La Société future/Chapitre 8

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P. V. Stock (p. 114-130).

VIII

DE LA PÉRIODE TRANSITOIRE


Ici se présente un argument que nous font certains socialistes mais n’étant, en réalité, que le même fait par certains bourgeois qui, ne pouvant nier les vices de l’organisation actuelle et les besoins d’une transformation sociale, se retranchent derrière le soi-disant besoin d’une soi-disant amélioration progressive et nous disent : « Certainement, vous avez raison, ce que vous demandez est très bien. Il faut, en effet, que les travailleurs arrivent à obtenir le produit intégral de leur travail. Mais !… vous savez ! Il y a des situations acquises que l’on ne peut briser du jour au lendemain sans injustice ! Il faut tenir compte aussi de l’ignorance de la masse, qui ne pourra en un clin d’œil passer de la soumission la plus complète, à la liberté absolue… Vous comprenez !… il faut des ménagements !… Une société ne se transforme pas ainsi.

« Si l’on accomplissait brusquement les réformes que vous prétendez opérer, on courrait le risque d’avoir contre soi la majorité de la population. Ce n’est pas comme cela qu’il faut agir.

» Quand les produits seront en assez grande quantité pour que chacun puisse puiser au tas sans avoir à craindre que les vivres manquent, quand l’homme sera devenu assez intelligent pour savoir qu’il doit respecter la liberté des autres, alors, là, peut-être ? on pourra proclamer la liberté complète de l’individu, supprimer tout gouvernement, supprimer toute valeur d’échange. Mais cela ne peut arriver que progressivement. Répandons d’abord l’instruction dans les masses, quand le peuple sera instruit, lorsqu’il se sera peu à peu familiarisé avec le nouvel ordre de choses, alors il n’y aura plus d’inconvénient à lui lâcher la bride.

» Mais, avant tout, n’oublions pas que, tout dans la nature, ne se transforme que graduellement, l’état social comme le reste, et qu’une période — très longue période — de transition est nécessaire ! »

Et ayant doctoralement prononcé, Joseph Prudhomme, croit avoir réduit les idées révolutionnaires par la science. Mais, ce qui est mieux, c’est que certains soi-disant socialistes, non moins soi-disant révolutionnaires, reprennent l’argument pour leur compte, pour le tourner contre l’idéal anarchiste. Piètres logiciens !


C’est le langage avec lequel on accueille toute idée nouvelle, et lui ne l’est pas, neuf. C’est avec des raisonnements pareils que, sans nier la légitimité de nos réclamations et de notre idéal, on voudrait en renvoyer la réalisation aux calendes grecques.

Hé ! tas de Jean-Foutre, nous le savons fort bien que nos idées ne sont pas comprises de la masse. Si elles l’étaient, nous n’aurions pas à nous évertuer à les lui faire entrer dans la tête. Si le peuple en comprenait la portée, il n’aurait pas besoin de nous pour la lui faire entrevoir.

Et si chacun de nous selon ses facultés, selon ses moyens cherche à développer cet idéal de félicité, c’est pour que les individus se l’assimilent, s’en imprègnent assez pour avoir la tentation de le réaliser. Et c’est quand cette imprégnation d’idées nouvelles est assez puissante dans les foules qu’éclatent les révolutions.

Mais revenons aux arguments de nos bonshommes :

Pour certains socialistes, la révolution est inévitable, mais pour leurs idées seulement. Comme les bourgeois qui croient avoir fermé l’ère des révolutions en 93, ces nouveaux Robespierre pensent avoir fermé, eux, le cerveau des individus sur leurs seules conceptions.

