La Société future/Chapitre 5

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V

LA RÉVOLUTION FILLE DE L’ÉVOLUTION


Nous avons vu, dans ce qui précède, que la Révolution suit l’Évolution. En effet, il n’y a pas de hiatus entre hier et aujourd’hui, demain est le fils de la veille ; la société que nous désirons ne pourra donc s’établir d’une seule pièce. Elle ne pourra être que ce que les événements antérieurs auront préparé. C’est pourquoi nous ne devons pas attendre la Révolution pour vivre notre idéal, et que nous cherchons, selon nos moyens, à adapter nos actes à notre manière de penser.

Il est acquis, pour nous, que les réformes octroyées par la bourgeoisie ne peuvent amener l’affranchissement des travailleurs. Nous avons développé cette façon de penser dans un autre travail[1], inutile d’y revenir ici. Tant que l’on n’aura pas fait table rase des institutions qui entravent le libre développement humain, les réformes ne seront qu’un appât grossier pour égarer les travailleurs, ou un perfectionnement en faveur du Capital pour continuer son exploitation. L’abolition de l’autorité, la transformation de la propriété, l’abolition de la monnaie, peuvent seules assurer l’affranchissement des travailleurs. Il serait absurde de compter l’obtenir, non seulement tant que la bourgeoisie sera au pouvoir, mais même d’un pouvoir ouvrier.

Mais, si trompeuses et si illusoires que soient les réformes, il y a des individus qui, de bonne foi, croient opérer avec elles une amélioration dans le sort des travailleurs. Ils s’imaginent sincèrement obtenir des parlements, des transformations dans l’ordre social, qui auraient le pouvoir d’apporter, sinon la richesse au sein des familles de travailleurs, tout au moins le bien-être. Tenant pour nulles et non avenues les expériences du passé et du présent, ils travaillent à convaincre les électeurs de l’excellence de leurs panacées, les engageant à ne voter que pour des candidats leur promettant de travailler à la réalisation desdites réformes.

Bien entendu, nous parlons ici des gens convaincus, ne faisant pas de la politique un métier, n’affirmant que ce qu’ils croient vrai.

En travaillant à préconiser leurs réformes, ces évolutionistes convaincus font inconsciemment le jeu des politiciens, et dévoient les travailleurs en leur faisant espérer des progrès qui se tourneront contre eux ; ils aident à les tenir dans ce cercle vicieux du parlementarisme qui les fait se consoler de chaque déception en espérant mieux pour l’avenir.

Mais chaque médaille a son revers ; s’ils travaillent inconsciemment à dévoyer les travailleurs, les promoteurs de réformes n’en travaillent pas moins inconsciemment, et sous la forme négative, à ruiner le crédit du parlementarisme. Si la grande masse ne se rebute pas des déceptions et, après chaque trahison, continue à porter son bulletin dans l’urne, ceux qui réfléchissent s’aperçoivent de l’impuissance du parlementarisme et cherchent leur émancipation dans une autre voie.

Il arrive encore à ceux qui cherchent, de bonne foi, à l’exploitation et à la misère, des remèdes légaux, que, parfois, ils mettent la main sur des réformes qui sapent les fondements de la société bourgeoise, et se font traiter, par la bourgeoisie, comme de vulgaires révolutionnaires. Tout le mouvement d’idées qu’ils engendrent travaille à préparer le cerveau des travailleurs aux conséquences de la Révolution sociale. Les mouvements politiques engendrés par eux peuvent, de par le fait des choses, se générer en mouvements économiques plus prononcés.


Ceux qui ont compris que la force seule pouvait les émanciper, n’ont, certes, pas à se préocctiper de ce mouvement de réformes ; qu’ils soient sincères ou que ce soit pour des motifs d’ambition personnelle, ceux qui préconisent la voie parlementaire n’en travaillent pas moins à égarer le travailleur, ce mouvement doit être combattu.

