La Situation philosophique en France

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La Situation philosophique en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 950-977).
LA
SITUATION PHILOSOPHIQUE
EN FRANCE

Rapport de M. Félix Ravaisson sur la Philosophie en France au dix-neuvième siècle, 1868.

M. Ravaisson n’est pas un de ces écrivains qui fatiguent le public de leur incessante activité. Après avoir entrepris sur Aristote, presque au sortir du collège, un travail de premier ordre qui serait un grand livre, s’il était achevé, il est rentré dans un repos que ne semblaient comporter ni l’âge de l’auteur ni la nature d’un esprit aussi curieux des choses de la pensée. Était-ce le recueillement d’un penseur qui médite et ne produit que quand il a trouvé satisfaction dans la pleine possession de la vérité ? était-ce simplement la distraction d’un esprit épuisé par un grand effort de précoce maturité ? était-ce plutôt l’indifférence philosophique d’une intelligence pénétrante qui a compris de bonne heure que le fond des choses est un abîme insondable ? On pouvait tout croire d’un silence aussi obstiné. En voyant M. Ravaisson si désintéressé, au moins en apparence, des querelles des écoles, si heureux de vivre dans le commerce de ces arts innocens qui charment plus le goût et l’imagination qu’ils n’occupent la pensée et n’agitent l’âme, il était naturel de craindre que cette nature d’élite, après un moment de haute et profonde intuition métaphysique, ne fût retournée à ses plaisirs d’artiste, justifiant en quelque façon le mot prêté à Victor Cousin sur les « convictions esthétiques » très arrêtées de son ancien secrétaire. Le public en était là de ses conjectures, quand la nécessité de répondre à l’appel d’un ministre qui n’a jamais connu la méditation oisive vint mettre un terme à ce silence de vingt-cinq ans, à peine interrompu par quelques rapports officiels et quelques lectures académiques où l’art avait une plus grande part que la philosophie pure.

Quelque jugement que la critique porte sur ce rapport[1], elle ne pourra dire que M. Ravaisson a oublié la métaphysique dans cette longue période d’apparente oisiveté. C’est bien la même pensée, profondément fixe, qui fut l’idée-mère de son premier travail, et qui se retrouve ici dans toute la force d’un esprit méditatif, dans toute la maturité d’une science consommée. Ce compte-rendu des œuvres de la philosophie française au XIXe siècle est un véritable livre digne d’occuper une place considérable dans l’histoire de la pensée contemporaine par la hauteur de la critique et la fermeté magistrale de la conclusion. On ne peut reprocher à l’auteur de n’avoir point réalisé le programme d’une histoire vivante de la pensée contemporaine, puisqu’il ne s’est proposé qu’un compte-rendu des travaux plus ou moins importans qui ont rempli cette première période de notre siècle ; mais la lecture de ce rapport laisse apercevoir des lacunes qui, peut-être inévitables dans le cadre que l’auteur s’est proposé, n’en sont pas moins de nature à frapper l’attention de tous ceux qui sont au courant de notre histoire philosophique. Ainsi, à voir comment M. Ravaisson parle de Victor Cousin, de ses travaux, de ses idées et de son école, qui se douterait du rôle extraordinaire, unique, joué par le chef de l’éclectisme dans l’enfantement et le développement de la philosophie contemporaine ? M. Ravaisson peut répondre qu’il n’a dû tenir compte que du contingent d’idées apporté par chaque penseur dans la masse des théories plus ou moins originales et personnelles qui font la substance de la philosophie française au XIXe siècle, et que ce n’est pas sa faute, s’il n’a pas trouvé chez le maître une doctrine plus riche, plus forte, plus systématique ; Toujours est-il que Victor Cousin n’est point apprécié a sa juste valeur dans ce compte-rendu, et que, si M. Ravaisson eût fait un tableau vivant au lieu d’une savante analyse, il eût autrement parlé d’un homme qui a été l’âme du plus grand mouvement philosophique, du plus grand travail historique de notre temps et de notre pays.

Même en s’en tenant au programme adopté par M. Ravaisson, on pourrait y trouver des lacunes et des défauts de proportion. Sans aller jusqu’à analyser les ouvrages dont il a parlé, il aurait pu peut-être en donner un résumé plus ; substantiel, plus complet, mieux proportionné à l’importance de l’entreprise philosophique dont ils contiennent le développement. L’auteur, qui se montre toujours aimable et sympathique pour les savans, semblé un peu froid et sec pour les philosophes proprement dits. Spiritualiste décidé, c’est pour les plus grands adversaires du spiritualisme qu’il réserve les grâces et les interprétations bienveillantes de sa critique. C’est ainsi qu’il fait un spiritualiste un peu contre nature d’Auguste Comte, dont il expose et explique d’ailleurs la doctrine avec une haute impartialité. C’est ainsi qu’il montre comment des savans qui n’ont nul goût pour la métaphysique, comme M. Claude Bernard, ou qui affichent hautement la prétention de ramener les phénomènes de la vie morale aux principes de la physiologie, comme M. Vulpian, travaillent néanmoins, avec ou sans la conscience de leur œuvre, pour le compte du spiritualisme en mettant en lumière un certain nombre de faits décisifs pour la doctrine qui leur est le moins sympathique. Après les savans, les philosophes à qui M. Ravaisson témoigne le plus d’intérêt sont les philosophes étrangers à l’école éclectique : c’est Pierre Leroux, Jean Reynaud, Lamennais, Charles Renouvier, ces deux derniers surtout, auxquels il a consacré une analyse vraiment en rapport avec l’étendue de leurs ouvrages. Les philosophes de l’école théologique, comme le père Gratry, sont cités avec un goût assez marqué pour leur manière de philosopher. Mais des philosophes éclectiques qui se rattachent plus ou moins à Victor Cousin, il n’en est peut-être pas un que M. Ravaisson ait traité selon l’importance de sa doctrine ou l’étendue de ses travaux. Ni Jouffroy, ni Damiron, ni Garnier, ni Saisset, parmi les morts, ni MM. de Rémusat, Barthélémy Saint-Hilaire, Franck, Jules Simon, Lévêque, Bouillet, Lemoine, Janet, Caro, n’ont dans cette revue la place qu’ils méritent. M. Ravaisson, qui cite des ouvrages à peu près inconnus de penseurs anonymes, fait à peine mention d’une publication de l’importance du Dictionnaire des sciences philosophiques, œuvre de tant de collaborateurs savans et distingués réunis sous l’intelligente et énergique direction de M. Franck. L’auteur de la Métaphysique et la Science n’a point à se plaindre de la place qui lui est faite dans ce rapport. Peut-être pourrait-il trouver qu’en insistant avec raison sur le point capital de sa doctrine, la distinction de l’être parfait et de l’être infini, l’éminent critique n’a point assez fait voir sur quelle analyse reposait cette distinction. En tout cas, l’auteur et tous ceux qui en France prennent au sérieux la pensée allemande sauront gré à M. Ravaisson d’avoir fait justice de cette étrange méprise d’un écrivain de l’école théologique qui fait de Hegel et de ses admirateurs français ou allemands les Gorgias et les Protagoras de la sophistique contemporaine. Enfin, si un esprit comme M. Ravaisson n’a de préférence que pour la vérité de la doctrine et la valeur de la pensée, on peut parfois lui demander pourquoi un philosophe de la force de M. Cournot tient une place si modeste dans un compte-rendu où l’auteur anonyme des livres connus sous le nom de Strada occupe relativement un assez grand espace, et comment un écrivain critique comme M. Auguste Laugel n’y est même pas nommé.

Sans nous engager, à la suite de l’auteur du rapport, dans le compte-rendu des œuvres de la philosophie contemporaine, nous voudrions entrer dans le vif de la situation philosophique, en étudier les origines, en décrire l’état de crise, et enfin montrer quelle raison il peut y avoir d’espérer que la philosophie en sortira par une entente définitive avec la science positive, sans qu’il lui en coûte aucun sacrifice regrettable pour la dignité de l’esprit humain.


I

Nous n’avons pas vu naître la philosophie du XIXe siècle en France. Nous n’avons point assisté à ces entretiens profonds où, dans un petit cercle d’amis, M. Maine de Biran laissait deviner, à travers une parole timide et embarrassée, les idées lentement élaborées qui devaient faire la substance la plus solide du spiritualisme nouveau. Nous n’avons point entendu ces faciles et charmantes leçons où Laromiguière expliquait à un nombreux auditoire comment et pourquoi il se séparait du maître dont la doctrine avait été jusque-là entièrement dominante dans l’enseignement public aussi bien que dans le monde savant. Nous n’avons point entendu la parole plus forte, plus austère de Royer-Collard enseignant le sage spiritualisme écossais à un petit nombre d’auditeurs, dans une dialectique serrée et sévère que n’avait connue aucun philosophe de cette école, ni l’ingénieux Adam Smith, ni le judicieux Reid, ni l’aimable Dugald-Stewart. Nous n’avons pu recueillir que les échos des premières et brillantes improvisations du jeune professeur qui conquit tout d’abord la jeunesse enthousiaste de la restauration ; mais il nous fut facile de comprendre, dès notre arrivée à Paris, qu’un autre esprit que l’esprit de Condillac, d’Helvétius, de Voltaire, avait commencé à souffler sur la littérature aussi bien que sur la société nouvelle. La réaction spiritualiste, qui a eu surtout pour organes les maîtres dont il vient d’être question, n’est pas née au sein d’une école, ni dans le cabinet d’un philosophe, ni dans une petite société de penseurs ; elle a jailli tout à coup avec force, avec éclat, d’un sentiment puissant et général dont Chateaubriand, Mme de Staël, Benjamin Constant eux-mêmes n’ont été que les grands interprètes dans le monde de la littérature, avant que se fît entendre la parole des maîtres en doctrine.

