La Situation financière de la France et le Budget de 1883

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La Situation financière de la France et le Budget de 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 552-583).
LA SITUATION
FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE
DE LA FRANCE
ET LE BUDGET DE 1883


I.

Le budget de 1883 excite un intérêt beaucoup plus vif que les précédens ; ce n’est pas sans raison. Depuis la guerre, la France a traversé, au point de vue des finances, deux époques très différentes, et peut-être sommes-nous à l’entrée d’une troisième. De 1871 à 1874 inclusivement, le pays cherche à fonder ses finances nouvelles; il y arrive avec beaucoup de peine; l’assemblée nationale s’y reprend à bien des fois pour créer des ressources; elle fait preuve d’un grand courage, d’une énergie de sacrifices qu’aucun peuple, au lendemain d’écrasantes défaites, n’a montrée au même degré. Pendant quatre années consécutives, la chambre vote des taxes nouvelles. Les déficits se succèdent en 1872, en 1873, en 1874. Ils ajoutent 191 millions de francs aux découverts du trésor. On est sobre cependant pour l’engagement des dépenses. Le poids de l’adversité se fait encore sentir et donne à chacun de la prudence. Le gouvernement gouverne, on lui laisse l’initiative; les députés restent dans leur rôle; en provoquant au gré de leurs fantaisies individuelles la création de nouvelles dépenses, ils comprennent qu’ils se chargeraient d’une lourde responsabilité devant laquelle ils reculent. C’est l’ère des difficultés, mais des difficultés comprises et que l’on est résolu à surmonter à force de sagesse et de volonté. Un ancien ministre des finances, M. Mathieu-Bodet, a parfaitement décrit cette œuvre trop peu connue et si méritoire du relèvement des finances françaises dans ces laborieuses années[1].

A partir de 1875, on recueille les fruits de cette politique si intelligente et si virile; on entre en pleine prospérité, et au bout de peu de temps on en est ébloui. Aux déficits succèdent les excédens. Les plus-values d’impôts se suivent et deviennent étourdissantes. Il faudrait une rare puissance de sang-froid pour n’en pas perdre un peu la possession de soi-même, pour ne pas sentir, devant ces chiffres magiques, mille aspirations confuses à la prodigalité. Un procédé irrégulier et fâcheux d’évaluation budgétaire fait encore paraître ces plus-values doubles de ce qu’elles sont. On se relâche de l’économie, qui semble bien surannée ; le pouvoir ministériel perd en influence; ce n’est plus lui qui fixe les dépenses; chaque député a son projet d’emploi des fonds de l’état ; les crédits supplémentaires et extraordinaires s’accumulent par le fait de l’initiative mal coordonnées des membres du parlement. Pour l’année 1879, ils dépassent 250 millions; ils s’élèvent pour l’année 1880 au chiffre de 126 millions, qui sera certainement dépassé en fin d’exercice ; ils reprennent de plus belle en 1881 et atteignent 192 millions; l’année 1882 est à peine commencée, et déjà l’on est en présence de 127 millions de crédits supplémentaires, soit votés, soit proposés. Le budget échappe de plus en plus aux ministres : l’initiative parlementaire y introduit une foule de chapitres nouveaux pour des dizaines de millions de francs[2]. On est en pleine période d’entrainement.

Tous les budgets de la période de 1875 cependant, et c’est là l’excuse des chambres, se soldent en excédens de recettes; pour un ou deux toutefois, par exemple pour le budget de 1881, un observateur attentif et exact discernerait que cet excédent est plus apparent que réel et tient à l’attribution de recettes étrangères à l’exercice. Quoi qu’il en soit, ces excédens, ou réels ou apparens, montent à des sommes considérables : 78 millions en 875, 98 millions en 1876, 63 millions en 1877, 62 millions en 1878, 75 millions en 1879, 134 millions en 1880, 68 millions en 1881. Ces chiffres sont singulièrement brillans ; ils sont un peu trompeurs. Il ne faudrait pas les additionner les uns aux autres, car l’addition serait inexacte. Depuis quelques années, en effet, dans ce débordement de prospérité, on a pris des habitudes de comptabilité singulière. On s’empare de l’excédent d’une année et on le porte en recette à l’une des années qui le suit, si bien que le même excédent peut reparaître trois ou quatre fois dans nos budgets successifs, absolument comme les soldats du cirque.

Les énormes plus-values de recettes qui ont rempli la période commencée en 1875 devaient naturellement porter a des dégrèvemens. Rien n’était plus utile que d’employer à soulager le contribuable les premiers accroissement spontanés du produit des impôts. On s’est conformé à ce devoir, avec trop de parcimonie peut-être, on a fait remise au pays d’environ 300 millions de taxes, dont 215 millions dans les seuls exercices 1879 et 1880. La France n’en supporte pas moins encore les deux tiers des impôts établis au lendemain de la guerre.

Avec les dégrèvemens ont marché de pair les dépenses extraordinaires. Elles sont de deux sortes : les unes destinées aux ministères de la guerre et de la marine, dont les approvisionnemens et le matériel étaient épuisés ; les autres affectées aux grands travaux publics que l’on a voulu reprendre en abandonnant les procédés anciens. On a ouvert un premier compte de liquidation, puis un second ; ensemble ils ont atteint environ 2 milliards. Cette expression de compte de liquidation paraissant un peu ridicule pour des dépenses qui se continuent onze ou douze ans après la guerre, on a clos ou l’on va clore ces deux comptes, et on les remplace par un « budget des dépenses sur ressources extraordinaires. » Ce budget a atteint dans ces dernières années un chiffre annuel de 500 à 900 millions. Les exigences des ministères de la guerre et de la marine paraissent avoir diminué à la suite des énormes satisfactions qu’ils ont reçus dans les années qui ont suivi la guerre, mais les appétits du ministère des travaux publics vont en croissant. On connaît le célèbre plan de M de Freycinet pour l’aménagement de rivières et des canaux, l’outillage des ports, la constructions des chemins de fer. D’après les premières relevés, ces dépenses extraordinaires devaient s’élever à 4 milliards environ en dix ou douze ans ; des annexes successives sont venues se souder au plan primitif, et aux termes d’un rapport fait au sénat par M. Varroy en date du 19 juillet 1881, on n’évalue pas à moins de 6 milliards les travaux compris dans l’ensemble de ce projet, qui grandit toujours. Le temps faisant son œuvre, on arrivera à 7 milliards, si ce n’est à 8.

Pendant que se développait la perspective des dépenses extraordinaires, on s’appliquait de propos délibéré à restreindre les ressources avec lesquelles depuis vingt ans on y pourvoyait. Chacun a entendu parler des conventions passées en 1865 avec les grandes compagnies de chemins de fer. Par un système des plus ingénieux, dont le temps a démontré la fécondité, on avait chargé ces puissantes sociétés, maîtresses des lignes mères et productives, de construire elles-mêmes, sous le régime de la garantie d’intérêts, la plupart des lignes secondaires et tertiaires. Cette combinaison si peu comprise, si mal jugée de la garantie d’intérêts, au sujet de laquelle il existe encore dans notre parlement des préventions, avait deux conséquences : au point de vue des moyens de trésorerie, il se construisait bon an mal an 800 ou 1,000 kilomètres de chemins de fer en France sans que l’état eût besoin d’émettre des emprunts publics les compagnies, dans chacune des gares de leur réseau, plaçaient aisément des obligations sans que le crédit public éprouvât jamais cette secousse qui résulte d’un emprunt d’état. Au point de vue des charges de nos budgets, les lignes de chemins de fer nouvellement construites n’ajoutaient que fort peu de chose aux dépenses annuelles. L’excédent du revenu des grands et anciens réseaux au-delà d’un chiffre arrêté d’avance était reporté sur les réseaux nouveaux et diminuait singulièrement l’insuffisance du revenu de ces derniers. Ainsi, malgré les 800 ou 1,000 kilomètres ouverts chaque année à l’exploitation, la charge de l’état restait à peu près fixe, oscillant autour de 40 millions de francs par année. Ces 40 millions versés par l’état aux compagnies n’étaient d’ailleurs qu’une avance qui portait intérêts à son profit et qui devait être remboursée au fur et à mesure quelle développement des recettes nettes excéderait les charges de l’ancien et du nouveau réseau et dépasserait en même temps le revenu réservé. Les dernières années se sont chargées de prouver que cette perspective de remboursement par les compagnies des sommes que leur avançait le trésor n’était pas une illusion. Ce régime avait donc trois avantages : pas d’emprunt d’état venant périodiquement donner une secousse au crédit public et au marché des capitaux; charges modiques pour le trésor et infiniment moindres que l’intérêt correspondant au capital dépensé pour les nouvelles lignes; probabilité, nous devrions dire certitude absolue, du remboursement complet par les compagnies des sommes que l’état leur avait avancées, constitution au profit de l’état d’une importante réserve qu’il pourrait un jour utiliser. A partir de 1875, on a rompu avec ces anciennes méthodes au moment même où le développement du trafic sur les anciens réseaux allait démontrer avec quelle justesse, quelle prévoyance elles avaient été combinées. On a avec hauteur repoussé le concours des entreprises privées ; on s’est résolu à faire exécuter tous les nouveaux travaux par l’état et avec les seules ressources de l’état. L’entreprise aujourd’hui est à peine ébauchée ; nous avons à peine franchit le seuil du plan sans cesse agrandi de M. de Freycinet et déjà les embarras commencent. Ils sont de trois sortes : au point de vue de la comptabilité financière et de l’engagement des dépenses, nos budgets extraordinaires sont singulièrement compliqués et presque inextricables ; au point de vue des moyens de trésorerie, on se trouve pris à court, obligé de recourir à des expédiens regrettables ou contraint d’émettre sur la place de Paris d’immenses et écrasans emprunts publics auxquels répugnent nos habitudes françaises ; au point de vue enfin des charges annuelles, on est en présence de dépenses tellement croissantes qu’il faut renoncer aux dégrèvemens, que peut-être l’équilibre du budget va être compromis, et qu’il n’est pas invraisemblable qu’en continuant dans cette voie on soit bientôt forcé d’établir des impôts nouveaux.

