusoires ; c’est en vain qu’il prétendait être pour le moins aussi libéral que son prédécesseur : il était déjà trop infatué de ses idées particulières, trop désireux d’attirer à lui toute l’autorité, de diriger personnellement toutes les affaires, pour accepter un contrôle quelconque, pour partager son pouvoir avec des ministres et des assemblées, pour renoncer à concentrer entre ses mains la puissance religieuse et la puissance temporelle et à les exercer toutes deux souverainement. Dès son avènement, la politique de sécularisation était abandonnée ; la création artificielle de Midhat, l’Ottoman, s’évanouissait ; le Turc allait reparaître, et, avec lui, allaient reparaître aussi les causes de dissolution qui, depuis deux siècles, n’ont pas cessé de désagréger l’empire ottoman et de lui enlever peu à peu chacune de ses provinces.

Le malheur de Midhat-Pacha et de ses amis, c’est de n’avoir pu entreprendre leur œuvre révolutionnaire qu’en déchaînant la guerre sur leur pays. Non moins orgueilleux, quoique moins fanatique que le Turc, l’Ottoman n’avait pas hésité à braver l’Europe, et ce n’est pas seulement les canons des deux rives du Bosphore qui avaient salué la nouvelle constitution solennellement octroyée par le sultan aux peuples de son empire, c’était encore les canons russes grondant sur le Danube et prêts à gronder bientôt à Kars et sur les Balkans. Je n’ai pas besoin de raconter la guerre turco-russe ni de juger la politique suivie dans cette crise décisive par les divers cabinets européens. Tout le monde sait à la suite de quels succès et de quels désastres les Turcs ont vu peu à peu l’Arménie surprise par leurs éternels ennemis, la Bulgarie envahie, les Balkans franchis, l’armée conquérante campée à San-Stéfano, à quelques heures de Constantinople. Cette histoire n’est pas à refaire. Mais ce que je tiens à signaler, c’est l’impression que ces événemens et que le traité de Berlin qui les a suivis, ont produite sur l’esprit d’Abdul-Hamid et de ses courtisans. En arrivant au pouvoir, Abdul-Hamid avait trouvé la guerre engagée, et durant quelques mois, par un caprice imprévu de la fortune, il lui avait été permis d’espérer que la victoire se déciderait en sa faveur. Malheureusement il était déjà possédé de cette passion de tout ramener à lui, de tout faire de ses propres mains, qu’il n’a pas cessé de porter, comme je le dirai plus tard, dans l’administration et dans la diplomatie aussi bien que dans la guerre. Au lieu de laisser aux généraux qui venaient de faire preuve, à l’étonnement universel, de qualités remarquables, la direction des opérations militaires, c’est dans son propre palais, c’est sous ses yeux qu’ont été préparés les plans stratégiques qui ont fini par livrer à la Russie les Balkans et l’Arménie. Jusqu’au jour de l’écrasement, il n’avait point songé à l’Europe ; mais lorsque les Russes, prêts à entrer à Constantinople, lui ont arraché le traité de San-Stefano, obéissant aux traditions de ses prédécesseurs et de son pays, oubliant la jactance de Midhat et de la Jeune Turquie, il s’est jeté dans les bras de l’Angleterre et l’a suppliée de le sauver. Personne n’ignore de quelle manière toute britannique lord Beaconsfield et lord Salisbury ont répondu à cet appel. Abdul-Hamid a dû payer d’abord de la cession de l’île de Chypre l’appui de l’allié tardif qui venait à son secoure. Ce n’est pas tout. Si le traité de San-Stefano a été déchiré à Berlin, le traité nouveau qui lui a été substitué a exigé de la Turquie des sacrifices tels, qu’on entend sans cesse aujourd’hui les Turcs les plus éclairés soutenir avec conviction qu’il aurait mieux valu pour eux accepter les conséquences de la défaite et s’en tenir purement et simplement aux concessions faites à la Russie. Qu’a-t-on gagné au traité de Berlin ? Une seule chose : le traité de San-Stefano avait morcelé la Turquie d’Europe en trois tronçons sans lien les uns avec les autres, que séparaient des territoires émancipés et qui ne pouvaient communiquer entre eux que par eau. Il est clair que ce morcellement était intolérable, et que l’Europe a rendu à la Turquie un très grand service en supprimant cette partie de l’œuvre du général Ignatief. Mais, sauf cela, y a-t-il lieu de se féliciter beaucoup des modifications qu’elle a apportées à cette œuvre ? Abdul-Hamid est persuadé du contraire, et tous les Turcs qui règlent leur pensée sur la sienne professent journellement la même opinion. À quoi a servi par exemple la division de la Grande-Bulgarie en deux provinces, dont l’une est restée sous la domination apparente de la Porte ? À rien ou presque à rien. Cette division eût été efficace si l’on eût permis à la Turquie, comme le demandait le traité de Berlin, d’introduire des garnisons dans les Balkans et de créer une frontière militaire entre la contrée qu’on prétendait lui laisser et celle sur laquelle elle ne conservait qu’un droit de suzeraineté assez illusoire. Mais les puissances qui ont obligé la Turquie à exécuter strictement toutes les stipulations du traité de Berlin qui lui étaient défavorables, n’ont eu garde de l’autoriser à exécuter celles qui pouvaient lui être utiles. Chaque fois qu’elle a parlé d’envoyer des troupes dans les Balkans, on l’a menacée d’une insurrection générale, et il a fallu qu’elle renonçât à ses projets. En réalité, la Roumélie orientale n’est donc pas une barrière pour Constantinople. Une grande Bulgarie, telle que celle qu’avait imaginée le traité de San-Stefano, l’eût été plus réellement. Les Bulgares ne ressemblent en rien aux Slaves ; c’est une race lourde, sans imagination, dont l’esprit terre à terre se serait trouvé bien vite en désaccord avec la fantaisie moscovite. Qui sait si la création du général Ignatief ne fût pas devenue un jour un empêchement au progrès du panslavisme ? Qui sait si une principauté de Bulgarie, fortement constituée pour la vie individuelle, n’eût pas refusé de se laisser engloutir dans l’immense empire des tsars ? La Bulgarie actuelle ne saurait être, au contraire, qu’un atout dans le jeu de la Russie. Après comme avant le congrès de Berlin, on peut dire que les Russes sont sur les Balkans et qu’à la première occasion ils trouveront la route qui conduit à Sainte-Sophie ouverte devant eux. Mais depuis le traité de Berlin, ce n’est pas seulement aux Russes que cette route est ouverte, c’est encore aux Autrichiens. Le traité de San-Stefano laissait la Turquie seule face à face avec la Russie ; c’était un danger. Le traité de Berlin lui donne un second voisin non moins redoutable, plus redoutable peut-être et dont les ambitions sont désormais aussi dangereuses. Salonique et Constantinople sont également menacées, ou plutôt Constantinople est doublement menacée, car l’Autriche et la Russie marchent vers le même but. Peut-être cependant Abdul-Hamid aurait-il accepté sans trop de regret une situation qui permet à la Turquie de neutraliser ses ennemis les uns par les autres et de se soutenir elle-même par le conflit leurs convoitises ; mais ce qui lui a causé un amer regret et une irrémédiable haine contre l’Europe, c’est de se voir contraint, après avoir cédé une partie de l’Arménie à la Russie, l’Herzégovine et la Bosnie à l’Autriche, Chypre à l’Angleterre, de céder encore une contrée importante au Monténégro et une province admirable à la Grèce. Que la Turquie plie sous la force des grandes puissances, il n’y a rien là d’humiliant pour elle ; mais que des pays infimes, qui ont été longtemps sous sa domination et dont l’un au moins n’a pas pris part à la dernière guerre, lui arrachent aussi des lambeaux de territoire ; que le sultan soit forcé de se dépouiller en faveur de souverains sur lesquels il aurait à peine autrefois daigné jeter ses regards, c’est là un signe d’abaissement irrécusable et la plus cruelle des souffrances pour l’orgueil musulman. Il a fallu pourtant se soumettre à la nécessité. En payant les grandes puissances, Abdul-Hamid croyait acheter leur connivence contre les petites. Pure illusion ! C’est en vain qu’il a essayé des années entières d’échapper aux injonctions de l’Europe, c’est en vain qu’il a employé pour y arriver toutes les ruses de sa diplomatie, c’est en vain qu’au lieu de songer à la réorganisation intérieure de son empire, saignant de toutes les blessures de la guerre, il a épuisé ses dernières ressources à faire des parades militaires et des démonstrations politiques : il a gagné du temps sans doute, ce qui est quelque chose aux yeux d’un Turc, mais c’est tout ce qu’il a gagné. Le traité de San-Stefano était bien dur pour la Turquie ; il ne lui imposait pourtant pas l’humiliation de satisfaire jusqu’aux ambitions de la Grèce, le peuple que les musulmans détestent le plus, parce que c’est le premier qui ait secoué leur joug et jeté aux races chrétiennes le cri de : Liberté !