Aujourd’hui, pour diverses causes que nous aurons à dire plus loin, c’est le matérialisme qui semble la doctrine nouvelle, et qui, comme tel, jouit d’une certaine faveur dans le monde de la jeune et libre pensée. C’était le contraire alors. Le matérialisme paraissait suranné, et le spiritualisme semblait devoir être la philosophie du présent et de l’avenir. On était las d’entendre répéter, développer, commenter sous toutes les formes une doctrine qui, par son ingénieux système de transformations, simplifiait la nature humaine au point de réduire à la pure sensation la pensée, la volonté, l’amour, le sentiment, tout ce qui élève l’homme au-dessus de la bête. On se précipitait dans la doctrine nouvelle qui promettait de relever l’homme, de lui rendre sa sainte croyance aux plus hautes vérités de l’ordre moral, sans lui demander la moindre concession aux préjugés du passé. Car il est bon de faire remarquer que ce spiritualisme avait une confiance, naïve si l’on veut, mais admirable dans la science, avec laquelle il entendait rester en relation étroite et suivie, qu’il ne comptait pour son triomphe que sur l’observation, l’analyse, la démonstration logique, en un mot, sur l’emploi des méthodes scientifiques les plus sévères. Ce n’est pas lui qui aurait songé à invoquer tantôt la tradition, tantôt le sens commun, tantôt un intérêt moral ou social, à défaut de faits ou d’argumens. Il suffit de lire Maine de Biran, Jouffroy, Victor Cousin lui-même, dans ses jours de fière indépendance, pour se convaincre que le spiritualisme nouveau voulait s’ouvrir une voie toute scientifique sans se soucier beaucoup de la tradition, même de la tradition ayant pour maîtres Platon, Descartes et Leibniz. Tout entière à la discussion logique avec Royer-Collard ; ou à l’analyse psychologique avec Maine de Biran et Jouffroy, cette philosophie n’avait guère plus souci du passé que la philosophie du siècle précédent s même confiance dans la raison, même ardeur d’initiative personnelle, même amour de la vérité et de la science pour elles-mêmes, sans préoccupation étrangère d’aucune espèce. On écrivait Comment les dogmes finissent avec une parfaite sécurité. On eût écrit (plusieurs l’ont fait) avec une sécurité égale comment les dogmes commencent, car on ne doutait pas plus de la puissance de la raison pour rétablir la vérité spiritualiste dans la conscience de l’homme que de l’impuissance des religions à l’y maintenir.

Que serait devenu ce mouvement philosophique, s’il eût suivi son cours régulier et naturel ? eût-il engendré une grande et forte doctrine, un spiritualisme capable de conquérir le monde de la libre pensée et surtout le monde de la science ? En suivant en droite ligne la voie ouverte par un Maine de Biran et éclairée par un Jouffroy, n’y avait-il pas lieu d’espérer une telle révélation psychologique que tous les esprits sérieux eussent été définitivement conquis et attachés à la doctrine si suspecte aujourd’hui aux esprits positifs ? Il serait difficile de le conjecturer. Nous n’hésitons pas à penser qu’aucune direction ne pouvait valoir pour la nouvelle philosophie celle qu’elle prit tout à coup sous la pression de certaines causes générales et personnelles dont nous allons parler. Ce qui est certain, c’est qu’elle changea brusquement d’objet et de méthode.

Si la philosophie française du XIXe siècle eut la psychologie pour berceau, elle eut bientôt pour théâtre l’histoire universelle de la pensée humaine. Le spiritualisme nouveau, dont Maine de Biran, Laromiguière, Royer-Collard, peuvent être considérés à des titres divers comme les promoteurs, ne tarda pas, sous l’énergique impulsion de Victor Cousin, à entrer dans la voie historique, où il devait prendre des proportions que ses premiers maîtres n’avaient pu soupçonner. Le jeune et ardent professeur fit d’abord, à l’exemple de ses maîtres, de la doctrine pure ; il en fit, comme il a fait toute chose, avec éloquence et passion, depuis 1816 jusqu’en 1820, opposant la doctrine de la raison pure à la philosophie de la sensation, et la morale du devoir à celle de l’intérêt ou du sentiment. Quand plus tard il engagea la philosophie française dans le mouvement historique, en traduisant ou en faisant traduire les plus grands monumens de la philosophie ancienne, en provoquant et en inspirant toute cette belle série d’études historiques dont M. Ravaisson a reproduit la liste, il ne fit qu’obéir en cela au génie même de son époque, et suivre une voie où la science allemande l’avait déjà précédé. Si Victor Cousin n’eût pas vécu, il est possible que le mouvement des études historiques, en ce qui concerne la philosophie, n’eût été ni si rapide ni si brillant ; il est certain néanmoins que l’histoire de la philosophie eût eu son moment tôt ou tard, grâce à l’esprit qui commençait à s’emparer de toutes les branches de la littérature. A vrai dire, Victor Cousin n’a pas plus créé le mouvement historique que le mouvement spiritualiste, qui ont fait le caractère propre de la philosophie française de notre siècle comparée à celle du siècle précédent ; mais il mit au service de cette double tendance de telles facultés d’action, de parole et de style, qu’il a pu paraître créateur là où il n’a été qu’un incomparable organe.

Jouffroy nous disait un jour, en convenant des lacunes de l’enseignement philosophique du maître : « On pourra juger diversement sa doctrine ; nul ne contestera son œuvre de moteur et d’inspirateur. » Et, développant cette thèse avec cette hauteur et cette sérénité d’esprit qui lui étaient propres, il la résumait dans une formule métaphysique que nous n’avons point oubliée : « celui-là est une cause. » C’est en effet à ce point de vue qu’il faut se placer pour juger l’œuvre de cet homme vraiment extraordinaire. L’action dans le champ de la pensée, telle fut sa vocation propre, sa constante mission, depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort. Dès le collège, ses amis et ses compagnons l’affirment, il sent le besoin d’agir par la parole et par la direction. A l’École normale, il est déjà maître, n’étant encore qu’élève ; il y annonce toutes les grandes facultés d’initiative et d’expression qu’il va prochainement déployer sur le théâtre de l’enseignement public. L’action partout et toujours, c’est-à-dire la parole toujours prête, tantôt grave et même solennelle dans la chaire de faculté, tantôt étincelante de verve et d’originalité dans la discussion du doctorat, dans la conversation de salon ou de cabinet. On a dit, dans une intention peu bienveillante, que la vie de Victor Cousin n’a été qu’un rôle, et qu’il était toujours en scène, même dans son cabinet, en face de ses plus modestes élèves ou de ses plus intimes amis. C’est précisément ce qui en fait l’ouvrier par excellence de son œuvre. S’il eût été un penseur plus méditatif, un savant plus patient, il eût fait des œuvres de doctrine ou d’histoire plus suivies, plus complètes ; il eût eu une plus belle place dans les comptes-rendus des études philosophiques, tels que M. Ravaisson sait les faire. Il n’eût pas à ce point secoué les esprits et entraîné les volontés, il n’eût point propagé partout sur son passage la lumière et surtout le mouvement. Qu’eussent fait de semblable l’aimable Laromiguière, le grave Royer-Collard, le profond Maine de Biran, dans un pays où l’initiative individuelle est si rare et l’entraînement si nécessaire ? M. Ravaisson, qui n’a pas connu cette passion d’agir et de communiquer, aurait dû en mieux reconnaître les merveilleux effets chez le père de la philosophie éclectique.

Oui, c’était une « cause » que cet esprit qui ne s’est jamais reposé, et qui s’est éteint dans un dernier effort : cause d’impulsion directe, d’action forte et vive, de direction impérieuse, qui ne laissait pas toujours leur liberté d’allures, leur originalité de pensée à ceux qu’elle inspirait et qu’elle guidait. Victor Cousin était de la famille des Bossuet plutôt que de celle des Fénelon dans l’art de gouverner les esprits. Avec toutes les grâces de son esprit et toutes les séductions de sa parole, il savait entraîner et soumettre plutôt qu’attirer et retenir, oubliant ou n’ayant jamais bien compris que l’attrait, dans l’empire des esprits, est la plus grande force de direction et le plus sûr moyen de gouvernement. Fénelon en fut un exemple décisif. Quand il avait fait sentir à une âme humaine le charme de sa douce et pénétrante action, il la possédait tout entière et pour toujours. Si donc nous voulions exprimer notre pensée sur ce point, comme Jouffroy, par une formule métaphysique, nous dirions que Victor Cousin fut, dans son gouvernement des esprits, une cause motrice d’une constante et laborieuse impulsion plutôt qu’une cause finale mouvant toute chose sans sortir de son repos, par l’attrait du vrai, du beau et du bien.