Un coup d’œil jeté sur les deux derniers budgets extraordinaires, celui de 1880 et celui de 1881, va démontrer au moins clairvoyant et au moins expérimenté combien les règles d’une bonne comptabilité sont enfreintes par la répudiation des anciens procèdes pour l’exécution des grands travaux publics. Tels qu’il ressortait des lois des 21 décembre 1870 et 23 mars 1880, le budget extraordinaire de l’exercice 1880 devait s’élever à 615 millions de francs; c’était un assez beau chiffre. Diverses lois successives votées postérieurement y ajoutent d’abord 31 millions ½, puis près de 21 millions, puis 1,500,000 francs, et enfin 153 millions ; et voilà ce budget extraordinaire qui s’enfle au chiffre colossal de 822 millions de francs. Il est vrai qu’en même temps que des additions, on faisait des déductions ; une partie de ces dépenses du budget extraordinaire de 1881, si bien que le budget extraordinaire de 1880 reste fixé à 582 millions une assez jolie somme. Mais comprend-on toutes ces vicissitudes du budget, tous ces écarts de chiffres, toutes ces annexions, toutes ces déductions ? Est-ce là l’application des règles simples qu’ont toujours observées les bons financiers ? Des cadres aussi mobiles et aussi variables ne rendent-ils pas tout à fait inintelligible la matière des finances, qui devrait être si nette et si lucide ? Le budget extraordinaire de 1881 ne passe pas par de moindres vicissitudes : par cinq lois s’échelonnant entre le 22 décembre 1880 et le 8 août 1881, ce budget extraordinaire est fixé au chiffre de 682 millions de francs, nous négligeons les fractions; puis interviennent toute une autre série de lois et une série de décrets qui le modifient, en retranchent, y ajoutent, y joignent des reports des exercices précédens, si bien que, dans son état actuel, qui ne sera pas son état de demain, le total général du budget extraordinaire de 1881 s’élève au chiffre colossal de 948 millions. Comment, avec des chiffres aussi changeans, aussi incertains, peut-on se rendre compte d’une situation financière, la surveiller, la maintenir dans certaines limites? Il y a cinq cent cinquante députés dans notre chambre et trois cents membres dans le sénat ; ce serait merveille si, parmi ces huit cent cinquante personnes, il y en avait, je ne dis pas une sur dix, mais une sur vingt, qui se rendît le moins du monde compte des finances du pays. Et voilà comment nous sommes, au moment où j’écris, dans de véritables embarras financiers sans que l’énorme majorité des députés ou des sénateurs semble en avoir conscience.

Ces embarras financiers tiennent aux deux autres conséquences de la fatale méthode que l’on a adoptée pour la confection des travaux publics. C’est déjà un mal que de ne pas voir clair ; c’en est un bien plus grand quand, à cette obscurité, se joint la nécessité de pourvoir presque au hasard à des charges énormes. Nous avons donc des budgets extraordinaires dont les chiffres, par leurs variations incessantes, échappent à l’examen ou à l’intelligence de presque tous ceux qui sont chargés de les voter. Ces budgets extraordinaires, il faut les doter : avec quoi? Naturellement avec des emprunts. Aussi l’on a émis des emprunts à peu près sous toutes les formes : obligations trentenaires, obligations à court terme ou bons du trésor à long terme devant durer cinq ou six ans, emprunt de 80 millions à la Banque de France, emprunt de 440 millions en rente amortissable émis en 1878, emprunt de 1 milliard en rente amortissable émis en 1881. Voilà les opérations que connaît le public. Mais ce n’est que la plus petite partie des ressources que le trésor a dû se procurer pour les budgets extraordinaires. On pourrait croire, par exemple, que l’emprunt amortissable de 1 milliard émis en 1881, et qui a été libéré dans le mois de février 1882, a été affecté aux dépenses du dernier exercice ou de l’exercice courant. Ce serait là une grande erreur. Cet emprunt de 1 milliard, qui a été libéré hier seulement, qui est encore à l’état flottant et non classé, a servi à payer les dépenses déjà effectuées des exercices 1879 et 1880; il n’en est resté qu’une moindre partie pour l’année 1881. Ainsi, contrairement aux bonnes habitudes financières, l’emprunt de 1 milliard n’est pas venu fournir des ressources pour des travaux en cours ou des travaux projetés; il a simplement été employé à couvrir des travaux déjà effectués; l’emprunt était dépensé avant d’avoir été souscrit. Aussi, au lendemain même du jour où le dernier versement a été fait, le trésor n’a guère de ressources. La plus grande partie des dépenses extraordinaires de 1881 et la totalité de celles de 1882 n’ayant rien à attendre du dernier emprunt en rente amortissable, c’est à la dette flottante qu’il a fallu s’adresser pour y pourvoir. La dette flottante, c’est l’ensemble des comptes que le trésor a avec certains correspondans, dont la plupart ne lui confient leurs fonds qu’en se réservant de pouvoir les retirer, en cas de besoin, immédiatement ou dans un court délai. La fonction propre de la dette flottante, c’est de fournir au trésor un fonds de roulement, c’est aussi de faire face aux découverts des anciens budgets qui ne se sont pas soldés en équilibre. Les impôts rentrant aujourd’hui beaucoup plus régulièrement qu’autrefois, il en résulte que la fonction de la dette flottante, comme fonds de roulement, va toujours en diminuant; quant aux découverts des anciens budgets, ils s’élèvent à 700 millions seulement, d’où l’on peut conclure qu’une dette flottante de 1 milliard ou 1,200 millions serait très suffisante. Dans tous les pays qui ont de bonnes finances, la dette flottante est très faible; en Angleterre, elle ne s’élève que très exceptionnellement à 250 millions de francs; en Turquie, au contraire, et en Égypte, avant la réorganisation des finances de ce dernier pays, en Espagne encore aujourd’hui, la dette flottante est énorme. Chez nous, elle est en train de prendre des proportions qu’elle n’a eues nulle part ailleurs. La liquidation des dépenses extraordinaires des exercices 1881 et 1882 exigerait que l’on ajoutât 1 milliard 179 millions à la dette flottante; si l’on suit le même système pour 1883, il faudra y joindre encore 621 millions. Enfin le développement donné à la caisse des chemins vicinaux et à la caisse des écoles va encore introduire un nouvel élément de 892 millions; et voilà, comment subrepticement, sans que, en dehors de quelques personnes perspicaces, aucun s’en doutât, on est sur le point d’avoir une dette flottante de plus de 3 milliards de francs, dont 2 milliards 300 millions d’origine tout à fait récente et 700 millions seulement d’origine ancienne.

Ce ne sont pas uniquement les moyens de trésorerie qui deviennent périlleux. Le système auquel on a recours pour les travaux publics joint au débordement inouï de dépenses de toute sorte dues à l’initiative parlementaire va mettre singulièrement à l’étroit nos opulens budgets. Combien déjà ne se sont-ils pas accrus? Les recettes ordinaires du budget de 1869, déduction faite de celles qui sont afférentes aux territoires cédés à l’Allemagne, se sont élevées, d’après le Bulletin de statistique du ministère des finances, à 1,762 millions de francs[3]. Le budget ordinaire de 1883 se présente à nous avec un chiffre de 3 milliards 30 millions de francs, et il ne s’agit encore que d’un budget primitif auquel infailliblement, quelles que soient la rigueur et la férocité de notre ministre des finances, viendront s’ajouter plusieurs dizaines de millions de crédits supplémentaires. Il s’agit en outre d’un budget qui, recourant à des combinaisons particulières pour les travaux publics et rejetant une partie du poids des constructions de voies ferrées sur les grandes compagnies, évite d’infliger à la charge de la dette publique un accroissement qui, sans les conventions projetés avec les compagnies de chemins de fer, serait considérable. Cependant, ce budget primitif et relativement sage de 1883 offre une augmentation de 1,268 millions par rapport aux recettes de 1869. Gènes, la guerre est intervenue entre ces deux dates, mais elle n’explique que la moindre partie de cette colossale croissance des dépenses. Toutes les charges de la guerre, en effet, même en y joignant celles du compte de liquidation, n’ont amené, d’après les relevés de M. Léon Say, qu’une augmentation de 9 milliards 898 millions du capital de la dette nationale. Sur les 1,268 millions d’accroissement des dépenses depuis 1869, il n’y en a donc pas la moitié qui ait pour origine soit la guerre, soit les conséquences mêmes de la guerre.

Au lieu de considérer le budget de 1869 comme point de départ, veut-on prendre celui de 1875, c’est-à-dire l’année qui, d’après nous, clôt la période difficile et laborieuse qui suivit la guerre? Ce budget de1875 s’élevait, en dépenses, d’après le projet de règlement définitif, à 2 milliards 626 millions de francs, on avait pourvu alors à toutes les dépenses résultant soit directement soit indirectement de la guerre, et nous voici maintenant en présence d’une dépense qui est de 404 millions de francs plus forte que celle de 1875. Les plus-values semblent, aux yeux de beaucoup d’hommes éblouis, justifier cet énorme accroissement en pleine période de paix. Cependant, malgré ces plus-values, nos budgets toujours enflés éprouvent une peine de plus en plus grande à se solder en excédent, j’allais presque dire en équilibre. Voici, par exemple, le budget de 1881, le plus récent; les plus-values d’impôts dans cet exercice ont été colossales, inouïes; elles ont dépassé le chiffre de 229 millions de francs. Croirait-on, cependant, que ce budget de 1881 qui a profité d’une pareille aubaine n’est pas en équilibre? On nous dit bien qu’il a un excédent provisoire de recettes de 68 millions de francs; mais lorsqu’on fixe son attention sur cet excédent, il s’évanouit en entier. Il faut se rappeler, en effet, que, par un de ces procédés de comptabilité qu’il est difficile de considérer comme corrects, on a fait figurer parmi les ressources du budget de 1881 une somme de 80 millions de francs, prélevée sur les excédens des exercices antérieurs et ayant pour destination de parer aux dégrèvemens sur les cidres et sur les vins. Or cette somme de 80 millions de francs, on ne peut le nier, n’est pas un produit propre à l’année 1881 : on devrait donc, en bonne tenue des comptes, la déduire; alors l’excédent provisoire de (58 millions se transforme en un déficit de 12 millions. Il y a loin de là à la très large aisance dont jouissaient plusieurs des budgets antérieurs. Il n’est que trop réel que les plus-values de recettes, si abondantes qu’elles soient, commencent à suivre d’un pas inégal les incessans accroissemens de dépenses.

Aussi n’est-il plus question à l’heure actuelle de dégrèvemens. Douze ans après la guerre, on semble s’être contenté d’avoir retranché 300 et quelques millions sur la somme de plus de 800 millions d’impôts nouveaux dont le pays a été chargé. En 1879, en 1880 surtout, on a fait d’assez notables réductions d’impôts; en 1881, on n’a plus accordé au pays le même bienfait, car nous ne pouvons considérer comme des réductions sérieuses les 7 millions de francs qui représentent quelques remaniemens de détail à la législation des patentes et l’abaissement des droits sur les colis postaux; en 1882, rien encore; on ne propose enfin rien pour 1883. Ainsi, en pleine paix, malgré des plus-values considérables, trois années s’écouleront sans qu’à un pays aussi chargé que la France on accorde un dégrèvement quelconque. Sera-t-on plus heureux en 1884? Si l’on persévère dans la voie où l’on est entré depuis quelques années, il est bien probable que non.

