La Société et la littérature à Cuba

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La Société et la littérature à Cuba
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 1017-1035).
LA SOCIÉTÉ


ET


LA LITTÉRATURE A CUBA,




I. Poesias de Gabriel de la Concepcion Valdes (Placido), 1 vol. in-18. —II. Obras de D. José Milanes, 4 vol. in-8o, Habana. — III. Colleccion de articulos satiricos y de costumbres, por D. José de Cardenas y Rodriguez; 1 vol. in-8o, Habana. — IV. Cuba, ses ressources, son administration, sa population, au point de vue de la colonisation européenne et de l’émancipation progressive des esclaves, rapport du procureur fiscal Vasquez Queipo, traduit par M. Arthur d’Avrainville; 1 vol. in-8o, Paris, 1851. — V. Situacion politica de Cuba y su remedio, por D. Antonio José Saco, in-8o, 1851.




De quelque manière qu’on envisage notre temps, il est un genre d’attrait émouvant et profond qu’on ne peut lui disputer : c’est celui qu’offre le spectacle d’un immense mouvement humain s’accomplissant à la fois sur tous les points du globe, s’étendant aux régions les plus ignorées et se manifestant par des incidens étranges ou des révélations inattendues. L’intérêt des luttes extérieures et lointaines vient se joindre à l’intérêt ardent de nos crises sociales. Ce n’est point que ce soit là un phénomène exclusivement propre à l’époque où nous vivons; le XVIe siècle est rempli d’un mouvement de cette nature; il a vu de ces destructions de races comme celles dont nous sommes les témoins; il a eu ses explorateurs héroïques, ses aventuriers intrépides, ses envahisseurs de contrées nouvelles; son histoire est pleine d’épisodes saisissans, de chocs et même de violences commises au nom de la civilisation. Mais ce mouvement s’accomplissait dans une sorte de mystère. Ce n’est que d’aujourd’hui que nous pouvons recomposer et ramener à des proportions réelles les scènes inouïes qui se déroulaient hors des regards de l’Europe et à son insu. Ce qui est plus nouveau et plus particulièrement propre à notre siècle, c’est que la multiplicité des rapports, la rapidité électrique des communications nous font assister pour ainsi dire à tout ce qui se fait ou se tente sous toutes les latitudes. Notre œil peut suivre jour par jour, heure par heure, les péripéties du drame contemporain. N’est-ce point là, à vrai dire, la grande et peut-être l’unique poésie de notre époque? Où donc est la poésie, si elle n’est point dans cette révélation permanente des choses lointaines, dans ce spectacle simultané des manifestations les plus diverses de l’activité humaine ? Nous avons les bulletins périodiques des révolutions et des guerres qui se poursuivent à trois mille lieues. Chaque jour, un incident nouveau, grandiose ou bizarre, héroïque ou même criminel, peu importe, vient frapper notre attention par les couleurs dramatiques et mettre à nu le travail universel de la civilisation. Ici, c’est l’Angleterre forçant par le fer et la flamme l’entrée de la Chine, ou dévorant sans bruit une province, un royaume de plus dans l’Inde. Tournez le regard d’un autre côté, vers l’archipel des Philippines : là, à Jolo, il y a quelques mois à peine, une expédition espagnole allait atteindre dans son repaire toute une population fière et belliqueuse de pirates malais qui se faisaient hacher sur leurs brèches et tuaient leurs femmes et leurs enfans pour ne point les laisser tomber entre les mains de leurs ennemis civilisés. Voici, à l’heure qu’il est, une insurrection nouvelle qui vient activer la dissolution du Mexique et élargir devant la race anglo-américaine la route qu’elle s’était déjà frayée au cœur du vieil empire de Montezuma. Hier encore, c’était mieux, c’était un rapt à main armée, tenté en plein océan sur une paisible et florissante possession d’une nation européenne par une nuée d’écumeurs de mer : nous voulons parler de l’invasion de l’île de Cuba.

C’est là assurément un des épisodes les plus curieux et les plus extraordinaires de ces derniers temps. Cinq ou six cents flibustiers sont ramassés dans les villes de l’Union américaine, équipés et armés; on frète pour eux des navires publiquement; on leur donne un drapeau de fantaisie, le drapeau de l’annexion. Leur chef leur distribue d’avance les terres de la nouvelle conquête; des proclamations et des journaux célèbrent en style lyrique leur expédition, certes des plus singulières en plein XIXe siècle. Le jour venu, ils se précipitent sur leur proie; on connaît la digne fin d’une telle aventure : cinquante soldats de la prétendue armée libératrice de Cuba fusillés sur une esplanade, et leur chef, Narcisso Lopez, puni du supplice du garrote sur la place d’armes de la Havane, aux applaudissemens des noirs attirés par la tragédie! Ce qui intéresse évidemment dans une tentative semblable, ce n’est ni l’action en elle-même, ni la répression sanglante et juste qui la dénoue : c’est le sens qui s’y attache, c’est l’ensemble des questions qu’elle éveille naturellement. Quel peut être l’avenir de cette idée d’annexion sous laquelle la race anglo-américaine cache l’ardeur de ses convoitises et son esprit d’envahissement ? Quels sont les élémens de durée possible pour la suprématie de l’Espagne sur sa riche et seconde possession ? et avant tout, cette île de Cuba elle-même, tour à tour l’envie et le point de mire de l’Angleterre et des États-Unis, quelle est-elle ? quelle sociabilité y domine ? quels symptômes dévie morale et intellectuelle s’y développent ? quels intérêts s’y agitent ? Des voyageurs ont dès long-temps laissé pressentir quelques-uns des mystères de ce monde intertropical. Une femme d’esprit, Mme  Merlin, publiait, il y a quelques années, un livre, — la Havane, — d’une observation vive et pénétrante, consacré surtout à décrire la vie et les mœurs de Cuba, mais dont la forme ingénieuse et familière ne déguise nullement ces graves questions qui se remuent au fond de la société cubanaise et constituent son originalité. Cet ensemble de questions, qu’est-ce autre chose que le problème même de la civilisation se débattant sur un des points du monde les plus favorisés du ciel, dans des conditions de mœurs et de races particulières et avec des circonstances propres que servent parfois à éclairer des incidens d’une brutalité étrange, comme l’invasion de Narcisso Lopez ?