Telle était l’ardeur de Victor Cousin, lorsqu’il engagea la philosophie française dans les voies de l’histoire, qu’il ne vit d’abord que des conquêtes à faire pour la science dans ce vaste champ ouvert par lui à l’activité des esprits. Où le mènerait cette grande aventure de la pensée philosophique lancée sur l’océan des systèmes après les tranquilles douceurs d’un voyage un peu monotone dans les régions de la philosophie écossaise ? Qu’allait devenir la philosophie nouvelle, le sage et psychologique spiritualisme des Reid et des Royer-Collard, sur cette grande mer, n’ayant pour boussole que la trace du voyageur enthousiaste qui l’entraînait sur ses pas ? Victor Cousin ne s’en inquiéta pas dans ce premier moment de jeunesse et de confiance où ni lui ni ceux qui l’entouraient ne doutaient de l’avenir. Comment aurait-il craint l’histoire des systèmes quand la philosophie allemande ne lui faisait pas peur ? « Ce système est le vrai, » avait-il dit des conclusions de Schelling et de Hegel, ne faisant de réserve que pour la méthode. Seulement, afin de pouvoir se reconnaître, lui et ses compagnons de voyage, dans ce vaste pays des idées, il ramena, après une analyse un peu superficielle et entièrement psychologique, toutes les doctrines du passé à quatre systèmes : sensualisme, idéalisme, scepticisme et mysticisme. Comme il n’avait alors que de l’admiration pour ce grand développement historique de l’esprit humain, il se hâta de convertir le fait en loi, et proclama que la philosophie, étant identique à son histoire, ne pouvait avoir une loi différente, et était vouée à jamais à l’évolution fatale des quatre systèmes, se contredisant toujours, mais se limitant et se modérant par cela même de manière à maintenir l’équilibre, sinon l’harmonie de la pensée humaine. Tout au plus essayait-il, au moyen d’une méthode qui varia plusieurs fois, de faire un choix entre ces systèmes, tantôt les déclarant faux dans la partie négative et vrais dans la partie positive, tantôt appliquant la règle contraire, tantôt enfin se résignant, comme en désespoir de cause, à les citer tous devant le tribunal du sens commun.

Cette direction de la philosophie dont Victor Cousin, nous l’avons dit, était encore plus l’organe que la cause eut pour double effet de rendre toute liberté aux intelligences qui n’avaient guère connu en France jusque-là que la discipline exclusive de telle ou telle école, et de substituer à la poursuite de la vérité dogmatique la recherche de l’érudition historique. Non-seulement le goût de la méditation personnelle se perdit, mais l’érudition pesa d’un tel poids sur la pensée qu’elle l’accabla et la rendit moins capable tout à la fois d’initiative dogmatique et même d’initiative critique. On ne vit plus alors cette anarchie féconde qu’engendrent la création simultanée et la lutte opiniâtre d’un certain nombre de doctrines originales et puissantes, on vit une autre anarchie, produit de l’indifférence et de la faiblesse de l’esprit philosophique. Au début de ce mouvement, l’enthousiasme suppléait la foi. Bientôt l’enthousiasme fit place à une froide, mais persévérante curiosité : c’est le moment où la philosophie française voyage avec son illustre guide d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre, passant des Écossais à Kant, de celui-ci à la nouvelle philosophie de l’unité, remontant avec lui à la philosophie grecque, à Platon, à Aristote, à Plotin, pour finir par Descartes et Leibniz, mais toujours avec plus de curiosité que de foi véritable.


II

Ici un nouveau mouvement va se produire dans l’histoire de la pensée française, mouvement dont Victor Cousin sera encore le puissant organe. Si une certaine discipline succède après 1830 à l’anarchie féconde créée par le premier élan d’expansion historique, cela ne tient pas uniquement, comme on l’a dit, à l’absorbante personnalité de Victor Cousin. Ce ne fut pas seulement l’Université, dont l’enseignement philosophique l’eut pour administrateur, qui sentit le besoin d’une direction dogmatique, ce fut la société française elle-même qui, sous l’influence de causes diverses, religieuses et sociales, commença de chercher dans la philosophie une règle pour sa conscience plutôt qu’une satisfaction à sa curiosité scientifique. Il est certain que la nécessité d’une doctrine bien arrêtée pour l’enseignement philosophique, dont la direction était confiée à Victor Cousin, fut pour beaucoup dans l’évolution qui remplaça la libre investigation des systèmes par la forte discipline du spiritualisme. Il n’en est pas moins vrai qu’il n’eût pas imposé cette évolution à la pensée française, si celle-ci n’y eût été préparée par des préoccupations morales et politiques. Il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque le retour au spiritualisme se fait alors remarquer dans un monde philosophique non moins indépendant de la direction éclectique que de l’autorité religieuse. Le mouvement en ce sens s’accomplit sur toute la ligne en France. Le spiritualisme, qui devient le mot d’ordre de l’école éclectique, devient, sous la même pression des circonstances sociales, le lieu-commun du public qui s’intéresse à cet ordre de questions. Et ce phénomène apparaît bien avant la révolution de 1848, qui précipita les esprits et les âmes vers le spiritualisme religieux.

Quoi qu’il en soit, le spiritualisme est devenu la seule doctrine de l’école éclectique, non plus le spiritualisme tout psychologique des Écossais, de Maine de Biran, de Royer-Collard, de Jouffroy, mais le spiritualisme tout métaphysique des Platon, des Descartes et des Leibniz. Chose singulière, cette doctrine, qui n’avait pas même de nom dans la célèbre classification des systèmes, resta en définitive la philosophie à laquelle l’école éclectique attacha de plus en plus fortement sa destinée. Ce fut plus qu’une direction, ce fut une discipline dont le XVIIe siècle lui-même (en laissant Spinoza dans son isolement) n’offrirait pas un exemple aussi parfait. Ce spiritualisme, qui dans le principe se trouvait confondu avec l’idéalisme, l’un des quatre systèmes nommés, en fut tellement distingué qu’il finit par en être séparé tout à fait, si bien que celui-ci devint plus suspect même que la philosophie de la sensation, pour peu qu’il parût tourner soit au panthéisme, soit à l’idéalisme critique. Ni Locke ni même Condillac n’inspirèrent autant de défiance avec leur doctrine, bien plus radicalement contraire au fond au spiritualisme, mais plus réservée sur les hautes questions métaphysiques, que certaines doctrines idéalistes d’un caractère plus élevé. Voilà donc la philosophie française, sauf certaines écoles de savans dont nous aurons à parler tout à l’heure, qui s’est fixée dans la doctrine spiritualiste, tout en poursuivant ses études historiques, et par parenthèse elle en est tellement possédée qu’elle n’apporte plus ni dans son analyse ni dans sa critique des systèmes anciens ou modernes une entière liberté d’esprit. Le spiritualisme est ; devenu son idée fixe ; son criterium unique d’examen, le centre où elle se place pour tout voir et tout juger. Le sentiment spiritualiste est si pressant alors que la philosophie ne prend pas le temps de se faire une doctrine ; elle la reçoit toute faite ou à peu près des mains de Platon, de Descartes, de Leibniz, sans même essayer de la renouveler et de la mettre ainsi en état de répondre aux exigences de la science moderne. Tandis que la science pousse toujours la pensée en avant par ses découvertes, ses théories. ses hypothèses, se confiant en sa force, et ne cherchant que la vérité en toute question, le spiritualisme retient sans cesse la pensée au nom de la morale et de la société, appelant à son secours tous les auxiliaires possibles contre, les hardiesses d’une philosophie malsaine qu’il voit partout déborder, dans la science comme dans la société. Sous l’énergique direction et l’éloquente prédication de Victor Cousin, le spiritualisme cessa d’être une thèse philosophique comme les autres grands systèmes, il cessa même d’être une doctrine, la plus vraie et la plus vitale de toutes ; il devint une cause. L’école spiritualiste prit les allures d’un parti ; elle oublia trop que le spiritualisme n’est une vérité philosophique qu’à la condition d’être démontré par la science et défendu par la seule raison ; Elle chercha des alliés dans le camp de la théologie, et ne craignit pas de faire campagne avec elle contre l’ennemi commun ; elle alla jusqu’à interdire à la libre pensée la critique même la plus sérieuse du dogme et de l’histoire d’une religion avec laquelle elle croyait se rencontrer dans un intérêt sacré et capital. Servir le spiritualisme avant tout, le servir au prix même de sa liberté d’examen en ce qui touchait les questions religieuses, telle fut la devise de Victor Cousin, surtout dans les derniers temps de sa carrière philosophique. Il ne faut rien exagérer. Si puissante que fût la personnalité de Victor Cousin, elle n’alla point jusqu’à absorber toute la pensée philosophique de l’école. Sans parler des libres penseurs, tout à fait étrangers ou simplement dissidens, qui ont été ou sont spiritualistes à leur façon, et que le maître n’eût point comptés parmi les siens, il eut jusqu’au dernier moment nombre de compagnons et d’élèves qui, tout en relevant de son école, ont conservé une indépendance d’esprit véritable sous les formes du respect et de l’amitié. Les lecteurs de la Revue en ont eu souvent des preuves aussi intéressantes que décisives. Il n’en est pas moins vrai que le spiritualisme de l’école, ayant contracté sous la pression des circonstances et sous l’autorité de son chef quelque chose de l’intolérance de ses nouveaux alliés, n’encourageait pas cette liberté d’allures incompatible avec une telle discipline. Les exigences de la raison, les nécessités de la logique, les révélations de la science positive, étaient prises en faible considération devant l’unité nécessaire à une doctrine de salut public. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore la question de doctrine domine toutes les autres dans le monde philosophique où règne le spiritualisme de l’école.