Cependant, combien la France aurait besoin, pour le développement de son industrie et de son commerce, pour le soulagement des contribuables, qu’on ramenât les taxes au niveau où elles étaient avant la guerre ! Les départemens et les communes ont pour la plupart pris modèle sur l’état; eux aussi ont accumulé les dépenses, et voici où l’on est arrivé par ce système d’universel entraînement. D’après des tableaux communiqués par l’administration française des finances à l’ambassadeur d’Angleterre, qui avait reçu de son gouvernement la mission de recueillir des renseignemens précis sur les impôts dans notre pays, l’ensemble des recettes ordinaires de l’état, des départemens et des communes en France, s’élevait à 3 milliards 495 millions de francs, dont 2 milliards 682 millions pour l’état; 154 millions pour les départemens et 658 millions pour les communes[4]. Mais ces chiffres ne s’appliquent pas à l’année courante ni à l’année prochaine ; ils concernent pour l’état, l’exercice 1879, pour les départemens, l’exercice 1878 et pour les communes l’exercice 1877. Or, on a vu que déjà le budget de 1883, tel qu’il est préparé, offre un chiffre de 340 millions supérieur à celui qui vient d’être donné pour les recettes de l’état en 1879; les budgets des communes et des départemens se sont aussi accrus depuis 1877 ou 1878 ; il en résulte qu’on se trouve en présence d’un chiffre total de dépenses pour l’état et ses subdivisions, non plus de 3 milliards 495 millions, mais de plus de 4 milliards. Qu’on y joigne encore le budget des dépenses extraordinaires de l’état, qui dans ces dernières années a été de 600 millions environ et qui a une tendance à s’accroître, qu’on y ajoute aussi les budgets extraordinaires des départemens et des communes, et l’on approche fort près du chiffre de 5 milliards. Si l’on veut, en outre, réaliser l’utopie de quelques membres de la chambre et faire racheter les chemins de fer par l’état, c’est à 6 milliards de francs que l’on arrivera pour l’ensemble des dépenses annuelles, tant ordinaires qu’extraordinaires, de l’état, des départemens et des communes en France.

Nous avons tenu à placer sous les yeux du lecteur les traits principaux de la situation financière du pays, parce que, en général, on les ignore. Les plus-values exercent une telle fascination, nos budgets sont devenus si compliqués, si enchevêtrés, si changeans dans leurs cadres toujours provisoires, que presque personne ne se rend compte de l’état exact des finances publiques. Cet état, le voici : une dette flottante de près de 3 milliards ; un budget ordinaire de plus de 3 milliards; une charge totale d’impôts, en y comprenant les taxes départementales et communales, de 4 milliards environ; une activité des administrations de l’état, des départemens et des communes, se manifestant par 5 milliards de dépenses annuelles à l’ordinaire et à l’extraordinaire ; tous ces chiffres vertigineux atteints quand le grand plan de travaux publics de M. de Freycinet n’est guère encore qu’ébauché et n’a reçu qu’un commencement d’exécution. Si l’on ne fait pas un examen de conscience et un retour sur soi-même, si l’on ne prend pas des résolutions viriles, où aboutira-t-on? Déjà, depuis deux ans, on a dû suspendre les dégrèvemens; le budget de 1881, déduction faite des 80 millions de ressources qu’on lui a attribuées et qui ne lui appartiennent pas en propre, se solde par un déficit provisoire de 12 millions ; un emprunt public, qui n’a été libéré qu’en janvier 1882, et qui était destiné à solder des dépenses exécutées pour la plupart en 1879 et en 1880, n’est pas classé. Nous ne craignons pas de le dire : de même qu’à la période difficile et laborieuse qui s’est écoulée de 1871 à 1874 inclusivement a succédé la période financière de grande prospérité, mais de grands entraînemens, qui s’étend de 1875 à 1881, de même il est à craindre que ne s’ouvre aujourd’hui une période nouvelle qui, si l’on n’y prend garde, sera signalée par une grande gêne, des embarras constans, une difficulté marquée d’équilibrer le budget, l’apparition même de déficits, l’impossibilité de continuer les dégrèvemens et peut-être un jour ou l’autre la nécessité d’établir des impôts nouveaux.

Voilà les perspectives qui se développent devant nous si nous ne changeons pas de système. Changer de système, c’est dégager la dette flottante, donner à nos budgets des cadres plus fixes, restreindre l’ouverture des crédits sur simple initiative parlementaire ; c’est réduire le budget extraordinaire en chargeant d’une partie des travaux à exécuter les grandes compagnies de chemins de fer ; c’est enfin écarter, pour une période déterminée et d’une assez longue durée, par des conventions avantageuses au trésor public et aux contribuables, tout projet de rachat des voies ferrées. En dehors de mesures nettes et précises dans ce sens, il n’y a place que pour les entraînemens, le gaspillage, les embarras et, en fin de compte, les déceptions, c’est-à-dire les déficits et les augmentations d’impôts.


II.

Quand s’est formé le ministère du 30 janvier, M. Léon Say, l’homme de France qui, depuis 1870, a occupé le plus longtemps le ministère des finances et en connaît le mieux les rouages, a formulé son programme dans les trois négations qui suivent : pas d’emprunt public, pas de rachat, pas de conversion. A vrai dire, de ces trois termes, il y en a un auquel nous désirons, quant à nous, que M. Léon Say ne donne pas un sens trop absolu. Pas d’emprunt public, soit ; pas de rachat des chemins de fer, soit ; pas de conversion, c’est autre chose, et ici nous éprouvons le besoin d’ajouter trois mots : pour le moment. En l’état présent du marché, après la violente secousse ressentie en janvier 1882, la conversion, sans doute, n’est pas opportune ; il faut l’ajourner, mais non d’une manière indéfinie. La conversion n’est pas seulement un droit de l’état, c’est un devoir impérieux pour l’état. Le gouvernement ne peut pas charger indéfiniment les contribuables d’une somme qui dépasse notablement le taux de l’intérêt actuel. La conversion est, en outre, le seul moyen, dans la situation si enchevêtrée que l’on a faite aux finances françaises, d’effectuer des dégrèvemens. Aussi admettons-nous que l’on écarte toute idée de conversion pendant l’année 1882, mais il nous paraît que cette opération, qui aurait dû être faite déjà depuis quatre ou cinq ans, devra vraisemblablement s’effectuer en 1883, quand le marché sera remis de ses émotions récentes. Cette réserve est indispensable à Taire, car l’on ne peut différer indéfiniment une économie annuelle de 60 millions. M. Léon Say, d’ailleurs, dans l’exposé des motifs du budget de 1883, semble reconnaître implicitement que le retard apporté à la conversion ne saurait être très long. « Ce n’est un secret pour personne, écrit-il, que les dégrèvemens nécessaires promis par l’ancienne chambre à l’agriculture et que la nouvelle voudra réaliser, sont liés à une grande opération financière en ce moment ajournée. » Nous soulignons ces mots : en ce moment, parce qu’ils nous donnent de l’espoir pour un temps prochain.

Un programme ministériel, surtout en matière de finances, ne peut pas se composer de négations. Aussi M. Léon Say a-t-il tout un ensemble de propositions nouvelles à substituer à l’imbroglio dans lequel on s’était engagé depuis plusieurs années. Ces propositions ont été l’objet de nombreuses critiques ; elles nous paraissent fort sages. Tout homme qui est au courant de la situation exacte et tendue de nos finances admettra avec nous qu’un prompt changement de système est indispensable.

Les combinaisons d’ailleurs très simples et très naturelles du ministre des finances portent sur trois points principaux : le règlement de la dette flottante, la réduction et la dotation du budget des dépenses sur ressources extraordinaires, puis un mode nouveau d’évaluation des recettes pour le budget ordinaire.

Examinons successivement chacun de ces trois points : il nous sera facile de dissiper les préventions d’esprits légers. Une opération préliminaire d’où dépend toute la solidité de nos finances futures, c’est le règlement de ce que notre dette flottante a d’excessif. Cette dette se compose des élémens les plus variés, dont la plupart sont de toute récente origine. Les découverts des budgets écoulés (et c’était jusqu’à ces derniers temps la seule raison d’être de la dette flottante) ne représentent dans cette dette que 700 millions environ. L’insuffisance du récent emprunt d’un milliard, qui vient d’être libéré et dont tous les fonds étaient d’avance absorbés par les dépenses extraordinaires créditées en 1879 et en 1880, est de 13 millions en chiffres ronds par rapport à ces dépenses auxquelles il était affecté ; la dette flottante en est grossie d’autant. On a négligé démettre des emprunts pour les dépenses extraordinaires de 1881 et de 1882 : celles du premier de ces exercices s’élèvent à 603 millions et celles du second sont évaluées à 563 millions ; voilà donc du chef des trois articles que nous venons d’indiquer, 1 milliard 179 millions à ajouter aux 700 millions qui forment, en quelque sorte, le fond et la base fixe de notre dette flottante. Elle est ainsi portée à 1 milliard 880 millions en chiffres ronds, et nous ne sommes pas au bout. Le lecteur doit déjà voir combien le public se faisait d’illusions sur l’état de notre trésorerie; il croyait que le récent emprunt d’un milliard pourvoyait aux dépenses extraordinaires courantes, tandis que, pour y faire face, ce n’est pas 1 milliard, c’est 2 milliards 200 millions qu’il eût fallu emprunter. Oui, onze ans après la paix, par suite de la prodigalité en quelque sorte systématique à laquelle a cédé le parlement, par suite aussi de l’abandon des anciens procédés pour l’exécution de grands travaux publics, on allait se trouver acculé à la nécessité d’émettre de nouveaux emprunts égaux aux emprunts colossaux qui ont eu pour objet en 1871 et en 1872 de pourvoir à l’indemnité de guerre. Nous venons d’écrire qu’au lieu d’emprunter 1 milliard, c’était 2 milliards 200 millions qu’il eût fallu demander au public pour se procurer les ressources destinées aux travaux des derniers exercices et de l’exercice courant ; mais en y joignant les travaux projetés pour 1883, soit dans le projet de l’honorable M. Allain-Targé 621 millions, on serait arrivé en tout à un emprunt de 3 milliards environ, au lieu de l’emprunt de 1 milliard qui a tant de mal à se classer.

N’ayant pas pu ou n’ayant pas voulu recourir à un emprunt public pour une somme aussi colossale, on a donc grossi de 1 milliard 180 millions en chiffres ronds la dette flottante, dont le fond est de 700 millions, et on l’a porté à 1 milliard 880 millions; les 621 millions du budget des ressources extraordinaires pour 1883, tel qu’il a été arrêté par le précédent ministre des finances, si l’on recourt aux mêmes expédiens que dans les derniers temps, porteraient ce chiffre à plus de 2 milliards 500 millions. Enfin, on a doté de 500 millions de francs la caisse des chemins vicinaux et de 392 millions celle des écoles, et comme ces ressources, en l’absence de tout emprunt public, sont encore à prélever sur les fonds de la dette flottante, il en résulte que celle-ci, en fin de compte, monterait à 3 milliards 2 ou 300 millions. Pour un pays qui n’est ni la Turquie, ni l’Egypte, ni le Pérou, ni l’Espagne d’il y a quelques années, ni la France de l’ancien régime, il est impossible de s’accoutumer à cette idée d’une dette flottante de 3 milliards 2 ou 300 millions de francs. Ce serait un danger permanent; c’est ensuite une cause d’obscurité dans nos finances, d’aveuglement pour le parlement. Si la plus grande partie du public et presque tous les membres des chambres ne se rendent pas compte de la situation réelle des finances, c’est précisément parce que la dette flottante a toujours un caractère occulte, changeant, qui échappe à l’esprit et à la mémoire.