Cuba, on le sait, est un des derniers et des plus magnifiques débris restés à l’Espagne de cet immense empire colonial qu’elle possédait dans le Nouveau-Monde. Placée à l’entrée du golfe du Mexique comme pour donner la main à l’Amérique du Nord et à l’Amérique du Sud, équivalant par son étendue à un royaume, dominant les Antilles par la beauté et la fertilité de sa nature, on peut se demander comment elle est restée si long-temps dans une sorte d’obscurité. Il n’y a qu’une raison à en donner pour l’Espagne : c’est l’embarras de ses richesses et de ses domaines. L’Espagne avait le Mexique, le Pérou, Buenos-Ayres, tout ce continent aujourd’hui subdivisé en républiques en ébullition et en dissolution. Cuba a dû peut-être à sa situation insulaire de ne point tomber dans l’abîme d’anarchie où se débattent la plupart des républiques continentales : elle a dû à cette situation de suivre un développement particulier au bout duquel, après tout, si elle n’a pas acquis le droit déjouer à l’indépendance, de simuler tous les actes de la souveraineté politique, elle a trouvé du moins une prospérité matérielle qui égale presque celle des États-Unis. Cette prospérité éclate dans l’accroissement singulier de la population et de la production, dans l’élévation progressive du niveau de sa civilisation agricole et industrielle. Elle a son principe dans la libérale mesure par laquelle la métropole brisait, au commencement de ce siècle, le vieux monopole commercial de Cadix, de Barcelone et de Santander, et ouvrait les ports de la colonie au commerce universel. La liberté commerciale est l’unique conquête, l’unique signe d’indépendance acquis par Cuba dans les révolutions contemporaines. politiquement, Cuba est restée dans la dépendance absolue de l’Espagne. Le régime auquel elle est soumise est le même qu’il y a un siècle : c’est l’autorité souveraine du capitaine-général, tout à la fois chef civil et militaire, président de l’audience, surintendant des finances, et même investi du vieux titre de vice-patron religieux des Indes. Les révolutions ont touché à la couronne d’Espagne elle-même, elles n’ont point touché à cette souveraineté absolue qui change de mains tous les cinq ans. Voici une observation qu’on pourrait faire, il nous semble, en décomposant la situation politique de Cuba : d’un côté, dans les circonstances décisives, publiques, Cuba est demeurée invariablement fidèle à l’Espagne ; elle n’a ni recherché ni accueilli les occasions qui pouvaient favoriser peut-être quelque tentative d’affranchissement. À notre sens, cette fidélité est sincère ; elle participe d’un instinct de solidarité nationale et de la réflexion. D’un autre côté, des mécontentemens, des plaintes, des irritations éclatent fréquemment ; des velléités ou des désirs de réformes peuvent ressembler à des conspirations latentes. Nous ne parlons pas des insurrections terribles de noirs qui se sont produites en 1841 et 1843, et constituent un élément à part. Que faut-il conclure de ces faits et de ces dispositions en apparence contradictoires ? C’est qu’il y a bien évidemment au-dessus de tout un intérêt permanent, supérieur, qui relie Cuba à l’Espagne, et qu’il est en même temps des germes d’inquiétude, de malaise qui fermentent dans cette société impressionnable et ardente : double enseignement qui mérite d’être médité par la métropole et par la colonie, — par l’Espagne, si elle veut conserver son ascendant sur ses dernières possessions américaines, — par Cuba, si elle veut défendre son indépendance comme société de vieille souche espagnole contre les convoitises qui l’observent pour s’en saisir et l’absorber.

Quelles sont, au fond, les conditions et les tendances morales de cette société cubanaise jetée au sein des mers, sous un ciel étincelant, au milieu d’une nature opulente ? Ces conditions et ces tendances se déduisent naturellement des traditions, de ce régime politique dont nous parlions, de la séduction du climat, de la coexistence des races esclaves à côté de la race libre, et des nuances diverses de la population créole elle-même. Sans doute, ce qui fait le fonds de la société cubanaise, c’est toujours la nature espagnole, mais la nature espagnole transplantée sous les tropiques et empreinte d’une originalité nouvelle et locale. Ne demandez point à cette nature la force, l’énergie exubérante et brutale, les vertus ou les vices de la race anglo-américaine, sa voisine. Elle a plutôt tous les caractères opposés : un raffinement excessif d’instinct aristocratique, les habitudes d’une oisiveté somptueuse, l’amour du plaisir jusqu’à l’ivresse, l’imprévoyance prodigue que donne la prospérité facile, un mélange singulier de vivacité et de langueur, d’indolence et d’ardeur dans le sang. Tous ces élémens se retrouvent dans les mœurs cubanaises et leur communiquent une originalité plus poétique que forte. Rien de rude et de contraint comme dans les mœurs de l’Amérique du Nord : au contraire, une familiarité exquise de relations, ce que les Espagnols appellent le trato poussé au dernier degré, un esprit de sociabilité léger et charmant, Il semble que cette société trouve son expression la plus achevée dans quelqu’une de ces belles créoles au corps souple et ardent, au regard enivrant et mystérieux, qui, le jour, passent leur temps à se balancer sur leur butaca en mangeant les fruits les plus rares, et le soir, enveloppées dans la dentelle et la soie, vont dans leur gracieuse volante au paseo de Tacon, à la Havane, respirer la brise embaumée des mers tropicales. Rien de sérieux aussi dans cette vie créole dont les poétiques dehors cachent mal un fonds inépuisable d’imprévoyance et d’ardeur oisive qui va s’assouvir dans les fêtes, les plaisirs coûteux et les caprices passionnés des sens ou du cœur. Le planteur cubanais, le fils du pays, — hijo del pais, — ne se sent point le goût des préoccupations sévères; il oublie l’avenir pour le présent, dépense sans compter les trésors d’une nature féconde, grève ses propriétés, engage ses récoltes futures aux industrieux Catalans qui vont faire leur fortune à Cuba, et n’a pas l’air de se douter qu’avec quelques vertus de plus il ferait de son opulence l’instrument et le pivot de la prospérité de son île. Ces tendances oisives et frivoles, qui sont la grâce et le vice d’une société sans profondeur, tout contribue peut-être à les entretenir dans la vie cubanaise, — et l’action du climat et l’esprit métropolitain lui-même, qui, en même temps qu’il dispense volontiers les Cubanais de s’occuper trop librement des intérêts de leur pays, ne cherche point à utiliser leur activité en leur ouvrant la carrière administrative, L’Espagne en général ne confie point d’emplois publics dans l’île à la population créole. Elle envoie ses propres enfans remplir ces charges lucratives et parfois oppressives. De là un secret antagonisme entre l’élément espagnol européen et ce qu’on pourrait appeler à quelque degré l’élément national cubanais, — le fils du pays, qui ressent cette exclusion comme une injure, s’accoutume à voir dans l’envoyé de la métropole un dominateur étranger, et se rejette dans l’oisiveté passionnée de ses mœurs comme dans un refuge où il nourrit ses griefs.