En face de ce spiritualisme, qui, par l’éloquence de la parole, le concours de la théologie chrétienne, la propagation de l’enseignement classique, est devenu une sorte d’institution sociale, se posent la libre pensée et la science pure, représentées par un certain nombre d’écoles bien connues, qui pour des raisons diverses ne veulent pas entendre parler d’une telle philosophie. L’école matérialiste n’en veut point, parce qu’elle arrive à des conclusions contraires ; l’école positiviste n’en veut point, parce qu’elle se renferme dans le domaine de l’expérience ; l’école critique n’en veut pas davantage, parce qu’elle repousse toute espèce de dogmatisme, spiritualiste ou matérialiste. Il est vrai que toutes ces écoles, si considérables qu’elles soient par le nombre de leurs adeptes, ne forment qu’une minime fraction du monde savant ; mais que pense celui-ci sur les questions métaphysiques ? La plupart y sont très indifférens. Beaucoup ont leur opinion faite d’instinct plutôt que de théorie et pensent tout bas ce que les matérialistes et les positivistes disent tout haut. Quelques-uns s’en tiennent là-dessus à la foi de leurs pères et croient au spiritualisme absolument comme ils croient aux mystères et aux miracles, sans avoir la moindre envie d’y regarder. C’est ce qui fait que, dans tout le monde savant, c’est à peine si l’on peut compter un petit nombre de croyans qui prennent au sérieux les démonstrations de la philosophie spiritualiste. Aussi ne pouvons-nous nous empêcher de conserver des doutes sur l’état réel des esprits, quand nous entendons affirmer que le spiritualisme gagne dans les régions de la science positive. Il est exact de dire que les professeurs de matérialisme y sont encore en minorité ; mais croire que l’esprit spiritualiste est l’esprit qui domine dans ce monde-là, c’est se faire une grande illusion.

La vérité est que le divorce paraît aussi complet que jamais entre le spiritualisme et la science par quelque côté qu’on y regarde, par les principes, par les méthodes, par les habitudes d’esprit. Ce sont les deux pôles opposés de la pensée, ce sont deux mondes où l’on parle un langage absolument différent. S’il y a des philosophes spiritualistes d’un optimisme assez naïf pour en douter, c’est qu’ils n’ont jamais sérieusement causé avec des savans. La plupart de ceux-ci ne se gênent guère pour faire profession de dédain envers toute espèce de métaphysique. En est-il quelques-uns que la politesse et la bienveillance rendent réservés ? Il est facile de voir percer le doute sous leurs protestations d’estime et de sympathie. Dans ce monde-là, on ne parle que de matière, on ne connaît que des forces, on réduit à peu près tous les progrès de la civilisation aux conquêtes de l’industrie. On n’y a guère d’autre morale et d’autre politique que l’économie politique pure. Si l’on y fait des rêves de bonheur pour les sociétés humaines, c’est sur l’accroissement du bien-être général que l’on compte pour les réaliser. Beaucoup produire, beaucoup consommer, voilà le mot de la destinée humaine et le vrai criterium de la prospérité des nations. La liberté scientifique et la liberté économique sont les seules auxquelles on tienne essentiellement, parce que les progrès de la science positive et de l’industrie ne sont pas possibles sans elles. Quant aux querelles de la théologie et de la métaphysique, on ne s’y intéresse guère, et si, sous prétexte d’ordre public, l’état interdit aux libres penseurs de s’occuper des questions religieuses, le monde savant s’en émeut médiocrement. Pourquoi s’enflammerait-il pour une liberté dont il ne fait point usage lui-même ?

Dans le monde spiritualiste, vaste et nombreux aussi, les choses se passent tout autrement. Nous entendons le spiritualisme sincère, celui qui prend au sérieux dans la pratique comme dans la théorie tous les mots dont se compose le vocabulaire de la doctrine, esprit, âme, liberté, conscience, loi morale, personnalité et providence divines, immortalité, vie future. Il n’est peut-être pas inutile en effet de faire remarquer que le monde spiritualiste, dans les jours où nous vivons, est singulièrement grossi par une foule d’âmes mercenaires et d’esprits habiles qui se servent du spiritualisme, comme d’autres se servent de la religion, pour faire leurs affaires ici-bas. En retranchant ces indignes de la noble et grande société à laquelle ils n’appartiennent pas, on ne peut, quelque libre penseur qu’on soit, entrer en commerce avec cette société sans ressentir pour elle du respect et même de la sympathie. On y trouve sans doute un esprit étroit, ombrageux, défiant de la raison et de la science, s’inquiétant à tout propos des théories et des hypothèses nouvelles, craignant pour sa psychologie les expériences et les observations des physiologistes sur les rapports du physique et du moral, redoutant pour sa théologie les théories naissantes sur la génération spontanée, sur l’unité des forces de la nature, sur l’explication des espèces vivantes par la sélection naturelle, sur le dynamisme universel. Là en effet toute idée nouvelle est suspecte, toute expérience fait peur. La nature, avant d’être connue, avait été conçue et arrangée de façon à se prêter à tel ou tel dogme sur la création et la Providence qui fait partie des principes élémentaires du spiritualisme. Voici que la science positive est en train, avec ses observations, ses expériences et ses hypothèses, de substituer à ce vieux cosmos un cosmos nouveau, où il semble que la création lie soit plus nécessaire, et où la Providence se voit menacée de perdre quelques-uns de ses attributs. Tout cet attachement aux vieilles doctrines n’est que trop réel et fait sourire le monde savant, bien convaincu de sa supériorité ; mais d’un autre côté où se trouve le sentiment des réalités invisibles, impalpables et pourtant les plus réelles de toutes, sinon dans ce monde spiritualiste ? où est le dépôt de toutes les vérités de l’ordre moral ? Où est la tradition de la vraie nature et de la haute destinée de l’homme ? où est l’âme de cette civilisation supérieure qui élève le niveau de la moralité et de la dignité humaines en même temps qu’elle répand le bien-être et satisfait de plus en plus les besoins et les convenances de la vie matérielle ? où est, en un mot, le sel conservateur des sociétés qu’enrichit l’industrie, sinon dans le spiritualisme ? Ici le monde de la foi, qui a conscience de toutes ces choses, reprend l’avantage. Il ne sourit ni ne raille, comme fait le monde de la critique et de la science ; mais il ne peut voir sans crainte et sans pitié la sécurité de ceux qui s’imaginent que l’industrie suffit à tout, et que la matière est toute réalité. On comprend alors comment dans cette société spiritualiste les philosophes donnent la main aux croyans. Les uns et les autres oublient ce qui les divise en face du triste avenir que semblent préparer à la civilisation moderne une critique qui détruit toute croyance et une science qui ne voit en tout que matière et force. C’était là ce qui rendait dans ses derniers jours le chef de l’école spiritualiste si impatient des nouveautés scientifiques et philosophiques et en même temps si sympathique aux croyances religieuses. Pour lui comme pour bien d’autres, on pourrait même dire pour toute la grande société spiritualiste dont il a été le plus puissant organe, la question était entre le spiritualisme et le matérialisme, et la philosophie n’avait pas une autre œuvre à faire que la religion elle-même dans cette lutte à mort.

III

Une doctrine qui redoute la science, une science qui ne croit guère à la doctrine, voilà en résumé la situation des esprits dans toute cette aristocratie sociale que se partagent les sciences et les lettres, particulièrement en France. Comment sortir de cette crise ? Évidemment par une conciliation, car la doctrine n’est pas plus à supprimer que la science ; mais comment cette conciliation sera-t-elle possible ? Ici il ne peut être question de rien qui ressemble à ces alliances contre nature, à ces compromis entre la philosophie et la religion, qui au fond n’honorent et ne servent ni la religion ni la philosophie. Pour que l’accord se fasse entre le spiritualisme et la science, il faut que le spiritualisme devienne scientifique, et que la science devienne spiritualiste. Là est la difficulté. Est-il possible que le spiritualisme soit jamais autre chose qu’une doctrine étrangère aux méthodes positives ? Est-il possible que la science, qui ne compte que sur l’observation et l’expérience, accepte jamais quoi que ce soit qui ressemble à une spéculation à priori ? On peut bien convenir d’avance que, si cet accord est possible dans l’avenir, il ne le sera que par la liberté, c’est-à-dire par l’essor naturel de la philosophie et de la science, qui, se développant chacune dans sa sphère et selon son génie propre, pourront se rencontrer dans une même conclusion sur le fond et le principe des choses. C’est là en tout cas la première condition de l’entente. Que la philosophie et la science laissent là les passions, les préjugés, les alliances de la lutte actuelle, et qu’elles rentrent, la philosophie surtout, dans la haute impartialité qui convient aux deux grandes puissances de la pensée. Qu’elles se considèrent d’abord et se traitent comme deux sœurs d’une même mère, la libre pensée, parfaitement décidées à ne faire intervenir dans leurs débats aucune puissance étrangère. Que la philosophie enfin laisse la religion à sa place et à son rôle, que la science ne compte plus sur la faveur de cet empirisme vulgaire qui ne comprend guère mieux la vraie science que la philosophie.

Cela convenu, le premier soin de la philosophie doit être de se reconnaître. En reprenant sa liberté, elle se retrouve en face des grands systèmes de l’histoire convertis par l’éclectisme en lois nécessaires et universelles de la pensée. Si la philosophie devait s’en tenir là, il faudrait désespérer de l’harmonie de la pensée humaine et de l’avenir d’une spéculation vouée à une éternelle contradiction. Nous sommes plus dogmatiques que l’éclectisme, car nous croyons à l’unité future, plus ou moins prochaine, de la pensée philosophique ; nous y croyons au nom de l’analyse et de la critique. Il n’est pas difficile à l’une et à l’autre de démontrer que deux systèmes seulement, sur les quatre qui se disputent la scène historique, ont leur racine dans l’esprit humain. Le mysticisme n’est qu’un suicide de la raison et de la philosophie réduites au désespoir par le scepticisme, ainsi que l’a si bien expliqué Victor Cousin. Le scepticisme n’est qu’une négation engendrée par l’antithèse de l’idéalisme et du sensualisme ; il n’a par conséquent de raison que dans cette antithèse, comme le mysticisme proprement dit n’a de raison que dans le doute de la pensée oscillant entre deux thèses contraires. Ces deux systèmes ne sont donc, malgré leur puissance et leur durée historique, que les conséquences d’un état de la raison et de la philosophie, c’est-à-dire de véritables accidens. Restent l’idéalisme et le sensualisme ; mais ici encore l’analyse de Victor Cousin est en défaut. Ce n’est pas précisément entre l’idéalisme et le sensualisme qu’est l’antithèse, c’est entre l’idéalisme et l’empirisme d’une part, d’autre part entre le spiritualisme et le matérialisme, conséquence forcée du sensualisme. L’idéalisme et l’empirisme, telles sont les deux grandes doctrines qui ont chacune leur source dans le fond même de la pensée humaine. Ces sources sont le sens et l’entendement (en comprenant sous le mot sens le sens intime et le sens externe), l’expérience et la raison. La première antinomie à résoudre, pour parler le langage de la critique de Kant, est donc cette antithèse, la plus radicale et la plus générale de toutes, de l’expérience et de la raison. Tant que subsiste l’apparence d’une pareille antinomie, toute réalité objective de la philosophie et même de la science peut être contestée.

