La Société australienne

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La Société australienne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 100-134).
LA SOCIETE AUSTRALIENNE

Les Français ne se sont pas assez occupés de l’Australie dans ces dernières années. Ils imaginent sans doute n’avoir rien à craindre et peu à espérer d’un pays situé aux antipodes. Mais de récens événemens nous ont donné à réfléchir sur la valeur des distances géographiques et nous commençons à soupçonner l’importance de contrées fort lointaines. L’Australie n’est pas plus éloignée de nous que le Japon, qui vient de s’imposer à notre attention avec une vigueur inattendue.

La nation australienne ne nous réserve pas d’aussi grandes surprises ni du même genre. Un peuple de quatre millions dames ne saurait en avoir la prétention. Pourtant, tout pays en état de transformation active mérite qu’on s’y intéresse, et c’est le cas de l’Australie.

L’évolution de l’Australie, — on l’a maintes fois exposé ici même[1], — est d’une nature très spéciale, en raison surtout de sa situation politique. Aussi le petit nombre d’étrangers qui en ont abordé l’étude ont-ils regretté de ne l’avoir pas conduite plus avant, faute d’avoir pu prolonger leur séjour assez longtemps pour se familiariser avec les élémens qu’elle comporte.

Des humoristes ont déclaré que l’Australie manquait d’originalité. C’est qu’ils l’avaient seulement entrevue ; peut-être étaient-ils influencés par leurs premières impressions. Celles-ci sont, en effet, peu favorables. Si on excepte la rade de Sydney, qui est une merveille, l’aspect général du pays est peu attrayant, les coutumes des habitans sont dépourvues de couleur locale, les rapports sociaux paraissent empreints de banalité, et l’esprit public accaparé par des questions d’ordre mesquin. C’est à peu près tout ce qu’on discerne pendant les premières semaines de résidence dans une grande ville australienne. Et cependant, ce qui manque le moins à l’Australie, — on s’en aperçoit plus tard, — c’est l’originalité.

J’ai passé dans ce pays les douze dernières années, coupées par un petit nombre de courtes absences. Les circonstances m’avaient placé dans des conditions excellentes pour l’observation, et j’avais non seulement le désir mais le devoir de m’y livrer. Malgré la monotonie d’une existence où les distractions sont trop uniformes pour satisfaire les besoins de l’esprit et du caractère français, j’ai pris un intérêt croissant au problème australien, le trouvant de jour en jour plus fertile en réflexions.

Cette petite nation, souveraine d’un grand territoire, s’attaquant avec une obstination souvent maladroite, mais inlassable, aux questions sociales qui troublent si gravement les vieux peuples, mériterait, par cela seul, une particulière estime. Dans des conversations avec les hommes politiques australiens, j’ai souvent discuté leurs audacieuses conceptions. Je les ai critiquées avec la liberté de langage qu’autorise, même de la part d’un étranger, la cordialité des rapports. J’en signalais les incohérences et les dangers. Cependant, je ne pouvais me défendre de reconnaître, dans la hardiesse de ces tentatives, la manifestation de l’instinct puissant d’une race dont l’énergie croît avec les résistances. Cet effort, sans cesse renouvelé, poursuit la découverte du régime qui doit un jour concilier les aspirations, les besoins et les intérêts du pays. La direction qu’il a prise ne paraît pas le conduire au résultat. Il l’atteindra cependant tôt ou tard, de manière ou d’autre. La persistance d’un peuple est la plus sûre garantie du succès de ses entreprises.

L’ambition de l’Australie ne se borne pas à organiser librement sa vie intérieure. Elle n’attend pas d’avoir surmonté les difficultés de l’heure actuelle pour regarder au loin. Elle voit déjà se dessiner, à l’extrême horizon, une forme vague, de profil incertain, comme ces traînées brumeuses dont le marin dit : « Est-ce la terre ou un nuage ? » Cette vision est celle du drapeau australien, au coin duquel l’Union Jack britannique se distingue encore faiblement, tandis que la Croix du Sud, l’emblème austral, qui en couvre toute la largeur, paraît éclairer l’immensité de l’océan Pacifique et régner sur elle. Tel est le rêve de la nation australienne ou plutôt la réalisation anticipée de son avenir. Les événemens montreront si cette image est celle de la terre promise ou si elle doit se dissiper au souffle des orages politiques.

J’ai dit que l’Australie était souveraine. Elle l’est ; non en théorie, mais en fait. Officiellement, le Commonwealth of Australia est une dépendance de la Couronne. Le préambule de la Constitution fédérale porte que les peuples de Nouvelle-Galles du Sud, Victoria, Australie Méridionale, Australie Occidentale, Queensland et Tasmanie, se sont unis in one indissoluble Fédéral Commonwealth under the crown of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, and under the Constitution hereby established. Donc le lien avec la mère patrie subsiste. Il est d’ailleurs accepté par la grande majorité de la nation et nul ne songe, quant à présent, à le rompre. Seulement, ce n’est plus un lien de dépendance : l’Australie est sous la protection de l’Angleterre, non sous son protectorat. Elle s’est placée vis-à-vis d’elle sur le pied d’égalité des droits et n’admet pas la discussion sur ce point. Les formules de déférence à l’égard de la Grande-Bretagne qui figurent dans la Constitution du Commonwealth n’en altèrent pas le sens général. C’est un traité inter pares.

L’expression Commonwealth, choisie et imposée par les créateurs de la Fédération australienne, signifie « fortune publique, » autrement dit République ; et le mot république est mieux traduit en anglais par commonwealth que par republic, qui n’est qu’une adaptation. En même temps qu’on exhumait le terme commonwealth, inusité depuis Cromwell, on supprimait celui de Colonies, désignation officielle des territoires fédérés. On le remplaçait par États (States). Enfin, après avoir inscrit dans cette même Constitution, parmi les attributions du Parlement fédéral, celle de légiférer sur les Affaires extérieures, on a créé un ministère des External Affairs, et le premier ministre du cabinet fédéral a fait choix de ce portefeuille. Le premier ministre actuel en est également titulaire.

Si un examen du fonctionnement de la Constitution australienne ne sortait du cadre de cet article, il serait aisé de mettre ici en évidence que ces précautions de formes et d’étiquettes n’ont été, pour ainsi dire, que l’enregistrement officiel de l’acceptation par le gouvernement anglais des prétentions de l’Australie à une complète indépendance. C’est pourquoi, bien qu’incorrecte au point de vue protocolaire, l’expression de souveraineté se rapproche plus que toute autre de la réalité, pour qualifier les droits exercés par les Australiens dans la conduite de leurs affaires nationales, tant au dehors qu’au dedans.

Cette annulation de l’autorité de la métropole, sur sa soi-disant dépendance, ne rencontre d’analogie que dans la situation de l’Egypte, partie intégrante de l’Empire ottoman. Là s’arrête la ressemblance, car l’Australie n’a pas renoncé à la tutelle effective de l’Angleterre pour en jamais accepter une autre.


I

La société australienne se forme donc et s’organise en pleine liberté. Elle est affranchie des traditions aristocratiques dont l’autorité subsiste en Angleterre, ainsi que des responsabilités immédiates qu’eût créées une déclaration de complète indépendance. L’éloignement du Continent austral et sa configuration insulaire la protègent en toutes directions, et l’isolent en même temps.

On croit volontiers que cette société nouvelle se développe dans un esprit comparable à celui qui a guidé dans sa formation la société des États-Unis d’Amérique. Le point de départ semble le même : l’expansion d’une immigration d’origine britannique dans un vaste territoire neuf, où l’élément indigène, condamné à disparaître, n’apportait aux hommes de race blanche ni assistance efficace, ni entrave sérieuse. Mais deux faits historiques ont, dès les débuts, marqué de profondes différences.

Les premiers pionniers de l’Amérique furent des puritains chassés de leur pays par la persécution religieuse. Ceux de l’Australie ne furent pas, quoiqu’on l’ait prétendu, les convicts déportés par le gouvernement anglais, de 1789 à 1846. Les Australiens sont sensibles à toute allusion à leur tache originelle (birthstain), et ils ont raison. Ils ne sont pas les descendans de ces quelque 30 000 condamnés, ceux-ci ayant laissé fort peu d’enfans, car le nombre des femmes était encore infime en Australie pendant la période de la transportation. Ils sont les fils et les petits-fils des 7 à 800 000 immigrans qui, attirés par la découverte de l’or en Victoria, ont afflué dans le pays, à partir de 1851 et pendant les dix ou douze années suivantes. Ce mouvement s’est alors ralenti. Il a cessé depuis une quinzaine d’années. À l’époque actuelle, le nombre des arrivans compense à peine celui des partans. On peut donc concéder que les chercheurs d’or, ainsi que les manœuvres, les ouvriers, les paysans, venus avec les « prospecteurs » ou à leur suite, pendant la période de la fièvre de l’or, étaient d’honnêtes gens, aussi bien que les financiers, ingénieurs, entrepreneurs, plus ou moins improvisés, qui les accompagnaient. Pourtant, ces hommes qui, répandus plus tard dans toutes les branches de l’activité nationale, ont été les créateurs de l’Australie, avaient une mentalité différente de celle des Covenantaires du XVIIe siècle. C’étaient, au sens propre du mot, des aventuriers. Ils s’expatriaient non pour jouir de la liberté et pratiquer en paix leur religion, mais pour chercher la fortune. Et quoique, ensuite, aux États-Unis comme en Australie, le flot de l’immigration ait été composé d’élémens de nature analogue, les populations des deux pays n’en ont pas moins eu, pour noyau initial, des gens de classes, de goûts, d’habitudes, et de culture intellectuelle, dissemblables.

Le second fait c’est le mode de pénétration des immigrans de race blanche sur les continens américain et australien. En Amérique, la poussée colonisatrice, grâce à la disposition physique et orographique du sol, s’est produite directement vers l’intérieur. En Australie, elle s’est étendue le long des côtes, sur un immense périmètre, n’avançant que très lentement vers la partie centrale, aride, du pays. Même aujourd’hui le territoire habité du continent australien a encore la forme d’un croissant de l’une dont une pointe est au cap York, extrémité Nord du Queensland, et l’autre à Perth, capitale de l’État de l’Australie Occidentale.