De ce monde indolent et charmant, il serait assurément facile de détacher plus d’un type curieux et pittoresque où se refléterait quelque chose de la vie cubanaise dans son expression la plus locale. Aucun n’égalerait en originalité ce type étrange de la nature espagnole transformée par le soleil des tropiques et l’indépendance sauvage qu’on retrouve à un certain degré de la sphère sociale à Cuba, — le guajiro. C’est le campagnard de Vuelta-Abajo, de Guanajay, quelque chose comme un gaucho de la pampa argentine, moins mêlé primitivement de sang indien cependant, doué de plus d’instincts de sociabilité, il nous semble, chevaleresque et élégant ; — oui, élégant, avec son pantalon blanc, sa chemise au col rabattu et retenu par un mouchoir au nœud flottant, son chapeau de paille à larges bords, ses éperons d’argent rattachés par un ruban de satin et son machète à la poignée incrustée de pierreries passé dans sa ceinture de soie. Le guajiro a les goûts rustiques et simples, lame ardente et poétique ; il vit de peu matériellement et fait de sa vie une sorte de poème de toutes les passions et de tous les entraînemens. Il est poète, musicien, beau danseur, enthousiaste et jaloux dans ses amours, idolâtre des combats de coqs et de son cheval, joueur, querelleur et souvent brouillé avec la justice. Le guajiro a l’humeur libre et vagabonde, et transporte facilement ses légers pénates. Quand un site lui plaît, il s’y fixe pour quelque temps ; il élève sa maison, dont les élémens primitifs sont quelques arbres, des bambous, de la fouille et de l’écorce de palmier. Autour de l’habitation, le guajiro marque son domaine : un jardin composé de quelques caballerias de terre, où mûrissent avec une merveilleuse rapidité des légumes et des fruits prodigieux, où se pressent le bananier, le camphrier, le vanillier, l’arbre à gomme et d’innombrables cactus en fleurs exhalant des parfums enivrans. Un jour suffit pour la fondation d’un de ces établissemens peu durables, grâce aux voisins que le guajiro appelle à son aide et qu’il tête, dans sa maison à peine debout, d’un cochon de lait rôti. Comparez ce genre de créations improvisées et mobiles avec la manière dont se forme ce qu’on nomme l’abeille dans l’Amérique du Nord, et vous aurez, comme dans un éclair, la révélation subite de la différence de deux races.

Que le guajiro change de contrée au reste, n’est-il pas toujours sûr de rencontrer partout les mêmes prodigalités de la nature et la même générosité dans un sol qu’il suffit d’effleurer pour en faire jaillir cinq ou six récoltes par an ? Cette absence de préoccupations matérielles cette certitude d’une vie facile se reflètent dans le caractère et les habitudes du guajiro. Le matin, dit un des peintres de cette race bizarre, le guajiro se lève avec le soleil. Son premier soin est de ceindre son machète, poignard à la lame recourbée, de chausser ses éperons d’argent ; puis, sautant sur son cheval, il s’élance à travers les campagnes odoriférantes, un d’un cafetal à une sucrerie, de la sucrerie à une taverne, ou passe la journée aux combats de coqs. Le soir, à la clarté des étoiles, caché dans une de ces haies d’orangers, guarda-rayas, qui entourent les caféières, non loin de quelque estancia dont son cheval connaît le chemin, il va implorer, en quelque poétique appel, sa maîtresse, la jeune guajira, qui exprime son consentement en lançant dans l’air un insecte flamboyant, le cocuyo. Le guajiro chante quelque chanson comme celle-ci : « Je meurs de froid près d’un oranger sombre, tandis que la maîtresse de mon cœur dort tout à son aise. Je souffre mille tourmens au veut, au soleil et à la pluie, et, pour mes maux, pas une heure du plus petit plaisir ! » Ou bien encore : « Tant que je frappe du pied la terre et tant que je soupire, je ne vois pas tes beaux yeux, tourment de mes désirs. Si tu paies mon amour, ô mon bien ! commande entièrement dans Famé d’un montero et sois reine dans ma maison ! » Il y a à Cuba tout un trésor rustique et populaire de ces chants des guajiros : ce sont les Décimas Cubanas. La musique qui accompagne ces chants est douce et triste, et reproduit d’une manière originale toutes les alternatives d’une plainte passionnée. Un des signes de cet instinct de sociabilité que nous laissions pressentir chez le guajiro, c’est que, quand il est arrivé à obtenir les bonnes grâces de la guajira, quand il se marie, il est, assure-t-on, plein de délicatesse et d’attentions pour sa femme ; il lui achète un cheval à son premier enfant ; il va avec elle le dimanche à l’église ; il subit son influence et en fait véritablement la reine du bohio. Singulier spécimen du mélange des races humaines, qui est le fruit, non de la vie sauvage à demi éclairée par la civilisation, mais de la civilisation espagnole modifiée et transformée par l’indépendance sauvage, ce qui est bien différent ! Il est facile de voir combien ce type extraordinaire offre peu de ressemblance avec tous les autres caractères populaires, et combien ce mot même de peuple doit changer de sens sous ces latitudes enflammées.

Les dangers qui peuvent menacer la société cubanaise, en effet, n’ont rien d’analogue avec ceux auxquels sont exposées nos vieilles sociétés européennes. Ce ne sont point des dangers démocratiques. Il n’y a point de peuple en réalité à Cuba, il n’y a point ce produit des civilisations avancées et aigries, — le prolétaire inquiet, besoigneux et tourmenté, facilement gagné par la misère à la haine et par la haine à la révolte ; mais il y a une autre plaie bien autrement cruelle : c’est l’esclavage qui, en même temps qu’il est un des élémens de la constitution sociale, réagit nécessairement sur les mœurs. Ce n’est point que l’esclavage offre à Cuba de ces caractères hideux qu’il peut revêtir ailleurs ; il n’est point de pays, au contraire, où la réalité pratique vienne mieux corriger l’iniquité morale du principe. Quelque chose de la douceur créole se fait sentir dans les relations du maître avec l’esclave, que couvre parfois une sorte d’adoption patriarcale. L’esclave participe des bénéfices de cette vie sans préoccupations et sans misère ; il a du moins le bien-être matériel. Malade, il est soigné ; vieux et infirme, il conserve sa place dans la maison. Il y a mieux : c’est que le noir n’est point destitué de tout ce qui caractérise la personnalité civile ; il a le droit d’élever des volailles et des bestiaux, il a un jardin dans l’habitation où il vit, et il reste propriétaire des fruits de son travail. La législation espagnole, infiniment moins dure que toutes les législations de ce genre, entoure de protection à beaucoup d’égards l’existence de l’esclave ; elle lui assure un protecteur désigné par la loi et organe de ses griefs légitimes ; elle lui confère un privilège qui n’existe dans aucun code de l’esclavage et qui dérive d’une loi dite de coartacion, celui de s’affranchir par degrés, par l’acquittement de petites sommes, de telle sorte que l’impossibilité de réunir le prix total de son affranchissement ne puisse le rejeter dans l’indolence et la paresse. L’esclave coartado peut habiter hors de la maison de son maître et régler sa vie comme il l’entend. Un des détails singuliers de ce régime tempéré par une certaine douceur pratique, c’est que l’esclave, eût-il volé pour payer son affranchissement, la liberté ne lui est pas moins acquise, comme si le larcin s’épurait en quelque sorte par le résultat. Mais, qu’on le remarque, c’est à titre de race inférieure et dégradée que cette protection s’exerce sur l’esclave : ce n’est nullement à un titre d’égalité humaine. Le sentiment de la supériorité du blanc garde toute sa puissance dans les mœurs vis-à-vis du noir, fût-il arrivé à la liberté, et ce sentiment s’étend jusqu’à l’homme de couleur, au mulâtre lui-même. La démarcation entre les classes et les couleurs est partout vivante dans les usages, dans les coutumes. Les faiblesses du cœur ou des sens pour quelque être de cette race malheureuse, toutes nombreuses qu’elles soient, ne s’avouent pas. Le mulâtre pas plus que le noir libre n’est admis à la société du blanc et ne fréquente les mêmes lieux de réunion. Souvent les relations nouées en Europe sous l’influence de nos habitudes cessent au-delà des mers. Nous lisons dans la biographie d’un poète mulâtre, qui a été l’ame d’une conspiration à Cuba, ces mots singuliers et significatifs : « Qu’avait-il à envier ?… Par une considération spéciale pour son talent, l’entrée des théâtres et des cafés lui était permise ; il mangeait à la table des blancs et assistait aux réunions les plus choisies de la Havane et de Matanzas… » Cette considération spéciale, c’est là justement l’indice et la mesure de l’exclusion sociale dont nous parlions, vivement ressentie surtout par les hommes de couleur chez lesquels l’intelligence est en progrès constant aujourd’hui. Les mœurs de l’Amérique du Nord sont empreintes de la même inégalité. Il y a quelques années, un honnête pasteur d’Utica causait un soulèvement par la consécration du mariage d’un noir avec une jeune fille blanche ; mais les Américains du Nord ont le nombre et la force pour contenir les haines que leur orgueil entretient. À Cuba, ce ne serait point trop dire de porter à sept cent mille le nombre de noirs et hommes de couleur, libres ou esclaves, sur une population d’un million d’ames : c’est ce qui donne un caractère menaçant à la race noire, entretenue dans le sentiment de sa force numérique et de son infériorité morale, et ce qui fait la terreur secrète de la race blanche au sein des prérogatives sociales que les mœurs lui confèrent.