Or la solution de ce problème est précisément le résultat préparé par le travail de l’analyse et de la critique depuis Leibniz et Kant jusqu’à nos jours. Ni les idées innées des écoles platonicienne et cartésienne, ni la table rase de l’école de Locke, de Hume et de Condillac, n’ont pu soutenir l’examen. Il reste démontré d’une part que toute connaissance est à posteriori, d’autre part qu’aucune connaissance n’est possible sans un à priori quelconque. Kant a résumé cette conclusion de l’analyse moderne, déjà clairement aperçue par Leibniz, dans une formule célèbre qui restera comme le dernier mot sur la question : toute espèce de connaissance, quel qu’en soit l’objet, emprunte à l’expérience sa matière et à l’entendement sa forme. Tous les concepts purs de la sensibilité, de l’entendement proprement dit, de la raison, ne sont que les différentes formes de l’activité intellectuelle, qui opère sur les matériaux de l’intuition empirique. C’est l’esprit qui, par l’expérience aidée de la généralisation, retrouve les classes, les espèces et les genres au sein des choses. C’est l’esprit qui, par l’expérience aidée de l’induction, dégage les lois de la succession ou de la concomitance des phénomènes. C’est l’esprit qui, non content de pénétrer ainsi dans le fond intime et immuable des choses, crée à l’aide de l’abstraction, et toujours avec les données de l’expérience, ces essences pures, ces types, ces idées, dont il compose un monde à part, au-dessus du temps, de l’espace, de toutes les conditions de l’existence.

Que conclure de ceci, sinon que toute connaissance, toute science, toute philosophie, toute métaphysique, si métaphysique il y a, se fait avec l’expérience, mais par la pensée elle-même, seule capable de féconder l’expérience ? Donc l’idéalisme est chimérique quand il entreprend de construire une science quelconque sans l’expérience, de même que l’empirisme est impuissant, s’il essaie de faire la science avec l’expérience seule, sans le secours de la pensée. L’expérience est la seule faculté vraiment révélatrice. La pensée sans l’expérience ne peut sortir du domaine des abstractions idéales qui lui est propre, ni faire un pas dans le monde de la réalité, soit physique, soit morale. Ce n’est pas d’elle qu’il faut attendre quoi que ce soit qui ressemble à une révélation des choses. La logique, la dialectique, la métaphysique, à moins de tourner toujours dans le même cercle d’abstractions pures, ne peuvent avancer dans la recherche de la vérité que sur les pas de l’expérience ; elles n’ont point à leur service, comme on a bien voulu le croire, une faculté toute spéculative qu’on nommerait raison ou intelligence, et dont la fonction propre serait d’initier l’esprit à un ordre de connaissances supérieures. Toutes les prétendues anticipations logiques de l’idéalisme, telles que les idées de Platon, les idées de Plotin, les idées de Malebranche, les idées de Schelling, les idées de Hegel, ou ne nous apprennent rien sur les lois et les principes des choses, ou ne nous en apprennent que ce que l’expérience nous avait déjà fait connaître. En définitive, il n’y a pas deux sources de connaissances correspondant à deux ordres de vérités distincts ; il n’y a pas deux mondes réels séparés, l’un dans le temps et dans l’espace, qui serait le monde de l’empirisme, l’autre, non moins réel, hors du temps let de l’espace, qui serait le monde de l’idéalisme. Il y a le monde des réalités, qu’atteint l’expérience, et le monde des idées, que crée la pensée. L’antithèse de l’idéalisme et de l’empirisme se trouve ainsi résolue dans la distinction de l’expérience et de l’entendement concourant ensemble, chacun pour sa part, à l’œuvre commune de la connaissance. Les deux systèmes n’ont plus de raison d’être en tant que systèmes.

Cette conclusion n’est-elle pas trop sévère pour une doctrine qui a eu des maîtres s’appelant Platon, Plotin, Malebranche, Schelling, Hegel, et qui a fait si grande figure dans l’histoire ? Mettons à part l’idéalisme allemand, lequel n’a guère que le nom de commun avec l’idéalisme platonicien, et prétend si peu se passer de l’expérience qu’il n’est, à y bien regarder, qu’une hardie synthèse construite sur l’encyclopédie universelle des sciences positives. L’idéalisme proprement dit, c’est-à-dire la doctrine des idées, telle que l’engendre la pure dialectique avec ses procédés logiques d’abstraction et de généralisation, s’est fait dans l’histoire de la pensée humaine une place qui n’est point en disproportion avec ses grands et nombreux mérites. D’abord il apparaît, dans le duel de Platon avec les sophistes, comme l’éclatante réfutation d’une doctrine qui rendait toute science impossible en réduisant la connaissance à la sensation. Platon montra que l’idée est tout à la fois la condition de la science et le point fixe d’une réalité soumise à la loi d’un perpétuel devenir. Ce fût là son mérite scientifique, le premier et le plus important, au moment où la doctrine se produisit ; puis, appliquant son principe à l’ordre esthétique et à l’ordre pratique en même temps qu’à l’ordre scientifique, Platon créa cette grande et immortelle doctrine de l’idéal, sans laquelle il n’y a ni haute et sévère critique dans les arts, ni haute et pure morale dans la vie. Voilà, pour ne parler que de ceux-là, les titres éternels de la philosophie idéaliste à l’estime et à l’admiration des historiens. Peut-être qu’Aristote et les philosophes de son école, comme M. Ravaisson, ne sont pas tout à fait justes dans leur critique de la dialectique platonicienne. Il n’en est pas moins vrai que, si l’idéalisme a ouvert les voies à la science en lui fixant son objet, c’est-à-dire la loi et l’idée des choses, il a laissé à une autre philosophie, à une autre méthode, là tâche de créer la science de là réalité, la seule science véritable. Aristote l’a dit, et nous ne croyons pas que sa critique de la philosophie platonicienne puisse être contestée en cela, la dialectique ne pénètre point dans la réalité ; elle ne fait que se tenir à la surface des choses, discourant sur tout et n’enseignant rien à fond, parce qu’elle n’est pas en mesure d’arriver sur quoi que ce soit à une vraie définition. La réalité n’est pour elle qu’un point de départ, l’expérience n’est qu’une occasion pour prendre son essor vers un monde où elle croit atteindre l’essence même des choses, et où elle n’en retrouve que les formes abstraites et vides. Pour connaître cette essence, qui est l’objet propre de toute science, il faut s’établir, s’enfoncer dans la réalité avec le flambeau de l’expérience pour guide. C’est ainsi qu’on parvient à définir, à généraliser, à classer véritablement, en un mot, à faire l’œuvre de la science, ce que nul idéalisme n’a fait ni ne fera jamais.

Si l’expérience est la source unique de la connaissance, il s’ensuit que ni la philosophie ni même ce qu’on appelle la métaphysique ne peuvent chercher ailleurs la matière de leurs conceptions ; mais il y a une double expérience, celle du sens externe et celle du sens intime. De même que de ces deux sources de l’expérience sortent deux ordres de sciences distinctes, de même il en dérive deux principes différens d’explication des choses, deux doctrines philosophiques, le matérialisme et le spiritualisme, l’un expliquant tout par les lois de la nature révélées par l’expérience externe, l’autre expliquant tout par les lois de l’esprit révélées par la conscience : antithèse complète, profonde, aussi ancienne que la philosophie, et que l’éclectisme a proclamée nécessaire et éternelle. Le fait est que chacune de ces deux doctrines tient bon depuis les origines de la métaphysique contre les prétentions de la doctrine adverse, et qu’encore aujourd’hui la lutte ne semble pas près de finir. Comment résoudre cette antithèse, la plus grande et la dernière difficulté contre laquelle se débatte la pensée contemporaine ? Il ne s’agit point seulement de sauver une doctrine, si vitale qu’elle soit ; il y va du salut de la philosophie elle-même, dont une pareille antinomie tend à ruiner définitivement l’autorité. Qu’est-ce en effet qu’une prétendue science qui oscille perpétuellement entre les conclusions contraires sans jamais se fixer dans une méthode unique et dans une conclusion inattaquable ? Ici encore, c’est par une distinction qu’il nous semble possible et même facile de résoudre l’antithèse des deux célèbres doctrines. Chacune a son principe d’explication, qui semble exclusif de l’autre au premier abord, et qui ne l’est point, si l’on veut bien y regarder de plus près. Le matérialisme et le spiritualisme n’entendent pas le mot principe dans le même sens. Le premier cherche le principe des choses dans le comment, le second le cherche dans le pourquoi. Le principe du matérialisme n’est que la condition élémentaire d’un être donné, tandis que le principe du spiritualisme en est la fin, la raison, c’est-à-dire la vraie cause.

