La Société mourante et l’Anarchie/20

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Tresse & Stock (p. 269-278).

XX

ET APRÈS ?


Après ? — disent nombre de contradicteurs, quand nous avons démontré les mauvais effets de la vicieuse organisation sociale qui nous régit, quand nous leur avons fait comprendre qu’aucune réforme n’est possible dans le régime actuel ; que les meilleures se retournent fatalement, de par le fait des institutions existantes, contre leur but et deviennent une aggravation de plus à la misère des exploités ; que celles qui pourraient efficacement amener un changement dans le sort du travailleur, ne le pourraient qu’à condition qu’elles s’attaquassent à l’institution elle-même ; mais repoussées par les dirigeants, il faudrait une révolution pour les réaliser.

Or, c’est cette révolution qui effraie beaucoup de gens, ce sont les bouleversements qu’elle doit amener qui les font reculer devant le remède après avoir reconnu le mal.

« Oui, disent-ils, vous avez peut-être raison, certainement la société est mal constituée, il faut que ça change. La Révolution !… peut-être… Je ne dis pas… Mais après ? »

— Après, répliquerons-nous, ce sera la liberté la plus complète pour les individus, la possibilité pour tous de satisfaire leurs besoins physiques, intellectuels et moraux. L’Autorité et la Propriété étant abolies, la Société n’étant plus, comme actuellement, basée sur l’antagonisme des intérêts, mais, au contraire, sur la solidarité la plus étroite, les individus, assurés du lendemain, n’ayant plus à thésauriser en prévision de l’avenir, ne se regarderont plus en ennemis, prêts à se dévorer pour se disputer une bouchée de pain, ou s’arracher une place chez un exploiteur. Les causes de lutte et d’animosité étant détruites, l’harmonie sociale s’établira.

Il se formera bien, entre les divers groupements, une concurrence, une émulation vers le mieux, vers un but idéal qui s’élargira toujours au fur et à mesure que les individus trouveront de la facilité à satisfaire leurs aspirations, mais cette concurrence, cette émulation seront toutes courtoises puisque l’intérêt mercantile, propriétaire ou gouvernemental ne viendront pas se mettre en travers, et que les concurrents retardataires auront toute facilité pour s’assimiler les progrès acquis par leurs concurrents plus heureux.


Aujourd’hui, ce qui fait la misère, c’est l’engorgement des produits qui, encombrant les magasins, occasionnent les chômages et la faim chez ceux qui ne trouvent pas de travail tant que lesdits produits ne sont pas écoulés. — Ce qui démontre bien l’état anormal de la société actuelle.

Dans la société que nous voulons, plus les produits seront abondants, plus facile sera l’harmonie entre les individus puisqu’ils n’auront pas besoin de se mesurer les moyens d’existence ; plus l’on produira vite, plus les perfectionnements de l’outillage mécanique s’accéléreront, plus se réduira la part du travail productif qui incombera aux individus, plus vite il deviendra ce qu’il doit être réellement, une gymnastique nécessaire pour exercer les muscles des individus.

Dans une société normalement constituée, le travail doit perdre le caractère de peine et de souffrance qu’il acquiert, par son intensité, dans nos sociétés d’exploitation. Il ne doit plus être qu’une distraction au milieu de tous les autres travaux que les individus feront pour leurs plaisirs, leurs études, les besoins de leur tempérament, sous peine de se transformer graduellement en de simples sacs digestifs, comme ne tarderait pas à le devenir la bourgeoisie si elle pouvait assurer sa domination ; comme l’est devenue une espèce de fourmi qui est incapable de se nourrir elle-même et crève de faim lorsqu’elle n’a plus d’esclaves pour lui donner la pâture.