Ce n’est pas seulement au point de vue des relations des classes entre elles que l’esclavage réagit sur les mœurs de Cuba. Dans nos sociétés de l’ancien monde, nous ne soupçonnons pas toutes les sources de distinction, de supériorité sociale et les conséquences qui s’en déduisent ; nous ne savons pas quel signe spécial d’aristocratie il y a à être blanc, ni même à être libre, depuis que la civilisation a effacé toute trace de servitude personnelle parmi nous. Dans les pays à esclaves, être blanc et être libre constitue déjà un caractère aristocratique indépendamment de la naissance et de la fortune ; il s’opère dans les esprits une alliance singulière entre l’idée du travail et l’esclavage noir ; le travail matériel subit un avilissement dont les mœurs donnent la mesure ; il s’empreint d’une couleur servile à tous les yeux. Ce n’est pas seulement le descendant de quelque famille de la conquête, l’homme de sang bleu, — sangre azul, — qui reste dans sa sphère de jouissances luxueuses et inoccupées ; le pauvre, dès qu’il peut, achète un esclave pour se soustraire le plus possible aux rigueurs d’une condition laborieuse. Ce guajiro dont nous dépeignions la vie et les coutumes, emporté dans le tourbillon de son existence aventureuse et étrange, a des noirs dans sa maison et les occupe aux travaux les plus grossiers. Un jour, il y a peu d’années encore, un habitant de Cuba publia dans un journal un appel à quelques laboureurs de la métropole en leur offrant des conditions avantageuses et des moyens de fortune par la culture de la canne ; cet appel provoqua immédiatement la plus singulière des réclamations d’un honnête Castillan, qui y voyait une insigne injure et ne concevait pas qu’on pût proposer à des Espagnols de vieille souche de venir s’assimiler à des nègres. Le vrai fils du pays, à Cuba, répugne essentiellement à tout travail qui porte un certain caractère de dépendance ; il ne se plie point à la domesticité, de tout temps laissée aux isteños ou habitans des Canaries, dont l’émigration se renouvelle chaque année dans l’île. Le noir lui-même, enfin, arrivé à la liberté, met ses premières ressources à acquérir des esclaves, — et alors, malheur au noir esclave d’un noir ! c’est le pire destin qui puisse échoir à une créature humaine. De toutes parts ainsi, à l’état libre comme à la couleur blanche, s’attache d’une manière permanente l’idée d’une vie sans effort et sans labeur. De ces tendances il résulte dans les mœurs cubanaises un cachet particulier d’indépendance, d’indolence et d’imprévoyant abandon. — Légère, impressionnable, prompte à s’émouvoir de ses périls intérieurs, et plus prompte encore à les oublier, amoureuse de la vie facile, imbue de l’orgueil de caste, travaillée d’élémens hostiles sans cesse en fermentation et d’instincts ardens que viennent enflammer les excitations et les exemples du dehors, — il ne faut pas s’étonner que cette société frémisse et crie parfois quand elle sent une main vigoureuse et rude qui vient discipliner son incohérence brillante. L’un des gouverneurs espagnols de ces derniers temps, le général Tacou, est resté dans le souvenir de Cuba comme le type de ces pouvoirs durs et redoutés. Tacon était en effet un inflexible chef qui soupçonnait le silence, punissait le murmure, emprisonnait, exilait et faisait peser toutes les rigueurs politiques sur cette aimable race créole. Il est vrai qu’en même temps il purgeait la Havane des voleurs et des assassins qui infestaient les rues ; il fermait les maisons de jeu où les fils de famille allaient dissiper leur fortune ; il faisait cesser les dilapidations administratives ; il construisait des édifices et assurait au commerce la protection d’une indomptable volonté : de telle sorte que l’esprit cubanais est encore aujourd’hui partagé entre la haine et la reconnaissance pour ce bienfaiteur violent qui se plaisait à traiter toute une race soumise à son empire comme un enfant gâté et capricieux.