En un sens, la thèse du matérialisme est démontrée par l’expérience et la science positive. Tout être réel, depuis le minéral jusqu’à l’être pensant inclusivement, a sa condition élémentaire d’organisation et d’existence dans les lois de la chimie, de la physique et même de là mécanique. En s’élevant dans l’échelle des êtres, on remarque que l’être le plus complexe a toujours pour base l’être le plus simple, que le supérieur a pour substance l’inférieur, que l’être chimique a pour principe élémentaire les lois de la mécanique et de la physique, que l’être biologique a pour principe élémentaire les lois de la chimie, de la physique et de la mécanique, que l’être psychologique a pour principe élémentaire les lois de la biologie.et de toutes les sciences précédentes. C’est ainsi, pour ne parler que de l’être vivant, que l’observation microscopique des tissus a prouvé que les phénomènes physiologiques sont aussi exactement déterminés que les phénomènes physiques[2]. Aucun anneau de la chaîne entière des êtres n’échappe donc aux lois de la nature, dont le caractère propre est un déterminisme absolu et universel. Et si, au lieu d’envisager la nature dans la hiérarchie de ses divers règnes, on la considère dans l’évolution progressive de ses différentes époques de création, on trouve encore qu’à ce point de vue c’est le complexe qui procède du simple, que c’est le système des organismes inférieurs qui est le point de départ et la base du système des organismes supérieurs de la matière, qu’ainsi, par exemple, tous les mondes où aujourd’hui se manifestent la vie et même l’intelligence ont commencé par la forme rudimentaire des nébuleuses. Ici le matérialisme semble encore plus fort et plus triomphant avec les révélations de la science positive, puisqu’il s’agit, non plus d’une simple vue comparée de la nature, mais d’une véritable genèse cosmique.

Jusque-là tout va bien pour le matérialisme. Rechercher partout et toujours la condition élémentaire des êtres et y trouver le principe même de la philosophie naturelle, telle est sa méthode constante : là est sa force et sa vérité. Toutefois cela ne lui suffit point. Par une prétention analogue à celle du sensualisme, qui confond la condition des actes intellectuels et volontaires avec leur principe générateur, et fait de toutes les facultés des transformations de la sensation, le matérialisme confond la condition élémentaire de l’être avec son principe générateur, et fait de la matière même des choses, de la substance proprement dite, la vraie cause de la vie universelle, engendrant ainsi le complexe du simple, le supérieur de l’inférieur, le meilleur du pire, comme disait Aristote des physiciens de la première époque ; mais il échoue dans son entreprise de tout expliquer de cette façon. L’échec est éclatant pour l’être psychologique, dont les facultés essentielles, conscience, pensée, volonté, résistent aux lois de l’organisation animale. La doctrine de la sensation transformée compte aujourd’hui bien peu de partisans parmi les esprits familiers avec l’analyse psychologique. L’échec est évident pour les propriétés des êtres vivans, irréductibles aux lois de la chimie et encore plus aux lois de la mécanique. M. Claude Bernard voit fort bien qu’outre les phénomènes qu’il explique par les lois physico-chimiques il y a dans l’organisme l’ordre et le concert que forment ces phénomènes. Reconnaissant qu’un tel ensemble, si régulier et si constant, ne se peut expliquer par l’action irrégulière et variable des circonstances physiques et extérieures, il y voit l’effet d’un type défini, préexistant, auquel l’organisme se conforme comme un ouvrage d’art s’exécute d’après une pensée déterminée à l’avance, et en conséquence il appelle ce type une « idée organique, une idée créatrice, de sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés, si complexes qu’elles soient, c’est la création seule de cette machine. Tout dérive de l’idée qui seule dirige et crée. » Il n’est même pas sûr que le matérialisme réussisse à expliquer les propriétés des atomes chimiques, dont la science essaie de ramener la constitution aux lois de la. mécanique, car, quand il serait vrai que l’atome chimique se forme mécaniquement, il resterait encore à expliquer comment il tend à telle combinaison plutôt qu’à telle autre. Enfin la force physique par excellence, la gravitation universelle, au lieu d’être une simple résultante de forces mécaniques pures, pourrait bien être au contraire, comme le fait remarquer Hegel, la vraie force naturelle, la seule réalité, dont les forces dites mécaniques ne seraient que des abstractions, en sorte que le principe véritable du mouvement universel serait, non la force qui subit l’action, mais la force spontanée, qui tend naturellement à l’action, ainsi que l’enseigne Leibniz. On voit que le matérialisme est arrêté à chaque pas par l’expérience et la réalité elles-mêmes dans sa tentative de tout ramener à la cause matérielle des choses. Là où il ne veut voir que résultante pure, unité de composition élémentaire, il y a unité d’initiative, de direction, de création. Tout ce qui est individu, si simple que soit cette-individualité, échappe à l’explication matérialiste.

D’où vient ceci ? Il y a donc entre les ordres de phénomènes et d’êtres dont se compose la vie universelle des hiatus que le matérialisme ne peut combler, des barrières qu’il ne peut franchir. Qui franchira ces barrières et comblera ces hiatus ? C’est une tout autre méthode, qui prend son point de départ, non plus dans la nature, mais dans la conscience. Celle-ci, en nous révélant la vraie cause, non plus la simple condition élémentaire, des phénomènes de la vie psychologique, nous enseigne la véritable explication non-seulement des choses internes, mais des choses externes et naturelles, comme l’avaient déjà compris Aristote et le père de la philosophie socratique lui-même. La vraie cause de tout mouvement, de toute vie, est la cause finale. Le vrai type de l’être est l’individu, et le vrai type de l’individu est la personnalité, l’être pensant et libre, l’esprit en langage métaphysique. La méthode des sciences positives, l’expérience externe elle-même, n’atteint, ne saisit que des forces abstraites dans ce qu’on est convenu d’appeler la substance matérielle, puisque cette substance ne se manifeste jamais que par des mouvemens et des actions. La méthode psychologique peut seule déterminer ce qui fait l’être propre, l’essence même de ces forces. La force réelle, c’est la force qui tend, la tendance, l’effort, comme disent Leibniz et Biran, Or toute tendance suppose une fin, vraie cause de tous les mouvemens de l’être ou de la force qui tend. Quelle peut être cette cause finale, sinon le meilleur, le plus parfait ? Dans cette immense évolution de la vie universelle, ce n’est donc pas l’inférieur qui est le vrai principe du supérieur, comme l’affirme le matérialisme, confondant la condition élémentaire de l’être avec son principe générateur, c’est au contraire le supérieur qui est le principe de l’inférieur, ainsi que le démontre le spiritualisme en se fondant sur la vraie définition de l’être, même de l’être dit matériel. Point de substances inertes dont les propriétés essentielles seraient des propriétés purement géométriques, mais des forces dont l’activité propre est spontanée et qui tendent à une fin par un mouvement continu : voilà comment le spiritualisme résout le problème du principe des choses, et explique la loi du mouvement universel de la nature vers la perfection.

Le spiritualisme pourrait s’en tenir là ; mais de même que le matérialisme dépasse les limites de l’expérience en faisant rentrer dans son explication toute espèce de phénomènes, de même le spiritualisme fait rentrer dans la sienne les phénomènes entre lesquels l’expérience accuse les différences les plus essentielles. Renversant l’ordre de la nature, il fait du supérieur le point de départ de l’inférieur, quand c’est au contraire l’inférieur qui est le point de départ du supérieur, soit dans l’évolution cosmique, soit dans le tableau des règnes comparés. Comme l’expérience lui fait défaut pour une pareille construction à priori, il imagine, ainsi que l’a fait la métaphysique orientale, toute une série décroissante d’hypostases qui s’engendrent de haut en bas, depuis la suprême perfection jusqu’à l’être le plus imparfait. Il est vrai que le spiritualisme moderne n’a jamais accepté cette hypothèse, qui comblait pourtant, d’une manière étrange sans doute, la lacune résultant de l’exagération de la doctrine spiritualiste ; mais il est tombé dans un autre excès en confondant dans l’unité de son principe les diverses propriétés des êtres, telles que l’expérience les détermine et les définit. Tandis que le matérialisme ramène toute réalité, même la pensée, à un mouvement simple de la matière, le spiritualisme ramène toute réalité, même le mouvement le plus simple, à la pensée, en sorte que, si la formule du premier est que la pensée n’est qu’un maximum du mouvement, la formule du second est que le mouvement n’est qu’un minimum de la pensée. La philosophie allemande, qui se complaît dans les identités, qui d’ailleurs aime à mêler la poésie à la métaphysique, parle souvent d’un esprit mystérieux qui est engourdi dans la pierre, qui dort dans la plante, qui rêve dans l’animal, et ne prend conscience de lui-même que dans l’homme. M. Ravaisson, tout Français qu’il est par la pensée et par la langue, se confie un peu trop à ces décevantes analogies. Égale exagération des deux côtés, égal oubli des limites dans lesquelles l’expérience enferme toute philosophie qui veut rester positive dans le bon sens du mot ! La réalité est ce qu’elle est ; il ne faut pas la dénaturer sous prétexte de l’expliquer. Le monde de la nature et le monde de l’esprit ont leurs lois propres, parce que les êtres qui les habitent ont des propriétés spéciales et caractéristiques. Faire de la nature un esprit à l’état d’ébauche, ou faire de l’esprit une nature à l’état de perfection, c’est également abuser des mots, et il n’y a guère moins de danger d’un côté que de l’autre à confondre, à identifier des réalités si profondément distinctes. Que l’on rapproche la matière de la pensée ou la pensée de la matière, il est toujours à craindre que les vraies limites des deux mondes ne s’effacent dans ce rapprochement en sens contraires.

