La Société française au XVIIIe siècle

La bibliothèque libre.

DE


LA SOCIETE FRANCAISE


AU DIX-HUITIEME SIECLE.




Histoire philosophique du règne de Louis XV, par le comte de Tocqueville[1]




Pendant qu’on portait Louis XIV en terre ; le peuple fit entendre des clameurs et des malédictions qui s’adressaient à la fois au roi défunt, à Mme de Maintenon et au père Le Tellier. Ces clameurs étaient doublement significatives : elles étaient dirigées contre le despotisme, contre le règne des favorites et des prêtres intolérans ; elles marquaient aussi que l’opinion, après être restée long-temps muette d’admiration, muette de crainte, rompait le silence. Enchaînée pendant un demi-siècle, elle avait eu occasion néanmoins de prendre sous main son développement et sa force ; mais, après qu’une époque marquée d’un cachet de suprême grandeur lui eut donné les plus hauts enseignemens qu’elle pût recevoir, elle comprit qu’il ne lui convenait plus de rester silencieuse et passive. Elle avait pris ses derniers degrés à une rude et glorieuse école ; le temps de se montrer ouvertement était arrivé. L’opinion s’empara de prime abord du terrain, et, dès ce moment, on peut dire sans paradoxe qu’elle n’a pas lâché pied. C’était l’introduction d’un nouveau pouvoir dans l’état.

L’histoire de Louis XV est, à proprement parler, l’histoire des progrès infiniment croissans de l’opinion publique en France depuis la mort de Louis XIV jusqu’à l’avènement de Louis XVI, et disons-le avant tout, ce qui donne une valeur particulière à l’ouvrage de M. le comte de Tocqueville, c’est que l’auteur a compris cette vérité ; c’est que, sans trop se préoccuper ni des reviremens de la diplomatie, ni des évolutions militaires, ni des mouvemens politiques, il s’est attaché tout particulièrement à nous décrire comment s’est formé, a grossi, a marché le flot des idées. Par malheur, il ne s’est pas contenté de nous représenter ce mouvement ; il a voulu le juger, et c’est sur les termes mêmes de ce jugement que nous sommes en droit de lui faire plus d’un reproche, car cela nous touche directement. L’époque à laquelle M. de Tocqueville fait le procès avec trop peu d’indulgence est notre propre nourrice, et il est naturel que nous protestions contre l’arrêt qui la condamne. Cela est naturel, disons-nous, et pourtant qui peut nier qu’il ne soit très naturel, très peu étonnant aussi, de voir le XVIIIe siècle attaqué sans merci, même de nos jours ? C’est le privilège de cette singulière époque, de donner matière aux jugemens les plus passionnés, les plus contradictoires. Sur quel sujet existe-t-il plus de divergences d’opinions que sur celui-là ? Quel autre est resté si long-temps le texte de plus de querelles ? Il se peut fort bien que cent historiens nous fassent voir à travers le même prisme l’âge de Charlemagne, de Frédéric-Barberousse ou de saint Louis, tandis qu’il ne s’en rencontrera peut-être pas deux qui voient sous les mêmes couleurs le XVIIIe ou même le XVIe siècle. Pourquoi cette différence ? La réponse même à cette question nous ramène à notre sujet, à ce réveil de l’opinion publique au XVIIIe siècle que M. de Tocqueville a dû constater tout en dépréciant cette époque, et qui domine toute l’histoire de Louis XV. Tout autre chose est en effet de juger des sociétés qui n’ont pas encore conscience d’elles-mêmes, qui, faute d’avoir confiance en leur instruction et en leurs forces, se jettent aveuglément à la suite de ceux qu’elles supposent supérieurs à elles, et de saisir l’esprit d’une société qui, ayant cessé de croire sur parole les hommes qui représentent l’autorité, se connaissant désormais et ayant confiance en elle-même, s’inspire d’elle-même avant tout. On pourrait dire que c’est l’instinct qui domine les masses avant Luther, car on ne sait quel autre nom donner à cet élan qui les pousse tour à tour au bien et au mal, à ces mille passions qui, privées d’une règle supérieure, acceptent forcément l’autorité pour tutrice. Que Luther vienne, et cet instinct des masses, déjà suffisamment éclairci, se débrouillera pour devenir entendement, non tout à coup, mais peu à peu et par accroissemens graduels ; et, dès ce moment-là, les nations compteront dans leur sein une majorité qui subordonnera le fait au droit ; dès ce moment-là aussi, la foule acquerra un sens philosophique, je ne sais quelle intuition intelligente qui lui fera apercevoir de plus en plus distinctement à quel courant d’idées elle doit s’abandonner pour se conformer aux vues de la Providence. C’est là, si je ne me trompe, ce que nous devons appeler opinion ; c’est là qu’est le signe d’une civilisation supérieure, le signe auquel on reconnaît de combien l’ordre d’idées produit par la venue du Christ a élevé l’homme moderne au-dessus de l’homme ancien. Le peuple de Rome, non plus que le peuple de la Grèce, ne semblait posséder cette intuition des voies secrètes de la Providence que nous constatons chez nos sociétés modernes. Le moyen-âge fut la minorité laborieuse qui servit d’acheminement vers cette remarquable période de l’humanité ; Luther apprit à ses contemporains qu’ils pouvaient enfin marcher sans aide, et, après une longue lutte, l’émancipation définitive fut due à ces hardis penseurs du XVIIIe siècle, placés désormais, quels que soient encore le nombre et la vivacité des plaidoyers, au-dessus des attaques comme au-dessus des apologies.

Pour mieux s’assurer d’ailleurs que l’opinion est née le jour même où la raison s’est affranchie, qu’elles n’ont pas cessé depuis d’être compagnes et qu’elles se soutiennent l’une l’autre, il suffit d’interroger les faits. Il y avait à peine quelques années que les protestans avaient présenté leur confession de foi dans Augsbourg, que Montaigne, répété plus tard par Pascal, s’écriait que « l’opinion est la reine du monde. » Ce mot contenait tout l’avenir. Dès-lors, le philosophe gascon faisait l’essai de cette nouvelle souveraine en lui soumettant des maximes au moins hérétiques que l’autorité, déjà effarouchée et ne sachant de quel côté tourner la tête, laissait passer ; et non-seulement ces maximes passaient, mais elles étaient lues avec délices en un temps même où un sombre fanatisme faisait s’entr’égorger catholiques et calvinistes ; elles étaient lues avec délices, quoiqu’elles vinssent en droite ligne d’Épicure et de Lucien, et elles allaient même former une chaîne de libres penseurs qui ne devait aboutir à rien moins qu’à Voltaire, cet homme qui, par la liberté d’examen et l’opinion, fit plus en son temps que Luther et Calvin, mais qui toutefois ne vint qu’après eux.