Ce n’est pas brusquement et dès le premier jour qu’Abdul-Hamid en est arrivé à juger comme je viens de le dire le traité de Berlin et à se demander s’il n’aurait pas mieux valu, pour son pays et pour lui, s’en tenir au traité de San-Stefano. Longtemps il s’est bercé de l’espoir que l’Europe serait plus indulgente que ne l’avait été la Russie, et que, même si toutes les autres puissances venaient à lui manquer, l’Angleterre, dont l’amitié lui avait coûté si cher, l’aiderait à ne pas tenir des engagemens trop pénibles. Jusqu’à la chute de lord Beaconsfield et du cabinet conservateur, ses illusions ont été invincibles. L’arrivée au pouvoir de M. Gladstone et des libéraux a produit en Turquie l’effet d’un coup de foudre ; on n’a pas oublié les terreurs violentes, les alarmes folles, la panique bruyante qui ont éclaté alors à Constantinople. Assurément il y avait beaucoup d’exagération dans ces craintes précipitées. On a vu depuis qu’un grand pays comme l’Angleterre ne changeait pas de fond en comble sa politique extérieure, même lorsqu’il passait du gouvernement de lord Beaconsfield à celui de M. Gladstone. Mais il y avait aussi une grande part de vérité. Il est certain que, si les conservateurs n’avaient point été battus aux élections, l’Angleterre n’aurait pas proposé la démonstration navale en faveur du Monténégro et ne se serait occupée des intérêts des Grecs que pour les combattre : en revanche, elle aurait continué à favoriser les mouvemens séparatistes qui se produisaient en Syrie et en Arabie ; mais comme son action eût été dissimulée, le sultan eu eût ressenti moins directement le contre-coup. On s’explique, au contraire, l’émotion qu’il a éprouvée lorsqu’il a vu la vieille alliée à laquelle il avait sacrifié Chypre risquer de remettre le feu à la presqu’île des Balkans en forçant toutes les puissances à envoyer leurs flottes en face de Dulcigno, proposer le blocus de Smyrne, annoncer le dessein de ne reculer devant aucune extrémité pour faire triompher les ambitions de la Grèce et pour contraindre la Turquie à exécuter au pied de la lettre chacune des clauses du traité de Berlin. Ces clauses sont si nombreuses ! Elles renferment un si grand nombre de prescriptions qui permettent à l’Europe, non-seulement d’imposer à l’empire ottoman des cessions de territoire, mais même de se mêler, si cela lui convient, de ses affaires intérieures et de prendre une part directe à sa politique ! Ne l’autorisent-elles pas à exiger que des institutions libérales soient accordées à l’Arménie ? Ne lui donnent-elles pas le droit de surveiller dans toutes les provinces les réformes administratives promises par la diplomatie turque ? Enfin ne peuvent-elles pas l’amener un jour à mettre le sultan en tutelle, comme le khédive d’Egypte, au moyen d’une commission internationale de contrôle financier, chargée en apparence de protéger les intérêts des créanciers, mais se proposant en réalité de s’emparer peu à peu de la puissance politique et de l’exercer à son profit ? Depuis trois ans que l’Europe est venue au secours de la Turquie et l’a arrachée aux mains victorieuses de la Russie, il ne s’est point passé un seul jour, presque une seule heure, sans qu’elle lui ait fait payer ce service par une nouvelle réclamation, par un nouvel empiétement sur son territoire ou sur sa souveraineté. Au milieu des luttes incessantes qu’il a fallu soutenir contre ses réclamations et ses empiétemens, était-il impossible que le gouvernement turc trouvât assez de loisirs pour réorganiser les forces de l’empire, et entreprendre les réformes et les travaux qui lui auraient rendu l’ordre, qui auraient rétabli sa prospérité ? La ruine et l’anarchie se sont donc ajoutées à la spoliation comme conséquences du traité de Berlin, et l’Europe, qui était la véritable cause de cette ruine et de cette anarchie, les a cependant imputées à crime à la Turquie, lui reprochant de ne pas faire ce qu’elle ne lui donnait pas le temps de faire, l’accusant de lenteur, de mauvaise volonté, d’irrémédiable incurie, alors qu’elle la contraignait à employer tout ce qui lui restait d’activité dans des négociations diplomatiques aussi stériles qu’interminables.

Telle est la manière de raisonner du sultan et de ceux qui l’entourent. Tels sont les motifs qui les ont peu à peu éloignés de l’Europe, à laquelle ils avaient donné toute leur confiance au moment du traité de San-Stefano. Les Turcs s’imaginent volontiers, pour me servir d’un mot vulgaire, mais expressif, que tout leur est dû, que c’est pour les grandes puissances un devoir véritable de réparer leurs fautes et d’éloigner d’eux les fâcheux effets qu’elles doivent fatalement produire. Lorsque la presse de Constantinople veut apprendre au public ottoman que le sultan s’est adressé à la France, à l’Angleterre ou à l’Allemagne pour obtenir d’elles quelque secours ou quelque service, elle a l’habitude, on le sait, de présenter cette démarche comme un acte de haute condesceddance d’un suzerain envers ses humbles vassaux. S’il fallait l’en croire, le sultan aurait daigné permettre à une ou à plusieurs des grandes nations européennes de venir à son aide, à moins qu’il n’ait préféré agir en maître et intimer des ordres auxquels personne n’oserait se soustraire. Ces fanfaronnades de journaux sont plus sincères qu’on ne pourrait le croire. L’orgueil musulman, ou plutôt l’orgueil turc, qui est en quelque sorte la quintessence de l’orgueil musulman, est capable de toutes les illusions. La Turquie est d’ailleurs tellement habituée à trouver des appuis en Europe ; en toutes circonstances, l’or et le sang européen lui ont si peu manqué ; elle s’est vue si souvent arrachée à la défaite par nos soldats, à la ruine par nos capitaux, à la dissolution par nos diplomates, qu’il lui semble que ce qui s’est toujours fait se fera toujours. C’est pourquoi Abdul-Hamid s’était d’abord confié sincèrement à l’Europe. Je viens d’expliquer les déceptions qu’il a éprouvées et qui ont peu à peu profondément transformé ses idées politiques. Se croyant trompé par les puissances dans lesquelles il avait placé son espoir, il en est arrivé à se demander, comme les hommes qui dirigeaient les affaires au moment où il est monté sur le trône, si la Turquie ne pourrait pas se suffire à elle-même, si tous ses malheurs ne viendraient pas de l’influence qu’elle a donnée chez elle aux étrangers, si elle ne serait pas punie pour s’être fiée à ces chrétiens dont l’alliance est toujours perfide et dont les services ne sont jamais désintéressés. Seulement cette question s’est posée tout autrement dans son esprit que dans celui de Midhat-Pacha. Abdul-Hamid n’est point un sceptique comme l’ont été un certain nombre de sultans. Sévère dans ses mœurs, d’une conduite simple et laborieuse, d’un esprit étroit, quoique fin, ayant reçu une éducation médiocre et une instruction plus médiocre encore, il pousse aisément ses convictions religieuses jusqu’au fanatisme. Rien ne prouve qu’il ne soit pas réellement convaincu que la colère d’Allah s’appesantit sur sa race et sur son peuple depuis que l’empire ottoman est entré dans le concert des puissances chrétiennes et s’est mis à pactiser ouvertement avec les infidèles. De grandes calamités publiques amènent à toutes les époques et dans tous les pays une recrudescence de foi. Les désastres de la Turquie ont été suivis d’un mouvement de réaction musulmane qui a pris peu à peu une importance considérable. Abdul-Hamid était peut-être trop crédule pour ne pas s’y associer ; dans tous les cas, il était trop habile pour ne pas essayer d’en profiter en le dirigeant, de se mettre à sa tête pour l’exploiter.

Ce qui a contribué à pousser plus activement Abdul-Hamid dans la voie de la réaction religieuse où la haine de l’Europe l’entraînait déjà, c’est la crainte que cette réaction ne se tournât contre lui s’il ne réussissait pas à en devenir le maître. À la suite des défaites qui avaient marqué les commencemens de son règne, un mécontentement général s’était emparé des populations de son empire. Un sultan vaincu, obligé de céder ses plus belles provinces aux chrétiens, condamné à s’humilier devant ses propres sujets, abandonnant la terre de l’islam à des mains infidèles, portant la responsabilité de tous les malheurs de la patrie et de la religion, dont chacun faisait remonter jusqu’à lui l’origine, pouvait bien conserver la soumission des Turcs, dont le dévoûment fataliste et d’ailleurs intéressé résiste aux plus cruelles épreuves ; mais il devait immanquablement perdre l’attachement et le respect des Arabes. Ceux-ci ont toujours eu pour la Turquie des sentimens assez hostiles. Après tout, ils ont été conquis par elle tout aussi bien que les Grecs ou les Bulgares, et si la communauté des croyances religieuses n’a pas permis qu’il s’élevât entre le vainqueur et le vaincu ces insurmontables barrières qui séparent la Turquie des populations chrétiennes sur lesquelles elle a également étendu sa domination, néanmoins la différence des caractères, des esprits, des génies nationaux n’a pas permis non plus l’assimilation complète des Arabes et des Turcs. Les Arabes de l’Hedjaz, de l’Yemen, de l’Hadramaout, de l’Oman, du Nedjed, trop éloignés de Constantinople pour souffrir du joug ottoman, mènent une vie tout à fait libre et se bornent à reconnaître en théorie au sultan une autorité de calife fort contestée dans la pratique, mais qui est bien loin d’avoir pour conséquence une sujétion politique quelconque. Quant aux Arabes de Damas, de la Palestine et de Bagdad, la proximité de l’Egypte, qui est une vice-royauté quasi indépendante, l’existence d’une autonomie spéciale pour le Liban, le souvenir des époques nombreuses où la Syrie s’est constituée en pays séparé et a joui d’une existence particulière, tout cela contribue à entretenir en eux des aspirations nationales auxquelles les défaites de la Turquie ont donné un grand essor. Ces derniers avaient fourni au sultan la plus grande partie de ses contingens. Lorsqu’on les avait conduits à la guerre, on leur avait dit qu’ils allaient combattre pour l’islam et qu’Allah leur accorderait certainement la victoire. On avait surchauffé leur fanatisme par les plus brillantes promesses. Arrivés sur les champs de bataille, on les avait sacrifiés aux fantaisies stratégiques de Constantinople. À la veille de recueillir les fruits de leurs efforts, ils les avaient perdus, non par l’incapacité de leurs généraux, qui avaient montré, au contraire, des qualités que personne ne leur soupçonnait, mais par la faute du sultan, lequel avait prétendu diriger de son palais les opérations militaires et avait compromis par d’impardonnables erreurs le succès d’une campagne commencée sous les plus heureux auspices. Qu’était-ce donc que le sultan ? Était-il bien vrai qu’il fût le chef de l’islam ? S’il n’était, par hasard, que le souverain de la Turquie, que le roi d’une race détestée dont le gouvernement pèse lourdement sur les Arabes, serait-il sage, serait-il conforme au devoir religieux de verser son sang pour lui ? N’y aurait-il pas quelque imprudence à confondre la cause de la religion avec la sienne ? L’islamisme est une œuvre arabe, non une œuvre turque : pourquoi donc les Arabes n’essaieraient-ils pas de la défendre en séparant le sort des musulmans de celui des Turcs, voués désormais à une irrémédiable décadence ? Pourquoi ne profiteraient-ils pas de la ruine inévitable de la Turquie pour s’émanciper d’une domination qui leur a toujours pesé et pour reprendre la direction de l’islamisme, dont, après tout, ils sont les fondateurs ? Le rôle religieux et politique de la Turquie est fini. L’heure serait donc venue de constituer une union islamique, affranchie du joug ottoman, qui aurait pour premier résultat et pour heureuse conséquence d’assurer l’indépendance (istiklaliat) des peuples arabes.