Il en est résulté que les premières organisations politiques ont eu lieu par le groupement d’intérêts répartis sur une longue étendue linéaire. En se constituant, ces organisations se sont réservé l’hinterland, encore complètement inconnu, et ne l’ont limité que par des ligues géographiques idéales. Moins d’un demi-siècle après le début de l’effort colonisateur, le continent australien était divisé en cinq colonies, chacune d’une superficie moyenne égale à trois fois celle de la France, tandis que le territoire des États-Unis, à peu près égal à celui de l’Australie (780 millions d’hectares), était divisé en petites unités, aujourd’hui au nombre de quarante-neuf.

Il est aisé de comprendre que les grandes colonies australiennes, ayant subsisté pendant deux générations dans un état de parfaite indépendance les unes vis-à-vis des autres, et leurs capitales étant séparées par des distances considérables, aient dû gérer leurs intérêts propres sans souci d’une future union ; en sorte que des sentimens particularistes, mettant de plus en plus obstacle à la communauté des vues générales, ne pouvaient manquer de s’y développer.

Ces sentimens, dont la force a failli faire échouer la Fédération, n’ont existé en Amérique que de région à région, et non pour les mêmes causes. Ils y ont presque disparu ; tandis qu’en Australie, où ils ont conservé leur raison d’être et une base officielle assez large, on les constate presque aussi vivans et ombrageux qu’il y a vingt ans. De là, sans doute, l’allure de provincialisme qui, malgré la concentration excessive de la population dans les capitales, se remarque dans l’esprit de la société australienne ; et aussi ; une hésitation marquée à faire des sacrifices à l’idée de l’international. La période actuelle, celle des premières années de la*-Fédération, est toute remplie des doléances des Etats. Chacun se plaint de voir ses droits lésés, ses intérêts négligés par le gouvernement central et en accuse la Constitution et les ministres.

La Constitution n’est pas parfaite : un compromis laborieusement obtenu est rarement excellent. Les ministres ont commis des fautes : ils ont pu manquer de largeur de vues, de méthode et de caractère. Cependant, la cause du mécontentement, à peu près général, réside plutôt dans la manière de voir les faits que dans les faits eux-mêmes. C’est dans la persistance du particularisme qu’il prend sa source, quoique le principe dominant de la Constitution fédérale soit un maximum d’indépendance vis-à-vis de la mère patrie et un minimum d’autorité du gouvernement central vis-à-vis des Etats. L’œuvre du temps sera favorable à l’idée nationale, mais cette évolution ne s’accomplira qu’avec lenteur.

Enfin, une autre différence distingue de façon très apparente la société australienne de la société américaine. C’est l’absence, en Australie, du milliardaire. Aucune fortune n’y approche même de loin, de celles des cent plus riches citoyens des Etats-Unis. Personne n’y tient un train de grand luxe, à l’exception du gouverneur général.

Il est surprenant que l’exploitation d’un pays neuf, pourvu de grandes ressources, ne donne pas naissance à de rapides et considérables fortunes. Entre diverses raisons la principale consiste, du moins actuellement, dans les obstacles que rencontre la concentration des capitaux privés ou simplement l’accumulation des bénéfices. C’est le résultat inévitable de l’extension des attributions d’un gouvernement démocratique.

En Australie, la vanité de paraître existe comme partout ; mais la vanité n’est pas toujours un levier suffisant pour mettre en mouvement les gros revenus. Il est bon que l’intérêt s’y joigne. Or, il est inutile de soutenir une réputation d’opulence, à titre d’instrument accessoire de crédit, si l’on n’entrevoit aucune grande affaire à lancer, aucune combinaison importante à réaliser. En somme, d’une part, rareté des grandes fortunes ; de l’autre, peu d’inclination aux dépenses somptueuses.

Or, quoi qu’on puisse dire de l’immoralité du luxe et des facultés dissolvantes de l’argent, il est certain que les grandes dépenses des particuliers sont un facteur très actif des relations sociales. Elles ne les améliorent pas, mais elles les multiplient. Par le simple fait des rapprochemens, elles facilitent des rapports personnels et dans des conditions agréables, entre les privilégiés de la naissance, les parvenus de la richesse et les arrivés de l’mtelligence ou du savoir faire. Une société dans laquelle ce facteur n’existe pas est privée d’un élément presque nécessaire : le cercle dans lequel se meuvent ses idées est plus restreint et elle tend à s’immobiliser en coteries. La société australienne subit cet inconvénient. Très différente de la société américaine, elle l’est beaucoup moins de la société anglaise. Cette fille d’Albion a largement hérité des qualités et des défauts de sa mère. Je n’énumérerai que les qualités qu’elle a trouvées dans cet héritage. Ce sont : la foi inébranlable dans les destinées nationales, le respect de la loi et de ses agens, la prudence à contracter des engagemens, la patience à recommencer les expériences malheureuses, l’art de jeter un voile sur ses propres défaillances, et le sang-froid en présence des désillusions ou même des calamités. Quant aux usages, aux préjugés, aux opinions générales sur le monde extérieur, ce sont presque les mêmes en Australie en Angleterre.

Comment une nation si jalouse de son indépendance politique est-elle restée encore si dépendante de la nation mère ? Le principal motif s’en trouve dans l’orgueil de race, fortifié par le fait que la population australienne est, dans la proportion de 95 pour 100, de descendance britannique. L’Australie est peut-être, de tous les pays de race blanche, celui dont la population est la plus homogène. Cet orgueil, que justifient dans une large mesure les grands succès coloniaux de l’Angleterre, a donné naissance à une opinion moins justifiée, celle de l’inutilité de connaître l’étranger. L’Australien puise dans sa qualité de Briton la conscience d’une supériorité qui ne lui paraît pas discutable. On n’est d’ailleurs exactement informé en Australie que de ce qui se passe en Angleterre. On n’y reçoit que des journaux anglais. Les nouvelles du monde extérieur n’y parviennent que par l’intermédiaire des agences télégraphiques de Londres. Peu d’étrangers visitent le pays. L’Angleterre est comme un écran interposé entre lui et le reste du monde.

Cependant, des influences contre lesquelles on ne peut gagner que du temps ont commencé leur œuvre sur le continent australien La vaste étendue du territoire et la difficulté des communications intérieures ont donné naissance à certaines habitudes spéciales ; mais la plus puissante de ces influences est celle du climat, parce que rien ne peut en arrêter l’action. C’est lui qui, déterminant les produits du sol, crée par cela même les intérêts qui s’imposent à la population, règle les usages de la vie quotidienne, influe sur la race et la modifie.

Considérées dans leur physionomie climatologique générale, l’Angleterre est un pays humide et froid, l’Australie un pays sec et chaud. Donc, entre les habitans de ces deux pays, les différences ne pourront que s’accentuer, les ressemblances que s’atténuer. Dans la lutte entre le climat et l’atavisme, chaque génération enregistrera une défaite de celui-ci, car rien ne peut prévaloir contre la loi immuable de la nature qui tend à transformer l’individu pour l’adapter aux conditions du sol.

Quant à présent, la discipline établie par les usages, et la crainte du « qu’en dirait-on ? » imposent les mêmes exigences aux Australiens qu’à nos voisins d’outre-Manche ; mais l’uniformité dans les points de vue et dans l’expression des opinions particulières ne se retrouve plus en Australie. C’est que, hors son respect de la loi, — ou plutôt de l’ordre légal, — l’Australien est, de tous les sujets de l’Empire britannique, celui qui pratique le moins la vertu de vénération. Il ne se permettra pas de porter dans la rue un objet enveloppé dans un journal, mais il entend penser comme il lui plaît et dire sa pensée quand il lui convient. Il l’exprimera, tantôt poliment, tantôt brutalement, et n’y fera guère de différence. Les mentalités australiennes sont déjà plus éloignées les unes des autres que celles des habitans de la Grande-Bretagne ne le sont entre elles. On ne peut donc procéder, pour en donner un aperçu, qu’en ayant soin de marquer des distinctions nécessaires, se référant à des types, tout au plus à des groupes.


II

Il n’y a guère plus de vingt ans, la société australienne, je veux dire les « gens du monde, » ou ceux qui en occupent la place, se composait de riches marchands, de magistrats, des membres en vue du barreau et d’un petit nombre d’officiers. On y voyait peu d’industriels, l’industrie manufacturière étant alors à ses premiers débuts ; moins encore de grands éleveurs, ceux-ci étant retenus dans les campagnes par la surveillance de leurs « stations. » Ajoutons-y quelques directeurs de banques, les agens des grandes compagnies financières et maritimes, et un groupe restreint de hauts fonctionnaires. L’élément politique, sauf de très rares exceptions, n’y figurait pas. Aux réceptions des gouverneurs, lorsqu’on apercevait à une place distinguée, à la table ou dans le quadrille d’honneur qui ouvre les bals officiels, une figure inconnue, si quelqu’un demandait : « Qui est-ce ? » la réponse invariable était : « Je ne sais. Probablement un des ministres, » ou bien « la femme d’un ministre, » suivant le cas. Une dame australienne, dont le mari occupait en ce temps une haute situation, m’a conté qu’un soir, au Government House, elle fut voisine de table du célèbre sir Henry Parkes, alors premier ministre de Nouvelle-Galles du Sud. Elle avait remarqué que le gouverneur avait à sa droite une petite dame âgée, de mise plus que discrète. Inconsidérément, elle dit à sir Henry : « Quelle est donc cette vieille dame près de Son Excellence ? — C’est ma femme, » répondit le ministre. Heureusement, quoique toute jeune, son interlocutrice eut assez de présence d’esprit pour répondre aussitôt : « Excusez-moi. Je vis presque constamment en province et n’avais pas eu l’honneur de la rencontrer. Je serais heureuse de lui être présentée. » L’incident n’eut pas d’autre suite que la présentation de deux personnes qui avaient, officiellement, l’obligation de se connaître, et qui, en fait, ne se sont plus jamais revues.

