La Situation navale - Coup d’œil d’ensemble

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La Situation navale - Coup d’œil d’ensemble
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 921-934).
LA SITUATION NAVALE
COUP D’ŒIL D’ENSEMBLE

Le dixième mois de cette grande guerre est fini. Un été nouveau commence sur les champs ensanglantés, sur des mers qui ont enseveli déjà tant de cadavres… Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? Telles sont les questions qui se posent devant les esprits attentifs. Un marin, semble-t-il, n’y devrait répondre qu’en se cantonnant strictement dans sa spécialité. Cela n’est pas possible. Dans un conflit aussi vaste, aussi compliqué que celui-ci et qui met en jeu par une contrainte également puissante tous les ressorts de l’organisation nationale, on ne peut, quand on se recueille pour réfléchir sur l’ensemble de la situation, à un moment donné, séparer ceci de cela, ni l’action militaire de l’action politique, ni l’effort extérieur de l’effort intérieur, ni surtout les opérations navales des opérations continentales, auxquelles elles se rattachent par les liens d’une étroite solidarité.

Qu’on me pardonne donc si, au cours de cette brève étude et pour mieux expliquer ce qui se passe, — ou ce qui pourrait se passer, — sur mer, je me trouve conduit à exprimer une opinion discrète sur ce qui se passe à terre ; si même, empiétant sur le domaine très réservé de la politique étrangère, je me hasarde à montrer de quel poids pèserait dans la balance la puissance navale, si elle pouvait s’employer à fermer exactement, inexorablement, toutes les avenues par où viennent encore à l’Allemagne et ses vivres et ses matières premières, en même temps qu’à ouvrir aux armées des alliés de nouvelles voies, les seules peut-être qui puissent nous conduire jusqu’au cœur du puissant empire germanique.

Ce qui frappait le plus l’opinion publique, il y a quelques jours, c’était une sorte d’atonie générale dans les opérations militaires conduites, aussi bien sur terre que sur mer, par les alliés Anglais et Français. C’était ensuite comme un défaut de concordance, d’entente, avec les opérations du troisième allié, le Russe, dont l’activité stratégique et tactique se dément d’autant moins qu’il est vivement pressé par l’adversaire commun. C’était enfin, en ce qui touche plus particulièrement les opérations maritimes, la fâcheuse constatation que les Austro-Allemands, les Allemands surtout, conservent l’initiative qu’ils se sont acquise dès le mois d’octobre et qu’en fin de compte, étant les plus faibles, ils nous imposent leur méthode de guerre, à nous les plus forts.

Il s’en faut que tout soit justifié dans les réflexions que l’on entend faire, dans les cercles les mieux informés, sur ces sujets délicats. Au reste les esprits les plus enclins à la critique reconnaissent que si le tableau a des ombres, il a aussi d’éclatantes couleurs ; qu’en définitive nos affaires ne sont aucunement compromises, que notre offensive s’accentue et que, si l’époque de la victoire définitive ne semble pas s’être rapprochée, la certitude du succès final, et d’un succès absolument décisif pour les destinées de l’Europe civilisée, reste entière, hors de conteste, absolue.

Mais le succès, il ne suffit pas d’y croire avec la foi du charbonnier, ni même de le vouloir, comme on le dit souvent et un peu puérilement, car qui donc pourrait ne pas le vouloir ?… Il faut aussi le mériter, il faut le forcer, pour parler net. Et ce n’est pas, certes, en nous battant mieux sur les fronts de l’Artois, de l’Argonne, de l’Alsace, sur les rudes collines jaunes de Gallipoli et sur les flots bleus des Dardanelles, — que pourrait-on faire de plus que ce que font ces hommes admirables à qui le haineux et méprisant adversaire ne sait plus ménager ses éloges ? — Non, il faut le forcer en tendant sans relâche toutes nos facultés d’invention et d’imagination comme il apparaît bien que les tendent nos ennemis ; en mettant en jeu toutes nos ressources d’esprit et toutes nos ressources matérielles, pour créer rapidement des moyens d’action nouveaux et en perfectionner d’anciens encore utilisables, pour produire beaucoup plus vite les armes et engins dont l’efficacité nous est déjà connue, pour faire descendre au plus tôt des chantiers navals les unités légères dont on avait imprudemment arrêté la construction et dont le besoin se fait si vivement sentir.