Ainsi, l’idée que Midhat-Pacha et ses amis avaient essayé de faire triompher à Constantinople avant la guerre, c’est-à-dire la séparation du califat et du sultanat, de la puissance religieuse et de la puissance temporelle, a été reprise, après la guerre, sous une forme nouvelle, non plus par quelques hommes politiques, mais par les populations elles-mêmes et dans un dessein absolument opposé à celui que poursuivaient ceux qui en avaient tenté les premiers la réalisation. Il ne s’agissait plus de sauver l’empire ottoman ; il s’agissait, au contraire, d’achever sa ruine. L’œuvre commencée par des partisans résolus de l’unité nationale était reprise par des meneurs séparatistes. Elle ne devait plus s’accomplir en faveur de la Turquie, mais contre elle. Chose curieuse cependant, les mêmes personnes y travaillaient encore, dans des conditions pourtant si différentes. Soit ambition personnelle, soit conviction que l’empire ottoman était perdu sans retour, que son salut était à tout jamais désespéré, Midhat-Pacha, nommé gouverneur de Syrie, a été un des plus grands promoteurs de l’émancipation arabe. Chose plus curieuse encore ! l’Angleterre, contre laquelle avait été inauguré, dit-on, ainsi que je vais l’expliquer, le mouvement d’unité islamique, a secondé de tout son pouvoir les efforts de Midhat-Pacha, et si lord Beaconsfield n’était pas tombé du pouvoir, il est probable que le cabinet conservateur n’aurait rien épargné pour organiser en Syrie une sorte de vice-royauté ou de gouvernement indépendant sur lequel elle aurait exercé un protectorat plus ou moins avoué. C’est que l’Angleterre avait fort bien compris le parti à tirer d’une agitation qui favorisait l’extension de son influence politique sur les côtes de la Méditerranée et du golfe Persique. On a prétendu que cette agitation était née dans l’Asie centrale, à Boukara, et qu’à l’origine elle n’avait rien d’hostile à l’organisation actuelle du califat. Elle aurait eu plutôt pour but d’entraîner le sultan Abdul-Hamid dans une ligue islamique contre les Anglais dans l’Afghanistan et contre les Russes dans le Turkestan. Un ancien chef du Kokhand, Koudaïar-Khan, qui en aurait été l’agent le plus actif, s’est, en effet rendu en Arabie, à la Mecque, à Bagdad, présidant d’importantes réunions de cheiks et de mollahs kurdes, arabes, indous auxquels il prêchait cette sorte de croisade anti-anglaise et anti-russe. Mais si le panislamisme a été d’abord dirigé contre l’Angleterre, il n’a pas tardé, sous l’action de l’Angleterre elle-même, et grâce au souvenir des défaites de la Turquie, à changer de caractère et à dégénérer en campagne ouverte contre le sultan. Rien de plus difficile que de débrouiller l’écheveau compliqué des intrigues orientales. Je n’ai donc pas la prétention d’exposer en détail les incidens multiples d’une propagande qui a troublé, qui agite encore le monde musulman tout entier. Je ne me hasarderai pas surtout à assigner des rôles aux divers personnages qui ont pris part à cette propagande. C’est dans I’Hedjaz et l’Yemen, c’est-à-dire au berceau même de l’islamisme, qu’elle s’est développée le plus rapidement. Lorsque l’ancien chérif de la Mecque, le chérif Husni, a péri dans un assassinat mystérieux, toutes les personnes bien informées ont affirmé que sa mort devait être uniquement attribuée à la faute qu’il avait commise de se déclarer hautement pour la doctrine de la séparation du califat et du sultanat. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette doctrine, parfaitement conforme aux véritables principes de l’islamisme, a été pendant quelques mois le mot d’ordre que tous les cheiks, tous les pèlerins rapportaient de la Mecque et qu’ils colportaient ensuite à travers les provinces musulmanes et jusqu’à Constantinople. Ils l’appuyaient sur des commentaires du Koran et du Chériat. En même temps, un certain nombre d’organes de la presse arabe, subventionnés par l’ex-khédive d’Egypte, qui a juré de se venger d’Abdul-Hamid, auquel, on le sait, il doit en partie sa chute, la défendait avec un luxe d’argumens inépuisable. Enfin l’ancien ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, M. Layard, lequel a trop longtemps vécu avec les Arabes pour ignorer la faiblesse du lien qui les rattache à la Turquie, n’hésitait pas à en favoriser la diffusion, suivant de très près, s’il ne les provoquait pas, les mouvemens d’opinions politiques et religieux qui agitaient l’islamisme, les faisant soutenir par ses émissaires, s’efforçant de s’en servir pour seconder sur la côte arabique de l’Océan indien et sur le littoral méridional du golfe Persique le progrès toujours croissant de l’influence anglaise, en attendant le jour prochain où il lui serait possible d’en tirer un parti plus efficace encore en Syrie.

On s’explique sans peine qu’Abdul-Hamid ne soit pas resté indifférent à une campagne qui, bien que purement religieuse en apparence, entraînerait pour lui, si elle venait à réussir, des conséquences politiques d’une gravité exceptionnelle. Le danger est assurément des plus sérieux, car la doctrine que le sultan n’est pas calife est aujourd’hui fort répandue dans les masses musulmanes. Elle compte des défenseurs qui jouissent en Turquie même d’une grande autorité. Kérédine-Pacha l’a soutenue dans un livre dont les exemplaires répandus à Constantinople ont été saisis et brûlés. Les déductions pratiques qu’il en a tirées l’ont rendue singulièrement suspecte à Abdul-Hamid. S’appuyant sur les textes sacrés, Kérédine a été jusqu’à soutenir que les ulémas et les ministres auraient le droit de déposer le souverain, si celui-ci, « après remontrances, persistait à violer la loi et à suivre ses caprices. » Affirmation audacieuse que le sultan n’a certainement pas oubliée, et qui est probablement le véritable motif pour lequel, tout en continuant à flatter leur auteur d’espérances ambitieuses, il n’a pas plus de confiance dans les projets de réformes de Kérédine que dans ceux de Midhat ! Aux argumens des lettrés Abdul-Hamid a répondu par des argumens du même genre. C’est Munif-Effendi, dont la science théologique est fort en renom dans le monde turc, qui a été chargé de cette besogne, et il s’en est acquitté en écrivant sur l’institution du califat, sur ses obligations, sur ses devoirs, un mémoire qui justifiait les droits de la famille d’Othman et qui, s’il n’a convaincu que ceux qui n’avaient pas besoin de conviction, a du moins valu à son auteur d’être récompensé pour un ministère. Cette guerre de plumée a été accompagnée d’une campagne plus sérieuse. Le promoteur de l’opinion hétérodoxe, qui était en même temps un grand ami des Anglais, le chérif Husni, a péri, comme je l’ai dit, dans un assassinat encore inexpliqué. On a généralement regardé sa mort comme la déclaration de guerre du sultan aux partisans de la séparation de son pouvoir politique d’avec la suzeraineté religieuse de l’islam. À l’époque où elle s’est produite, Abdul-Hamid connaissait mal les manœuvres de M. Layard. L’ambassadeur anglais avait grand soin de déguiser ses projets personnels sous d’habiles flatteries, toujours couronnées de succès. Aussi le sultan ne résistait-il à aucune de ses demandes. Pour la première fois cependant il a fait acte d’hostilité vis-à-vis de lui en refusant de nommer, à la place du chérif Husni, son frère, le chérif Adun, et en désignant brusquement, quelques heures après ce refus, le vieux chérif Abdul-Moutaleb, spécialement recommandé à son choix par son aversion pour les Anglais. Abdul-Moutaleb avait, en outre, l’avantage d’appartenir à la famille des Devized, rivale de la puissante famille des Abadites, qui a occupé l’émiriat de la Mecque avant que celui-ci tombât définitivement en la possession du califat ottoman, et autour de laquelle se concentrent encore les espérances des séparatistes arabes. Il est clair, en effet, que, si ces derniers parvenaient à replacer l’émiriat entre les mains d’une famille indépendante de Constantinople, en dépossédant la dynastie régnante de la Turquie, le mouvement religieux anti-turc prendrait aussitôt une grande consistance, et l’organisation actuelle du califat serait profondément atteinte. On prétend que, pour conjurer tout à fait ce danger, Abdul-Hamid a songé à faire reconnaître le titre suprême de calife à quelque descendant, plus ou moins authentique, de Mahomet, à la condition d’être en même temps adopté par lui et de s’assurer la transmission du titre par voie d’hérédité. Ce serait peut-être le vrai moyen de faire cesser la lutte sourde, mais très ardente, qui persiste entre une partie du personnel religieux de la Mecque et le sultan. Abdul-Hamid est persuadé que cette lutte est plus ou moins l’œuvre de l’Angleterre. Aussi, après avoir nommé Abdul-Moutaleb dans les conditions que je viens de dire, a-t-il pensé à lui donner un lieutenant plus jeune et plus capable de contre-carrer les projets des Anglais. L’homme qu’il semble avoir choisi à cet effet est le cheik Fadyl, personnage peu connu, mais qui a pris une certaine importance religieuse et politique à la suite de l’assassinat du chérif Husni. Le cheik Fadyl avait vécu longtemps dans l’Inde, où il servait d’agent aux Anglais ; mais s’étant brouillé avec eux, il était venu à Constantinople. Le sultan l’employait à la propagande politico-religieuse très active qu’il entretient dans les possessions britanniques comme une arme de guerre dont il pourrait user à l’occasion. Le cheik. Fadyl y mettait le zèle qu’on met d’ordinaire à trahir ceux à la solde desquels on a été lorsqu’on cesse d’être d’accord avec eux. Ayant fait ses preuves de dévoûment, il a paru capable de remplir une mission plus importante. Abdul-Hamid l’a donc envoyé dans un gouvernement mal défini en Arabie, en lui confiant la libre disposition de toutes les forces militaires concentrées dans ces régions, et en le chargeant spécialement de nouer des relations avec les chefs des tribus arabes pour essayer de les détacher de l’Angleterre et de leur faire comprendre combien il leur serait avantageux de remettre au sultan la direction de l’alliance musulmane universelle.