« Vos idées ne sont pas réalisables », nous disent-ils, « avec le tempérament français », — en France ou bien anglais en Angleterre — « Certainement, votre idéal de société est magnifique en théorie, mais absurde en pratique. Mais, pauvres amis ! vous ne connaissez pas l’homme pour parler comme cela ! Ah ! si vous le connaissiez comme nous, (c’est un drôle d’animal allez, il est bien trop bête pour savoir ce qu’il veut. Heureusement que nous le savons pour lui !) — Quand une période transitoire aura perfectionné l’humanité, émoussé les instincts mauvais de l’homme, peut-être, alors — pas sûr encore ? — vos idées pourront-elles être appliquées sans inconvénient pour l’humanité ; mais il faut que les individus passent par cette période d’éducation qui les amènera progressivement à la liberté (et cette éducation, nous seuls, sommes capables de la mener à bien). »

« Aux débuts de la révolution, surtout, c’est là, qu’il faudra un pouvoir fort. Ne faudra-t-il pas régler la consommation selon la production de chacun afin d’éviter le déficit ? Ne faudra-t-il pas établir une limite à la liberté de chaque individu, afin que les plus forts n’empiètent pas sur les plus faibles ? (Vous ne vous faites pas du tout l’idée de ce que c’est que diriger un peuple !) »

Et voilà prouvée l’utilité d’une période transitoire et d’un gouvernement. Ce n’est pas plus malin que cela.


Pour ce qui est des réformes préconisées par les bourgeois, même par ceux qui sont sincères, nous savons qu’elles sont impuissantes et que, par conséquent, attendre leur réalisation, ça équivaudrait au fameux : attendez-moi sous l’orme ! Il n’y a donc qu’à passer outre leur argumentation.

Mais pour ce qui est des arguments de ces soi-disant révolutionnaires qui se font déjà conservateurs avant d’être au pouvoir et prétendent limiter l’évolution pour assurer « leur révolution », cela nous force à remarquer qu’il faut qu’ils s’en fassent une drôle d’idée, de cette révolution économique qu’ils prêchent… en théorie. Leur raisonnement nous prouve que leurs conceptions ne dépassent pas la moyenne d’une révolution politique. Ce sont des politiciens mais non des socialistes. Et cela nous explique en même temps leur façon d’agir dans la propagation de leur idéal.

Ils se groupent en commissions, en ligues locales, régionales, fédérales, nationales, pour prendre part à toutes les luttes politiques où il peut y avoir un siège à gagner, faisant du socialisme si la conception du public le comporte, ou se contentant de discuter les intérêts de clochers si la conception de leurs auditeurs ne va pas au delà. Ils espèrent ainsi prendre pied dans le monde politique, substituer, pendant la lutte — si on en vient là — leur organisation à l’ancienne et être à même de dicter ainsi la loi à tous. Voilà ce qu’ils appellent une révolution sociale !

La prise de possession du sol, de l’outillage et de toute la richesse sociale, nous le savons, ne se fera jamais à coups de décrets, nous en avons donné les raisons, inutile d’y revenir, et nous trouvons que se contenter de changer de maîtres est une trop maigre satisfaction, et ne nécessite pas une révolution pour cela.

Ceux qui feront la révolution n’auront donc rien à attendre de quelque pouvoir que ce soit, c’est d’eux-mêmes que sortira leur émancipation ; ils devront donc savoir comment agir et quand ils se la seront donnée, ils n’auront aucun besoin de la faire sanctionner par un pouvoir : c’est pourquoi, nous n’attendons pas, nous, de période transitoire, nous cherchons à la réaliser par notre propagande, afin qu’elle soit déjà derrière nous quand se fera la Révolution.


La révolution qui se prépare doit être envisagée à un point de vue plus large. Nous avons déjà expliqué que, selon nous, elle pourrait être longue, très longue : c’est l’intensité de la propagande qui sera faite autour des idées, c’est selon le temps qu’elle mettra avant d’éclater en lutte brutale, c’est la facilité de perception qu’elle trouvera dans les foules qui en réglera la durée.