« Oui, reprennent alors les contradicteurs, ce que vous voulez est bien beau, certainement ce serait le plus bel idéal que l’Humanité puisse atteindre ; mais rien ne dit que ça marchera aussi bien que vous pensez, que les plus forts ne voudront pas imposer leur volonté aux plus faibles, qu’il n’y aura pas des paresseux qui voudront vivre aux dépens de ceux qui travailleront. »

« S’il n’y a pas de digues pour maintenir la foule, qui vous dit que, au lieu d’être un pas en avant, cette révolution ne sera pas un retour en arrière ? Et si l’on est vaincu, n’est-ce pas un retard pour les idées, de vingt, trente, cinquante ans et peut-être plus ? »

« Si vous êtes vainqueurs, pourrez-vous empêcher les vengeances individuelles ? qui dit que vous ne serez pas débordés par la foule ? — D’un côté comme de l’autre ce sera le déchaînement des passions bestiales, la violence, la sauvagerie et toutes les horreurs de l’homme retombant à l’animalité. »

Nous répliquons alors que, la crise économique s’accentuant, les chômages devenant de plus en plus fréquents, la difficulté de vivre plus prononcée tous les jours et les difficultés politiques s’aggravant progressivement au grand affolement de ceux qui « tiennent les rênes de l’État », nous marchons sûrement à cette révolution qui sera amenée par la force des choses, que rien ne pourra empêcher et que, par conséquent, nous n’avons qu’une chose à faire, c’est d’être prêts à y prendre part pour la faire tourner au mieux des idées que nous défendons.

Mais, cette peur de l’inconnu est si forte, si tenace, qu’après avoir reconnu la logique de toutes nos objections, après être convenu de la vérité de tout ce que nous déduisons, le contradicteur se reprend à dire : « Oui, tout cela est vrai ; mais, peut-être, vaudrait-il mieux agir prudemment. Le progrès ne se fait que peu à peu ; il faudrait éviter l’action brutale : on finirait peut-être par amener les bourgeois à des concessions ! »


Certes, si on n’avait affaire qu’à des gens butés, de mauvaise foi, qui ne veulent pas être convaincus, ce serait à lâcher la discussion, et à leur répondre le mot de Cambronne en leur tournant le dos. Malheureusement, ce sont aussi des gens de la meilleure foi du monde qui, pris par le milieu, l’éducation, l’habitude de l’autorité, croient tout perdu lorsqu’ils la voient disparaître de l’horizon, et, n’ayant plus rien à répliquer, reviennent, sans s’en apercevoir, à leur première argumentation, ne pouvant s’imaginer une société sans lois, ni juges, ni gendarmes, où les individus vivraient côte à côte, en s’entr’aidant au lieu de se sauter à la gorge.

Que leur répondre ?

Ils veulent des preuves que la société marchera comme nous l’entrevoyons !

Nous pouvons en tirer de la logique des faits, de leur comparaison, de l’argumentation que nous pouvons tirer de leur analyse ; mais des preuves palpables ! l’expérimentation seule peut nous en apporter, et cette expérimentation ne peut se faire qu’en commençant à culbuter la société actuelle !


Il ne reste plus qu’à leur dire alors :

Nous vous avons démontré que la société actuelle engendre la misère, crée la famine, entretient l’ignorance de toute une classe — la plus nombreuse — d’individus, empêche le développement des générations, en leur léguant en héritage les préjugés et les mensonges qu’elle entretient.

Nous vous avons démontré que son organisation ne tendait qu’à assurer l’exploitation de la masse au profit d’une minorité de privilégiés.

Nous vous avons démontré que son mauvais fonctionnement, — et aussi le développement d’aspirations nouvelles au sein des travailleurs, — nous conduisent à une révolution. Que voulez-vous que nous vous disions de plus ?

Si nous devons nous battre, que ce soit au moins pour la réalisation de ce qui nous semble beau, de ce qui nous paraît juste.

Serons-nous vainqueurs ou vaincus ? Qui peut le prévoir ? Si nous attendions, pour réclamer nos droits, d’être certains de la victoire, nous pourrions attendre notre émancipation pendant des siècles. Du reste, on ne commande pas aux circonstances ; le plus souvent, ce sont elles qui vous entraînent : le tout est de les prévoir pour ne pas en être submergés. Une fois dans la mêlée, ce sera aux anarchistes à déployer toute l’énergie dont ils seront capables afin d’entraîner, par leur exemple, la masse avec eux.