Si le sultan se bornait à défendre son titre de calife et à combattre les tendances séparatistes qui ont éclaté dans son empire, à la suite des désastres de la campagne russo-turque, rien ne serait, non-seulement plus naturel, mais plus sage. Il est certain que les élémens de révolte se sont développés d’une manière inquiétante dans le monde arabe. Le mouvement autonomiste qui s’est produit en Syrie et que le rappel de Midhat-Pacha n’a pas complètement fait cesser, est à coup sûr fort dangereux pour l’empire ottoman. Il en est de même des excitations religieuses qui partent de la Mecque. qu’Abdul-Hamid s’en préoccupe, qu’il tâche de conjurer des périls aussi graves, c’est son devoir de souverain, et ceux-là seuls qui désirent s’emparer de ses dépouilles peuvent vouloir l’empêcher de le remplir. Mais, au lieu de s’en tenir à des mesures de précaution et de conservation personnelles, il rêve de profiter des circonstances pour étendre sa puissance et regagner au moyen de l’agitation islamique ce qu’il a perdu comme souverain de la Turquie. Le mouvement unioniste étant dirigé contre lui, il aurait dû le combattre par tous les moyens ; il a trouvé plus habile de le prendre sous son égide, de s’en déclarer le chef et de tenter de l’exploiter. Des centaines de cheiks, expédiés par lui, traversent les contrées musulmanes, affirmant la solidarité des peuples de l’islam et la nécessité de leur coalition en présence de la chrétienté qui les menace dans leur patriotisme et dans leur foi. L’idée du panislamisme compte d’innombrables apôtres dont les prédications ardentes sèment partout la haine de l’Europe et des chrétiens. À la vérité, cette propagande, si active qu’elle soit, fait peu de prosélytes parmi les chefs arabes. L’alliance musulmane universelle les trouve fort tièdes, depuis qu’elle est préconisée, au nom du calife, comme un devoir envers le sultan. Elle ne flatte plus leurs désirs d’indépendance, puisque l’œuvre qu’on leur propose de seconder doit tourner au profit de la domination turque qu’ils détestent, au lieu d’aider à l’affranchissement dont elle avait d’abord ravivé en eux l’espérance. Il est donc inévitable que les projets d’Abdul-Hamid échouent auprès d’eux. On peut être parfaitement sûr d’avance qu’ils ne s’y associeront jamais en masse. Peut-être verrons-nous une ligue africaine ou une ligue asiatique, nous ne verrons certainement point une ligue islamique. Lorsque les journaux de Constantinople affirment que cette dernière frappe le monde chrétien de terreur, ils se trompent, car il n’y a pas un chrétien un peu au courant des choses d’Orient qui ne sache qu’elle n’existe qu’à l’état d’illusion dans l’esprit du sultan. Mais cette illusion impose à la Turquie une politique déplorable qui peut précipiter sa ruine et qui, par suite, est réellement de nature à inspirer de graves préoccupations.


II.

D’ordinaire, lorsqu’une nation vient de subir de grands désastres, lorsqu’elle est sortie vaincue et mutilée d’une guerre où elle a éprouvé tous les revers de la fortune, elle suit durant quelques années une conduite dictée à la fois par la nécessité et par le bon sens. La Russie a défini cette conduite d’un mot qui a fait fortune parce qu’il traduisait admirablement la situation à laquelle il répondait, le mot de recueillement. Après une défaite écrasante, si énergiquement constitué pour la vie qu’il puisse être encore, un pays a besoin de se replier sur lui-même, de ramasser ses forces brisées et dispersées, de renoncer momentanément à toute action au dehors, d’éviter avec le plus grand soin les occasions de conflit qui risqueraient de s’élever entre ses voisins et lui, de se condamnera une inaction extérieure à peu près complète, afin de consacrer à sa réorganisation intérieure tout ce qui lui reste de force, de courage et d’activité. Ce n’est pas seulement la Russie qui s’est astreinte dans ces dernières années à ce régime sévère ; la France n’a pas cessé de s’y soumettre depuis dix ans ; elle l’a même fait avec une rigueur qui a paru quelquefois excessive. Et cependant la France, après ses derniers malheurs, était battue sans doute, mais elle était bien loin d’être ruinée. Jamais au contraire elle n’avait eu plus de ressources ; jamais sa richesse n’avait été plus éblouissante. Ce qu’avait fait la Russie en 1856 et la France en 1871, il semblait que la Turquie dût le faire à bien plus forte raison après les sanglans échecs qui avaient failli détruire à tout jamais sa puissance politique et qui avaient achevé sa déconfiture financière. Non-seulement elle avait perdu ses meilleures provinces, non-seulement sa capitale était ouverte désormais à ses ennemis, non-seulement elle ne conservait plus, en dehors de l’Asie, qu’une apparence d’empire, mais sa pauvreté dépassait encore sa faiblesse. Elle avait commencé par la banqueroute ; la défaite n’était venue qu’ensuite. De plus, il n’y avait aucune comparaison à établir entre son état et celui des autres nations qui ont subi des crises semblables à celle qu’elle traversait. Séparée de tous les peuples européens par sa religion, ses mœurs, ses traditions fanatiques ; considérée comme une étrangère au milieu des races chrétiennes, qui supportent difficilement son voisinage ; nourrissant dans son propre sein d’innombrables élémens de révolte et de révolution, elle ne pouvait compter sur aucune alliée sincère et devait craindre que ses adversaires s’entendissent à la première occasion pour se disputer les lambeaux de son héritage. Le moindre choc risque de faire tomber en poussière l’édifice vermoulu de l’empire ottoman. Eviter ce choc à tout prix jusqu’à ce qu’on eût rendu quelque solidité à la puissance turque, telle aurait dû être l’unique pensée d’Abdul-Hamid. Enfermé dans ses frontières réduites, acceptant sans arrière-pensée les résultats de la guerre, s’efforçant surtout de ne donner aucun prétexte à ses adversaires anciens ou nouveaux pour rallumer la crise dont il venait de sortir si profondément blessé, il serait peut-être parvenu à se relever assez vite du coup terrible dont il avait été frappé. Sans doute il fallait d’abord se soumettre franchement, pleinement, et surtout rapidement, au traité de Berlin. Lorsqu’Abdul-Hamid se plaint d’avoir payé ce traité trop cher et d’avoir perdu trois années qui auraient pu être employées à réorganiser l’empire, à ergoter avec l’Europe sur les concessions qu’on l’obligeait de faire au Monténégro et à la Grèce, c’est sa propre condamnation, ou plutôt la condamnation de ce qu’on appelle si improprement l’habileté turque, qu’il prononce sans en avoir conscience. Assurément si, le lendemain du congrès de Berlin, la Turquie avait cédé à l’amiable quelques territoires au Monténégro et à la Grèce, on se serait montré beaucoup moins exigeant pour elle qu’on ne l’a été depuis. Elle s’est débattue trois ans, et au bout de trois ans, après une dépense d’efforts et d’argent qui l’a épuisée, il a fallu qu’elle consentit à des concessions plus larges que celles qu’on lui aurait demandées tout d’abord. Elle a mécontenté l’Europe, désespéré ses amis, risqué vingt fois de rallumer la guerre, ajourné indéfiniment toute réforme intérieure, et pourquoi ? Pour arriver à faire des sacrifices qui dépassent tous ceux qu’on aurait réclamés d’elle si elle se fût décidée à les faire en quelques mois. Triste résultat d’une politique qui peut être adroite dans les détails, mais dont les conséquences dernières sont toujours des désastres !

Malheureusement Abdul-Hamid se serait cru compromis aux yeux non-seulement de ses sujets, mais de tous les musulmans, s’il n’avait pas essayé de défendre pied à pied, morceau par morceau, des territoires qui appartiennent à l’islam et qui ne peuvent revenir à la chrétienté sans une sorte de profanation. C’est encore cette considération qui le détourne de la seule politique d’où l’empire ottoman pourrait tirer son salut. Sans renoncer au titre de calife et à l’autorité morale qu’il en retire, la plus simple prévoyance conseillait à Abdul-Hamid de repousser de toutes ses forces l’idée d’une politique islamique universelle pour adopter une politique purement turque. La politique islamique universelle l’oblige, en effet, à se mêler des affaires des musulmans du monde entier et, par conséquent, à braver l’Angleterre dans l’Inde, la Russie dans le centre de l’Asie, la France en Afrique, l’Autriche en Bosnie et en Herzégovine. De là la nécessité de consacrer tout ce que l’empire ottoman conserve encore de ressources à l’entretien d’une armée considérable et d’une flotte importante, c’est-à-dire au maintien d’une force militaire capable d’agir sur tous les points du globe et de résister au besoin à toutes les grandes puissances, séparées ou réunies. Or il est clair que la Turquie proprement dite n’est plus ni assez riche ni assez peuplée pour cela. Elle doit même se résigner à n’avoir qu’une très faible armée. Tous ceux qui ont étudié de près sa situation présente professent à cet égard la même opinion. La commission internationale qui avait été chargée en 1879 de faire une étude complète de son état financier disait dans son rapport : « Le crédit de 300,000 livres sterling alloué par la commission au ministre de la guerre correspond à l’entretien d’une armée de cent mille hommes seulement, tandis que l’effectif est encore de trois cent mille hommes, qui, à raison de 30 livres sterling, pai-tête, coûtent annuellement 9,000,000 de livres sterling, somme tout à fait supérieure à ce que la Turquie peut consacrer à son armée. » Il va sans dire que les ministres turcs ont tenu fort peu de compte des réductions opérées dans le budget de la guerre par la commission internationale. Le rapport ministériel sur le budget de 1276 (1880-1881) avoue que, malgré le licenciement des rédifs, l’effectif de l’armée s’élève à 169,431 hommes, et ce chiffre est certainement très au-dessous de la vérité. Les officiers n’y sont pas compris ; or aucune armée, à part l’armée égyptienne, ne compte autant d’officiers que l’armée turque. Le nombre des muchirs, des généraux, des simples officiers est presque fabuleux. Il est vrai que leur solde est fort mal payée ; mais qu’importe ? elle n’en figure pas moins dans le budget, et les contribuables ne doivent pas moins en faire les frais. Elle est versée par le peuple et dilapidée par le gouvernement. Il est vrai aussi que les soldats sont déplorablement nourris et que, sauf la garde du sultan, toutes les troupes sont équipées d’une manière misérable ; mais c’est uniquement au gaspillage effréné qui règne dans les administrations turques qu’il faut attribuer les souffrances de l’armée. On aurait d’ailleurs une idée bien insuffisante de ce que coûte à la Turquie son état militaire si l’on se bornait à additionner la dépense des officiers et des soldats. Les préparatifs belliqueux qui ont été faits au moment où l’on croyait à la guerre avec la Grèce, ceux qui se font en ce moment dans la Tripolitaine, ont englouti et engloutissent des sommes énormes ; presque tous les revenus de l’empire sont employés aux dépenses du palais et du ministère de la guerre. Les autres branches des séances publics n’ont rien ou à peu près rien. Il ne reste plus une piastre pour les travaux publics et pour le développement de l’industrie nationale, en sorte qu’en dehors de l’agriculture, qu’on ruine par des impôts écrasans, mais qui, grâce à la fertilité du sol, n’en reste pas moins productive, il n’y a pas une seule source de revenus qui ne soit tarie. Tous les ministres qui se sont succédé en Turquie depuis la guerre n’ont cessé de proclamer qu’il fallait réduire l’effectif, tous ont annoncé qu’ils allaient le faire ; aucun n’a tenu, aucun n’a pu tenir sa promesse. Le sultan de Turquie n’aurait pas besoin d’une armée de plus de cent mille hommes ; mais le calife des musulmans est forcé, pour accomplir sa mission universelle, de disposer continuellement d’une force bien supérieure. Qu’importe qu’il se ruine, pourvu qu’il persuade aux vrais croyans qu’il est en mesure de les défendre contre les puissances chrétiennes ! Les prodigieuses illusions qu’on se fait à ce sujet à Constantinople dépassent ce qu’on peut imaginer de plus invraisemblable. Naguère encore, un journal qui porte pourtant le nom d’interprète de la vérité, Terd jumani Hakikat, affirmait sérieusement que l’armée turque avait accompli des progrès énormes et qu’elle était absolument supérieure comme valeur militaire à l’armée française. Il en concluait que, si les Français avaient eu tant de peine à venir à bout de quelques Arabes de Tunisie, ils ne pourraient évidemment pas soutenir le choc de l’armée turque. À son avis, pour écraser la France, il ne serait même pas nécessaire que la Turquie mit toutes ses forces sur pied. Cinquante mille Turcs suffiraient largement à soulever le nord de l’Afrique et à nous balayer non-seulement de la Tunisie, mais de l’Algérie.