Le monde politique était donc placé, pour ainsi dire, en marge du vrai monde. Les hommes avaient entre eux des relations d’affaires ou se rencontraient dans les clubs ; mais les femmes ne se voyaient pas, tout au moins ne se recevaient pas. Ce n’est pas l’orgueil de caste, — il n’y a rien de semblable en Australie, — qui avait établi cette démarcation ; c’est un fait matériel, celui du recrutement du personnel parlementaire, pendant les premières années du régime de l’autonomie.

Dans un pays neuf, non seulement il n’y a pas d’aristocratie, mais il n’y a pas de gens inoccupés (sauf dans le monde dit des « travailleurs »). Les fortunes gagnées n’ont eu le temps ni souvent la possibilité d’être mises à l’abri dans des placemens de tout repos. Elles sont engagées dans les mêmes entreprises qui les ont produites ou dans des combinaisons réclamant une constante surveillance. Or, la politique est fort absorbante. Par conséquent, en dépit de l’apparence paradoxale de l’assertion, on peut dire que les Australiens riches n’avaient pas les moyens de faire de la politique. Celle-ci d’ailleurs, en Australie comme partout, ne récompense que médiocrement les ambitions désintéressées. Ceux qui s’engageaient dans les affaires publiques étaient, en grande majorité, des hommes jeunes, pauvres et audacieux, comptant pour rien ou peu de chose les distinctions sociales et le charme des bonnes manières. Ils se mariaient pour ne pas être seuls et s’épargner le souci des détails matériels de la vie, quelquefois pour l’assistance pécuniaire ou morale que leur pouvait offrir l’alliance d’une famille aisée, ou simplement au hasard d’une rencontre. En somme, ils se mariaient, — je n’oserais dire : mal, — mais maladroitement. Quand, à force de talent et d’activité, ils étaient arrivés membres du Parlement, sous-secrétaires d’Etat Ou ministres, leurs femmes n’avaient pu les suivre dans leur ascension sociale, et, ne fréquentant pas un monde où elles se fussent trouvées mal à l’aise, renonçaient aux satisfactions d’amour-propre que les succès de leurs époux paraissaient devoir leur assurer.

On devine les inconvéniens de cette anomalie. Si démocratique que soit une nation, il est bon qu’il y ait contact et même pénétration entre le personnel qui la gouverne et le milieu frivole, mais point négligeable, qu’on appelle « le monde. » Il le faut surtout lorsque ce milieu n’est pas encombré d’oisifs, et que la plupart des personnes ayant reçu une bonne culture intellectuelle en font partie.

Heureusement, depuis cette époque, diverses causes ont amené des relations plus suivies entre la société mondaine en Australie et le groupe des politiciens. En premier lieu, l’importance croissante de ceux-ci, résultat de l’extension des attributions de l’État. La carrière politique paraît avoir séduit un plus grand nombre d’esprits distingués et d’hommes capables de se produire ailleurs que dans les meetings populaires. Remarquons, en passant, que le développement du parti dit ouvrier, en réalité socialiste, dans les parlemens australiens, n’a pas retardé ce commencement de fusion. Les élus des trades halls et des labour councils font assez bonne figure auprès de leurs collègues des autres partis. Il en est plusieurs qui, sans rien abandonner de leurs programmes intransigeans, reconnaissent l’utilité de faire des concessions de pure forme, et, sans le connaître, observent le conseil donné jadis par le président Dupin : « Soyons citoyens, et appelons-nous messieurs. »

Cet heureux rapprochement entre deux classes qui devraient se confondre en une, est dû peut-être aussi aux voyages, tant officiels que privés, accomplis en Angleterre par les personnages politiques en vue de l’Australie, et souvent en compagnie de leurs familles. On sait avec quel empressement le gouvernement britannique saisit toute occasion d’appeler à lui ses chers coloniaux. Tantôt, c’est pour conférer avec eux de certaines affaires « impériales, » tantôt pour les faire participer à des fêtes. Le jubilé de la reine Victoria, l’approbation de la Constitution fédérale, le couronnement de S. M. Edouard VII, ont été occasions de ce genre. Les invités (ou délégués) sont reçus avec honneurs, et mieux encore, avec amabilité, présentés au souverain, aux princes, aux ministres de la Couronne, conviés à des suites de dîners, bals et réceptions. Quand ils reviennent de ces expéditions politiques et gastronomiques, ils ont beaucoup vu, entendu et retenu. Ils ont compris, — ou mieux compris, — la place que la société mondaine tient dans la nation et l’importance de la hiérarchie sociale. Ils se souviennent d’avoir été comme enveloppés, même un peu intimidés, par ce réseau de politesses réglées, d’usages compliqués, de nuances presque insaisissables et qu’ils ont devinées impératives. S’ils avaient reçu cette impression en visitant un pays étranger, ik l’eussent sans doute écartée, mais, l’emportant de la mère patrie, elle devenait à leurs yeux une utile leçon de choses, et les plus intelligens d’entre eux se sont proposé d’en faire leur profit.

Si l’effet de ces contacts avec une société aristocratique, élégante et raffinée, fut sensible sur l’esprit des hommes, combien le fut-il davantage sur celui des femmes qui avaient accompagné leurs maris ou leurs pères dans les salons de Windsor ou de Buckingham Palace. Et si, pendant son séjour à Londres, le ministre ou délégué colonial a eu l’honneur d’être nommé knight ou de recevoir la commanderie de Saint-Michel et Saint-George, distinctions qui confèrent le titre envié de sir et donnent ipso facto à son épouse celui plus envié encore de lady celle-ci, assurément, a dû considérer sous un jour nouveau ses obligations sociales. Mrs X*** ne se devait qu’à sa famille. Lady X*** se doit à son rang. Elle n’a pas manqué, sans doute, d’en faire la remarque à l’heureux compagnon de sa vie, afin qu’il se souvienne qu’il n’est pas seulement sir, mais aussi et surtout, le mari d’une lady. La nouvelle « dame » ne doute pas de ses aptitudes à se faire dans le first set une place distinguée. En quoi elle peut avoir raison, car les étonnemens ressentis au cours de son mémorable voyage dans le Old World se sont déjà transformés en observations fines et justes. Les femmes d’Australie, autant que celles de nos pays, possèdent en ces matières des facultés d’assimilation qui s’éveillent au premier appel de l’amour-propre.


III

Indépendamment des catégories de personnes déjà citées, il existe en Australie une élite scientifique et artistique dont l’influence pourrait être heureuse sur l’esprit, les goûts et les habitudes de la société. Mais cette sorte d’aristocratie intellectuelle est peu nombreuse. Elle se compose d’érudits, d’artistes et d’hommes de lettres, dont beaucoup sont distingués. Aucun, cependant n’a, par une belle découverte ou une œuvre de premier ordre, acquis une situation éminente.

Je n’ai pas suivi d’assez près le mouvement scientifique contemporain pour être à même de préciser la part qu’y prend l’Australie. J’ai rencontré dans ce pays des hommes instruits dans toutes les branches, quelques savans professeurs, soucieux de se tenir au courant des progrès et des études modernes. Presque tous m’ont paru très attachés à leurs spécialités, doués des facultés de méthode et d’application, capables de répandre l’enseignement supérieur parmi la jeunesse. Le plus grand nombre étaient venus d’Angleterre et avaient l’intention d’y retourner. J’ai visité des universités établies sur des bases bien ordonnées, pourvues d’un matériel suffisant, fonctionnant régulièrement, et dont les cours étaient suivis par une population d’étudians des deux sexes, assez studieuse bien qu’indisciplinée. J’ai parcouru leurs programmes. Ils répondent aux exigences d’études d’un niveau élevé, tout en laissant l’impression d’être plutôt arriérés en ce qui concerne l’histoire, les lettres et les langues, et insuffisamment développés quant aux mathématiques pures supérieures.

En dehors de ces établissemens d’instruction qui font, en somme, honneur au pays, je n’ai aperçu aucun mouvement scientifique et n’ai eu aucune connaissance d’encouragemens officiels ou privés en faveur des recherches scientifiques ou historiques. L’Australie emprunte sa science à Londres, comme elle y a emprunté ses usages, ses idées générales et le capital de sa dette. Les sociétés scientifiques qui s’y sont formées vivent difficilement. Elles n’attirent pas la jeunesse et se recrutent surtout parmi des hommes qui, arrivés au déclin de l’âge, aiment à s’entretenir des choses qui ont occupé leur esprit pendant la plus grande partie de leur existence.

A mesure que l’opinion publique appréciera mieux l’importance des sciences et des arts, cet état de choses s’améliorera. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’effort dans cette direction. La tendance actuelle est plutôt de développer les enseignemens primaire et secondaire, lesquels sont déjà bien organisés et largement dotés. L’enseignement technique (ou plutôt pratique, car la science y occupe une très modeste place) est aussi en progrès.

Tout cela est louable, même nécessaire. Cependant l’Australie devra bientôt, sous peine de rester en dehors du mouvement intellectuel de l’humanité, plus vivement encourager les hautes spéculations de l’esprit. Voici plus d’un demi-siècle qu’ont été fondées les universités de Sydney et de Melbourne. Dans ces grandes villes, foyers de la civilisation nationale, il n’y a ni Académie, ni Institut, ni école des Beaux-Arts, ni École normale supérieure. L’enseignement des langues mortes est peu suivi. Celui des langues vivantes, limité au français et à l’allemand, y est tellement insuffisant qu’on peut dire sans exagérer qu’il n’existe guère que sur les programmes. Seule, la langue française, grâce aux persistans efforts de l’ « Alliance française, » tient une certaine place dans les études, notamment dans celles des jeunes filles. Mais on la considère comme un art d’agrément, une superfluité élégante ; et, au surplus, toute étude ne rentrant pas dans le cadre des nécessités professionnelles est à peu près dans le même cas.