La hardiesse des libres penseurs que suscita le XVIe siècle (et ils sont très nombreux), leurs railleries, l’énergie de leurs réclamations, les succès qu’ils obtinrent, nous permettent de nous étonner grandement de ce qui se passa au XVIIe siècle, où il n’arriva jamais que la liberté d’examen approchât de la licence et où l’opinion fût réduite à se taire. Ce calme entre deux tempêtes est véritablement quelque chose d’unique. Comparez le XVIe et le XVIIIe siècles, vous leur trouverez beaucoup de caractères communs : Voltaire a hérité du sarcasme et de la gaieté de Rabelais, en même temps que du scepticisme insouciant et poétique de Montaigne. Que d’idées celui-ci, quand par hasard il est ou stoïcien ou misanthrope, n’a-t-il pas inspirées à Rousseau ! Que d’analogie ne trouve-t-on pas entre les idées politiques de Bodin et celles de Montesquieu, entre le dogmatisme de Calvin et celui du Contrat social, entre les pages piquantes de la satire Ménippée, d’Érasme et de Beaumarchais ! Les beaux rêves de la Boëtie et de Charron n’ont-ils pas de la parenté avec ceux de Mably ou de Condorcet ? Les utopistes du XVIIIe siècle ne relèvent-ils pas un peu de Thomas Morus, et ses niveleurs des sectaires fougueux qu’a enfantés la réforme ? Assurément les rapprochemens sont nombreux dans l’ordre intellectuel ou moral, et cependant tout un monde divise ces deux siècles jumeaux, qui ressemblent à ces grands lacs de l’Asie centrale, dont la source est commune et dont les communications sont souterraines. Ils furent séparés par une période où le doute eut peu de prise, où régnèrent l’ordre et l’unité, où le pouvoir royal atteignit son apogée sans rencontrer ni oppositions ni obstacles, où la religion fut entourée d’un respect sans mélange et marqua d’une empreinte profonde les caractères comme les écrits. Un historien a dit d’Auguste qu’il sut tout apaiser, même l’éloquence : Eloquentiam sicut omnia pacavit ; on peut dire de Richelieu et de Louis XIV qu’ils surent tout apaiser, jusqu’aux passions furieuses et aux emportemens si souvent légitimes qu’avait soulevés le siècle précédent ; et tout cela n’était pas en vain, car c’est au sein de ce repos tout providentiel qu’il fut permis à la nature d’enfanter une douzaine d’hommes tels qu’il n’y a rien à leur comparer, tels qu’ils suffirent à résumer dans leurs œuvres l’idéal du bon, du beau, de l’honnête, du religieux et du sublime, tels que, quand à la fin ils furent morts, Voltaire, leur historien, manifesta la crainte que la nature ne fût épuisée.

Peut-être a-t-on eu le tort cependant de regarder l’avènement de cette monarchie du XVIIe siècle, si brillante, si impérieuse, si peu contestée, comme un phénomène inexplicable. Remarquons d’abord qu’il est des époques où la société, fatiguée de ses agitations, va presque d’elle-même au-devant d’un maître à qui elle demande le repos, et que telle fut la situation où se trouva Louis XIV, comme auparavant Auguste, comme après lui Bonaparte. La mollesse dont la nation fit preuve au milieu des troubles de la Fronde, et alors que se prononçait pour la première fois le mot de liberté, démontre bien qu’on n’était pas disposé encore à demander sérieusement à la royauté ni des comptes ni des garanties. De plus, si l’on cherche vers cette époque le rapport qui lie les idées aux faits, on se convaincra que toute une école d’écrivains et de publicistes fort en renom, Grotius, Hobbes, Saumaise, Gabriel Naudé, enseignait que, dans l’intérêt des peuples, il importait que le pouvoir du prince fût le plus fort et le plus étendu possible. Il en fut ainsi pour Louis XIV, et les vues de Grotius, de Hobbes et de Naudé se trouvèrent pleinement réalisées, puisque la royauté fut pendant un instant aux yeux des peuples ce que Grégoire VII, plusieurs siècles auparavant, aurait voulu que la papauté fût aux yeux des rois. Cependant le dogme religieux avait été ébranlé : était-il possible que le dogme qui s’attachait à la royauté absolue restât sans atteinte ? Non ; car l’esprit d’examen existait, et, alors même qu’il semblait s’éteindre, alors qu’il se taisait devant les grandes voix du siècle, il écoutait avidement, ne perdait aucune leçon, faisait son profit des traits satiriques de La bruyère et de Boileau, de ce qu’il y avait d’instructif dans les merveilleuses boutades de Pascal, dans le souverain bon sens de Molière, dans les élans qui jaillissaient du cœur tout romain de Corneille, dans l’éloquence évangélique de Fénelon, dans l’éloquence biblique, affirmative, imposante, de Bossuet. Il y avait en tout cela de quoi nourrir l’ame, la raison, l’imagination, et, si d’ailleurs l’opinion gardait le silence, c’était à la condition qu’on l’indemnisât en chefs-d’œuvre et en victoires du joug qu’elle voulait bien subir. Du moment que victoires et chefs-d’œuvre cesseraient, on devait s’attendre à la voir reparaître en scène. C’est ce qui arriva. Louis XIV n’était pas encore mort, que déjà on l’avait vue s’émouvoir et qu’elle se demandait où en était resté le drame si attachant qu’avaient commencé Luther, Montaigne et Rabelais, dont elle s’était laissé distraire pendant un demi-siècle, mais qu’elle voulait continuer. Elle le continua en effet et le mena si rapidement, qu’en trois générations elle le faisait aboutir au terrible dénoûment de la révolution française.

Encore une fois, c’est une histoire très difficile à écrire que celle du XVIIIe siècle, presque aussi difficile que celle de cette révolution que nous venons de nommer, puisqu’à chaque ligne on est obligé de remuer des idées, d’agiter des questions de même nature. Ces sortes de sujets ne veulent être abordés qu’à distance, et c’est tout au plus si aujourd’hui le calme et l’impartialité se sont assez établis dans les esprits pour traiter convenablement, sans préjugés ou sans rancunes, celui dont nous nous occupons. Aussi Voltaire, qui était le premier homme de son temps pour écrire l’histoire, et qui ne voulut pas mourir sans écrire celle de Louis XV, l’écrivit-il d’une façon détestable, à tel point que cette histoire est, si l’on veut, répandue partout dans ses œuvres, exprimée dans chacune de ses pages en termes saisissans, partout excepté dans son Précis du règne de Louis XV. Peindre ce règne du même pinceau dont il avait peint celui de Louis XIV fut un contre-sens énorme de sa part. Il appartenait en effet à cet homme célèbre de pousser impétueusement ses contemporains dans la voie de l’avenir ; mais il ne lui appartenait pas de mesurer, ni d’apprécier, ni de décrire la route qu’avait parcourue la foule en tête de laquelle il marchait, car il ressemblait un peu à ces chefs de hordes qui envahissaient l’empire romain pour obéir à une impulsion dont ils ne se rendaient pas compte, et se faisaient chaque jour une patrie en oubliant chaque jour leur patrie de la veille. Il fut dans son genre une espèce d’Attila et reproduire à nos yeux l’image de ce qu’il avait détruit lui eût été à peu près aussi impossible que cela l’eût été au conquérant hun. D’ailleurs, il ne pouvait écrire sérieusement cette histoire sans se mettre au premier rang parmi les acteurs qui y jouèrent un grand rôle, et cela, comment eût-il pu le faire ? Si certains architectes des cathédrales du moyen-âge faisaient placer eux-mêmes leur statue dans quelque galerie de l’édifice construit par eux, Voltaire pouvait-il en faire autant pour lui dans un édifice qu’il avait démoli aux trois quarts ?