Pour arriver à un règlement normal de cette dette flottante colossale, on pouvait recourir à plusieurs procédés : ou un grand emprunt public, qui, en aucun cas, n’aurait pu être inférieur à 1 milliard 1/2, peut-être même 2 milliards; ou un ensemble de mesures qui consisteraient d’abord à réduire les besoins du prochain exercice et ensuite à consolider par une autre voie que celle de l’emprunt public, une notable fraction des engagemens flottans du Trésor. C’est à ce dernier parti qu’un esprit perspicace et prévoyant devait nécessairement s’arrêter. Tenir le marché, qui est encore affecté par la dernière crise financière, sous la menace d’un emprunt public d’un milliard 1/2 ou 2 milliards à émettre en 1882 ou en 1883, ce serait porter un singulier coup à notre crédit; et, d’un autre côté, tout emprunt inférieur à 1 milliard 1/2 laisserait notre dette flottante, si l’on ne change pas de système, à un chiffre encore énorme. Les mesures ingénieuses auxquelles s’arrête M. Léon Say seraient très efficaces. En premier lieu, il faut écarter les 621 millions qui figuraient au budget de M. Allain-Targé pour les dépenses extraordinaires du budget de 1883 ; on verra plus bas quelle est l’organisation proposée pour ce budget extraordinaire; ce qu’il suffit de savoir à présent, c’est qu’il ne demandera aucune ressource soit à l’emprunt public, soit à la dette flottante. Pour les 500 millions dont a été dotée la caisse des chemins vicinaux et les 392 attribués à la caisse des écoles, on pourra y pourvoir en répartissant cette somme considérable sur un certain nombre d’exercices; il y aura là une opération de trésorerie, qui, sans doute, grossira probablement pour une certaine partie la dette flottante, mais qui ne l’augmentera pas, nous l’espérons, de la totalité de ces deux sommes, ni immédiatement, ni plus tard. Restent, en dehors des 700 millions de découverts d’ancienne date, les 1,180 millions d’engagemens de la dette flottante correspondant aux dépenses extraordinaires des exercices 1881 et 1882 ; ce sont des sommes qu’il importe au plus haut degré de consolider. M. Léon Say y parvient en créant pour 1,200 millions environ de rentes 3 pour 100 amortissables immobilisées qui seraient la représentation des ressources que la dette flottante a tirées des cautionnemens, des avances obligatoires de certains de ses correspondans et surtout des fonds des caisses d’épargne.

La seule annonce de ces combinaisons a suscité chez beaucoup de personnes de l’étonnement et des objections. On avait promis de ne pas faire d’emprunt public, dit-on, et voilà que l’on crée 1,200 millions de rentes amortissables nouvelles; on les dit immobilisées, mais qui garantit qu’un jour ou l’autre elles ne viendront pas sur le marché? Puis, immobiliser en rentes les fonds des caisses d’épargne, est-ce raisonnable? Le déposant ne peut-il pas les réclamer à chaque instant, et ne doivent-ils pas être toujours tenus à sa disposition? D’autres personnes s’émerveillent de ce que le ministre pense trouver des ressources nouvelles en prenant possession des cautionnemens, des avances obligatoires, des fonds des caisses d’épargne, c’est-à-dire de ressources que le trésor a depuis longtemps à sa disposition et qu’il a dû déjà employer. Dans toutes ces appréciations il y a des erreurs de différente nature. En premier lieu, il ne s’agit pas pour le ministre de se créer des ressources nouvelles; ce n’est pas avec l’opération dont nous parlons en ce moment qu’il compte doter les dépenses futures; il entend simplement régulariser la situation actuelle en ce qui concerne les dépenses exécutées ou déjà engagées. En second lieu, il n’y a pas dans toute cette combinaison d’innovation relativement aux caisses d’épargne; on revient simplement à l’état de choses ancien et légal. Les fonds des cautionnemens, les avances obligatoires faites au trésor et le compte courant de la caisse des dépôts et consignations, qui est un intermédiaire responsable entre les caisses d’épargne et le trésor, ont été employés en travaux publics par l’état; l’état est dès à présent débiteur; et il l’est dans de telles conditions que, s’il survenait une crise, il ne pourrait pas faire face à ces engagemens flottans. Croyez-vous que s’il éclatait une guerre ou des troubles intérieurs, l’état pourrait rembourser aux caisses d’épargne immédiatement les centaines de millions qu’il leur doit, ou plutôt qu’il doit à la caisse des dépôts et consignations, leur représentant? Comment y arriverait-il puisque sa dette flottante, dans le système que l’on suit, s’élèverait bientôt à 3 milliards 300 millions, et que ce n’est pas en temps de crise, de guerre ou de bouleversement intérieur, que l’état pourrait émettre un emprunt pour se procurer ou la totalité ou une notable partie de cette somme? La combinaison qui substituerait à ces engagemens flottans des rentes amortissables immobilisées n’empirerait donc nullement la situation des caisses d’épargne et ne la rendrait pas plus fragile. Bien plus, elle la consoliderait. Les titres de rente amortissable sont, en effet, des titres précis qui, tout immobilisés qu’ils soient, peuvent en temps de crise être l’objet d’avances de la part des établissemens de crédit : avec ces avances, s’il en était besoin, les caisses d’épargne feraient face, en cas de panique, aux demandes de remboursement. Ces demandes, d’ailleurs, ne risqueraient pas d’être très nombreuses, tant par suite de l’expérience acquise dans la période si bouleversée de 1870 et de 1871, que par l’application d’une clause nouvelle, celle dite de sauvegarde, qui ne permet désormais au déposant de réclamer à vue le remboursement que d’une partie de ses dépôts.

La combinaison de M. Léon Say constitue d’ailleurs un retour à l’application de la législation existante. Les caisses d’épargne, dans l’état actuel, doivent verser leurs fonds à la caisse des dépôts et consignations qui leur sert un intérêt de 4 pour 100. La caisse des dépôts, à son tour, emploie ces Tonds de deux façons ; avec l’une, qui régulièrement devrait être de beaucoup la plus forte, elle achète des valeurs d’état, c’est-à-dire en définitive des rentes ; quant à l’autre, elle la verse au trésor en compte-courant ; cette dernière partie devrait être toujours faible et ne former qu’un fonds de roulement. Or, il est arrivé que les dépôts aux caisses d’épargne se sont singulièrement accrus depuis dix ans ; en 1871, ils étaient tombés à 546 millions de francs, dont 532 millions en valeur d’état et seulement 14 millions en fonds placés en compte-courant au trésor public. Aujourd’hui ils montent à l,425 millions, dont 916 millions en valeurs d’état et 508 millions en fonds que le trésor détient. Ainsi les fonds appartenant aux caisses d’épargne se sont accrus de 900 millions en onze ans ou plutôt en huit ans, car l’accroissement n’a guère été sensible que depuis 1874. Qu’on se préoccupe de cette augmentation incessante, nous le comprenons. Nous serions, quant à nous d’avis qu’on diminuât l’intérêt servi aux caisses d’épargne, qu’on le réduisît à 3 pour 100, car enfin l’état ne peut offrir des placemens qui soient supérieurs aux placemens de première sécurité sur le marché des capitaux ; il ne nous déplairait pas qu’on cherchât, comme en Italie, comme en Belgique, à employer une partie des fonds des caisses d’épargne en prêts agricoles ou en prêts populaires entourés de garantie, car il serait possible qu’un jour les fonds des caisses d’épargne montassent à 4, 5 ou 6 milliards, ce qui deviendrait un embarras sérieux. Que l’attention du législateur se porte sur cette question, c’est désirable ; mais, dans l’état actuel de la législation, les combinaisons proposées par M. Léon Say n’offrent que des avantages.

Le compte-courant des caisses d’épargne au trésor s’était beaucoup trop développé aux dépens des placemens en rentes, et la seule raison en était sans doute que l’état éprouvait le besoin de retenir ces ressources pour l’exécution de ses grands travaux publics qu’il éprouvait de la peine à doter. M. Léon Say propose de consolider en rentes amortissables immobilisées 450 millions du compte-courant de la caisse des dépôts et consignations, plus 300 millions de bons du trésor à long terme que la caisse des dépôts a en portefeuille, et enfin de faire délivrer directement par le trésor en rentes amortissables 250 millions de francs représentant les dépôts nouveaux probables pour les années 1882 et 1883. Voilà un milliard; en y ajoutant la consolidation des fonds de cautionnement et de quelques autres créances, on arrive à 1,200 millions. En ce qui concerne les 250 millions de rente amortissable qui seront délivrés directement par le trésor pour représenter les dépôts nouveaux aux caisses d’épargne dans l’année courante et l’année prochaine, il faut remarquer que la situation de ces caisses n’en sera nullement altérée, puisqu’on tout état de cause elles eussent dû acheter des titres sur le marché. La Bourse seule pourrait se plaindre qu’on la privât d’un certain courant de demandes. Quant aux 300 millions de bons du trésor à long terme qui seront remplacés par de la rente amortissable, on peut faire l’objection que la première valeur étant facilement réalisable, les caisses d’épargne se trouveront avoir moins de ressources liquides ou à prochaine échéance. Que cette objection ait quelque vérité, on ne le peut contester. Mais il n’y a pas toujours eu dans les finances de la France des bons du trésor à long terme, et il n’y en aura pas toujours; quand ceux-ci seront expirés, il faudra bien que les caisses d’épargne en fassent le remploi en rentes; il n’y a aucun inconvénient sérieux, surtout avec la clause de sauvegarde, à ce que ce remploi se fasse immédiatement. La situation du trésor en deviendra plus nette et celle des caisses d’épargne n’aura pas périclité.