Mais supposer que la bourgeoisie pourrait se laisser déposséder, parce qu’il suffirait de s’emparer du pouvoir par surprise, c’est commettre une grave erreur. L’autorité sociale de la bourgeoisie, n’est pas dans la représentation seule du pouvoir, elle est dans le commerce, dans la banque, dans tous les rouages administratifs, dans les bureaux, dans toute l’armée de la bureaucratie que cette organisation entraîne, et cela ne se change pas d’un coup. Tout pouvoir, quelque révolutionnaire qu’il fût, après avoir fait une maigre épuration, serait forcé d’en conserver la plus grande quantité. Il ne tarderait pas à être broyé par eux.

On a vu la férocité que la bourgeoisie a déployée pour réprimer tous les mouvements ayant une tendance sociale, cela nous présage la vigueur qu’elle mettra lorsqu’elle se sentira sérieusement attaquée, et le caractère que prendra la lutte. Attaquée dans ses privilèges, menacée de perdre tout ce qui l’élève au-dessus de la foule, condamnée à disparaître comme classe, elle se défendra de toutes ses forces, mettra en jeu tous les ressorts qui lui donneront les forces dont elle pourra disposer, et se rira des décrets s’ils ne sont pas suivis d’actes plus sérieux.

Or, quoi que nous fassions, quelle que soit l’accélération de leur marche, nos idées ne pourront pénétrer partout à un égal degré, tous les cerveaux n’en seront pas imprégnés avec la même intensité. En certains lieux, les individus pourront être entraînés à en tenter la réalisation, mais en d’autres, ils n’en accepteront qu’une partie, en d’autres, encore, il pourra se faire qu’ils ne veuillent rien accepter des idées nouvelles.

Ce sera bien l’affaire des privilégiés qui se réfugieront dans ces localités réfractaires, y concentreront leurs ressources, quittes même, à y faire quelques concessions, pour, de là, faire la guerre aux groupements autonomes qui se seront formés sous l’influence des idées nouvelles, et en essaieront la réalisation. Tous les embarras qu’ils pourront soulever, toutes les entraves qu’ils pourront susciter, nous pourrons nous en rapporter à eux. Pour le mal ils sont ingénieux.

Entre l’idée nouvelle et la vieille société, la lutte sera implacable, sans trêve ni relâche, nous en avons vu une partie des péripéties, ce qui précède est une autre explication de la durée que nous prévoyons.


Étant donnée cette situation, il est évident qu’à travers cette période de lutte, il sera indispensable que s’organise la production et les relations pour les échanges, d’une façon assez sérieuse pour que les révoltés n’aient pas à regretter l’ancien ordre de choses. Cela s’impose, et en cela les collectivistes ont raison, car si les vivres venaient à manquer, et que le nouvel ordre de choses donnât aux individus moins de satisfaction que la société bourgeoise, ce ne serait, d’abord, pas la peine de changer, et, ensuite, la désaffection qui s’en suivrait, serait, pour longtemps, le triomphe du régime bourgeois. Mais, où les collectivistes ont tort, c’est lorsqu’ils prétendent avoir seuls la formule, et être les seuls capables d’organiser la société future. Et, où leur outrecuidance dépasse les bornes, c’est lorsqu’ils affirment qu’il leur suffira de se hisser au pouvoir, pour décréter cette organisation, comme le Fiat lux ! du Père Éternel, créa la lumière. La science a fait justice des absurdités de la Bible, un peu de raisonnement enverra celle des collectivistes, rejoindre leurs aînées dans le magasin d’accessoires des contes de fées.

Ou les individus seront conscients de leurs besoins, connaîtront le but vers lequel ils marchent, et sauront approprier leurs efforts aux circonstances, et alors l’initiative individuelle, s’épanouissant dans toute son intégrité, saura leur enseigner les mesures nécessaires à la salvation de la révolution entreprise, ou bien, ils n’auront agi qu’en automates, à l’instigation de Pierre ou de Paul, et ne connaîtront rien de ce que comportera leur nouvelle situation. Ces éléments-là auront fait une révolution politique, mais non une révolution sociale. Bons à être toujours menés, ils auront ce qu’il leur faut avec les collectivistes, mais cela n’a rien à voir avec une révolution d’affranchissement économique.