Ce que coûtent en argent à la Turquie ces folles rodomontades, je viens de le dire : ce qu’elles lui coûtent en hommes est plus considérable encore. On peut dire sans exagération que la population turque fond littéralement dans l’empire ottoman et que, si elle est condamnée désormais à recruter l’armée permanente de l’islam, elle disparaîtra assez vite d’une manière presque complète. À part les Syriens, tous les Arabes échappent à la loi militaire, qui ne saurait les atteindre dans leur vie nomade et aventureuse. Tout le poids du service retombe donc sur les Turcs ; or, comme il reste bien peu de provinces européennes à la Turquie, ce sont les Turcs d’Anatolie qui paient déjà et qui devront payer bien plus encore à l’avenir, de leur sang et de leur vie, pour l’union islamique universelle. On se rend difficilement compte du grand nombre de ceux qui ont péri dans la dernière guerre. Si l’on se borne à calculer les morts tombés sur les champs de bataille, on ne connaît qu’une bien minime partie de la vérité. Presque tous les soldats qui étaient partis pour combattre la Russie ont succombé ou par le feu durant la campagne ou par la misère à leur retour. Une famine effroyable a sévi sur l’Anatolie. Les voyageurs qui parcourent aujourd’hui cette admirable et trop malheureuse contrée sont frappés partout du même phénomène. Depuis dix ans, dans chaque village, la population turque a diminué de plus de moitié, tandis que les chrétiens, qui échappaient au service militaire, ont augmenté dans des proportions considérables. Les pauvres Turcs, arrachés à leurs travaux, à leurs champs, à leur industrie pour aller soutenir une lutte impossible, puis renvoyés dans leur pays sans pain, sans ressources, dépouillés même de tout ce qu’ils pouvaient avoir de fortune personnelle, obligés de vendre leurs terres et leurs instrumens aratoires aux chrétiens pour échapper aux premières atteintes de la misère, ont disparu par milliers. Une cruelle fatalité est venue ajouter des catastrophes naturelles aux catastrophes de la guerre. La richesse de l’Anatolie consistait surtout dans la culture de la garance, puis dans celle de l’opium, ainsi que dans la vente des poils de chèvre dont on fait les belles étoffes et les magnifiques tapis d’Orient. La découverte des principes de la garance dans l’alizarine a rendu la garance elle-même inutile, la production de l’opium a baissé de près du tiers et celle des poils de chèvre de plus de moitié. Une série de mauvaises récoltes a achevé la ruine de l’Anatolie. Le terrible fléau des sauterelles s’est abattu sur elle avec plus de violence que jamais. Pour conjurer cette crise affreuse, il aurait fallu que les habitans pussent transformer rapidement leurs cultures, substituer le blé à la garance, produire de nouvelles denrées, et de nouveaux objets d’échange. Mais était-ce possible dans une région absolument dépourvue de moyens de transport ? Un rapport officiel que j’aurai occasion de citer longuement plus loin s’exprime ainsi sur l’état des routes en Anatolie : « Le plateau de l’Asie-Mineure, élevé de 1,000 à 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, est en général séparé du rivage par une double chaîne de montagnes formant deux gradins à bords élevés. Les cours d’eau qui descendent du haut du plateau traversent ces deux gradins par des coupures sinueuses à flancs escarpés désignés sous le nom de boghaz (gorges). Ces boghaz ne peuvent devenir praticables que moyennant des travaux exceptionnels tels que déblais à la poudre, murs de soutènement, tunnels et ponts importans. Les chemins actuels évitent ces passages difficiles pour franchir les chaînes de montagnes en se développant avec de fortes pentes dans les ravins secondaires ou à flanc de coteau. La plupart de ces chemins ne sont que des sentiers impraticables aux voitures. Les transports se font donc à dos de mulet, ou autres bêtes de somme. Or un bon mulet ou un bon cheval ne peut porter que 120 à 150 kilogrammes. Il en résulte qu’au-delà de quinze à dix-huit heures de la mer, les prix de transport égalent la valeur de la plupart des marchandises à transporter, telles que céréales, fruits, bois de construction, que l’on doit restreindre à la consommation du pays. » Encore si la consommation du pays était, en effet, assurée ! Mais une contrée arriérée comme l’Anatolie, une contrée dont les populations sont ignorantes et grossières, aurait eu besoin pour changer en quelques moisson système de cultures d’être visitée par de nombreux étrangers qui lui auraient donné des conseils utiles et qui lui auraient apporté les grains nécessaires aux semences nouvelles. Or, manque de voies de communication, rien de pareil n’a eu lieu. La source de sa fortune ayant disparu avec la garance, l’Anatolie n’a ni pu ni su en créer une autre à la place, et, grâce à cette déplorable incurie, elle est plongée aujourd’hui dans une épouvantable misère.

Si je parle surtout de l’état de l’Anatolie, c’est que cette province est celle sur laquelle la Turquie devrait concentrer toutes ses espérances. Le tronçon de territoire qu’elle possède encore en Europe ne saurait se soutenir par lui-même ; malgré la mollesse de la race arménienne, la passion d’indépendance qui travaille l’Arménie produira tôt ou tard des résultats pratiques ; quant aux contrées arabes, à la Syrie, à la vallée de l’Euphrate et du Tigre, j’ai longuement exposé l’agitation révolutionnaire qui s’y manifeste depuis quelques années par des signes éclatans. Au milieu de cette dislocation morale de son empire, prélude d’une dislocation matérielle presque certaine, il reste au sultan un pays parfaitement fidèle, un pays qui lui est absolument dévoué, un pays où les populations chrétiennes ne réclament aucun droit, où les populations musulmanes ne demandent qu’à périr pour le salut de l’islam. Par une heureuse fortune, ce pays est peut-être le plus fertile de la Turquie. Ses richesses naturelles sont inépuisables. Il possède des campagnes qui ont nourri dans l’antiquité des nations innombrables. Ses rades et ses ports sont les plus beaux de la Méditerranée. Son étendue égale celle des plus grands royaumes. Il y a là les élémens d’une prospérité telle que, si on savait bien les employer, rien qu’en les mettant en œuvre, on rendrait à l’empire ottoman une puissance matérielle et une énergie vitale qui lui assureraient encore des siècles d’existence. Pour obtenir ces merveilleux résultats, que faudrait-il ? Quelques travaux publics que les capitalistes du monde entier s’empresseraient de venir exécuter et quelques années de paix qui permettraient à la race turque de réparer les pertes qu’elle a faites. Mais non ! la malheureuse Anatolie doit servir uniquement de réservoir d’hommes à l’armée de l’union islamique. Peu importe que son agriculture manque de bras, que ses produits soient privés de débouchés ! On lui refuse des routes, des chemins de fer, des canaux de peur que la conquête chrétienne ne passe un jour où aurait passé d’abord la fortune ; on lui enlève ses enfans pour les envoyer disputer quelques mètres de sable du Sahara à la France, quelques lambeaux de frontière au Monténégro et à la Grèce ; enfin, sous prétexte d’empêcher le christianisme de remporter au loin des victoires sur l’islamisme, on la livre peu à peu aux chrétiens qui y pullulent sans bruit, tandis que les Turcs, toujours sous les armes, la quittent, hélas ! avec bien peu d’espoir d’y revenir.