Chaque fois que l’on discute avec un contradicteur, il doit être admis qu’il est de bonne foi ; ce n’est pas sa conviction que l’on discute, mais les déductions qu’il tire des idées qu’il exprime, les résultats qu’il en attend. On peut, avec de très mauvaises intentions, émettre de très bonnes idées, et, de très bonne foi, les idées les plus absurdes, nous devons donc discuter les idées de nos contradicteurs et non leur sincérité.

Parce que nous avons vu que l’agitation légale ne pouvait aboutir à aucune solution, et que nous avons cherché à démontrer aux travailleurs qu’ils ne devaient pas perdre leur temps à ces amusettes, on en a conclu que nous étions les adversaires de toute amélioration temporaire dans le sort des travailleurs, et que nous avions pour but de les faire échouer. C’est encore là une erreur.

En cherchant à démontrer aux travailleurs qu’ils n’ont rien à attendre de la classe qui les exploite, que toute réforme incomplète n’est qu’un leurre, nous ne lui disons pas de la refuser si on la lui accorde, nous combattons seulement le raisonnement qui tend à lui faire considérer cette réforme comme le but à atteindre, comme capable, par elle-même d’opérer son affranchissement. Nous cherchons à lui éviter une déception et à rompre le cercle vicieux qui consisterait à le faire courir, toujours après quelque réforme nouvelle.

S’il était possible de mener les deux campagnes de front : travailler à l’obtention des réformes, et démonstration de leur impuissance, nous le ferions de grand cœur, car l’application des réformes serait la meilleure démonstration de leur impuissance, mais le raisonnement simpliste de la foule ne s’accommoderait pas de cette manière de procéder, et il n’a peut-être pas tort, voilà pourquoi nous sommes bien forcés de prophétiser sur l’impuissance des réformes, de combattre ceux qui voudraient nous endoctriner dans cette campagne, et d’attendre que les événements nous apportent la démonstration de notre raisonnement. Ce qu’ils font tous les jours, du reste.

Si les distinctions étaient bien tranchées, si la société était divisée en deux classes : les exploiteurs et les exploités, peut-être cela en vaudrait-il mieux pour la diffusion de la vérité. Si les travailleurs n’avaient pas entre eux et leurs exploiteurs tous ces intermédiaires qui leur empêchent de voir clair et les Jettent dans l’hésitation avec leurs multiples argumentations, ça serait bien de la besogne d’épargnée à l’humanité, mais nous sommes bien forcés d’accepter — pour le combattre — ce qui existe.

Dans la société, dans la nature, il n’y a pas de type d’une seule pièce. Le poison le plus violent peut, pris à dose moindre, servir d’antidote, et si les partisans des réformes sèment l’erreur, ils contribuent, eux aussi, à discréditer l’organisation actuelle.

Pour éprouver le besoin de réformes nouvelles, il faut bien qu’ils aient constaté des irrégularités dans l’organisation sociale qu’ils veulent améliorer. Pour préconiser ces réformes, il faut bien qu’ils critiquent les irrégularités qu’elles sont chargées d’empêcher, et voilà comment la littérature, la science apportent leur quote-part de faits et d’arguments contre l’état social existant.


De ce conflit d’idées, se dégage, évolutivement un autre courant qui n’est peut-être pas encore tout acquis à l’idée de la Révolution, mais qui n’est déjà plus du parti d’expectative. La grande masse des individus est toujours portée à prendre la moyenne des idées, c’est une nouvelle raison pour les partisans du Progrès de ne pas avoir peur d’aller trop loin, et de demander toujours beaucoup, la majorité étant assez disposée d’elle-même à se contenter de moins.

Cette tendance de la foule à réduire les idées à son niveau serait même à faire désespérer du progrès définitif, si le passé ne nous démontrait que, autant elle est rétrograde en temps calme, autant elle est emportée en temps de révolution, et combien il est facile alors, à une petite minorité d’individus conscients et bien déterminés, de lui faire accepter les idées les plus larges, si, déjà, elle a été préparée par une propagande claire et précise.