Il faut le forcer encore en opérant, sans marchander, au sein de notre organisme intérieur, militaire, politique, social, les changemens que tout le monde sent indispensables, — mettre chacun à sa place, quand de si grands intérêts en dépendent, est-ce donc si difficile ! — et les réformes pratiques que l’expérience de dix mois de guerre révèlent urgentes, sans négliger de descendre jusqu’aux questions d’alimentation quotidienne qui, si l’on n’y prend garde, vont prendre une acuité fâcheuse…

Il faut forcer enfin le succès, même après l’entrée si heureuse de l’Italie dans la lice, en attirant d’autres concours qui hésitent encore, mais qui nous viendront décidément quand les gouvernemens alliés, pris dans leur ensemble, sauront y attacher les rémunérations convenables.

Mais ce sont là des généralités. Un examen détaillé des dernières opérations sur les divers théâtres de la guerre nous permettra sans doute d’établir quelques précisions.


Voyons d’abord la Baltique.

On sait que la marine allemande y domine. Au moment où la guerre a éclaté, les chantiers de Pétrograd et de Rêvai portaient encore la plupart des unités de Combat, des éclaireurs de tout rang et des sous-marins dont la construction résultait de l’ancien programme de 1909, complètement remanié en 1912. Il est clair que les plus grands efforts ont été faits pour hâter l’achèvement de ceux de ces navires dont l’état d’avancement était tel que l’on pouvait escompter leur participation aux opérations du conflit actuel. Il n’est pas aisé de savoir où en est actuellement l’escadre russe et dans quelle mesure ont pu être renforcés ses quatre cuirassés un peu anciens, ses cinq croiseurs cuirassés (le sixième, la Pallada, fut torpillé l’automne dernier) et ses bâtimens légers, déjà nombreux, du reste. Mais ce qui est certain, c’est que, l’effectif de ses unités fût-il doublé, cette escadre se trouverait encore très inférieure à la force navale que les Allemands peuvent faire passer et entretenir dans la Baltique, du moment que la flotte anglaise ne bouge pas. Il ne faudrait rien moins en effet que des opérations actives dans la mer du Nord et de sérieuses menaces contre le camp retranché maritime dont Helgoland est l’avancée, Cüxhaven le réduit et le canal de Kiel la dernière ligne de retraite, pour empêcher l’état-major naval de Berlin de renforcer en temps utile, par l’une des trois escadres de sa flotte de haute mer, les cinq Wittelsbach et les cuirassés refondus du type Kaiser Friedrich III, qui, à eux seuls, — avec, bien entendu, la proportion convenable de bâtimens légers, — balanceraient la force navale russe.

Cette combinaison d’efforts, évidemment si désirable, il ne semble pas qu’elle se soit déjà produite. La flotte allemande a pu s’emparer de Libau, qui va devenir un nouveau Zeebrügge, sans que ni l’escadre russe ait pu sortir de Reval ou, en tout cas, livrer bataille, ni que les « Home fleets » aient quitté pour une simple démonstration la belle base navale du Firth of Forth, où s’accumule depuis tant de mois le potentiel de leurs énergies. Notons, cependant, qu’un groupe de sous-marins russes, avec lequel opérait un sous-marin anglais, a pu donner quelques inquiétudes à la force navale allemande réunie devant l’ancien port de guerre de la Courlande. Le sous-marin anglais aurait même coulé un transport chargé de troupes et d’artillerie lourde, succès des plus honorables, qui provoque le regret que la marine britannique n’ait pas été en mesure de faire franchir le Sund à un plus grand nombre d’unités légères.