Voilà les conséquences de ce que j’appellerai la politique du califat, la politique religieuse, opposée à la politique turque, à la politique pratique et réaliste qui, renonçant aux visées universelles, trouverait encore, sans trop de peine, le moyen de relever l’empire ottoman et d’en faire une grande nation. Le premier article du programme de cette seconde politique devrait être la mise en œuvre et en rapport des immenses ressources matérielles de la Turquie. Ce pays, si profondément ruiné, qui ne parvient à soutenir en ce moment une armée de quelques centaines de mille hommes qu’en négligeant tous les autres services publics et qu’en condamnant sa population à une misère atroce, possède des trésors naturels suffisans pour satisfaire aux besoins des plus vastes empires. Mais ces trésors ne peuvent sortir de la terre où ils sont enfouis qu’à l’aide de grands travaux publics, et de grands travaux publics ne peuvent être entrepris en Turquie qu’au moyen de capitaux européens. C’est ce que comprennent tous les Turcs éclairés. Interrogez l’un d’entre eux, au hasard ; vous serez sûr de la réponse. Il n’y a pas un ministre ou un ancien ministre tant soit peu intelligent qui ne vous déclare que la Turquie est perdue si elle continue à laisser ses populations sans travail, faute d’industrie, et par conséquent sans pain ; si elle s’obstine à se priver elle-même des revenus qu’un grand développement industriel, commercial et agricole lui procurerait rapidement. Il n’y en a pas un non plus qui n’ajoute que, pour amener ce grand développement, il est indispensable de recourir à l’Europe. Mais cette vérité a été proclamée avec une évidence toute particulière par le ministre actuel des travaux publics, Hassan-Fehmi. Hassan-Fehmi est un avocat comme il y en a fort peu en Turquie ; il a su passer alternativement du barreau à la politique, et de la politique au barreau, en montrant au pouvoir et dans la vie privée les mêmes qualités simples et laborieuses. Nommé ministre des travaux publics, il a adressé au premier ministre, Saïd-Pacha, un rapport des plus remarquables dans lequel, après avoir démontré la nécessité de couvrir le plus rapidement possible la Turquie de grandes voies de communication, il s’efforce de combattre les deux objections que les Turcs font d’ordinaire à tout projet de ce genre. La première consiste à dire qu’il est dangereux pour la sécurité de l’empire d’y créer des intérêts européens, et la seconde, qui est empreinte d’une grande naïveté et d’une avidité plus grande encore, consiste à soutenir que s’il y a de bonnes affaires en Turquie, il faut que ce soient des Turcs qui en profitent, non les Européens. Hassan-Fehmi fait remarquer d’abord combien il est indispensable d’entreprendre au plus tôt les travaux publics qu’il réclame. « Ce n’est pas, dit-il, le développement des affaires et des richesses qui provoque un bon système de voies de communication, mais bien un bon système de voies de communication qui amène ce développement. » Il énumère ensuite les innombrables ressources qui restent improductives en Turquie, faute de moyens d’exploitation. Passant alors aux grands travaux publics, il remarque qu’on peut hésiter pour les exécuter entre trois procédés : le premier est la régie ou l’exécution aux frais et par les soins de l’état. « L’expérience, dit-il, a surabondamment prouvé que ce système est pernicieux à tous égards ; les diverses tentatives faites dans cette voie ont démontré, en outre, que l’intervention du gouvernement impérial dans de pareilles entreprises entraînait à des dépenses hors de toute proportion avec les résultats obtenus… il n’est pas exagéré de prétendre qu’un travail obtenu par l’initiative privée à 10 piastres, est revenu pour l’état à 80 ou même à 100 piastres, et encore le travail exécuté en régie est-il resté inachevé. Devant un résultat aussi fâcheux, persister dans une pareille voie, c’est n’avoir aucun souci des intérêts de l’état et du pays. Mais en admettant pour un instant que le système de la régie fût avantageux et pratique, il ne faudrait même pas y penser, car l’état de nos finances n’est pas assez florissant. » Le second procédé d’exécution est la prestation. Hassan-Fehmi le repousse par des argumens plus graves encore, puis il ajoute : « Dans l’hypothèse même où l’intervention directe de l’état ou le concours volontaire de la population suffiraient à l’exécution des grands travaux publics, il y a lieu de prendre en considération que, le pays ne possédant ni fabriques, ni usines, nous serions obligés de recourir à l’Europe pour nos achats d’outils, instrumens et matériel ; nous aurions ainsi rendu service à l’importation étrangère, au détriment évident de notre richesse nationale, tandis que, si c’est le capital étranger qui se charge de fournir le matériel de construction, l’importation du numéraire ne sera plus nécessaire, et ce matériel, une fois dans le pays, représentera un capital contribuant au développement de la richesse générale. » L’exécution par l’état ou par la population écartée, reste le recours aux capitaux étrangers. C’est le troisième système : Hassan-Fehmi le préconise très nettement, et presque tout son rapport est consacré à repousser les objections qu’il soulève généralement en Turquie. Il n’épargne aucune preuve pour démontrer à ses compatriotes que les capitalistes européens ne les exploiteront pas, que leurs travaux, au contraire, seront très productifs, qu’on se fait des illusions sur les bénéfices des grandes entreprises, que ces bénéfices n’ont rien que de fort raisonnable et de fort légitime, qu’en tous cas ils ne sont pas comparables aux profits du pays lui-même. « Le bénéfice minime, dit-il, que doivent retirer les capitalistes sur les sommes qu’ils auront dépensées pour les travaux publics, ne représente pas un capital liquide gagné au détriment du pays, mais bien le 10 pour 100 au maximum de l’excédent de richesse apporté au pays par suite, d’une part, de la mise en rapport, grâce aux travaux exécutés, des ressources cachées dans le sol ou non exploitées à sa surface, et, d’autre part, de l’accroissement naturel de l’activité humaine et de la production agricole, industrielle et commerciale ; le 90 pour 100 de cet excédent restant dans le pays, c’est la population et l’état qui en bénéficient. En présence d’un pareil fait, aucune crainte ne doit plus subsister quant aux bénéfices fabuleux que les entrepreneurs pourraient réaliser au préjudice de la richesse nationale. » Quand il serait vrai, d’ailleurs. que ces bénéfices, sans être fabuleux, fussent cependant considérables, ne faudrait-il pas s’y résigner en présence de la nécessité pressante de donner du travail et des ressources à des populations qui meurent de faim ? a Faisons abstraction, dit Hassan-Fehmi, des pays qui, comme le nôtre, ont eu à subir tant de malheurs à la fois, et qui, encore aujourd’hui, luttent de toutes leurs forces pour s’en débarrasser ; mais dans les contrées les plus favorisées sous tous les rapports, lorsque la famine menace seulement une partie du territoire, ou lorsque la stagnation des affaires amène une perturbation dans les rapports économiques, l’état, dans un dessein humanitaire et politique, se fait un devoir de s’imposer des sacrifices énormes pour ordonner l’exécution de certains grands travaux non prévus, afin d’empêcher les populations de mourir de faim ou de céder aux suggestions de la misère pour troubler la paix publique ; c’est ainsi que les masses se trouvent occupées et leurs moyens de subsistance assurés par la prévoyance tutélaire de l’état. Voilà ce que nous voyons ailleurs ; tandis que chez nous, où l’exécution des travaux d’utilité publique est de la première urgence, il suffirait au gouvernement impérial de faire simplement un bon accueil aux entreprises de ce genre, sans grever le trésor d’aucune charge onéreuse, et de leur fournir avec empressement toutes les facilités possibles ; une abstention mal entendue à cet égard ne serait ni patriotique, ni rationnelle ; elle serait contraire aux principes les plus élémentaires de la science politique. » Un peu plus loin, Hassan-Pehmi revient sur le même raisonnement en termes plus pressans encore. « Nous nous trouvons, dit-il, en présence d’un dilemme inéluctable : ou laisser le pays dans l’état où la nature l’a placé et envisager dès aujourd’hui les conséquences fatales qui en résulteront, ou le faire participer aux bienfaits de la civilisation moderne. Il n’y a pas à reculer devant cette alternative ; sans aucun doute pour tout esprit sage et sensé, pour tout cœur patriote, abandonner le pays dans son état actuel n’est pas admissible, et il va de soi que le second terme du dilemme doit être adopté sans retard. Or, en reconnaissant qu’il ne peut plus y avoir d’hésitation à ce sujet, l’on reconnaît, par la force même des choses, la nécessité de recourir aux moyens pratiques ; ces moyens ne se trouvent pas dans le pays, de là l’obligation impérieuse de les chercher ailleurs. »

Croirait-on que le ministre qui raisonnait si bien, qui déclarait en termes si formels que le bon sens, le patriotisme, et la science politique faisaient au gouvernement turc l’obligation d’accepter les offres des capitalistes étrangers, s’est vu forcé, il y quelques mois, d’envoyer aux journaux de Constantinople l’ordre formel de bannir de leurs discussions jusqu’à l’hypothèse d’une concession quelconque qui pourrait être faite à un Européen quelconque sur un point quelconque de l’empire ? La théorie du palais est diamétralement opposée à celle d’Hassan-Fehmi. D’après le sultan et ses conseillers, ouvrir la Turquie aux capitaux européens, c’est l’ouvrir aux Européens eux-mêmes. Les travaux publics sont un commencement de conquête. Témoin ce qui s’est passé en Égypte, où le khédive est devenu un vassal de l’Europe. Témoin ce qui se passe en Tunisie, où le bey est tombé sous le protectorat de la France. Abdul-Hamid est convaincu que ce sont les chemins de fer qui ont perdu la Tunisie. La Turquie leur doit également ses désastres. C’est une opinion universelle dans le monde turc que les chemins de fer et les routes de Bulgarie et de Roumélie ont singulièrement favorisé les Russes et que, s’ils n’avaient pas existé, la dernière campagne aurait eu des résultats tout autres que ceux qu’elle a eus. Un des grands griefs des ennemis de Midhat contre cette triste victime d’un libéralisme mal conçu et d’un amour maladroit de la civilisation, c’est d’avoir favorisé de son mieux la création de ces chemins de fer et de ces routes. On l’accuse d’avoir ouvert ainsi la porte de Constantinople à la Russie. Jamais légende ne fut plus absurde, plus dénuée de fondement. Pendant la guerre turco-russe, c’est aux Turcs que les chemins de fer ont merveilleusement servi ; ils sont cause de tous leurs succès. Grâce à eux, les Turcs ont pu transporter rapidement leur armée de Constantinople à Philippopoli et de Varna à Roustchouk ; sans eux ils n’auraient jamais exécuté les concentrations de troupes au moyen desquelles ils ont si longtemps arrêté l’invasion ennemie. Ce n’est qu’après le passage des Balkans, c’est-à-dire lorsque la campagne était irrémédiablement perdue, que les Russes ont mis la main sur les chemins de fer et les ont employés au transport des trente à quarante mille hommes qui sont venus jusqu’à San-Stefano. Mais on oublie tout cela à Constantinople, de même qu’on y oublie que le khédive d’Égypte et le bey de Tunis ont perdu leur indépendance, non pour avoir fait appel aux capitalistes européens, mais pour avoir manqué aux engagemens qu’ils avaient pris en les appelant. Il est clair que, si la Turquie suivait une conduite analogue, elle aurait un sort pareil ; mais si elle était assez sage pour user de l’Europe sans la tromper, elle n’aurait rien à craindre d’elle, elle aurait tout à gagner en obtenant son concours. Hassan-Fehmi indiquait d’ailleurs, dans son rapport, une précaution prudente pour éviter que de financière l’action européenne ne devînt matérielle et politique. « Il y aurait un moyen de rassurer nos intérêts, disait-il, ce serait d’adopter le principe de répartir autant que possible les concessions de travaux publics entre des syndicats ou des compagnies de nationalités différentes. » Idée parfaitement juste et d’une sagesse évidente. Ce qui a maintenu jusqu’ici la Turquie, ce n’est point sa propre force, c’est la division et la rivalité des intérêts politiques des puissances européennes : la division des intérêts matériels produirait dans une autre sphère les mêmes résultats. Ne voit-on pas quelles difficultés les créanciers turcs rencontrent dès qu’ils veulent entreprendre une action commune ? Un des protocoles du traité de Berlin proposait de soumettre les finances de l’empire ottoman à une commission internationale de contrôle ; ce projet a avorté, il est à peu près certain qu’il avortera toujours, car il est impossible que, sous les revendications financières ne se glissent pas des prétentions politiques qui se combattraient et se neutraliseraient les unes les autres.