De ce prêche incessant des idées, il en ressort encore ceci, c’est que les individus qui s’imprègnent bien de ces idées, en arrivent à vouloir les réaliser dans la mesure de la possibilité que leur en laissent les lois existantes. Certaines idées arrivent ainsi à passer dans la pratique, à transformer les mœurs et à préparer la voie à d’autres idées.

Ainsi, malgré son horreur de « l’amour libre », la société en est arrivée à accepter et à respecter certaines unions libres, n’ayant nullement été sanctionnées par l’autorité ni la religion. La volonté des contractants est arrivée à les imposer à leur entourage et à les rendre aussi valables que si l’autorité les avait enregistrées. C’est sous l’influence des idées de liberté dans les relations sexuelles qu’elle a dû modifier les lois restrictives du mariage et voter le divorce.

Tous les jours l’idée d’autorité perd de son pouvoir, à chaque instant les individus perdent le respect des institutions existantes et cherchent à échapper à leur action. Tous les jours on voit les individus s’organiser pour suppléer à l’action de l’État dont, il n’y a pas longtemps encore, on croyait l’aide si efficace que l’on n’osait rien entreprendre sans son concours.

Peu à peu les idées se transforment, à leur tour, elles transforment les mœurs, et l’intensité de la conviction amène les individus à adapter le milieu à leurs conceptions. Ces tentatives réussissent ou avortent mais ne passent pas sans laisser leur trace.

Telles sont les émigrations qui se sont faites pour essayer de réaliser, dans des pays vierges, différentes conceptions socialistes. L’échec attend la plupart, car les conditions de réussite qu’exigeraient ces essais, ne sont pas toujours respectées par les associés, faute de temps, de moyens ou de connaissance.

Et puis, quelque éloigné que l’on soit, l’influence perverse de l’ancienne civilisation est là qui n’attend que la moindre faiblesse des individus pour exercer son action néfaste. On est forcé de conserver certaines relations avec l’ancien monde, on reste son tributaire pour une foule de choses dont on ne peut se passer et que le manque de moyens vous empêche de créer : de là impossibilité absolue de vivre son idéal, de sorte que l’élimination des mauvais germes inculqués par l’état actuel ne pouvant s’accomplir complètement dans ce dernier, ils se trouvent parfois réveillés et remis en activité par de nouveaux contacts.

Mais ces insuccès n’infirment nullement la logique des idées nouvelles, ils ne prouvent que leur incompatibilité avec le régime actuel et la nécessité de sa disparition pour que les idées nouvelles puissent évoluer librement.


Chaque fois que des novateurs ont mis en péril, par leurs idées, les privilèges bourgeois, il s’est trouvé des imbéciles pour proposer de prendre les mécontents, de les embarquer pour une île quelconque, avec une pacotille d’outils et de les mettre à même d’expérimenter ainsi leur projet de société.

Ceux qui ont trouvé cette solution sont bien aimables, mais leur proposition est une belle plaisanterie, qu’ils nous permettent de le leur dire s’ils ne s’en doutent pas.

Que l’on s’imagine plusieurs individus en présence d’un héritage composé de vastes terrains de culture des plus productifs, d’une maison d’habitation pourvue de toutes les commodités de l’existence les plus nouvelles, d’un assortiment de tout ce que le génie humain a pu inventer, d’une bibliothèque contenant tous les chefs-d’œuvre de la littérature, toutes les découvertes de la science, et que, lorsqu’il s’agirait de jouir en commun de cet héritage, quelques-uns des héritiers viendraient tenir à leurs collègues le langage suivant :