Quoi qu’il en soit, il est impossible, en présence des faits et des résultats, de se soustraire à l’impression que l’escadre russe de la Baltique est abandonnée à ses seules forces en face d’un adversaire plus puissant, très actif en tout cas et qui joue habilement, — mais en toute tranquillité, ce qui diminue son mérite, — du bénéfice de sa ligne de communications intérieure, le canal Kaiser-Wilhelm.

Cet isolement, dont les conséquences peuvent devenir graves, apparaît particulièrement regrettable au moment où certains incidens, en même temps que la tournure générale des événemens politiques et militaires, font apprécier par beaucoup d’esprits prévoyans le capital intérêt qu’il y aurait pour les Alliés à se ménager les bonnes grâces effectives des Puissances Scandinaves.

Il y a peu d’illusions à se faire sur le succès de la méthode de guerre désignée sous le nom d’étouffement progressif. Il a suffi, pour que les progrès de la vis de pression économique dont parlait, il y a six mois, l’ancien premier lord de l’Amirauté, fussent pratiquement arrêtés, que tout ce qui était absolument indispensable à l’Allemagne pour soutenir la lutte, — non sans gêne, ni souffrances, certes ! — lui parvint par les ports norvégiens placés au Nord du parallèle de Lerwick des Shetland, par les chemins de fer de la péninsule Scandinave, par les ports suédois ou danois, enfin par la Baltique qui, je le répète, lui appartient sans contestation sérieuse.

Bergen, Trondhjem, Narwick, d’une part, Göteborg, Malmoë, Gjedser, Karlshamm, de l’autre, ne sont guère que des escales allemandes de transit, et il n’en coûte que quelques transbordemens, onéreux sans doute, pour que débarquent à Lübeck, à Warnemünde, à Stettin et à Danzig, denrées alimentaires de toute sorte, matières premières et matières ouvrées, objets fabriqués, équipemens, armes, munitions même, dont nos rusés ennemis reprochent aux Américains l’exclusif envoi en Angleterre.

Dans de telles conditions, il est vain d’espérer que l’on puisse réduire l’Allemagne à merci par la seule vertu d’un blocus aussi incomplet, car si l’on m’objecte que les navires neutres se dirigeant vers les ports de Norvège peuvent toujours être visités par les croiseurs anglais, qui les retiendront s’ils portent de la contrebande de guerre destinée à l’ennemi, je répondrai que la difficulté a été bientôt vaincue par l’Allemagne, grâce à la complicité de grandes maisons de commerce Scandinaves. Quelques-unes de celles-ci n’ont-elles pas poussé l’audace jusqu’à s’entendre avec les croiseurs allemands de la Baltique pour faire capturer et envoyer a Stettin des cargaisons d’armes fabriquées en Suède ou en Danemark et fictivement destinées à un pays neutre ?

De tels abus, contre lesquels les enquêtes des autorités compétentes resteront impuissantes, ne peuvent cesser que lorsque les gouvernemens intéressés auront nettement pris parti dans le conflit gigantesque soulevé par l’insatiable ambition des deux empires germaniques. Il faut bien se persuader que, dans une telle lutte, nul ne peut rester simple spectateur, nul de ceux au moins qui, profilant de leur situation géographique, réalisent depuis de longs mois des gains considérables en se faisant les pourvoyeurs de l’une des parties belligérantes et, en tout état de cause, influent, volontairement ou non, sur la durée de la guerre, sinon sûr ses résultats.

