La Société mourante et l’Anarchie/Texte entier

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JEAN GRAVE

LA
SOCIÉTÉ MOURANTE
ET L’ANARCHIE
PRÉFACE PAR
Octave MIRBEAU
PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS, 8, 9, 10, 11
PALAIS-ROYAL

1893
Droits de reproduction, de traduction et d’analyse réservés

PRÉFACE



J’ai un ami qui met une bonne volonté, vraiment touchante, à comprendre les choses. Tout naturellement, il aspire à ce qui est simple, grand et beau. Mais son éducation, encrassée de préjugés et de mensonges, inhérents à toute éducation, dite supérieure, l’arrête, presque toujours, dans ses élans vers la délivrance spirituelle. Il voudrait s’affranchir complètement des idées traditionnelles, des séculaires routines où son esprit s’englue, malgré lui, et ne le peut. Souvent, il vient me voir et nous causons longuement. Les doctrines anarchiques, si calomniées des uns, si mal connues des autres, le préoccupent ; et son honnêteté est grande, sinon à les accepter toutes, du moins à les concevoir. Il ne croit pas, ainsi que le croient beaucoup de gens de son milieu, qu’elles consistent uniquement à faire sauter des maisons. Il y entrevoit, au contraire, dans un brouillard qui se dissipera, peut-être, des formes harmoniques et des beautés ; et il s’y intéresse comme à une chose qu’on aimerait, une chose un peu terrible encore, et qu’on redoute parce qu’on ne la comprend pas bien.

Mon ami a lu les admirables livres de Kropotkine, les éloquentes, ferventes et savantes protestations d’Élisée Reclus, contre l’impiété des gouvernements et des sociétés basées sur le crime. De Bakounine, il connaît ce que les journaux anarchistes, çà et là, en ont publié. Il a travaillé l’inégal Proudhon et l’aristocratique Spencer. Enfin, récemment, les déclarations d’Étiévant l’ont ému. Tout cela l’emporte, un moment, vers les hauteurs où l’intelligence se purifie. Mais de ces brèves excursions à travers l’idéal, il revient plus troublé que jamais. Mille obstacles, purement subjectifs, l’arrêtent ; il se perd en une infinité de si, de cas, de mais, inextricable forêt, dont il me demande, parfois, de le tirer.

Comme hier encore, il me confiait le tourment de son âme, je lui dis :

— Grave, dont vous connaissez le judicieux et mâle esprit, va publier un livre : La société mourante et l’anarchie. Ce livre est un chef-d’œuvre de logique. Il est plein de lumière. Ce livre n’est point le cri du sectaire aveugle et borné ; ce n’est point, non plus, le coup de tam-tam du propagandiste ambitieux ; c’est l’œuvre pesée, pensée, raisonnée, d’un passionné, il est vrai, d’un « qui a la foi », mais qui sait, compare, discute, analyse, et qui, avec une singulière clairvoyance de critique, évolue parmi les faits de l’histoire sociale, les leçons de la science, les problèmes de la philosophie, pour aboutir aux conclusions infrangibles que vous savez et dont vous ne pouvez nier ni la grandeur, ni la justice.

Mon ami m’interrompit vivement :

— Je ne nie rien… Je comprends, en effet, que Grave, dont j’ai suivi, à la Révolte, les ardentes campagnes, rêve la suppression de l’État, par exemple. Moi qui n’ai pas toutes ses hardiesses, je la rêve aussi. L’État pèse sur l’individu d’un poids chaque jour plus écrasant, plus intolérable. De l’homme qu’il énerve et qu’il abrutit, il ne fait qu’un paquet de chair à impôts. Sa seule mission est de vivre de lui, comme un pou vit de la bête sur laquelle il a posé ses suçoirs. L’État prend à l’homme son argent, misérablement gagné dans ce bagne : le travail ; il lui filoute sa liberté à toute minute entravée par les lois ; dès sa naissance, il tue ses facultés individuelles, administrativement, ou il les fausse, ce qui revient au même. Assassin et voleur, oui, j’ai cette conviction que l’État est bien ce double criminel. Dès que l’homme marche, l’État lui casse les jambes ; dès qu’il tend les bras, l’État les lui rompt ; dès qu’il ose penser, l’État lui prend le crâne, et il lui dit : « Marche, prends, et pense. »

— Eh bien ? fis-je.

Mon ami continua :

— L’anarchie, au contraire, est la reconquête de l’individu, c’est la liberté du développement de l’individu, dans un sens normal et harmonique. On peut la définir d’un mot : l’utilisation spontanée de toutes les énergies humaines, criminellement gaspillées par l’État ! Je sais cela… et je comprends pourquoi toute une jeunesse artiste et pensante, — l’élite contemporaine — regarde impatiemment se lever cette aube attendue, où elle entrevoit, non seulement, un idéal de justice, mais un idéal de beauté.

— Eh bien ? fis-je de nouveau.

— Eh bien, une chose m’inquiète et me trouble ; le côté terroriste de l’anarchie. Je répugne aux moyens violents ; j’ai horreur du sang et de la mort, et je voudrais que l’anarchie attendît son triomphe de la justice seule de l’avenir.

— Croyez-vous donc, répliquai-je, que les anarchistes soient des buveurs de sang ? Ne sentez-vous pas, au contraire, toute l’immense tendresse, tout l’immense amour de la vie, par qui le cœur d’un Kropotkine est gonflé. Hélas ! ce sont là des tristesses inséparables de toutes les luttes humaines, et contre lesquelles on ne peut rien… Et puis !… voulez-vous que je vous fasse une comparaison classique ?… La terre est desséchée ; toutes les petites plantes, toutes les petites fleurs sont brûlées par un ardent, par un persistant soleil de mort ; elles s’étiolent, se penchent, elles vont mourir… Mais voici qu’un nuage noircit l’horizon, il s’avance et couvre le ciel embrasé. La foudre éclate, et l’eau ruisselle sur la terre ébranlée. Qu’importe que la foudre ait brisé, çà et là, un chêne trop grand, si les petites plantes qui allaient mourir, les petites plantes abreuvées et rafraîchies, redressent leur tige, et remontent leurs fleurs dans l’air redevenu calme ?… Il ne faut pas trop, voyez-vous, s’émouvoir de la mort des chênes voraces… Lisez le livre de Grave… Grave a dit, à ce propos, des choses excellentes. Et si, après avoir lu ce livre, où tant d’idées sont remuées et éclaircies, si après l’avoir pensé, comme il convient à une œuvre de cette envergure intellectuelle, vous ne pouvez parvenir à vous faire une opinion stable et tranquille, mieux vaudra, je vous en avertis, renoncer à devenir l’anarchiste que vous pouvez être, et rester le bon bourgeois, l’impénitent et indécrottable bourgeois, le bourgeois « malgré lui », que vous êtes, peut-être…

OCTAVE MIRBEAU.
LA
SOCIÉTÉ MOURANTE
ET
L’ANARCHIE

I

L’IDÉE ANARCHISTE ET SES
DÉVELOPPEMENTS


Anarchie veut dire négation de l’autorité. Or, l’autorité prétend légitimer son existence sur la nécessité de défendre les institutions sociales : Famille, Religion, Propriété, etc., et elle a créé une foule de rouages, pour assurer son exercice et sa sanction. Les principaux sont : la Loi, la Magistrature, l’Armée, le Pouvoir législatif, exécutif, etc. De sorte que, forcée de répondre à tout, l’idée d’anarchie a dû s’attaquer à tous les préjugés sociaux, se pénétrer à fond de toutes les connaissances humaines, afin de démontrer que ses conceptions étaient conformes à la nature physiologique et psychologique de l’homme, adéquates à l’observance des lois naturelles, tandis que l’organisation actuelle était établie à l’encontre de toute logique, de tout bon sens, ce qui fait que nos sociétés sont instables, bouleversées par les révolutions, occasionnées elles-mêmes par les haines accumulées de ceux qui sont broyés par des institutions arbitraires.

Donc, en combattant l’autorité, il a fallu aux anarchistes attaquer toutes les institutions dont le Pouvoir s’est créé le défenseur, dont il cherche à démontrer la nécessité pour légitimer sa propre existence.


Le cadre des idées anarchistes s’est donc agrandi. Parti d’une simple négation politique, l’anarchiste a dû attaquer aussi les préjugés économiques et sociaux, trouver une formule qui, tout en niant l’appropriation individuelle, base de l’ordre économique actuel, affirmât, en même temps, des aspirations sur l’organisation future, et le mot : Communisme, vint, tout naturellement prendre, place à côté du mot anarchie.

Nous verrons plus loin que certains abstracteurs de quintessence ont voulu prétendre, en affirmant que du moment qu’anarchie signifiait complète expansion de l’individualité, que les mots anarchie et communisme hurlaient d’être accolés ensemble. Nous démontrerons, à l’encontre de cette insinuation, que l’individualité ne peut se développer que dans la communauté ; que cette dernière ne saurait exister que si la première évolue librement, et qu’elles se complètent l’une par l’autre.


C’est cette diversité de questions à attaquer et à résoudre qui a fait le succès des idées anarchistes et a contribué à leur rapide expansion : si bien que, lancées par un groupe d’inconnus, sans moyens de propagande, elles envahissent aujourd’hui, avec plus ou moins de succès, les sciences, les arts et la littérature.

La haine de l’autorité, les revendications sociales datent de loin ; elles commencent aussitôt que l’homme a pu se rendre compte qu’on l’opprimait. Mais par combien de phases et de systèmes a-t-il fallu que passe l’idée pour arriver à se concréter sous sa forme actuelle ?


C’est Rabelais qui, un des premiers, en formule l’intuition en décrivant la vie de l’abbaye de Thélèmes, mais combien obscure elle est encore ; combien peu il la croit applicable à la société entière, puisque l’entrée de la communauté est réservée à une minorité de privilégiés, servis par une domesticité attachée à leur personne.

En 93, on parle bien des anarchistes. Jacques Roux et les enragés nous paraissent être ceux qui ont vu le plus clair dans la Révolution et ont le mieux cherché à la faire tourner au profit du peuple. Aussi, les historiens bourgeois les ont-ils laissés dans l’ombre ; leur histoire est encore à faire ; les documents, enfouis dans les archives et les bibliothèques, attendent encore celui qui aura le temps et le courage de les déterrer pour les mettre au jour et nous révéler le secret de choses bien incompréhensibles encore, pour nous, dans cette période tragique de l’histoire. Nous ne pouvons donc formuler aucune appréciation sur leur programme.

Il faut arriver à Proudhon pour voir l’anarchie se poser en adversaire de l’autorité et du pouvoir et commencer à prendre corps. Mais ce n’est encore qu’une ennemie théorique ; en pratique, dans son organisation sociale, Proudhon laisse subsister, sous des noms différents, les rouages administratifs qui sont l’essence même du gouvernement. L’anarchie arrive jusqu’à la fin de l’empire sous la forme d’un vague mutuellisme qui vient sombrer, en France, aux premières années qui suivent la Commune, dans le mouvement dévoyé et dévoyeur des associations coopératives de production et de consommation.

Mais, bien avant d’aboutir à cette solution impuissante, un rameau s’était détaché de l’arbre naissant. L’Internationale avait donné naissance, en Suisse, à la Fédération Jurassienne où Bakounine propageait l’idée de Proudhon : l’Anarchie, ennemie de l’autorité, mais en la développant, en l’élargissant, en lui faisant faire corps avec les revendications sociales.


C’est de cette époque que date la véritable éclosion du mouvement anarchiste actuel. Certes, bien des préjugés existaient encore, bien des illogismes se faisaient jour dans les idées émises. L’organisation propagandiste contenait encore bien des germes d’autoritarisme, bien des éléments survivaient de la conception autoritaire, mais qu’importe ! le mouvement était lancé, l’idée grandit, s’épura et devint de plus en plus précise. Et lorsque, il y a à peine treize ans, l’anarchie s’affirmait en France, au congrès du Centre, quoique bien faible encore, quoique cette affirmation ne fût que le fait d’une infime minorité et qu’elle eût contre elle non seulement les satisfaits de l’ordre social actuel, mais encore ces pseudo-révolutionnaires qui ne voient, dans les réclamations populaires, qu’un moyen de grimper au pouvoir, l’idée avait en elle-même assez de force d’expansion pour arriver à s’implanter, sans aucun moyen de propagande, autre que la bonne volonté de ses adhérents, assez de vigueur pour amener les soutiens du régime capitaliste à l’injurier, la persécuter, les gens de bonne foi à la discuter, ce qui est une preuve de force et de vitalité.

Aussi, malgré la croisade de tous ceux qui, à un degré quelconque, peuvent se considérer comme les meneurs d’une des diverses fractions de l’opinion publique, malgré les calomnies, malgré les excommunications, malgré les condamnations, malgré la prison, l’idée d’anarchie a fait son chemin. Des groupes se fondent, des organes de propagande sont créés en France, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Portugal, en Hollande, en Angleterre, en Norvège, en Amérique, en Australie, en langue slave, en allemand, en hébreu, en tchèque, en arménien, un peu partout, un peu en tous les idiomes.

Mais, chose plus importante, du petit groupe de mécontents où elles s’étaient formulées, les idées anarchistes ont irradié dans toutes les classes de la société. Elles se sont infiltrées partout où l’homme déploie son activité cérébrale. Les arts, la science, la littérature, sont imprégnés des idées nouvelles et leur servent de véhicule.

Ces idées ont commencé d’abord en formules inconscientes, en aspirations mal définies, bien souvent boutades plutôt que convictions réelles. Aujourd’hui, non seulement, on formule des aspirations anarchistes, mais on sait que c’est l’anarchie que l’on répand et on y pose crânement l’étiquette.


Les anarchistes ne sont donc plus les seuls à trouver que tout est mauvais, et à désirer un changement. Ces plaintes, ces aspirations sont formulées par ceux-là mêmes qui se croient les défenseurs de l’ordre capitaliste. Bien plus, on commence à sentir que l’on ne doit plus se borner aux vœux stériles, mais que l’on doit travailler à la réalisation de ce que l’on demande ; on commence à comprendre et à acclamer l’action, la propagande par le fait, c’est-à-dire que, comparaison faite des jouissances que doit apporter la satisfaction d’agir comme l’on pense et des ennuis que l’on doit éprouver de la violation d’une loi sociale, on tâche, de plus en plus, de conformer sa manière de vivre à sa manière de concevoir les choses, selon le degré de résistance que le tempérament particulier peut offrir aux persécutions de la vindicte sociale.


Si les idées anarchistes ont pu se développer avec cette force et cette rapidité, c’est que, tout en venant en travers des idées reçues, des préjugés établis, tout en effarouchant, au premier exposé, les individus auxquels elles s’adressaient, elles répondaient, par contre, à leurs sentiments secrets, à des aspirations mal définies. Sous une forme concrète, elles apportaient, à l’Humanité, cet idéal de bien-être et de liberté qu’elle avait à peine osé ébaucher dans ses rêves d’espérance :

Elles effarouchaient, de prime abord, les contradicteurs parce qu’elles prêchaient la haine ou le mépris de nombre d’institutions que l’on croyait nécessaires à la vie de la société. Parce qu’elles démontraient, contrairement aux idées reçues, que ces institutions sont mauvaises, de par leur essence et non parce qu’elles sont aux mains d’individus faibles ou méchants. Elles venaient apprendre aux foules que, non seulement, il ne faut pas se contenter de changer les individus au pouvoir, de modifier partiellement les institutions qui nous régissent, mais qu’il faut avant tout détruire ce qui rend les hommes mauvais, ce qui fait qu’une minorité peut se servir des forces sociales pour opprimer la majorité ; que ce que jusqu’ici on avait pris pour les causes du mal dont souffre l’Humanité n’était que les effets d’un mal bien plus profond encore, qu’il fallait s’attaquer aux bases mêmes, de la société.

Or, nous l’avons vu en commençant, la base de la société, c’est l’appropriation individuelle. L’autorité n’a qu’une seule raison d’être : la défense du Capital. Famille, bureaucratie, armée, magistrature découlent directement de la Propriété individuelle. Le travail des anarchistes a donc été de démontrer l’iniquité de l’accaparement du sol et des produits du travail des générations passées par une minorité d’oisifs, de saper l’autorité en la démontrant nuisible au développement humain, en mettant à nu son rôle de protectrice des privilégiés, en montrant l’inanité des principes à la faveur desquels elle légitimait ses institutions.


Ce qui contribuait à éloigner des idées anarchistes les intrigants et les ambitieux, fut aussi ce qui devait amener les penseurs à les étudier et à se demander ce qu’elles apportaient : c’est qu’elles ne laissaient aucune place aux préoccupations personnelles, aux ambitions mesquines, et ne pouvaient, en rien, servir de marchepied à ceux qui ne voient dans les réclamations des travailleurs qu’un moyen de se tailler une part dans les rangs des exploiteurs.

Les papillons de la politique n’ont rien à faire dans les rangs anarchistes. Peu ou pas de places pour les petites vanités personnelles, pas de cortèges de candidatures ouvrant carrière à toutes les espérances, à toutes les palinodies.

Dans les partis politiques et socialistes autoritaires, un ambitieux peut amener sa « conversion » par des gradations insensibles ; on ne s’aperçoit qu’il a tourné que bien longtemps après que la conversion est accomplie. Chez les anarchistes cela est impossible, car celui qui consentirait à accepter une place quelconque dans la société actuelle, après avoir démontré que tous ceux qui sont en place ne peuvent y rester qu’à condition d’être les défenseurs du système existant, celui-là encourrait en même temps l’épithète de renégat, car il ne pourrait avoir aucun semblant de raison pour justifier son « évolution ».

Ainsi ce qui provoquait les haines des intrigants, éveillait en même temps l’esprit d’investigation des hommes de bonne foi, et ceci explique les progrès rapides de l’idée anarchiste.


Que répondre, en effet, à des gens qui vous démontrent que si vous voulez que vos affaires soient bien faites, vous devez les faire vous-mêmes, et ne déléguer personne à cet effet ? Que reprocher à des hommes qui vous font voir que si vous voulez être libres, il ne faut commettre personne à vous diriger ? Que répondre à ceux qui vous montrent les causes des maux dont vous souffrez, vous en indiquent le remède, et ne s’en font pas les dispensateurs, ayant bien soin, au contraire, de faire comprendre aux individus que eux seuls, eux-mêmes sont aptes à comprendre ce qui leur convient, juges de ce qu’ils doivent éviter.

Des idées assez fortes pour inspirer à des individus une conviction qui les fait lutter et souffrir pour leur propagation, sans en rien attendre directement, aux yeux des hommes sincères méritaient d’être étudiées et c’est ce qui est arrivé. Aussi, sans prendre garde aux criailleries des uns, aux rancunes des autres, aux attentats des gouvernants, l’idée grandit et progresse sans cesse, venant prouver à la bourgeoisie que l’on ne supprime ni ne fait taire la vérité. Tôt ou tard il faut compter avec elle.


L’anarchie a ses victimes : ses morts, ses emprisonnés, ses bannis, mais elle reste forte et vivante, le nombre de ses propagateurs a grandi sans cesse. Propagateurs conscients de leurs actes, parce qu’ils ont compris toutes les beautés de l’idée, aussi les propagateurs accidentels, qui se sont contentés de jeter leur cri de haine contre l’institution qui les a le plus froissés dans leurs sentiments intimes ou leurs instincts de justice et de vérité.

C’est que par leur ampleur, les idées anarchistes abritent et appellent à elles tous ceux qui ont le sentiment de leur dignité personnelle, la soif du Juste, du Beau et du Vrai.

Est-ce que l’idéal de l’homme ne serait pas d’être débarrassé de toute entrave, de toute contrainte ? Est-ce que les diverses révolutions qu’il a faites ne poursuivaient pas ce but ?

S’il subit encore l’autorité de ses exploiteurs, si l’esprit humain se débat encore sous l’étreinte des vulgarités de la société capitaliste, c’est que les idées reçues, la routine, les préjugés et l’ignorance ont été, jusqu’à présent, plus forts que ses rêves et ses désirs d’émancipation, l’entraînant, après avoir chassé les maîtres existants, à s’en donner de nouveaux, alors qu’il croyait s’affranchir.


Les idées anarchistes sont venues apporter la lumière dans les cerveaux, non seulement des travailleurs, mais aussi des penseurs de toute catégorie, en les aidant à bien analyser leurs propres sentiments. En mettant à nu les vraies causes de la misère, les moyens de les détruire. Montrant à tous la route à suivre et le but à atteindre ; expliquant pourquoi avaient avorté les révolutions passées.

C’est cette étroite relation avec le sentiment intime des individus qui explique leur rapide extension, qui fait leur force et les rend incompressibles. Les fureurs gouvernementales, les mesures oppressives, la rage des ambitieux déçus peuvent s’acharner contre elles et leurs propagateurs : aujourd’hui la trouée est faite ; on ne les empêchera plus de faire leur chemin, de devenir l’idéal des déshérités, les moteurs de leurs tentatives d’émancipation.

La société capitaliste est si mesquine, si étroite ; les aspirations larges s’y trouvent tellement comprimées ; elle annihile tant de bonnes volontés, tant d’aspirations, froissant et meurtrissant plus ou moins tant d’individualités qui ne peuvent se plier à son étroitesse de vues que, parvînt-elle à étouffer momentanément la voix des anarchistes actuels, son oppression en susciterait de nouveaux tout aussi implacables.

II

INDIVIDUALISME — SOLIDARITÉ


« Anarchie et communisme hurlent d’être accouplés ensemble », ont avancé quelques adversaires de mauvaise foi, peu soucieux d’éclaircir la question. « Le communisme est une organisation, cela empêche l’individualité de se développer, nous n’en voulons pas ; nous sommes individualistes, nous sommes anarchistes, rien de plus », se sont ensuite écriés certains individus sincères, en ce sens qu’éprouvant le besoin de paraître plus avancés que tous leurs camarades en propagande et n’ayant pas d’originalité propre, ils se rattrapent en exagérant les idées, les poussant à l’absurde ; et à côté d’eux sont venus se grouper ceux que les gouvernants ont intérêt à glisser chez leurs adversaires pour les diviser ou les dévoyer.

Et alors voilà les anarchistes lancés à discuter anarchie, communisme, initiative, organisation, influence nuisible ou utile du groupement, égoïsme et altruisme, et enfin un tas de choses plus absurdes les unes que les autres ; car, après avoir bien discuté entre contradicteurs de bonne foi, il finissait par se dégager que l’on voulait tous la même chose, en l’appelant de noms différents.

En effet, les anarchistes qui se réclament du communisme reconnaissent tous les premiers que l’individu n’a pas été mis au monde pour la société ; que, au contraire, celle-ci ne s’est formée qu’en vue de fournir à celui-là une plus grande facilité d’évoluer. Il est bien évident, quand un certain nombre d’individus se groupent et unissent leurs forces, qu’ils ont en vue d’obtenir une plus grande somme de jouissances, une dépense moindre de forces. Ils n’ont nullement l’intention de sacrifier leur initiative, leur volonté, leur individualité propre au profit d’une entité qui n’existait pas avant leur réunion, qui disparaîtrait par leur dispersion.


Ménager leurs forces tout en continuant d’arracher à la nature les choses nécessaires à leur existence, et qu’ils ne pouvaient atteindre que par la concentration de leurs efforts, voilà certainement ce qui a guidé les premiers humains quand ils ont commencé à se grouper, ou devait, tout au moins, être tacitement entendu, si ce n’était complètement raisonné dans leurs associations premières, qui, peut-être bien, même, ont dû être temporaires et bornées à la durée de l’effort, se rompant une fois le résultat obtenu.

Donc, chez les anarchistes, personne ne songe à subordonner l’existence de l’individu à la marche de la société.

L’individu libre, complètement libre dans tous ses modes d’activité, voilà ce que nous demandons tous ; et lorsqu’il y en a qui repoussent l’organisation, qui ne jurent que par l’individu, qui disent qu’ils se moquent de la communauté, affirmant que l’égoïsme de l’individu doit être sa seule règle de conduite ; que l’adoration de son Moi doit passer avant et au-dessus de toute considération humanitaire, — croyant par cela être plus avancés que les autres, — ceux-là n’ont jamais étudié l’organisation psychologique et physiologique de l’homme, ne se sont seulement jamais rendu compte de leurs propres sentiments ; ils n’ont aucune idée de ce qu’est la vie de l’homme actuel, quels sont ses besoins physiques, moraux et intellectuels.


La société actuelle nous montre quelques-uns de ces parfaits égoïstes : les Delobelle, les Hialmar Eikdal ne sont pas rares ; ils ne se trouvent pas que dans les romans. Sans en rencontrer un grand nombre, il nous est donné de voir quelquefois, dans nos relations, de ces types qui ne pensent qu’à eux, qui ne voient que leur personne dans la vie. S’il y a un bon morceau sur la table, ils se l’adjugeront sans aucun scrupule. Ils vivront largement au dehors, pendant que chez eux on crèvera de faim. Ils accepteront les sacrifices de tous ceux qui les entourent : père, mère, femme, enfants, comme chose due, pendant qu’ils se prélasseront ou se gobergeront sans vergogne. Les souffrances des autres ne comptent pas, pourvu que leur existence à eux ne fasse pas de plis. Bien mieux, ils ne s’aperçoivent même pas que l’on souffre par eux et pour eux. Lorsqu’ils sont repus et bien dispos, l’humanité est satisfaite et délassée. — Voilà bien le type du parfait égoïste, dans le sens absolu du mot ; mais on peut dire aussi que c’est le type d’un triste individu. Le bourgeois le plus répugnant n’approche même pas de ce type ; il a, parfois encore, l’amour des siens, ou, tout au moins, quelque chose d’approchant qui le remplace. Nous ne croyons pas que les partisans sincères de l’individualisme le plus outré aient jamais eu l’intention de nous donner ce type comme idéal de l’Humanité à venir. Pas plus que les communistes-anarchistes n’ont entendu prêcher l’abnégation et le renoncement, aux individus, dans la société qu’ils entrevoient. Repoussant l’entité : société, ils repoussent également l’autre entité : individu, que l’on tendait à créer en poussant la théorie jusqu’à l’absurde.