« Nous avons hérité ensemble, cela est vrai, mais nous avons été élevés en cette maison et avons toujours joui du luxe qui y est réuni, sans jamais rien faire ; vous autres étiez occupés seulement à faire marcher les machines, à cultiver les terres, à construire la maison dont nous héritons, vous ne pouvez avoir la prétention de vivre sur le même pied que nous. Il faut du monde pour cultiver ces terres, pour réparer ces machines, entretenir cette maison ; si vous pouviez en jouir comme nous, vous ne voudriez plus travailler, chose que nous sommes bien décidés à ne pas faire non plus. Vous êtes les plus nombreux, si nous en venions aux mains, nous pourrions bien ne pas être les plus forts, mais, tenez, nous sommes bons fieux, voici ce que l’on pourrait faire : nous allons vous payer votre voyage ; à la Terre de Feu il y a des terres qui n’appartiennent à personne, nous vous fournirons des outils, nous vous ferons une petite pacotille qui vous permettra de commercer avec les Pécherais, vous serez au moins libres de faire ce que vous entendrez sans gêner personne ; nous, de notre côté, nous pourrons continuer à faire valoir notre petit héritage et tout le monde sera content ! »

Voilà, dépouillé de sa rhétorique, le raisonnement tenu par les bourgeois lorsqu’ils engagent les travailleurs mécontents de leur sort à émigrer.

Ils ont entre les mains toute la richesse, tous les moyens de production, le répertoire de toutes les connaissances humaines, en un mot, tous les fruits de la civilisation, tous les moyens de développement que nous devons au travail des générations passées. Et lorsque nous leur réclamons nôtre part de cet héritage, ils veulent nous envoyer promener chez les Groënlandais ou chez les Botocudos qui ne nous doivent rien. Nous ne voulons pas aller si loin, chercher ce qui n’y existe pas, quand nous l’avons sous la main. Nous avons droit, de par notre travail, à ce qui existe, et ces droits nous saurons bien les faire valoir.

À côté des individus allant au loin réaliser leur idéal de société, et dont, malgré tout, les essais sont intéressants à étudier, dont les avortements même sont des leçons pour des tentatives mieux combinées, il y a ceux qui essaient de le réaliser, dans la mesure du possible, au milieu de la société actuelle.

Les uns dans les actes de leur vie privée, dans leur relation avec leur entourage, d’autres en se groupant ensemble pour donner à la tentative une extension plus grande, une portée plus significative.

C’est ainsi que, avant la réaction de 93, s’était formé un groupe d’individus dans le but d’organiser un atelier où chacun, aux heures dont il aurait pu disposer, serait venu travailler afin de produire des objets qui auraient été mis non seulement à la disposition des adhérents, mais aussi des voisins, des amis, ne leur demandant en retour que d’étudier avec sincérité les idées qui faisaient mouvoir le groupement.

Loin de faire comme les sociétés coopératives de production ou de consommation où chacun est payé au prorata de ce qu’il verse ou de ce qu’il produit, on n’aurait fait appel qu’à l’activité des individus.

Les objets étant fabriqués, on aurait demandé qui en avait le plus besoin ou bien, sans attendre la fabrication des objets, on aurait passé la revue de ce que le groupe pouvait fabriquer, et on se serait enquis des besoins des individus, et on aurait produit les objets demandés.

Le groupe se serait abstenu de toute opération commerciale ou qui aurait pu y ressembler. Tout en étendant leurs relations au plus grand cercle possible, aux régions les plus éloignées échappant à tout contrôle, afin de conserver au groupement son caractère d’aide mutuelle qui se serait faite par des échanges de services et non de produits, à ceux qui seraient venus à eux, ils n’auraient demandé que de la bonne foi. Chacun aurait puisé ce qui lui aurait semblé bon dans le stock des productions, n’étant retenu d’abuser que par sa seule discrétion, n’y versant que ce que sa propre spontanéité l’y déciderait. Une cotisation en espèce, facultative, aurait alimenté la caisse nécessaire aux achats des matières premières dont le groupe aurait eu besoin.

Ce groupe[2] avait déjà loué un atelier où il avait commencé la fabrication et la réparation des meubles de ceux qui s’adressaient à lui. Il avait loué un champ où les adhérents se proposaient de cultiver assez de légumes pour les besoins de leur ménage, mais on comptait même en avoir de supplémentaires que l’on aurait distribués à ceux que l’on aurait supposé susceptibles de comprendre l’idée.