Nous sommes aujourd’hui dans d’autres conditions pour écrire cette histoire, et assurément M. de Tocqueville eût mieux rempli sa tâche s’il se fût placé pour juger le règne de Louis XV au point de vue des générations nouvelles ; mais il a eu le malheur de ne pas tenir compte de la société au milieu de laquelle il vit, c’est-à-dire de la nôtre, et de faire abstraction des idées et des sentimens qui l’animent pour s’ériger en homme du XVIIe siècle, en contemporain de Louis XIV de là ses erreurs, de là ses mécomptes. Imaginez-vous un gentilhomme de la compagnie du prince de Condé ou de ce duc de la Feuillade qui rendait presque au grand roi des honneurs divins, revenu au monde pour apprécier la révolution opérée par les idées du XVIIIe siècle, et dites si cette révolution aura en lui un juge équitable. Ce n’est pas toutefois que M. de Tocqueville soit un ennemi déclaré du nouvel ordre de choses, car il applaudit de bonne foi à toutes les chances de régénération qui se présentent, à tous les sentimens, à toutes les espérances généreuses dont se plaisait à s’enivrer la foule avec un engouement souvent candide ; mais évidemment sa mémoire est toujours imbue des traditions du vieux siècle, dont Voltaire lui-même faisait un continuel panégyrique. Si ce n’est pas un charme à dédaigner dans son livre que d’y trouver le respect des devanciers, qui en réalité est une partie de la morale publique, il faut avouer pourtant que ce respect ne suffit pas à constituer l’impartialité d’un historien ; et, pour tout dire, s’il est une occasion où il convient particulièrement de faire une large part aux sentimens de la génération vivante, c’est assurément quand il s’agit du XVIIIe siècle.

L’auteur éprouve un premier dégoût à noter les insultes qui couvrirent le cercueil de Louis XIV, « ingratitude, dit-il, qui confond la raison. » En même temps il s’aperçoit que les volontés du roi, si respectées de son vivant, sont annulées aussitôt qu’il est mort « par des gardiens des lois qui se mettent au-dessus d’elles, » et que les hommes les plus éminens du royaume semblent ne plus compter pour rien le chef de l’état par cela seul qu’il n’est plus ; et il s’écrie « Voilà donc un pouvoir au-dessus du roi ! A qui ce pouvoir ? A des hommes institués seulement pour juger les procès, inamovibles, irresponsables, possédant à prix d’argent leurs charges. Et ces hommes se mettent à exercer sans mission du peuple une puissance contestée à la nation elle-même ! grande anomalie dont les conséquences ne tarderont pas à se faire sentir ! » Ce n’est pas qu’il ne comprenne qu’il eût été dangereux à beaucoup d’égards de suivre les dispositions écrites par Louis XIV ; mais il constate dès la première page non-seulement que les limites des pouvoirs ne sont pas définies, mais que la chaîne qui liait le passé au présent vient de se relâcher ; c’est là un premier et sinistre augure.

Les débuts de la régence annonçaient en effet une brusque rupture avec les précédens : toutes choses avaient un air tout nouveau, et l’attitude du parlement, et la politique du régent, et sa conduite privée, et le déchaînement de licence qui se manifestait dans le public, et les opinions qui se faisaient jour : tout cela était nouveau, dis-je, et néanmoins tout cela était préparé, car, nous l’avons dit, l’esprit d’examen subsistait même à cette époque, contenu, modéré, mais non vaincu ; c’était une trêve et non pas une abdication. De même qu’une école de publicistes avait appelé à grands cris la monarchie absolue au moment où elle allait apparaître dans toute sa vigueur, de même aussi une petite troupe de libres penseurs avait jeté, timidement il est vrai, quelques mots discordans au milieu du magnifique concert qu’entonnaient les grands hommes du XVIIe siècle. Déjà on avait appris à redouter les atteintes du libre examen, et on le prouvait par les précautions mêmes dont on s’entourait. Ainsi Bayle, cet homme qui semblait né pour raisonner comme l’oiseau pour voler, et qui raisonna toute sa vie, soit pour, soit contre, n’eut rien de mieux à faire que de porter en Hollande cette machine dialecticienne dont l’avait pourvu la nature. Les hommes même d’imagination, qui étaient du goût de Louis XIV, n’avaient pas de peine à se compromettre à ses yeux quand ils sortaient par mégarde du terrain de la belle littérature pour faire une excursion sur des confins étrangers, témoin La Fontaine, qui, probablement sans le savoir, décocha des traits que ne lui pardonna pas la cour ; Saint-Évremond, qui alla mourir en Angleterre pour quelques hardiesses de ce genre, et jusqu’au tendre Racine, à qui il arriva malheur pour avoir compati trop ouvertement aux misères du bas peuple et s’être demandé un jour s’il n’existait pas des moyens de les prévenir ou d’y remédier. Fénelon aussi fut disgracié et relégué loin de la cour pour avoir fait dans son Télémaque des portraits que l’on prit aisément pour des satires, et pour avoir insinué trop souvent que les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois. Et puisque nous parlons de Fénelon, admirons en passant cette force pénétrante et insaisissable de la logique, ou, si l’on veut, de l’opinion, qui rendait si hardis même des hommes liés au pouvoir, même un habile courtisan, même un précepteur des enfans de France tel que l’était ce sensible et éloquent prélat. Ramsay, son biographe, assurait que, s’il était né en Angleterre, il aurait développé son génie et donné l’essor à des principes qu’on n’a jamais bien connus. Que dis-je ? Louis XIV, après la mort du duc de Bourgogne, rechercha soigneusement tous les manuscrits que l’élève avait conservés du précepteur et les brûla. Que de symptômes dans de pareils faits ! Il est vrai que le monarque avait généralement pour lui la grande littérature, à la différence de Napoléon, qui confessait n’avoir que la petite ; mais derrière cette grande et très grande littérature, qui ne devait pas lui survivre, il pouvait apercevoir ceux qui allaient tenir la plume en France : un Fontenelle qui, déjà se moquant à la fois de Rome et de Genève, préparait timidement les voies à Voltaire, dont il fut le diminutif et le précurseur ; un abbé de Saint-Pierre, qui ne cessait d’appeler Louis XIV un grand enfant et de réclamer contre la manière dont il avait gouverné la France ; un Vauban, qui trouvait l’administration défectueuse et inhumaine. La critique allait suivre de près l’admiration ; elle n’attendait que la mort du roi pour s’exercer à la fois dans le champ de la religion, dans celui de la politique, dans celui de l’économie sociale. A peine Louis XIV est-il enfermé dans sa dernière demeure à Saint-Denis, que la critique se donne en effet libre carrière. Déjà le père Le Tellier, naguère si redoutable, est en exil, et Mme de Maintenon déchue pour toujours ; déjà la cour a quitté le masque de religion qu’elle avait long-temps porté ; déjà on se presse à la Bibliothèque pour s’arracher les œuvres de Bayle, et, si l’on va au sermon, c’est pour écouter Massillon disant d’une voix solennelle : « Toute puissance vient de Dieu et n’est établie que pour l’utilité des hommes. Les grands seraient inutiles sur la terre s’il ne s’y trouvait des pauvres et des malheureux ; ils ne doivent leur élévation qu’aux besoins publics, et, loin que les peuples soient faits pour eux, ils ne sont eux-mêmes tout ce qu’ils sont que pour les peuples… Ce sont les peuples tout seuls qui donnent aux grands le droit qu’ils ont d’approcher du trône, et c’est pour les peuples tout seuls que le trône lui-même est élevé. En un mot, et les grands et les princes ne sont pour ainsi dire que les hommes du peuple. » - Paroles démocratiques s’il en fut !