Cette observation nous ramène à la conclusion de M. Ravaisson. Il n’est pas possible de professer un spiritualisme plus savant, plus profond, plus absolu et en même temps plus libéral. On peut voir en le lisant comment il concilie de la façon la plus simple et la plus naturelle la doctrine métaphysique avec la science positive. Il nous semble seulement qu’il ne résiste point assez à la tentation de spiritualiser toutes choses par amour excessif de l’unité. « Dans l’infini, en Dieu, la volonté est identique à l’amour, qui lui-même ne se distingue pas du bien et de la beauté absolue. En nous, la volonté, remplie de cet amour, qui est sa loi intérieure, mais en commerce aussi avec la sensibilité, qui lui présente des images du bien absolu altérées en quelque sorte par le milieu où elles se peignent, erre souvent incertaine de ce bien infini auquel, entièrement libre, elle tendrait toujours, à ces biens imparfaits auxquels elle aliène une partie de son indépendance. Dans la nature, à laquelle nous appartenons par les élémens inférieurs de notre être, la volonté, éclairée seulement par une lueur de raison, est comme sous le charme puissant de telle forme particulière qui la lui représente et à laquelle elle semble obéir d’une obéissance toute passive. Il n’en est pas moins vrai que, jusqu’en ces sombres régions de la vie corporelle, c’est une sorte d’idée obscure de bien et de beauté qui explique dans leur première origine les mouvemens, qu’en définitive ce qu’on appelle la nécessité physique n’est, comme l’a dit Leibniz, qu’une nécessité morale qui n’exclut nullement, qui implique au contraire, sinon la liberté, du moins la spontanéité. Tout est réglé, constant, et pourtant radicalement volontaire. » Le dernier mot nous semble un peu fort, même avec l’explication qu’en donne M. Ravaisson. S’il faut dire toute notre pensée, nous n’aimons pas qu’on mêle ainsi la métaphysique à la psychologie. Nous comprenons fort bien que la nature humaine n’est pas le type de la perfection, et qu’en remontant toujours l’échelle du progrès indéfini on arrive à concevoir une volonté et une liberté qui n’aient plus à se débattre entre des partis contraires, ainsi que cela arrive dans la commune humanité ; mais nous ne pouvons comprendre comment cette volonté, cette liberté, dont le sage nous offre déjà un type assez élevé ici-bas, changent de nature en passant à la perfection absolue, et deviennent l’amour, la pensée pure, la nécessité du bien. Nous nous défions de cette sorte de méthode infinitésimale appliquée aux réalités de la conscience, qui consiste à poursuivre la perfection relative jusqu’à un absolu dans lequel elle perd tous les caractères qui lui sont propres. Ce procédé, que M. Ravaisson regarde comme si sûr, et qui nous paraît en effet bien supérieur à la méthode dialectique, est encore pourtant une méthode d’abstraction. Toute la différence, radicale du reste, c’est que l’abstraction psychologique d’Aristote pénètre dans l’essence intime de l’être, tandis que l’abstraction logique de Platon ne fait qu’en effleurer la surface ; mais nous ne pouvons voir qu’un abstrait dans l’acte parfait d’Aristote, comme dans l’idée suprême de Platon, tout en reconnaissant combien l’un de ces principes l’emporte sur l’autre en profondeur et en précision.

Enfin nous trouvons que la psychologie et la théologie parlent ici la même langue, ayant en vue de tout autres réalités. Dans cette sphère supérieure où nous transporte la théologie, et où la volonté se confond avec la nécessité, la vertu avec l’amour, nous ne reconnaissons plus ce monde moral où les mots de liberté, de vertu, de sacrifice, d’héroïsme, ont un sens si précis et un charme si puissant. Ce n’est plus là, quoi qu’en dise M. Ravaisson, le ciel de la conscience où brille cette étoile de la vertu, plus belle, au dire d’un sage de l’antiquité, que toutes les étoiles du firmament. De même, si en descendant cette même échelle du progrès nous concevons que l’activité spontanée de l’être diminue graduellement d’espèce en espèce et de règne en règne, nous ne pouvons consentir à laisser les noms de volonté, de pensée et d’amour à des mouvemens auxquels ces mots ne peuvent s’appliquer sans perdre leur sens propre. Bornons-nous à dire que le fond de l’être est une activité spontanée, une force qui tend à une fin, réservant les mots de liberté, de volonté, de pensée, de raison, d’âme et d’esprit pour les réalités que nous révèle la conscience. L’expérience doit rester toujours et partout souveraine, aussi bien contre les usurpations de la métaphysique spiritualiste que contre celles de la physique matérialiste, et il n’est pas plus permis de spiritualiser la nature que de matérialiser l’esprit. En ceci, Aristote avait montré plus de mesure que Leibniz, que Schelling, que M. Ravaisson lui-même.

Ceci n’est peut-être, entre M. Ravaisson et nous, qu’une affaire de mots. Il est un autre point de la doctrine sur lequel il nous serait plus difficile de nous entendre. Le problème théologique a toujours été la grande difficulté de la philosophie spiritualiste. Dieu ne semblant guère pouvoir être conçu autrement que comme l’être infini et l’être absolu, on ne voit pas comment une pareille conception pourrait sortir de la méthode spiritualiste qui prend pour devise le γνώθι σεαυτόν. Conclure de l’être imparfait à l’être parfait par la raison qu’il y a d’autant plus d’être dans une réalité qu’elle possède plus de perfection, c’est raisonner sur une équivoque et confondre les catégories si distinctes de l’essence et de l’existence. Quand Platon réalisait ses idées, il ne procédait pas autrement. Dans le spiritualisme d’Aristote, de Leibniz, de M. Ravaisson, la transition du monde à Dieu paraît plus simple. Si toute substance est force, si toute force tend à une fin dans son mouvement, il faut bien que cette fin, cette cause finale existe. De là la nécessité d’un premier moteur, ainsi que le dit Aristote, et, comme ce mouvement est un progrès dont le terme indéfini est la perfection, on ne peut concevoir Dieu autrement que comme l’être parfait, le bien absolu, seule véritable cause de ce mouvement universel ; mais cet être pariait, idéal de l’activité pure, c’est-à-dire de la pensée, de la volonté, de l’amour, toutes choses identiques à leur maximum d’être, cet être parfait dont la conscience nous offre le type imparfait, comment descendra-t-il dans le temps et dans l’espace ? Comment fera-t-il cette œuvre d’imperfection qu’on appelle le monde ?

C’est déjà beaucoup de faire de Dieu, par une abstraction réalisée, à l’exemple d’Aristote, la pensée de la pensée, l’être inintelligible que l’on fait résider par-delà l’espace, que l’on fait vivre par-delà le temps, dont la volonté n’est pas libre, au sens humain du mot, dont la pensée et l’amour n’ont pas d’autre objet que lui-même, un être enfin qui a tout l’air d’être un pur abstrait de même force, sinon de même espèce, que ces idées qu’Aristote et à sa suite M. Ravaisson ont tant reprochées aux écoles idéalistes ; mais enfin, le Dieu d’Aristote n’étant que premier moteur, on a moins de peine encore à comprendre l’être parfait dans sa contemplation solitaire, au plus haut du ciel, séparé du monde du temps et de l’espace. Seulement ce n’est plus le véritable être infini et absolu que rien ne limite, parce que. tout être, comme tout mouvement, part de lui. Cet être-là, nous persistons à penser, après avoir lu et admiré la savante conclusion de M. Ravaisson, que nulle expérience, pas plus celle de la conscience que celle des sens, ne peut le donner.

Mais voici la plus grosse difficulté. Il est encore moins facile au spiritualisme, tel que l’entend M. Ravaisson, de descendre de Dieu au monde que de monter du monde à Dieu. Comment comprendre que l’être parfait, immuable, immobile dans sa perfection, puisse en sortir jamais ? Comment M. Ravaisson s’y prendra-t-il pour concilier l’activité intérieure et parfaite de la nature divine avec l’opération extérieure et plus ou moins imparfaite (au moins quant aux œuvres) de la création ? On en jugera par les phrases suivantes : « Dieu a tout fait de rien, du néant, de ce néant relatif qui est le possible ; c’est que ce néant, il en a été d’abord l’auteur comme il l’était de l’être. De ce qu’il a annulé en quelque sorte et anéanti de la plénitude de son être (se ipsum exinanivit), il a tiré, par une sorte de réveil et de résurrection, tout ce qui existe[3]. » Dieu auteur du néant, la création expliquée par une sorte d’anéantissement suivi d’un réveil et d’une résurrection, voilà, que M. Ravaisson nous permette le mot, de ces subtilités qu’il est bien difficile de faire entrer dans les intelligences même les plus familières avec les abstractions métaphysiques, et qui doivent rendre le spiritualisme indulgent pour le panthéisme. Que fait ici M. Ravaisson, l’éminent, le profond métaphysicien, sinon replonger la pensée contemporaine dans les mystères de la théologie orientale ?