Un des caractères remarquables de cette population si favorisée matériellement et politiquement dépendante, c’est une intelligence souple et vive, une aptitude naturelle à ressentir toutes les jouissances des arts, une extrême ardeur de savoir et de connaître : tout cela peu profond et servant comme de rudiment à une civilisation intellectuelle qui tend à se former à travers les difficultés d’un régime sévère. La Havane a ses théâtres magnifiques de la Alameda et de Tacon, où la musique italienne alterne avec le drame cubanais. Des sociétés littéraires se sont formées à diverses reprises. Chaque ville a ses journaux, où, faute de politique, des milliers de sonnets fleurissent, et ce n’est pas le moindre contraste, selon la spirituelle observation de Mme  Merlin, que de voir dans les hatos de Puerto-Principe, au cœur même de l’île, à côté des usages partout survivans du passé, ce spécimen de la vie moderne, — le journal. Au milieu des agitations de notre siècle, Cuba a eu son groupe peu nombreux, mais distingué, de talens moins connus de l’Europe que de l’Amérique : don Antonio José de Saco, Heredia, Placido, Milanes, Cirillo Villaverde, Cardenas y Rodriguez. Le premier, Saco, auteur d’essais multipliés, — Mi primera Pregunta, Examenes analitico-politicos, Supresion del Trafico de Esclavos en la isla de Cuba, — est un publiciste éminent que la hardiesse de ses opinions politiques et économiques a conduit en exil. Les autres sont des poètes lyriques ou dramatiques et des écrivains de mœurs. Quelques-uns de ceux-ci, tels que Heredia et Placido, sont morts d’une manière tragique, l’un proscrit, l’autre fusillé. La vie intellectuelle à Cuba, au reste, comme dans tous les pays, n’est que le commentaire du mouvement social. Qu’on réunisse quelques-uns de ces traits que nous cherchions à ressaisir, — frémissement secret des âmes sous le joug espagnol, antagonisme des races, éblouissement d’une nature splendide, reflet du ciel des tropiques dans les caractères et dans les mœurs, exubérance des passions, ardeurs mobiles d’une existence sans gravité sinon sans originalité, — c’est là le fonds permanent qui se révèle chez la plupart de ces écrivains à travers l’inexpérience même de leurs essais, et une facilité d’imitation qui gâte souvent un talent réel. Il y a en général, dans les œuvres des poètes cubanais comme dans le milieu social où elles se produisent, plus d’imagination que de profondeur, plus d’éclat extérieur que de puissance, (dus de grâce que de caractère moral, plus de mouvement que de cohésion. « C’est, dit un critique cubanais, la littérature d’un pays sans histoire et sans monumens, doué d’une nature poétique et abondante en scènes merveilleuses, où les sciences et les beaux-arts naissent à peine, et où le spectacle des mouvemens intellectuels de l’Europe a le prestige fascinateur de la distance. » Un trait commun à tous ces poètes d’outre-mer, c’est l’amour inviolable de la « chère Cuba, » — amour qui chez quelques-uns se transforme en une sorte de conjuration contre l’Espagne. Les vers du malheureux Heredia, le plus renommé de tous, l’auteur d’une ode célèbre sur le Niagara, ne sont autre chose que des plaintes hyperboliques, des exaspérations éloquentes d’imagination contrôle maître espagnol. Plusieurs morceaux d’Heredia, — l’Hymne du Proscrit, une épître à un ami exilé pour opinions politiques, le Génie de la Liberté, l’Etoile de Cuba, — forment tout un poème passionné et violent qui n’a point été imprimé à Cuba, mais qui court manuscrit et va enflammer les cœurs. C’est une invective ardente qui s’épanche… « Me voilà libre enfin, dit le poète dans une pièce à Emilia ; me voilà éloigné de maîtres et d’esclaves. Mais, Emilia, quel changement cruel ! le vent d’hiver souffle furieux ; sur ses ailes, une gelée aiguë vole et dévore le sol desséché. Une nuée épaisse couvre le soleil et ferme le ciel qui va se perdre à l’horizon douteux dans la mer sombre. Les arbres dépouillés gémissent. Aucun être vivant dans les campagnes ; partout la solitude et la désolation. Est-ce donc là le séjour que je dois avoir en échange des champs lumineux, du ciel pur, de la verdure éternelle et des brises balsamiques du climat sous lequel mes yeux se sont ouverts à la lumière dans la douceur et la paix ?… Qu’importe ?… Mes yeux ne verront plus s’agiter la cime du palmiste dorée des rayons du soleil couchant. Mon oreille, au lieu de ton accent enchanteur, n’entend plus que les sons barbares d’un idiome étranger ; mais au moins elle n’entendra pas le cri insolent du maître, ni le gémissement des esclaves, ni le sifflement du fouet, tous ces bruits qui empoisonnent l’air de Cuba !… » — Le sentiment qui circule dans ces vers est sincère, mais c’est l’émotion d’une ame ulcérée et outrée plutôt que véritablement libre, qui s’exalte dans la solitude et fait d’une colère imprévoyante sa muse favorite. Heredia n’est pas proprement un poète révolutionnaire. Ses vers sont l’expression idéale et enflammée de ce vague instinct d’indépendance qui fermente dans le cœur de la jeunesse cubanaise.

Le poète le plus essentiellement révolutionnaire de Cuba, c’est Placido, dont le vrai nom est Gabriel de la Concepcion Valdès. La naissance et la destinée de celui qu’on a appelé le barde du Yumuri, autant que ses vers mêmes, mettent à nu un des côtés les plus saisissans de cette petite société. Placido était un mulâtre, fruit des amours clandestins d’une créole d’assez haut rang et d’un noir, assure-t-on. Il était né à Matanzas. Enfant, il avait été esclave et soumis à toutes les rigueurs de la condition servile. C’est dans cette situation que son intelligence s’était éveillée, et qu’il était devenu un poète incorrect, mais plein de feu. La vie de Placido s’était transformée ; il avait acquis une renommée littéraire. Les sociétés choisies de la Havane et de Matanzas l’accueillaient exceptionnellement. Il avait des ressources suffisantes pour vivre inoccupé, mais ces conditions plus heureuses n’avaient point effacé en lui le souvenir et le ressentiment de son premier état et de sa couleur. Dans quelques vers empreints d’une sorte de mystère tragique éclate, sous le titre de Serment, une implacable protestation du sang africain. « A l’ombre d’un arbre à la cime élevée, qui est à l’issue d’un vallon étroit, il y a un petit ruisseau qui invite à boire de son eau argentée. Là, je me suis rendu, appelé par mon devoir, et, faisant un autel avec de la terre durcie, devant le code sacré de la vie, en étendant mes mains, j’ai juré, — j’ai juré d’être l’ennemi éternel du tyran, de tremper, s’il m’est possible, mes vêtemens dans son sang après l’avoir versé, et de mourir, s’il le faut, aux mains du bourreau pour briser le joug !… » Ici, qu’on le remarque, le tyran, ce n’est point l’Espagnol, ce n’est point le capitaine-général tout-puissant et absolu : c’est le blanc, contre lequel se révolte la nature africaine, et qu’elle promet à l’immolation. Le serment contenu dans ce sonnet n’était point une simple image ; Placido faillit le tenir. Il s’était fait l’ame d’une conspiration qui devait éclater le 4 avril 1844. Le secret fut livré par une négresse esclave du poète, et poussée, dit-on, par un sentiment de jalousie. Jeune encore, arrivé à une situation privilégiée, Placido était fusillé quelques jours après. Il garda jusqu’au bout d’ailleurs un certain stoïcisme. Une de ses plus touchantes inspirations date de ces momens suprêmes : c’est un dernier adieu à sa mère. « Si le destin fatal qui m’est échu, dit-il, si le triste dénoûment de ma sanglante histoire, au sortir de cette vie passagère, laisse ton cœur frappé à mort, assez de plainte ; que ton cœur affligé retrouve le calme. Je vis dans la gloire, et ma lyre tranquille adresse à ta mémoire son dernier accent : — accent doux, mélodieux et sacré, innocent et spontané comme le premier cri que je poussai en naissant. Déjà j’incline ma tête, la religion me couvre de son manteau ; adieu, ma mère, adieu !… » Placido a laissé un grand nombre de vers qui ont été recueillis : odes, épîtres, sonnets, romances, décimas. Les morceaux les plus remarquables sont la Fleur du Café, le Pêcheur de San-Juan, une hymne au Pan, montagne voisine de Matanzas; des octaves sur l’Utilité du Travail, qui prouvent qu’il n’entrait rien de démocratique, au point de vue ordinaire, dans l’ame de Placido. Le mérite de ces vers n’est point la correction, c’est plutôt le mouvement d’inspiration qui s’y fait sentir et une certaine saveur d’originalité qui s’en dégage parfois. « Ce sont des fleurs d’un génie sans culture, dit le poète lui-même, semblables à celles des campagnes de ma patrie, riches de parfums, de teintes et d’éclat. » Placido a chanté le Pan en termes presque magnifiques, qui peuvent donner l’idée de ce que devient le sentiment des beautés naturelles dans la poésie cubanaise.