Plus tard, si les développements du groupe s’y étaient prêtés, on devait établir une bibliothèque où l’on aurait réuni les meilleurs livres de science, de littérature et d’histoire pour l’instruction de ceux qui auraient voulu venir les consulter. Les progrès auraient-ils continué, on y aurait annexé une école pour les enfants.

Chacun pouvant puiser au tas, sans être forcé d’y apporter, l’association n’aurait pas duré longtemps, nous dirons les bourgeois, car tout le monde aurait voulu puiser et ne jamais mettre. Le groupe n’a pas assez vécu pour que l’on puisse savoir ce qu’il aurait pu produire. En tous cas, la bourgeoisie n’a pas attendu cela ; elle s’est dépêchée de faire impliquer quelques membres du groupe dans sa fameuse association de malfaiteurs et de tuer ainsi la tentative par la persécution.

Partout il y a des parasites, et il aurait pu très bien se faire qu’il s’en glissât parmi eux, cela n’aurait rien prouvé contre, mais si son expérience avait pu se poursuivre, elle aurait habitué les individus à pratiquer la solidarité, à se passer, entre eux, de l’usage de la monnaie, en se prêtant mutuellement des services sans les évaluer. L’un y aurait apporté sa force de travail, l’autre son ingéniosité ou son savoir, un autre des matières premières, quel meilleur essai pourrait-on faire dans la société actuelle ?

Quelle meilleure tactique pour prouver aux individus que l’on peut organiser une société sans valeur d’échange, sans autorité, sans évaluation des forces dépensées, qu’en les mettant à même de le voir pratiquer sous les yeux.

La méthode de mettre les individus qu’ils auraient jugés aptes de comprendre leur idéal, à même de profiter des travaux du groupe en aurait amené, certainement, à y prendre part. Quelques-uns auraient pu en abuser, tout en se moquant des promoteurs naïfs, mais ceux qui ne sont pas complètement pourris par la société bourgeoise, n’auraient pas voulu puiser au tas sans rien y apporter, tout en n’acceptant pas l’idée, faute de la comprendre, ils auraient cherché à utiliser leur bonae volonté dans la production. La pratique leur aurait, ainsi, fait comprendre la théorie.


Les associations coopératives de production et de consommation peuvent bien apporter une amélioration relative au sort de ceux qui en font partie, mais comme solution de la question, elles en sont plutôt éloignées, car elles font de leurs adhérents, des capitalistes et des exploiteurs aussi, sinon plus, réactionnaires que le bourgeois.

En mettant une action de participation aux bénéfices entre les mains des travaiJleurs, elles leur font espérer une accumulation de capitaux qui en fera autant de rentiers ; en leur donnant la possibilité d’exploiter les autres, elles leur font espérer un affranchissement personnel qu’ils poursuivent à tout prix, au détriment de Leurs frères de misère. Les sociétés de secours mutuels, d’assurance sur la vie, loin d’être une pratique de solidarité, ne font que mettre en jeu l’égoïsme le plus étroit, car celui qui s’amuse à être malade trop souvent, est écarté de l’association qui ne peut être prospère que si elle a peu de malades. Quant aux sociétés qui se proposent de donner, au bout d’un certain temps, des rentes à leurs adhérents, cela est bien mieux, chacun souhaite voir périr ses coassociés avant qit’ils arrivent à l’âge de toucher les rentes, celles-ci ne pouvant se payer que si la disparition d’un certain nombre d’ayants-droit a eu lieu.

Dans une association évoluant sur les bases que nous venons de dire, c’était la mise en pratique de la solidarité, de l’aide mutuelle, telle que nous l’entendons ; les individus auraient pu y trouver un adoucissement à leur sort, sans y prendre cet amour du lucre que donnent les organisations capitalistes ; ils y auraient appris à se traiter en frères, à attendre leur satisfaction du bonheur de tous, au lieu de ne voir en chaque associé qu’un ennemi, dont la part qu’il prend dans les productions rogne d’autant la part des autres.