C’est ce qu’il avoue du reste en véritable alexandrin du spiritualisme moderne. « Ce fut dans presque tout l’ancien Orient, et depuis un temps immémorial, un symbole ordinaire de la Divinité que cet être mystérieux, ailé, couleur de feu, qui se consumait, s’anéantissait lui-même pour renaître de ses cendres… Suivant la théologie indienne, suivant celle aussi qu’enveloppaient les mystères de la religion grecque, la Divinité s’était sacrifiée elle-même, afin que de ses membres se formassent les créatures… Selon la théosophie juive, faisant mieux au monde sa part sans compromettre celle de Dieu, Dieu remplissait tout ; il a volontairement, se concentrant en lui-même, laisse un vide où, d’une sorte de résidu de son être tous les autres êtres sont sortis… Selon les platoniciens des derniers temps, qui combinèrent avec les conceptions de la philosophie grecque celles de la théologie asiatique, le monde a pour origine un abaissement ou, suivant un terme familier aussi à la dogmatique chrétienne, une condescendance de la Divinité. Selon le dogme chrétien, Dieu est descendu par son fils, et descendu ainsi, sans descendre, dans la mort, pour que la vie en naquit, et une vie toute divine[4]. » M. Ravaisson termine ces rapprochemens par une réflexion qui ne sera peut-être pas du goût des savans qu’il veut gagner à la doctrine du spiritualisme. « Ces pensées sont celles encore, si nous ne nous trompons, vers lesquelles gravitent nos systèmes modernes, sans en excepter ceux qui semblent, qui veulent s’en écarter le plus. » Nous croyons volontiers que la science moderne, qui semble incliner aujourd’hui vers la philosophie matérialiste, n’aura pas trop de répugnance à entrer dans les voies que lui ouvre la philosophie spiritualiste dont M. Ravaisson est un des plus intelligens organes ; mais c’est sous la condition que ce spiritualisme restera fidèle à l’expérience, et se tiendra dans la sphère des réalités soumises au temps et à l’espace.

Franchement, si cette théorie de la création est le dernier mot de la sagesse humaine sur de tels problèmes, on comprend que la théologie rationnelle n’ait pas beaucoup plus de prix que la théologie orthodoxe pour les esprits qui aiment à voir clair en toutes choses, que devant de telles explications nombre d’intelligences moins exigeantes s’en tiennent au mystère tout net de la foi, qui suspend l’exercice de la pensée, mais ne la met point à la torture, qui enfin préfère la poétique obscurité du symbole à l’étrange lumière d’une pareille métaphysique. Ne sent-on pas ici l’abus de cette méthode psychologique propre au spiritualisme, qui entend tout expliquer, même l’absolu et l’infini, par l’expérience intime. Tel est le secret de la force et de la faiblesse de cette grande doctrine que nul métaphysicien de notre temps ne possède plus à fond que M. Ravaisson. Admirable et profondément vrai dans l’explication des phénomènes de l’homme et même de la nature, le spiritualisme échoue, à notre sens, devant le problème de l’infini et de l’absolu. Où faut-il alors en chercher la solution ? L’histoire nous apprend que la dialectique n’y réussit guère mieux que la psychologie, puisque, si l’une aboutit à un absolu qui n’est que le type de la nature humaine, l’autre aboutit à un absolu qui n’est qu’une abstraction logique, sans relation possible avec le monde de la réalité. Que doit donc faire la philosophie ? C’est ce que la science, selon nous, est en mesure de lui apprendre. Pendant que la métaphysique disserte toujours un peu stérilement sur le principe abstrait des choses, sur la substance créée ou incréée, sur le fini et l’infini, sur la cause finale et l’ordre possible ou nécessaire du monde, voici que la science positive découvre par l’observation astronomique l’infinité du cosmos, par l’analyse chimique la permanence de la matière, comme substance et comme mouvement, par l’expérience de toutes les propriétés physiques des corps l’essence active de la substance dite matérielle, enfin par l’observation comparée de tous les phénomènes du monde physique et du monde moral la loi du progrès gouvernant le mouvement de la vie universelle.

Qu’est-ce à dire ? Si le néant répugne à la raison, si l’être, en tant qu’être, ne peut être conçu par elle que comme infini dans le temps et dans l’espace, comme nécessaire par conséquent et indestructible à travers ses innombrables transformations, n’est-ce point là l’absolu de la substance, cherché si laborieusement par la métaphysique ? Si d’autre part tout être est force, et si toute force est active, selon le sentiment de Leibniz confirmé par la science, n’est-ce point là l’absolu du mouvement, cherché dans l’abstraction du premier moteur immobile ou dans l’abstraction plus difficile encore à comprendre d’un créateur qui crée sans sortir de son repos d’être parfait ? Et si les limites de l’être reculent indéfiniment devant les puissans télescopes qui nous découvrent toujours de nouveaux mondes solaires que l’analogie permet à la science de soumettre à la loi commune de l’attraction, n’est-ce point là une merveilleuse représentation de cet infini qui n’avait pu être conçu que logiquement par la pensée ? Et si enfin dans la vie universelle tout tend vers le mieux, l’atome comme le monde solaire, n’est-ce point là une démonstration de l’ordre cosmique tout autrement triomphante que les spéculations métaphysiques sur l’optimisme vague déduit des perfections de la cause suprême ? Donc, pour savoir ce qu’est cet infini, cet absolu, que l’idéalisme et le spiritualisme cherchent chacun à sa manière dans une abstraction, il semble qu’il n’y ait rien de mieux à faire que de s’adresser à la science positive. Elle nous en révèle tous les jours de plus en plus les vrais attributs, qu’il ne faut pas confondre avec les attributs que la conscience nous montre dans notre propre nature, sous peine de méconnaître la majesté de la nature divine ; elle nous en fait voir l’unité, la bonté, la sagesse, la providence, se manifestant par l’harmonieuse et progressive évolution des puissances contenues dans son sein. Oui sans doute, le spiritualisme a raison, cet infini, cet absolu n’est point une cause aveugle qui produit tout au hasard. C’est le spectacle du cosmos nous l’enseigne, la cause finale par excellence ; ce n’est pas un être bon, c’est le bien, comme le dit Platon. Ce mot est peut-être le seul de la langue des hommes qui exprime la nature, l’action, les attributs du grand être qu’elle salue du nom de Dieu. Mais cette cause est identique avec son œuvre. Dans cet être infini en tout sens, se confondent le principe, la substance et la fin des êtres finis : pour créer, il n’a point à sortir de lui-même, à descendre on ne sait comment et par quelle dégradation dans le monde du temps et de l’espace. Il crée ou plutôt il produit dans le temps et dans l’espace, au sein desquels il réside avec toutes ses manifestations ; il produit, il réalise toutes choses d’après une loi, une raison qui n’est pas distincte de sa nature. Et alors l’infini, l’absolu repose, non plus sur une abstraction logique ou psychologique, comme l’idée de Platon et de Plotin ou la pensée idéale d’Aristote, mais sur le fondement solide de l’être universel. La réalité cosmique n’est plus la dégradation continue de l’être parfait, comme l’avait rêvé l’Orient, avec la série indéfinie de ses hypostases, ni la chute graduelle suivie d’un retour progressif vers son principe, comme l’avait compris le néoplatonisme. C’est au contraire l’exaltation continue de l’être infini procédant éternellement de l’inférieur au supérieur, c’est-à-dire du simple mouvement à la vie, de la vie à la pensée, dans laquelle son activité trouve encore à parcourir des degrés infinis, montant toujours, ne descendant jamais, ni au début, ni à un moment quelconque de son mouvement incessant vers la perfection idéale que contemple sa pensée.

Cela n’est-il pas plus clair, plus conforme à la pensée moderne, plus en rapport avec les révélations de la science positive que la théologie de l’émanation, ou même que la théologie de la création e nihilo ? Ne serait-ce point la vieille science qui aurait mal inspiré l’ancienne métaphysique avec ses idées fausses ou incomplètes sur la matière et la nature ? Et la nouvelle philosophie n’a-t-elle pas beaucoup à apprendre de la science nouvelle sur ces questions de haute cosmologie ? C’est l’impression que nous a laissée la lecture des dernières pages de la conclusion de M. Ravaisson. Nous ne serions pas surpris que ce fût aussi le sentiment de nos savans et même de beaucoup de nos philosophes qui ont peu de goût pour les subtilités transcendantes, et pour lesquels toute théologie qui brave le temps et l’espace dans ses conceptions est inintelligible. Nous avouons être du nombre de ces esprits un peu simples, n’ayant jamais pu réussir à comprendre autrement que comme idéal de la pensée toute essence, même l’essence divine, qu’on soustrait à ces conditions nécessaires de l’existence. Ce qui ne nous empêche pas d’admettre avec Aristote, avec Leibniz, avec M. Ravaisson lui-même, que la philosophie spiritualiste est la seule qui entende véritablement l’explication des choses.

Quoi qu’il en soit, il nous suffit de reconnaître avec satisfaction, à part nos réserves sur la question théologique, que le moment est venu où le spiritualisme pourra lutter victorieusement contre le matérialisme avec les armes de la science elle-même, et non plus avec les vieilles traditions. Mais que parlons-nous de lutte entre deux doctrines opposées ? Espérons, contrairement aux conclusions de l’éclectisme, que ce qui a été vrai dans le passé ne le sera plus dans l’avenir. L’antithèse du spiritualisme et du matérialisme tend à se résoudre dans une synthèse toute scientifique où ces deux doctrines se ramènent à deux méthodes, à deux points de vue, à deux principes également vrais, également nécessaires à la science et à la philosophie. Telle est au fond la conclusion du rapport de M. Ravaisson ; mais, pour en venir là, il ne faut plus s’obstiner dans la tâche ingrate de réaliser des abstractions et de confondre le monde de la réalité avec celui de l’idéal, car alors gare au terrible mot de Voltaire : « chaque fois qu’on disserte sans s’entendre soi-même, c’est de la haute métaphysique. »


ETIENNE VACHEROT,

  1. Voyez dans la Revue des Cours publics du 16 mai un article aussi bien pensé que bien écrit de M. Beaussire sur le rapport de M. Ravaisson.
  2. M. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale.
  3. Rapport sur la Philosophie, p. 263.
  4. Ibid., p. 263 et 264.