L’individu a droit à toute sa liberté, à la satisfaction de tous ses besoins : cela est entendu ; seulement, comme il existe plus d’un milliard d’individus sur la terre, avec des droits, sinon des besoins égaux, il s’ensuit que tous ces droits doivent se satisfaire sans empiéter les uns sur les autres, sinon il y aurait oppression, ce qui rendrait alors inutile la révolution faite.

Ce qui tend beaucoup à embrouiller les idées, c’est que l’immonde société qui nous régit, basée sur l’antagonisme des intérêts, a mis les individus aux prises les uns avec les autres, et les force à s’entre-déchirer pour s’assurer la possibilité de vivre. Dans la société actuelle, il faut être ou voleur ou volé, écraseur ou écrasé ; pas de milieu. Aujourd’hui, celui qui veut aider son voisin risque fort d’en être la dupe ; de là, pour celui qui ne raisonne pas, la croyance que les hommes ne peuvent vivre sans se combattre.

Les anarchistes, eux, disent que la société doit être basée sur la solidarité la plus étroite. Il ne faut pas, dans cette société qu’ils veulent réaliser, que le bonheur individuel puisse se réaliser, ne serait-ce que pour la plus infime de ses parties, au détriment d’un autre individu ; il faut que le bien-être particulier découle du bien-être général, il faudra, quand un individu se sentira lésé dans son autonomie, dans ses jouissances, que tous les autres individus en ressentent la même atteinte, afin qu’ils puissent y remédier.

Tant que cet idéal ne sera pas réalisé, tant que ce but ne sera pas atteint, vos sociétés ne seront que des organisations arbitraires, contre lesquelles les individus qui se sentent lésés auront le droit de se révolter.

Si l’homme pouvait vivre isolé, s’il pouvait retourner à l’état de nature, il n’y aurait pas à discuter comment on vivra : on vivrait comme chacun l’entendrait. La terre est assez grande pour loger tout le monde ; mais la terre, livrée à elle-même, fournirait-elle assez de vivres pour tous ? Cela est moins assuré ; ce serait probablement la guerre féroce entre individus, la « lutte pour l’existence » des premiers âges, dans toute sa fureur. Ce serait le cycle de l’évolution déjà parcouru à recommencer, les plus forts opprimant les plus faibles, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par les plus intrigants, que la valeur-argent remplace la valeur-force.

Si nous avons dû traverser toute cette période de sang, de misère et d’exploitation qui s’appelle l’histoire de l’Humanité, c’est que l’homme a été égoïste dans le sens absolu du mot, sans aucun correctif, sans aucun adoucissement. Il n’a vu, dès le début de son association, que la satisfaction de la jouissance immédiate. Quand il a pu asservir le plus faible, il l’a fait, sans aucun scrupule, ne voyant que la somme de travail qu’il en tirait, sans réfléchir que la nécessité de le surveiller, les révoltes qu’il aurait à réprimer finiraient, à la longue, par lui faire faire un travail tout aussi onéreux, et qu’il aurait mieux valu travailler côte à côte, en se prêtant une aide mutuelle. C’est ainsi que l’Autorité et la Propriété ont pu s’établir ; or, si nous voulons les renverser, ce n’est pas pour recommencer l’évolution passée.

Si on admettait cette théorie : que les mobiles de l’individu doivent être l’égoïsme pur et simple, l’adoration et la culture de son Moi, on arriverait à dire qu’il doit se lancer dans la mêlée, travailler à acquérir les moyens de se satisfaire, sans s’occuper s’il en froisse d’autres à côté. Affirmer cela, ce serait avouer que la révolution future devrait être faite par et pour les plus forts, que la société nouvelle doit être un conflit perpétuel entre les individus. S’il en était ainsi, nous n’aurions pas à nous réclamer d’une idée d’affranchissement général. Nous ne serions révoltés contre la société actuelle qu’à cause de ce que son organisation capitaliste ne nous permet pas de jouir aussi.

Il se peut que, parmi ceux qui se sont dits anarchistes, il y en ait eu qui aient envisagé la question à ce point de vue. Cela nous expliquerait ces défections et ces palinodies d’individus qui, après avoir été les plus ardents, ont déserté les idées pour se ranger parmi les défenseurs de la société actuelle, parce que celle-ci leur offrait des compensations.

Certainement nous la combattons, cette société, parce qu’elle ne nous donne pas la satisfaction de toutes nos aspirations ; mais nous avons compris aussi que notre intérêt bien entendu voulait que cette satisfaction de nos besoins fût étendue à tous les membres de la société.


L’homme est toujours égoïste, il tend toujours à faire de son Moi le centre de l’univers. Mais, l’intelligence se développant, il est arrivé à comprendre que si son Moi voulait être satisfait, il y avait d’autres Moi qui le voulaient aussi. Ceux qui ne l’étaient pas ont fait comprendre qu’ils avaient droit à l’être. Ce qui fait que les sentimentalistes, les mystiques en sont arrivés à prêcher le renoncement, le sacrifice, le dévouement au prochain.

L’arbitraire des sociétés, tout en continuant de prêcher l’oppression de l’individualité au profit de la collectivité, — ce dogme ayant même contribué à son maintien tout autant que la force, — l’arbitraire a dû s’adoucir, faire une part plus large à l’individualité.

Si l’égoïsme étroit, mal entendu, est contraire au fonctionnement d’une société, le renoncement et l’esprit de sacrifiée sont funestes à l’individualité. Se sacrifier pour les autres, surtout quand ils vous sont indifférents, n’entre pas dans l’esprit de tout le monde. Et cela, du reste, aurait été, à la longue, préjudiciable à l’humanité même : en laissant dominer les esprits étroits, égoïstes au mauvais sens du mot ; c’est le type le moins parfait de l’humanité qui arriverait à absorber les autres. L’altruisme proprement dit ne pouvait donc arriver à s’implanter non plus.

Mais, si l’égoïsme et l’altruisme séparés, poussés chacun à l’extrême sont pernicieux pour l’individu et pour la société, associés ensemble, ils se résolvent en un troisième terme qui est la loi des sociétés de l’avenir. Cette loi, c’est la solidarité !

Nous nous unissons, à plusieurs, en vue d’obtenir la satisfaction d’une de nos aspirations. Cette association n’ayant rien de forcé, rien d’arbitraire, motivée seulement par un besoin de notre être, il est bien évident que nous apporterons, dans cette association, d’autant plus de force et d’activité que le besoin chez nous sera plus intense.

Ayant tous coopéré à la production, nous avons tous droit à la consommation, cela est évident, mais, comme on aura calculé la somme des besoins — en y faisant entrer ceux qui seront à prévoir — pour arriver à produire pour la satisfaction de tous, la solidarité n’aura pas de peine à s’établir pour que chacun ait sa part. Ne dit-on pas que le naturel de l’homme est d’avoir les yeux plus grands que la panse ? Or, plus intense sera chez lui le désir, plus forte sera la somme d’activité qu’il apportera à sa réalisation. Il arrivera ainsi à produire, non seulement pour satisfaire les coparticipants, mais encore ceux chez qui le désir ne s’éveillerait qu’au vu de la chose produite. Les besoins de l’homme étant infinis, infinis seront ses modes d’activité, infinis ses moyens de se satisfaire, et c’est cette variété de besoins qui concourra à l’établissement de l’Harmonie générale.


Dans notre société où l’on est habitué à se reposer sur le travail d’autrui pour obtenir les choses nécessaires à l’existence, on n’a qu’un objectif : se procurer assez d’argent pour pouvoir acheter ce que bon vous semble ; or, comme le travail manuel n’arrive même pas à empêcher de crever de faim, celui qui n’a que cette ressource cherche à se procurer de l’argent par tous les moyens, sauf par le travail, en se faisant, soit fonctionnaire, soit journaliste, y compris le chantage ; celui qui a une avance fait du commerce et augmente ses bénéfices en volant ses contemporains, il agiote, il spécule ; ou fait travailler les autres. On fait toutes sortes de choses plus ou moins malpropres, sauf ce qui serait nécessaire pour que tous y trouvassent leur compte : de la production utile. De sorte que chacun tire à soi la couverture, sans s’occuper de ceux qu’il dépouille, de là cet égoïsme irraisonné qui semble être devenu le seul mobile des actions humaines.

Mais, en s’affinant, l’homme arrive aussi à ne pas vivre que pour lui-même et en lui-même ; le type du parfait égoïste humainement développé est d’arriver à souffrir de la souffrance de ceux qui l’entourent, d’avoir sa jouissance gâtée par la réflexion que d’autres, de par le fait de l’organisation sociale vicieuse où nous vivons, peuvent en souffrir. La bourgeoisie a, dans son sein, des individus chez lesquels la sensitivité est, certainement très développée ; quand les influences de milieu, d’éducation, d’hérédité leur laissent le loisir de réfléchir aux misères et aux turpitudes sociales, quand ils peuvent se rendre compte de leur existence, ils essaient de remédier, autant que possible, à la misère, par la charité. D’où les œuvres philanthropiques. Mais l’habitude de croire la société normalement constituée, l’habitude de considérer la Misère comme éternelle, comme le produit de l’inconduite du travailleur, engendre le caractère sec, inquisitorial de la philanthropie.

C’est que, pour l’homme né, éduqué, développé dans les serres chaudes du bien-être, du luxe, il est très difficile, impossible même, à moins de circonstances exceptionnelles, d’arriver à douter de la légitimité de la situation dont il jouit. De la part du parvenu, difficulté plus grande encore, car il croit devoir sa situation à son talent et à son travail. La religion, la suffisance et les économistes ont tellement affirmé que le travail était une punition, que la misère était le fait de l’imprévoyance de ceux qui y sont en proie, comment voulez-vous que celui qui n’a jamais eu à lutter contre l’adversité ne se croie pas d’une essence supérieure ? Du jour où il vient à en douter, où il se met à étudier l’organisation sociale, s’il est assez bien doué pour en comprendre les vices, ses jouissances seront empoisonnées dans leur source. Cet homme souffrira de se dire que son luxe nécessite la misère d’une foule de travailleurs, que chacune de ses jouissances est achetée au prix des souffrances de ceux qui sont sacrifiés à les produire. Si la combativité est développée chez cet homme à l’égal de la sensitivité, cet homme fera un révolté de plus contre l’ordre social qui ne lui assure même pas la jouissance morale et intellectuelle.


Car, il ne faut pas l’oublier, la question sociale ne se borne pas à une simple question matérielle. Nous luttons certainement, et avant tout, pour que tous aient à manger à leur faim, mais là ne se bornent pas nos revendications ; nous luttons aussi pour que chacun puisse se développer selon ses facultés, et se procurer les satisfactions intellectuelles que lui créent les besoins de son cerveau.

Certainement, pour beaucoup d’anarchistes, la question s’arrête là, et c’est ce qui a amené ces diverses interprétations et discussions sur l’égoïsme, l’altruisme, etc. Rien de moins développé que la question du ventre, seulement ce serait un danger pour le succès même de la Révolution que de s’arrêter là, car alors on pourrait tout aussi bien accepter l’État socialiste qui doit, et pourrait assurer, à tous, la satisfaction de leurs besoins physiques.

Si la prochaine révolution bornait ses desiderata à la seule question de la vie matérielle, elle risquerait fort de s’arrêter en route, de dégénérer en une vaste saoulerie qui ne tarderait pas à livrer, une fois l’orgie passée, les insurgés aux coups de la réaction bourgeoise. Heureusement que cette question primordiale aujourd’hui, nous le reconnaissons, pour le monde travailleur, que les chômages de plus en plus prolongés rendent incertain de l’avenir, n’est pas la seule qui sera résolue dans la révolution prochaine. Certainement, la première œuvre des anarchistes, pour faire réussir la révolution, sera de faire main basse sur la richesse sociale ; d’appeler les déshérités à s’emparer des magasins, de l’outillage, du sol ; de s’installer dans les locaux salubres en détruisant les trous où on les force à pourrir aujourd’hui ; les révoltés devront détruire les paperasses qui assurent le fonctionnement de la propriété : études d’huissiers, de notaires, cadastre, enregistrement, état-civil devront être visités et « nettoyés ». Mais, pour faire tout ce travail, il faut plus que des affamés, il faut des individus conscients de leur individualité, jaloux de tous leurs droits, voulant fermement les conquérir, et capables de les défendre une fois acquis ; c’est pourquoi une question de subsistance, seule, serait impuissante à opérer cette transformation.

C’est ce qui fait aussi, qu’à côté du droit à l’existence que réclament les anarchistes, se lèvent toutes ces questions d’art, de sciences, de philosophie que les anarchistes sont forcés d’étudier, d’approfondir, d’élucider et qui font que les idées anarchistes doivent embrasser toutes les connaissances humaines. Partout elles ont trouvé des arguments en leur faveur, partout se sont levés des adhérents qui apportaient leur contingent de réclamations, et venaient renforcer les idées de leur savoir. La somme des connaissances humaines est tellement grande que les cerveaux les plus privilégiés ne peuvent s’en approprier qu’une partie ; aussi l’idée anarchiste ne peut-elle se condenser en quelques cerveaux qui en délimitent les bases et en tracent le programme, elle ne peut s’élucider qu’avec le concours de tous, qu’à l’aide des connaissances de chacun, et c’est ce qui fait sa force, car c’est ce concours de tous qui lui permettra de résumer toutes les aspirations humaines.

III

TROP ABSTRAITS


Vous êtes trop abstraits !

C’est une objection souvent adressée aux anarchistes, par nombre de personnes : elles disent que, nous adressant de préférence aux travailleurs, nous ferions une propagande plus fructueuse si nous consentions à prendre les choses de moins haut.

Par le chapitre précédent nous avons vu que c’était le développement lui-même des idées qui nous entraînait à traiter des questions qui n’étaient pas toujours à la portée de ceux auxquels nous nous adressons, c’est une fatalité que nous subissons et contre laquelle nous ne pouvons rien.

Pour ceux qui commencent à mordre à la question sociale, nos écrits peuvent, parfois, paraître d’une aridité que nous ne contestons pas. Mais, pouvons-nous faire que les questions que nous traitons, et qui sont à traiter, ne soient pas arides par elles-mêmes ! Pouvons-nous empêcher que les idées que nous défendons, s’enchaînant les unes les autres, s’identifiant avec toutes les branches du savoir humain, entraînent ceux qui veulent les élucider à étudier des choses dont ils ne pensaient pas avoir besoin ?

Et, du reste, est-ce que tout ce travail préparatoire auquel on voudrait nous condamner n’a pas été fait par nos prédécesseurs socialistes ? Est-ce que les bourgeois eux-mêmes ne travaillent pas à la démolition de leur société ? Est-ce que tous les ambitieux, radicaux, socialistes plus ou moins bon teint, ne s’acharnent pas à démontrer aux travailleurs que la société actuelle ne peut rien pour eux, qu’elle doit être changée.

Les anarchistes n’ont donc qu’à analyser cet énorme travail, à le coordonner, à en dégager l’essence.

Leur rôle se borne à démontrer que ce n’est pas en changeant les gouvernants que l’on guérira les maux dont on souffre, que ce n’est pas en modifiant seulement les rouages de l’organisme social que nous les empêcherons de produire les effets mauvais que les bourgeois désireux d’arriver au pouvoir s’entendent si bien à démontrer. Mais notre besogne est compliquée précisément parce que les idées que nous remuons sont abstraites.

Certes, si nous voulions nous contenter de déclamations et d’affirmations, la tâche serait rendue facile, et pour nous et pour ceux qui nous lisent, Plus de problèmes ardus à résoudre, plus besoin de se mettre en frais d’arguments et de logique ; c’est facile de dire et d’écrire : « Camarades, les patrons nous volent ! les bourgeois sont des crapules ! les gouvernants des canailles ! il faut se révolter, tuer les capitalistes, mettre le feu dans les usines ! »

D’ailleurs, avant qu’on l’écrivît, les exploités ont, parfois, tué leurs exploiteurs, les gouvernés ont fait des révolutions, les pauvres se sont insurgés contre les riches, mais on n’a rien changé à la situation. On a changé de gouvernants ; en 89 la propriété a changé de maître ; on a fait depuis des révolutions espérant qu’elles fourniraient les moyens de la faire changer encore de mains, les gouvernants oppriment toujours les gouvernés, les riches vivent toujours aux dépens des exploités, il n’y a rien de changé.

Depuis qu’on l’a écrit, on a aussi fait des révolutions, et rien n’a été changé ! C’est qu’il ne s’agit pas de dire et d’écrire que le travailleur est exploité, il faut lui expliquer surtout comment, en changeant de maîtres, il ne cesse pas d’être exploité, et comment, s’il se mettait à la place de ses maîtres, il deviendrait exploiteur à son tour, laissant derrière lui des exploités qui formuleraient contre sa domination les mêmes griefs qu’il formule contre ceux qu’il aurait dépossédés. Ce qu’il faut leur faire comprendre encore, c’est comment les bourgeois les ont intéressés à leur société, les amenant à défendre les privilèges des exploiteurs, quand ils croient défendre leur propre intérêt, dans une organisation qui n’a, pour eux, que des promesses jamais réalisées.


La société bourgeoise se charge, elle-même, par son organisation basée sur l’antagonisme des intérêts, de mener les travailleurs à la révolution ; or, les travailleurs ont toujours fait des révolutions mais s’en sont toujours laissé escamoter le profit, parce qu’ils « ne savaient pas ». Le rôle des propagandistes est donc « d’apprendre » aux travailleurs, et pour leur apprendre, il faut leur « démontrer ». L’affirmation fait des croyants, mais non des conscients.

Alors que, même pour les socialistes les plus avancés, l’autorité était la base de toute organisation, il ne pouvait y avoir aucun mal à n’avoir que des croyants ; au contraire, cela facilitait la besogne à ceux qui s’érigeaient en directeurs ; on pouvait procéder par affirmation, on était cru selon le degré d’autorité que l’on avait su acquérir et comme les directeurs ne demandaient pas à leurs prosélytes de savoir pourquoi ou les faisait agir, mais de « croire » assez pour obéir aveuglément aux ordres reçus, ils n’avaient pas besoin de se tuer à leur fournir des arguments.

Croyant aux hommes providentiels qui devaient penser et agir pour eux, la masse des prosélytes n’avait nul besoin d’apprendre tant de choses. Est-ce que les chefs n’avaient pas, tout préparé dans leur cerveau, un plan de réorganisation sociale qu’ils s’empresseraient d’appliquer une fois portés au pouvoir ? Savoir se battre et se faire tuer, c’est tout ce que l’on demandait au vulgaire d’apprendre et d’exécuter. Une fois les chefs en place, le bon populo n’avait qu’à attendre, tout devait lui venir à point, sans qu’il eût à s’inquiéter !

Mais les idées anarchistes sont venues bouleverser tout cela. Niant la nécessité des hommes providentiels, faisant la guerre à l’autorité et réclamant pour chaque individu le droit et le devoir de n’agir que sous sa propre impulsion, de ne subir aucune contrainte ni aucune restriction à son autonomie, proclamant l’initiative individuelle comme base de tout progrès et de toute association vraiment libertaire, l’idée anarchiste ne peut plus se contenter de faire des croyants, elle doit viser surtout à faire des convaincus, sachant pourquoi ils croient, parce que les arguments qu’on leur a fournis les ont frappés et qu’ils les ont pesés, discutés, et se sont rendu compte par eux-mêmes de leur valeur ; de là une propagande plus difficile, plus ardue, plus abstraite, mais aussi plus efficace.


Du moment que les individus ne relèvent que de leur propre initiative, ils doivent être mis à même de l’exercer efficacement. Pour que l’initiative de l’individu puisse s’adapter librement à l’action d’autres individus, il faut qu’elle soit consciente, raisonnée, basée sur la logique de l’ordre naturel des faits ; pour que tous ces actes séparés viennent converger vers un but commun, il faut qu’ils soient suscités par une idée commune fortement comprise, clairement élaborée, ce n’est donc qu’une discussion serrée, logique et précise des idées qui peut ouvrir le cerveau de ceux qui les adoptent et les amener à réfléchir par eux-mêmes.

De là, notre manière de procéder qui fait que, lorsque nous prenons une idée, au lieu de chercher à en tirer un feu d’artifices de phrases à effet, nous la prenons et la retournons sous toutes ses faces, la disséquons jusque dans ses derniers atomes afin d’en tirer toute la somme d’argumentation possible.


Ah ! ce n’est pas une petite affaire que de culbuter une société, comme nous parlons de le faire, surtout quand on veut que cette culbute sociale soit universelle, comme nous le désirons.

Il est évident que les individus qui composent cette société, si marâtre soit-elle pour eux, ne sont pas portés à envisager d’emblée, comme nous, la nécessité de cette culbute ; ayant été habitué à y voir le palladium de leur préservation, de la possibilité de leur bien-être. Ils comprennent bien que cette société ne leur fournit pas ce qu’elle a promis, mais ils ne peuvent comprendre la nécessité de sa destruction totale. — Chacun n’a-t-il pas sa petite réforme à y apporter qui doit graisser tous les rouages et faire marcher la machine à la satisfaction de tous !

Ils veulent donc savoir si cette culbute leur sera profitable ou préjudiciable, de là une foule de questions qui amènent à discuter toutes les connaissances humaines, afin de savoir si elles surnageront dans le cataclysme que nous voulons provoquer.

De là l’embarras du travailleur qui voit dérouler devant son entendement un tas de questions qu’on s’est bien gardé de lui apprendre à l’école, questions où il lui est bien difficile de se reconnaître, qu’il entend, pour la plupart du temps, traiter pour la première fois. Questions, pourtant, qu’il faut qu’il étudie, qu’il approfondisse et qu’il résolve s’il veut être apte à profiter de cette autonomie qu’il réclame, s’il ne veut pas user son initiative à son propre détriment, et surtout, s’il veut savoir se passer des hommes providentiels.


Lorsqu’une question, si abstraite soit-elle, se présente aux investigations du propagandiste anarchiste, celui-ci ne peut pas ne pas faire qu’elle soit abstraite de par son essence même, et la passer sous silence sous prétexte que ceux auxquels il s’adresse n’en ont pas entendu parler ou ne sont pas aptes à le comprendre.

L’exposer dans un langage net, clair, précis et concis ; éviter les mots à mille pattes — selon l’expression d’un de nos camarades — c’est-à-dire les mots qui ne sont compris que des initiés, éviter d’enterrer sa pensée sous une phraséologie ronflante et redondante, de rechercher la phrase et l’effet, voilà tout ce que peuvent faire ceux qui ont à cœur de propager l’idée, de la faire comprendre et de la faire pénétrer dans la masse, mais nous ne pouvons pas la mutiler sous prétexte qu’elle n’est pas accessible à la masse.

S’il fallait éluder toutes les questions que la masse des lecteurs n’est pas apte à comprendre au premier énoncé, ce serait se condamner à revenir à la déclamation, à l’art d’enfiler les phrases au bout les unes des autres pour ne rien dire. Ce rôle est assez bien tenu par les rhéteurs bourgeois pour que nous ne cherchions pas à les en déposséder.

Si les travailleurs veulent s’émanciper, ils doivent comprendre que cette émancipation ne viendra pas toute seule, qu’il faut qu’ils l’acquièrent, que s’instruire est une des formes de la lutte sociale.

La durée et la possibilité de leur exploitation par la classe bourgeoise, proviennent de leur ignorance ; il faut qu’ils sachent s’affranchir intellectuellement, s’ils veulent être aptes à s’affranchir matériellement. S’ils reculaient déjà devant les difficultés de cette émancipation qui ne dépend que de leur vouloir, que sera-ce donc devant les difficultés d’une lutte plus active où il faudra dépenser une force de caractère et une somme de volonté incommensurables ?

Tout inutile et nuisible qu’elle soit, la bourgeoisie n’en a pas moins concentré dans les cerveaux de quelques-uns des siens toutes les connaissances scientifiques nécessaires au développement de l’humanité. Si nous ne voulons pas que la révolution soit un retour en arrière, il faut que le travailleur soit apte à remplacer intellectuellement la bourgeoisie qu’il veut culbuter ; il ne faut pas que son ignorance soit un obstacle au développement des connaissances déjà acquises. S’il ne les connaît pas à fond, il doit être apte à les comprendre lorsqu’il se trouvera en leur présence.


Certes, nous comprenons toutes les impatiences, nous nous imaginons parfaitement que ceux qui ont faim voudraient voir luire le jour où ils pourront apaiser leur faim ; nous nous rendons parfaitement compte que ceux qui ne subissent qu’en maîtrisant leurs colères le joug de l’autorité, soient impatients de le secouer, désireux d’entendre des paroles en conformité avec leur situation d’esprit, leur rappelant leurs haines, leurs désirs, leurs aspirations, leur soif de justice.