Ce n’est pas tout, et les intérêts de l’action exclusivement militaire des alliés seraient satisfaits autant que ceux de leur action économique, si l’ouverture d’un nouveau théâtre d’opérations, celui de la Baltique, leur permettait d’agir enfin, d’une manière directe, sur ce sol allemand qui n’a vu qu’un moment, un moment bien court, les fumées d’un camp ennemi. Je ne veux pas, dans cette étude que doit embrasser l’ensemble des opérations navales, traiter d’une manière particulière une question aussi importante que celle de l’expédition à laquelle je fais allusion. Aussi bien les timides s’écrieraient-ils sans doute que c’est assez déjà de celle que nous avons entreprise dans le Levant et qu’il convient d’y voir plus clair de ce côté-là avant de porter ses regards sur le Nord de l’Europe. Remettons à un peu plus tard la discussion de l’attaque à laquelle les Allemands, étonnés de notre immobilité, s’attendent depuis plusieurs mois déjà, puisque, dès la pointe du printemps, ils fortifiaient les positions qui couvrent, au Nord du Slesvig, cette très précieuse ligne de communications intérieure qu’est leur canal maritime. Je me borne à conclure, sur le point qui nous occupe, qu’aussi bien au point de vue militaire qu’au point de vue économique, il faut que l’encerclement, l’investissement soit complet d’un adversaire d’ailleurs si puissant encore, en tout cas si habile à profiter du moindre oubli, de la moindre défaillance des coalisés qui le pressent, de la moindre fissure du dispositif d’attaque auquel il a à faire face.


Que dirai-je des opérations navales dans la mer du Nord, qui semblait devoir être le théâtre principal de la guerre maritime ? Elles y sont nulles, absolument nulles. Les Allemands n’ont aucun intérêt, surtout dans la belle saison, qui se prête médiocrement aux coups de surprise, à renouveler avec ce qui leur reste de croiseurs de combat les « raids » qui leur réussirent assez mal l’hiver dernier. Il ne faudrait cependant pas s’y fier. Leur « Lützow » s’achève, peut-être aussi l’un des deux « Ersatz Victoria Luisa » et « Ersatz Hertha[1], » tant la production des chantiers de Wilhelm’shaven, de Schichau, à Danzig, de Blohm et Voss, à Hambourg est poussée avec énergie. Il ne faut pas croire que de ces chantiers, — et de tant d’autres que je ne cite pas, — ne descendent aujourd’hui que des sous-marins… Du moins y achève-t-on les grandes constructions commencées.

Toujours est-il que, depuis tantôt six mois, on ne voit à noter pour la mer du Nord que des torpillages de cargoboats et surtout de chalutiers de Lowestoft, de Hull, de North Shields. Une mention toutefois aux bombardemens exécutés sur la côte des Flandres par une force navale anglo-française qui, tantôt inquiète l’aile droite de l’armée allemande sans parvenir à la chasser des Dunes, tantôt s’acharne à « détruire » les installations du port de Zeebrüge avec une constance égale à celle que les Allemands mettent à les reconstituer, une fois cessée la pluie des projectiles.

J’ai déjà dit mon sentiment sur l’impuissance des Alliés à venir à bout de ce dangereux « nid de guêpes. » J’espérai un moment, au commencement de la ruée allemande aux précéda notre actuelle offensive en Artois, que l’on frapperait un coup vigoureux sur Zeebrüge, à la fois pour en finir avec cette base des sous-marins et pour menacer sérieusement le dispositif d’attaque de l’ennemi, en arrière de son flanc droit et à peu de distance, en somme, du réseau de ses lignes de communications. Tout s’est borné à un nouvel et inutile bombardement.