Si cette tentative eût réussi et se fût développée sur une certaine étendue, on ne peut prévoir les perturbations que cette façon d’opérer eût apportées dans le monde bourgeois, sans être pour cela en antagonisme avec aucune des lois existantes.

Si des groupes avaient réussi à se former en différents lieux et à entrer en relations les uns avec les autres, ils auraient pu embrasser, en grande partie les différents modes d’activité des individus, ce qui leur aurait permis d’élargir leur champ d’action. Dans la quantité des adhérents, il s’en serait trouvé qui auraient pu apporter des matières premières que l’on n’aurait plus eu besoin d’acheter, d’autres des denrées et objets de consommation. Un premier noyau d’individus aurait pu y trouver de l’occupation et des moyens d’existence sans plus avoir besoin de louer leur force d’activité à des exploiteurs. Le groupement aurait pu ainsi commencer à se soustraire, pour une foule de choses, aux fourches caudines du capital.

Il n’aurait pu, cela est évident, s’en affranchir complètement ; tant que la société actuelle existera, il sera impossible aux individus d’échapper complètement à son action. Il y a le sol, les mines, les moyens de transports qui sont accaparés par le capital, dont on ne peut se passer, et que l’on ne peut reconstituer à côté, mais que de choses on aurait pu faire dans le petit rayon d’action que l’on aurait pu établir, quels bouleversements cela aurait pu apporter, si par la suite des temps, les travailleurs avaient pu échapper en partie à l’exploitation du commerce et de l’industrialisme capitaliste.

Une organisation semblable qui arriverait à se développer dans la société actuelle, en préparerait la ruine. Tôt ou tard, la bourgeoisie prendrait des mesures contre elle pour en arrêter l’extension. Dans le cas présent, elle n’a pas attendu si tard, mais à une tentative étouffée, dix peuvent renaître et l’évolution se poursuit toujours, malgré les mesures de réaction.

Les mesures de réaction peuvent bien entraver le développement d’une idée, mais non l’arrêter. Bien souvent, elles ne font que l’accélérer, nous ne désespérons donc pas de voir se renouveler des tentatives semblables, sous des formes différentes, peut-être, selon l’influence des circonstances où elles prendront naissance, mais tendant au même but. Une force interne pousse les individus à adapter leurs actes à leur façon de penser. De gré ou de force, quand la conviction a atteint un degré d’intensité suffisant, il faut que cette adaptation se fasse, soit en éludant les défenses, soit en les violant.

Il arrive un moment où ces essais se multiplient à tel point, qu’il n’est plus possible au pouvoir existant de les empêcher ; quand les idées nouvelles en seront arrivées à ce point commencera la décadence du règne bourgeois. Ce sera le commencement de la société future, il faudra bien qu’abus et privilèges disparaissent devant l’esprit d’autonomie et de solidarité qui se sera fait jour, et réclamera son libre développement.

La révolution sera inévitable, car les privilégiés n’abdiquent jamais de bonne volonté ; ayant le pouvoir en mains, ils s’en servent pour prolonger leur domination, l’esprit nouveau s’est développé, mais l’ancien ordre de choses existe toujours et a la force sociale en main pour éliminer son ennemi, la lutte est inévitable. L’évolution s’est faite, mais enveloppée d’un réseau de lois et de restrictions qui tendent à l’étouffer et qu’elle doit briser à tout prix, si elle ne veut pas périr : c’est ici que l’Évolution se transforme en Révolution.

Cette dernière est nécessaire pour balayer le terrain des privilèges et des abus qui entravent le développement de l’humanité, mais la société future peut commencer avant la révolution, nous pouvons l’essayer en partie, du jour où nous serons un noyau, bien convaincus de notre idéal.


  1. La Société Mourante et l’Anarchie.
  2. La Commune anarchiste de Montreuil, telle était la dénomination qu’il avait prise, du nom de la localité où se trouvait son siège.