Mais, quelles que soient les impatiences, quelque légitimes que soient les revendications et le besoin de les réaliser, l’idée ne suit son chemin que peu à peu, ne pénètre dans les cerveaux et ne s’y loge que mûrie et élaborée.

Quand on pense que la bourgeoisie, que nous voulons renverser, a mis des siècles à se préparer avant de renverser la royauté, cela doit nous donner à réfléchir sur le travail d’élaboration que nous avons à faire.

Au quatorzième siècle, quand Étienne Marcel tenta de se saisir du pouvoir au profit de la bourgeoisie déjà organisée en corporations, elle se sentait déjà forte, la classe bourgeoise ; il y avait longtemps qu’elle aspirait à l’autorité, et qu’elle s’était organisée dans ce but, qu’elle s’était instruite, développée, qu’elle travaillait à son affranchissement en poursuivant contre la féodalité l’affranchissement des communes.

Ce ne fut pourtant que quatre siècles plus tard qu’elle réussit à atteindre le but si longuement convoité.

Certes nous espérons bien ne pas attendre si longtemps notre affranchissement et le renversement de l’exploitation bourgeoise. Son complet avachissement, au bout de si peu de temps de pouvoir, pousse à sa rapide déchéance, mais si la bourgeoisie a pu se substituer, en 89, au droit divin, c’est qu’elle s’était préparée, intellectuellement, à cette substitution, et plus sa dégringolade est rapide, plus nous devons nous hâter, nous travailleurs, à nous préparer intellectuellement, non pas à la remplacer au pouvoir que nous devons détruire, mais à nous organiser pour empêcher qu’aucune aristocratie ne se substitue à celle effondrée.


Une fois établie l’idée de la libre initiative des individus, ceux-ci doivent être mis à même, nous ne saurions trop le répéter, de savoir raisonner et combiner leur initiative. S’ils n’ont pas la volonté de se défaire de leur propre ignorance, comment pourraient-ils être aptes à faire comprendre aux autres quand ils n’auront pas pu apprendre eux-mêmes ? N’ayons donc pas peur de discuter les questions les plus abstraites, chaque solution acquise est un pas de fait dans la voie de l’émancipation.

Repoussant les chefs, il faut que les connaissances qu’ils renfermaient en leurs cerveaux, soient répandues dans ceux de la foule, et il n’y a qu’un moyen de se mettre à sa portée, tout en continuant à marcher de l’avant, c’est de l’amener à s’intéresser aux questions qui nous intéressent. Encore une fois, rendons-nous clairs, autant qu’il nous est possible, mais ne nous châtrons pas ; car alors, au lieu d’amener la masse à nous, c’est nous qui serions ramenés à elle, au lieu d’aller de l’avant, nous serions retournés en arrière. Drôle de façon, on en conviendra, de comprendre le progrès.

IV

L’HOMME EST-IL MAUVAIS ?


C’est sur cet argument : « L’homme est trop mauvais pour qu’il sache se conduire tout seul », que les autoritaires se basent pour justifier le pouvoir qu’ils veulent établir. « Il faudrait pouvoir refondre l’homme », répond-on aux anarchistes, lorsqu’ils parlent d’établir une société basée sur la solidarité, sur l’égalité la plus complète, sur l’autonomie la plus absolue de l’individu, sans autorité, sans règles ni contrainte.

L’homme est mauvais ; sans doute, mais peut-il devenir meilleur et peut-il devenir pire ? Y a-t-il dans son état actuel un changement possible dans le bien ou dans le mal ? Peut-il s’améliorer ou se détériorer physiologiquement et moralement ? Et si l’évolution dans un sens ou dans un autre est possible — ce que l’histoire nous démontre — est-ce que l’héritage des anciennes lois, est-ce que le harnais des vieilles institutions tendent à rendre l’homme meilleur ou contribuent-ils à le rendre plus mauvais ? C’est la réponse à cette question qui nous dira lequel des deux, l’homme moderne ou l’état social, il faut réformer le premier.


Nul ne nie aujourd’hui que le milieu physique n’ait une influence énorme sur la constitution physiologique de l’homme, or à plus forte raison le milieu moral et intellectuel sur sa constitution psychologique.

Sur quoi est basée la société actuelle ? Tend-elle à créer l’harmonie entre les hommes ? Fait-elle en sorte que le mal arrivant à l’un, soit ressenti par les autres, afin que tous soient amenés à le diminuer où à le prévenir ? Le bien-être particulier découle-t-il du bien-être général et personne n’est-il intéressé à en troubler le fonctionnement ? La société des maîtres, rois, prêtres et marchands, permet-elle à toutes les idées généreuses de se produire ou plutôt ne tend-elle pas à les étouffer ? N’a-t-elle pas à son service pour écraser les faibles cette force brutale : l’argent, qui met les plus généreux et les moins égoïstes à la merci des plus avides et des moins scrupuleux ?

Il suffit d’étudier le mécanisme de la société bourgeoise pour reconnaître qu’elle ne peut rien produire de bon. Il faut que les aspirations vers le beau et le bon soient bien vivaces dans la race humaine pour que ces aspirations n’aient pas été étouffées par l’égoïsme étroit, irraisonné et la rapacité que la société officielle lui inculque dès le berceau.

Cette société, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, est basée sur l’antagonisme des intérêts et fait de chaque individu l’ennemi de son voisin. L’intérêt du vendeur est opposé à celui de l’acheteur ; l’éleveur et le cultivateur ne demandent qu’une « bonne épidémie et une bonne grêle » chez leurs voisins afin de renchérir leurs denrées ; quand ils n’ont pas recours à l’État qui les « protège » en frappant de droits élevés les produits de leurs concurrents ; le développement de l’outillage mécanique tend de plus en plus à diviser les travailleurs en les jetant sur le pavé et en les amenant à se disputer entre eux pour se supplanter dans les emplois dont le nombre devient de plus en plus inférieur aux demandes. Enfin tout, dans la société traditionnelle, tend à diviser les individus : à l’heure actuelle, pourquoi y a-t-il chômage et misère ? — parce que les magasins regorgent de produits. Comment se fait-il qu’il ne soit pas encore venu aux individus l’idée de les incendier ou de s’en emparer et de se procurer ainsi le travail qu’on leur refuse, en créant chez eux les débouchés que leurs exploiteurs vont chercher si loin ? — « C’est qu’on a peur du gendarme », dira-t-on. Cette peur est réelle, mais elle ne suffit pas, à elle seule, à expliquer l’apathie des meurt-de-faim. Que d’occasions se présentent dans la vie courante où l’on pourrait faire le mal sans aucun risque et où l’on n’agit pas pour des raisons autres que la « peur du gendarme ». Et, au surplus, les meurt-de-faim, s’ils voulaient se réunir tous, sont assez nombreux à Paris, par exemple, pour ne pas avoir peur du gendarme, tenir, toute une journée, la police en échec, vider les magasins, faire ripaille une bonne fois pour toutes. Eux qui vont en prison pour vagabondage et mendicité, est-ce bien la peur de la prison qui leur fait mendier ce qu’il ne leur coûterait pas plus de prendre. C’est qu’en dehors de la couardise, il y a l’instinct de la sociabilité qui empêche les individus de faire le mal pour le mal, et leur fait accepter les plus lourdes entraves dans l’idée qu’elles sont nécessaires au bon fonctionnement de la société.

Croit-on que la force seule aurait suffi pour assurer le respect de la Propriété, si, dans l’esprit des individus, il ne s’y était mêlé un caractère de légitimité qui la faisait accepter comme le résultat du travail individuel ? Est-ce que les peines les plus fortes ont jamais empêché ceux qui — sans s’inquiéter si elle est légitime ou non — veulent vivre aux dépens des autres, d’y porter atteinte ? — Que serait-ce donc si les individus raisonnant leur misère, en découvrant les causes dans la propriété, avaient le caractère porté au mal autant qu’on veut bien le dire : la société ne durerait pas une minute de plus, ce serait alors « la lutte pour l’existence » dans sa plus féroce expression, ce serait le retour à la pure barbarie. C’est précisément parce que l’homme avait des tendances vers le « mieux » qu’il s’est laissé dominer, asservir, tromper, exploiter, et qu’il répugne encore aux moyens violents pour s’affranchir définitivement.


Cette affirmation que l’homme est mal fait, et qu’il n’y a pas de changement à espérer, veut dire, si on l’analyse : « L’homme est mauvais, la société est mal faite, il n’y a rien à espérer de l’un ni de l’autre. À quoi bon perdre son temps à chercher une perfection que l’humanité ne peut atteindre, faisons notre trouée comme nous le pourrons.

Si la somme de jouissances que nous acquerrons est faite des larmes et du sang des victimes dont nous aurons semé notre route, que nous importe ? Il faut écraser les autres pour ne pas être écrasé soi-même. Tant pis pour ceux qui tombent. »

Eh bien ! que messieurs les privilégiés qui sont arrivés à étayer leur domination, à endormir les travailleurs, à les transformer en défenseurs de leurs privilèges, en leur promettant d’abord une vie meilleure… dans l’autre monde ; puis, quand on eut cessé de croire en Dieu, en leur prêchant la morale, le patriotisme, l’utilité sociale, etc. ; aujourd’hui en leur faisant espérer par le suffrage universel une multitude de réformes et d’améliorations impossible à effectuer ; — car on ne peut empêcher les maux qui découlent de l’essence même de l’organisation sociale, tant que l’on ne s’attaquera qu’aux effets, sans rencontrer une cause, tant que l’on ne transformera pas la société elle-même. — Donc, que messieurs les exploiteurs du pauvre proclament le pur droit de la force et nous verrons ce que durera leur domination. À la force, la force répondra !


Quand l’homme commença à se grouper avec ses semblables, il devait être encore un animal plutôt qu’un homme, les idées de morale, de justice n’existaient pas encore chez lui. Ayant à lutter contre les autres animaux, contre la nature entière, les premiers groupements durent se former par la nécessité même d’une association de forces et non par besoin de la solidarité. Nul doute, comme nous l’avons déjà dit, que ces associations ne furent que temporaires à leur début, limitées à la capture du gibier poursuivi, au renversement de l’obstacle à vaincre, plus tard au refoulement ou à la mort de l’assaillant.

Ce n’est qu’en pratiquant ainsi l’association que les hommes furent amenés à en comprendre l’importance, et les sociétés ainsi formées se survécurent et finirent par devenir permanentes.

Mais, d’un autre côté, cette existence de luttes continuelles ne pouvait que développer, chez les individus, l’instinct sanguinaire et despotique ; les plus faibles durent subir la domination des plus forts, quand ils ne leur servirent pas de nourriture. Ce ne dut être que bien plus tard que la ruse s’imposa à l’égal de la force.

Quand on étudie l’homme à ses débuts, on doit convenir qu’il était alors un assez méchant animal ; mais puisqu’il est arrivé au développement de l’heure présente et qu’il a pu acquérir des notions d’idées qui lui manquaient jadis, quelle raison y a-t-il pour qu’il s’arrête et n’aille pas plus loin ? Vouloir nier que l’homme puisse progresser encore est aussi faux que si on avait affirmé, alors qu’il habitait les cavernes et n’avait qu’un bâton ou une arme de pierre pour tout moyen de défense, qu’il ne deviendrait pas un jour capable de construire les cités opulentes d’aujourd’hui, d’utiliser l’électricité et la vapeur. Pourquoi, l’homme qui est arrivé à diriger dans le sens de ses besoins la sélection des animaux domestiques, n’arriverait-il pas à diriger la sienne dans le sens du Beau et du Bien, dont il commence à avoir des notions ?

Peu à peu, l’homme a évolué, et il évolue tous les jours. Ses idées se modifient sans cesse. La force physique, si elle en impose parfois, n’est plus admirée au même degré. Les idées de morale, de justice, de solidarité se sont développées, elles ont assez de force pour que les privilégiés, pour réussir à se maintenir dans leurs privilèges, aient besoin de faire croire aux individus qu’on les exploite et qu’on les bâillonne dans leur intérêt.

Cette tromperie ne peut durer. On commence à se sentir trop à l’étroit dans cette société mal équilibrée ; les aspirations qui, depuis des siècles, ont commencé à se faire jour, d’abord isolées, incomplètes, commencent à prendre corps aujourd’hui ; elles se retrouvent jusque chez ceux que l’on pourrait classer parmi les privilégiés de l’organisation actuelle. Il n’y a pas un seul individu qui n’ait eu, à ses heures, son cri de révolte ou d’indignation contre cette société, encore gouvernée par des morts, qui semble avoir pris à tâche de nous froisser dans tous nos sentiments, dans tous nos actes, dans toutes nos aspirations et dont on souffre davantage à mesure que l’on se développe. Les idées de liberté et de justice se précisent ; ceux qui les proclament sont minorité encore, mais minorité assez forte pour que les possédants s’en inquiètent et prennent peur.

Donc, comme tous les autres animaux, l’homme n’est que le produit d’une évolution qui s’accomplit sous l’influence du milieu dans lequel il vit, et des conditions d’existence qu’il est forcé de subir ou de combattre ; seulement, de plus que les autres animaux, ou tout au moins à un plus haut degré, il est arrivé à savoir raisonner sur son origine, à formuler des aspirations sur son avenir, il dépend de lui de conjurer cette fatalité du mal que l’on prétend attachée à son existence. En arrivant à se créer d’autres conditions de vie, il arrivera à se modifier lui-même.


Du reste, sans aller plus loin, la question se résume ainsi : « Bon ou mauvais, chaque individu a-t-il le droit de vivre à sa guise, de se révolter si on l’exploite ou si on veut l’astreindre à des conditions d’existence qui lui répugnent ? Ceux qui sont au pouvoir, et les privilégiés de la fortune, se prétendent les meilleurs, mais il suffirait que les mauvais leur fissent faire la culbute, s’installassent à leur place pour intervertir les rôles, et avoir tout autant de raison que les premiers pour être les bons.

Le système de la Propriété individuelle, en mettant toute la richesse sociale entre les mains de quelques-uns, a permis à ceux-ci de vivre en parasites aux dépens de la masse qu’ils ont asservie, et dont la production ne sert qu’à entretenir leur faste et leur fainéantise ou à défendre leurs intérêts. Cette situation reconnue injuste par ceux qui la subissent ne peut durer. Les travailleurs réclameront la libre jouissance de ce qu’ils produisent et se révolteront si on continue à la leur refuser ; la bourgeoisie aurait beau se retrancher derrière cette argumentation que l’homme est mauvais, la révolution se fera. Et alors, ou bien l’homme est réellement imperfectible — nous venons de voir le contraire — alors ce sera la guerre des appétits, et, quels que soient les leurs, les bourgeois seront vaincus d’avance, car ils sont la minorité ! Ou bien l’homme est mauvais parce que les institutions contribuent à le faire tel, et il peut alors s’élever à un état social qui contribuera à son développement moral, intellectuel et physique ; il saura transformer la Société de manière à en rendre tous les intérêts solidaires. Mais, quoi qu’il en soit, la Révolution se fera ! Le sphinx nous interroge et nous répondons sans crainte ; car nous, anarchistes, destructeurs des lois et de la propriété, nous savons quel est le mot de l’énigme.

V

LA PROPRIÉTÉ


Avant d’aller plus loin dans l’exposé de nos idées, il est bon de passer en revue les institutions que nous voulons détruire, de reconnaître sur quelles bases repose la société bourgeoise, la valeur positive de ces bases, pourquoi et comment la société n’est transformable qu’à condition de changer l’organisation entière ; pourquoi aucune amélioration ne sera possible tant que cette transformation ne sera pas accomplie, et de cette étude découleront les raisons qui font que nous sommes anarchistes et révolutionnaires.

La défense de la Propriété individuelle et sa transmission dans les mêmes familles, voilà sur quel principe repose la société actuelle. Autorité, famille, magistrature, armée, et toute l’organisation hiérarchique et bureaucratique, qui nous gruge et nous étouffe, découlent de ce principe. Il y a aussi la religion, mais nous la laissons de côté, la science — même bourgeoise — l’a tuée. — Laissons reposer les morts.

Nous ne voulons pas refaire non plus l’historique de la Propriété. Il a été fait et refait par toutes les écoles socialistes ; toutes ont démontré qu’elle n’était que le produit du vol, de la fraude et du droit de la force ; nous n’avons donc ici qu’à relever quelques faits qui en démontrent l’iniquité, qui font voir que les maux dont on souffre en découlent, que les réformes proposées ne sont que des leurres pour endormir les exploités, et que, pour empêcher les maux que l’on veut guérir, il faut s’attaquer à la source principale, à l’organisation propriétaire et capitaliste.


La science, aujourd’hui, nous démontre que la terre doit son origine à un noyau de matières cosmiques qui s’est primitivement détaché de la nébuleuse solaire. Ce noyau, par l’effet de la rotation sur lui-même et autour de l’astre central, s’est condensé au point que la compression des gaz en a amené la conflagration et que ce globe, fils du soleil, a dû, comme celui qui lui avait donné naissance, briller de sa lumière propre dans la voie lactée, comme une toute petite étoile. Le globe s’est refroidi, ayant passé de l’état gazeux à l’état liquide, pâteux, puis de plus en plus dense, jusqu’à sa solidification complète. Mais, dans cette fournaise primitive, l’association des différents gaz s’était faite de façon que leurs combinaisons différentes, avaient donné naissance aux matériaux fondamentaux qui forment la composition de la terre : minéraux, métaux, gaz restés libres, en suspension dans l’atmosphère.

Le refroidissement s’opérant peu à peu, l’action de l’eau et de l’atmosphère sur les minéraux a aidé à former une couche de terre végétale ; pendant ce temps, l’association de l’hydrogène, de l’oxygène, du carbone et de l’azote, arrivait à donner, au sein des eaux, naissance à une façon de gelée organique sans forme définie, sans organe, sans conscience, mais déjà douée de la faculté de se déplacer en poussant des prolongements de sa masse du côté où elle voulait aller, ou, plutôt, du côté où l’attraction se faisait sentir sur elle, et de cette autre faculté de s’assimiler les corps étrangers qui se prenaient dans sa masse, et de s’en nourrir. Enfin, dernière faculté : arrivée à un certain degré de développement, de pouvoir se scinder en deux et donner naissance à un nouvel organisme en tout semblable à son progéniteur.


Voilà les débuts modestes de l’humanité ! si modestes que ce n’est que bien plus tard, après une longue période d’évolutions, après la formation d’un certain nombre de types dans la chaîne des êtres que l’on arrive à distinguer l’animal du végétal !

Suivre toute la série pour arriver à l’homme serait refaire ici l’histoire de l’évolution, que la science actuelle explique d’une façon si claire et si compréhensible pour ceux qui veulent juger sans parti-pris, nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur en nous contentant de ne prendre ici que les faits principaux pour appuyer notre démonstration sur l’accaparement arbitraire d’une partie du sol par une certaine partie d’individus qui s’en emparèrent à leur profit et à celui de leur descendance, au détriment d’autres moins favorisés et des générations futures.

Il est de toute évidence que cette explication de l’apparition de l’homme sur la terre détruit tout le merveilleux raconté sur sa création. Plus de Dieu, ni d’entité créatrice, l’homme n’est que le produit d’une évolution de la vie terrestre qui, elle-même, n’est que le produit d’une combinaison de gaz, ayant eux-mêmes subi une évolution, avant que d’arriver à pouvoir se combiner, dans les proportions et avec la densité nécessaires, à l’éclosion du phénomène vital.


La thèse de l’origine surnaturelle de l’homme étant écartée, l’idée que la société, telle qu’elle existe, avec sa division de riches et de pauvres, de gouvernants et de gouvernés, découle d’une volonté divine, ne tient pas non plus debout. L’autorité, qui s’est appuyée si longtemps sur son origine supra-naturelle, fable qui a contribué — au moins tout autant que la force brutale — à la maintenir, s’est effritée à son tour sous la discussion et menace ruine ; aujourd’hui elle se retranche derrière le suffrage universel et la loi des majorités. Mais l’autorité ne pouvait se maintenir que tant qu’elle n’était pas discutée. Nous verrons plus loin qu’elle n’a plus que la force pour se maintenir. Aussi, pouvons-nous dire que la propriété et l’autorité, étant mises en discussion, sont en voie d’agoniser ; car, ce qui se discute n’est plus guère respecté, ce que la force seule soutient, la force peut le détruire.


Le végétal se nourrit aux dépens du minéral et de l’atmosphère, l’animal aux dépens du végétal et, bien plus tard, aux dépens de l’animal lui-même, mais il n’y a pas là d’idées préconçues, — en vue d’établir une hiérarchie quelconque entre les êtres — de la part d’un Créateur ou de la Nature-entité qui auraient créé le végétal pour servir de nourriture à l’animal, l’animal et le végétal pour nourrir l’homme et des serviteurs dans la race humaine pour créer des jouissances aux élus. Il n’y eut qu’une suite évolutive de lois naturelles qui firent que la condensation des gaz ayant formé des minéraux, il n’y eut que la vie végétative qui put s’assimiler le minerai et le transformer en combinaison organique pouvant faciliter l’éclosion de la vie animale.

L’origine évolutive de l’homme étant admise, il devient évident pour tous que, lorsque les premiers êtres pensants parurent sur la terre, il n’y eut pas, davantage, besoin de providence tutélaire pour faciliter son éclosion et, par conséquent, personne pour assigner aux uns un pouvoir directeur sur leurs semblables, à d’autres la propriété du sol, à la grande masse la misère et les privations, le respect de leurs maîtres, avec la seule fonction de produire pour eux.

Seulement, la « lutte pour l’existence » ayant commencé par être la seule loi vitale pour les individus, manger pour ne pas être mangés fut leur seule préoccupation ; mais lorsqu’ils commencèrent à pratiquer inconsciemment cette autre loi vitale, plus élevée, l’assistance pour la lutte, l’hérédité ayant développé, chez eux, les instincts de combativité, d’oppression sur la proie et tout, pour l’homme étant une proie — jusqu’à l’homme lui-même, — il ressort de toute évidence que cet esprit de lutte et de domination emmagasiné dans le cerveau par les générations passées, chercha à s’imposer dans la collectivité formée. Les individus qui l’avaient au plus haut degré s’imposèrent à ceux qui l’avaient à un degré moindre. Cette autorité établie suivit les fluctuations de l’intelligence humaine et les transformations de l’organisation sociale s’opérèrent selon que ce fut la force, l’esprit religieux ou le mercantilisme qui triomphèrent. L’autorité, sous ces divers modes d’influence, s’est donc maintenue jusqu’à nos jours et se maintiendra, jusqu’à ce que l’homme, débarrassé de l’erreur et de tous préjugés, se reconquière lui-même entièrement, renonçant à imposer sa volonté pour ne pas avoir à subir celle d’autres plus forts.


Mais l’origine divine de l’autorité et de la propriété étant mise à néant par la science bourgeoise elle-même, les bourgeois ont cherché à lui donner des bases plus solides et plus naturelles, les économistes sont venus prendre les faits sociaux, découlant d’une mauvaise organisation, et les érigeant en « lois naturelles », les faisant la cause de ce qui est, quand ils n’en sont que les effets, décorant ces inepties du nom de science, ils ont prétendu légitimer les crimes les plus monstrueux de la société, les pirateries les plus énormes du capitalisme, rejetant les causes de la misère sur la faute des misérables eux-mêmes, érigeant, comme loi de conservation sociale, l’égoïsme le plus monstrueux quand, au contraire, nous l’avons vu dans un des chapitres précédents, il n’est qu’une cause de conflit, de déperdition de forces et de régression, s’il n’est tempéré et adouci par cette autre loi, plus évolutive et plus humaine : la solidarité.


La société bourgeoise étant fondée sur le capital et celui-ci étant représenté par l’argent, afin de masquer le rôle exceptionnel qu’il joue dans les travaux de production et d’échange, les économistes bourgeois ont tout réduit à l’état de capital. L’homme qui féconde sa femme et engendre des enfants dépense du capital, mais il en crée aussi, car l’enfant, devenu homme, sera un capital ! la force musculaire que l’ouvrier dépensera à la production : capital ! Notons en passant qu’en dehors de leurs bras, les ouvriers apportent, dans n’importe quel travail, une somme d’intelligence souvent supérieure à celle de l’entrepreneur, mais comme il faudrait alors compter deux parts de capital pour l’ouvrier et que cela gênerait les économistes dans leurs calculs, ils le passent sous silence.

Mais, comme toute cette réduction de l’activité humaine en capitaux n’explique pas l’origine du capital-argent, les économistes ont trouvé ceci : « C’est la part de travail que les individus industrieux, prévoyants, n’ont pas consommée de suite, et qu’ils ont mise en réserve pour des besoins futurs » ! Or c’est ici que le calcul devient intéressant.


Tout capital, mis en œuvre, affirment doctoralement les économistes, doit produire : 1o  une somme égale à sa valeur afin de pouvoir se reconstituer complètement, 2o  comme ce capital engagé court des risques, il doit produire une plus-value qui représente une prime d’assurance qui doit le couvrir desdits risques.

Or, l’ouvrier qui est payé au fur et à mesure des travaux, qui, par conséquent, ne court aucun risque, a droit seulement à la première somme lui permettant de reconstituer son capital dépensé, c’est-à-dire, se nourrir, s’habiller, se loger, réparer enfin les forces qu’il a perdues. Il ne doit faire d’enfants qu’autant que l’excédent de son salaire lui permet de les élever.