Au cours de janvier, on se le rappelle peut-être, les Anglais avaient exécuté une intéressante opération sur le littoral allemand avec une flottille de bâtimens légers qui accompagnait un groupe d’hydravions. De sérieux résultats avaient été obtenus dans ce « raid » brillant. En tout cas, on avait pu repérer les principales dispositions de défense des Allemands à Cüxhaven et les emplacemens occupés par les divers élémens de la « flotte de haute mer. » Cette expédition, dont la hardiesse avait vivement frappé nos ennemis n’a pas été renouvelée. On peut dire, à la vérité, qu’il n’y avait vraiment intérêt à poursuivre ces utiles reconnaissances que si on avait été décidé à leur donner une suite effective. On n’y était pas décidé. Quels résultats, pourtant, aurait donnés un système méthodique d’incursions de flottilles aériennes sur ces côtes du Hanovre et des duchés, sur la région même du canal maritime, sur Cüxhaven, Kiel, Lübeck, Hambourg, etc. ! Or, il était aisé de procéder à cette organisation si on avait consenti, il y a quelques mois, à s’emparer, par un coup de main rapide et qui n’eût rencontré aucune résistance sérieuse, de l’île de Sylt, au Nord du long chapelet des îles Frisonnes du Slesvig. Aucune position n’était, à tous égards, aussi favorable à des entreprises de ce genre. Mais quoi ! Il semble que tout ce littoral soit enchanté, qu’on le croie inaccessible partout, intangible, formidablement défendu et par la nature et par l’art des hommes. Or, il s’en faut bien qu’il en soit ainsi. Mais les Allemands ont réussi à le faire croire…

Le changement qui vient de se produire dans le ministère anglais aura-t-il sa répercussion sur la conduite des opérations maritimes ? C’est encore une question. Dans son discours aux électeurs de Dundee, l’ancien premier lord de l’Amirauté a laissé entendre qu’une phase active allait succéder à une passivité énervante et dont tout souffre, l’opinion publique comme l’intérêt général des Puissances alliées : « Nous avons pris la mesure de notre adversaire, a dit M. Winston Churchill ; maintenant, nous pouvons aller de l’avant… » Puissent M. Balfour et l’amiral sir Henry Bradwardine Jackson ratifier une promesse qui, déjà, relève les cœurs et enflamme les courages ! Il serait désolant que l’on ne s’aperçût pas que, quels que soient les obstacles que les Allemands ont pu accumuler à l’embouchure de l’Elbe, l’attaque de cette position sera toujours — de par la nature des choses, et je ne m’attarde pas à le démontrer — plus facile, moins onéreuse que celle des Dardanelles que l’on entreprit, il y a cinq mois, d’un cœur si léger. Quant aux opérations dans la Baltique, une fois le Grand-Belt et son vestibule Sud, le Längeland Belt déblayés de leurs mines, avec l’aide certaine, quand on le voudra énergiquement, des Danois, — et même sans leur aide ! — ce ne serait qu’un jeu pour la puissante marine britannique.

Je ne dis rien ici de la situation de la Hollande. Englobé dans la zone de blocus effectif tracé par l’Angleterre, ce petit pays ne peut plus concourir d’une manière sensible à l’alimentation de l’Allemagne et au ravitaillement de ses industries. Rotterdam et Ymuiden-Amsterdam, ne sont plus des ports allemands. D’ailleurs, s’il pouvait y avoir un doute sur l’état de l’opinion dans les pays Scandinaves, que les Allemands travaillent avec une ardeur inquiète, il n’en est pas sur les sentimens de la grande majorité des Hollandais à l’égard de leurs dangereux et impitoyables voisins. Les Allemands ont su faire ce qu’il fallait pour s’aliéner, là, non pas les cœurs qu’ils n’avaient jamais eus, ni les cerveaux, qui sont beaucoup plus différens des leurs qu’ils ne feignent de le croire, mais les intérêts, qui ne s’accommodent point du tout des audacieuses mesures dont ils menacent, après l’annexion de la Belgique, l’indépendance de la Hollande.