Les Australiens, s’il en est qui lisent ces lignes, accepteront peut-être, de bonne grâce, les observations que je viens de résumer. Il serait imprudent de penser qu’ils accueilleraient avec la même bienveillance des remarques analogues touchant les qualités artistiques de leur nation. Si enveloppée de réserves que soit une opinion sincère émise à ce sujet, elle se heurtera à d’honorables mais excessives susceptibilités, car les expressions : l’art australien, la littérature, la poésie australiennes, sont d’usage courant dans le pays. Ingres avait la prétention d’être un violoniste de première force. Rossini, dit-on, tolérait une observation sur sa musique et n’en admettait point sur son talent à faire le macaroni. L’art est le « violon d’Ingres » des Australiens.

C’est que, s’intéressant médiocrement à la science, ils ont, au contraire, un penchant marqué pour les manifestations artistiques (ou supposées telles), surtout sous la forme du théâtre et de la musique. Les théâtres sont nombreux, dans les grandes villes d’Australie ; et quoique la population urbaine réside en majorité dans les faubourgs, les salles de spectacles sont presque toujours combles. Il y a relativement peu de Music halls. Dans les vrais théâtres, on donne rarement l’opéra, faute d’artistes suffisans, souvent l’opérette, et, à l’habitude, des comédies de mœurs ou de terribles mélodrames. La mise en scène est toujours soignée, ainsi que les costum.es. Toutes les œuvres représentées et les artistes en vedette viennent de Londres, et quelquefois des troupes complètes, accompagnées des décors et du matériel nécessaires.

La musique, sous toutes ses formes, tient une grande place dans les distractions de la société australienne. Ici, il est bon de citer des chiffres pour être cru.

Je lis dans le Bulletin de la Chambre de commerce française en Australie qu’on y a importé, en 1904, 9102 pianos et 1 735 harmoniums. Je passe la statistique concernant les autres instrumens. Total : 10 837. Multipliez ce nombre par la durée normale d’un piano, puis répartissez le produit sur quatre millions d’habitans, après déduction des enfans, des personnes âgées, infirmes ou malades, des soldats à la caserne, des pauvres diables sans ressources et sans gîte, etc., le résultat donnera la mesure de la mélomanie des Australiens. Un peuple qui possède une telle quantité d’instrumens de musique, — pour son plaisir, — est excusable de se croire, au moins en cette matière, doué d’une aptitude au-dessus de la moyenne. Je le veux bien admettre ; cependant l’Australie n’a produit jusqu’ici aucun grand compositeur. Les Australiens ne sont encore que les fidèles du culte d’Euterpe et de Polymnie. Ils y assistent et n’y sacrifient pas.

Il est donc permis de se demander si cette passion ne peut s’expliquer, dans une certaine mesure, en observant que, dans les réunions mondaines, la musique dispense des fatigues d’une conversation prolongée. L’hypothèse est vraisemblable. L’Australien, comme l’Anglais, possède la charmante qualité de ne pas être intrusive (indiscret). Il ne vous entretient pas de vos affaires et, moins encore, des siennes. En sorte que, de personne à personne, les questions sont limitées à des sujets qui ne doivent pas être intéressans. Du mouvement artistique et littéraire, il ne connaît, et vaguement, que celui de l’Angleterre, d’ailleurs peu actif. La philosophie, l’histoire, la religion, lui paraissent d’un abord sévère et d’une étude difficile. Les anecdotes « légères » sont proscrites. Quant au jeu des répliques sur des subtilités, dont nous abusons en France, il y est inhabile. Sans manquer d’humour, il n’entend rien à l’ironie ; elle lui déplaît d’autant plus qu’il distingue mal l’ironie mordante de la plaisanterie inoffensive. La causerie n’a donc que peu de ressources ; en sorte que la musique, qui n’impose pas toujours le silence aux auditeurs, mais l’autorise, apporte dans les salons australiens l’agrément et le repos tout à la fois. Ceci n’est qu’une supposition.

On entend souvent, en Australie, d’excellente musique. Les meilleurs exécutans sont, en général, des artistes étrangers ; mais il y a de brillantes exceptions. Partial en faveur des enfans du pays, le public leur prodigue aisément des ovations enthousiastes. Moins facile aux artistes européens, il ne leur refuse pourtant pas ses bravos si leur mérite est incontestable, et moyennant trois conditions : il faut qu’ils soient notés comme étoiles de première grandeur, confirmés dans cette possession d’état par les réclames des journaux locaux, et d’une inépuisable complaisance à l’égard des bis et des encore. En ces dernières années, les Australiens ont acclamé Paderevski, Mark Hambourg, Mme Antonia Dolores, Mme Albani et quelques autres. Mme Melba seule a obtenu d’eux les trépignemens et le délire, parce que son beau talent est une gloire australienne.

Le goût des arts silencieux est, en Australie, moins répandu que celui de la musique. Chaque grande ville possède néanmoins une Société de peintres et de sculpteurs, donc une exposition annuelle. Sydney jouit même de deux sociétés et de deux expositions, comme Paris. Les jours qui suivent l’ouverture du Salon sont assez animés. On va chercher là des sujets de conversation. Quelques dames ont adopté la coutume d’y offrir le thé à leurs amis, d’où résulte un petit supplément de recettes. Les journaux publient de copieux comptes rendus, dans une note toujours bienveillante et trop souvent admiratrice. Avec l’aide des encyclopédies et autres ouvrages de références, ils s’appliquent à faire preuve de leurs connaissances dans l’histoire de la peinture et la technique du métier. Les toiles sont convenablement disposées. L’Etat en achète quelques-unes, à des prix plutôt élevés, pour l’Art Gallery de l’endroit ; et c’est fini jusqu’à l’an prochain.

La moyenne de ces expositions est faible, parce qu’on y admet presque toutes les œuvres présentées. Une sélection sévère laisserait en évidence quelques bons tableaux. Le souci de l’originalité et la tendance à rechercher des effets sentimentaux sont trop marqués. J’ai vu, néanmoins, dans ces expositions, des paysages reproduisant avec un sentiment juste le caractère mélancolique et rude des campagnes australiennes ; aussi quelques portraits, traités avec adresse, plus ressemblans que vivans. Les artistes australiens ont peine à rendre les images gracieuses, douces et simples. L’absence de peinture religieuse surprend dans un pays où les libres penseurs sont rares et dont le quart de la population est catholique.

Si l’art pictural australien doit se manifester un jour avec éclat, ce seront les paysagistes qui lui montreront le chemin. Jusqu’à présent, on n’aperçoit aucune trace de ce qui pourrait faire pressentir la formation d’une école.

Les peintres australiens, pour ne produire que des œuvres tout au plus estimables, ont une excuse : l’incompétence du milieu -où, ils travaillent. En écoutant les propos naïfs que le public échange devant leurs toiles, on éprouve de la commisération pour les natures héroïques qui persévèrent dans des conditions aussi ingrates et on s’explique le décourageaient des autres.

De la littérature et de la poésie australiennes, je ne peux rien dire, car j’ignore presque entièrement l’une et l’autre, malgré mon long séjour dans ce pays. Ce sont des personnes dont le bagage est léger et qu’on ne rencontre pas souvent sur sa route. Certains journaux en disent du bien. Mais l’anonymat étant de règle dans la presse britannique, ces articles ne sont pas signés. Cela est de peu d’importance, s’il ne s’agit que de politique ou de reportage. Il n’en va pas de même pour la critique, dont la valeur emprunte beaucoup à l’autorité de la signature. Aussi les comptes rendus littéraires des feuilles australiennes, en renseignant sur les intentions aimables d’un journaliste inconnu, ne suffisent pas à faire apprécier les mérites d’une œuvre et à inspirer le désir d’en prendre connaissance.

.le n’ai guère vu dans les bibliothèques privées que des ouvrages d’auteurs anglais. La littérature australienne m’a donc paru jouir dans son pays du genre de notoriété que nous accordons à certains écrivains disparus. Vauvenargues, Nicole, l’abbé Raynal, Patin, et bien d’autres, ont quelque renom en France, quoiqu’on ne les lise plus guère. Comme eux, mais entrés de leur vivant dans la postérité, les auteurs australiens sont célèbres, en Australie, où on ne les lit pas plus que nous ne lisons Vauvenargues. Peut-être les lira-t-on plus tard.

Ainsi l’élément artistique et littéraire, de même que la haute culture scientifique, ont peu d’action sur la société australienne, le personnel politique commence seulement à s’y introduire, l’aristocratie de naissance n’y existe pas, celle de l’argent n’est pas assez riche pour imposer ses fantaisies et ne l’a point tenté. Cette société, sans direction et sans traditions, cherche sa voie. En attendant, elle reste attachée aux routines importées de la mère patrie, lesquelles ne sauraient toutes lui convenir, et, faute d’initiative, se meut dans un petit cercle d’amusemens toujours les mêmes. Le goût du mouvement, favorisé par le climat, la préserve un peu de l’ennui, mais non de la banalité.

Le tempérament australien est trop actif pour se satisfaire du ces distractions monotones. On voudrait faire mieux. Mais pour corriger un défaut, il faut d’abord le reconnaître ; et l’orgueil est là, l’inabordable orgueil des timides. Beaucoup de personnes, surtout des femmes, et, parmi celles-ci, les plus distinguées, déplorent l’illogisme et la tyrannie des habitudes imposées par la coutume. Elles écarteront cependant la discrète observation d’un étranger qui se permettrait d’exprimer ouvertement le même avis. Admettre que la stricte copie des usages britanniques n’est peut-être pas ce qu’il y a de meilleur partout au monde froisse en elles des sentimens intimes.

Sous ce rapport l’Australie est restée très britannique. C’est, en effet, une des particularités saillantes de l’esprit anglo-saxon, — comme de l’Islam, — de ne pas se modifier selon les exigences de milieux nouveaux. Transplanté sous un autre ciel, l’Anglais continue de suivre les mêmes habitudes. Il construira les mêmes maisons que construisirent ses aïeux sous les brumes de la Tamise et de l’Ecosse, s’y nourrira des mêmes viandes, consommera les mêmes boissons. En un mot, il ne changera rien à ce qu’il est accoutumé de faire. Il est persuadé qu’il existe seulement deux conceptions de la vie : l’anglaise, qui est bonne, et la non anglaise, qui ne l’est pas. Cette pétition de principe le conduit à une sorte d’insociabilité internationale contrastant singulièrement avec ses grandes qualités privées. On ne peut, en effet, contester que les Anglais soient, en général, cordiaux, hospitaliers, de relations sûres, amis fidèles et obligeans.