Mais le patron, oh ! lui, c’est bien différent. Il apporte d’abord un premier capital, l’argent nécessaire à payer les ouvriers, solder les achats, et qui représente les jouissances dont il s’est privé. Ce capital, comme celui de l’ouvrier, doit rapporter de quoi se reconstituer, mais en outre la prime d’assurance des risques qu’il court, ce qui constitue le bénéfice de l’exploiteur, 2o  si c’est une entreprise industrielle, il y a des bâtiments, des machines d’engagés, encore un capital qui doit se reproduire et rapporter sa prime d’assurance ; mais ce n’est pas tout ! Et l’intelligence de l’exploiteur qui est un capital aussi, et pas le moindre ! Il faut qu’un capitaliste sache faire un emploi judicieux de ses capitaux, qu’il sache gouverner son affaire et lui-même, — ce que, généralement, l’ouvrier ne sait pas faire — il doit s’enquérir des produits qu’il est avantageux de produire, à quel endroit ils sont demandés, etc., etc. Il faut que ce troisième capital trouve à se récupérer dans l’entreprise. Notez que si l’entrepreneur est ingénieur, savant, médecin, la prime doit être bien plus forte, car, coûtant plus cher à établir, ils coûtent, par ce fait, bien plus cher à réparer.


Cette distinction subtile établie, transformant en capitaux les divers éléments qui prennent part à la production, la répartition semble normale, le capitaliste empoche trois parts de produits pour son compte et le tour est joué. L’ouvrier a reçu son compte, de quoi se plaindrait-il ? Qu’il économise aussi, lui, il mettra ses économies dans les entreprises et il touchera triple part. Qu’il sache se priver s’il veut arriver à quelque chose ! qu’il ne dépense pas follement son argent dans les cabarets ! qu’il ne fasse pas tant d’enfants ! La lutte est dure, il faut savoir réduire ses jouissances si on veut pouvoir les augmenter par la suite !… Tas de Jean-foutre !

Messieurs les économistes, qui nous parlent de l’intelligence plus grande des capitalistes, oseraient-ils bien nous affirmer que ceux qui, dans les coups de bourse, les tripotages et les accaparements, raflent des millions, ont dépensé une intelligence un million de fois supérieure, nous ne dirons à celle de l’ouvrier qui peut passer pour artiste dans son métier, mais même de l’ouvrier le plus humble, dans le métier le plus vulgaire ?

Prenez un ouvrier, en le supposant des plus favorisés, gagnant, — relativement aux moins favorisés — — de bonnes journées, n’ayant jamais de chômages, jamais de maladies. Cet ouvrier pourra-t-il vivre de la vie large qui devrait être assurée à tous ceux qui produisent, satisfaire tous ses besoins physiques et intellectuels, tout en travaillant ? — Allons donc, ce n’est pas la centième partie de ses besoins qu’il pourra satisfaire, les aurait-il des plus bornés ; il faudra qu’il les réduise encore s’il veut économiser quelques sous pour ses vieux jours. Et, quelle que soit sa parcimonie, il n’arrivera jamais à économiser assez pour vivre à ne rien faire. Les économies faites dans la période productive arriveront à peine à compenser le déficit qu’amène la vieillesse, s’il ne lui survient des héritages ou toute autre aubaine qui n’a rien à voir avec le travail.

Pour un de ces travailleurs privilégiés, combien de misérables qui n’ont pas de quoi manger à leur faim ! Les développements de l’outillage mécanique ont permis aux exploiteurs de réduire leur personnel, les sans-travail devenus plus nombreux ont fait diminuer les salaires, multiplier les chômages, les maladies viennent les réduire encore, de sorte que l’ouvrier aisé tend, de plus en plus, à devenir un mythe, et qu’au lieu d’espérer de sortir de sa misère, le travailleur, si la société bourgeoise dure encore longtemps, doit s’attendre à s’y enfoncer davantage.


Maintenant, supposons que le travailleur aisé, au lieu de continuer à placer ses économies en valeurs quelconques, se mette, quand il a réuni une certaine somme, à travailler à son compte. Ceci devient encore de plus en plus impossible, grâce à l’outillage mécanique qui exige la concentration d’énormes capitaux et ne laisse plus de place à l’industriel isolé ; mais nous pouvons admettre sa possibilité et nous supposons que cet ouvrier-patron travaille seul. Si les données de l’économie politique sont vraies, que chaque faculté de l’homme soit an capital engagé et qu’il produise la fortune pour celui qui le met en œuvre, voilà un individu qui apporte le capital-argent, le capital-force, le capital-intelligence ; n’ayant à partager avec personne, il ne va pas tarder à voir décupler son capital-argent entre ses mains et devenir millionnaire à son tour ?


Dans la pratique, l’ouvrier qui travaille seul, à son compte, n’existe presque pas ; le petit patron, avec deux ou trois ouvriers, vit peut-être un tantinet mieux que ceux qu’il emploie, mais il doit travailler tout autant, sinon plus, talonné sans cesse par les échéances ; il ne doit s’attendre à aucune amélioration, bien heureux s’il arrive à se maintenir dans son bien-être relatif et à éviter la faillite.

Les gros bénéfices, les grosses fortunes, la vie à grandes guides, sont réservés aux gros propriétaires, aux gros actionnaires, aux gros usiniers, aux gros spéculateurs, qui ne travaillent pas eux-mêmes, mais occupent les ouvriers par centaines. Ce qui prouve que le capital est bien du travail accumulé, mais le travail des autres accumulé dans les mains d’un seul, d’un voleur.

Du reste, la meilleure preuve qu’il y a un vice fondamental dans l’organisation sociale, c’est que l’outillage mécanique, qui est un progrès engendré par toutes les connaissances acquises, transmises de génération en génération, et qui, par conséquent, devrait bénéficier à tous les êtres humains, en leur rendant la vie plus large et plus facile, par le fait qu’elle augmente leur force de production et leur donne le moyen de produire beaucoup plus, tout en travaillant moins longtemps ; l’outillage mécanique n’apporte aux travailleurs qu’un surcroît de misère et de privations. Les capitalistes sont les seuls à bénéficier des avantages des inventions mécaniques qui leur permettent de réduire leur personnel, et, à l’aide de cet antagonisme établi, le chômage entre le personnel inoccupé et le personnel occupé, ils en profitent pour diminuer le salaire du dernier, la misère poussant le premier à accepter le prix offert, fût-il inférieur à la somme nécessaire à leur conservation et à leur reproduction, ce qui prouve que les prétendues lois naturelles se trouvent violées par leur propre fonctionnement ; que, par conséquent, si elles sont des lois, elles sont loin d’être naturelles.


D’autre part, il est une chose certaine, c’est que les capitalistes, avec tous leurs capitaux, tout leur outillage mécanique, ne pourraient absolument rien produire s’ils n’avaient le concours des travailleurs — tandis que ces derniers, en s’entendant entre eux et en solidarisant leurs forces, pourraient fort bien produire sans le concours des capitaux. Mais passons, la conclusion que nous voulons en tirer est celle-ci : du moment que les capitalistes ne peuvent mettre leurs capitaux en œuvre sans le concours du travailleur, c’est que ce dernier est le facteur le plus important dans la production, et que, en toute logique, c’est à lui que devrait revenir la meilleure part du produit. Or, comment se fait-il que, au contraire, ce soient les capitalistes qui absorbent la meilleure part du produit ; moins ils produisent, plus ils jouissent ? Que plus les travailleurs produisent, plus ils accumulent les chances de chômage et ont alors moins de chances de consommer ? Comment se fait-il que plus les magasins regorgent de produits, plus les producteurs crèvent de faim, et que ce qui devrait être une source de richesse et de jouissance générales, devient une source de misère pour ceux qui ont produit ?


De tout ceci, il ressort clairement que la propriété individuelle n’est accessible qu’à ceux qui exploitent leurs semblables. L’histoire de l’Humanité nous démontre que cette forme de la propriété n’a pas été celle des premières associations humaines, que ce n’est que très tard dans leur évolution, quand la famille a commencé à se dégager de la promiscuité, que la propriété individuelle a commencé à se montrer, dans la propriété commune au clan, à la tribu.

Ceci ne prouverait rien contre sa légitimité, si cette appropriation avait pu s’opérer d’une façon autre qu’arbitrairement ; c’est seulement pour démontrer aux bourgeois qui ont voulu faire un argument en sa faveur en prétendant que la propriété a toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, que cet argument n’a pas davantage de valeur à nos yeux.


Du reste, eux qui déclament tant contre les anarchistes qui se réclament de la force pour les déposséder, est-ce qu’ils y mirent tant de formes pour déposséder la noblesse en 89 et frustrer les paysans qui s’étaient mis à l’œuvre en pendant les hobereaux, détruisant les chartriers, s’emparant des biens seigneuriaux ?

Est-ce que les confiscations et les ventes, fictives ou à prix dérisoires, qu’ils en firent, n’eurent pas pour but de dépouiller les possesseurs d’alors et les paysans qui en espéraient leur part pour les accaparer à leur profit ? N’usèrent-ils pas du simple droit de la force qu’ils masquèrent et sanctionnèrent par des comédies légales ? Cette spoliation ne fut-elle pas plus inique ? — en admettant que celle que nous réclamons le soit, ce qui n’est pas — vu qu’elle ne fut pas faite au profit de la collectivité, mais contribua seulement à enrichir quelques trafiquants, qui se dépêchèrent de faire la guerre aux paysans — qui s’étaient rués à l’assaut des châteaux — en les fusillant et les traitant de brigands.

Les bourgeois sont donc mal venus de crier au vol lorsqu’on veut les forcer à restituer, car leur propriété n’est, elle-même, que le fruit d’un vol.

VI

LA FAMILLE


La propriété, la famille, l’autorité, se sont développées parallèlement, cela ne fait aucun doute. Étant donné que les hommes unirent leurs efforts sous la pression d’un besoin commun, d’un obstacle à abattre où s’épuisaient en vain les efforts individuels, il coule de source que les profits, résultant de ce concours de forces, furent partagés en commun. Ces associations étant temporaires, bornées au résultat immédiat à obtenir, nul doute aussi que le premier groupement humain dut être, comme il en est encore chez certains mammifères, chez certains anthropoïdes, le noyau familial, c’est-à-dire le groupement de la ou de quelques femelles, et des jeunes autour du mâle le plus fort qui, pour conserver son autorité, expulsait de la horde les jeunes mâles devenus en âge de lui porter ombrage.

Mais, cette autorité du mâle fut-elle complète et s’imposa-t-elle dans tous les groupements dès leurs débuts, voilà ce qu’il serait téméraire de préjuger, car, si nous trouvons chez les sauvages des exemples où l’association, étant devenue plus nombreuse, s’étant formée du groupement de plusieurs noyaux familiaux, l’autorité du mâle s’est imposée ; par nombre d’autres exemples très probants, par nombre de coutumes, telles que la « couvade »[1], il semble résulter que l’autorité de la mère sur la progéniture fut la première reconnue.

Il existe des peuplades où les enfants font partie de la tribu de la mère ; d’autres où l’autorité du mâle est déjà reconnue, mais où ce sont les enfants de sa sœur qui héritent de ses biens, à l’exclusion de ses enfants propres ; ce qui établirait une transition entre l’autorité maternelle et l’autorité paternelle. Autre caractère transitoire, cette habitude de la couvade où lorsque la femme accouche, c’est l’homme qui se met au là, avale des drogues et reçoit des congratulations sur sa délivrance. Ici, on sent que l’homme, pour affirmer son autorité sur sa progéniture, a besoin de faits pour prouver sa paternité. Il n’en aurait pas besoin, si elle ne lui était pas contestée par des coutumes antérieures, qui ont pu disparaître, mais dont le souvenir se perpétue par la pratique des coutumes réactives qu’elles ont suscitées.


Et l’union entre l’homme et la femme, combien de fois n’a-t-elle pas variée ? Au début, dès les tout commencements de l’humanité, il n’y a aucune forme de mariage, la promiscuité la plus complète règne entre les sexes, l’homme s’accouple avec la première femelle venue, celle-ci accepte ou subit les caresses de tous les mâles qui la prennent.

L’homme se développant et devenant un peu moins grossier, une très grande promiscuité règne encore, mais on commence à distinguer un premier degré de parenté. On n’a pas encore appris à discerner bien distinctement les termes de père, mère, frère, sœur, mais les unions sont défendues entre tribus portant le même totem, ayant la même origine commune ; mais les femmes continueront à appartenir à tous les hommes, ceux-ci à toutes les femmes du clan.

Plus tard, le mâle ayant été reconnu le chef de la famille, celle-ci commencera bien à reconnaître quelques degrés dans la parenté et la filiation, mais les mariages continueront à se faire entre frères et sœurs, le fils héritera sans scrupule aucun du harem de son père, il faudra faire encore un pas de plus dans l’évolution pour que la mère de l’héritier ne soit pas comprise dans l’héritage.

Notons encore que, s’il y a des peuples où un seul homme peut posséder plusieurs femmes, par contre, il existe des peuplades où les femmes possèdent plusieurs hommes.

Mais ces progrès, ces changements de coutumes ne se font pas logiquement les uns après les autres, s’éliminant mutuellement au fur et à mesure qu’en apparaît un plus compliqué. Ces coutumes se fondent les unes dans les autres, s’amalgament, s’enchevêtrent de façon à ne plus pouvoir s’y reconnaître. Leurs combinaisons sont multiples, les coutumes se superposent, en éliminant une ici, une autre ailleurs, ce n’est que par l’étude des observations des voyageurs passés, des peuplades encore existantes que nous arrivons à nous faire une idée approximative de l’évolution humaine.


De tout ceci, il résulte donc que la propriété a reposé sur d’autres bases que celles où elle s’appuie aujourd’hui, a eu une autre division et ne doit sa destination actuelle qu’à la force, la ruse et le vol ; car il est bien évident que la famille ayant débuté par être une association commune, il ne pouvait y exister de propriété individuelle, et que, par conséquent, ce qui, primitivement, a appartenu à tous, n’a pu devenir la propriété de quelques-uns que par des moyens de spoliation quelconque.

La famille, également, a été tout autre que ce qu’elle est actuellement. Et les bourgeois qui prétendent que ces deux institutions reposent sur des bases inattaquables et inamovibles ne savent ce qu’ils disent, vu qu’il n’y a pas de raison pour que ce qui a évolué n’évolue pas encore. Leur affirmation ne prouverait qu’une chose, c’est que ces deux institutions, si elles ne devaient plus progresser, seraient bien près de leur décadence ; car c’est une loi de la vie que ce qui ne marche plus, périt, se désagrège, pour donner naissance à d’autres organismes ayant une période d’évolution à parcourir.


Et la vérité de cet axiome est tellement évidente que les bourgeois ont été forcés de le reconnaître en ajoutant, comme correctif au mariage, qu’ils voulaient maintenir indissoluble, le divorce, qui n’est applicable qu’à des cas spéciaux, que l’on n’obtient qu’au moyen de procès, de démarches sans nombre et en dépensant beaucoup d’argent, mais n’en est pas moins un argument contre la stabilité de la famille puisque, après l’avoir repoussé si longtemps on l’a enfin reconnu nécessaire, et qu’il vient fortement ébranler la famille en brisant le mariage qui en est la sanction.

Quel plus bel aveu en faveur de l’union libre pourrait-on demander ? Ne devient-il pas bien évident qu’il est inutile de sceller par une cérémonie ce qu’une autre cérémonie peut défaire ? Pourquoi faire consacrer par un bonhomme sanglé d’une sous-ventrière l’union que trois autres bonshommes en jupes et en toques pourront déclarer nulle et non avenue ?


Donc, les anarchistes repoussent l’organisation du mariage. Ils disent que deux êtres qui s’aiment n’ont pas besoin de la permission d’un troisième pour coucher ensemble ; du moment que leur volonté les y porte, la société n’a rien à y voir, et encore moins à intervenir.

Les anarchistes disent encore ceci : Par le fait qu’ils se sont donnés l’un à l’autre, l’union de l’homme et de la femme n’est pas indissoluble, ils ne sont pas condamnés à finir leurs jours ensemble, s’ils deviennent antipathiques l’un à l’autre. Ce que leur libre volonté a formé, leur libre volonté peut le défaire.

Sous l’empire de la passion, sous la pression du désir, ils n’ont vu que leurs qualités, ils ont fermé les yeux sur leurs défauts, ils se sont unis, et voilà que la vie commune efface les qualités, fait ressortir les défauts, accuse des angles qu’ils ne savent arrondir ; faudra-t-il que ces deux êtres, parce qu’ils se seront illusionnés dans un moment d’effervescence, paient de toute une vie de souffrance l’erreur d’un moment qui leur a fait prendre pour une passion profonde et éternelle ce qui n’était que le résultat d’une surexcitation des sens ?

Allons donc ! il est temps de revenir à des notions plus saines. Est-ce que l’amour de l’homme et de la femme n’a pas été toujours plus fort que toutes les lois, toutes les pruderies, toutes les réprobations que l’on a voulu attacher à l’accomplissement de l’acte sexuel ?

Est-ce que malgré la réprobation que l’on a jetée sur la femme qui trompait son mari, — nous ne parlons pas de l’homme qui a toujours su se faire la part large dans les mœurs — malgré le rôle de paria réservé dans nos sociétés pudibondes à la fille-mère ; est-ce que cela a empêché un seul moment les femmes de faire leur mari cocu, les filles de se donner à celui qui leur avait plu ou avait su profiter du moment où les sens parlaient plus fort que la raison ?

L’histoire, la littérature, ne parlent que d’hommes ou de femmes cocufiés, de filles séduites. Le besoin génésique est le premier moteur de l’homme ; on se cache, mais on cède à sa pression.

Pour quelques esprits passionnés, faibles et timorés qui se suicident avec l’être aimé, parfois n’osant rompre avec les préjugés, n’ayant pas la force morale de lutter contre les obstacles que leur opposent les mœurs, et l’idiotie de parents imbéciles, innombrable est la foule de ceux qui se moquent des préjugés… en cachette. Cela a seulement contribué à nous rendre fourbes et hypocrites et voilà tout.


Pourquoi vouloir s’entêter à réglementer ce qui a échappé à de longs siècles d’oppression ? Reconnaissons donc, une bonne fois pour toutes, que les sentiments de l’homme échappent à toute réglementation et qu’il faut la liberté la plus entière pour qu’ils puissent s’épanouir complètement et normalement. Soyons moins puritains, et nous serons plus francs, plus moraux.

L’homme propriétaire, voulant transmettre, à ses descendants, le fruit de ses rapines, la femme ayant été jusqu’ici considérée comme inférieure, et plutôt comme une propriété que comme un associé, il est évident que l’homme a façonné la famille en vue d’assurer sa suprématie sur la femme, et pour pouvoir, à sa mort, transmettre ses biens à ses descendants, il a fallu qu’il rendît la famille indissoluble. Basée sur les intérêts et non sur l’affection, il est évident qu’il fallait une force et une sanction pour l’empêcher de se désagréger, sous les chocs occasionnés par l’antagonisme des intérêts.

Or, les anarchistes, que l’on a accusés de vouloir détruire la famille, veulent justement détruire cet antagonisme, la baser sur l’affection pour la rendre plus durable. Ils n’ont jamais érigé en principe que l’homme et la femme à qui il plairait de finir leurs jours ensemble, ne pourraient le faire sous prétexte que l’on aurait rendu les unions libres. Ils n’ont jamais dit que le père et la mère ne pourraient élever leurs enfants, parce qu’ils demandent qu’on respecte la liberté de ces derniers, qu’ils ne soient plus considérés comme une chose, comme une propriété par leurs ascendants.

Certainement ils veulent abolir la famille juridique, ils veulent que l’homme et la femme soient libres de se donner et de se reprendre quand il leur fait plaisir. Ils ne veulent plus d’une loi stupide et uniforme réglementant leurs rapports dans des sentiments si complexes et si variés que ceux qui procèdent de l’amour.


Si les sentiments de l’être humain sont portés vers l’inconstance, si son amour ne peut se fixer sur le même objet, comme le prétendent ceux qui veulent réglementer les relations sexuelles, que nous importe ! que pouvons-nous y faire ? Puisque jusqu’à présent, la compression n’a pu rien empêcher, que nous donner des vices nouveaux, laissons donc libre la nature humaine, laissons-la évoluer où la portent ses tendances, ses aspirations. Elle est, aujourd’hui, assez intelligente pour savoir reconnaître ce qui lui est utile ou nuisible, pour reconnaître, par l’expérience, dans quel sens elle doit évoluer. La loi d’évolution fonctionnant librement, nous sommes certains que ce seront les plus aptes, les mieux doués qui auront chance de survivre et de se reproduire.

La tendance humaine, au contraire, est-elle, comme nous le pensons, portée vers la monogamie, vers l’union durable de deux êtres qui, s’étant rencontrés, ayant appris à se connaître et s’estimer, finissent par ne plus faire qu’un, tellement leur union devient intime et complète, tellement leurs volontés, leurs désirs, leurs pensées deviennent identiques, ceux-là auront encore bien moins besoin de lois pour les contraindre à vivre ensemble ; est-ce que leur propre volonté ne sera pas le plus sûr garant de l’indissolubilité de leur union ?

Quand l’homme et la femme ne se sentiront plus rivés l’un à l’autre, s’ils s’aiment vraiment, cet amour aura pour résultat de les amener, réciproquement, à chercher de mériter l’amour de l’être qu’ils auront choisi. Sentant que le compagnon ou la compagne que l’on aime peut s’envoler du nid du jour où il n’y trouverait plus la satisfaction qu’il avait rêvée, chaque individu mettra tout en œuvre pour se l’attacher complètement. Comme dans ces espèces d’oiseaux où, à la saison des amours, le mâle revêt un plumage nouveau et éclatant pour séduire la femelle dont il veut s’attirer les faveurs, les humains cultiveront les qualités morales qui doivent les faire aimer et rendre leur société agréable. Basées sur ces sentiments, les unions seront rendues indissolubles plus que ne pourraient le faire les lois les plus féroces, la compression la plus violente.


Nous n’avons pas fait la critique du mariage actuel qui équivaut à la prostitution la plus éhontée : Mariages d’affaires, où les sentiments affectifs n’ont rien à voir, mariages de convenance arrangés — dans les familles bourgeoises surtout — par les parents, sans consulter ceux que l’on unit ; mariages disproportionnés où l’on voit de vieux gâteux unir, grâce à leur argent, leur vieille carcasse, menaçant ruine, à la fraîcheur et à la beauté de toutes jeunes filles ; vieilles drôlesses achetant, à force d’écus, la complaisance de jeunes marloux payant, de leur peau et d’un peu de honte, la soif de s’enrichir. Cette critique a été faite et refaite, à quoi bon y revenir ? Il nous a suffi de démontrer que l’union sexuelle n’a pas toujours revêtu les mêmes formalités, qu’elle ne peut atteindre sa plus grande dignité qu’en se débarrassant de toute entrave. À quoi bon chercher autre chose[2].

VII

L’AUTORITÉ


La question de propriété est tellement mêlée à celle d’autorité que, en traitant de celle-là dans le chapitre spécial, nous n’avons pu faire autrement que de traiter de l’origine et de l’évolution de celle-ci. Nous n’y reviendrons donc pas et nous ne nous occuperons que de la période actuelle, de l’autorité que l’on prétend baser sur le suffrage universel, la loi des majorités.

Comme nous l’avons vu, l’origine divine de la propriété et de l’autorité étant sapée, les bourgeois ont dû leur chercher une nouvelle base plus solide. Ayant détruit eux-mêmes celle du droit divin, aidé à combattre celle du droit de la force, ils cherchèrent à y substituer celle de l’argent, en faisant nommer les chambres par le régime censitaire, c’est-à-dire par une certaine catégorie d’individus qui payaient les impôts plus élevés. Plus tard, il fut question d’y adjoindre les « capacités », c’étaient les bourgeois déclassés qui réclamaient.

Mais tout cela ne pouvait avoir longue durée. Du moment que l’autorité était mise en discussion, elle perdait de sa force, et ceux qui ne prenaient pas part au choix des maîtres, ne tardèrent pas à réclamer le droit de donner leur avis dans ce choix.


La bourgeoisie, qui redoutait le peuple, ne voulait faire aucune concession ; elle tenait le pouvoir, elle voulait le garder ; les travailleurs, pour avoir le suffrage universel, durent faire une révolution. Les bourgeois qu’ils portèrent au pouvoir s’empressèrent de leur chicaner ce droit acquis et de rogner les ongles à ce monstre qu’ils pensaient devoir les dévorer. Ce ne fut qu’à la longue, à force de le voir fonctionner qu’ils comprirent qu’il n’était pas dangereux pour leurs privilèges, que ce n’était qu’une guitare dont il fallait savoir jouer, et que cette fameuse arme de revendication que les travailleurs croyaient avoir acquise — ils l’avaient payée de leur sang — n’était qu’un instrument perfectionné de domination qui asservissait ceux qui s’en servaient alors qu’ils croyaient s’émanciper.

En effet, qu’est-ce que le suffrage universel, sinon le droit, pour les gouvernés, de choisir leur maître ; le droit de choisir les verges oui doivent les fouetter ? L’électeur est souverain… pour choisir son maître, mais il n’a pas le droit de ne pas en vouloir, car celui que ses voisins auront choisi sera le sien. Du moment où il a déposé son bulletin dans l’urne, il a signé son abdication, il n’aura plus qu’à se plier aux caprices des maîtres de son choix, ils feront les lois, les lui appliqueront et le jetteront en prison s’il regimbe.