Laissons de côté les torpillages du haut de la mer du Nord et du Sud de la mer d’Irlande ou de l’entrée de la Manche. À cette plaie vive, qui ne laisse pas d’être cuisante, on sait bien aujourd’hui qu’il n’y a qu’un seul remède efficace ; c’est celui que je n’ai cessé de préconiser ici : une action conduite avec autant d’énergie que de méthode sur les bases allemandes, destruction complète pour les unes, barrage, fermeture hermétique et blocus étroit pour les autres. Pourtant, il convient de remarquer que les sous-marins allemands n’ont jamais compté de succès dans le Pas de Calais, alors que c’est là, en raison du capital intérêt de la sécurité des communications entre les deux rives du détroit, que leurs coups eussent été de beaucoup les plus sensibles. C’est que, dans ce passage étroit, les marines alliées ont pu accumuler les obstacles de toute nature, fixes et mobiles : barrages, mines, contre-torpilleurs, torpilleurs et sous-marins naviguant en surface (car c’est à ce rôle que sont réduits le plus souvent les nôtres, et je n’insiste pas sur un sujet particulièrement délicat). Malheureusement, ce qu’on a pu faire pour le Pas de Calais, il est clair qu’on ne pouvait même songer à l’entreprendre pour les vastes espaces de mer qui s’étendent au-delà du méridien de Cherbourg, par exemple. J’ai déjà eu l’occasion de dire (n° du 1er juin) combien étendus et pressans se manifestaient dans cette guerre les besoins en bâtimens légers. Rien que pour une surveillance à peu près efficace des atterrages du Cap Clear, des Sorlingues, d’Ouessant, il faudrait trois ou quatre fois plus de « destroyers » et de torpilleurs « sea-going, » — allant en haute mer, — que les alliés n’en peuvent fournir pour ce service. Il y a quelques mois, le chef de l’Amirauté anglaise se félicitait hautement de l’entrée en ligne des cuirassés « super dreadnoughts » du type « Queen Elizabeth. » Il ne parlait ni des destroyers, ni des sous-marins. Peut-être, aujourd’hui, s’exprimant sur le même sujet, son successeur réparerait-il ce significatif oubli. Espérons, en tout cas, que l’achèvement des unités lourdes n’a pas nui à celui des unités légères que l’Angleterre construisait en 1914 (« destroyers » des classes L et M ; sous-marins des catégories F, G, définitivement admises ; X, Y, Z, types d’expériences). On a d’ailleurs armé un grand nombre de bâtimens légers auxiliaires.

Passons dans la Méditerranée, et d’abord dans l’Adriatique. Ce serait, au demeurant, dans la mer Ionienne qu’il faudrait dire, s’il ne s’agissait que de notre armée navale. Celle-ci, en effet, a progressivement reporté du Nord au Sud, après l’arrêt des opérations contre Cattaro et les torpillages que l’on sait, le théâtre des croisières de son « gros, » les divisions légères suffisant d’ailleurs à surveiller le débouché Sud du canal d’Otrante.

Mais un élément nouveau est entré en ligne et son activité s’est aussitôt montrée intéressante. Tandis que des détachemens de contre-torpilleurs, de torpilleurs, de sous-marins, d’hydravions, — auxquels s’est joint un dirigeable, — opéraient avec des succès marqués dans le Nord de l’Adriatique et ne craignaient pas de s’attaquer à la base même de la marine autrichienne, à l’arsenal de Pola, le corps de bataille de la flotte du duc des Abruzzes s’avançait dans l’Atlantique moyen, en dépit de la menace des mines sous-marines (dont certains champs vont, a-t-on dit, jusque vers la limite des fonds de 100 mètres) et lançait un défi à l’escadre de Sa Majesté Apostolique. Il n’était pas probable que cet appel fût entendu. Les chefs autrichiens savent que, même sans l’appoint du gros de notre armée navale, retenue sans doute par des raisons de haute politique qui ne tarderont pas à disparaître, la flotte italienne l’emporte encore sensiblement en nombre et en puissance sur leur escadre de ligne. Ils attendront, comme le font les Allemands dans la mer du Nord, que leurs sous-marins et leurs mines automatiques aient rétabli à leur profit un certain équilibre des forces en présence.