Quoiqu’il en soit, en même temps que les plans d’union islamique prenaient de la consistance à Constantinople, un mot d’ordre venu du sultan lui-même ordonnait de repousser toutes les affaires proposées par les étrangers, — construction des quais de Constantinople, établissement de phares dans la Mer-Rouge, exploitation de mines, percement de voies de communication, etc. ; — toutes ces œuvres chrétiennes, tous ces présens trompeurs de la civilisation européenne devaient être rejetés sans merci. Ils ne devaient pourtant pas être rejetés brusquement et avec violence. Les Turcs ont des procédés d’action bien différens. Ils ne disent jamais non, ils se contentent de ne jamais dire oui. Il en résulte qu’une affaire peut traîner des années entières dans les bureaux de leurs administrations sans être au bout du compte ni acceptée ni refusée. Lorsqu’un entrepreneur ou un capitaliste se présente, ils lui font bon accueil, ils écoutent ou ils ont l’air d’écouter ses propositions, ils les examinent et les discutent à perte de vue, ils ne concluent jamais. Les projets de travaux ou d’entreprises passaient déjà par une filière interminable d’où ils sortaient réduits à rien ; mais, depuis quelques mois, on a trouvé le moyen de leur faire subir une nouvelle épreuve dont aucun ne s’est encore tiré sain et sauf. Une grande commission qui siège à Top’Hané a été constituée pour étudier toutes les demandes de concessions faites au gouvernement turc. Cette commission est connue à Constantinople sous le nom de commission de Top’Hané, à cause du lieu où elle réside, mais on la désigne plus généralement sous le nom de « commission des pompes funèbres » à cause de la fonction qu’elle remplit. Il faut reconnaître qu’elle s’en acquitte à merveille. Jamais enfouissemens n’ont été plus complets que les siens. Si, cependant, une demande de concession pouvait se sauver de ses mains, il ne faudrait pas croire que tout fut gagné : le conseil des ministres et le sultan l’enterreraient certainement, car la commission est consultative et ses décisions n’ont que l’autorité d’un avis. Mais pareille chose ne s’est point encore vue. Depuis que la commission est réunie, elle n’a pas une seule fois manqué à sa mission. Son président, Namyk-Pacha, est un Turc fort spirituel, qui parle admirablement le français et qui fait des mots dans toutes les langues. Avec lui, on n’est pas exposé à subir la mort sans phrase, on la subit même quelquefois avec calembour : ce qui est du moins une consolation pour les gens d’esprit.

Pour donner une idée de la manière de procéder de la commission de Top’Hané, il me suffira de résumer en quelques mots l’histoire d’une entreprise importante qui lui a été soumise et qui en est morte, celle des mines d’Héraclée. Les mines sont exploitées en Turquie sous la direction d’une administration gouvernementale, d’où il résulte qu’elles ne rapportent absolument rien. C’est ce que constate le rapport officiel sur le budget de 1276 (1880-1881). « Les mines, dit ce rapport, qui, comme celui d’Hassan-Fehmi, énonce les meilleurs principes, quitte à n’en tenir aucun compte dans la pratique, les mines sont une source importante de revenus, et, convenablement gérées, elles contribueraient dans une large mesure à l’accroissement des ressources du trésor. Mais l’expérience et l’étude démontrent que ce résultat ne peut être obtenu au moyen de l’exploitation directe par l’État… Nous nous permettons de signaler à V. A. I. (le rapport est adressé au sultan) un passage du rapport de la commission des dépenses, qui démontre que les mines exploitées par l’État n’ont en effet rien rapporté jusqu’à présent et qu’elles occasionnent le plus souvent des pertes sur le capital engagé dans ces exploitations… Le ministère du commerce et de l’agriculture sera donc chargé de concéder les mines séparément et à des conditions favorables aux concessionnaires les plus sérieux. » On ne saurait mieux dire ni mieux conclure, et voilà encore des principes excellens ! La commission internationale qui avait étudié, en 1879, l’état matériel de la Turquie s’exprimait ainsi de son côté : « La Sublime Porte conserve la propriété de plusieurs houillères et mines de métaux dont elle a entrepris et poursuit tant bien que mal l’exploitation. L’expérience a prouvé l’inanité de ce calcul. Mieux vaudrait suivre l’exemple de l’Angleterre, de la France, de tous les pays qui ont une industrie métallurgique, en renonçant à des entreprises qui ne sont pas du domaine de l’État. Si les mines d’Héraclée, etc, étaient cédées à des compagnies particulières, elles procureraient au fisc des revenus nouveaux, peut-être même des ressources immédiates d’une certaine importance. » La commission internationale avait raison de signaler les mines d’Héraclée. Le bassin houiller d’Héraclée est l’un des plus riches et l’un des plus étendus qui existent. Quelque peu exploité autrefois, — par exemple en 1854, au moment de la guerre de Crimée, — il donnait 100,000 tonnes environ par an. On n’en retire plus que de 15 à 20,000 maintenant, les petits entrepreneurs qui y travaillent étant devenus créanciers de l’état de près de 150,000 livres turques (plus de 3 millions de francs), pour fournitures non payées, et n’ayant plus dès lors ni le courage ni les ressources sans lesquels ils ne sauraient continuer leurs travaux. Tout est laissé à l’abandon, les galeries s’éboulent, les chemins s’effondrent, et des 450,000 hectares de bois qui existaient jadis dans la contrée, 50,000 tout au plus subsistent. Le feu a eu raison du reste. Dans des conditions pareilles, il n’est pas étonnant que la marine turque, qui a besoin de 600,000 tonnes de charbon par an, soit tributaire de l’Angleterre pour un produit dont la Turquie regorge, mais qu’on laisse enfoui sous le sol. Il y a plus d’un an cependant qu’un projet de société a été formé par des ingénieurs et des capitalistes européens. Qu’offre cette société ? La fourniture de 100,000 tonnes par an, avec 15 pour 100 de rabais, soit, de ce fait seul, 44,000 livres d’économies. Mais ce n’est pas tout. Elle offre encore le droit de 8 pour 100 sur 1 million de tonnes extraites par an pour faire face aux besoins généraux actuels, le rachat de tout le matériel roulant et autre existant encore, le salut du bassin et des 50,000 hectares de bois que le feu a épargnés jusqu’ici, le travail et la vie pour vingt-cinq mille individus, car la société s’engage à ne prendre que trois cents ouvriers étrangers. De tout cela, le trésor retirerait un revenu annuel de 220,000 livres turques, revenu qui décuplerait si le gouvernement consentait à la construction du chemin de fer de l’Euphrate. On arriverait alors, d’après l’exposé même du ministre des travaux publics, à un produit net pour le trésor de lib millions de livres turques, — plus d’un milliard de francs ! — en vingt ans. Eh bien ! c’est devant une pareille perspective que la commission de Top’Hané n’a pas hésité à décourager les auteurs du projet et à les forcer de quitter Constantinople après plus d’un an d’efforts et de patience, après des dépenses qui se sont élevées à des centaines de mille francs ! « Nous ne voulons pas, disait Namyk-Pacha, créer un grand-duché d’Héraclée ! » Cette belle raison politique a fait enterrer un projet qui pouvait rapporter plus d’un milliard à la Turquie ! Comme il fallait bien cependant donner des motifs plus sérieux aux entrepreneurs pour leur expliquer un inexplicable refus, Namyk-Pacha leur faisait des objections du genre de celle-ci. Il était dit, dans le projet, que la commission pourrait prendre dans les forêts voisines des chantiers les bois nécessaires à l’exécution des travaux. « Eh quoi ! observait Namyk-Pacha, voilà bien les Européens : on leur donne du charbon et ils réclament encore du bois ! Qu’en veulent-ils faire et où s’arrêteront-ils ? »