« Sentinelle du golfe mexicain qui brilles comme un gigantesque autel élevé par la main de Dieu au-dessus des flots écumeux, superbe Pan, couronné de cannes dont les feuilles frémissantes semblent répéter dans leur murmure l’hymne que te jetait un illustre proscrit en s’enfuyant sur son rapide esquif, salut, montagne féconde, dernier témoin d’un temps qui n’est plus, confidente d’une histoire ignorée qui s’est perdue dans les ombres mystérieuses! Les vivans d’autrefois qui peuplaient tes massifs épais sortent aujourd’hui encore sans doute, comme les fées, à la clarté de la lune. Parmi les sveltes palmiers, leurs ombres se réunissent pour s’entretenir de ce qu’elles furent. Elles portent des carquois dorés, et leur tête s’environne de plumes blanches et rouges du tocoloro. Elles courent, folâtrent, se séparent et se rejoignent encore pour chanter leurs amours ou pleurer leurs infortunes. Ainsi ces beaux fantômes te saluent et te fêtent la nuit, jusqu’à ce que l’aube, blanchissant l’orient, annonce le retour du soleil : alors elles s’envolent rapides, disparaissent dans l’immensité, et on n’entend plus que leur écho qui répète : Cuba!... Cuba!... »


Il y a assurément dans ces vers de Placido quelque chose d’étrange qui ne saurait être reproduit, et qui dénote de la part de ces poètes d’outre-mer un effort permanent pour atteindre à l’originalité en ne se servant que d’élémens locaux. La direction et le but de ce travail peuvent se résumer en un mot : « Orner d’un tour espagnol une pensée née cubanaise. » On ne saurait énoncer plus brièvement une poétique plus juste.

Mais le difficile est de trouver cette pensée nationale, en quelque sorte, que la plupart des poètes cubanais poursuivent, et dont bien peu paraissent se faire une idée exacte. Il ne suffit point évidemment d’accumuler dans des vers des noms d’oiseaux et d’arbres inconnus, de multiplier les parfums, les teintes et les couleurs, de reproduire, en un mot, les détails extérieurs d’une nature merveilleuse. L’originalité ne s’acquiert pas à si peu de frais. La difficulté est d’autant plus grande aujourd’hui peut-être, que les influences étrangères s’emparent facilement de ces imaginations mobiles. L’action de ces influences paraît surtout sensible dans un jeune poète de talent dont les œuvres ont été récemment publiées à la Havane avec un soin typographique digne de l’Europe, — don José Jacinto Milanès. Le romantisme français déteint visiblement dans les poésies de Milanès. Il n’en faudrait pour preuve que cette recherche de sujets scabreux qui se manifeste dans des morceaux tels que le Mendiant, le Bâtard, la Fille du Pauvre, la Prison, la Ramera, ou, en d’autres termes, la fille de joie. Les déclamations et les peintures humanitaires que nous connaissons se retrouvent dans ces fragmens poétiques. Il en résulte que c’est une pensée française, et non une pensée émanée de la vie morale de Cuba, qui s’enveloppe ici de la forme espagnole. Quelques autres pièces de Milanès offrent plus d’intérêt et d’originalité. Un sonnet sur l’Hiver à Cuba laisse une impression singulière. « Le soleil brille avec douceur, le ruisseau court débordé. Pas une feuille, pas un rameau ne manque au mango gracieux. Le vert de la mer est plus beau, l’azur du ciel plus sombre. Tout est repos; l’esprit est rafraîchi, le cœur heureux : telle est à Cuba la saison d’hiver. Le guajiro monte à cheval et fait le tour de ses prairies en se promenant et sans fatigue : le taureau mugit d’amour et non de colère; le zorzal siffle et sautille, et l’esclave chante sans s’inquiéter de rien, en admirant tout! » La Guajirita de Yumuri est une des plus charmantes compositions de Milanès. La jeune guajira attend son amant, don Eugenio, qui est allé à Matanzas. Le jour passe, l’aube suivante renaît, la guajirita attend toujours. Tout à coup, dans un nuage de poussière, elle entrevoit un cheval rapide : ce n’est point don Eugenio. C’est un beau noir caravali qui porte une lettre à la jeune fille. Eugenio s’est marié à la ville avec une vieille femme riche, et la guajirita meurt lentement consumée par son amour. Nous ne saurions donner que le squelette de ce petit récit. En général, un certain art de combinaison, un certain mouvement se fait sentir dans les poésies de Milanès; c’est l’indice d’un talent dramatique plutôt que lyrique. Aussi le jeune poète a-t-il cherché le succès au théâtre, et il l’a obtenu, assure-t-on, surtout par un drame, — le Comte Alarcos, — dont le sujet est tiré de la vieille poésie castillane. On se souvient peut-être de cette tragique légende du comte Alarcos, qui tue sa femme pour obéir à son roi. L’erreur du poète cubanais a été, sous le prétexte d’introduire dans son œuvre un sens philosophique et moral, de faire subir à la donnée qu’il avait choisie une de ces transformations qui en dénaturent le caractère primitif.

C’est là, au surplus, ce qu’on peut remarquer dans le plus grand nombre des tentatives qui se produisent au théâtre, à Cuba. Les essais dramatiques abondent; les sujets sont habituellement puisés dans les traditions anciennes de l’Espagne. Il y a des Pierre de Castille, des Gonzalve de Cordoue, des Bernard del Carpio, des Blanche de Navarre, des Macias; mais ce sont des traditions transportées et interprétées sous un autre ciel, dans une atmosphère morale différente, et par de jeunes esprits qui semblent en avoir perdu le sens. Les poètes cubanais brodent sur ce fond historique tous les caprices d’une invention sans précision et sans profondeur. Leurs essais ne sont point totalement dépourvus d’habileté littéraire; ils manquent d’une force propre, d’originalité et de caractère. Une certaine originalité ne se retrouve que dans quelques binettes comiques, telles que la Volante, parce que ces petites comédies reposent sur l’observation de quelque détail local. Qu’est-ce que la volante? dira-t-on. La volante occupe une grande place dans l’existence havanaise, dans un monde où les femmes ne marchent pas, et souffriraient presque de fouler le sol du pied. C’est une voiture, gracieuse dans sa forme bizarre, où se passe la moitié de la vie d’une Cubanaise, soit qu’elle aille le jour visiter ses connaissances, parcourir les magasins, soit qu’elle aille le soir au paseo ou sur le bord de la mer respirer l’air frais et enivrant. La volante est le rêve universel des femmes de la Havane, la compagne de tous les instans; c’est mieux encore : c’est une confidente. Que de secrets ne garde-t-elle point? Combien d’entretiens ardens, d’échanges passionnés de regards, de querelles ou d’explications mystérieuses n’a-t-elle point protégés? Que de récits elle pourrait faire si elle parlait! C’est avec cette donnée légère et toute locale que l’auteur, don Juan Cobo, a écrit quelques scènes rapides et vives qui rappellent Breton de los Herreros. Milanès a essayé aussi quelques esquisses de ce genre dans le Spectateur cubanais; mais il n’y a là évidemment nulle puissance réelle d’observation.