En attendant, les Italiens se sont attachés à détruire tous les organes de communications, sémaphores, vigie, postes de T. S. F. câbles sous-marins, etc., des îles du littoral Dalmate et il ne semble pas que ces opérations, qui supposent la fréquentation des eaux territoriales, aient révélé la présence de mines sous-marines. Ils ont pris possession de l’île de Lissa, excellente position centrale que nous avions occupée, puis abandonnée, alors qu’elle eût pu nous donner une bonne base de sous-marins et d’aéroplanes ; enfin ils ont bombardé et gravement endommagé la voie ferrée Dalmate qui, partant de Raguse et courant le long de la mer dans la baie du « vieux Raguse, » s’enfonce ensuite dans le val Suttorina et aboutit à Castelnuovo, dans les Bouches de Cattaro. Or Castelnuovo di Cattaro n’est autre que la base secondaire des torpilleurs et sous-marins autrichiens. C’est de là que partirent les U5 et U6 qui torpillèrent le Jean-Bart et le Léon-Gambetta. Il suffit de jeter les yeux sur une carte du littoral Illyrien, de l’Herzégovine et du Monténégro pour reconnaître que le chemin de fer dont il s’agit est la seule ligne de communications de cette forte position des Bouches de Cattaro avec l’Hinterland austro-hongrois, avec Raguse, Sebenico, Fiume, Pola. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de dire que c’était par le val Suttorina qu’il fallait attaquer Cattaro. Comment, après plus de neuf mois d’opérations dans l’Adriatique, notre marine n’avait-elle pas détruit la ligne en question, c’est ce que je ne me charge pas d’expliquer. Elle a eu sans doute ses raisons, que nous connaîtrons plus tard ; et dans l’incertitude où nous restons des véritables motifs d’une inertie apparente, comparable à celle des « Home fleets, » abstenons-nous de porter un jugement. Les opérations de la flotte italienne nous fourniront peut-être d’intéressantes indications sur ce qu’aurait pu faire la nôtre.

On a supposé que cette dernière force navale, ou du moins une de ses escadres, — celle des « pré-dreadnoughts » du type Patrie, — pourrait être appelée à renforcer la flotte anglo-française qui opère dans la mer Egée. Certaines mesures, prises dans ces derniers temps, me donnent à croire qu’on se bornera à envoyer aux Dardanelles tout ce qui nous reste de bâtimens de ligne antérieurs à 1900. Nous en avons encore, bien que nous nous soyons maladroitement privés, il y a quelques années, des services d’unités comme le Valmy et le Jemmapes, petits cuirassés de 6 500 tonnes, de tirant d’eau relativement faible et dont les deux canons de 340 millimètres modèle 93, tirant à raison d’un coup par 1 minute 10 secondes, environ, des projectiles de 490 kilogrammes, auraient rendu là-bas les plus grands services, réserve faite de l’infériorité générique des canons à trajectoire tendue sur les bouches à feu donnant des trajectoires courbes dans le cas qui nous occupe. Au reste, la Queen Elizabeth exceptée (on voulait obtenir de ses pièces de 381 millimètres la destruction à distance, ou au moins le bouleversement des ouvrages turcs), il n’y a dans la flotte combinée que dirige le vice-amiral de Robeck que des unités de types anciens. M. Winston Churchill, dans son discours de Dundee, dit que l’Amirauté considère ces bâtimens comme en surplus de ceux qu’elle juge nécessaires à la lutte éventuelle contre la « flotte de haute mer » allemande. Si, — ce qu’à Dieu ne plaise ! — ce corps à corps hypothétique ne se produisait pas, il serait curieux de constater que le cuirassé d’escadre deviendrait, par définition, « l’instrument de combat que l’on n’utilise que lorsqu’il est démodé. »