Nous ne voulons pas faire ici, le procès du suffrage universel, ni examiner tous les correctifs, tous les adjuvants que l’on a voulu y apporter pour obvier aux fantaisies des élus, assurer la souveraineté de l’électeur, en lui donnant les moyens de forcer l’élu à tenir ses promesses, cela nous entraînerait trop loin, et n’a, du reste, aucune importance pour nous, puisque nous voulons démontrer qu’il ne doit pas y avoir plus de lois des Majorités que de Droit divin, que les individus ne doivent pas être soumis à d’autre règle que celle de leur volonté.

Et, même, en disséquant le fonctionnement du suffrage universel, nous arriverons à démontrer que ce n’est même pas la majorité qui gouverne, mais une minorité très infime, sortie d’une autre minorité, qui n’est elle-même qu’une minorité choisie dans la masse gouvernée.


Ce n’est qu’arbitrairement que les femmes et les enfants, qui subissent aussi les lois, sont exclus du droit de prendre part au vote. Si nous déduisons encore ceux qui, pour une raison ou une autre n’usent pas de ce « droit », nous nous trouvons en présence d’une première minorité reconnue, très arbitrairement, comme la seule apte à choisir des maîtres pour tous.

En deuxième lieu, le jour du vote, c’est la majorité qui, théoriquement, doit décider de l’élu de la circonscription ; mais, pratiquement, le choix des électeurs se répartissant sur six, huit, dix candidats et souvent plus — sans compter ceux des électeurs qui, ne trouvant pas, dans la foule des candidats, leur opinion représentée, votent contre leur idée — l’élu n’est donc, encore ici, que le produit d’une seconde minorité.

En troisième lieu, les élus une fois réunis, c’est encore la majorité qui, théoriquement toujours, doit décider parmi eux, mais là encore les opinions se divisant en groupes, sous-groupes innombrables, il s’ensuit, dans la pratique, que ce sont de petits groupes d’ambitieux qui, se tenant entre les partis extrêmes, décident du vote par l’apport de leurs voix à ceux qui leur offrent le plus d’avantages.

On voit, par le peu que nous venons de dire, que la prétendue souveraineté de l’électeur se borne à bien peu de choses, mais il faut noter que, pour ne pas embrouiller le lecteur, nous avons simplifié notre critique et avons supposé que chacun agissait correctement et logiquement. Mais, si nous faisons entrer en ligne de compte les intrigues, les tripotages, les calculs ambitieux, si nous faisons remarquer, qu’avant d’être définitives, les lois doivent passer devant une autre assemblée : le Sénat qui, lui, est nommé par une autre catégorie d’électeurs, si nous tenons compte que le pouvoir législatif se compose de cinq cents et quelques députés et que chaque électeur n’en nomme qu’un, que sa volonté, par conséquent, entre pour moins d’un cinq centième dans la volonté générale, réduite encore par le veto du Sénat, nous finirons par nous apercevoir que la souveraineté individuelle est en quantité si infinitésimale dans la souveraineté nationale que l’on finit par ne pas la retrouver au décantage.

Mais ce n’est rien encore ; le suffrage universel a un effet encore bien plus désastreux. C’est de donner naissance au règne des nullités et des médiocrités, et nous le prouvons.

Toute idée nouvelle, en avance sur son époque, est toujours, par ce fait, en minorité à ses débuts. Très clairsemés sont les cerveaux assez ouverts pour l’adopter et la défendre. Cela est une vérité reconnue, et la conclusion est, que les individus aux idées vraiment larges, vraiment intelligents, sont toujours en minorité. Le gros de la masse professe les idées moyennes qui ont cours, c’est elle qui fait la majorité, c’est elle qui choisira le député qui, pour être nommé, se sera bien gardé de froisser les préjugés de ses électeurs, de heurter les idées reçues. Au contraire, pour arriver à grouper le plus de monde possible sur son nom, il aura fallu qu’il arrondisse ses angles, qu’il ait fait choix d’un stock de lieux communs pour débiter à ceux dont il convoite les suffrages. Pour ne pas les effrayer, il devra renchérir sur leur bêtise. Plus il aura été plat, médiocre et effacé, plus il aura de chances d’être élu.


Que l’on examine bien le fonctionnement de tous les groupements : comités, chambres syndicales, associations de secours mutuels, d’artistes, de littérateurs, etc., toujours dans leur organisation hiérarchique, nommée au suffrage universel, vous verrez les emplois tenus par des individus qui, à part leur ambition, leur besoin de se montrer, de faire parler d’eux ou de se créer une situation aux dépens de leurs collègues et d’un certain esprit d’intrigue, seront des plus médiocres en tout.

C’est que tout esprit original qui ne s’occupe que de la réalisation de son idéal, ne peut faire autrement que de froisser tous ceux — et ils sont nombreux — qui suivent les lois de la sainte routine ; tout le monde criera : haro sur le baudet ! Celui qui cherche la vérité et veut la faire prévaloir n’a pas le temps de descendre aux mesquines intrigues de coulisses, il sera sûrement battu dans la lice électorale par celui qui, n’ayant aucune idée originale, acceptant les idées reçues par le plus grand nombre, aura d’autant moins de peine à rentrer ses angles — qu’il n’a pas — de façon à ne froisser personne. Plus on voudra contenter de monde, plus la ligne moyenne d’idées que l’on aura adoptée, devra être débarrassée des idées nouvelles et originales, plus par conséquent, elle se trouvera vide, terne et médiocre. Voilà tout le suffrage : une peau d’âne sonore, ne rendant que des sons sous les coups de ceux qui veulent la faire parler.


Mais, si l’on discute l’autorité, si on la raille, si on la fouaille, elle est loin, malheureusement, d’être disparue de nos mœurs. Les individus sont tellement habitués à être menés en laisse qu’ils se figureraient perdus, le jour où il n’y aurait plus personne pour les tenir à l’attache. Ils sont tellement habitués à voir paraître dans tous les actes de leur vie, le tricorne du gendarme, la bedaine sanglée du maire, l’ingérence et la morgue de la bureaucratie, les figures chafouines du policier et du juge, qu’ils en sont arrivés à s’habituer à ces promiscuités malpropres, les considérant comme choses certainement désagréables, auxquelles on passe toujours avec satisfaction, quand l’occasion s’en présente, quelques crocs-en-jambe, mais que l’on ne peut s’imaginer voir disparaître sans que l’humanité en fût disloquée du coup. Étrange contradiction de l’esprit humain ! On subit avec peine cette autorité, on la bafoue, on la viole quand on le peut, et on se croit perdu lorsqu’on parle de la supprimer.

Affaire d’habitude, à ce qu’il paraît !

Mais ce préjugé est d’autant plus illogique, disons le mot, d’autant plus bête, que l’idéal de chaque individu, en fait de bon gouvernement, serait d’en avoir un qu’il aurait la facilité d’envoyer promener, du jour où celui-ci voudrait l’empêcher d’agir à sa guise. C’est pour flatter cet idéal que la bourgeoisie a inventé le suffrage dit universel.


Si, parmi les travailleurs, la République a eu tant de crédit ; si, après tant de déceptions, le suffrage universel est considéré encore par les gouvernés, comme moyen d’affranchissement, c’est que l’on est arrivé à leur faire croire qu’en changeant les hommes au pouvoir, ils pouvaient changer le système d’exploitation qui nous opprime, en un système d’où découleraient le bien-être et la félicité pour tout le monde. Erreur profonde qui permet aux intrigants d’égarer les travailleurs à la poursuite de réformes illusoires, ne pouvant amener aucun changement dans leur situation, et les habituant à tout attendre d’un changement de personnel dans cette machine à l’opprimer qui s’appelle l’État. Erreur qui, à chaque révolution, a permis aux intrigants d’escamoter les victoires populaires, de s’installer dans les sinécures de ceux que la tourmente révolutionnaire avait balayés, et de former une nouvelle caste d’exploiteurs en créant, autour d’eux, des intérêts nouveaux qui, une fois établis, ont su s’imposer et réduire au silence ceux qui avaient eu la naïveté de les porter au pinacle.


Quel abîme de contradictions que l’esprit humain ! Si on discute avec des individus à peu près intelligents, ils conviendront bien que, « si tous les hommes étaient raisonnables, il n’y aurait pas besoin de gouvernement ; eux, à la rigueur, s’en passeraient facilement. Mais, malheureusement, tous les hommes ne sont pas raisonnables, certains voudraient abuser de leurs forces pour opprimer les autres, vivre à leurs dépens et ne rien faire ; pour parer à ces inconvénients, il faut une autorité qui les mette à la raison ! »

Ce qui, en termes concrets, revient à dire que, pris en masse, les individus sont trop mauvais pour s’entendre entre eux, mais que, pris individuellement ou par fractions, ils sauront gouverner les autres et qu’il faut se dépêcher de leur mettre une force entre les mains pour qu’ils puissent imposer leurs volontés ! Malheureuse logique ! Comme le raisonnement humain te donne le croc-en-jambe !

Tant qu’il y aura des individus pour commander, est-ce qu’ils ne seront pas, forcément, en antagonisme avec ceux qu’ils commandent ? Est-ce que les individus au pouvoir, fussent-ils sincères, n’auront pas leurs idées propres à faire prévaloir ? Et ces idées, si elles peuvent être bonnes, peuvent aussi être très mauvaises. Noyées dans la masse, elles resteront sans force, avec l’autorité aux mains de ceux qui les professent, elles seront imposées à ceux qui les repousseraient. Et plus les individus au pouvoir seraient sincères, plus impitoyables ils seraient contre ceux qui se révolteraient contre leur manière de voir, étant convaincus de travailler au bonheur de l’humanité.


Nous avons vu dans le chapitre précédent que notre esclavage politique était déterminé par notre situation économique ; nous avons gendarmes, juges, ministres, etc., parce que nous avons banquiers, propriétaires ; l’un entraîne l’autre. Si nous arrivons à renverser ceux qui nous exploitent à l’atelier, si nous arrivons à nous débarrasser de ceux qui nous tiennent aux entrailles, il n’y a plus besoin de la force qui les défend, elle n’a plus raison d’être.

Actuellement, il y a besoin d’un gouvernement, de lois, de députés pour les fabriquer, d’une magistrature pour appliquer ces lois, d’une police pour appuyer les décisions de la magistrature, parce que ceux qui possèdent ont besoin d’une force pour défendre ce dont ils se sont emparés contre les revendications de ceux qu’ils ont dépossédés.

Mais le travailleur, lui, qu’a-t-il à défendre ? Que lui importe tout cet attirail gouvernemental dont il est le seul à supporter les frais d’entretien, sans en tirer aucun profit, qui n’est là que pour lui apprendre qu’il n’a que le droit de crever de faim au milieu de l’abondance qu’il a créée ?

Aux jours sombres de révolte, quand la misère devenue plus intense pousse les travailleurs en masse dans la rue, ce sont encore ces institutions « sociales » qui se dressent devant eux et leur barrent la route de l’avenir. Il faut donc les détruire ; se bien garder de reconstituer une aristocratie nouvelle qui n’aurait qu’un but : jouir le mieux et le plus vite aux dépens de ses protégés. Qu’importe le choix de la main qui vous frappe, c’est à ne plus être frappés que nous devons viser.

N’oublions pas que, quel que soit le nom dont s’affuble l’autorité nouvelle, quelque bénigne qu’elle cherche à paraître, quels que soient les amendements que l’on y apporte, quel que soit le mode de recrutement de son personnel, ne s’en posera pas moins le dilemme suivant : ou bien ses décisions auront force de lois et seront obligatoires pour tous, alors elle aura besoin de toutes les institutions actuelles pour les appliquer et les faire respecter ? — Alors renonçons à être libres. — Ou bien les individus resteront libres de discuter les décisions gouvernementales, de s’y conformer s’il leur plaît, d’envoyer promener l’autorité si elle les embête ? — Alors la liberté reste entière, mais le gouvernement est inutile tout en restant une entrave et une menace. Conclusion : Pas de gouvernement.

VIII

MAGISTRATURE


L’autorité, nous l’avons vu, découle du Droit que s’arroge la Force. Mais, l’homme ayant agrandi le champ de sa pensée, il a fallu que cette autorité justifiât son existence. Se combinant avec la religiosité et l’appui des prêtres, elle se prétendit d’origine divine, se forma en caste fermée, et en arriva, par la suite, à résister à la force brutale du roi et des seigneurs : la magistrature était fondée. Et lorsque la bourgeoisie s’empara du pouvoir, en 89, elle n’eut garde de détruire ce pilier de l’ordre social. Du reste, est-ce que la noblesse de robe n’appartenait pas plus à la bourgeoisie qu’à la noblesse d’épée ? On en fut quitte à lui chercher un mode de recrutement plus en rapport avec les aspirations nouvelles.

Le Droit divin ayant reçu un fort accroc par la décapitation de Louis XVI, la magistrature ne pouvait, sans risque de passer à son tour sous ce niveau égalitaire, continuer à s’appuyer sur ce Droit. On inventa ou plutôt on déifia la Loi ! La magistrature en fut constituée la gardienne et l’applicatrice soi-disant incorruptible. Le tour était joué ; l’institution la plus redoutable, la plus nécessaire à la défense des privilèges arrivait à se maintenir en se faisant la prêtresse de la nouvelle entité : la Loi, créée par les nouveaux maîtres.


La soumission de la France au régime de la Loi est, en effet, une des conquêtes de 89 dont les historiens bourgeois se sont le plus attachés à faire ressortir les bienfaits. La codification de l’autorité, à entendre ces thuriféraires, avait pour effet le plus immédiat de légitimer l’arbitraire le plus éhonté. Désormais les Français étaient tous égaux ; le peuple n’avait plus rien à réclamer. Il n’y avait plus qu’un seul maître, devant lequel, il est vrai, tous devaient s’incliner, ce qui avait pour effet d’égaliser leur situation. Ce maître, c’était la Loi !

Mais nous, qui ne nous payons pas de mots, si nous recherchons ce que les travailleurs ont pu gagner à cette transformation, nous verrons qu’ils n’y ont gagné qu’une duperie de plus. En effet, au temps de la royauté absolue, quand le roi et les seigneurs contraignaient le manant à les servir, il n’y avait pas à s’y tromper ; la formule : « car tel est notre bon plaisir » indiquait d’où ils tiraient leurs droits. Ils ne se réclamaient que du droit de leur épée, — ils y comptaient bien plus que sur la volonté divine ; — c’était, par conséquent, de la force qu’ils se réclamaient. On se conformait à leurs ordres, on subissait leurs prétentions, mais parce que l’on n’était pas en état d’y résister ; il ne se trouvait pas, du moins, des imbéciles qui venaient vous dire, après les intéressés, qu’il fallait obéir parce que c’est la loi, qu’il est du devoir de chacun de s’y conformer jusqu’à ce qu’on l’ait changée.


Si on reconnaît que la loi peut changer, c’est présumer que cette loi pourra devenir régressive ; et reconnaître cela, c’est avouer que, dès son principe, elle peut léser quelqu’un, car il y a toujours des individus qui sont en avance sur leur époque. La loi alors n’est pas juste, elle n’a pas ce caractère respectable que l’on a voulu lui attacher. Si cette loi me blesse dans mes intérêts ou ma liberté, pourquoi serais-je contraint d’y obéir, et quel est l’arrêté immuable qui puisse justifier cet abus ?


En matière de science, lorsque les savants, après bien des recherches et des travaux, arrivent à formuler ce que l’on appelle une loi naturelle, ce n’est pas parce qu’une majorité ou un cénacle d’individus, se croyant supérieurs au resté des mortels, auront décidé qu’en vertu de leur volonté, il était ordonné aux forces naturelles de se conformer à telle ou telle évolution. On rirait au nez des imbéciles qui auraient cette prétention.

Quand une loi naturelle est proclamée, c’est qu’il a été reconnu que, si tel phénomène s’est produit, telle combinaison chimique s’est opérée, c’est qu’en vertu de telle ou telle force, de par l’existence de telles affinités, étant donné le milieu dans lequel le phénomène s’est accompli, il était impossible qu’il en fût autrement. Telles forces mises en mouvement en telles conditions produisent tel résultat ; c’est mathématique. Alors, la loi découverte n’arrive plus ici pour régir le phénomène, mais pour en expliquer les causes. Ces lois, on peut les discuter, les mettre en doute et même les nier ; les divers corps qui composent notre monde n’en continuent pas moins de se combiner selon leurs propriétés ou affinités, la terre de tourner, sans qu’il y ait besoin d’aucune force pour protéger leur évolution et punir ceux qui voudraient les violer.

Dans nos sociétés, il en est tout autrement. Les lois ne semblent faites que pour être violées. C’est que ceux qui les ont faites n’ont consulté que leurs préférences personnelles, l’intérêt de la caste qu’ils représentaient, le degré moyen de l’évolution morale de leur époque, sans qu’il soit tenu compte du caractère, des tendances et des affinités de ceux qu’il s’agit d’y soumettre ; ce qui serait impossible, du reste, étant donnée la diversité des caractères et tendances individuelles. Chaque propriété a ses lois ; il ne peut, davantage, y avoir de loi unique et universelle en sociologie qu’en physique, sous peine, pour cette loi, d’être arbitraire, inapplicable.

En effet, dans nos sociétés, pas une loi qui ne blesse une partie des membres qui composent cette société, soit dans leurs intérêts, soit dans leurs idées ; pas une loi que chaque parti triomphant n’ait pu tourner contre ses adversaires. Une fois le pouvoir conquis, tout parti illégal devient légal, car c’est lui qui, par ses créatures, fait appliquer la Loi !


On en peut donc conclure que la loi n’étant que la volonté du plus fort, on n’est tenu d’y obéir que lorsqu’on est trop faible pour pouvoir y résister, que rien ne la légitime, et que la fameuse légalité n’est qu’une question de plus ou de moins de force. Aussi, quand certains farceurs viennent opposer aux travailleurs leur raison suprême : la légalité, ces derniers peuvent leur rire au nez en leur demandant si l’on est venu les consulter pour fabriquer ces lois. Et quand même ils y auraient adhéré un moment, ces lois ne peuvent avoir d’effet qu’autant que ceux qui les ont acceptées continuent à les croire utiles et veulent bien s’y conformer.

Il serait drôle, sous prétexte qu’à un moment donné de notre vie, ayant accepté une ligne de conduite quelconque, nous fussions forcés de l’adopter pour le restant de notre vie, sans pouvoir la modifier, parce que cela pourrait déplaire à un certain nombre d’individus qui, pour une cause ou une autre, trouvant leur compte dans l’ordre de choses existant, voudraient se cristalliser dans le présent.

Mais ce qui est bien plus risible encore, c’est de vouloir nous soumettre aux lois des générations passées, c’est la prétention de nous faire croire que nous devons respect et obéissance aux fantaisies qu’il aura plu à quelques bonshommes de codifier et d’ériger en lois, il y a quelque cinquante ans ; c’est, enfin, cette outrecuidance à vouloir asservir le présent aux conceptions du passé.

C’est ici, alors, que nous entendons récriminer tous les fabricants de lois, ceux qui en vivent, et les naïfs leur emboîter le pas et s’écrier que la société ne pourrait subsister s’il n’y avait plus de lois ; que les individus s’égorgeraient s’ils n’avaient une autorité tutélaire pour les maintenir dans la crainte et le respect des situations acquises.

Nous aurons à voir plus loin que, malgré les lois et la coercition, les crimes n’en continuent pas moins de se commettre, que les lois sont impuissantes à les réprimer et à les prévenir, la conséquence qu’ils sont de l’organisation vicieuse qui nous régit, et que, par conséquent, ce ne sont pas les lois qu’il faut chercher à maintenir ou à modifier, mais le système social à changer.


Mais ce qui nous indigne encore plus, c’est qu’il y ait des individus assez audacieux pour s’ériger en juges des autres. Alors que l’autorité s’appuyait sur une source divine, alors que la justice passait pour une émanation de Dieu, nous comprenons que ceux qui en étaient investis se crussent des êtres à part, doués, de par la volonté divine, d’une parcelle de son omnipotence, de son infaillibilité, et se figurassent être aptes à distribuer récompenses et châtiments au troupeau des vulgaires mortels.

Mais, dans notre siècle de science et de libre critique, où l’on reconnaît que tous les hommes sont pétris de la même pâte, sujets aux mêmes passions, aux mêmes fugues, aux mêmes erreurs ; aujourd’hui que la Divinité agonisante ne vient plus animer de son souffle la raison toujours faillible des individus, nous nous demandons comment il y a des hommes assez ignares ou assez outrecuidants pour oser assumer de sang-froid, de propos délibéré, la terrible responsabilité d’enlever à un autre homme sa vie ou une partie de son indépendance.


Lorsque tous les jours, dans les choses les plus ordinaires de la vie, nous ne pouvons, les trois quarts du temps, arriver à analyser, non seulement les causes qui font agir nos prochains immédiats, mais bien souvent les véritables mobiles de nos actes à nous-mêmes, comment peut-on avoir cette suffisance de croire arriver à démêler la vérité dans une affaire dont on ne connaît ni les débuts, ni les acteurs, ni les mobiles qui ont fait agir ceux-ci, et qui n’arrive au tribunal que grossie, commentée, dénaturée par les gloses de ceux qui y ont participé d’une manière quelconque, ou, le plus souvent, ne l’ont entendu que raconter par d’autres ?

Vous qui vous posez en juges sévères et infaillibles de cet homme qui a tué ou volé, savez-vous quels sont les mobiles qui l’ont fait agir ? Connaissez-vous les circonstances de milieu, d’hérédité ou même de hasard qui ont influé sur son cerveau et l’ont amené à commettre l’acte que vous lui reprochez ? Vous les hommes implacables qui lancez l’anathème sur le « justiciable » que la force publique amène à votre barre, vous êtes-vous jamais demandé si, placés dans le milieu et les circonstances où cet homme agit, vous n’auriez pas fait pis ? Quand même vous seriez les hommes impeccables, austères et sans tache que vous êtes censé paraître, vous qui, d’un mot, tranchez impitoyablement les vies et les libertés humaines, vous n’oseriez prononcer vos arrêts si vous aviez bien réfléchi à la fragilité humaine ; si vous étiez conscients de ce que vous faites, vous reculeriez épouvantés devant votre besogne !

Comment vos nuits ne seraient-elles pas troublées par les cauchemars ? comment vos rêves ne seraient-ils pas peuplés des spectres des victimes que fait tous les jours votre prétendue justice ? Sans l’inconscience d’état que donnent la bêtise et l’habitude, vous finiriez par succomber sous le poids du remords et la hantise des fantômes évoqués par vos arrêts.


Notre époque de critique et de science positive n’admet plus guère le principe de justice distributive et ne reconnaît plus la légitimité d’une autorité supérieure récompensant les bons et châtiant les méchants. Vis-à-vis de cette ancienne doctrine que les conceptions du temps rendirent logique durant une phase de l’Humanité, nous propageons l’idée opposée.

Chacun de nous ne voit plus que des actes qu’il considère comme bons ou comme mauvais, suivant qu’ils lui sont agréables ou désagréables, et en conséquence desquels il agit à son tour. Il approuve ou s’enthousiasme, se défend ou attaque d’après l’avantage ou le tort fait à son intérêt, à ses passions et à sa conception de l’idéal. Le besoin commun de solidarité qui entraîne les individus soumis aux mêmes attaques, à s’unir pour la défense est, pour nous, le futur garant d’un ordre social moins troublé que le nôtre. Nous ne jugeons pas, mais agissons et luttons, et nous croyons que l’harmonie universelle résultera du libre agissement de tous les hommes, une fois que la suppression de la propriété individuelle ne permettra pas qu’une poignée d’individus puisse asservir leurs semblables.


Donc, nous ne pouvons admettre que, six semaines ou six ans après un acte commis, un groupe appuyé sur la force armée se rassemble pour juger au nom d’une entité quelconque et récompense ou châtie l’auteur de l’acte. C’est de l’hypocrisie et de la lâcheté. Vous reprochez à cet homme d’avoir tué et pour lui apprendre qu’il a eu tort, vous le faites tuer par le bourreau, cet assassin à gages de la société. Lui et vous, n’aurez même pas l’excuse d’avoir risqué votre peau, puisque vous n’agissez qu’à l’abri d’une force armée qui vous protège.

Nous sommes en guerre avec la caste dominatrice, reconnaissez, gens de la magistrature, que vous en êtes les souteneurs et laissez-nous tranquilles avec vos grands mots et vos grandes phrases ; maintenez les privilèges dont la garde vous est confiée, usez de la force que l’ignorance vous concède, mais laissez la justice en paix : elle n’a rien à voir dans ce que vous faites.


Pour que vous puissiez bien juger de l’ignominie de votre rôle de rabatteurs, nous voudrions, ô juges, qu’il vous arrivât, étant innocents, de tomber entre les griffes de vos semblables pour être jugés à votre tour. Vous pourriez, en cette situation, connaître par quelles angoisses, quelles terreurs ont dû passer ceux qui ont défilé à votre barre et que vous avez torturés, vous, magistrats, comme le chat torture la souris.

En entendant rouler, sur votre tête, les flots de l’éloquence de l’avocat-général qui requerrait contre vous, vous verriez passer devant vos yeux les spectres des malheureux que, dans votre carrière, vous auriez immolés sur l’autel de la vindicte sociale, vous vous demanderiez alors avec terreur si ceux-là aussi n’étaient pas innocents ?