Ce qu’il y a de plus intéressant à étudier sous la régence, ce n’est pas le caractère du régent, quoiqu’il soit extrêmement significatif, de cet homme qui, chose remarquable, se crut obligé, pour plaire au public, de renoncer ouvertement à toutes les habitudes et à toutes les traditions du règne précédent, fut libertin et irréligieux avec le public, familier avec lui, mais se trompa sur presque toutes les nécessités de la situation, méconnut la véritable politique à l’extérieur, et finit au dedans par jeter un commencement de discrédit sur le pouvoir, en prince qui ne savait pas se respecter et n’ajoutait plus de foi qu’à la maxime divide et impera. Ce n’est pas là, dis-je, l’objet le plus intéressant à étudier, c’est l’essai que l’on fit du système de Law, « cet étranger doué d’infiniment d’esprit, possédant une élocution facile et entraînante, avec le talent de répandre de la clarté sur les calculs arides de la finance, et de donner à ses plans une apparence de raison et une probabilité de succès. » Assurément M. de Tocqueville, à qui nous empruntons ces paroles, n’est pas un ennemi de Law, et cependant nous nous croyons en droit de lui reprocher de n’avoir pas attribué à son système toute l’importance qu’il a eue, et, puisque nous nous attachons surtout ici à faire ressortir les ébranlemens les plus considérables qu’ait subis l’opinion, nous devons quelque attention à l’homme qui disait, sous un régime où l’aristocratie avait encore une bien grande puissance : « L’argent n’est à vous que par le titre que vous donne le droit de l’appeler et de le faire passer par vos mains pour satisfaire à vos besoins et à vos désirs ; hors ce cas, l’usage en appartient à vos concitoyens, et vous ne pouvez les en frustrer sans commettre une injustice et un crime d’état. » Depuis le jour où Luther avait proclamé que le pape était l’antéchrist, il ne s’était rien dit de si révolutionnaire que ces mots de Law. Qu’on y prenne garde, et l’on y lira en lettres de feu la ruine de la vieille aristocratie, la ruine de la glèbe, la ruine des préjugés qu’avait jadis importés la conquête et qu’avait trop souvent consacrés la religion, la réhabilitation complète du travail, enfin l’inauguration du régime industriel et social que nous avons obtenu à beaucoup d’égards, et qu’à d’autres nous n’avons pas atteint encore, mais dont nous nous rapprochons tous les jours. Il est même permis de dire que, si Luther était venu à son heure, Law avait eu l’audace de venir avant la sienne, puisqu’il voulut appliquer à un royaume délabré, où l’on possédait à peine les premières notions du crédit, des principes qui ne devaient être applicables et appréciables qu’après de longues et cruelles épreuves ; mais là encore est un trait de ce XVIIIe siècle, dès la naissance duquel on était si avide de changemens et de progrès, qu’on oubliait toutes les règles de la prudence pour peu qu’une nouveauté séduisante se présentât. On aimait mieux être téméraire que stationnaire, et l’on criait : Vive le roi et monseigneur Law !

Enfin, quels que soient les reproches que l’on puisse adresser à ce merveilleux aventurier, il faut convenir que, s’il eût eu la puissance de réaliser tous ses plans, il eût nivelé les inégalités du corps social par la répartition des richesses, comme la révolution les a nivelées par l’effusion du sang. Tout incomplète qu’a été son œuvre, elle n’a certes pas été stérile. Les grands seigneurs, les grandes dames, les princes du sang, ne s’étaient pas mêlés impunément à la curée de la rue Quincampoix. Qu’était devenu, au milieu de cette tourbe, ce principe des monarchies que Montesquieu appelle honneur, et dont les classes supérieures, dans l’intérêt même du pays, doivent être les dépositaires et les gardiennes ? Évidemment il venait de subir une atteinte irrémédiable. « La noblesse de cette époque, dit M. de Tocqueville, a forfait à son principe en se livrant à la cupidité effrénée développée par le système. Alors elle cessa d’inspirer le respect et elle ne put le recouvrer, car elle continua à trouver insuffisante la considération qui vient des aïeux et à éprouver le besoin d’y joindre celle de la fortune, d’où s’ensuivit un notable et profond changement dans les mœurs. La richesse commença à être estimée à l’égal de la naissance ; elle ne tardera pas à remporter. En outre, le niveau de l’égalité s’était établi à la rue Quincampoix, entre les grands seigneurs et les dernières classes de la société. La noblesse était descendue jusqu’à ces gens-là ; ils en déduisirent logiquement que, dans d’autres circonstances, ils pourraient monter jusqu’à elle.

Cette décadence morale de la noblesse était un fait extrêmement grave, et voici pourquoi. La monarchie consistait en une superposition de plusieurs classes ayant chacune son grade, formant chacune une espèce de pouvoir, jouissant chacune de droits différens et proportionnés à sa position respective dans l’échelle sociale. Ce n’était pas seulement la différence des droits, mais aussi et surtout celle des sentimens et de certaines délicatesses morales qui devait élever une barrière entre elles, et, ajoutons-le, ce n’était pas seulement le sang qui faisait aux classes supérieures une loi du soin de leur dignité, c’était aussi l’intérêt de l’état ; car le jour où la noblesse ferait défaut au trône, celui-ci, manquant de base, tomberait aussitôt par terre. Long-temps on avait cru à la noblesse, à ses mérites, à sa supériorité, à l’efficacité de sa devise : Noblesse oblige ; mais on commençait à comprendre que le règne de Louis XIV, qui fut, comme dit Saint-Simon, la pleine et parfaite roture, avait porté un coup sensible à cette grande classe et qu’elle était sur son déclin. Les gens sensés remarquaient qu’il y avait en cela un danger sérieux pour la monarchie, danger que Louis XIV n’avait pas aperçu peut-être, mais que la régence fit voir en tout son jour. Le duc de Noailles, cet homme que Saint-Simon n’aimait pas et qu’il nous représente néanmoins comme « un homme d’infiniment d’esprit et de tous les genres d’esprit, fin courtisan, bon général, habile financier, homme d’état distingué, s’était efforcé opiniâtrement de faire repousser le système de Law, ne prévoyant rien de bon, d’une effusion d’argent au milieu de laquelle se mêleraient et se fondraient les classes. Saint-Simon ne voyait pas moins la plaie qui, en rongeant, la noblesse, menaçait la solidité du trône, et, pour corriger ce qu’avait fait Louis XIV, il engageait sans cesse le duc d’Orléans « à mettre la noblesse dans le ministère avec la dignité, et l’autorité qui lui conviennent aux dépens de la robe et de la plume, à écarter cette roture de tous les emplois supérieurs, et à soumettre, tout à la noblesse en toute espèce d’administration ; » et il était secondé en cela par le comte de Boulainvilliers, auteur original et profond, qui avait le talent de faire presque une vérité de son fameux paradoxe, que « le système féodal est, le chef-d’œuvre de l’esprit humain. »

Ces avertissemens étaient sages, et le pouvoir les prit en grande considération ; mais suffisait-il d’écarter la roture pour relever la noblesse ? Évidemment cela ne suffisait pas ; le mal était déjà trop profond, et d’ailleurs, indépendamment de ce danger, combien d’autres menaçaient ! Ce n’était pas assez qu’une des colonnes de la monarchie s’affaissât par ses propres vices, on allait bientôt constater qu’une sorte de fièvre avait gagné peu à peu tous les membres du corps social, et que la ruine des vieilles traditions n’était pas seulement dans les erreurs de la noblesse, mais qu’elle était dans les actes et les pensées de tout le monde. Entrons donc pleinement dans la portion capitale du règne.