Malheureurement, démodé ou non, il porte un nombreux équipage et n’échappe pas aux coups des sous-marins. A vingt-quatre heures de distance, le Triumph et le Majestic ont succombé à l’attaque d’unités allemandes de cette catégorie dont on avait signalé le passage successivement au large de l’Iroise, — car ces submersibles ne se cachaient guère et d’ailleurs étaient obligés de naviguer en surface, le plus souvent, — au détroit de Gibraltar, sur la côte d’Algérie et dans le canal d’Oro, porte de la mer Egée qui s’ouvre au Sud de l’Attique, sous les belles colonnes antiques du cap Sounion. Je ne m’étends pas aujourd’hui sur une randonnée du plus haut intérêt et qui mérite une étude particulière. Toujours est-il que l’apparition de ces sous-marins sur le théâtre où se joue en ce moment une partie serrée, — si tard engagée par les Alliés et si fâcheusement conduite au début ! — a causé des inquiétudes aux assaillans et singulièrement exalté les courages, un peu défaillans déjà, des défenseurs. Des mesures ont été prises aussitôt pour atténuer dans une large mesure le péril que la hardiesse de l’état-major naval de Berlin ainsi que l’énergie.et l’endurance de ses marins faisaient courir à la flotte combinée et, par répercussion immédiate, à l’armée expéditionnaire. En fait, au moment où j’écris, il semble que les sous-marins allemands se voient arrêtés dans le cours de leurs succès, alors qu’au contraire le sous-marin anglo-australien qui a réussi à pénétrer dans la mer de Marmara et jusqu’à l’entrée de la Corne d’Or, — le port de Constantinople, — continue à y causer des dégâts et paralyse le ravitaillement en munitions des forts des Dardanelles et de l’armée turque, dans l’instant où celle-ci subit les plus violens assauts des troupes franco-anglaises. On peut penser quels résultats eussent été atteints si, au lieu d’une seule unité légère de la catégorie du E11, on eût pu faire passer dans la Propontide une flottille de sous-marins et de grands torpilleurs. J’en avais indiqué le moyen, ou l’un des moyens, — car il y en a plusieurs, — et j’ai eu, depuis, de la part d’ingénieurs compétens l’assurance que l’opération que je proposais était réalisable. On a pensé sans doute que l’exécution en serait trop longue. Cette hâte d’aboutir, mais par des moyens qui ne sont pas réellement appropriés au but poursuivi, restera l’une des caractéristiques de la conduite générale des affaires dans ce grand conflit. On n’imagine pas le nombre de bons engins dont on s’est privé ou de bonnes méthodes que l’on n’a pas adoptées à cause d’une conception qui se révèle de plus en plus fausse sur la durée de la guerre. Avec les moyens industriels dont disposaient les Puissances occidentales, que d’appareils aériens de tout genre, que de sous-marins et « destroyers, » que de canons de gros calibre mus par tracteurs automobiles, que d’armes nouvelles, que d’engins originaux, que de substances explosives et asphyxiantes auraient pu être, depuis dix mois, essayés, fabriqués, construits ou adaptés, enfin mis en œuvre au grand bénéfice de notre action militaire et de notre prestige, si, bien souvent, « les compétences » n’avaient objecté « que ce serait trop long…, que la guerre serait finie avant qu’on eût réalisé les projets des inventeurs ! »

Revenons à ces Dardanelles, pour y admirer le consolant spectacle de l’indomptable énergie déployée par les soldats et les marins des Alliés dans une position délicate, où il semble même qu’ils n’aient plus à compter sur la diversion, trop tôt escomptée, des forces russes. L’escadre de la Mer-Noire a fait toutefois de son mieux par son activité, par le choix judicieux de ses opérations côtières, pour masquer le défaut d’une coopération dont l’échéance s’éloigne de plus en plus.

Tout arrive cependant, et nous n’en sommes assurément pas, même là-bas, dans le Levant, où tout paraissait et eût pu être en effet si facile, dans la position de Wellington, le 18 juin 1815, il y a juste cent ans, lorsque, à 7 heures du soir, au moment de la crise finale, il répondait à qui lui demandait ses derniers ordres : « Pas d’autres que de tenir ici le plus longtemps possible ! » Non seulement nous tiendrons, mais encore nous avancerons et nous viendrons à bout de tous les obstacles.


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. Croiseurs de combat de 28 000 tonnes construits en remplacement (« ersatz ») des anciens croiseurs protégés « Victoria Luisa » et « Hertha. »