En ce qui concerne l’Australie, les beaux résultats obtenus pendant la période de premier établissement, par le décalque pur et simple des procédés britanniques, ne prouvent pas en faveur de leur excellence. La lutte contre des difficultés matérielles ne réclame qu’une énergie soutenue. Les pionniers de ce nouveau monde possédaient cette qualité, et les profits de l’exploitation d’un sol encore vierge les en ont bientôt récompensés. Mais l’organisation d’un peuple naissant, l’orientation qu’il doit prendre sa collaboration à l’œuvre générale de la civilisation, offrent des problèmes d’une plus vaste complexité. Peut-être a-t-on perdu de vue en Australie qu’il s’agissait d’une expérience non encore faite, puisque c’est la seule colonie de peuplement que la Grande-Bretagne a créée sous un climat très différent du sien et sans qu’aucune autre nation lui ait préparé la voie, comme le fit la France au Canada pendant environ deux siècles.

C’est ainsi, par exemple, que la fameuse théorie dont la formule est « White Australia » et dont l’objet est d’écarter du pays les élémens étrangers, ne dérive pas seulement. de l’intention de maintenir les salaires de la main-d’œuvre locale à un taux artificiellement élevé. Elle procède aussi d’une absolue confiance dans les procédés importés d’Angleterre et qu’une coopération étrangère pourrait modifier ; et c’est pourquoi elle a les sympathies de la majorité de la nation. L’atavisme, et surtout celui de race, a des raisons, paraît-il, que la raison ne connaît pas, car dans un pays en mesure de nourrir facilement une population décuple de celle qui l’habite, il y aurait profit certain à faire couper la canne à sucre par des Canaques, percer les routes et cultiver les légumes par des Chinois, laisser les emplois de la domesticité à des Indiens, etc. L’Australie a tous ces gens-là, pour ainsi dire, sous la main, et est à même d’en régulariser, à son gré, l’immigration. Mais on préfère rester entre soi et tout faire soi-même. Moins bien et plus cher, il n’importe. L’homme blanc, au lieu de s’élever au niveau des fonctions supérieures qui lui seraient nécessairement réservées et qu’une mise en œuvre plus active des immenses ressources du pays multiplierait, est abaissé à celui de fonctions inférieures à son intelligence et à ses aptitudes.

Nous constatons donc, dans le monde austral, un nouveau et double contraste qui ne s’observe, aussi frappant, nulle part ailleurs. L’un, celui de la conscience de la supériorité de la race britannique sur les autres races, et spécialement sur les races de couleur, avec la crainte qu’elles inspirent, allant, pour ces dernières, jusqu’à leur exclusion radicale. L’autre, — anomalie inquiétante, — est celui de la valeur intellectuelle et morale des salariés comparée avec la nature des fonctions remplies par le plus grand nombre d’entre eux.

L’ouvrier et le paysan australiens sont, en moyenne, d’esprit ouvert, d’instruction générale au-dessus de leur condition. Cela se remarque davantage à mesure qu’on prend contact avec les populations des villes peu importantes et celles des districts éloignés de la côte, parce qu’on ne s’attend pas à y rencontrer une curiosité intelligente, et déjà avertie, des choses qui paraissent en dehors des préoccupations des gens du peuple. Il n’est pas douteux que les sacrifices faits depuis une quarantaine d’années par les gouvernemens des colonies australiennes (aujourd’hui Etats) pour répandre l’enseignement ont porté leurs fruits. Non seulement la nation est plus instruite, mais le désir de l’instruction s’est propagé. Le goût de la lecture est général, même celui des lectures sérieuses. Si la culture des classes supérieures n’est pas tout à fait à la hauteur qu’elle a atteinte en Europe, celle des classes modestes et surtout des classes dites laborieuses y atteint un niveau qui m’a paru plus élevé. Quant à la moralité générale (dont on ne peut juger qu’après un assez long séjour), elle est sensiblement supérieure, dans l’ensemble de la population, à celle des peuples occidentaux. On est donc surpris de voir la majorité de la nation employée, faute des auxiliaires qu’elle repousse obstinément, à des travaux de force ou de patience, mécaniques, parfois répugnans, mais nécessaires, qui ne réclament ni intelligence ni technique de métier, et font de l’homme, pendant huit heures chaque jour et cinq jours par semaine, une machine de production médiocre, fragile, peu régulière, et pourtant coûteuse.

Depuis que la réglementation du travail, instituée sous la pression des ouvriers, s’est développée en Australie, l’initiative personnelle du travailleur a été réduite de plus en plus, jusqu’à disparaître. Le contraste s’est accentué. On comprend, dès lors, ce qu’il y a de justifié dans les prétentions du salarié. Un gâcheur de plâtre australien dira : « Ma journée vaut bien huit shillings, » et il aura presque raison. Sa journée pourrait valoir huit shillings, s’il y employait ses aptitudes et son intelligence ; mais comme il l’occupe à gâcher du plâtre, son travail ne vaut pas huit shillings ; et ce n’est que son travail qu’on achète.

Les Australiens furent donc et sont encore en présence d’un problème dont les données principales et constantes (la grandeur du territoire, la situation géographique et la nature du climat) ont été par eux négligées. Ne sachant ce qu’il fallait faire, ils ont fait ce qu’ils savaient. En quoi, il y a apparence qu’ils se sont trompés, parce que, pour produire quoi que ce soit, il ne suffit pas de faire un effort, il faut le faire dans le sens de la production.

J’ai entendu répondre, alors que se discutait cette question : « Nous sommes contens tels que nous sommes. N’est-ce pas le principal ? » C’est un point de vue d’un ordre peu relevé et qui ne s’accorde pas avec la noble prétention de fonder une nation modèle. Au surplus, les difficultés politiques et financières dont l’Australie commence à peine à se relever, grâce aux magnifiques récoltes des quatre dernières années, n’indiquent pas que tout y aille pour le mieux. Le contentement est loin d’être général, et ne saurait l’être. L’immigration est arrêtée, l’excédent des naissances sur les décès tend à diminuer, les capitaux sont timides, aucun des grands travaux en projet depuis la Fédération n’a été entrepris, le régime parlementaire est faussé par la coexistence de trois partis entre lesquels un accord sincère est impossible et la cherté de la vie a crû parallèlement à la hausse des salaires.

L’aimable gaieté du caractère australien ne saurait dissimuler un malaise profond et la satisfaction des aspirations nationales doit être ajournée à des temps meilleurs.


IV

Cette digression ne nous a pas trop écartés de notre sujet. De même que le pays s’est organisé par l’application de méthodes rigoureusement britanniques, les usages et les préjugés qui règlent les relations sociales s’y sont établis et s’y perpétuent par la simple répétition des gestes connus et convenus, exécutés avec une régularité quasiment automatique. L’esprit d’innovation et celui d’adaptation aux conditions du milieu en sont absens.

Monter sa maison sur un pied convenable, y réunir quelques personnes élégantes portant les toilettes de la saison, les occuper d’un peu de musique ou faire danser les jeunes filles, garder ses hôtes jusqu’à minuit en les laissant partir sans qu’ils regrettent d’être venus, faire insérer dans les journaux des comptes rendus déclarant que votre souper était exquis, que M. A*** a joué dans la perfection, que miss B*** a chanté délicieusement, que lady C*** était charmante en rose et Mrs D*** mieux que jamais en gris perle..., c’est ce que les premiers venus, autrement dit les derniers « arrivés, » obtiennent en tout pays et à coup sûr avec un peu de tact, pas trop de parcimonie et le concours de quelques complaisances choisies. Cela n’a qu’un rapport d’apparence avec l’art délicat, réclamant tant de préparations, d’ingéniosité, d’initiative, une si exacte connaissance des situations, surtout des valeurs individuelles, qui est celui de former un salon et d’en faire un organe d’influence mondaine. Cet art, en Australie, est, comme les autres, à ses débuts. Il est vrai que la société australienne n’existe guère que depuis deux générations : on doit lui faire crédit. D’autre part, elle est en présence d’une grosse difficulté, suffisante pour faire échouer les plus intelligentes entreprises. C’est l’esprit égalitaire de la population. Il engendre des prétentions et des susceptibilités excessives, et se place en directe opposition avec les nécessités des relations mondaines, celles-ci ne pouvant se fonder que sur des nuances et des distinctions.

Pour éviter des froissemens, on est ainsi amené à sacrifier ses préférences et à se couvrir de l’autorité des situations acquises ou acceptées. On se fait donc un entourage des gens qu’on croit qu’il faut inviter ; c’est-à-dire qu’on s’incline d’avance devant la critique d’autrui. C’est elle qui fait votre liste, et cela suffit pour qu’un élément anti-sociable se soit introduit dans la maison. Pourquoi les réceptions officielles sont-elles froides, partout, même en France où l’étiquette n’est pas bien sévère ? La moyenne des gens qui composent ces réunions n’est pas inférieure, par la culture et la bonne tenue, à la moyenne de ceux qu’on rencontre dans des salons fort agréables. C’est qu’ils sont là en vertu d’un droit, et non d’un choix. Une femme intelligente, — si elle n’a d’autre objet en vue que d’avoir une maison recherchée —, sait que ses préférences seront son meilleur guide dans le choix de ses relations. Ainsi, les personnes qu’elle invitera seront justement celles qu’elle doit inviter, parce qu’il y aura déjà entre elles un lien nécessaire, celui qui rapproche les unes des autres les affinités d’esprit, de goûts, de manières, que la maîtresse de céans partage ou qui, tout au moins, l’intéressent. Il s’y trouvera probablement aussi des équivalences et des similitudes de situation. Ce sera pour le mieux ; elles faciliteront les rapports, mais parce que leur rencontre aura été, en quelque sorte, l’effet d’un heureux hasard et non d’un classement imposé par une règle ou un usage.