Oh ! oui, nous voudrions, de grand cœur, qu’il y en eût un parmi vous qui, faussement accusé, passât par les transes de ceux qui défilent à votre barre ; car, si un jour, son innocence étant reconnue, s’il était réintégré dans ses fonctions, il y aurait fort à présumer qu’il ne reprendrait sa place au tribunal que pour y venir déchirer sa robe et faire amende honorable de sa vie criminelle de magistrat jugeant au hasard et trafiquant de la vie des hommes.

IX

LE DROIT DE PUNIR ET LES SAVANTS


La science, aujourd’hui, admet sans contestation que l’homme est le jouet d’une multitude de forces dont il subit la pression et que le libre arbitre n’existe pas : Le milieu, l’hérédité, l’éducation, les influences climatologique et atmosphérique, agissent tour à tour sur l’homme, se heurtant, se combinant, mais exerçant une action réelle sur son cerveau, et le faisant tourner sous leur impulsion, comme tourne le toton sous l’action giratoire des doigts du joueur qui le lance.

Selon son hérédité, son éducation et le milieu où il vit, l’individu sera plus ou moins docile aux incitations de certaines forces, plus ou moins réfractaire à certaines autres ; mais il n’en est pas moins acquis que sa personnalité n’est que le produit de ces forces.

Après avoir constaté ces faits, certains savants, dont le chef reconnu est M. C. Lombroso, ont voulu établir l’existence d’un type criminel. Ils se sont appliqués à rechercher les anomalies qui pouvaient caractériser le type qu’ils ont la prétention de reconnaître, et, après avoir bien ergoté sur le type par eux créé, ils concluent à la répression énergique, à l’emprisonnement perpétuel, etc. — L’homme agit sous l’influence de causes extérieures à lui, il n’est donc pas responsable de ses actes ? les savants le reconnaissent, et ils concluent à la… répression !

Nous aurons l’occasion d’expliquer ci-après cette contradiction, examinons pour le moment les principales anomalies signalées par les criminalistes comme caractéristiques de criminalité :

Anciennes blessures ;

Anomalies de la peau ;

Anomalies des oreilles ou du nez ;

Tatouages.

Il y en a bien d’autres qui ne nous semblent pas avoir un plus grand rapport, que celles ci-dessus, avec la mentalité de l’individu, mais notre ignorance en anatomie ne nous permet pas de les discuter à fond. Contentons-nous de celles que nous venons d’énumérer.

Les blessures : Il est bien évident qu’un individu qui porte la marque d’anciennes blessures ne peut être qu’un criminel fieffé, surtout s’il a reçu ces blessures dans un accident de travail ou en risquant sa vie pour sauver un de ses semblables ! — Jusqu’à présent nous avions cru que la criminalité consistait plutôt à donner des coups qu’à en recevoir, il paraît que pour la science c’est le contraire : le criminel est celui qui se laisse blesser ! Inclinons-nous, mes frères !

Quant aux anomalies du nez et des oreilles, nous avons cherché vainement quel rapport elles pouvaient avoir avec le cerveau, nous ne l’avons pas trouvé ; mais il y a mieux. M. Lombroso convient que beaucoup des cas, qu’il cite comme anomalies, se retrouvent en quantité chez ce qu’il appelle les honnêtes gens ! ce sont alors des anomalies qui tendraient à devenir des généralités ! Nous avions été, jusqu’ici, portés à croire qu’une anomalie était un cas qui sortait de la généralité ! La science de M. Lombroso tend à nous prouver le contraire. Triste inconséquence qui prouve par-dessus tout que les gens qui ont enfourché un dada, se sont confinés dans un coin de la science, finissent par perdre la notion exacte de l’ensemble des choses et n’ont qu’un objectif : tout ramener à la portion d’études qu’ils ont embrassée.

Avoir une oreille ou un nez mal fait — le nez principalement — rien de plus désagréable, surtout si cette conformation défectueuse est poussée à l’extrême limite du ridicule. Rien de bien gracieux à porter une couenne de lard, ou une tache de vin sur un côté de la figure, cela est souvent aussi désagréable à ceux qui les regardent qu’à ceux qui les portent ; nous aurions cru cependant que ceux qui en étaient affligés étaient assez péniblement affectés sans vouloir encore les regarder comme criminels !

Mais puisque M. Lombroso l’affirme, poussant sa théorie jusque dans ses conséquences, nous sommes amenés à demander que les sages-femmes et les médecins-accoucheurs soient tenus de mettre à mort tous les nouveau-nés qui viendront au monde avec un nez de travers ou une oreille mal faite. Toute tache pigmentaire ne peut être, évidemment, que l’indice de la plus noire perversité. Ainsi, moi, il me semble me rappeler avoir de ces taches… quelque part, je suis anarchiste — ce qui est considéré, déjà, par certains comme un indice de criminalité, ça concorde bien, je suis destiné à n’être qu’un vulgaire criminel. À mort ! À mort ! la théorie prédit que je dois périr sur « les échafauds ».

En appliquant la doctrine à tous ceux qui en sont justiciables, il y aurait probablement très peu de survivants, mais combien l’humanité serait parfaite au moral et au physique ! Il ne faut jamais reculer devant les conséquences d’une théorie fondée sur l’observation comme l’est celle-ci !


Quant aux tatouages, nous ne les avions pas pris, jusqu’à présent, pour l’indice d’une esthétique bien élevée, oh ! non ; c’est un restant d’atavisme qui porte certains hommes à rehausser « leur beauté naturelle » au moyen d’enjolivements pratiqués sur la peau, absolument comme pouvaient le faire nos ancêtres de l’âge de pierre. Ce même atavisme amène encore bien des femmes à se faire percer les oreilles pour y suspendre des morceaux de métal ou des cailloux brillants, absolument comme les Botocudos du Brésil, ou certaines peuplades australiennes ou africaines s’incisent les lèvres, les cartilages du nez ou les lobes de l’oreille pour y introduire des rondelles de bois ou de métal, ce qui a pour effet, il leur semble du moins, de les rendre d’une beauté sans égale.

Nous envisagions bien ces procédés comme un peu primitifs, mais nous n’avions vu, en cette pratique, aucun caractère de férocité ; cependant, puisque Lombroso nous apprend ce qu’il en est nous espérons bien que l’on nous débarrassera non-seulement de ceux qui se tatouent, mais aussi de celles qui se font percer les oreilles ou se teignent les cheveux.

M. C. Lombroso a bien aussi essayé de reconnaître un type de criminel politique en s’appuyant sur des données tout aussi fantaisistes, mais le suivre sur ce terrain nous écarterait trop de notre sujet ; nous nous en tenons à la critique du criminalisme proprement dit.


Du reste, quelques savants, plus éclairés, n’ont pas tardé à faire eux-mêmes la critique des théories par trop fantaisistes de l’école criminaliste et ont démontré victorieusement le peu de consistance des caractères prétendus criminels dont on voulait faire l’apanage de ceux que l’on tenait à désigner par cette étiquette.

Le Dr Manouvrier, entre autres, dans son cours d’anthropologie criminelle, en 90-91, à la Société d’anthropologie, a réfuté d’une manière admirable les théories de Lombroso et de l’école criminaliste sur les prétendus criminels-nés. Après avoir démontré la fausseté des observations sur lesquelles le savant italien et ses imitateurs tablaient pour arriver à créer le type criminel, en ne prenant pour sujets d’observations que des individus déjà déformés par la vie de prison ou un genre d’existence anormal, M. Manouvrier constatait que les individus peuvent avoir telles ou telles aptitudes qui les rendent propres à tels ou tels actes, mais qu’ils ne sont pas, de par la conformation de leur cerveau ou de leur squelette, destinés fatalement à accomplir ces actes et devenir ce que l’on appelle des criminels. Tel genre d’aptitudes peut indifféremment, selon les circonstances, entraîner l’individu à un acte réputé honorable aussi bien qu’à un acte réputé criminel.

Par exemple, une forte musculature peut, dans un moment de fureur, faire de cet homme vigoureux un étrangleur, mais, tout aussi bien, le gendarme qui arrêtera le criminel ; des instincts violents, le mépris du danger, l’insouciance de la mort, à la recevoir ou à la donner, sont indifféremment ou les vices du criminel, ou la vertu que l’on réclame du soldat ; un esprit fourbe, enclin à la tromperie, insinuant, cauteleux, peuvent faire le pégriot qui ne pense qu’à échafauder vols et escroqueries, mais ce sont aussi les qualités requises pour faire un admirable policier ou un excellent juge d’instruction.


Entraîné par la vérité de son argumentation, le professeur n’hésitait pas, du reste, à reconnaître qu’il était souvent bien difficile de discerner le prétendu criminel du prétendu honnête homme ; et que maint individu qui est hors de prison devrait être dedans et réciproquement.

Et, après avoir, avec les autres savants, reconnu que l’homme n’est que le jouet de toutes les circonstances suivant la résultante desquelles il agit à chaque moment ; après avoir nié le libre arbitre, après avoir reconnu que la justice n’est qu’une entité et n’est, en fait, que la vengeance exercée par la société qui se substitue à l’individu lésé, le professeur, malheureusement, s’arrête en route, après avoir énoncé des aperçus qui le rapprochent de ce que prétendent les anarchistes, il en arrive à conclure que la pénalité n’est pas assez forte, et qu’il faut l’élever ! Il se retranche, il est vrai, derrière la conservation sociale ; les actes réputés criminels, dit-il, ébranlent la société, celle-ci a le droit de se défendre en se substituant à la vengeance individuelle, en frappant ceux qui la gênent d’une peine assez forte pour leur ôter l’envie de continuer.


D’où vient cette contradiction flagrante entre des aperçus si larges et des conclusions si étroites, puisqu’elles demandent le maintien de ce qui est démontré absurde par les prémisses ? Cette contradiction, hélas ! n’est pas imputable à leurs auteurs, elle tient essentiellement à l’imperfection humaine.

L’homme n’est pas universel, le savant qui s’est livré passionnément à une étude arrive à des prodiges de sagacité dans le sillon de la science qu’il a creusé. De déductions en déductions il arrive à résoudre les problèmes les plus ardus faisant partie du domaine qu’il a pris à tâche de cultiver ; mais comme il n’a pu mener de front l’étude de toutes les sciences, de tous les phénomènes sociaux, il arrive qu’il reste en arrière des progrès des autres sciences ; aussi, lorsqu’il veut appliquer les découvertes admirables qu’il a faites aux autres conceptions humaines, il s’ensuit qu’il les applique le plus souvent à faux et qu’il tire une conclusion erronée d’une vérité qu’il a démontrée.

En effet, si les anthropologistes qui ont étudié l’homme, l’ont analysé et sont arrivés à reconnaître sa véritable nature, avaient étudié avec un égal succès la sociologie, passé au crible du raisonnement toutes les institutions sociales qui nous régissent, nul doute que leurs conclusions eussent été différentes.


Puisqu’ils ont admis que l’homme agit sous l’impulsion d’influences extérieures, ils doivent être amenés à rechercher quelles sont ces causes ; en étudiant l’homme réputé criminel et ses actes, l’étude de la nature de ces actes doit forcément s’imposer à leur esprit et leur faire rechercher pourquoi ils sont en antagonisme avec les lois de la société. C’est ici que les influences de milieu, les préjugés d’éducation, leur ignorance relative des questions scientifiques qu’ils n’ont pas étudiées, se combinent pour leur dicter, à leur insu, des conclusions si favorables à l’ordre de choses existant qui font que, tout en le reconnaissant mauvais, tout en demandant une amélioration pour les déshérités, ils ne peuvent concevoir rien de mieux en dehors de l’autorité ! Habitués à ne se mouvoir que la chaîne au cou et sous les morsures du fouet du pouvoir, les plus indépendants voudraient bien en être débarrassés pour eux-mêmes, pour une petite minorité, mais leur conception ne peut admettre que l’humanité marche sans lisières, sans cachots et sans chaînes.


Si nous étudions quels sont les crimes les plus anti-sociaux, les plus visés par le code et les plus fréquents, nous ne tarderons pas à reconnaître qu’en dehors de quelques crimes passionnels, très rares et sur lesquels juges et médecins sont d’accord pour user d’indulgence, c’est l’atteinte à la propriété qui fournit le plus fort contingent de crimes ou de délits. C’est alors que se pose la question, à laquelle peuvent seuls répondre ceux qui ont bien étudié la Société dans sa nature et ses effets : « La propriété est-elle juste ? Une organisation qui engendre un tel nombre de crimes est-elle défendable ? »

Si ce régime entraîne avec lui tant d’actes qui sont une réaction inéluctable, il faut qu’il soit bien illogique, qu’il froisse bien des intérêts, et que le pacte social, loin d’avoir été unanimement et librement consenti, soit dénaturé par l’arbitraire et l’oppression. C’est ce que nous avons pris à tâche de démontrer dans cet ouvrage, et le vice fondamental de l’organisation sociale reconnu, nous constatons avec évidence que pour détruire les criminels, il faut détruire l’état social qui les engendre.

Faites que dans la société chaque individu soit assuré de la satisfaction de tous ses besoins ; que rien ne vienne l’entraver dans sa libre évolution ; que dans l’organisation sociale, il n’y ait pas d’institutions dont il puisse se servir pour entraver ses semblables, vous verrez les crimes disparaître ; s’il restait quelques natures isolées assez corrompues ou abâtardies par notre société actuelle pour commettre quelques-uns de ces crimes auxquels on ne peut trouver d’autres causes que la folie, ces individus ne relèveraient plus que de la science et non du bourreau, cet assassin à gages de la société capitaliste et autoritaire.


Vous faites la guerre aux voleurs et aux assassins, dites-vous ? mais qu’est-ce qu’un voleur et un assassin ? — Des individus, direz-vous, qui prétendent vivre à ne rien faire, aux dépens de la société. Mais jetez donc un coup d’œil sur votre société, vous reconnaîtrez qu’elle fourmille de voleurs et que, loin de les punir, vos lois ne sont faites que pour les protéger. Loin de punir la paresse, elle présente comme idéal et récompense le plaisir de ne rien faire à ceux qui peuvent arriver, par n’importe quels moyens, à bien vivre sans rien produire.

Vous punissez comme voleur le malheureux qui, n’ayant pas de travail, risque le bagne pour s’emparer du morceau de pain qui doit apaiser sa faim ; mais vous vous inclinerez chapeau bas devant l’accapareur millionnaire qui, à l’aide de ses capitaux, aura raflé sur le marché les objets nécessaires à la consommation de tous, pour les leur revendre avec une majoration de 50 pour 100 ; vous irez vous presser bien humbles et bien soumis dans les antichambres du financier qui, d’un coup de bourse, aura ruiné quelques centaines de familles pour s’enrichir de leurs dépouilles.

Vous punissez le criminel qui, pour satisfaire ses goûts de paresse et de débauche, aura suriné une victime quelconque ; mais cette paresse, ce goût de la débauche qui les lui a inculqués, si ce n’est encore votre société ? Vous le punissez lui qui opère en petit, mais vous entretenez des armées pour les envoyer, outre-mer, opérer en grand contre des peuples incapables de se défendre. Mais les exploiteurs qui tuent non pas seulement un, dix individus, mais usent des générations entières en les brisant de travail, en leur rognant tous les jours leurs salaires, les acculant à la misère la plus sordide, oh ! à ceux-là vous leur réservez vos sympathies, vous savez mettre, au besoin, toutes les forces de votre société à leur service. Et la loi, dont vous êtes les gardiens farouches, lorsque leurs exploités, las de souffrir, relèvent la tête et réclament un peu plus de pain, un peu moins de travail, vous en faites l’humble servante des privilégiés, contre les réclamations intempestives des va-nu-pieds.

Vous punissez l’imbécile qui se laisse prendre à vos filets, mais le roublard assez fort pour en rompre les mailles, vous le laissez filer en paix. Vous emprisonnez le trimardeur qui aura volé une pomme en passant, mais vous mettez au service du propriétaire tous les rouages de votre procédure pour lui permettre de voler au pauvre diable qui lui devra cinquante francs le mobilier qui en aura coûté quatre ou cinq cents, et représente les économies d’une partie de son existence.

Votre justice n’a pas assez de rigueurs pour le voleur en haillons, mais elle protège ceux qui opèrent sur une classe, sur une nation tout entière. Toutes vos institutions n’ont-elles pas été établies pour assurer aux possédants la libre possession de ce qu’ils ont pris aux dépossédés.


Mais ce qui nous révolte encore plus, ce sont toutes ces formes hypocrites que l’on emploie pour nous faire considérer comme choses sacrées toutes ces bouffonneries théâtrales dont les bourgeois entourent leurs sinistres comédies et qu’ils n’ont pas le courage d’avouer franchement.

Et encore, non, ce qui nous révolte le plus, c’est l’attitude de tous ces saltimbanques qui, sous prétexte d’attaquer le régime existant, l’attaquent dans les hommes qui appliquent les textes, dans la manière dont ils les appliquent, mais ont soin d’en respecter l’essence même, de façon à faire croire qu’il peut y avoir trente-six manières d’appliquer la loi, et que, parmi ces trente-six manières, il peut y en avoir une bonne, que parmi les hommes qui escaladeront le pouvoir, il pourra s’en trouver d’assez honnêtes, d’assez larges dans leurs vues, des hommes, enfin, comme il n’en existe pas, qui pourront démêler cette bonne manière et s’en servir à la satisfaction de tous.

Vraiment, nous ne savons ce que nous devons admirer le plus ; ou de la coquinerie de ceux qui nous débitent ces fadaises, ou de la naïveté de ceux qui continuent à respecter cette mise en scène, dont ils sont les seuls à supporter tout le poids. Il est difficile de comprendre comment, parmi cette foule innombrable d’individus qui ont passé par les étamines de la justice, il ne s’en est pas encore trouvé un, assez débarrassé de préjugés, pour aller relever les jupons d’un de ceux qui l’avaient frappé, démontrant ainsi au public que toutes ces loques ne servent qu’à masquer des hommes sujets aux mêmes faiblesses et aux mêmes erreurs que le restant de l’humanité, sans compter les crimes inspirés par leurs intérêts de caste.


Aussi, pour nous, anarchistes, qui attaquons l’autorité, la légalité est une de ces formes hypocrites auxquelles nous devons le plus nous attaquer pour en arracher tous les oripeaux qui servent à cacher les palinodies et les hontes de ceux qui nous gouvernent.

Trop longtemps l’on a respecté ces momeries ; trop longtemps les peuples ont cru que ces institutions émanaient d’une essence supérieure qui, les faisant flotter dans une sphère éthérée, les laissait planer au-dessus des passions humaines ; trop longtemps on a cru à l’existence d’hommes à part, d’une pâte spéciale, chargés de distribuer ici-bas, à chacun selon ses mérites, à chacun selon ses œuvres, cette justice idéale que chacun envisage à son point de vue, selon la condition où il est placé et qu’eux ont codifiée en s’inspirant des idées les plus arriérées, les plus surannées, pour protéger l’exploitation et l’asservissement des faibles par ceux qui ont su créer et imposer leur domination.

Il est temps de rompre avec ces absurdités et d’attaquer franchement les institutions véreuses qui ont pour but d’amoindrir la personnalité humaine ; l’homme libre n’admet pas cette prétention d’individus s’arrogeant le droit de juger et de condamner d’autres individus. L’idée de justice, telle que la comportent les institutions actuelles, est tombée avec la divinité ; l’une a entraîné l’autre. L’idée de Dieu inspirant aux magistrats le verdict à prononcer pouvait faire accepter l’infaillibilité de la justice des hommes, alors que les masses étaient assez arriérées pour croire à une existence ultra-terrestre, à un bonhomme quelconque, existant en dehors du monde matériel, s’occupant de tout ce qui se passe sur notre planète et réglant les actions de tous les individus qui l’habitent.

Mais la croyance en Dieu étant détruite, la foi au surnaturel ayant disparu, la personnalité humaine restant seule, avec tous ses défauts et ses passions, cette inviolabilité et ce caractère suprême qui sont l’essence de la Divinité, et dont s’était revêtue la magistrature pour se maintenir au-dessus de la société, doivent disparaître à leur tour pour laisser, aux yeux dessillés, voir ce qu’ils cachaient réellement : l’oppression et l’exploitation d’une classe par une autre, la fraude et la violence élevées à la hauteur d’un principe et transformées en institutions sociales.


La science nous a aidés à lever le voile, elle nous a fourni les armes qui ont contribué à mettre le colosse à nu, il est trop tard pour qu’elle puisse efficacement retourner en arrière et essayer de reconstituer, au nom de l’Entité-Société, ce qu’elle a brisé avec l’Entité-Divinité. Il faut que les savants arrivent à éliminer complètement en eux l’éducation bourgeoise reçue et qu’ils étudient les phénomènes sociaux avec la même âpreté, avec le même désintéressement qu’ils peuvent avoir porté dans les études d’une connaissance spéciale. Alors, quand ils ne seront plus influencés par des considérations ou des préjugés étrangers à la science, ce ne sera plus à la condamnation des criminels qu’ils concluront, mais bien, comme nous, à la destruction d’un état social qui fait que dans son sein, de par son organisation vicieuse, il peut y avoir des individus réputés honnêtes, et d’autres réputés criminels.

X

INFLUENCE DES MILIEUX


C’est une vérité, au reste, que l’on commence à reconnaître et qui fait son chemin dans le monde scientifique ; l’influence modificatrice des milieux sur les êtres organisés n’est plus combattue que par les vieilles brisques de la science officielle.

Il est reconnu, aujourd’hui, que le sol, le climat, les obstacles ou la facilité de vivre que trouvent les organismes sur un continent ont, sur leur développement, une influence tout aussi grande, sinon plus grande que les autres lois à l’aide desquelles on a voulu — exclusivement — expliquer leur adaptation ou leurs tendances à la variabilité.

Pour l’homme dont on a voulu faire un être à part, cela fut plus dur à admettre, d’autant plus que, lui aussi, peut transformer le milieu où il évolue. Mais enfin, on a fini par reconnaître que, semblable aux autres animaux, il subissait les mêmes influences, il évoluait sous la pression des mêmes causes originelles.

Quand il a fallu expliquer son évolution morale d’après les mêmes lois, cela a été encore bien plus difficile, et même ceux qui nient le libre arbitre, qui reconnaissent que l’homme n’agit que sous la pression de faits extérieurs, même ceux-là ne peuvent accepter la loi avec toutes ses conséquences ; c’est-à-dire faire remonter les causes de la criminalité de l’homme à l’organisation sociale tout entière et demander sa transformation.

Les plus hardis, et ils sont rares, admettront bien, en principe, que l’organisation sociale est mauvaise, qu’elle a besoin de réformes, que certaines de ses institutions engendrent des délits, mais, pour eux, la grande coupable c’est la nature mauvaise de l’homme qui a besoin d’un frein à ses passions, et que la société, toute défectueuse qu’elle soit, peut seule arriver à comprimer.


Du reste, pour arriver à atténuer la responsabilité de la société entière, ils découpent le milieu social en plusieurs tartines qu’ils baptisent aussi du nom de milieux et auxquels ils font endosser les mauvais effets de l’influence produite.

Quant à la société, disent-ils, elle laisse peut-être à désirer, mais telle qu’elle est, elle protège les faibles contre les méchants, elle garantit aux individus le libre exercice de leur travail, elle leur fournit une protection plus sûre, plus efficace et à meilleur marché que s’ils étaient forcés de se défendre eux-mêmes.

En un mot, concluent-ils, c’est un contrat d’assurance mutuelle qui s’est établi entre les individus, s’il se commet des délits cela tient beaucoup plus à la nature mauvaise de l’homme qu’à l’organisation sociale elle-même.


Certes, nous sommes loin de prétendre que l’homme soit un modèle de perfection ; entre nous, c’est un assez triste animal qui, lorsqu’il n’écrase pas son semblable sous le talon de sa botte, lèche celles de ceux qui l’écrasent lui-même ; mais, somme toute, l’homme n’agit pas exclusivement sous l’influence d’instincts mauvais, et ces beaux sentiments d’amour, de charité, de fraternité, de dévouement, de solidarité, chantés, exaltés par les poètes, les religions et les moralistes, nous prouvent que s’il agit, parfois, sous l’impulsion de sentiments mauvais, il a un fonds d’idéal, un besoin de perfection, et c’est ce besoin de perfection que la société comprime, empêche de se développer.

L’homme ne s’est pas fait tout seul, ni moralement, ni physiquement. Comme les autres animaux, dont il n’est qu’un échantillon supérieur, il est le produit d’un concours de circonstances, de combinaisons et d’association de matière. Il a lutté pour se développer et, s’il a contribué pour une bonne part à transformer les milieux où il s’est établi, ceux-ci en revanche ont influé sur les habitudes qu’il a prises, sur la manière de vivre, de penser et d’agir.

L’homme a donc établi la société sous l’empire de son caractère, de ses passions, et il continue d’avoir une part d’influence sur son fonctionnement. Mais il ne faut pas oublier que l’homme a continué d’évoluer depuis l’établissement des sociétés, tandis que celles-ci, depuis qu’elles se sont organisées en groupements nombreux, demeurent toujours basées sur l’autorité et la propriété.

Des changements de détail ont pu être apportés par les révolutions ; le pouvoir et la propriété ont pu changer de mains, passer d’une caste à l’autre, la société, elle, n’a cessé d’être basée sur l’antagonisme des individus, sur la concurrence de leurs intérêts, et de peser de tout son poids sur le développement de leur cerveau.