Que dans la révolution qui se prépare il y ait des vengeances individuelles, qu’il y ait des massacres, qu’il y ait des actes de sauvagerie, cela est fort probable, cela est à prévoir ; mais qu’y pouvons-nous ?

Non seulement personne ne pourra l’empêcher, mais on ne devra pas l’empêcher. Si les propagandistes sont dépassés par la foule, tant mieux ! Qu’elle fusille tous ceux qui voudront faire de la sensiblerie ! car si elle souffrait que l’on fasse de la réaction pour lui enlever quelques victimes, on pourrait en faire pour enrayer son élan révolutionnaire, pour l’empêcher de toucher aux institutions qui doivent disparaître, pour lui faire épargner ce qu’elle doit détruire. Une fois la lutte entamée, la sensiblerie ne sera plus de mise, la foule devra se méfier des phraseurs et broyer impitoyablement tout ce qui tentera de se mettre en travers de sa route.

Tout ce que nous pouvons faire, c’est de déclarer, dès à présent, que la disparition des individus doit importer peu aux travailleurs ; que c’est aux institutions qu’il faut s’attaquer ; que c’est elles qu’il faut saper, renverser et détruire, n’en laisser subsister aucun vestige, empêcher de les reconstituer sous d’autres noms.

La bourgeoisie n’est forte que par ses institutions et parce qu’elle a su faire croire aux exploités qu’ils sont intéressés à leur conservation ; qu’elle a su, moitié de gré, moitié de force, en faire des défenseurs à son profit. Réduits à leurs propres forces, les bourgeois ne pourraient résister à la révolution, et combien y en aurait-il qui auraient cette velléité ? Donc, les individus ne sont pas dangereux par eux-mêmes.

Mais si, au jour de la révolution, il y en a qui soient un obstacle, qu’ils soient emportés par la tourmente ; si des vengeances individuelles s’exercent, tant pis pour ceux qui les auront suscitées. Il faudra que ceux-là aient fait bien du mal pour que la haine de leur personne ne soit pas apaisée par la destruction de leur caste, l’abolition de leurs privilèges ; tant pis pour ceux qui s’attarderont à les défendre. Les foules ne vont jamais trop loin ; il n’y a que les meneurs qui trouvent cela, car ils ont peur des responsabilités morales ou effectives.

Pas de sentimentalisme bête, quand même la fureur des foules s’égarerait sur des têtes plus ou moins innocentes. Pour faire taire notre pitié, nous n’aurons qu’à penser aux milliers de victimes que dévore journellement le minotaure social actuel au profit de la bourgeoisie ventripotente. Et s’il y a des bourgeois qui finissent accrochés à quelque bec de gaz, assommés à quelque coin de rue, noyés dans quelque rivière, ils ne récolteront que ce que leur classe aura semé. Tant pis pour eux ! Qui n’est pas avec la foule est contre elle.

Pour nous, travailleurs, la situation est nette : d’un côté — le présent — la société actuelle, avec son cortège de misère, d’incertitude du lendemain, de privations et de souffrances, sans espérance d’amélioration ; une société où nous étouffons, où notre cerveau s’étiole, où nous devons refouler au plus profond de notre être tous nos sentiments du beau, du bon, de justice et d’amour ; de l’autre — l’avenir — un idéal de liberté, de bonheur, jouissances intellectuelles et physiques, — le complet épanouissement de notre individu ! — Notre choix est fait. Quoi qu’il en soit de la révolution future, quoi qu’il nous arrive, ce ne sera pas pire, pour nous, que la situation actuelle. Nous n’avons rien à perdre dans un changement ; tout à gagner, au contraire. La société nous entrave ; eh bien ! culbutons-la. Tant pis pour ceux qui se trouveront écrasés par sa chute ; c’est qu’ils auront voulu se mettre à l’abri de ses murs, se raccrocher à ses étais vermoulus. Ils n’ont qu’à se mettre du côté des démolisseurs.