La période qui s’écoule entre 1745 et 1764, et qui est celle pendant laquelle Mme de Pompadour tint Louis XV en tutelle, est à la fois la plus désastreuse et, sous quelques rapports, la plus remarquable que présente notre histoire : il n’en est point d’autre qui offre des contrastes plus frappans. D’un côté, la France est battue dans toutes les parties du monde et perd colonies, marine, armées, gloire et honneur ; de l’autre, elle entend chez elle une réunion brillante de penseurs immortels formuler des idées qui sont destinées à faire des conquêtes dont on ne peut assigner la limite. Pendant que la royauté et les hautes classes oublient toute pudeur, apparaissent le Discours sur l’inégalité des conditions, la Nouvelle Héloïse et l’Émile. Pendant que le pouvoir absolu et les parlemens usent leurs forces sans dignité sur le plus mouvant des terrains, l’Esprit des Lois et le Contrat social préparent un nouvel ordre de choses dans lequel ni les parlemens, ni le pouvoir absolu ne trouveront leur place. Ce n’est pas tout encore au moment même où des sectes religieuses argumentent, avec autant de pédantisme que de passion, sur la grace concomitante et la grace efficace, sur les distinctions à faire concernant l’infaillibilité du pape et le degré d’autorité qui doit être accordé à la bulle Unigenitus, une vaste conspiration s’organise, qui ne tend à rien moins qu’à renverser le dogme apporté par le Christ. Quelle époque ! que de germes et de produits divers sur un même champ ! Jamais, en aucun autre temps, le présent et l’avenir ne se virent de si près qu’en celui-là.

Il convient d’insister sur le mouvement tout particulier qui s’opéra dans les esprits sous le régime de Mme de Pompadour. Les œuvres qui parurent pendant cette période ne furent plus seulement des œuvres de raillerie et de scepticisme, mais furent très souvent remarquables par l’éloquence des pensées, par la vivacité, la noblesse, quelquefois l’amertume des sentimens, par des exposés de principes, par des professions de foi dogmatiques, et c’était là quelque chose de tout nouveau : l’esprit public avait subi une transformation. On était désormais bien au-delà des propos moitié épicuriens, moitié frondeurs, que l’on entendait débiter dans les réunions galantes où brillaient les Chaulieu, les Lafare, les Ninon de l’Enclos, les Châteauneuf. Il faut tenir compte pourtant de ces préliminaires et, afin de bien comprendre le XVIIIe siècle, ne négliger aucun de ces transports presque enfantins de la régence. C’est que le rire devait précéder logiquement des péripéties plus graves, et qu’il devait en être des phases que parcourait l’esprit humain comme de celles par où est passé l’art dramatique, depuis les essais informes de Thespis jusqu’à l’époque où des traités didactiques posèrent les limites et les règles distinctes de la tragédie et de la comédie. L’esprit humain fut de même dans les temps modernes railleur avant d’être passionné, passionné avant d’être dogmatique. Qu’on lise Rabelais, et au milieu des bouffonneries intarissables de ce philosophe cynique qui, comme Thespis, se barbouillait de lie de vin, on trouvera exposés tous les besoins dont l’intelligence demandait la satisfaction, tous les griefs que la révolution a redressés. Après lui, le rire fut long-temps de mode : Montesquieu n’en était encore qu’au rire quand il publia les Lettres persanes ; mais l’enveloppe burlesque dont le curé de Meudon avait affublé Pantagruel et Panurge, dont Fontenelle avait affublé Méro et Énégu, dont Montesquieu avait affublé ses Persans, cette enveloppe tomba enfin, et, quelques années plus tard, on déclamait au théâtre les tirades irritées de Voltaire sur les prêtres et sur les despotes, en même temps qu’éclataient les protestations éloquentes de Rousseau contre les inégalités sociales. La foule, applaudit, et bientôt ce même Rousseau, Montesquieu, Mably, d’Alembert, Condorcet, déterminaient enfin, d’une manière dogmatique et positive, quels étaient les droits et les devoirs de l’homme ; dès-lors la révolution était faite dans les esprits.

Nous ne sommes pas de ceux qui croient que les grands effets naissent des petites causes, que la révolution d’Angleterre éclata parce qu’une ordonnance de Charles Ier empêcha Cromwell de s’embarquer pour l’Amérique, qu’un verre d’eau renversé changea un jour la politique anglaise et la situation de Louis XIV vis-à-vis de l’Europe, que les coups de bâton que reçut Voltaire, encore jeune, d’un grand seigneur de son temps, produisirent chez lui une irritation dont le vieil ordre de choses porta la peine ; nous ne croyons pas non plus que ce soit l’exclamation d’un conseiller au parlement qui, sous Louis XIV, ait amené la convocation des états-généraux. Non, de petits moyens dont se sert la Providence ne sont pas des causes ; nous devons avouer, toutefois, que la singulière position de Mme de Pompadour, petite bourgeoise devenue souveraine, contribua puissamment à laisser le champ libre aux merveilleux progrès de la pensée. Un la raillait dans la haute société sur la bassesse de sa condition ; elle se vengea en se liant au parti philosophique, dont Louis XV se tenait si prudemment à distance. Dès-lors les digues furent rompues, et le vieux régime fut envahi de toutes parts. Pouvait-il ne pas l’être quand les plus beaux génies conspiraient contre lui, que leurs maximes pénétraient toutes les classes, que leurs efforts étaient applaudis de l’Europe entière, même des souverains ? Et il faut avouer que l’habileté suprême des philosophes était d’avoir jeté même les souverains pêle-mêle dans leur parti.