Dès les débuts de la lutte, il pourra donc arriver ceci : les individus, poussés par le besoin, consommeront les produits existants, sans s’occuper de leur provenance, de même qu’ils porteront leur force d’activité là où le besoin s’en fera sentir, s’habituant ainsi à la pratique de la solidarité, s’habituant à recevoir de leurs voisins, comme à leur donner, sans se préoccuper s’il y a équivalence.

Quand les choses se régulariseront, les besoins s’affineront et deviendront plus nombreux. Les individus auront besoin de s’occuper eux-mêmes de la production de certaines choses leur faisant défaut. Ils se rechercheront, se consulteront, et se grouperont selon leurs affinités pour produire ce qu’ils désireront. Cela pourra prêter matière à un échange de services divers, à une grande combinaison de groupements, d’autant plus variés que les besoins seront plus grands, mais en agissant ainsi, les individus se seront accoutumés à la pratique du communisme et de la solidarité, bien longtemps avant que toutes les commissions de statistique réunies soient parvenues, seulement, à s’entendre sur la valeur d’échange et son étalon. Et cela spontanément, de leur propre impulsion, sous la seule pression des circonstances.

Nous affirmons que l’être n’est que le produit du milieu, et que l’on doit changer ce milieu si l’on veut changer l’être. C’est l’organisation antagonique de la société bourgeoise qui rend les individus âpres à la curée, et les fait se déchirer pour vivre. Mais, nous savons fort bien aussi que l’individu réagit à son tour sur le milieu et peut le transformer. Ce sont les causes plus puissantes qui déterminent l’influence de tel phénomène sur tel autre et décident de l’évolution.

Actuellement, c’est l’organisation sociale bourgeoise qui détermine l’évolution. Il s’agit de trouver des mobiles agissant plus fortement sur les individus, et voilà pourquoi les anarchistes travaillent à répandre leurs idées, espérant avec leur aide, imprimer une nouvelle direction aux individus, les amener à réagir contre le milieu pour le transformer, et opérer ainsi la transformation de l’être et du milieu, tout à la fois, et de l’un par l’autre.

Si les anarchistes que la propagande et l’étude auront faits sont bien conscients de leur tâche, bien convaincus de leur idéal, en révolution leur rôle peut être décisif, leur seul exemple peut entraîner la masse entière avec eux.

La mise en pratique immédiate de leur idéal sera la meilleure démonstration de son excellence. En faisant profiter leurs voisins les plus proches des bienfaits de l’aide mutuelle et de la solidarité, ce sera le meilleur moyen de les convaincre.

La foule comprend les choses simples et, en temps de révolution, sa facilité de compréhension est fortement développée, elle est davantage accessible aux idées nouvelles. Si le chemin a été préparé par une assez longue période de propagande, la besogne n’en sera que plus facile.

Du reste, les révolutions, même politiques, ne sont, nous l’avons vu, provoquées que par une évolution dans les mœurs, dans les aspirations de la masse, nous espérons donc que la révolution qui vient se fera sous la poussée des idées que nous défendons, et c’est pourquoi nous préconisons notre idéal. Il est donc à présumer que les anarchistes, par leur activité, auront déjà fait entrer dans les mœurs, nombre de faits concernant leur manière d’envisager les choses.

Qu’ils auront su, par exemple, démontrer par de nombreux exemples, et d’une façon sensible, la possibilité d’une entente et d’une organisation entre individus, sans autorité ni coercition, qu’ils auront su déjà, dans leurs rapports entre eux, et leurs relations, faire entrevoir l’embryon de leur façon de procéder. Cela, non pas de la façon nette et précise qu’ils peuvent l’entrevoir, c’est impossible dans la société actuelle, mais de la façon que les lieux et les circonstances le permettront, de façon, tout au moins à en faire comprendre la portée.