C’est dans son sein qu’ils viennent au monde, c’est dans le milieu qu’elle leur offre qu’ils acquièrent leurs premières notions, qu’ils apprennent une foule de préjugés et de mensonges qu’ils n’arrivent à reconnaître faux qu’après bien des siècles de critique et de discussion. Force est donc de reconnaître que l’influence du milieu social sur l’individu est immense, qu’elle pèse sur lui de tout le poids de ses institutions, de la force collective de ses membres et de celle acquise par la durée de son existence ; tandis que l’individu, pour réagir, en est réduit à ses seules forces.


La société, qui est une première tentative d’un essai de solidarisation, devrait avoir pour but d’améliorer les individus, de leur apprendre à pratiquer cette solidarité en vue de laquelle ils se sont associés, de les faire s’aimer comme des frères, de les amener à tout mettre en commun : joies, plaisirs, jouissances, peines, douleurs et souffrances, travail et production.

La société, au contraire, n’a trouvé rien de mieux que de les diviser en une foule de castes qui peuvent se résorber en deux principales : les gouvernants et les possédants d’un côté, les gouvernés et les non possédants de l’autre.

Côté des premiers : jouissances et pléthore ; côté des seconds : misère, privation et anémie. Ce qui a pour résultat de poser ces deux catégories d’individus en ennemis, entre lesquels se perpétue une guerre féroce qui ne doit prendre fin que par l’asservissement sans retour des seconds, ou la destruction, complète, — en tant que classe et privilèges, tout au moins — des premiers.


Mais l’organisation défectueuse et mal comprise de la Société en deux classes distinctes, ne borne pas là ses pernicieux effets. Basée sur l’antagonisme des intérêts, elle oppose, dans chaque classe, individu à individu ; elle sème la guerre entre eux par son institution de la Propriété individuelle qui force les individus à thésauriser pour s’assurer du lendemain que la Société ne peut leur garantir.

La concurrence individuelle est le grand ressort de la Société actuelle : quels que soient le commerce, la profession, le genre de travail auxquels les individus s’adonnent, ils ont à craindre la concurrence de ceux qui choisissent la même branche d’activité. Pour augmenter leurs bénéfices, leurs chances de réussite, simplement, parfois, pour ne pas sombrer eux-mêmes, ils sont forcés de spéculer sur la ruine de leurs concurrents.

Lors même qu’ils se liguent entre eux, ce n’est toujours qu’au détriment d’une partie de ceux de leur classe, toujours au détriment de ceux qui sont tributaires de leur genre de production.

Établie sur cette lutte des individus, la Société a fait de chaque être l’ennemi de tous ; elle provoque la guerre, le crime, le vol et tous les délits que l’on attribue à la mauvaise nature de l’homme, quand ils ne sont que la conséquence de l’ordre social ; que la Société contribue à perpétuer, quand ils devraient disparaître sous l’influence des nouvelles notions morales acquises par l’homme.


Cette lutte entre les individus a pour effet d’amener les possédants à se faire eux-mêmes la guerre, de les diviser et de les empêcher de voir leur intérêt de caste qui serait de travailler à assurer leur exploitation en évitant et prévenant tout ce qui peut faire voir clair à leurs exploités. Guerre qui leur fait même commettre une foule de fautes qui contribuent d’autant à leur déchéance.

Si tous les bourgeois étaient véritablement unis entre eux, qu’ils n’eussent plus aucun intérêt particulier et ne fussent plus mus que par le seul intérêt de caste, étant donnée la puissance que leur assure la possession de la fortune, de l’autorité et de tous les rouages administratifs, exécutifs et coercitifs qui constituent la Société actuelle, étant donné son développement intellectuel forcément supérieur à celui des travailleurs auxquels elle rationne la nourriture du cerveau comme celle du corps, la bourgeoisie pourrait indéfiniment river les exploités au collier de misère et de dépendance sous lequel elle le tient déjà.

Heureusement que la soif de jouir, de briller, de parader et d’amasser, fait que les bourgeois se livrent entre eux une guerre non moins cruelle que celle qu’ils livrent aux travailleurs. Pressés de jouir, ils entassent fautes sur fautes : les travailleurs finissent par s’en rendre compte, leur font connaître les causes d’où découle leur misère, leur donnent conscience de l’abjection dans laquelle on les tient.


Mais, la même guerre qui se fait entre bourgeois, se fait aussi entre travailleurs, et, si la première compromet la stabilité de l’édifice bourgeois, la deuxième contribue à en assurer le fonctionnement.

Forcés de lutter entre eux, pour s’arracher les places vacantes que leur offre la bourgeoisie dans ses bagnes, les travailleurs se considèrent comme autant d’ennemis, tandis qu’ils sont portés à regarder comme un bienfaiteur celui qui les exploite.

Affamés par la bourgeoisie qui, en échange de leur travail, leur donne juste de quoi ne pas mourir de faim, ils sont, de prime abord, portés à traiter en ennemi celui qui vient leur disputer à l’atelier la place qu’ils ont tant de mal à obtenir.

La rareté de ces places leur fait encore accentuer cette concurrence, en les faisant s’offrir encore à plus bas prix que leurs concurrents. De sorte que ce souci de la lutte de tous les jours pour le pain quotidien, leur fait oublier que leurs pires ennemis sont leurs maîtres.

Car, la bourgeoisie, forte, il est vrai, par la fortune, la suprématie intellectuelle, et la possession des forces gouvernementales, n’est, après tout, qu’une infime minorité eu égard à la foule des travailleurs ; elle ne tarderait pas à capituler devant leur nombre, si elle n’avait trouvé le moyen de les diviser et de les faire contribuer à la défense de ses privilèges.


Donc, tout ceci nous indique que, certainement, l’homme est loin d’être un ange ; il a même été une brute dans la plus complète acception du mot, c’est tout aussi vrai. Quand il s’est organisé en Société, il a basé celle-ci sur ses instincts de lutte et de domination, cela nous explique pourquoi elle est aussi mal bâtie.

Seulement, la Société est restée mauvaise ; son autorité restant entre les mains d’une minorité, celle-ci l’a fait tourner à son profit, et plus la Société s’est développée, plus cette concentration du pouvoir entre quelques mains a tendu à s’accroître et à développer les mauvais effets de ces institutions néfastes.

L’homme, au contraire, à mesure que son cerveau se développe, que la facilité de se procurer les moyens d’existence s’est accrue, l’homme a senti se dégager en lui le sentiment de solidarité auquel il avait obéi déjà en se groupant ; ce sentiment de solidarité est devenu un tel besoin, que les religions l’ont poussé à l’extrême en le portant au sacrifice ; prêchant la charité, le renoncement du soi-même, et y ont trouvé un nouvel élément d’exploitation.

Quels ne sont pas les rêves de réorganisation sociale, de plan de bonheur pour l’Humanité, qu’a enfanté le besoin de vivre harmoniquement avec ses semblables ? Mais la Société était là, étouffant de tout son poids les bons instincts de l’homme, ravivant chez lui son sauvage égoïsme primitif, le forçant à considérer les autres individus comme autant d’ennemis qu’il doit terrasser pour ne pas être terrassé lui-même ; l’habituant à regarder d’un œil sec ceux qui disparaissent broyés par les monstrueux engrenages du mécanisme social, sans pouvoir leur porter secours, sous peine d’être pris lui-même dans cette gueule insatiable qui dévore principalement les bons, les naïfs, qui se laissent aller à leurs sentiments humanitaires, ne laissant survivre que les malins qui savent y pousser les autres afin de retarder leur chute.


On crie contre les fainéants, contre les voleurs et les assassins, on invoque le côté foncièrement mauvais de la nature humaine, et on ne s’aperçoit pas que ces vices ne demandent qu’à disparaître, s’ils n’étaient entretenus et développés par l’organisation sociale.

Comment veut-on que l’homme soit travailleur quand, dans l’organisation qui nous régit, le travail est considéré comme dégradant, réservé aux parias de la société et que, par la cupidité de ceux qui l’exploitent, on en a fait un supplice et un esclavage ?

Comment veut-on qu’il n’y ait pas de paresseux quand l’idéal, le but à atteindre pour tout individu qui veut s’élever, est d’arriver à amasser, par n’importe quel moyen, assez d’argent pour vivre à ne rien faire ou en faisant travailler les autres ? Plus le nombre d’esclaves que l’individu arrive à exploiter est grand, plus sa situation est haute, plus les respects qu’on lui accorde sont grands. Plus grande aussi est la somme de jouissances qu’il en tire.

On a hiérarchisé la société et fait que le haut de l’échelle sociale, considéré comme une récompense au mérite, à l’intelligence, au travail, ne soit réservé justement qu’à ceux qui n’ont jamais rien fait par eux-mêmes.

Ceux qui pour une raison ou une autre se sont juchés à son sommet, mangent, boivent, paillardent sans avoir à faire œuvre de leurs dix doigts, ils donnent le spectacle de leur fainéantise, de leurs jouissances, aux exploités qui, au bas de l’échelle, suent, peinent et produisent pour eux, ne recevant, en échange, que de quoi ne pas crever de faim, sans pouvoir espérer sortir de leur situation que par un coup de hasard ; et on s’étonne que les individus aient des tendances à vouloir vivre sans rien faire ! Nous, nous ne sommes étonnés que d’une chose, c’est qu’il y ait encore des individus assez bêtes pour travailler.


Devant l’exemple que leur fournit la société, l’idéal des individus ne peut être autre que d’arriver à faire travailler les autres, les exploiter, pour ne pas être exploités eux-mêmes. Et lorsque les moyens vous manquent pour les exploiter légalement dans leur travail, on cherche d’autres combinaisons. Le commerce et la finance sont encore des moyens licites, acceptés par la loi, donnant d’énormes bénéfices lorsqu’ils sont faits en grand, mais auxquels on ajoute, lorsqu’on ne peut le faire qu’en petit, des procédés qui vous permettent de marcher entre les plates-bandes du code, quitte à les piétiner un peu lorsqu’on peut le faire sans se laisser prendre. La fraude et la tromperie sont des auxiliaires très utiles qui vous permettent de décupler vos bénéfices.

Pour ceux qui ne peuvent opérer dans ces conditions, il y a encore une ressource : l’exploitation de la crédulité humaine, l’escroquerie et autres moyens analogues. Plus bas encore, le vol brutal, avéré, et l’assassinat. Selon les ressources dont on dispose, selon le milieu où l’on a grandi, on met en œuvre l’un des moyens que nous venons d’énumérer, ou bien on les combine ensemble, afin d’échapper le plus longtemps possible aux sévérités du code qui est censé défendre la société.

Misère et souffrance, voilà le lot des travailleurs ; jouissances de toutes sortes et oisiveté à ceux qui, par force, ruse ou par droit de naissance se sont fait leurs parasites.


C’est comme la solidarité ! comment voulez-vous que les individus ne s’entredéchirent pas, quand ils en sont à se demander comment eux et les leurs mangeront le lendemain si leur concurrent obtient à l’atelier la place qu’ils convoitent eux-mêmes.

Comment voulez-vous qu’ils soient solidaires quand ils pensent que la bouchée de pain qu’ils donnent parfois, au mendiant qui passe, pourra leur faire faute plus tard ? Comment ont-ils pu penser à la solidarité quand ils sont forcés de lutter pour la conquête du pain de chaque jour, qu’il y a une foule de jouissances qui seront toujours un paradis fermé pour eux ?

Peut-être est-ce ce besoin de se serrer les coudes pour la lutte qui les a rapprochés, et a, petit à petit, transformé ce sentiment en besoin d’amour du prochain ; mais quoi qu’il en soit, c’est à la société qu’il faut faire remonter la responsabilité de la survivance de la guerre entre individus et des animosités qui en découlent.

Comment voulez-vous que l’homme ne désire pas le mal quand il sait que la disparition de tel individu le fera monter d’un échelon, que la disparition de tel autre est une chance en sa faveur d’obtenir la place qu’il convoite ; l’élimination d’un concurrent dangereux ?

Comment l’individu résisterait-il aux incitations mauvaises de sa nature quand il sait pertinemment que ce qui sera un mal pour son voisin, doit être un bienfait pour lui ?


Vous dites que l’homme est mauvais, nous disons, nous, qu’il faut qu’il ait de réelles tendances à devenir bon pour que la société ne marche pas plus mal qu’elle ne va, pour que les crimes et les sinistres ne soient pas plus fréquents.

Malgré toutes ces incitations du milieu au mal, l’homme a pu développer des aspirations de solidarité, d’harmonie et de justice, et ces bons sentiments ont été exploités par ceux qui vivent de lui. Ces rêves de bonheur, ces tendances vers le mieux ont même fait sortir toute une classe de parasites qui ont spéculé sur ces aspirations des individus, en leur promettant de les réaliser.

Bien mieux, ces bons sentiments ont été punis comme subversifs de l’ordre social et, malgré tout, la tendance de l’humanité est de se diriger vers leur réalisation. Et l’on ose encore parler des mauvais sentiments de l’homme !

Les bons sentiments humains, les aspirations de liberté, de justice, ont été pourchassés et punis, parce que ceux qui étaient parvenus à se dégager de l’égoïsme féroce et étroit que contribue à éterniser la société actuelle, s’étant mis à rêver une ère de jouissances et d’harmonie générale, en arrivèrent à se demander comment il se faisait que, la société étant constituée pour le bonheur de tous, elle n’arrivait qu’à assurer les privilèges de quelques-uns !

Il fallut en conclure que la société était mal organisée, que ces institutions étaient vicieuses, qu’elles devaient disparaître pour faire place à une organisation plus équitable et plus rationnelle. Mais, comme ceux qui jouissent ne veulent pas abandonner leurs privilèges, ils ont prohibé ces aspirations comme subversives, d’où, nouvelles luttes, nouvelles causes à développer les mauvais instincts.


L’influence néfaste de la société sur le moral des individus étant reconnue, il est facile de supprimer les mauvais instincts et de développer les bons.

Votre société, basée sur l’antagonisme des intérêts ayant produit la lutte entre individus, procréé la bête malfaisante que l’on nomme l’homme civilisé, trouvez une organisation basée, au contraire, sur la solidarité la plus étroite.

Faites que les intérêts individuels ne soient plus opposés entre eux, ni contraires à l’intérêt général. Faites que le bien-être particulier découle de la prospérité générale ou la produise. Faites que, pour vivre et jouir, les individus n’aient pas à craindre la concurrence de leurs semblables ; faites, au contraire, qu’en associant leurs forces, leurs aspirations, ils y trouvent leur compte, et que leur association ne puisse tourner au détriment des groupements voisins.

Vous avez peur des paresseux, rendez le travail attrayant. Au lieu d’y river une petite minorité de la Société, pour laquelle il devient un supplice, supprimez tous vos rouages, tous vos emplois inutiles, et organisez votre société de façon à ce que chacun soit amené de par la force des choses, et non par une autorité quelconque, à coopérer à la production générale. Rendez le travail utile, nécessaire, et faites qu’il soit un exercice d’hygiène au lieu d’être une torture.

Avec l’organisation sociale actuelle, vous récoltez guerres, crimes, vols, fraudes et misère, c’est le résultat de l’appropriation individuelle et de l’autorité ; c’est l’influence des milieux qui se fait sentir.

Si vous voulez une Société où règne la confiance, la solidarité, le bien-être pour tous, basez-la sur la Liberté, la Réciprocité et l’Égalité.

XI

LA PATRIE


La Famille, la Religion, la Propriété, l’Autorité, s’étant lentement dégagées des aspirations humaines, elles se sont graduellement définies ; mais au fur et à mesure que leurs idées se précisaient, qu’elles arrivaient à démêler leurs aspirations, elles devenaient le noyau d’une évolution qui, en grandissant, les amenait à se concentrer davantage en elles-mêmes, et les transformait graduellement en castes bien distinctes, ayant chacune leurs attributions, leurs privilèges.

La caste militaire ne fut pas une des dernières à se former, à se développer et à devenir prépondérante partout ; car, où elle fut forcée de céder le pas à la caste sacerdotale, elle ne lui céda que la préséance honorifique ; n’était-ce pas elle, au fond, qui pouvait assurer, par son concours, la stabilité du pouvoir entre les mains de ceux qui le détenaient ? N’était-ce pas elle qui fournissait les chefs nominaux ou effectifs, en qui venait se résumer l’omnipotence des castes ?

Dans tout ce conflit d’intérêts, l’idée de Patrie tenait bien peu de place. On combattait bien de groupe à groupe, de tribu à tribu, et, dans les temps historiques, de cité à cité ; des peuples même en vinrent bien à chercher à asservir les autres peuples, on commença bien à distinguer les nations, mais la notion de Patrie était encore très indécise, bien vague ; il faut arriver aux temps modernes pour voir l’idée de Patrie se formuler, se préciser et mettre son autorité au-dessus de celle des rois, des prêtres ou des guerriers qui ne furent plus que les serviteurs de l’Entité-Patrie, les prêtres de la nouvelle religion.


En France, c’est en 89 que l’idée de la Patrie — avec celle de la loi — se révéla dans toute sa puissance. Ce fut l’idée géniale de la bourgeoisie, de substituer l’autorité de la nation à celle du Droit Divin, de la faire envisager aux travailleurs comme une synthèse de tous les droits et de les amener à défendre le nouvel ordre de choses, en leur donnant la croyance qu’ils luttaient pour la défense de leurs propres droits !

Car, il est bon de le noter, l’idée de Patrie, la Nation comme on disait, résumait plutôt l’ensemble du peuple, de ses droits, de ses institutions, que le sol lui-même. Ce n’est que peu à peu et sous l’influence de causes ultérieures que l’idée de Patrie s’est rapetissée, racornie, au point de revenir au sens étroit qu’on enseigne aujourd’hui, de l’amour du sol, sans qu’il soit question de ceux qui l’habitent et des institutions qui y fonctionnent.

Mais, quelle que soit l’idée que l’on se fasse de la Patrie, la bourgeoisie trouvait trop d’intérêt à la cultiver pour ne pas chercher à la développer dans le cerveau des individus — et à en faire une religion, à l’abri de laquelle elle put maintenir son autorité fortement contestée. En tout cas, la défense du sol était un trop bon prétexte à maintenir l’armée nécessaire au maintien de ses privilèges, et l’intérêt collectif, un argument invincible, pour forcer les travailleurs à contribuer à la défense de ses privilèges. Heureusement que l’esprit de critique se développe et s’étend tous les jours, que l’homme ne se contente plus de mots, veut savoir ce qu’ils signifient ; s’il n’y arrive pas d’une première envolée, sa mémoire sait emmagasiner les faits, en déduire les conséquences, en tirer une conclusion logique.


Que représente, en effet, ce mot : Patrie, en dehors du sentiment naturel d’affection que l’on a pour la famille et ses proches, et de rattachement enfanté par l’habitude de vivre sur le sol natal ? — Rien, moins que rien, pour la majeure partie de ceux qui vont se faire casser la tête dans des guerres dont ils ignorent les causes, et dont ils sont les seuls à supporter les frais en tant que travailleurs et combattants. Heureuses ou désastreuses, ces guerres ne doivent, en rien, changer leur situation. Vainqueurs ou vaincus ils seront toujours le bétail corvéable, exploitable et soumis que la bourgeoisie tient à conserver sous sa domination.

Si nous nous en rapportons au sens donné par ceux qui en parlent le plus : « la Patrie, c’est le sol, le territoire appartenant à l’État dont on est le sujet. » Mais les États n’ont que des limites arbitraires. Leur délimitation dépend le plus souvent du sort des batailles ; les groupes politiques, tels qu’ils existent aujourd’hui, n’ont pas toujours été constitués de la même façon ; et demain, s’il plaît à ceux qui nous exploitent de se faire la guerre, le sort d’une autre bataille peut faire passer une portion de pays sous le joug d’une autre nationalité. N’en a-t-il pas toujours été ainsi à travers les âges ? Par suite des guerres qu’elles se sont faites, les nations se sont approprié, puis ont reperdu ou repris les provinces qui séparaient leurs frontières ; il s’ensuit que le patriotisme de ces provinces, ballottées de ci, de là, consistait à se battre tantôt sous un drapeau, tantôt sous un autre, à tuer les alliés de la veille, à lutter côte à côte avec les ennemis du lendemain : Première preuve de l’absurdité du patriotisme.

Et puis, quoi de plus arbitraire que les frontières ? Pour quelle raison les hommes placés en deçà d’une ligne fictive, appartiennent-ils plutôt à une nation que les hommes placés au-delà ? L’arbitraire de ces distinctions est si évident, que l’on se réclame, aujourd’hui, de l’esprit de race pour justifier le parcage des peuples en nations distinctes. Mais là, encore, la distinction n’a aucune valeur et ne repose sur aucun fondement sérieux, car chaque nation n’est, elle-même, qu’un amalgame de races toutes différentes les unes des autres, et encore nous ne parlons pas des mélanges et des croisements que les rapports, de plus en plus développés, de plus en plus intimes qui s’opèrent entre nations, amènent tous les jours.


À ce compte-là, les anciennes divisions de la France en provinces étaient plus logiques, car elles tenaient compte des différences ethniques des populations qui les peuplaient. Mais, même aujourd’hui, cette considération n’aurait plus aucune valeur, car la race humaine marche de plus en plus vers son unification et l’absorption des variétés qui la divisent, pour ne laisser subsister que les différences de milieu et de climat qui auront été trop profondes pour pouvoir être modifiées complètement.


Mais où l’inconséquence est plus grande encore, pour la majeure partie de ceux qui se font tuer ainsi, sans avoir aucun motif de haine contre ceux qu’on leur désigne, c’est que ce sol qu’ils vont ainsi défendre ou conquérir ne leur appartient ni ne leur appartiendra. Ce sol appartient à une minorité de jouisseurs qui, à l’abri de tout accident, se chauffent tranquillement au coin de leur feu, pendant que les travailleurs vont niaisement se faire occire, qu’ils se laissent bêtement mettre des armes à la main pour arracher, à d’autres, le sol qui servira, à leurs maîtres, pour les exploiter davantage encore.

Nous avons vu, en effet, que la Propriété n’appartient pas à ceux qui la possèdent : le vol, le pillage et l’assassinat, déguisés sous les noms pompeux des conquêtes, colonisation, civilisation, patriotisme, n’en ont pas été les facteurs les moins importants. Nous ne reviendrons donc pas sur ce que nous avons dit sur sa formation ; mais, si les travailleurs étaient logiques, au lieu d’aller se battre pour défendre la Patrie… des autres, ils commenceraient par se débarrasser de ceux qui les commandent et les exploitent, ils inviteraient tous les travailleurs, quelle que soit leur nationalité, à en faire autant et s’uniraient tous ensemble pour produire et consommer à leur aise.

La terre est assez vaste pour nourrir tout le monde ; ce n’est pas le manque de place, la pénurie des vivres qui ont amené ces guerres sanglantes où des milliers d’hommes s’entr’égorgent pour la plus grande gloire et le plus grand profit de quelques-uns ; ce sont, au contraire, ces guerres iniques, suscitées par les besoins des gouvernants, les rivalités des ambitieux, la concurrence commerciale des grands capitalistes, qui ont parqué les peuples en nations distinctes et qui, au moyen âge, ont amené ces pestes et ces famines qui moissonnaient ce que les guerres avaient laissé debout.


Alors interviennent les bourgeois et, avec eux, les patriotes gobeurs, s’écriant : « Mais, si nous n’avions plus d’armée, les autres puissances viendraient nous faire la loi, nous massacrer, nous imposer des conditions plus dures encore que celles que nous subissons » ; certains même s’exclament, tout en ne croyant pas faire de patriotisme : « Nous ne sommes pas patriotes, certainement la propriété est mal partagée, la société a besoin d’être transformée, mais reconnaissez avec nous que la France est à la tête du Progrès, la laisser démembrer serait permettre un retour en arrière, ce serait perdre le fruit des luttes passées ; car, vaincue par une puissance despotique, c’en serait fait de nos libertés ! »

Nous n’avons certes pas l’intention de tracer ici une ligne de conduite quelconque que devraient tenir, en cas de guerre, les anarchistes. Cette conduite dépendra des circonstances, de l’état des esprits et d’une foule de choses qu’il ne nous est pas possible de prévoir, nous ne voulons traiter la question qu’au point de vue logique, et la logique nous répond que les guerres n’étant entreprises qu’au profit de nos exploiteurs, nous n’avons pas à y prendre part.


Nous l’avons vu : d’où que vienne l’autorité, celui qui la subit est toujours esclave, l’histoire du prolétariat nous démontre que les gouvernements nationaux ne craignent pas de fusiller eux-mêmes leurs « sujets » lorsque ceux-ci revendiquent quelques libertés. Que feraient donc de plus des exploiteurs étrangers ? Notre ennemi, c’est notre maître, à quelque nationalité qu’il appartienne !

Quel que soit le prétexte dont on décore ou déguise une déclaration de guerre, il ne peut y avoir, au fond, qu’une question d’intérêt bourgeois : Disputes au sujet de préséance politique, de traités commerciaux ou de l’annexion de pays coloniaux, c’est l’avantage des seuls privilégiés : gouvernants, marchands ou industriels, qui est seul en jeu. Les républicains de l’heure actuelle nous la baillent belle, quand ils nous félicitent de ce que leurs guerres ne se font plus pour des intérêts dynastiques, la République ayant remplacé les rois. L’intérêt de caste a remplacé l’intérêt dynastique, voilà tout ; qu’importe au travailleur !