Ce procédé si naturel ne semble pas pouvoir être employé en Australie. Il y provoquerait des tempêtes. Il en résulte que beaucoup de personnes aisées, même riches, renoncent à recevoir, qui le feraient volontiers si elles le pouvaient faire à leur gré. Quant aux autres, hors de la stricte intimité, elles invitent, une ou deux fois l’an, plus de monde que la maison n’en peut contenir, ou bien louent un hall public et y donnent un bal. Elles ont ainsi la tranquillité jusqu’à la saison prochaine.

Les five o’clock pourraient favoriser les sélections. Certaines Parisiennes ont réussi à reconstituer leurs salons que l’invasion cosmopolite avait un peu compromis, en utilisant par d’adroites manœuvres cette importation d’outre-Manche. Le five o’clock permet de recevoir sans inviter. Il suffit que tout le monde soit prévenu, de manière ou d’autre, et il y a mille façons de prévenir. Avec un peu de patience et de jugement, on arrive ainsi à éloigner doucement les importuns et à garder ses amis sans se faire trop d’ennemis. Pour ces sortes de réceptions, la difficulté en Australie serait d’y amener les hommes. Les Australiennes aiment à s’habiller et s’habillent bien. Aucune abstention n’est donc à craindre de leur part. Mais les gentlemen de ce pays se refusent énergiquement à faire des visites. Pourquoi aller prendre une tasse de thé chez Mme ***, quand on n’est pas lié par une invitation formelle ? Le gentleman croit avoir mieux à faire. En tout cas, il n’ira pas, parce que cela l’ennuie. Aussi voit-on les femmes faire toutes leurs visites sans leurs maris, les jeunes filles le plus souvent sans leurs mères, mais presque jamais les maris n’en font, ni sans ni avec leurs femmes, non plus que les célibataires. Pour voir ces messieurs, il faut aller les chercher à leurs bureaux, au club, aux courses, ou les inviter à dîner. Il est donc malaisé de tirer parti des five o’clock, et en résumé, les réceptions de tout genre dans la société australienne utilisent assez mal les élémens dont elle se compose.

Le peu que je viens de dire du sexe fort en Australie pourrait faire croire qu’il manque de tenue et d’urbanité. C’est une appréciation donnée par quelques voyageurs, trop prompts à généraliser. A la vérité, l’Australien qui peut prétendre à l’épithète de gentleman n’aime pas le monde ; de plus, il manque souvent de mesure, aussi bien dans sa courtoisie que dans ses négligences. Je n’ai remarqué en aucun pays, de la part des hommes, autant de variations dans les signes extérieurs de la politesse vis-à-vis des mêmes personnes et dans des circonstances semblables. C’est un embarras pour les étrangers, que tantôt on laisse dans un coin et tantôt on traite avec grande aménité, sans qu’une différence aussi marquée soit explicable. De là procèdent, je suppose, les critiques exprimées sur les manières des Australiens.

Mon impression est que leur attitude parfois un peu rude est rarement intentionnelle. Elle résulte souvent de l’ignorance de ce qu’il faudrait faire ou dire dans l’occasion ou même d’une timidité naturelle. Tandis que les marques de cordialité ou de déférence sont assurément voulues. Le gentleman australien est très sensible au reproche d’impolitesse, ce qui prouve qu’il tient à ne pas le mériter. J’ajouterai qu’on rencontre peu en Australie le type de grosse jovialité encore assez répandu en Angleterre, et moins encore la traditionnelle raideur britannique, qu’on prend souvent pour de la morgue quand elle n’est que de la réserve, et qui néanmoins glace les sympathies.

La cordialité australienne est simple et comme éclairée d’un rayon de bonne humeur. Dans le monde, l’Australien garde une tenue correcte et, à cet égard, les comparaisons qu’on pourrait faire tourneraient plutôt à son avantage. Si, dans sa prime jeunesse, il était aussi bruyant, encombrant, irrespectueux et sans gêne que le sont aujourd’hui ses jeunes enfans, il n’en a que plus de mérite. Peut-être ceux-ci deviendront-ils à leur tour de parfaits gentlemen. Un puissant effort de self-control y sera nécessaire.

La société australienne, ne pouvant satisfaire ses besoins d’activité dans les relations purement mondaines, s’occupe surtout de sports et d’associations. Le nombre de celles-ci, — sociétés, clubs, compagnies, ligues, comités, réunions, — formées indépendamment des affaires et pour les objets les plus variés, est hors de proportion avec le chiffre des habitans, aussi bien qu’avec l’importance de leurs moyens d’action. La tendance à créer des collectivités dans des buts honorables est excellente en soi, mais l’abus des choses excellentes n’est jamais excellent. Or, chaque ville d’Australie est une forêt de petites chapelles bienfaisantes, sportiques, philanthropiques, philosophiques, artistiques, éducatrices, moralisatrices. L’intrusivism, banni des rapports individuels, prend ici sa revanche. Dans chacun de ces groupes, on travaille à développer, chez les autres, ce qu’on croit bon ou à détruire ce qu’on y trouve mauvais.

Un humoriste australien, plaisantant cette manie de régenter le prochain, a suggéré l’idée de fonder une Nullifying Society, dont l’objet eût été de canaliser ce torrent de bonnes intentions, et la devise : « Mêlez-vous de vos affaires. » Il prétendait que si ce zèle ne se calme, l’heure est prochaine où on ne pourra ni fumer un cigare, ni boire un verre de whisky, ni rire ni flirter, où il sera ordonné de se coucher avant neuf heures, de porter un costume rationnel et réglementaire, enfin de ne lire que les ouvrages autorisés par la « Société pour la propagation de l’ennui. « 

Au nombre de ces associations, il en est qui, n’ayant en vue que la bienfaisance, rendent de précieux services. Les dames y jouent un rôle fort actif, et ce sont elles qui organisent les bals, concerts, ventes de charité, loteries, représentations théâtrales, quêtes, etc., au profit desdites œuvres. Cela n’est pas particulier à l’Australie ; mais nulle part on n’en trouve une floraison aussi touffue et persistante. Ces réunions ne donnent de profits appréciables qu’aux associations déjà fortement constituées et sont inutiles à la société mondaine parce qu’elles mettent en contact des personnes de milieux trop différens et seulement une ou deux fois chaque année pour la même œuvre. L’honorable mendicité qui alimente ces institutions a pour résultat de « taxer » sévèrement les personnes en état de faire la charité, et cela n’est pas un mal, quoiqu’il y ait excès de sollicitations. Mais les dépenses d’administration et d’arrangement de toutes ces petites fêtes absorbent la plus grande partie des recettes. Il semble donc que ce soit beaucoup de mouvement et de fatigue pour peu de chose. La concentration de ces minuscules organismes en un nombre modéré de grandes sociétés d’assistance dans chaque État australien ferait peut-être plus pour les pauvres que la dispersion de tant de bonnes volontés.

Quant aux sports, ils sont la grande affaire des Australiens. Les deux sports favoris sont le cricket et les courses. On parle peu, — m’a-t-on assuré, — sur les matches de cricket. C’est une passion désintéressée, mais violente. Les courses, au contraire, n’existent que par et pour le betting.

Si un match sensationnel de cricket, soit une finale ou Australia v. England, est donné quelque part, les façades des maisons occupées par les grands journaux sont couvertes d’immenses pancartes, montées sur des échafaudages. Les noms des joueurs y sont inscrits, et les phases du jeu signalées par le télégraphe, immédiatement indiquées. Jusqu’à la fin de la partie, une foule énorme stationne devant ces écriteaux, les regards fixés sur les chiffres, échangeant des remarques, des pronostics. Dans la rue, les tramways, les chemins de fer, les clubs, les salons aussi, on ne parle que du cricket match. L’attention de tout un peuple est fixée sur lui. Les résultats en sont commentés longuement dans les feuilles publiques. L’intérêt qu’on prend en Australie aux matches de cricket dépasse celui que nous accordons aux grandes courses d’automobiles, bien que celles-ci soient le stimulant d’une industrie de premier ordre, tandis que le cricket ne se rattache à rien de pratique. Il est pourtant considéré par des esprits distingués comme ayant une importance s’étendant jusqu’à la politique. En 1895, lord Jersey, qui venait de quitter le gouvernement de Nouvelle-Galles du Sud et est encore une personnalité éminente du Royaume-Uni, n’hésitait pas à déclarer que les matches de cricket entre Anglais et Australiens concouraient à resserrer les liens impériaux.

Il y a là un phénomène psychologique inexplicable à nos intelligences continentales ; d’autant plus surprenant que ce jeu très technique, compliqué, réclamant un entraînement prolongé, est dépourvu de toute animation, étant joué par vingt-deux personnes, dont deux seulement sont ensemble en action.

Si l’engouement extraordinaire des Australiens pour le cricket reste mystérieux dans ses causes, les conséquences de la passion de la jeunesse pour ce sport et pour quelques autres, tels que le football et le rowing, ne sont que trop sensibles. Le goût de l’exercice en plein air, si digne d’encouragement, a fait place à l’étude de la science spéciale à chaque sport. Celle-ci a envahi toutes les maisons d’éducation. Le but des jeunes gens n’est plus de s’amuser entre eux et de se développer physiquement, mais de faire gagner à leur équipe telle course ou telle partie où ils seront en compétition avec un autre club (car les collégiens sont, pour ces objets, organisés en clubs). Ils se livrent en conséquence à un entraînement sévère qui, après chaque séance, les renvoie fatigués à leurs classes. Là, devant leurs livres et leurs cahiers, à quoi pensent-ils ? sinon à ce qui a surexcité leur amour-propre, aux péripéties de l’essai qu’ils viennent de faire, à celui qu’ils feront demain, aux procédés techniques de leur sport, aux records déjà battus. Cela est certainement à leurs yeux d’un intérêt plus vif et surtout plus immédiat que les équations algébriques ou le De amicitia.

L’abus du sport est l’une des causes de la faiblesse des études secondaires en Australie. Elle est une des réponses à la question qui y a été récemment posée : Are our boys degenerating ? Elle en est peut-être la principale ; car, ainsi que je l’ai dit plus haut, l’enseignement est donné dans de bonnes conditions, et l’esprit australien, bien qu’un peu lent, a des facultés d’assimilation et d’application plus que suffisantes.