Il y a une foule de rapports sociaux qui échappent à la coercition des lois, si féroces soient-elles, si inquisitoriales qu’on puisse les inventer, et qui, maintenant soulèveraient la foule, si on voulait la réglementer dans ces rapports-là. C’est dans l’adaptation de leur propagande à ces diverses relations que les anarchistes devront s’efforcer et habituer ainsi les individus à comprendre progressivement leur façon de concevoir les relations sociales, les amenant, ensuite à pratiquer leur autonomie dans des relations plus étendues jusqu’à l’antagonisme avec l’ordre actuel.


Nous savons tous qu’il n’y a mauvaise volonté que là où il y a autorité. Tout individu non contaminé par l’avachissement que donne l’éducation bourgeoise a pour caractère de ne pas vouloir être dominé, ni commandé, d’aimer à faire les choses librement.

Si ceux qui sont sincères en réclamant une autorité pour maintenir l’équilibre dans la société future, voulaient fouiller dans le coin le plus reculé de leur cerveau, scruter leurs pensées les plus cachées, ils reconnaîtraient qu’ils veulent bien un pouvoir, mais avec la restriction qu’ils seront libres de l’envoyer promener lorsqu’il voudrait les contraindre à une chose dont ils n’auront pas, eux-mêmes, reconnu l’utilité ! Le pouvoir de leurs rêves, serait un pouvoir ne pouvant, en rien, gêner leur libre évolution.

Mais, chaque individu pense de même ! et comme chaque individu a sa conception particulière d’envisager les choses, il s’ensuit donc qu’un pouvoir sera forcément oppresseur pour quelqu’un ?

S’ils voulaient bien analyser leurs sentiments, les partisans convaincus de l’autorité verraient donc que, dans ces conditions, ils ne veulent une autorité que contre ceux qui ne seraient pas de leur avis, se considérant, eux, assez intelligents pour ne pas en avoir besoin, mais qu’ils dénient cette faculté à d’autres. N’est-ce pas là une singulière façon d’envisager la liberté ?

Il est vrai que certains adorateurs de l’autorité ont prétendu que, plus l’homme se développe, plus il devient esclave de l’association ; et, au nom de la science, ils essaient de prouver que l’autonomie ne peut plus exister dans une société développée. C’est une insanité que nous aurons à réfuter plus loin.

D’autres, hantés par cette idée de la dépendance de l’individu dans la société, mais n’osant, pourtant, conclure à cette monstruosité, sont moins affirmatifs et absolus, mais réclament une autorité mitigée, objectant qu’étant très difficile de contenter tout le monde et son père, il faudra pourtant bien prendre une moyenne, et établir des règles pour que personne ne puisse empiéter sur son voisin.

Contenter tout le monde est absolument impossible, en effet ; mais nous ferons observer que cela est vrai, surtout lorsqu’on veut plier tout le monde à la même façon de vivre, courber tous les individus sous la même domination. Ce qui est toujours selon nous, — le plus court chemin pour mécontenter tout le monde, sauf ceux qui s’emparent du pouvoir.


Aussi, ayant peur de la liberté complète, ne sachant sur quoi baser leur autorité[1], ces autocrates en retombent à prôner la majorité ; cette bonne vieille majorité, justificatrice de toutes les turpitudes, de tous les excès, de tous les massacres, de toutes les spoliations, pourvu qu’elles fussent justifiées par le succès.

Mais comme il n’y a pas un seul individu qui, à un moment quelconque de son existence, ne se soit révolté plus ou moins contre quelque majorité, nous demanderons à ceux qui l’acceptent pour loi, à quel signe ils reconnaissent la validité d’une majorité ? à quel criterium ils s’arrêteront pour reconnaître qu’ils doivent lui accorder confiance ?