La comédie, on le voit, se mêle au drame dans la politique turque ; car ce n’est pas sans raison que Hassan-Fehmi parle dans son rapport des populations qui succombent à la famine faute de travail, tandis que Namyk-Pacha fait des bons mots sur ceux qui voudraient leur en procurer. J’ai parlé des malheurs de l’Anatolie. Toutes les autres parties de l’empire souffrent également. À Stamboul même, la misère est profonde. On a peine à s’expliquer de quoi vivent les familles turques, qui ne reçoivent plus depuis quelques années le moindre secours de l’état et qui ne sauraient demander à l’industrie les ressources que l’état a cessé de leur fournir. La plupart d’entre elles ont vendu tour à tour tout ce qu’elles possédaient de bijoux, de vieux meubles, d’objets précieux. Ce sont là des expédiens dont la durée, grâce à la sobriété orientale, peut se prolonger quelques années encore, mais dont cependant le terme arrivera bientôt. Si le sultan s’obstine à dépeupler et à affamer les provinces de son empire pour entretenir une nombreuse armée ; s’il persiste, par méfiance de tout ce qui vient de l’Europe et par peur des chrétiens, à laisser en friche des contrées d’une admirable fertilité ; s’il ne renonce pas à un fanatisme étroit dans ses principes, mais démesuré dans ses ambitions, la décadence de la Turquie fera des progrès d’une effrayante rapidité. Certains avares meurent de faim sur des trésors. Tel est aussi le sort des peuples que des causes morales empêchent de mettre à profit leurs richesses naturelles. Or parmi les causes morales qui produisent ces résultats désastreux, il n’y en a pas de plus efficace qu’un gouvernement théocratique. Toute l’histoire de la Turquie le démontre d’une manière éclatante. Après le premier essor de la conquête, où le fanatisme religieux a puissamment secondé leurs entreprises, les Turcs se sont vus immédiatement frappés de décadence. Derniers venus des grandes races européennes, ils seront les premiers à disparaître d’un continent où ils n’ont jamais su s’organiser pour la vie. Et ce serait une étrange erreur de leur part s’ils s’imaginaient qu’expulsés de l’Europe, il leur sera possible de continuer en Asie leurs destinées troublées, mais glorieuses ! Le jour où le sultan passerait le Bosphore, le monde arabe tout entier se soulèverait contre lui ; l’Arménie lui échapperait ; l’Anatolie elle-même, fatiguée d’avoir trop longtemps supporté seule le poids de l’islamisme, dépeuplée d’ailleurs par des siècles de guerre, habitée désormais presque uniquement par des chrétiens, n’ayant plus la force de se défendre contre les convoitises européennes, tomberait entre les mains d’une grande puissance.

Pour conjurer des périls aussi pressans, il faudrait que la Turquie se résignât à suivre une conduite modérée, prudente, terre à terre. Que le sultan soit calife ou non, peu importe ! S’il est calife, il n’a sur les peuples musulmans qu’une autorité religieuse, spirituelle, doctrinale ; il n’est pas tenu de défendre leurs intérêts politiques, de réparer les fautes qu’ils commettent, de se battre, ou plutôt de se faire battre pour eux. Il est vrai que c’est ce que les musulmans ont le plus de peine à comprendre. À leurs yeux, une puissance religieuse qui n’est pas en même temps une puissance militaire n’existe pas. Leurs papes ont toujours été des généraux, leurs missionnaires des soldats. Il leur est impossible de concevoir la foi sans une force qui l’impose et qui la soutienne. J’ai dit en commençant que quelques-uns d’entre eux y étaient arrivés dans ces dernières années et que c’était le plus grand effort intellectuel que le monde musulman eût accompli ; mais cette petite élite, cruellement frappée par les événemens, a été trop malheureuse pour que son exemple ait trouvé beaucoup d’imitateurs. Croire que le mouvement arabe s’inspire des mêmes principes et tient aux mêmes causes que celui de la Jeune Turquie, serait se tromper étrangement. La parti de la Jeune Turquie voulait séparer le pouvoir religieux du pouvoir politique, parce qu’il s’était enfin aperçu que la confusion des deux pouvoirs était un danger pour l’empire ottoman ; mais ce n’était pas le califat qu’il prétendait enlever au sultan, c’était le gouvernement. Les Arabes, au contraire, prétendent lui enlever le califat, et leur seul motif c’est qu’ils ne le jugent plus assez fort pour l’exercer. Tous les peuples qui ont adopté l’islam ont été des confréries belliqueuses, non des corps politiques. La Turquie plus qu’une autre a subi cette loi. Ç’a été sa grandeur dans le passé, ce sera sa ruine dans l’avenir. Si elle était une nation ordinaire, elle pourrait se relever de ses désastres ; elle ne le peut pas du moment qu’elle est l’armée de l’islam. Après la guerre turco-russe, les Arabes ont reconnu que cette armée n’était plus assez puissante pour lutter contre la chrétienté. Ils ont songé alors à lui substituer une ligue de tous les peuples musulmans, rendus à l’indépendance politique, mais unis entre eux pour défendre la foi commune, espérant que cette ligue aurait l’énergie que la Turquie n’avait plus. Il est clair qu’Abdul-Hamid ne pouvait les laisser faire sans courir le risque d’une terrible révolution. Mais il eût été sage de sa part de semer la division parmi eux, au lieu de chercher à leur persuader qu’ils se trompaient sur l’état de la Turquie, qu’en dépit de sa défaite, elle était encore assez vigoureuse pour marcher à leur tête et pour les défendre, qu’ils n’avaient qu’à se ranger sous sa bannière et qu’en toute circonstance elle serait prête à voler à leur secours. C’est ce qui l’a amené à heurter l’Europe sur tous les points du monde islamique et à se brouiller tour à tour avec chacune des grandes puissances chrétiennes. L’ancien ambassadeur anglais à Constantinople, M. Goschen, disait récemment dans un discours plein de verve et d’esprit que l’Angleterre n’avait rien perdu de son influence auprès du sultan. Est-ce bien vrai ? Est-il bien exact qu’Abdul-Hamid, qui travaillait il y a si peu de temps encore à propager la révolte parmi les musulmans de l’Inde, qui perdait toute confiance en M. Layard et qui éprouvait une si grande terreur au seul nom de M. Gladstone, ait aujourd’hui une grande amitié pour les Anglais ? Il faut se méfier des variations d’un souverain qui change chaque jour de sentimens comme d’idées. Naguère encore le sultan avait dans la France une confiance absolue. Les événemens de Tunis ont tout gâté. Ils l’ont rapproché de l’Angleterre, mais tôt ou tard d’autres événemens l’en éloigneront. La Turquie ne pourrait avoir d’alliance durable qu’à la condition d’être turque, non musulmane, de s’occuper de ses propres affaires, non de celles de tous les vrais croyans. En se mettant à la tête de la ligue islamique, elle soulève inévitablement contre elle tout ce qui est chrétien sans distinction. J’ai essayé d’indiquer ce que lui coûte à l’extérieur cette politique humainement insensée, si religieusement on doit lui reconnaître quelque noblesse, et démontrer qu’elle a pour corollaire inévitable, dans l’administration intérieure de l’empire, des pratiques de réaction étroite, stérilisante, qui dessèchent la vie dans tous les membres du pays, qui portent dans toutes ses parties la désolation et la mort.

Il faut être juste toutefois et dire la vérité tout entière, au risque d’avoir l’air de démentir ce qui précède et de substituer le sentiment à la politique. Lorsqu’on conseille à la Turquie de suivre une politique turque, c’est à sa mission historique qu’on lui conseille de renoncer. À aucune des périodes de son existence nationale, elle ne s’est regardée comme un peuple ordinaire s’établissant sur un territoire pour le cultiver, pour y vivre paisiblement des fruits de son travail. Animée de pensées bien différentes, c’est pour répandre la loi du Prophète ou asservir ceux qui refusaient de s’y soumettre, qu’elle s’est jetée tour à tour sur l’Asie, sur l’Europe et sur l’Afrique. Lui parler d’assimiler des races chrétiennes, l’inviter même à les gouverner avec modération, c’est lui demander de commettre un sacrilège. Quoi qu’en aient pensé Midhat-Pachat et ses amis, le Coran ne permet pas de traiter l’infidèle comme le vrai croyant et de lui donner des droits égaux aux siens. Kérédine-Pacha est beaucoup plus dans l’orthodoxie religieuse, lorsqu’il veut réserver aux musulmans les libertés parlementaires et les institutions constitutionnelles. Il est vrai que l’islamisme est une religion très simple, très rationnelle, très peu surnaturelle ; mais ses mérites ne peuvent servir qu’à ceux qui la pratiquent. Pour tous les autres, elle est implacable : il faut qu’ils disparaissent ou qu’ils soient opprimés ! Si les diverses races chrétiennes de l’Orient s’étaient converties à l’islamisme, comme elles allaient peut-être le faire quand l’apparition de la Russie et de Pierre le Grand sur la scène du monde a arrêté leur apostasie, qui sait ? la Turquie serait peut-être devenue une nation aussi libérale, aussi éclairée que toutes les autres. Mais les élémens de révolte qu’elle contenait en elle ne lui ont pas permis de prendre une assiette tranquille, et, continuellement troublée elle-même, elle n’a jamais cessé, elle ne cessera jamais de porter le trouble autour d’elle. Pour s’asseoir dans ses conquêtes, elle aurait dû remporter autant de victoires morales que de victoires matérielles. Au reste, ceci encore est une illusion. À quoi lui aurait servi d’organiser ses forces intérieures ? Si elle avait conservé sa puissance, le devoir religieux lui aurait imposé l’obligation d’étendre plus loin la foi musulmane. Faible, elle peut s’arrêter ; forte, elle doit pousser sa marche en avant. L’islamisme ne deviendra réellement la religion civilisatrice, l’espèce de philosophie spiritualiste presque complètement dégagée de dogmes et de superstitions, la doctrine pacifique et modérée rêvée par Midhat-Pachat, que lorsqu’il régnera sur le monde entier. Jusque-là, il écrasera de ce poids trop lourd pour des épaules humaines les peuples qui se feront ses champions et qui voudront embrasser sa cause, car il les condamnera à une lutte impossible contre tous les dissidens restés encore sur la terre. L’empire ottoman sera la prochaine victime de ses prétentions démesurées, de son fanatisme exclusif. En s’obstinant à faire œuvre universelle, alors qu’il lui reste à peine assez de sang pour soutenir sa vie particulière, on peut reprocher à la Turquie de se tromper lourdement et de courir à une mort certaine : on ne peut pas l’accuser de rompre avec ses traditions historiques ni de manquer à ses devoirs religieux car il faut bien reconnaître qu’elle est fidèle à la mission pour laquelle elle est née et qu’elle ne peut poursuivre jusqu’au bout qu’en périssant.


GABRIEL CHARMES.

  1. Ce fait, généralement peu connu, a été mis pour la première fois en pleine lumière par M. Julian Klaczko dans ses belles études sur les Évolutions du problème oriental. (Voir la Revue du 1er novembre 1878.)