En créant ces rentes amortissables immobilisées ne viole-t-on pas indirectement la formule : «Pas d’emprunt, » qui a figuré dans le programme du ministère? Non; il n’y a pas là d’emprunt public, cela est clair ; il n’y a pas non plus d’emprunt dissimulé, puisque c’est simplement une dette nouvelle d’égale somme qui se substitue à une dette toujours exigible. Ce n’est certainement pas la faute des ministres présens si, à la dérobée, clandestinement, sans que le parlement s’en doutât, par suite d’un détestable système financier dans lequel beaucoup de députés imprudens voudraient encore persévérer, une dette flottante colossale, inouïe, s’est constituée, et si cette dette flottante, une fois connue, exige, dans l’intérêt de l’avenir, un règlement. Ces rentes amortissables une fois remises à la caisse des dépôts et consignations ne viendront-elles pas un jour encombrer le marché? Il n’y a aucune raison pour qu’il en soit ainsi. Les rentes seront immobilisées comme le sont celles de la Banque de France qui, à aucun moment, n’ont été réalisées. Il faut bien que la caisse des dépôts ait un avoir productif, or nul avoir ne saurait être pour elle plus productif que les rentes amortissables. En tous pays, ce sont les titres d’emprunts en annuités amortissables qui forment le fonds habituel des grandes caisses de ce genre et des sociétés d’assurance. Il en est ainsi notamment en Angleterre, et les terminable annuities, qui ont une grande analogie avec notre amortissable, sont les valeurs favorites de toutes les institutions de cette nature. Ainsi, de ce côté, rien n’est à craindre. Les rentes qui lui auront été remises, la caisse des dépôts ne les lâchera pas; la formule « Pas d’emprunt » n’est donc pas enfreinte; la nouvelle combinaison n’inflige en outre à l’état aucune surcharge d’intérêts.


III.

La dette flottante une fois réglée, on doit s’occuper de l’avenir et veiller à ce qu’elle ne se reconstitue pas. D’après des engagemens pris, peut-être témérairement, on doit consacrer chaque année de 6 à 700 millions en travaux extraordinaires. On a vu comment le programme de M. de Freycinet, qui ne comprenait d’abord que 4 milliards de travaux, chiffre raisonnable, s’est enflé à près de 7 milliards, somme énorme, une fois et demie le montant de notre indemnité de guerre. Si l’on y joint les dépenses extraordinaires que l’on réclame encore pour les ministères de la guerre et de la marine, on voit combien sont colossales les ressources qu’il faudra créer. Dans une situation financière aussi tendue que celle que nous venons d’analyser, en présence de l’impossibilité d’opérer les nouveaux dégrèvemens d’impôts que le pays réclame, devant un marché financier enfin qui commence à se montrer réfractaire aux emprunts publics continus, par quels procédés peut-on doter les budgets extraordinaires futurs sans troubler toute notre économie nationale? Il y a deux moyens entre lesquels on peut choisir, mais il n’y en a que deux : ou restreindre dans des proportions considérables, étendre sur un beaucoup plus grand nombre d’exercices l’exécution du programme de M. de Freycinet ; ou recourir pour une grande partie des travaux publics à l’ancien système, si étourdiment abandonné, à savoir le recours à l’initiative privée et aux grandes compagnies de chemins de fer. L’opinion publique, qui n’est pas aujourd’hui complètement éclairée sur la réalité de notre situation financière, serait peut-être médiocrement favorable au premier moyen, quoique, à coup sûr, il fût le plus sage ; on comprend que le chef du cabinet actuel y répugne. Reste donc le second moyen qui est le seul; si on ne l’adopte pas, à bref délai, on se trouvera en face de déficits, dans la nécessité d’établir des impôts nouveaux et en présence d’une baisse inévitable, notable, des fonds publics.

M. Allain-Targé proposait des crédits de 621 millions pour le budget extraordinaire de 1883. Par quels moyens se fût-il procuré ces 62 millions, c’est ce qui reste dans l’ombre. M. Léon Say fait subir à ce chiffre une série de transformations qui le réduisent des trois cinquièmes, et pour les deux cinquièmes qui restent, il indique des ressources claires, certaines, qui évitent au trésor toute charge d’intérêt et au marché la secousse d’un emprunt public. Le ministre actuel des finances commence par enlever 53 millions au budget extraordinaire pour les reporter au budget ordinaire. Cette réforme était depuis longtemps demandée par tous les esprits perspicaces qui ont le goût de la correction financière. On avait pris l’habitude de dégager le budget ordinaire d’une foule de dépenses qui sont régulières, qui se représentent chaque année, et on les dotait abusivement avec des fonds d’emprunt. C’était un procédé commode qui faisait apparaître nos budgets ordinaires en excédent quand en réalité ils étaient en déficit. Nous avons constaté, par exemple, que le budget de 1881 se soldait, si on examinait les choses de près, par un déficit de 12 millions de francs, nous eussions dû dire par un déficit de 50 à 60 millions, car on avait bien enlevé an budget ordinaire de 1881 une quarantaine ou une cinquantaine de millions de dépenses qu’on avait à tort inscrits au budget extraordinaire du même exercice. Qui oserait prétendre que les dépenses concernant l’établissement de lignes télégraphiques, le matériel naval, le service hydraulique en Algérie, les lacunes et les grosses réparations des routes nationales ne soient pas des dépenses permanentes auxquelles il convient de pourvoir avec les seules ressources permanentes et normales, à savoir l’impôt? Nous sommes même disposé à croire que M. Léon Say ne va pas assez loin et qu’il reste encore à son budget extraordinaire des crédits qui devraient figurer au budget ordinaire. Ainsi toute une partie des frais de personnel de l’administration centrale du ministère des travaux publics, les traitemens d’un grand nombre d’ingénieurs et de sous-ingénieurs des ponts et chaussées, l’insuffisance éventuelle des produits des chemins de fer exécutés par l’état, toutes ces dépenses, qu’il suffit d’énumérer pour voir qu’elles sont permanentes, figurent encore au budget extraordinaire : c’est un abus. Non-seulement l’état emprunterait pour construire des voies ferrées, mais il emprunterait encore pour payer les frais d’exploitation des chemins de fer construits. Au lieu de se contenter de reporter 53 millions du budget extraordinaire au budget ordinaire, M. Léon Say eût pu et peut-être dû élever à 60 ou 70 millions le chiffre de ce transfert.

Le budget extraordinaire de 1883, après ces déductions, montait encore à près de 570 millions de francs. M. Léon Say en retranche 190 millions de dépenses, auxquels il sera pourvu avec les crédits non employés des exercices antérieurs, puis 81 millions qui seront dotés avec les annulations de certains crédits afférens à des exercices écoulés. Il n’y a aucune objection à faire à ces combinaisons. Au commencement de cette étude, nous nous sommes élevé contre ce que nous avons appelé l’enchevêtrement de nos budgets extraordinaires, le caractère inextricable qu’ils présentent, leurs empiétemens les uns sur les autres. Après ces retranchemens fort légitimes, qui n’ont qu’une valeur de comptabilité et qui ne changent rien aux services, le budget extraordinaire monterait encore à 297 millions. M. Léon Say fait une réduction nouvelle ; il déduit du ministère des travaux publics 40 millions de francs concernant des travaux de chemins de fer qu’il propose de confiera l’industrie privée, c’est-à-dire aux grandes compagnies les seules qui puissent entreprendre sans subvention des œuvres improductives. Le budget extraordinaire, du chiffre de 621 millions auquel l’avait arrêté M. Allain-Targé, se trouve, en dernière analyse, ramené à 257 millions ; comment trouve-t-on cette somme sans emprunt, sans charge d’intérêt pour le trésor ? On se la procure par une combinaison ingénieuse et simple, par le remboursement de 260 millions qu’opéreraient les grandes compagnies de chemins de fer sur les sommes que l’état leur a successivement avancées à titre de garanties d’intérêts.

C’est ici le point le plus attaqué du budget de 1883. À vrai dire, dans toutes les objections qu’on soulève, il y a beaucoup d’ignorance et de légèreté. La plupart des personnes ne comprennent pas au juste ce dont il s’agit, et ceux qui défendent les projets ministériels n’ont pas eux-mêmes l’intelligence très exacte de la combinaison et de son importance. Nous allons plus loin, nous ne craignons pas d’écrire que l’honorable M. Varroy, le ministre des travaux publics, dans les explications qu’il a données à la commission parlementaire des chemins de fer, ne semble pas avoir bien saisi et qu’à coup sûr il n’a pas nettement exposé les avantages réels du système proposé. De là vient que beaucoup d’esprits conciliateurs, comme il s’en rencontre toujours, s’imaginent avoir trouvé entre le plan de M. Léon Say et les idées de ses adversaires des moyens de transaction qui n’existent pas le moins du monde.

Au point de vue simplement financier, ce que recherche le ministre des finances, c’est d’abord le remboursement d’une somme de 260 millions, qui n’est pas immédiatement exigible des grandes compagnies, qui ne l’est que conditionnellement et par fractions successives indéterminées. Mais ce n’est pas là le seul objet que poursuit le ministre ; il lui faut encore que les grandes compagnies se chargent d’un ensemble de travaux publics représentant une dépense de 40 millions de francs pour l’exercice 1883 et de sommes infiniment plus fortes pour les exercices suivans. N’oublions pas ces deux points, car on semble prendre plaisir à en écarter tout au moins un. Le gouvernement veut, en outre, au point de vue économique général, atteindre un résultat important, essentiel : des améliorations dans notre régime de chemins de fer, des réformes et des dégrèvemens qui ne peuvent s’effectuer que si l’on donne à l’industrie des voies ferrées ce dont a besoin toute entreprise humaine, la stabilité, la sécurité pour un avenir d’une certaine durée. Ceux qui ont cru qu’il s’agissait simplement d’un moyen de trésorerie pour trouver 260 millions, qui se sont avisés de dire que les sociétés de crédit pourraient se charger de faire à l’état cette avance moyennant une délégation qu’il leur donnerait sur les remboursemens à attendre éventuellement des compagnies de chemins de fer, ceux-là n’ont vu qu’un côté, le plus petit, de la combinaison sur laquelle doivent reposer, non-seulement le budget de 1883, mais encore les budgets suivans.