Tous les pouvoirs qui se sont succédé, ont commencé à combattre, étant minorité, contre le pouvoir-majorité, et n’ont même pas reculé devant la violence pour retourner la majorité à leur gré. Que l’on nous dise donc où commencent les majorités respectables, où finissent celles qui ne le sont pas ?

À ce compte-là, les socialistes qui, avant d’être en place, nous prêchent déjà le respect de la sacro-sainte majorité, n’auraient qu’à se prosterner bien humblement devant la majorité bourgeoise, au lieu de se gendarmer contre elle. La majorité bourgeoise qui prétend se faire respecter des minorités qui l’assaillent, aurait dû, elle aussi, nous prêcher d’exemple, en s’agenouillant devant la royauté et la noblesse. Ces deux puissances étaient au pouvoir, elle les a si peu respectées, elle les en a fait descendre si violemment que beaucoup des culbutés y ont perdu la tête.

Il se peut que les bourgeois se croient plus respectables que ceux qu’ils ont remplacés, que les socialistes se croient encore plus respectables que ceux qu’ils aspirent à culbuter, ils peuvent avoir raison, chacun dans leur manière de penser, mais cela ne prouve nullement que le prolétariat ait à les respecter plus qu’ils n’ont respecté ou ne respectent leurs prédécesseurs.


C’est étonnant, ce que, une fois casé, on exige de respect de ceux qui vous suivent, après en avoir montré si peu de ceux qui vous ont précédé.

Alors on nous répond que ce que nous disons, est vrai pour les régimes oppresseurs qui se sont succédé, jusqu’à présent, mais que, dans une société améliorée, où le travailleur aura le produit intégral de son travail, où toutes les libertés — possibles ! — seront en vigueur, l’instruction mise à la portée de tous ; dans une société enfin, qui…, que…, quoi…, etc. etc., il sera facile aux travailleurs de choisir avec tact et en toute connaissance de cause, les mandataires les plus dévoués au bonheur commun, chargés de les… gouverner ? Oh ! fi donc ! de les diriger, de les guider ! vers l’absolue perfection qui devra les mettre à même, plus tard, — beaucoup plus tard, — de se passer de guides !

Soit, mais si nous étudions l’humanité et les commencements de son histoire, nous verrons que, chaque fois qu’une idée a pu conquérir ce que l’on appelle la majorité, et prendre, par force ou persuasion, sa place au soleil, ce n’était qu’en détrônant l’idée précédente, et que, derrière elle, une vérité, plus nouvelle, la poussait et cherchait déjà à se faire jour. Arrivée au pouvoir cette idée s’y incrustait, devenait oppressive à son tour, et cherchait à barrer la route aux idées nouvelles, jusqu’à ce que l’évolution des connaissances humaines suivant son cours, une révolution nouvelle vînt la chasser à son tour et faire la place à une vérité meilleure.

Il serait temps, croyons-nous, de briser ce cercle vicieux. La terre est assez grande pour nous abriter tous et donner, à chacun, l’espace nécessaire à son évolution. Il y a place pour tous au soleil ; si nous voulons que l’évolution se fasse, pacifiquement, dans la voie du progrès, il faut briser ce qui l’entrave dans sa marche, ce qui occasionne les à-coups. Il n’y a pas de majorité respectable lorsqu’elle est oppressive. Chaque vérité n’a-t-elle pas, d’abord et toujours, été énoncée par une minorité ? Débarrassons donc la voie aux vérités futures pour qu’elles puissent se faire jour, sans avoir besoin de recourir à la force pour évoluer librement.


Comme on le voit, la période de transition réclamée par les partisans de l’évolution doit être remplie par la période de propagande, et continuée par la révolution elle-même qui, en effet, ne pourra, en un tour de main, changer l’état social, comme on retourne une omelette.