Cet abus présente un autre danger, celui de déformer la plus belle moitié de la population. L’autre moitié est, au point de vue plastique, moins intéressante, car un gentleman peut avoir sans inconvénient pour sa carrière ou sa position sociale, de grands pieds et de grosses mains. Mais le développement des extrémités est une disgrâce pour les dames. Or, la nature impartiale distribue aux enfans, sans distinction de sexe, les défauts physiques de leurs pères. Il serait fâcheux de voir disparaître les petits pieds et les jolies mains qu’on rencontre encore en Auslie, et cela ne pourrait manquer de se produire en deux ou trois générations si la manie du crocket et du foot-ball continuait à y sévir avec la même intensité.

Les courses de chevaux n’ont pas les mêmes inconvéniens, et elles provoquent là comme en France et en Angleterre un grand déploiement de toilettes et de luxe. Les plus importantes épreuves hippiques sont parfaitement organisées en Australie. Il en est de si populaires qu’elles prennent le caractère et l’ampleur de fêtes nationales. Les Australiens prêtent d’ailleurs peu d’attention aux commémorations officielles. Pendant la semaine où se court la Cup, la population de Melbourne est presque doublée, et notre Grand Prix de Paris est loin de posséder la même puissance d’attraction. Le mouvement créé par le Cup day est presque irrésistible. En voici une preuve :

Le 1ee novembre 1894, l’empereur Alexandre III, beau-frère de la reine d’Angleterre actuelle, alors princesse de Galles, étant mort, la cour de Saint-James prit le deuil pour un mois. Les gouverneurs des colonies australiennes en furent avisés par dépêche. Le 3 novembre, des salves de canon furent tirées à Melbourne, Sydney et dans les autres capitales coloniales, et les drapeaux mis en berne. A Melbourne, on se trouvait dans la race week (la semaine du Cup day). Suivant l’usage, lord Hopetoun, gouverneur de Victoria, avait préparé deux grands bals. Les gouverneurs des autres colonies, présens à Melbourne, devaient y assister ; deux mille invitations avaient été lancées. La mort du Tsar, survenue au début de ces réjouissances, dérangeait tous les plans. Ajourner les courses, il n’y fallait pas penser. C’eût été un défi à la passion populaire. Un instant, on eut l’idée de supprimer les bals. Mais alors, que de désillusions ! Partant, que de critiques ! Les ministres furent sans doute consultés. Peut-être le Foreign Office donna-t-il son consentement. Ce qui est certain, c’est que lord Hopetoun n’osa pas décommander ses fêtes ; et, le 5 novembre, quatre jours après la mort de l’Empereur, on dansait au palais du gouvernement. Lord Hopetoun ouvrait le bal en un quadrille d’honneur (le vice inégal set, dit-on là-bas) où figuraient les gouverneurs de Nouvelle-Galles du Sud, de l’Australie occidentale et de Tasmanie, lady Hopetoun et plusieurs autres charmantes ladies, plus officielles les unes que les autres. Seuls, les membres du corps consulaire s’étaient abstenus, par égard pour leur collègue de Russie.

La presse continentale a relevé l’incident, en attribuant au gouverneur une intention discourtoise qu’il était incapable d’avoir. L’anecdote montre seulement l’importance du Cup day en Australie, en même temps qu’il souligne l’extrême complaisance des gouverneurs à s’incliner devant les désirs ou les fantaisies du peuple.

Les courses contribuent donc à donner un élément d’activité et une impulsion d’élégance à la société australienne. Malheureusement, elles propagent le vice du jeu dans la nation, au delà, — ce n’est pas peu dire, — de ce qu’on voit en France. On n’a pas osé instituer en Australie le totalisator (pari mutuel), par crainte d’encourager les joueurs. Mais l’exploitation colossale à laquelle se livrent les bookmakers ne les décourage en aucune façon et les lois édictées pour la suppression des agences de paris sont impuissantes à enrayer le mal.

Il est curieux d’observer que, dans ce pays : où le sport hippique tient une place si considérable, l’équitation est délaissée. Le cheval, hors des courses, n’y est employé qu’au transport. Les facteurs de la poste sont à cheval, les squatters des prairies parcourent leurs stations à cheval, les propriétaires ruraux inspectent leurs cultures à cheval, mais la rencontre d’un cavalier ou d’une amazone en promenade est chose rare. L’équivalent de Rotten row à Londres ou de notre allée de Longchamp au Bois de Boulogne n’existe aux abords d’aucune grande ville australienne.

Le yachting est très en vogue à Sydney, à cause de l’heureuse disposition de sa rade pittoresque et parfaitement fermée. La chasse est peu pratiquée. Quant à l’escrime, le sport par excellence, puisqu’il met en jeu tous les muscles du corps, exerce le coup d’œil et développe le sens de la décision, on ne s’en occupe pas, même dans le monde militaire.

Ainsi, en Australie, et plus (m’a-t-il semblé) qu’en Angleterre, le sport technique s’est substitué au sport utile. Le moyen, qui est l’émulation provoquée par la lutte entre camps ou champions opposés, a fait oublier le but, c’est-à-dire l’amélioration physique par le développement harmonieux des organes. On obtient quelques remarquables athlètes (au sens anglais de cette expression), mais il n’apparaît pas que la race devienne plus souple, plus alerte ni plus résistante aux fatigues. Une réaction semble se produire dans le sens d’une éducation physique rationnelle des jeunes Australiens. Certains gouvernemens d’Etats en ont pris l’initiative et tous maintenant encouragent les exercices gradués, méthodiques, formant un programme complet de perfectionnement musculaire. On s’attache à rendre ces exercices aussi attrayans que possible, et les enfans, malgré leur turbulence native, s’y prêtent volontiers.

Les filles suivent, à fort peu près, les mêmes exercices que les garçons, ce qui, pour l’objet qu’on a en vue, est de toute nécessité. Comme elles ont, pour le moins, autant d’amour-propre que messieurs leurs frères, il est à présumer que cet effort donnera de bons résultats. Si on y persiste, et si, en même temps, le peuple renonce à certaines habitudes importées d’Angleterre pour adopter une hygiène générale s’accordant avec le climat, la race australienne pourra devenir une des plus belles et des plus vigoureuses.


V

La vie intime et journalière est agréable en Australie, grâce à l’humeur souriante et à la sociabilité du caractère des habitans. Le goût de la population pour le plein air y contribue aussi. Max 0’Rell a dit que les Australiens sont toujours dehors. C’est assez vrai et surtout des Australiennes. L’Australien aime à fréquenter autour de lui. Il recherche les occasions de voisinage, saisit ou imagine des prétextes de réunions, y apporte de la vivacité et de l’entrain. L’étranger, pour peu qu’il entende bien la langue, est assez facilement admis au cercle de famille. L’exclusivisme anglo-saxon subsiste, mais latent et adouci. De la bonne grâce et de la tenue ont vite raison en Australie, au moins dans la forme, du préjugé de race. Les étrangers qui y trouvent le meilleur accueil sont les Français ; mais la légende de notre liberté d’allures, de manières et de langage s’y conserve, comme chez nous s’était longtemps conservée celle de l’Anglais à longs favoris rouges et de l’Anglaise à voile vert.

J’eus un jour occasion de présenter un jeune Français dans un salon de Sydney. Il s’y comporta comme le font tous les jeunes gens bien élevés, avec une amabilité discrète et une aisance tempérée de réserve. Il répondit avec simplicité et questionna avec mesure. Quelque temps après, je rencontrai une dame française qui avait assisté à la présentation de notre compatriote : « M. X..., me dit-elle, a fait une excellente impression. Mme B... (la maîtresse de la maison) a dit après son départ : — Ce jeune homme est très bien. Il n’a pas du tout les manières françaises. »

L’Australien n’est pas seulement sociable, il est hospitalier. Il ignore les invitations par séries, les grandes chasses, les fêtes de château, et autres vestiges de la vieille hospitalité féodale ou princière. Mais on trouve chez lui ce qui ne se voit guère chez nous, l’hospitalité offerte par des gens modestes à des gens plus modestes, avec une gracieuseté qui permet à ceux-ci de l’accepter sans fausse honte. Il est usuel d’aller passer ainsi quelques jours ou quelques semaines les uns chez les autres, simplement pour le plaisir de se voir. Ce plaisir est doublé fréquemment, d’une part, de la pensée de rendre un discret service, et de l’autre côté, de la satisfaction, si douce à ceux que la pauvreté rend timides, de se sentir relevés socialement. Les jeunes filles, plus souvent les vieilles, profitent de ces touchans usages, et sans risquer de les détruire, car elles montrent en général une délicate réserve qui, en pareilles circonstances, n’est pas de pratique constante sur le vieux continent.

Dans les résidences les plus éloignées des grandes villes et même d’une gare de chemin de fer, perdues au fond des monotones et immenses campagnes, on remarque un souci de confort, de tenue, et d’attention à tenir l’esprit occupé. L’harmonie des nuances n’est pas toujours observée dans la décoration intérieure, le choix des « œuvres d’art » prête à la critique et les recherches d’élégance peuvent ne pas avoir été heureuses. Mais l’intention de bien vivre, au double sens du mot, est évidente. Petit ou grand, le jardin sera en ordre parfait. Les revues (magazines], sur la table du salon, seront les dernières arrivées de Londres. De nombreuses photographies couvrent les étagères et encombrent les affreux mantel pieces qui coiffent si fâcheusement les cheminées anglaises ; toutes sont signées. Ce ne sont pas les portraits de nobles personnages ou de gens en vedette, ce sont ceux des enfans, des parens, des amis, seulement. La bibliothèque contient les œuvres des classiques anglais et des plus célèbres contemporains. Il y a des fleurs fraîches dans les vases et elles y sont gentiment disposées. Il y en aura aussi sur la table de famille, tous les jours et à tous les repas. Chaque détail est soigné. L’ensemble reste un peu froid, mais reposant. On devine que là se déroulent des existences d’une activité régulière, où le devoir de chaque jour est rempli dans une tranquille sérénité.