Il n’est personne qui n’ait entendu parler des garanties d’intérêt ; les idées les plus confuses et les plus fausses sont répandues à ce sujet. On croit, en général, que l’état, en payant aux compagnies de chemins de fer des sommes à titre de garantie, leur fait un don gratuit. Il n’en est rien : les sommes ainsi versées par l’état sont des avances, des avances recouvrables portant intérêt à 4 pour 100, mais un intérêt simple. Les compagnies doivent se libérer en remettant à l’état tous leurs excédens de recettes nettes qui dépassent le service des obligations et le revenu réservé, fixé à une somme déterminée pour les actions. Le dividende des compagnies qui ont recours à la garantie est ainsi limité, tant que l’état ne sera pas complètement remboursé de ses avances. Si, dans le cours de leur concession, les compagnies ne peuvent pas se libérer, l’état se paiera, à l’expiration de la concession, au moyen du matériel des compagnies débitrices. Le système de la garantie d’intérêt a été inventé par des esprits sagaces, habiles, pleins de prévoyance ; c’est grâce à ce procédé ingénieux qu’on a pu construire depuis quinze ans 10,000 ou 12,000 kilomètres de chemins de fer, en général peu productifs, sans que le trésor eût à y contribuer pour une somme notable. Aujourd’hui, le développement du trafic est tel qu’une seule compagnie, celle de l’Ouest, recourt encore à la garantie, que trois autres, celles du Midi, d’Orléans et de l’Est, sont en train de rembourser l’état. Une compagnie, celle du Nord, n’a jamais fait appel à la garantie ; une autre, celle de Lyon, n’y a recouru que pour de petites lignes, dans des conditions tout à fait spéciales, la ligne du Rhône au Mont-Cenis et deux lignes algériennes. L’opération du remboursement est donc commencée ; mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que les remboursemens à effectuer par les grandes compagnies ne le sont que conditionnellement et successivement ; il se trouve des personnes qui proposent, en rejetant les conventions nouvelles avec les compagnies, de substituer à ces dernières des institutions de crédit qui feraient à l’état une avance gagée par les restitutions ultérieures des compagnies ; ces personnes ne tiennent aucun compte du caractère tout à fait conditionnel et successif des remboursemens auxquels les compagnies sont tenues. En consentant à se libérer à bref délai, soit totalement, soit partiellement vis-à-vis du trésor, les compagnies font un sacrifice considérable qui représente pour l’état un bénéfice d’un bon nombre de millions.

D’après les plus récens documens officiels, le compte de la dette des compagnies envers le trésor, du chef de la garantie d’intérêts, arrêté au 31 décembre 1879, montait à 494 millions en capital et à 109 millions et demi en intérêts, soit ensemble à plus de 603 millions de francs. La situation de ce compte est à peu près la même aujourd’hui, car si le Midi a pu rembourser environ 6 millions, l’Orléans 3 millions et l’Est quelques centaines de mille francs pour 1880, d’autre part, les intérêts se sont accrus et la compagnie de l’Ouest a même augmenté sa dette en capital. Si rien n’est changé à la situation actuelle, les compagnies rembourseront successivement par fractions, au fur et à mesure que leurs recettes se développeront, la dette qu’elles ont vis-à-vis du trésor. On pense que le Midi pourra verser 7 ou 8 millions pour l’année 1881, l’Orléans 4 ou 5, l’Est peut-être 2 ou 2 1/2. Que sera-t-il de l’année 1882 ? On l’ignore ; mais les plus-values de recettes paraissent devoir être moins considérables et, par conséquent, l’accroissement des remboursemens sera plus lent. Si une année survenait où les recettes des compagnies diminuassent, les remboursemens diminueraient ; si la réduction des recettes, par suite de concurrence, d’abaissement des tarifs ou de tout autre événement, était telle que le revenu net nécessaire pour le dividende réservé ne fût pas dépassé, les remboursemens cesseraient complètement. Si même les recettes tombaient au-dessous de la somme qu’exige le dividende réservé, non-seulement les compagnies cesseraient leurs remboursemens, mais l’état serait tenu de leur faire de nouvelles avances. Tel est le caractère essentiellement conditionnel des remboursemens des grandes compagnies ; c’est pour le trésor une recette probable, mais successive, aléatoire ; c’est, en outre, une créance qui ne porte pour l’état intérêt que pour une partie des sommes qui la composent, à savoir pour les 494 millions dus en capital et non pour les 110 millions qui sont dus en intérêts. Ces réflexions sont bien simples ; cependant nous ne sachions pas que personne en ait tenu compte, pas même l’honorable M. Varroy, dans sa déposition à la commission des chemins de fer.

Cette ressource éventuelle et graduelle, on veut la transformer en une ressource ferme et immédiate. On ne peut le faire pour l’ensemble de la dette des compagnies. Sur les 604 millions, il y en a 177, nous pouvons même dire 190, qui sont dus par la compagnie de l’Ouest ; or cette compagnie est encore besogneuse ; elle devra recourir à la garantie pendant cinq ou six ans au moins, et ce ne sera pas avant dix ou douze ans qu’elle pourra se libérer. Une seconde somme de 60 millions est due par la compagnie de Lyon-Méditerranée, qui est très riche, mais qui n’a pas recouru à la garantie pour la totalité de son réseau ; elle n’y a fait appel que pour deux catégories de lignes qui sont considérées comme étant à part de son réseau général, à savoir la ligne du Mont-Cenis et les lignes algériennes. Or, ces tronçons ayant encore un trafic insuffisant, la compagnie de Lyon ne pourra être contrainte avant plusieurs années à un remboursement quelconque vis-à-vis du trésor; si elle consent, comme le lui demande M. Léon Say, à verser à l’état 15 millions, c’est par un simple acte de bonne volonté, car, en dehors d’une convention nouvelle, l’état pourrait attendre peut-être dix ans avant de recevoir un centime sur ces 15 millions. L’état compte obtenir de la compagnie d’Orléans la totalité de ce qu’elle lui doit, soit 205 millions; enfin la compagnie de l’Est, qui est moins aisée que celle d’Orléans, lui verserait 40 millions sur les 130 dont elle est débitrice. Il n’est pas question dans ces arrangemens de la compagnie du Midi, parce qu’elle a pris l’habitude de se libérer si rapidement, en dehors de toute convention nouvelle, que dans quatre ans au plus elle ne devra plus rien sur les 40 millions dont elle était débitrice au 31 décembre 1879.

On ne se rend pas généralement bien compte des avantages que le remboursement immédiat ou très prochain des 260 millions en question procurera à l’état et des charges qu’il imposera aux compagnies. En premier lieu, l’état n’aura à payer aucun intérêt pour le remboursement de cette somme importante. Si, à défaut de conventions nouvelles avec les compagnies, il recourait à l’intermédiaire d’établissemens de crédit, ceux-ci seraient tenus de lui demander un intérêt de plusieurs millions par an, puisque la dette des compagnies est conditionnelle, graduelle et qu’elle n’est elle-même qu’en partie sujette à intérêt. Quant aux compagnies, la charge que leur imposera le remboursement immédiat ou prochain des avances du trésor est beaucoup plus considérable qu’on ne le suppose. Les explications de l’honorable M. Varroy à ce sujet sont, notamment, incomplètes. « Le remboursement anticipé, dit-il, impose aux compagnies une légère charge supplémentaire en intérêts ; en effet, elles auront à payer aux porteurs d’obligations substitués à l’état comme créanciers un intérêt de 4 ¼ à 4 1/2 pour 100, amortissement compris, tandis qu’elles ne paient aujourd’hui à l’état qu’un intérêt simple de 4 pour 100, équivalant à un intérêt composé sensiblement inférieur. » Ces observations ne sont exactes qu’en partie; le préjudice qu’imposera aux compagnies le remboursement anticipé ne consiste pas simplement dans la différence de l’intérêt qu’elles doivent au trésor et de celui qu’elles devront payer pour les obligations qu’elles émettront afin de rembourser cette dette. Ce préjudice est bien plus considérable, et il est surprenant que l’honorable M. Varroy ne s’en soit pas aperçu. Prenons comme exemple la compagnie d’Orléans : elle doit aujourd’hui au trésor 205 millions; mais ces 205 millions se divisent en deux sommes bien distinctes : d’une part, 155 millions, représentant l’avance faite en capital par l’état et portant intérêt à 4 pour 100; d’autre part, 50 millions qui représentent les intérêts accumulés et qui eux-mêmes ne portent aucun intérêt au profit du trésor. La compagnie d’Orléans va emprunter à 4 ¼ ou 4 ½ pour 100 non-seulement la somme nécessaire au remboursement des 155 millions pour lesquels elle paie actuellement un intérêt de 4 pour 100, mais encore la somme nécessaire au remboursement des 50 millions pour lesquels elle n’a aujourd’hui aucun intérêt à payer. Le préjudice éprouvé par la compagnie d’Orléans sera de ce chef de 2 millions par an pendant toute la durée de la concession. Si la compagnie n’obtient pas des avantages sérieux en compensation de ce sacrifiée incontestable et considérable, elle mériterait d’être judiciairement interdite. Le sacrifice qu’elle consent est d’ailleurs encore plus grand, car en remboursant l’état, elle perd la ressource qu’elle a actuellement de diminuer ou de suspendre ses versemens si ses recettes, par une cause quelconque, venaient à diminuer[5].

Le remboursement immédiat ou prochain de 260 millions est donc une charge pesante pour les compagnies; ce n’est toutefois que le moindre avantage qui échoit à l’état du chef des conventions nouvelles. Le plus grand profit pour l’état, c’est que les compagnies consentent à construire et à exploiter à leurs risques et périls une très forte partie des 17,000 kilomètres de chemin de fer que l’on a promis au pays. Ces voies ferrées nouvelles coûteront bien 3 ou 4 milliards, c’est-à-dire qu’il faudra trouver 120 ou 160 millions de francs pour payer les intérêts des capitaux employés à cette œuvre. Que tous ces chemins tertiaires gravissant souvent des montagnes rapportent peu de chose, il est inutile de le démontrer. Notre réseau de chemins de fer d’intérêt local ne donne qu’un intérêt de 1 1/4 pour 100 relativement au prix d’établissement; or les lignes d’intérêt local ont été faites à très peu de frais, et la plupart desservent des régions moins ingrates que celles que traverseront les chemins nouveaux. Ces lignes seront donc improductives au moins pendant longtemps; l’état lui-même en a conscience puisqu’il inscrit à son budget extraordinaire, dès maintenant, une somme d’environ 5 millions pour l’insuffisance du produit des lignes qu’il est en train de construire; or celles-ci sont les premières, par conséquent, les meilleures de la série. Si es compagnies se chargent de faire à leurs frais la moitié environ de ces 17,000 kilomètres et de les exploiter, ce n’est pas seulement en 1883 que l’état n’aura pas besoin d’emprunter, ce sera peut-être aussi en 1884; dans les années suivantes, ses emprunts seront notablement réduits, le chapitre des intérêts de sa dette ne grossira pas dans des proportions aussi formidables, et on peut espérer qu’il y aura encore dans les exercices futurs quelque place pour les dégrèvemens. Non-seulement les compagnies consentent à affecter aux constructions nouvelles la plus grande partie, peut-être la totalité, peut-être même plus que la totalité de leurs plus-values, car dans des engagemens aussi vastes on ne peut dire si l’on aura estimé avec rigueur les ressources de l’avenir, mais elles font plus encore, elles admettent des réductions de tarif de 5 à 10 pour 100 sur la grande vitesse, éventuellement même de 25 à 30 pour 100; elles adoptent le tarif général commun qu’elles avaient jusqu’ici repoussé. M. Varroy évalue à une centaine de millions par an le sacrifice total auquel consentent ainsi les compagnies, et que leur donne-t-on comme compensation? Simplement la garantie qu’on ne les rachètera pas pendant la prochaine période de quinze années. Si ce traité est léonin, nous n’hésitons pas à dire que c’est en faveur de l’état; si la chambre commet la faute de repousser les conventions conclues avec les compagnies, elle aura peut-être rendu un grand service aux actionnaires de ces sociétés; au lendemain du rejet des conventions, il nous paraîtrait naturel que les actions des compagnies haussassent.