On n’apprend à marcher qu’en faisant aller les jambes ; à être libre qu’en usant de la liberté. Ce n’est pas en entravant de liens les membres de l’enfant qu’on lui apprend à se servir de ses jambes, c’est en le laissant gigotter à son aise ; les culbutes lui apprendront la prudence. Drôle de théorie qui voudrait nous maintenir en tutelle, sous prétexte que n’ayant jamais été libres, nous ne saurions user de la liberté.

Quant aux préconiseurs de réformes qui nous parlent de progression lente, de réformes partielles, de temporisation et d’habileté, ils peuvent être de bonne foi, — il y en a, nous le savons, — qu’ils fassent leur besogne en paix ; quant à nous, nous ne pouvons nous associer à ces finasseries.

Nous avons une idée que nous croyons bonne, nous cherchons à la propager, à l’élucider, à la faire comprendre de ceux qui souffrent de l’exploitation actuelle et veulent s’en affranchir ; à ceux que les préjugés ou l’énormité de la tâche effraie, nous laissons le soin de temporiser, de demander à nos exploiteurs de mettre une sourdine à leur avarice, de mettre des ménagements dans leurs vols. Mais ayant un idéal complet dont nous cherchons la réalisation, nous ne voulons pas l’amoindrir sous prétexte qu’il pourrait effrayer ceux dont nous voulons abolir l’autorité.

Si, au lendemain de la révolution, il nous faut subir une période transitoire, ne sera-ce pas assez de n’avoir pu l’éviter, sans avoir encore à nous en faire les propagateurs.

La vérité avant tout.

Lorsque la révolution se fera, peut-être nos idées ne seront-elles pas assez comprises pour rallier autour d’elles la masse de ceux qui auront pris part à la lutte, peut-être la majorité n’acceptera-t-elle qu’une partie de notre idéal, laissant aux générations futures le soin de réaliser le reste ; peut-être, même, les anarchistes devront-ils être les premières victimes du pouvoir qui s’établira ? N’est-ce pas le sort des novateurs de souffrir pour l’affirmation de leurs idées ?

Qu’importe à l’homme convaincu. Ce n’est pas en prophétisant sur ce qui est possible ou non possible que l’on s’affranchit, mais en luttant contre la tyrannie. — L’homme plein de son idéal lutte et souffre pour répandre ses idées. Sa récompense n’est pas dans la satisfaction de mesquines ambitions, ou de succès d’amour-propre. C’est en voyant germer autour de lui les idées qu’il propage qu’il trouve sa plus belle récompense.

Nous n’avons donc, pour le moment, pas à nous préoccuper de ce qui est réalisable ou irréalisable, mais de ce qui est vrai, de ce qui est juste, de ce qui est beau. Ce sera ensuite aux individus à faire leur choix.

Mais ce qui nous rassure, c’est que, en temps de révolution, les idées marchent vite. L’exaltation qui, dans les périodes d’agitation s’empare des individus, suractive le jeu des cellules cérébrales, élargit leur entendement, en leur facilitant la compréhension de raisonnements qui, en temps ordinaire, n’auraient éveillé, chez eux, aucune sensation.

En temps de lutte, les hommes peuvent être poussés aux pires folies, mais aussi à l’abnégation la plus pure. C’est en faisant ronfler les grands mots de vertu, fraternité, devoirs sociaux, etc., que, dans les révolutions passées, les ambitieux sont toujours parvenus à étouffer chez les individus, la vraie perception de la liberté que représentait pour eux, le mot de république, et les ont amenés à subir leur despotisme.

Nous voulons, nous, que la masse puisse donner cours à tous ses bons sentiments, à ses besoins de solidarité, et qu’elle soit assez consciente de son autonomie, pour ne plus se laisser mettre d’entraves sous prétexte de sauvegarder la liberté.


  1. Ici nous parlons des socialistes ; car certains théoriciens bourgeois, entre autres un M. Le Bon, auteur de différents ouvrages de sociologie affirment carrément le principe de l’autorité par les supériorités intellectuelles, — dont ils font partie naturellement.