L’étranger qui chercherait dans ces demeures paisibles des esprits originaux et de spirituelles partenaires prêtes à commenter les scandales du jour, — il y en a aussi en Australie, — pourrait être déçu. Mais s’il fait appel à ses souvenirs de voyageur ou de Parisien, il se rappellera que le relief des caractères s’accuse parfois en angles un peu rudes et que les saillies de la conversation risquent d’amener plus de froissemens que d’étincelles. Il se laissera prendre alors au charme de la sécurité morale, que nous avons si rarement l’occasion d’éprouver dans nos capitales ; puis il s’apercevra qu’à cette sécurité se joint celle de l’esprit. C’est un grand repos que de se savoir entouré de gens qui ne parlent pas de ce qu’ils ignorent. Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’aller au fond du bush australien pour le goûter, ce n’est pas ajouter une touche inutile à cette esquisse de la Société australienne que de dire qu’on l’y trouve.

Je n’oserais donner la même assurance à l’égard des grandes villes de ce pays. Sydney et Melbourne regorgent de gens qui « savent tout. » Il faut les excuser : cela fait partie des pénibles nécessités de la politique.

La physionomie avenante des intérieurs australiens fait implicitement l’éloge de la femme, puisque l’honneur de la bonne tenue de sa maison lui revient. L’honneur lui revient aussi de l’atmosphère calme et réconfortante qui y règne. C’est elle qui l’a créée. Les voyageurs qui, visitant l’Australie, ont rencontré aux courses, dans les bals ou les théâtres, des jeunes filles évaporées riant très haut, parlant de tout à tort et à travers, qualifiant de old fowls les dames qui sont d’âge à être leurs mères, pratiquant audacieusement le flirt, en résumé fort mal élevée ? quoique de bonne famille, — et en ont conclu que les femmes australiennes étaient vaines, coquettes et futiles, ont commis le péché de jugement téméraire.

Généraliser dans le sens opposé serait une moins grave erreur. Les jeunes filles en Australie sont très libres, mais l’usage parfois inconsidéré qu’elles font de leur liberté, est certainement plus répréhensible, quand il l’est, dans l’apparence que dans la réalité. Au surplus, n’ayant à remplir que des devoirs faciles, et n’étant responsables que de la recherche d’un mari et de la manière d’y procéder, ce n’est pas d’après elles qu’il faut établit un jugement sur les mérites de leur sexe. Si on considère la femme australienne comme épouse et mère de famille, dans l’accomplissement des devoirs que ce double rôle lui impose, en lui rendant hommage je crois qu’on ne lui rendra que justice.

En Australie, de même qu’en Angleterre, les soucis de l’existence commune sont encore plus nettement partagés que chez nous. Le mari ne s’ingère pas dans les détails de la vie intime et s’occupe peu de ceux de la vie mondaine. Il règle le budget des dépenses et sa femme l’administre. Il n’en est pas moins maître et seigneur, ne laissant discuter ses décisions que s’il lui plaît. La femme australienne accepte de bonne grâce l’autorité de son mari ; elle est obéissante.

Non seulement elle accepte, l’autorité masculine, mais il m’a paru qu’elle en admettait aisément la supériorité. Il y a là une question d’attitude sur laquelle on ne peut guère se tromper. Les usages du monde ne permettent pas aux personnes qui en font partie de laisser apercevoir trop clairement leurs impressions. En descendant un peu l’échelle sociale, celles-ci deviennent sensibles. J’ai remarqué maintes fois, et maintes fois on m’en a fait la remarque : l’attitude d’une femme australienne devant un homme de sa famille ou de son intimité, est celle de la déférence. Cela est flatteur pour les citoyens de cet intéressant pays, mais complètement injustifié.

En général, — et en ce qu’elle doit être, — la femme en Australie est supérieure à l’homme. Elle lui est supérieure en délicatesse, en générosité, en moralité, en sobriété. Elle a plus que lui le sens de la famille, le goût de la culture intellectuelle pour cette culture même, elle est plus fine et plus intuitive ; enfin, elle est aussi courageuse que lui, aussi capable de supporter les privations et de lutter sans faiblir contre l’adversité. Ces qualités sont de celles que les hommes peuvent et doivent posséder aussi. Quant aux qualités féminines, il n’en est point, je pense, qu’on puisse refuser aux Australiennes, bien qu’elles se les partagent, cela va sans dire, fort inégalement.

Je ne leur connais qu’un défaut, mais elles l’ont toutes : elles ne savent pas faire la révérence. Cela pourra se corriger ; et si la société australienne est destinée, ainsi qu’il est probable, à prendre rang parmi les plus aimables et les plus attrayantes, ce résultat sera l’œuvre de la femme, avec la précieuse assistance du beau soleil des antipodes.

Un aperçu, même très incomplet, de la vie mondaine en Australie, ne peut négliger les personnes qui y occupent la place éminente. Il me faut donc dire quelques mots de Leurs Excellences les gouverneurs des États et de Son Excellence le gouverneur général du Commonwealth, tous représentans Sa Majesté Britannique, laquelle est donc amplement représentée dans ces parages.

L’Australie montre tant de contrastes et d’anomalies qu’il n’est pas surprenant d’y voir l’autorité de la Couronne confiée aux mains de sept hauts fonctionnaires, pourvus de résidences, encadrés d’états-majors, quoique ladite autorité soit pratiquement nulle, et par conséquent les attributions de ces messieurs, très restreintes. D’ailleurs, s’ils n’ont pas de pouvoirs, on a eu soin de leur procurer des occupations. Celles-ci consistent à se tenir à la disposition de tout le monde et de chacun afin d’honorer de leur présence les manifestations quelconques que l’ingénieuse activité de la population, et surtout des sociétés dont il a été déjà parlé, juge à propos de produire. Leurs Excellences inaugurent les ventes de charité, posent les premières pierres, président les banquets et les distributions de prix, figurent aux quadrilles d’honneur des bals philanthropiques, ouvrent les expositions, patronnent les concerts, etc.

Partout où on parle, Leurs Excellences doivent parler. Aucun sujet ne leur est interdit, à condition de ne point faire allusion à des matières politiques ou administratives. Dans la pratique, l’admiration de Son Excellence pour l’Australie, le plaisir qu’Elle éprouve à être présente, la beauté de l’œuvre qui a organisé la réunion, la puissance de l’Empire et le loyalisme de ses sujets, suffisent à alimenter cette littérature officielle.

Leurs Excellences ont en outre l’obligation de donner un certain nombre de dîners, de bals et de garden parties. Une étiquette sévère ou indulgente, — cela dépend du caractère et des idées du gouverneur, — mais plutôt sévère, est observée dans ces réceptions.

Je regrette qu’il me soit impossible, sans évoquer des personnalités, de conter ici bien des anecdotes amusantes au sujet des rapports des gouverneurs australiens avec leurs pseudo-administrés. Certains sont arrivés, avec du tact et de la bonhomie, à contenter presque tout le monde ; d’autres ont, par leurs excentricités ou leurs prétentions, excité la verve des journaux satiriques et achevé leur mission dans une complète impopularité. On comprendra que je ne puisse entrer dans des détails qui désigneraient, sans les nommer, ceux-ci ou ceux-là.

Il est permis de constater cependant que ces personnages choisis par le gouvernement anglais (bien que payés sur les budgets australiens), appartenant à la noblesse du royaume, entourés d’un prestige incontesté d’hommes du monde et même du grand monde, accompagnés de femmes élégantes et distinguées, avaient de rares facilités pour accomplir une œuvre intéressante, celle de guider la formation de la société australienne. Ils ne l’ont pas entreprise. C’était pourtant le seul service qu’ils pussent rendre au pays où ils venaient remplir des fonctions presque uniquement décoratives. Ils étaient liés, je le veux bien, par des obligations protocolaires, mais non au point d’être privés de toute initiative. Quelques gouverneurs ont clairement laissé voir qu’ils possédaient assez d’autorité pour imposer leurs préférences, même celles de leurs aides de camp. Aussi l’influence du Government house n’a été sensible dans aucun des États australiens, sur les usages non plus que sur les habitudes d’esprit de la société. Au lieu de l’aider à réagir contre les tendances étroites et l’instinct d’imitation qui accompagnent nécessairement les débuts d’une nation, la plupart d’entre eux n’ont songé qu’à garder leurs distances, montrer les banalités du luxe officiel et les raideurs d’une étiquette surannée. Le milieu où ils ont introduit ces choses antiques n’y était point préparé. Il y manquait le respect qui s’attache au souvenir des traditions. Le peuple australien n’a vu qu’un spectacle dans ce déploiement d’archaïsme ; il s’en est amusé comme d’un spectacle, et les gouverneurs malgré leur activité, leur patience et leur complaisance, sont de plus en plus isolés.

C’est une fonction qui probablement se transformera pour rentrer dans le simple fonctionnarisme et servira de récompense honorifique à des notabilités coloniales ayant atteint à de hautes positions et fatiguées par l’âge. Seule alors subsistera la situation du gouverneur général, telle à peu près qu’on la voit aujourd’hui, mais dont le caractère vice-royal tendra plutôt à s’effacer.

Il me faut arrêter ici ces indications qui sont loin de formel un tableau de la société australienne, mais peut-être suffiront néanmoins pour appeler sur elle une attention sympathique Le lecteur voudra bien tenir compte des difficultés du sujet. J’ai dû faire route entre l’écueil des généralisations et celui des personnalités, tout en m’abstenant de considérations politiques dont le développement eût pris trop de place. Si ces lignes tombent sous les yeux de mes amis australiens, je les prie d’excuser la sincérité de mes remarques, et les remercie d’avance de l’effort qu’il leur faudra faire pour ne pas se dire misrepresented. C’est une de leurs expressions favorites.


BIARD D’AUNET.

  1. Voyez notamment les études de MM. Audiganne (1847), Merruau (1849), Alfred Jacobs (1859), H. Blezzy (1864), Emile Montégut (1877), Louis Simonin (1885), C. de Varigny (1887), E. Marin La Meslée (1892), Pierre Leroy-Beaulieu (1896 et 1897).