Jusqu’ici le théâtre ne sert que faiblement à éclairer les mœurs de Cuba. On ne saurait voir dans les essais tentés journellement par des esprits inexpérimentés une représentation de la vie sociale de ce petit pays. Cette vie sociale avec ses tendances, son travail secret, ses types originaux, ses mille nuances caractéristiques, apparaît infiniment mieux dans les pages d’écrivains de mœurs, tels que Cirillo Villaverde ou Cardenas y Rodriguez. Ce dernier a écrit une série d’esquisses de la vie cubanaise sous le pseudonyme de Jeremias de Docaransa. Cardenas n’est point un esprit vulgaire, s’il n’a aucune des qualités puissantes des grands peintres de mœurs. C’est un observateur ingénieux et fin, d’une sagacité piquante, qui promène un ferme et satirique regard sur le monde où il vit, et en ressaisit les plus subtiles nuances. Le mouvement intime, frivole, inoccupé de la vie cubanaise ne lui échappe pas, et se ranime sous sa plume. Il y a dans les pages de l’écrivain havanais des physionomies qui doivent être vraies, des ridicules habilement surpris et personnifiés, mille riens qui occupent infailliblement une grande place dans une société légère de sa nature, et qui sont spirituellement mis en relief. Les esquisses de Cardenas ne peuvent avoir évidemment dans l’état actuel qu’une portée restreinte. Cependant un sens sérieux et politique se dégage sans effort de certains morceaux comme celui qui porte ce titre : Educado fuera. Quand l’auteur cubanais trace le portrait du jeune homme qui va au dehors faire son éducation, et qui revient quelques années après, dédaigneux pour sa patrie, enthousiaste des coutumes étrangères, il révèle un des penchans de tout ce monde hispano-américain où règne la fascination de l’Europe, où chacun aspire à venir goûter au fruit amer de nos civilisations extrêmes. Et qu’en résulte-t-il le plus souvent ? C’est que les lumières, les idées, les habitudes, les goûts qu’on se crée en Europe, n’ayant nul rapport avec les conditions générales de ces jeunes contrées, celui qui repasse les mers revient dans son pays comme un étranger en quelque sorte, plein d’illusions, d’irréalisables chimères, de projets factices et irréfléchis. Une forte éducation nationale peut seule évidemment balancer l’effet de ces éducations étrangères dont l’observateur cubanais signale le vice. Un type assez curieux et tout local reproduit par Cardenas, c’est l’administrateur d’un ingenio. Il ne faut pas se tromper sur ce mot d’ingenio, et le traduire par raison, esprit, intelligence ; un homme peut très bien n’avoir rien de tout cela, dit ironiquement l’auteur, et posséder un ingénia qui, à Cuba, n’est autre chose qu’une plantation de cannes à sucre. L’administrateur est le factotum de l’ingenio. Il dit : Mes nègres ! mon sucre ! Il est plus maître que le maître lui-même qui vit à la Havane. Il est rare que l’administrateur ne se retire pas au bout de quelques années assez riche ; il est propriétaire à son tour, prend un titre ou prête à gros intérêts, et de nul il n’exige plus de garanties que de son ancien maître. S’il y a dans les mœurs cubanaises un degré d’originalité propre, il serait aussi facile d’y remarquer ce qu’on pourrait appeler un accent de provincialisme vis-à-vis de l’Espagne, en ce sens que certains côtés, certaines tendances, certaines puérilités du caractère espagnol s’y retrouvèrent singulièrement accusés et exagérés. Tel est l’amour des distinctions et des titres dont l’auteur cubanais fait une assez amusante satire dans Un Titulo. Le jeune Crescencio a tous les biens en partage ; il ne lui manque qu’un titre : c’est son rêve de tous les instans. Avec un titre, il serait complètement heureux, considéré, envié. Il ne paierait pas ses dettes quand il en ferait. Son tempérament même devrait nécessairement changer, ou tout au moins il mourrait d’une maladie noble : la goutte ou l’apoplexie. Le difficile est de trouver une raison quelconque pour appuyer la demande d’un titre, et de se procurer une généalogie convenable : à quoi un oncle d’imagination tout espagnole répond par cette catégorique preuve d’antiquité :


« Ne te figure pas, neveu de mon ame, dit l’oncle en l’interrompant, que ta famille soit peu de chose. Écoute : tu es de nom Chamorro et tu descends en ligne directe d’un aïeul de ton père qui était lui-même Chamorro. Ce bisaïeul était à son tour petit-neveu d’un autre homme qui vivait dans un temps très reculé, et il est à remarquer que plus lu l’enfonceras dans la nuit des âges, plus loin tu rencontreras des bisaïeux de tes bisaïeux. Nier que ton père descende de quelqu’un qui vivait il y a d’innombrables siècles, serait une sottise inouïe. Du côté de ta mère, qui était ma sœur, ta noblesse est encore plus claire. Pour qu’elle vînt au monde, il a fallu que Dieu, après avoir créé Adam et Eve, leur dit : Croissez et multipliez ! Sans cet événement et cette permission, je ne sais pas trop comment la mère eût pu naître dans notre siècle. Le nom qu’elle t’a laissé est celui de Vasquez, et, pour ceci, il suffit que tu saches que, de même que certains noms s’allongent à volonté, le nom de la mère et le mien est allé en s’abrégeant. Vasquez vient de Velasquez, pour peu que tu supprimes deux lettres. Velazquez vient de Vasconcelos en ajoutant et combinant certaines autres lettres. Vasconcelos est une corruption de Vasconstultuscelos. Maintenant les Vasconstultuscelos tirent leur origine de Biscaye. Tout le monde sait que le basque est l’idiome dans lequel Dieu parla à nos premiers pères. C’est pourquoi les Biscayens descendent d’Adam et Eve. Ta mère et moi nous venons de Biscaye. Sur ce, lâche la bride à ton imagination, et dis-moi si la lignée est illustre ou non du côté maternel ?… »