Il y en eut un cependant qui resta obstinément sourd à leurs avances, insensible à leurs séductions, hostile à leurs projets et qui les contre-carra beaucoup plus qu’on ne le croit : c’est le roi Louis XV, prince qui avait l’instinct du despotisme sans en avoir l’énergie. Sa rare sagacité lui défendait d’en croire Voltaire, quand celui-ci, l’appelant son Trajan, lui vantait les bienfaits qui devaient naître de l’alliance de la royauté avec la philosophie ; au contraire, elle lui montrait clairement que son autorité n’avait pas de plus grands ennemis que cette foule d’hommes qui, dans leur passion pour l’analyse, remontaient à la source de toutes choses. Aussi se garda-t-il bien de leur témoigner la moindre faveur, et fut-il impitoyable à se moquer des seigneurs de sa cour qui allaient en Angleterre apprendre, disaient-ils, à penser. De tous les penseurs il n’en aimait qu’un, c’est Quesnay, le père des économistes, et cela se conçoit, puisque Quesnay rêvait le retour de la société à l’état patriarcal, sous un roi absolu, qui eût été revêtu d’un droit de surveillance et d’intervention universelles. Ce rêve n’était pas, tant s’en faut, celui de la majorité, et le prince l’ignorait moins que personne. Qu’on y prenne garde, et l’on s’apercevra que les hommes du tiers-état étaient loin de trouver grace à ses yeux comme devant Louis XIV, et qu’il était même fort défiant à l’égard de ces roturiers qui s’enrichissaient, s’éclairaient, s’enhardissaient chaque jour. Où le tiers-état trouvait-il des points d’appui ? Parmi les gens du parlement, parmi les jansénistes, les philosophes et les gens de lettres. Or, le pouvoir fit à tous une guerre implacable. Il s’évertua à dépouiller le parlement du droit de remontrances, à imposer aux jansénistes le joug de la suprématie papale, à brûler les livres des philosophes, à lancer des lettres de cachet contre les écrivains. Ce manége fut incessant pendant près de cinquante années, et la persévérance que déploya le pouvoir dans le rôle qu’il avait embrassé prouve bien qu’il n’agissait pas à l’aventure, et que les dangers de sa position lui étaient connus. Il est un fait qui marque plus que tous les autres que, s’il y avait moins de grandeur et moins de fermeté chez Louis XV que chez son prédécesseur, il y avait chez lui peut-être plus de logique : c’est l’insistance avec laquelle il lutta contre les conséquences de la fameuse déclaration du clergé français qui avait établi les libertés de l’église gallicane. Son règne tout entier ne fut qu’une protestation contre l’acte de 1682. Le vieux Caton ne demanda pas plus ardemment la destruction de Carthage, et il est manifeste qu’au point de vue des intérêts de la royauté Bossuet avait fait commettre à Louis XIV une lourde faute (qui n’échappa pas du reste à ce monarque) en l’amenant à sanctionner cette déclaration. Évidemment c’était faire œuvre qui émanait de la réforme que d’imposer une règle à l’autorité, à l’autorité dont, selon les plus vieilles traditions, Rome était le siège et la source. L’autorité ! tel était le grand principe qui était malade et qu’il s’agissait de sauver. N’était-ce pas une étrange maladresse de la part d’un pouvoir qui venait après Luther et Calvin que d’affaiblir ce principe au moment où il allait en avoir un si grand besoin ? C’est le tort que dut déplorer Louis XV, et qu’il s’efforça de réparer avec plus d’énergie qu’il n’en paraissait avoir : mais il reconnut bien que les jansénistes étaient fanatisés, les parlemens intraitables, les philosophes armés de toutes pièces ; que, comme les jésuites eux-mêmes, ces alliés si intelligens et si souples, ne pouvaient plus suffire à leur tâche et demandaient merci, il y avait humanité à les mettre hors du champ de bataille, c’est-à-dire à les renvoyer de France dans leur propre intérêt ; que, la contagion gagnant de toutes parts, il s’agissait à la fin bien moins de sauver l’autorité dans l’église que de la sauver dans l’état ; et c’est alors qu’ayant jugé sa propre impuissance, il s’écria : Après moi le déluge ! exclamation arrachée plutôt au désespoir qu’à l’insouciance.

Si nous mettons en relief l’espèce de vigueur que montra Louis XV pour lutter contre l’esprit du siècle, ce n’est pas que nous voulions réhabiliter le caractère bien connu de ce prince : c’est que nous nous sommes demandé quelles sortes d’obstacles cet esprit du siècle avait rencontrés sur sa route, et qu’il nous a semblé que le souverain d’alors n’avait pas été sans lui opposer une résistance assez vive et assez rationnelle. Plusieurs causes décisives font néanmoins que, quand même ce prince eût été doué d’un grand caractère, il eût été impuissant à contenir le torrent de l’opinion, et la plus décisive de toutes, c’est que ce torrent, pour être contenu, devait d’abord être devancé, comme il le fut si habilement en Prusse par Frédéric-le-Grand. Or, pouvait-on encore se flatter de réussir en un pareil effort, quand on se rappelait tous les graves symptômes qui s’étaient produits dès les premières années du siècle ? Dès-lors il s’était formé encore des réunions d’athées qui jetaient en riant le doute sur les croyances religieuses et apparemment sur d’autres croyances. Plus tard, sous le ministère de Fleury, on avait vu s’ouvrir dans un hôtel de la place Vendôme une sorte de club politique connu sous le nom de Conférence de l’entresol qu’il fallut fermer. Faut-il ajouter que la licence des écrits, comme le notait Malesherbes en 1759, était au comble ? faut-il ajouter qu’un attentat avait été dirigé contre la vie du roi, que les finances délabrées reculaient souvent jusqu’aux procédés ruineux auxquels on avait recours avant Colbert ; que le bas peuple endurait avec impatience les indignes vexations des classes privilégiées, et souffrait cruellement de la faim, de la faim qui produit les révoltes ? On avait à peine passé la moitié du règne qu’un étranger clairvoyant, lord Chesterfield, ne jugeant que d’après les faits, écrivait à son fils, en parlant de la France : « Ce que je puis bien prédire, c’est qu’avant la fin du siècle le métier de roi et de prêtre décherra de plus de moitié. »

Étaient-ce les triomphes de la politique, l’éclat des armes, qui pouvaient sauver le vieux régime monarchique aux yeux de l’opinion ? Mais la roture, qui, depuis un siècle, avait compté tant d’hommes illustres dans ses rangs, était par calcul écartée des hauts emplois, et, par surcroît de malheur, la noblesse ne les remplissait que pour montrer son insuffisance. Une sorte de vertige s’était emparé de cette aristocratie que l’on voulait relever le plus haut possible, et, pour trouver de pareils exemples d’incapacité politique, il faudrait les chercher à la cour du Grand-Mogol attaqué par les Anglais. Les tristes égaremens de la noblesse et du roi sont trop connus pour qu’il soit besoin de les rappeler ici. Ce qu’il importe de constater, c’est qu’à l’époque même où, avec Frédéric-le-Grand, Catherine-la-Grande et la grande Marie-Thérèse, le génie s’asseyait sur trois trônes à la fois, l’honneur, proclamé par Montesquieu le principe, le mobile, le ressort, le soutien unique de la monarchie, l’honneur en France n’était plus qu’un vain mot pour la noblesse, pour le clergé, pour la royauté. Les conséquences d’un pareil renversement, il était aisé de les prévoir. Toutes les barrières qui pouvaient contenir l’opinion étaient successivement tombées. Celle-ci allait donc marcher librement de pair avec la raison ; ceux qui eussent voulu la devancer pour la contenir étaient depuis long-temps condamnés à l’impuissance ; ceux qui eussent voulu la suivre pour sauver par une transaction quelques débris de l’ancien régime allaient être également dépassés. C’est ainsi que déjà les parlemens et les jansénistes étaient laissés en arrière. Ceux même qui allaient étudier les merveilles accomplies par la libre pensée dans la patrie de Swift et de Bolingbroke étaient à peine revenus en France, qu’ils se trouvaient en retard.