Une foule de députés semblent ne vouloir pas admettre la renonciation pendant quinze ans à la faculté de rachat. Ils font à ce sujet les observations les plus enfantines. On est étonné de voir des hommes graves faire des objections aussi frivoles. Le rachat est un droit de l’état; il n’y faut jamais renoncer; mais est-ce que les particuliers les plus judicieux n’ont pas une foule de droits qu’ils aliènent temporairement ? Est-ce qu’un propriétaire croit s’amoindrir ou compromettre son bien en l’affermant pendant neuf ou douze ans ? et neuf ou douze ans ne sont-ils pas infiniment plus dans la vie d’un homme que quinze ans dans celle d’une nation ? L’objection n’a donc aucune force. Il s’agit simplement de comparer les concessions que les compagnies font à l’état avec la concession unique que l’état fait aux compagnies. Les premières ont une si grande importance qu’il est fort à craindre que la situation financière des compagnies n’en soit affectée ; l’unique concession faite par l’état, au contraire, est en quelque sorte d’ordre public ; en l’absence même de toute contre-partie, on devrait l’accorder dans l’intérêt général. L’exploitation des chemins de fer est en effet soumise aux mêmes conditions que toutes les industries. Pour fonctionner régulièrement, pour s’améliorer, pour recourir à des procédés nouveaux, pour appliquer des réformes, il faut qu’elle ait devant elle de la stabilité, de la sécurité pendant un certain laps d’années. Comment agrandir les gares, multiplier les voies, transformer le matériel, faire des sacrifices sur le présent en vue de l’avenir si, à chaque instant, l’état peut venir mettre sa lourde main sur les compagnies, leur signifier brutalement le rachat et les évincer de leur domaine avant que les nouvelles immobilisations de capitaux aient pu porter leur fruit ? Il serait absurde de demander au tenant at will irlandais une culture intensive et soignée ; il serait chimérique de vouloir que le locataire d’une usine affermée pour six mois ou pour un an perfectionnât l’outillage et la fabrication ; il ne l’est pas moins de croire que, sous la menace incessante du rachat, les compagnies puissent faire bénéficier le public d’une exploitation conduite dans un esprit de progrès et de réforme. Ce sont là des vérités tellement évidentes qu’on rougit presque d’avoir à les rappeler aux membres du parlement français.

Tant que la question de rachat n’était pas posée, on pouvait rester dans le statu quo, parce que, en dehors de tout texte formel, la longue possession, les dispositions connues du public et du parlement donnaient aux compagnies la confiance dans l’avenir. Aujourd’hui cette confiance est détruite par des attaques systématiques et incessantes ; on doit la rétablir. Il faut choisir entre le rachat et la renonciation au rachat pendant quinze ans. Quant à nous, notre conviction personnelle et absolue, c’est que l’état ne rachètera pas. Il ne se trouvera pas parmi les membres les plus audacieux et les plus présomptueux de la chambre un ministre des finances assez téméraire et assez aveugle pour, quand il aura pris possession de son ministère, quand il connaîtra la situation financière réelle, se lancer dans une entreprise aussi ruineuse. Certes M. Allain-Targé était un ardent partisan du rachat ; c’était un des plus intelligens parmi ceux qui soutenaient cette thèse ; il est entré au pouvoir comme membre d’un ministère qui avait une grande force et de vastes desseins ; a-t-il proposé le rachat ? Non, et cependant la situation des finances était, il y a trois mois, meilleure qu’aujourd’hui, meilleure qu’elle ne le sera demain. Ce que n’a pas fait M. Allain-Targé, ce ne sera certainement pas M. Papon ni un autre quelconque qui le feront. Nous ne craignons donc pas le rachat ; mais ce que nous craignons, c’est un provisoire agité, contesté, c’est l’absence de tout système, c’est le maintien pendant des années de discussions irritantes, stériles ; c’est, pendant tout ce temps, une exploitation précaire, nécessairement peu réformatrice et peu progressive. On recommencerait pour les chemins de fer ce que l’on a fait depuis près de dix ans pour les traités de commerce ; on ferait des enquêtes, on aurait des débats retentissans, on inquiéterait tous les intérêts sans jamais aboutir. La renonciation formelle à la faculté de rachat pendant quinze ans peut seule prévenir cette sorte de chaos législatif et administratif.

Il ne faut pas s’y tromper, d’ailleurs : la renonciation au rachat pendant quinze années est, en dépit de toutes les dénégations, la base même du budget de 1883 et des budgets suivans. On s’abuse quand on dit que des établissemens de crédit pourraient avancer au trésor les 260 millions que M. Léon Say voulait demander aux grandes compagnies. Certes, ils pourraient le faire, mais dans de tout autres conditions, en demandant par exemple un intérêt, car on oublie que la dette des grandes compagnies n’est que éventuellement et fractionnairement remboursable, qu’en outre les grandes compagnies ne sont tenues à payer un intérêt que sur une partie des sommes qu’elles doivent au trésor. Tandis que les compagnies pourraient être amenées à payer à l’état 260 millions qui ne coûteraient à ce dernier aucun intérêt, l’état ne pourrait obtenir gratuitement cette somme des établissemens de crédit, qui n’ont aucune raison de faire des sacrifices pour lui être agréables. Puis ces établissemens de crédit ne fourniraient pas gratuitement les 40 millions que, dans le plan de M. Léon Say, les compagnies doivent consacrer en 1883 à de nouveaux travaux publics, les 100 ou 150 millions qu’elles affecteraient à la même œuvre en 1884 et dans les années suivantes. Ce ne serait pas non plus des maisons de banque qui pourraient se charger d’exploiter sans garantie une foule de nouveaux chemins vraisemblablement peu productifs. Les compagnies seules peuvent rendre à l’état ce service. Mais on ne peut leur demander d’encourir de telles responsabilités, de faire de si grandes dépenses, sans leur donner de la sécurité pour une quinzaine d’années. La combinaison avec les grandes compagnies est donc bien, quoi qu’on en dise, la clé de voûte non-seulement du budget de 1883, mais des budgets futurs. Si on la repousse, en supposant même qu’on trouve quelque expédient pour doter le budget de 1883, les embarras reparaîtront beaucoup plus considérables dans le budget de 1884. Un plan de finances doit embrasser plusieurs années. L’expérience a démontré qu’on ne peut, sans compromettre les finances du pays, persévérer dans le ruineux système qu’on a adopté depuis trois ou quatre ans pour les travaux publics.


IV.

A côté des grandes questions que nous venons de traiter, les détails du budget de 1883 n’ont qu’un intérêt secondaire. Que presque tous les chapitres soient en augmentation considérable, c’est un lamentable spectacle, selon nous; que toutes nos plus-values d’impôts aillent s’engloutir dans ce gouffre des crédits supplémentaires votés sur l’initiative du premier député venu, on ne saurait trop profondément le regretter, ni protester avec trop d’énergie contre des abus qui dépassent tous ceux que l’histoire financière a jusqu’ici constatés. Il y a chez les membres de la chambre une sorte d’infatuation irréfléchie, une contagion de prodigalité, qui les poussent à considérer comme une bonne œuvre, comme un titre méritoire, toute nouvelle augmentation des dépenses publiques. Il semble que chacun de nos 535 députés se pose en se réveillant cette question : « Comment pourrai-je grossir le budget? » On commence à voir les fruits de ce désastreux système. Le seul frein, ce serait que la constitution ou un sévère règlement intérieur interdît absolument aux membres du parlement de prendre l’initiative d’une dépense quelconque. Il en est ainsi en Angleterre, et chacun y gagne : le gouvernement en dignité, le pays en bonne gestion, et les députés eux-mêmes en repos d’esprit. On n’ose pas, paraît-il, proposer à notre parlement cette restitution au pouvoir exécutif des droits que celui-ci doit être seul à posséder. D’une manière indirecte, M. Léon Say espère diminuer, si ce n’est supprimer ces abus. Ce sont les plus-values de recettes, ou plutôt c’est la partie purement apparente et fictive des plus-values de recettes, qui entrelient chez nos députés cet entrain à la dépense» Ils lisent dans les relevés statistiques du ministère des finances que tel exercice, par exemple celui de 1881, offre une plus-value de 220 millions de francs ; aussitôt chacun d’eux sent une sorte de fumée d’ivresse lui monter au cerveau, et se met à la besogne pour dépecer cette énorme aubaine de 229 millions. L’un prend parti pour les douaniers, l’autre pour les facteurs, celui-ci pour les écoles, celui-là pour les chemins, un autre pour les musées, chacun a ses cliens, et c’est une pluie de propositions de dépenses qui sont gagées par des plus-values. Au fur et à mesure que celles-ci se produisent et exercent sur les esprits leur influence excitatrice, les crédits supplémentaires s’accumulent, et l’on fait si bien que le budget de 1881, en dépit de ces 229 millions de plus-value, se solde en déficit réel de 12 millions. Chaque année, cependant, le même manège se renouvelle et les plus-values, qui devraient être pour le pays une cause d’allégement d’impôts, tendent à devenir indirectement la cause de nouvelles charges. C’est que ces plus-values tiennent en grande partie à ce que l’on a évalué trop bas les recettes prévues dans le budget primitif.

Chez les nations modernes où la population augmente et où l’aisance s’accroît par l’épargne, par l’accumulation des capitaux, par les inventions de la science et les progrès industriels, les impôts doivent donner chaque année un produit croissant. En France, la population grandit de 100,000 âmes tous les ans, et c’est bien peu : voilà donc 100,000 consommateurs nouveaux, qui, à eux seuls, toutes choses restant égales, doivent faire hausser d’un trois-cent-soixantième, soit de 7 à 8 millions de francs, le rendement des impôts ; mais c’est là la moindre cause de plus-value. Dans le même pays, l’épargne capitalise chaque année 2 milliards de francs environ qui viennent grossir la richesse nationale et l’augmentent de plus d’un centième; voilà encore une seconde cause qui doit ajouter de 25 à 30 millions par an au produit des taxes. Enfin, les progrès industriels et les découvertes de la science viennent aussi chaque année augmenter la productivité du travail national, et c’est encore une cause de développement des transports, des transactions, de la consommation, par conséquent du produit des droits dont les consommations, les transactions et les transports sont grevés. Que le rendement des taxes donne à peu près régulièrement une plus-value variant entre 70 et 120 millions de francs, c’est donc un phénomène naturel, facilement explicable. Tous les pays civilisés en sont là; il n’y a entre eux et nous qu’une différence de degré; pour ne pas parler des plus riches, comme les États-Unis et l’Angleterre, voici l’Italie, qui, dans la dernière année, a bénéficié d’une plus-value d’impôt d’une cinquantaine de millions de francs; en Espagne, ce dernier chiffre est au moins atteint. L’erreur, c’est de croire que ces plus-values, qui sont régulières, qui représentent 3, 4 ou 5 pour 100 du produit des impôts, puissent prendre et conserver des proportions extravagantes. Quand le budget de 1881 jouit d’une plus-value officielle de 229 millions, c’est un mirage. La plus-value réelle est moitié moindre; elle ne s’élève qu’à 100 ou 120 millions. Cette énormité de la plus-value apparente vient de ce que, au lieu de calculer les recettes d’un budget d’après les recettes effectuées dans l’exercice qui précède immédiatement celui dont il s’agit, on prend pour base les recettes de l’avant-dernier exercice. La plus value devrait être le gain d’une année sur l’autre; dans les procédés de comptabilité jusqu’ici suivis, la plus-value est le gain de deux années; l’apparence est donc double de la réalité. A lire les tableaux mensuels ou trimestriels que publie l’administration des finances, les esprits superficiels, — et il est permis de penser qu’il s’en rencontre dans notre parlement, — croiraient que le produit des impôts s’accroît de 200 ou 230 millions par an, tandis qu’il n’augmente que de la moitié de cette somme. Cette illusion, entretenue par les statistiques, contribue beaucoup à susciter la prodigalité.