Ce digne personnage de l’Espagne transatlantique si bien instruit de l’antiquité de sa race est aujourd’hui marquis de Casa Chamorro y Vazquez. Il est qualifié d’excellence ; il a des armoiries magnifiques, un héritier de son titre, et n’a plus évidemment à s’occuper de rien. Il n’a plus qu’à se ruiner avec grandeur, à hypothéquer ses ingénios et ses cafetales pour soutenir son rang. C’est un des types trop vrais peut-être que Cardenas range dans la galerie humoristique de la vie cubanaise. Il ne faut pas trop insister d’ailleurs sur ces peintures légères et en général sur tous ces essais, — poésies, esquisses dramatiques, études de mœurs, dont nous parlons. Ce sont des indices intellectuels plutôt que la manifestation d’un génie distinct et précis. C’est l’ébauche d’une littérature et d’une poésie plus encore qu’une poésie véritable ; c’est un tourbillonnement frivole, gracieux parfois et sillonné de quelques éclairs. On ne saurait demander davantage aujourd’hui, et les causes de l’absence d’une vie intellectuelle nettement dessinée ne sont pas toutes littéraires. Cuba, a-t-on dit, ne peut avoir de poésie, parce qu’elle manque de souvenirs et de traditions. Cela n’est vrai que dans une certaine limite. Ces cendres de Colomb qui reposent dans le Templete de la Havane, qu’est-ce autre chose qu’un grand souvenir plus américain encore qu’européen ? Toute cette histoire dramatique et émouvante des premiers explorateur » et colonisateurs de ces contrées, qu’est-ce autre chose qu’un tissu de traditions merveilleuses ? La source inspiratrice manque-t-elle dans la nature tropicale et les types quelle enfante ? Ce qui est plus certain, c’est que la société cubanaise. comme toutes les sociétés hispano-américaines, produit de toutes sortes d’alluvions et d’agrégations inachevées, n’a point le sentiment de son identité et de son unité morale. C’est une société d’hier, à l’état d’embryon, et où les élémens destinés à se lier et à se fondre conservent encore leur forme première. C’est comme l’architecture de la cathédrale de la Havane, mélange de gothique, de mauresque et de mexicain primitif, avec des imitations naïves de la nature transatlantique. « Sur les découpures africaines et du moyen-âge, dit Mme Merlin, on voit se grouper des fruits entrelacés par des lianes et des guirlandes de fleurs, puis des imitations de feuilles de papayer larges et lustrées comme de légers rubans, se tortillant avec souplesse autour de colonnes sans base couronnées de panaches exubérans en corolles d’ananas. » Voilà une image de la société et de la littérature cubanaises.

Maintenant, qu’adviendra-t-il de cette reine de l’archipel des Antilles dans un temps donné, d’ici à un siècle ou un demi- siècle ? A une question ainsi posée, il serait évidemment difficile de répondre autrement que par des conjectures. Probablement Cuba est destinée à avoir sa place dans ce mouvement de transformation qui emporte les autres sociétés américaines. Les mêmes difficultés, les mêmes problèmes s’y agitent, quoique dans des conditions différentes, résultant, soit de la position insulaire de la possession espagnole, soit du régime politique sous lequel elle continue à vivre; mais à quel titre, dans quelle mesure et comment Cuba prendra-t-elle sa place dans ce mouvement? Est-ce par l’annexion aux États-Unis? Est-ce, par une façon d’indépendance à l’imitation des autres républiques de l’Amérique du Sud? Peut-être est-ce le rêve de plus d’une jeune tête cubanaise? Bien que les tentatives récentes n’aient trouvé aucun appui dans la masse de la population, les idées qui les ont produites ont cependant leurs prosélytes silencieux et dévoués. Il suffit de rapprocher ces idées de la réalité pour voir de quelles déceptions elles seraient la source. Supposez, par l’annexion, deux races perpétuellement en contact, — l’une rude et vigoureuse, douée d’un esprit d’envahissement sans limites, puissante par la volonté, par le génie du travail et de l’industrie, — l’autre aimable et peu faite aux dures conditions de la lutte, pleine d’instincts raffinés et gâtée par la vie oisive : laquelle de ces deux races opprimera l’autre? Les Anglo-Américains lanceront leurs émigrans sur cette riche proie que leur livrera l’annexion. Il se formera dans la contrée envahie une population nouvelle qui submergera, dominera, étouffera l’ancienne, en faisant prévaloir son génie et ses mœurs, ses qualités et ses vices. Cuba prendra rang à côté du Texas. — Supposez, d’un autre côté, un système quelconque d’indépendance s’établissant à Cuba et rompant les liens qui rattachent la colonie à la métropole, la société cubanaise se verra aussitôt en présence de la race noire, plus nombreuse, surexcitée et prête à faire peser sur elle le poids séculaire de ses vengeances et de son ignorance. Haïti est l’exemple de cette sanglante suprématie nègre, de telle sorte qu’il ne resterait à la société cubanaise que cette double alternative : — d’être dévorée et absorbée par la race anglo-américaine ou par la race noire. C’est à ce point de vue qu’on pouvait dire récemment en Espagne qu’il fallait que Cuba fût espagnole ou africaine. En ce moment même, un des esprits les plus distingués de Cuba, M. Saco, dans une brochure sur la situation politique de son pays, vient de combattre l’idée de l’annexion par des raisons victorieuses. Sous un autre rapport, il considère l’indépendance pure et simple comme impossible aujourd’hui, et même dans un avenir assez éloigné. Le problème se présente aux yeux du publiciste havanais sous un autre aspect.

Le problème consiste, selon M. Saco, dans l’établissement de libertés politiques à Cuba. Si Cuba avait une certaine liberté de presse, des libertés municipales, un conseil délibérant siégeant à la Havane, tout semblerait résolu, tous les périls seraient évités. L’erreur du publiciste cubanais et de ceux qui nourrissent les mêmes idées, c’est d’appliquer un remède politique à des vices de situation qui n’ont rien de politique. Le vice de la situation de l’île de Cuba, c’est la disproportion des races, c’est l’antipathie des classes libres pour le travail, c’est l’inutilité d’un sol merveilleux qui n’a que sa fertilité naturelle le plus souvent et dont les deux tiers sont sans culture, c’est l’absence de voies de communication intérieures propres à faciliter les relations, c’est l’imperfection d’un régime qui livre le capitaliste au propriétaire faute de garanties légales et le propriétaire au capitaliste faute de prévoyance, c’est « l’inextricable labyrinthe dans lequel la propriété foncière se trouve comme perdue, » selon l’observation de M. Vazquez Queipo dans un remarquable rapport sur Cuba. Il n’y a qu’un petit nombre de remèdes possibles à cette situation : c’est l’action lente et intelligente du gouvernement métropolitain en ce qui concerne les réformes du régime administratif et judiciaire, c’est un appel adressé à la population blanche pour fortifier d’un élément civilisateur cette société mal équilibrée. Tel est le sens du rapport de M. Vazquez Queipo. Les progrès les plus essentiels pour Cuba sont des progrès obscurs, pratiques et de tous les instans, dans la législation, dans les mœurs, dans les idées, dans l’éducation intellectuelle et morale. Ce qui est certain, c’est que le jour où quelqu’un de ces progrès deviendrait une menace pour la métropole, la colonie elle-même partagerait à son insu le péril. Telle est la situation de Cuba, qu’elle ne peut demeurer une société indépendante qu’en restant espagnole. Son rôle possible, désirable et légitime, c’est, selon la juste et brillante expression de M. Saco. d’être « un rameau florissant du tronc espagnol. »


CHARLES DE MAZADE.