Quoi de plus remarquable que cette rapidité du mouvement intellectuel ! quoi de plus irrésistible ! En ne se circonscrivant plus dans l’arène où se débattaient les querelles religieuses et parlementaires, il ôtait à l’autorité tout espoir de lui faire jamais sa mesure. Est-ce à dire qu’il y ait lieu de regretter, comme plusieurs l’ont prétendu, que les choses se soient passées ainsi ? Assurément non, car il est hors de doute que, si les jansénistes et les parlemens eussent été les véritables champions du progrès en France, notre révolution, bien loin de revêtir le caractère de rationalisme et d’universalité qui la distingue, ne se fût pas même élevée à la hauteur de celle d’Angleterre sous Charles Ier. Les jansénistes étaient des esprits sévères et intolérans que ne pouvaient contenter ni la morale amollie ni les accommodemens et adoucissemens inventés par les jésuites. Il est remarquable cependant que, par un rigorisme qui écrasait les intelligences sous le poids d’une déchéance irrévocable, ils arrivaient à la négation de la liberté humaine, c’est-à-dire au même point où arrivaient les jésuites par une route opposée. Ils étaient intolérans par fanatisme, comme les derniers l’étaient par ardeur de prosélytisme et par ambition ; et M. de Tocqueville, qui approuve peu leurs maximes, nous accordera qu’il y avait loin de ces continuateurs d’Arnaud et du père Quesnel à ces puritains dont son fils nous a fait un portrait si saisissant dans son bel ouvrage sur la démocratie américaine. Ils avaient le mérite, j’en conviens, de comprendre que, dans la religion catholique, trop souvent la forme emporte le fond, que les jésuites exagéraient encore cette tendance, et qu’il était de leur devoir d’y mettre obstacle. Ils se retranchaient en outre dans cette classe moyenne qui, sous Louis XV, sut rester sans tache ; mais leur mérite n’allait pas beaucoup au-delà. D’ailleurs, ils s’étaient bien amoindris eux-mêmes depuis les beaux jours de Port-Royal. Enfin les convulsions de Saint-Médard achevèrent de les discréditer aux yeux des gens qui voyaient plus loin qu’eux, et il est digne d’observation que l’on peut parcourir tout Voltaire, sans y trouver une seule fois l’explication raisonnée de ce qu’était la fameuse querelle des jésuites et des jansénistes qu’il mentionne si souvent. C’est que Voltaire ne pouvait prendre cette querelle au sérieux, et la plupart de ses contemporains finirent en cela par lui ressembler.

S’il n’appartenait pas aux jansénistes de ramener l’église à ses devoirs, le parlement non plus n’était pas digne de faire la révolution, et ce n’est pas lui qui la fit. Il y avait chez lui plus de taquinerie que de résolution, plus de vanité que de grandeur. Son rôle fut manqué. Gardien entêté des précédens et des vieilles formes, il ne voulait pas entendre parler de l’égalité des impôts, ni d’autres nouveautés aussi légitimes. Il suffisait de l’écarter de la scène pour qu’il sacrifiât ses opinions les plus chères au désir d’y reparaître. De grandes convictions inspirent une plus grande conduite.

Penser que le mouvement des esprits pouvait être arrêté de force, c’était une folie ; qu’il pouvait être contenu par le respect des traditions et des vieux principes, c’était un espoir auquel il fallut de bonne heure renoncer ; qu’il pouvait être circonscrit dans la limite des querelles parlementaires, c’était un calcul qui fut déjoué en peu d’instans ; qu’il pouvait être à la rigueur dirigé par les jansénistes et les magistrats, c’était un vœu peut-être stérile et à coup sûr bien difficile à réaliser. L’influence même de l’Angleterre, si réelle et si grande qu’elle fût, devait être dépassée par l’influence de notre philosophie, et cela à tel point, qu’en 1791 l’Angleterre était presque aussi épouvantée que le reste de l’Europe des progrès rapides qui s’opéraient dans la société française. C’est ainsi que se renouvela au XVIIIe siècle ce qui s’était vu dans l’antiquité, quand le génie égyptien, si étudié, si admiré par la Grèce, pâlit complètement devant le génie hellénique une fois émancipé. Comparons les leçons qu’offrait la Grande-Bretagne à celles que donnaient des philosophes français qui vivaient sous le régime du bon plaisir. D’un côté du détroit, on trouvait admissible, comme on le trouve encore aujourd’hui, qu’il y eût des Normands et des Saxons, deux castes, des prérogatives, une religion dominante et jalouse ; de l’autre côté, on demandait qu’il n’y eût plus ni religion d’état, ni distinction entre Francs et Gaulois, ni privilèges, ni inégalités sociales. D’un côté, une loi avait pour seule justification l’utilité ou l’expérience ; de l’autre, on demandait que le principe des droits et celui des devoirs fussent la double source de toute loi. Dans la Grande-Bretagne, pays d’aristocratie marchande, on recherchait l’alliance des traditions et des intérêts, l’accord des vieilles formes et des innovations avantageuses, et l’on stipulait avant tout en faveur des Anglais. Sur le continent, les philosophes et les publicistes les plus admirés étaient ceux qui ne voulaient des vieilles formes et des traditions qu’à condition qu’elles ne choqueraient aucunement les principes du droit naturel et qui stipulaient surtout en faveur du genre humain. Quelle différence ! Aussi ne nous étonnons pas du caractère tout particulier que revêtit la révolution française dès son début, ni de la distance énorme qu’il y a entre la déclaration des droits de l’homme et le bill des droits. Je n’examine en détail ni l’un ni l’autre de ces actes ; pourtant ce qu’il y a de sûr, c’est que le premier n’a que les proportions d’une mesure locale, et que le dernier fut une sorte de proclamation jetée aux nations civilisées.

Cette manière d’apprécier le XVIIIe siècle n’est pas, nous en convenons, celle de M. de Tocqueville. Les doctrines de cette époque lui paraissent être l’expression d’une impiété successivement libertine, moqueuse, dogmatique, et, à son sens, elles ont fini « par conduire de concert les hommes à cet affaiblissement moral qui est le prélude et le symptôme de la chute des empires. » Il est d’avis « qu’elles ont matérialisé l’ame et développé un égoïsme dont les conséquences furent de grandes catastrophes. » Et pourtant, si l’on pèse froidement les choses, cela est-il exact ? L’histoire même de ces derniers temps ne donne-t-elle pas un démenti formel à de pareilles assertions ? Ne met-elle pas M. de Tocqueville en contradiction avec lui-même ? Est-ce justice aujourd’hui de ne voir que des trompettes d’impiété dans les hommes qui, au milieu de périls sans nombre, ont jeté les fondemens sur lesquels s’est assise la constituante ? ou plutôt n’est-ce pas là, sinon une grande injustice, du moins un grand malentendu ? Il y a deux cents ans, quelques hommes appelaient sérieusement Pascal un tison d’enfer. Nous craignons que M. de Tocqueville n’ait donné dans le même travers au sujet de l’école philosophique du XVIIIe siècle. Il se peut qu’il y ait eu dans ses rangs des extravagans et des impies, des hommes qui ne savaient que détruire et n’étaient pas dignes d’elle ; mais ce qui doit faire pardonner ses excès, ce qui surtout légitime ses efforts, c’est qu’après avoir renversé et foulé aux pieds les vieilles croyances, les vieux préjugés, les vieilles erreurs, la philosophie arriva au but même que le christianisme avait montré aux hommes : les résultats et les principes étaient les mêmes ; c’était là pour les penseurs du XVIIIe siècle une grande justification. Il y avait chez eux non-seulement de l’énergie, de la fougue, une rare persévérance ; il y avait aussi une foi profonde dans la justice de leur cause, dans le succès de cette espèce de croisade qu’ils entreprenaient en faveur de la raison. « La raison finira par avoir raison, » disait d’Alembert, et tous les philosophes répétaient ce mot en chœur et sur tous les tons ; la tige d’un nouvel ordre de choses croissait peu à peu par la pensée sur les ruines de l’ancien.