M. Léon Say propose une réforme, que nous demandons, quant à nous, depuis plusieurs années; c’est d’établir les évaluations de recettes du budget de 1883, non pas d’après les recettes de l’exercice 1881, mais d’après les recettes de 1882. On peut faire une objection, c’est qu’on ignore encore au juste quelles seront les recettes de 1882 qui est l’année en cours au moment où l’on discute le budget de 1883. Pour arriver empiriquement à déterminer les recettes approximatives de 1882, M. Léon Say propose de se servir des chiffres connus de l’exercice 1881 et d’y ajouter la plus-value normale d’une seule année, calculée sur la moyenne des plus-values des trois dernières années. Ce procédé nous paraît bon; il constitue une règle fixe qui pourra être suivie pour tous les budgets postérieurs. Nos budgets auront ainsi plus de réalité, plus de sincérité ; ils seront moins éloignés des faits ; les cadres en seront plus fixes, et ce sera un grand avantage. Il semble au premier abord singulier qu’on propose, comme moyen d’arrêter le développement des dépenses, une évaluation plus forte des recettes. Il n’y a pas là, cependant, de contradiction ; c’est par les crédits supplémentaires que la prodigalité se manifeste ; ce sont les plus-values qui suscitent les crédits supplémentaires. Or l’évaluation plus forte et plus exacte à la fois des recettes primitives du budget ramènera les plus-values à leurs proportions réelles, c’est-à-dire à des limites restreintes, et découragera les auteurs habituels de propositions de crédits supplémentaires. Le ministre des finances en aura aussi plus de force pour résister aux entraînemens de la chambre. Nulle part, d’ailleurs, au monde, on ne suit pour l’évaluation des recettes le système tout à fait factice et décevant qu’on a adopté chez nous. Mais n’est-il pas à craindre, dira-t-on, qu’avec ce relèvement des prévisions de recettes, les déficits deviennent plus fréquens si quelque accident vient à réduire les plus-values? Nous ne l’appréhendons pas. Pour que les évaluations des recettes du budget de 1883, calculées d’après celles de 1882, ne fussent pas réalisées, il faudrait que des circonstances défavorables vinssent faire disparaître d’une manière complète la plus-value normale qui doit se produire d’une année à l’autre, cela n’est pas à craindre; un tel cas ne se présente pas une fois en dix ou douze ans. Il est, d’ailleurs, trop tard, pour repousser le mode d’évaluation proposé par M. Léon Say; on a tellement enflé les dépenses depuis quelques années, que même avec ce relèvement des recettes, c’est à peine si l’excédent du budget primitif de 1884 est de 2 millions 1/2 sur un chiffre total de 3 milliards 30 millions.

Un autre point du budget mérite l’attention. Il existe, dans la première partie du budget du ministère des finances, un chapitre qui est très important et qui a quelque célébrité parmi les financiers, c’est le chapitre V, intitulé : Intérêts et amortissement des capitaux du budget sur ressources extraordinaires. Ce chapitre a pour objet de faire face au service de la rente amortissable et des obligations du trésor à court terme. Il est inscrit en 1883 pour le chiffre de 208 millions de francs. Cette dotation devrait être assez notablement plus considérable, si l’on se conformait aux résolutions antérieurement prises. Les obligations à court terme montent actuellement à 522 millions et, d’après les lois relatives au compte de li (nidation, elles venaient à échéance en 1883, 1884, et 1885. M. Léon Say propose d’étendre le remboursement sur un plus grand nombre d’années et de le proroger jusqu’en 1887; il en résultera que la charge des trois prochains budgets en sera allégée, et que, au contraire, les exercices 1886 et 1887 auront à supporter, l’un 110 millions et l’autre 89 millions, dont ils devaient être affranchis. Qu’il soit regrettable d’être obligé de recourir à cette mesure, nous ne le contestons pas. Mais la nécessité y contraint. Voilà où en sont nos finances sur lesquelles tant d’esprits se font des illusions. Elles sont aujourd’hui tellement tendues que l’on est obligé de remanier des échéances et de changer la base d’évaluation des recettes pour avoir un équilibre de 2 millions 1/2. Quelle est la cause de cette situation si étroite et presque précaire ? Il n’y en a qu’une : le mauvais système suivi pour les travaux publics. Nous devons en passant féliciter M. Léon Say d’avoir compris pour la première fois, parmi les budgets spéciaux annexés au budget général, le budget des chemins de fer de l’état; mais n’est-il pas déplorable que, les recettes du réseau de l’état étant évaluées à plus de 26 millions de francs, l’excédent net des recettes ne figure que pour une somme de 4 millions 111,000 francs, soit 16 pour 100 à peine des recettes brutes ?

Le lecteur qui nous aura suivi dans cette rapide étude n’aura pas de peine à conclure. Le budget qui vient d’être présenté à la chambre est de nature à faire réfléchir nos députés. C’est pour la plupart d’entre eux une révélation : pour les esprits sagaces, c’est la confirmation d’une situation qu’ils connaissaient en gros, qu’ils s’efforçaient depuis plusieurs années de faire comprendre au public. Les finances sont très engagées; elles commencent à être embarrassées; elles exigent impérieusement un changement de système. Les illusions aujourd’hui doivent tomber. Si l’on veut charger l’état des travaux publics nouveaux, sans aucun concours des grandes compagnies de chemins de fer, si les députés continuent à engager de leur propre initiative des dépenses nouvelles, ce n’est pas 500 millions qu’il faudra emprunter, ni un milliard, c’est deux ou trois milliards dans un temps beaucoup plus court qu’on ne pense. A des budgets qui, depuis 1881, ont beaucoup de peine à se solder en équilibre, il faudra ajouter une charge d’une centaine de millions d’intérêts pour les emprunts à effectuer. Alors les dégrèvemens deviendront impossibles; il ne se passera même pas deux ans avant qu’on soit contraint d’établir des impôts nouveaux. M. Léon Say dit, dans son exposé des motifs, qu’il n’y a pas de politique de dégrèvemens. A notre gré, il a tort. Il y a une politique de dégrèvemens, et la France doit la suivre : cette politique consiste dans l’économie, dans le contrôle de la chambre sur elle-même, sur ses propres goûts de prodigalité, dans la renonciation au socialisme d’état, dans l’abandon du procédé qui consiste à rejeter sur l’état seul la charge de tous les travaux extraordinaires. Dans le programme de M. Léon Say, nous ne trouvons qu’un point à critiquer : pas de conversion. La conversion sera bientôt nécessaire; il faudra l’exécuter au plus tard dès le commencement de l’année prochaine pour pouvoir accorder au pays quelques dégrèvemens. Que nos députés réfléchissent à la situation vraiment grave de nos finances; qu’ils pensent aux charges dont nous grèverait la continuation des énormes budgets extraordinaires pourvus par des emprunts publics. Le mandat de la chambre est de courte durée ; les trois ans et demi qu’il lui reste à parcourir seront bientôt écoulés ; que nos députés se représentent quelle sera leur situation devant le corps électoral, si, en reparaissant devant lui en 1885, ils n’ont pas supprimé 200 ou 300 millions de francs d’impôts sur les 500 ou 600 millions de taxes établies depuis la guerre qui sont encore perçues aujourd’hui. La France n’a jamais regardé cette charge comme définitive; elle demande à en être graduellement allégée. Nos représentans doivent donc résister aux aspirations confuses qui les poussent vers le développement indéfini des dépenses. Il faut rentrer sans retard dans la correction financière; il faut renoncer aux desseins gigantesques; sinon, nous ne craignons pas de le dire, malgré la prospérité de nos finances dans ces derniers temps, les déficits sont proches, et la nécessité de relever les impôts se fera bientôt sentir.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Les Finances françaises de 1870 à 1878, par M. Mathieu-Bodet, ancien ministre des finances ; Hachette, 1871.
  2. Nous trouverons, par exemple, dans le budget de 1883, entre autres chapitres de dépenses dont le gouvernement n’a pas eu l’initiative et qui lui ont été en quelque sorte imposés : 6 millions pour les victimes du 2 décembre, 12 millions pour les subvention à la marine marchande, 15 millions pour alléger la charge que la gratuité des écoles impose aux communes. On sait que le rachat des petites lignes de chemins de fer en détresse a été imposé par le parlement au trésor qui ne s’en souciait guère.
  3. Ier volume de 1880, p, 378
  4. Voir le Bulletin de statistique au ministère des finances, livraison de février 1882, p. 156.
  5. On peut objecter peut-être que, d’après le plus récent arrangement pris avec la compagnie d’Orléans, il a été stipulé que le remboursement des 200 millions laisserait la compagnie exactement dans la situation où elle est aujourd’hui. On entend sans doute par là qu’on relèvera le chiffre du revenu réservé, de telle façon que le dividende actuel ne soit pas entamé par les conséquences du remboursement. Ce sera une précaution utile pour la compagnie. Il n’en est pas moins vrai que celle-ci supportera toujours un certain détriment pécuniaire du chef du remboursement, puisqu’elle substituera une dette contractée vis-à-vis du public et portant intérêt intégralement à une dette qui aujourd’hui ne porte pas intérêt pour 50 millions. Supposons qu’en 1883 la compagnie puisse rembourser à l’état, sous le régime actuel, 8 millions; sut cette somme, 6 millions seulement représenteraient l’intérêt à 4 pour 100 des 150 millions dus en capital par la compagnie à l’état, et les deux autres millions viendraient en amortissement du capital. Après la convention pour le remboursement intégral, au contraire, les 8 millions seront entièrement absorbés par le paiement des intérêts, et le capital de la dette n’en sera aucunement réduit; le préjudice pour la compagnie nous parait donc évident.