Ce retour que nous venons de faire avec M. de Tocqueville vers le règne de Louis XV nous a amené, on le voit, à des conclusions fort différentes de celles qu’il exprime. Nous avons d’abord pu reconnaître que la nation n’était pas arrivée d’un seul bond à cette haine de l’arbitraire, à cette intelligence des principes, à cette passion des choses rationnelles qui se sont montrées avec tant d’éclat en 1789. Faute d’avoir étudié attentivement l’histoire du règne de Louis XV, on ne s’est pas bien figuré jusqu’à ce jour par quel ardent travail notre révolution se préparait soixante ans avant qu’elle éclatât. Rappelons-nous donc qu’elle s’élaborait de très longue main dans les cercles de la haute société, où l’on discutait sans réticences toutes les questions que traitaient les philosophes, comme dans les réunions modestes de la bourgeoisie, où l’on s’arrachait les pamphlets qui écrasaient les jésuites et vengeaient le parlement ; parmi les jansénistes comme parmi les libres penseurs ; au sein de la Hollande, qui s’était faite l’asile et l’arsenal de ces derniers, comme en Angleterre, où deux révolutions avaient fait éclore les théories les plus avancées. Rappelons-nous que, dans les dernières années de son règne, Louis XIV, sentant déjà son autorité débordée par l’opinion, s’écriait amèrement : Du temps que j’étais roi ! N’oublions pas non plus que sous la régence, quand on refusait de convoquer les états-généraux, la nation trouvait dès-lors le plus vif attrait dans tout ce qui pouvait lui rappeler ou lui représenter cette assemblée délibérante qu’elle poursuivait de ses vœux. Ainsi elle appelait l’attention sur la prospérité des provinces qui possédaient des états particuliers ; ainsi elle félicitait le clergé d’avoir déclaré, en 1682, qu’il pouvait se mettre au-dessus du pape par un concile, c’est-à-dire par une assemblée délibérante, et elle le pressait instamment d’user de ce droit ; ainsi elle applaudissait au courage des avocats de Paris, qui, pour mieux braver le pouvoir, avaient fini par former un ordre et le faisaient respecter. Elle allait même, trompée par ses désirs autant que par l’identité des noms, jusqu’à insinuer qu’il serait glorieux pour le parlement d’imiter le parlement d’Angleterre. On était si avide de voir s’opérer une recomposition dans tout le corps social, que des événemens qu’on eût à peine remarqués dans d’autres circonstances donnaient lieu subitement à des commentaires et à des discussions sans limites, souvent même à des théories tout entières, à des réformes soudaines : il suffisait qu’il parût un mandement d’archevêque trop imbu des doctrines ultramontaines pour qu’on scrutât impitoyablement le fond même de ce grand principe qu’on appelle autorité, et qui, par sa nature même, était indiscutable ; il suffisait que le parlement eût encouru quelque disgrace pour que l’on soumît au contrôle toutes les lois constitutives de la monarchie. Une banqueroute que faisaient les jésuites avait pour résultat de faire descendre la lumière dans leur code mystérieux et de rendre nécessaire le bannissement de cette puissante corporation. Les malheureux procès de Lally, de Calas et de Labarre mettaient le royaume en feu et entraînaient la révision de toute la législation pénale. Une bonne ou une mauvaise récolte était cause que tout le monde se demandait s’il fallait ou non permettre la libre exportation des grains, et quelles étaient les lois de la production et de la répartition des richesses, d’où résultait une science nouvelle. Un impôt nouveau faisait sonder la plaie des finances, et soulevait un cri universel contre la noblesse et le clergé, qui ne voulaient pas contribuer aux charges publiques. Une province bien administrée par Turgot le rendait l’espoir de la France entière ; un procès spirituellement soutenu par Beaumarchais perdait à jamais le parlement Maupeou. Tout cela était-il de la démoralisation ? Non, tout cela était vraiment de l’esprit public.

Si au lieu d’un délire passager nous voyons dans le mouvement philosophique du XVIIIe siècle une suite de victoires remportées une à une par la raison aidée de l’opinion, nous ne pouvons non plus consentir à ne prendre les chefs de ce mouvement que pour des instrumens de désordre et de destruction. À une époque où des affaires locales ou privées se généralisaient aussitôt pour prendre des proportions immenses, on peut dire, pour parler le langage philosophique, que la synthèse suivait de près l’analyse : ce double appareil de la logique fonctionnait sans cesse et simultanément. D’une part, il était impossible que les plus petites fibres du gouvernement et de la société échappassent à l’analyse dans le temps où la science disséquait un rayon de soleil et soumettait au microscope les membres les plus ténus du plus mince animalcule ; d’autre part, il était impossible que toute une foule de sérieux penseurs ne songeassent qu’à miner l’édifice social sans chercher les moyens de le reconstruire, et cela est si vrai, que, vers la fin du règne de Louis XV, le froid scepticisme, le persiflage dissolvant, l’indifférence moqueuse, n’étaient plus de mode, et qu’ils avaient fait place à une foi sincère dans l’efficacité de la raison et à une charité philosophique qui devait avoir bientôt pour expression la fraternité de la démocratie. Que l’on jette un coup d’œil sur les ouvrages de Condorcet, qui, vers la fin du siècle, s’appliqua à formuler une dernière fois les principes légués par la philosophie à la société française, et l’on verra si les hommes dont il résumait les opinions n’étaient que des Érostrates et des sophistes.

Il est regrettable que M. de Tocqueville ne se soit pas lui-même posé ces questions avant d’écrire. Peut-être aurait-il vu dans le XVIIIe siècle autre chose que les excès du matérialisme et de l’impiété. Pour notre part, nous oublions volontiers ces tristes désordres pour nous rappeler que le règne de Louis XV mit en pleine évidence la double légitimité du mouvement philosophique, considéré soit dans ses origines, soit dans sa fin. Ce qu’il y a de fondé dans certains jugemens de l’auteur ne saurait nous aveugler sur la grandeur réelle de cette époque. Non, le XVIIIe siècle n’a pas produit la mort. Cette école sensualiste elle-même, dont la triste prérogative est de nuire à la haute et bonne morale, a eu pour avantage direct, au moment où elle empêchait l’homme de s’élever au-dessus de ses sens, d’attirer son attention sur le sort de ses semblables et de lui indiquer les moyens de l’améliorer. Pour le reste, on peut assurer sans se tromper qu’il ne se fera pas à l’avenir un mouvement salutaire dans l’ordre social dont le premier branle ne soit dû au souffle du XVIIIe siècle. Quelle absolution pour cette philosophie si ardemment attaquée encore ! Le mal qu’elle a causé disparaît tous les jours, et le bien dont elle est la source subsiste. Cette liberté d’examen, qui jadis aurait eu pour unique effet de ruiner des empires, devient au contraire la force et l’orgueil d’une société nouvelle. C’est que le monde antique n’est autre que ce Léandre se noyant dans l’Hellespont à la recherche du plaisir, tandis que l’homme moderne, qui semble devoir être submergé par les excès du XVIIIe siècle, c’est Camoens qui échappe à la tempête en tenant son poème au-dessus des flots, et fait appel à la postérité.

J. Bidoire
.
  1. Librairie d’ Amyot, éditeur, 6, rue de la Paix.