Vainqueurs ou vaincus, nous continuerons à payer l’impôt, à crever de faim en temps de chômage ; la borne ou l’hôpital continueront à être le refuge de notre vieillesse, et les bourgeois voudraient que nous nous intéressions à leurs querelles ! Qu’avons-nous à y gagner ?

Quant à craindre une situation pire, l’arrêt du progrès au cas où une nation disparaîtrait, c’est ne pas se rendre compte de ce que sont les relations internationales aujourd’hui, et la diffusion des idées. On pourrait, aujourd’hui, partager une nation, la diviser, la démembrer, lui enlever son nom, on ne saurait réussir, à moins d’extermination complète, à changer son fond propre qui est la diversité de caractères, de tempéraments, la nature même des races composantes. Et si la guerre était déclarée, toutes ces libertés vraies ou prétendues que l’on prétend être notre apanage, ne tarderaient pas à être suspendues, la propagande socialiste muselée, l’autorité remise au pouvoir militaire, et nous n’aurions plus rien à envier à l’absolutisme le plus complet.


La guerre, par conséquent, ne peut rien produire de bon pour les travailleurs ; nous n’y avons aucun intérêt d’engagé, rien à y défendre que notre peau ; à nous de la défendre encore mieux en ne nous exposant pas, bêtement, à la faire trouer, pour le plus grand profit de ceux qui nous exploitent et nous gouvernent.

Les bourgeois, eux, ont intérêt à la guerre, elle leur permet de conserver les armées qui tiennent le peuple en respect et défendent leurs institutions, c’est par elle qu’ils imposent les produits de leur industrie, à coups de canon qu’ils s’ouvrent des débouchés nouveaux, seuls ils souscriraient aux emprunts qu’elle nécessite et dont nous, travailleurs, sommes seuls à payer l’intérêt. Que les bourgeois se battent donc eux-mêmes, s’ils le veulent, encore une fois, cela ne nous regarde pas. Et, d’ailleurs, révoltons-nous une bonne fois, mettons en danger l’existence des privilèges des bourgeois, et nous ne tarderons pas à les voir, eux qui nous prêchent le patriotisme, faire appel aux armées de leurs congénères allemands, russes ou de n’importe quel pays. Ils sont comme Voltaire, leur patron ; il ne croyait pas en Dieu, mais jugeait nécessaire une religion pour le bas peuple ; eux, ils ont des frontières entre leurs esclaves, mais ils s’en moquent lorsque leurs intérêts sont en jeu.


Il n’y a pas de patrie pour l’homme vraiment digne de ce nom, ou du moins il n’y en a qu’une : c’est celle où il lutte pour le bon droit, celle où il vit, où il a ses affections, mais elle peut s’étendre à toute la terre. L’humanité ne se divise pas en petits casiers où chacun se parque dans son coin, en regardant les autres comme des ennemis ; pour l’individu complet tous les hommes sont frères et ont égal droit de vivre et d’évoluer à leur aise sur cette terre assez grande et assez féconde pour les nourrir tous.

Quant à vos patries de convention, les travailleurs n’y ont aucun intérêt, ils n’ont rien à y défendre ; par conséquent, quel que soit le côté de la frontière où le hasard les ait fait naître, ils ne doivent avoir, pour cela, aucun motif de haine mutuelle ; au lieu de continuer à s’entr’égorger, comme ils l’ont fait jusqu’à présent, ils doivent se tendre la main par-dessus les frontières et unir tous leurs efforts pour faire la guerre à leurs véritables, leurs seuls ennemis : l’Autorité et le Capital.

XII

LE PATRIOTISME DES CLASSES DIRIGEANTES


Nous avons démontré que la Patrie n’était qu’un mot sonore, destiné à amener les travailleurs à défendre un ordre de choses qui les opprime ; nous allons voir si maintenant « l’amour de la patrie, ce sentiment sacré, cet amour du sol, que tout individu porte en soi en naissant » est aussi profondément enraciné en eux qu’ils l’affirment, s’il tient à des causes purement subjectives comme chez les travailleurs, ou bien à des causes purement matérielles, à de vulgaires préoccupations d’intérêts mercantiles ; c’est dans les écrits spécialement publiés par eux et à leur usage, qu’il nous faut aller chercher le fond de leur pensée. Elle est édifiante.

À les entendre — lorsqu’ils s’adressent aux travailleurs — il n’y a rien d’aussi sacré que la patrie ; chaque citoyen devrait faire le sacrifice de son existence, de sa liberté pour la défense du territoire ; d’après eux, enfin, la patrie représente l’intérêt général au plus haut point ; se sacrifier pour elle, c’est se sacrifier pour les siens et pour soi-même.

Nous n’aurons qu’à fouiller dans leurs traités d’économie politique pour les convaincre de mensonge, pour voir que toutes ces phrases ronflantes, que tous ces sentiments qu’ils étalent, ne sont que des blagues, à l’usage des niais qui s’y laissent prendre, des masques qu’ils ont soin de laisser au vestiaire dans l’intimité.

Voici ce que dit un de leurs docteurs politiques dont l’autorité est officiellement reconnue :

« … Ce qui maintient artificiellement l’état de guerre parmi les peuples civilisés, c’est l’intérêt des classes gouvernantes, c’est la prépondérance qu’elles conservent et dont elles sont précisément redevables à la continuation de l’état de guerre. » (G. de Molinari, L’Évolution politique au dix-neuvième siècle, Journal des Économistes, page 71)[3].

Comme on le voit, rien de plus net, et nos bons bourgeois qui déclament si haut contre ces affreux anarchistes, qui ont l’audace de démontrer aux travailleurs que leur intérêt est antagonique à celui de la classe bourgeoise, ne se font pas faute, entre eux, de bien définir cet antagonisme afin de baser leur système gouvernemental.

Mais voici une phrase plus typique encore :

« … Les motifs ou les prétextes ne manquent pas plus, sous le nouveau régime, qu’ils ne manquaient sous l’ancien, mais sous l’un comme sous l’autre, le vrai mobile de toute guerre c’est toujours l’intérêt de la classe ou du parti en possession du gouvernement, intérêt qu’il ne faut pas confondre avec celui de la nation ou de la masse des consommateurs politiques ; car, autant la classe ou le parti gouvernant est intéressé à la continuation de l’état de guerre, autant la nation gouvernée l’est au maintien de la paix. » (Le même, p. 70.)


Quant aux avantages que la classe gouvernante trouve dans la continuation de l’état de guerre, le même encore va nous le dire :

« La guerre au dehors, implique la paix au dedans, c’est-à-dire, une période de gouvernement facile, dans laquelle l’opposition est réduite au silence, sous peine d’être accusée de complicité avec l’ennemi. Et quoi de plus désirable, surtout quand l’opposition est tracassière et que ses forces balancent presque celles du gouvernement ! À la vérité, si la guerre est malheureuse, elle entraine inévitablement la chute du parti qui l’a entreprise. En revanche, si elle est heureuse, et on ne l’entreprend que lorsque on est assuré d’avoir des chances de son côté, le parti qui l’a engagée et menée abonne fin acquiert, pour quelque temps, une prépondérance écrasante. Que de motifs, sans parler des menus profits que la guerre procure, de ne pas laisser échapper une occasion favorable de la faire. » (Le même, p. 63.)


Quant aux menus profits, en voici l’énumération :

« Mais, jusqu’à nos jours, ce sont les classes inférieures, celles dont l’influence compte le moins, qui ont généralement fourni les simples soldats. Les classes aisées s’en tiraient au moyen d’un sacrifice d’argent et ce sacrifice, ordinairement très modique, était compensé et au-delà, par le débouché que l’état de guerre offrait à leurs membres, auxquels la prohibition des étrangers et l’obligation de passer par des écoles militaires dont l’accès était, en fait, impossible aux classes pauvres, conférait le monopole des emplois rétribués de la profession des armes. Enfin, si la guerre est cruelle pour les conscrits qui fournissent, selon l’énergique expression populaire, « la chair à canon », le départ de ces corvéables enlevés aux travaux delà ferme ou à l’atelier, en diminuant l’offre des bras, a pour résultat de faire hausser les salaires et d’atténuer ainsi, chez ceux qui échappent au service militaire, l’horreur de la guerre. » (Le même, p. 68.)


Cela est catégorique ? On voit que « l’amour sacré », de l’entité-Patrie, n’est plus que l’amour de l’exploitation et des petits profits, mais l’aveu est complet ; il répond victorieusement à ceux qui objecteraient : qu’il y a l’opinion publique avec laquelle les gouvernants sont forcés de compter, qu’une guerre peut être juste et obtenir l’assentiment public ; que l’on a tort de déclamer contre la guerre en général, qu’il peut y avoir des cas où les gouvernants s’y trouvent entraînés malgré eux ; que, du reste, la guerre est une conséquence de l’état social actuel ; que l’on peut déclamer contre elle, déplorer sa nécessité, mais que l’on est forcé de la subir. Citons toujours :

« … Cependant, quelles que soient la puissance des hommes qui décident de la paix ou de la guerre, et l’influence de la classe où se recrute l’état-major de la politique, administratif et militaire, ils sont obligés, comme nous venons de le remarquer, de compter, dans une certaine mesure, avec la masse bien autrement nombreuse, dont les intérêts sont engagés dans les différentes branches de la production, pour lesquelles la guerre est une « nuisance » ; l’expérience démontre, toutefois, que la force de résistance de cet élément pacifique, n’est aucunement proportionnée à sa masse. L’immense majorité des hommes qui la composent est absolument ignorante, et rien n’est plus facile que d’exciter ses passions et de l’égarer sur ses intérêts. La minorité éclairée est peu nombreuse, et d’ailleurs, quels moyens aurait-elle de faire prévaloir son opinion en présence de la puissante organisation de l’État centralisé ? » (Le même, p. 68.)


Ainsi, nos bourgeois ne s’en cachent pas, ils ne voient, dans la guerre, qu’un moyen de continuer leur exploitation des travailleurs ; les tueries qu’ils organisent, leur servent à se débarrasser du trop-plein qui encombre le marché ; pour eux, les armées ne sont faites qu’en vue de fournir une place et des grades à ceux des leurs dont ils seraient assaillis autrement ; pour eux enfin, ces guerres qu’ils appellent pompeusement nationales, en faisant vibrer, aux oreilles des naïfs, les grands mots creux de Patrie, de patriotisme, d’honneur national, etc., pour eux, ces guerres ne sont que prétextes à « menus profits ».

Guerres à « menus profits », toutes ces guerres que l’on entreprend, soit au nom de la Patrie ! soit au nom de la Civilisation !! car, maintenant que le patriotisme commence à décroître, on se sert beaucoup de ce mot nouveau pour lancer les travailleurs contre les populations inoffensives que l’on veut exploiter et dont le seul tort est d’être venues trop tard au degré de développement de ce que l’on est convenu d’appeler la civilisation actuelle.

C’est, soi-disant, pour punir une bande de pillards imaginaires et assurer la prépondérance nationale, que l’on entreprend des guerres comme l’expédition de Tunisie, tandis que le but réel est d’ouvrir un pays neuf aux véreuses opérations financières de quelques louches tripoteurs ; c’est pour assurer le champ libre à ces écumeurs de la haute banque que l’on dépense, en armements, l’argent arraché par l’impôt aux travailleurs ; c’est pour réaliser de « menus profits » dans les places que l’on créera dans les pays conquis que l’on ouvre, à coups de canon, ces débouchés nouveaux qui permettent à la bourgeoisie d’écouler tous ses fruits secs, que l’on stérilise toute une robuste jeunesse, que l’on envoie une foule des jeunes gens périr sous un climat meurtrier ou se faire massacrer par des gens qui, après tout, sont chez eux et défendent ce qui leur appartient.

Guerres à « menus profits », ces expéditions au Sénégal, au Tonkin, au Congo, à Madagascar, entreprises toujours au nom de la civilisation qui n’a rien à voir dans ces expéditions, qui sont un brigandage pur et simple. On exalte le patriotisme chez soi et l’on fusille, on décapite, sous le nom de brigands ou de pirates, ceux qui ne sont coupables que d’avoir défendu le sol sur lequel ils vivent, ou de s’être révoltés contre ceux qui se sont établis en maîtres chez eux pour les exploiter et les asservir.


Mais nous aurons à revenir sur cette question, dans le chapitre spécial sur la colonisation : bornons-nous, pour l’instant, au patriotisme des dirigeants. Les derniers événements l’ont mis à nu dans toute sa hideuse réalité. Nos secrets d’armement et de défense livrés avec la complicité d’employés des bureaux du ministère de la Guerre ; les tripotages les plus éhontés s’opérant dans ce gouffre à milliards, au détriment de la bourse des contribuables et de la sécurité du pays. Le gouvernement, au lieu de faire poursuivre les coupables, cherchant à les couvrir[4] et à jeter un voile sur les turpitudes les plus éhontées. Nous voyons les grands industriels métallurgistes — députés pour la plupart, ayant à la tête de leur personnel d’anciens officiers — se faire les fournisseurs d’armes, de canons, de navires blindés, de poudres et autres explosifs, des nations étrangères, et leur livrer les engins les plus nouveaux, sans s’inquiéter s’ils ne serviront pas un jour contre notre armée, et ne contribueront pas à massacrer ceux de nos compatriotes, qu’en leur qualité de gouvernants, ils enverront se faire trouer la peau à la frontière. N’est-ce pas la haute pègre internationale des banquiers juifs et chrétiens qui possède nos chemins de fers, qui a la clef de nos arsenaux, qui a le monopole de nos approvisionnements ? Ô bourgeois, ne nous parlez donc plus de votre patriotisme. Si vous pouviez morceler votre pays et le vendre par actions, vous vous empresseriez de le faire.


Qu’avez-vous fait, en 71, dans la guerre franco-allemande qui s’est terminée pour nous, comme chacun sait, par une contribution de cinq milliards ? Qui avait intérêt à payer cette contribution, si ce n’est la bourgeoisie seule, afin de rester seule maîtresse dans l’exploitation du pays. Or, pour payer cette contribution, sur qui a-t-on tiré à vue ? sur les travailleurs. On a fait un emprunt dont le remboursement était garanti par les impôts que l’on devait établir, et que les travailleurs sont les seuls à payer, puisque seuls ils travaillent, et que le travail seul est productif de richesse.

Admirons ici le tour de passe-passe ; la bourgeoisie ayant à payer la rançon de guerre, pour écarter du pouvoir les Prussiens et empocher elle-même les impôts, a dû emprunter l’argent nécessaire à payer la rançon ; mais comme cet argent n’était pas disponible dans la poche des travailleurs faméliques, les bourgeois seuls ont pu souscrire à l’emprunt, se prêtant ainsi à eux-mêmes l’argent dont ils avaient besoin. Seulement les travailleurs seuls devront peiner pendant quatre-vingt-dix-neuf ans pour rembourser cet emprunt — capital et intérêts — qui n’est jamais entré dans leurs poches. Voilà le patriotisme bourgeois dans toute sa splendeur ! — Que l’on vienne nier après cela que la vertu n’est jamais récompensée !

XIII

LE MILITARISME


Impossible de parler de la Patrie et du Patriotisme, sans toucher à cette plaie affreuse de l’humanité : le militarisme.

En étudiant les débuts de l’humanité et la marche de son évolution, nous avons vu que la caste guerrière avait été une des premières à se constituer et à asseoir son autorité sur les autres membres du clan ou de la tribu. Un peu plus tard, la caste se divisa elle-même en chefs et en simples guerriers, comme un premier pas en avant avait scindé la tribu en guerriers et non-guerriers ; tous les membres du clan devant être, au début, tous guerriers quand il en était besoin.

Nous ignorons si l’humanité a suivi régulièrement cette marche progressive ; c’est-à-dire, si elle a passé successivement par les trois stades : chasseur, pasteur, et enfin agriculteur. Qu’elle ait débuté par la chasse et la pêche, la cueillette des plantes et des fruits sauvages, cela ne fait aucun doute. Quant à savoir si de ce stade les populations ont passé au stade pastoral, puis au stade agricole, d’une façon aussi suivie que l’on passe ses degrés de bachot dans l’enseignement des sciences et des lettres, cela n’est pas aussi assuré.

Nous croyons plutôt que ces différentes façons de se procurer la nourriture ont dû se combiner selon les ressources de la région. Tel peuple chasseur a bien pu continuer à vivre principalement de chasse, tout en ayant trouvé le moyen de cultiver une plante alimentaire quelconque, avant d’avoir eu des animaux domestiques.


Mais, quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que la caste guerrière a su demeurer prépondérante, et conserver une bonne part de pouvoir, même lorsqu’elle était forcée de le partager, et elle est restée le plus ferme soutien de ceux qui s’y sont succédé.

Tant qu’elle est restée caste fermée, se recrutant dans son sein, faisant la guerre pour son propre compte, la population souffrait bien de ses déprédations, l’homme d’armes ne se gênant pas de prendre chez le paysan ce qui était à sa convenance, mais une fois la dîme payée, et s’il n’avait pas de troupes ni de château-fort dans son voisinage, le paysan pouvait espérer un peu de répit ; en tout cas, il n’était pas contraint de fournir les plus belles années de son existence pour aller renforcer les bataillons de ses exploiteurs.

Il vint cependant une époque où les seigneurs commencèrent à armer les paysans de leurs terres, dans les cas de besoins pressants. Puis on attira, au moyen d’une prime ou par stratagèmes, ceux que l’on voulait enrôler dans les armées du roi ; mais il appartenait à la bourgeoisie de se décharger entièrement sur ses esclaves du soin de la défendre. C’est elle qui a perfectionné le système, en forçant les travailleurs à fournir un certain temps de leur jeunesse à la défense de leurs maîtres. Mais, comme elle ne pouvait, sans danger, leur mettre des armes dans les mains et leur dire : « Défendez-moi, pendant que je jouis », elle inventa le culte de la Patrie.

Et c’est à l’aide de ce mensonge qu’elle a pu amener les travailleurs à subir, pendant si longtemps, sans discuter, cet impôt du sang ; c’est à l’aide de ce sophisme, qu’à de nombreuses générations elle a pu enlever la portion la plus forte et la plus saine de leur jeunesse, l’envoyer pourrir moralement et physiquement dans les bagnes que l’on appelle casernes, sans que personne songeât à regimber et à s’y soustraire, sans qu’une voix s’élevât pour s’enquérir de quel droit on venait demander aux individus de se changer, pendant sept, cinq et en dernier ressort, trois ans, de se changer, disons-nous, en automates, en machines à tuer et en chair à canon.


Et cependant il y a eu des protestations, il y en a toujours eu ; la désertion et l’insoumission durent naître avec l’institution des armées permanentes, mais ces actes n’étaient guère raisonnés : le déserteur, l’insoumis, n’en appelait pas au strict droit individuel, ils ne furent sans doute dus qu’à des répugnances personnelles qui ne devaient même pas prendre la peine de s’analyser.

Allons plus loin. Les protestations qui s’élevaient, dans la littérature, contre la guerre et le militarisme, ne furent guère que des explosions de sentiments et nullement ou très peu appuyées sur des déductions logiques basées sur la nature humaine et le droit individuel.

L’armée ! la patrie ! mais la bourgeoisie et les lettrés ses thuriféraires avaient tellement entonné de louanges en leur honneur, entassé tant de sophismes et de mensonges en leur faveur, qu’ils étaient arrivés à les faire voir parées de toutes les qualités dont ils les avaient ornées, que personne n’osait mettre en doute l’existence desdites qualités ; on posait en fait que l’armée est le réservoir de toutes les qualités, de toutes les vertus civiques. Pas de roman où l’on ne rencontrât le portrait du « vieux brave », modèle de loyauté et de probité, attaché à son vieux général, dont il avait été le brosseur, le suivant dans toutes les péripéties de son existence, l’aidant à traverser les embûches que lui tendaient des ennemis invisibles, et, finalement, donnant sa vie pour sauver celle de ses maîtres, ou bien — pour changer — sauvant l’orphelin, le cachant et l’élevant en en faisant un héros et lui donnant les moyens de rentrer dans la fortune que lui avaient dérobée les ennemis de sa famille.

Il faut voir comment les poètes exaltaient le courage des braves troupiers ; l’honneur militaire, le dévouement, la fidélité, la loyauté, étaient leurs moindres vertus. Il a fallu que la bourgeoisie commît cette énorme bévue de forcer tous les individus à passer un temps plus ou moins long sous ses drapeaux pour qu’on vît que, sous les oripeaux brillants dont les littérateurs et les poètes s’étaient complu à couvrir l’idole, il ne se cachait que des infamies et de la pourriture. Le volontariat d’un an et les vingt-huit jours ont plus fait contre le militarisme que tout ce que l’on avait pu dire précédemment contre lui.


Aussi longtemps que les travailleurs avaient été les seuls à sacrifier leur jeunesse, à s’abrutir à la caserne, tant que, dans le public, on n’a connu, de l’armée, que sa mise en scène, l’éclat de ses cuivres, le roulement des tambours, l’or de ses galonnés, le claquement du drapeau au vent, le fracas des armes, toute l’apothéose enfin dont on l’entoure quand on la montre au peuple, littérateurs et poètes ont contribué dans leurs œuvres à élargir cette apothéose, à apporter leur part de mensonges à la glorification du monstre.

Mais du jour où ils ont été mis à même d’étudier de près l’institution, quand il leur a fallu se courber sous la discipline abrutissante, quand il leur a fallu supporter les rebuffades et les grossièretés des galonnés, à partir de ce moment le respect s’en est allé ; ils ont commencé à arracher le masque de l’infâme, ils ont soufflé sur les vertus dont leurs devanciers s’étaient plus à le parer, et le soldat — y compris l’officier — a commencé à faire son entrée dans le public sous ses véritables traits, c’est-à-dire ceux d’une brute alcoolique, d’une machine inconsciente.

Ah ! il faut y avoir séjourné dans cet enfer pour comprendre tout ce que peut y souffrir un homme de cœur, il faut avoir endossé l’uniforme pour savoir tout ce qu’il recouvre de bassesse et d’idiotie.


Un fois immatriculé, vous n’êtes plus un homme, mais un automate tenu d’obéir, au doigt et à l’œil, à celui qui commande. Vous avez un fusil dans les mains, mais vous devez subir, sans broncher, les grossièretés du galonné qui décharge sur vous sa mauvaise humeur ou les fumées de l’alcool qu’il a absorbé. Pas un geste, pas une parole, vous pourriez les payer de votre vie entière ou de plusieurs années de votre liberté. On aura, du reste, soin de vous lire tous les samedis le Code pénal, dont le refrain : mort ! mort ! vous hantera le cerveau à chaque fois que les instincts de rébellion se heurteront sous votre crâne.

Mais ce qui vous exaspère le plus, ce sont les mille et une minuties du métier, les tatillonnements, les tracasseries du règlement. Et pour le gradé qui vous en veut, ou qui, sans vous en vouloir, n’est seulement qu’une brute inconsciente, c’est cinquante fois par jour que naîtront les occasions de vous mettre en défaut, de vous faire subir les vexations de toute sorte que sa bêtise trouvera plaisir à vous infliger : À l’appel, pour une courroie mal astiquée, un bouton plus terne que les autres, des bretelles que vous aurez oublié de mettre, ce sont des engueulades, de la salle de police et des inspections à repasser à n’en plus finir ; vous êtes inspecté sur toutes les coutures, jusqu’à vous faire ouvrir vos vêtements pour inspecter votre linge de dessous.

À la chambrée, c’est autre chose ; un lit mal d’aplomb, engueulade ; « les lits carrés comme des billards », est une expression horripilante qui vous est cornée à chaque instant aux oreilles et que connaissent bien ceux qui ont traversé la caserne ; des effets mal placés sur la planche, engueulade toujours ; mais le comble de l’art, c’est de vous faire cirer la semelle des souliers de rechange pendus au mur au-dessus de la tête de votre lit, en exigeant que les têtes de clous ressortent sans aucune tache de cirage !

Et les revues ! ça n’en finit plus. Les samedis, revue d’armes avec, toujours, les mêmes observations et les épithètes de sale soldat, espèce de cochon et autres aménités. Pour varier, vous avez les visites de propreté où votre capitaine s’assure si vous avez les bras et les pieds propres. Tous les mois, il y a mieux, c’est la visite dite sanitaire ; là, c’est les profondeurs les plus intimes que le charcutier du régiment vous examine. Ayez des délicatesses de sentiments, à l’armée on s’en fout ; vos délicatesses ne tarderont pas à être broyées sous l’ignoble patte de ceux qui vous commandent.


L’armée est l’école de l’égalité, nous disent les soudoyés de la bourgeoisie : l’égalité dans l’abrutissement, oui, mais ce n’est pas cette égalité que nous voulons.

Mais les revues continuent : tous les trois ou six mois, je ne me rappelle plus, c’est celle d’un intendant quelconque. Tous les ans, l’inspection générale par le divisionnaire.

Dans la quinzaine qui précède, branle-bas à la caserne. On fait nettoyer les locaux, les cuisines. Pour vous distraire, un jour vous avez revue du sergent de semaine, le lendemain, revue de l’officier de section, revue de capitaine, du commandant, du colonel, cela n’en finit plus.

À chacune de ces revues, il faut que vous installiez votre fourbi sur votre lit : D’abord un mouchoir — qui est religieusement conservé pour ces occasions — que vous étendez délicatement sur votre lit ; sur ce mouchoir, il faut installer vos brosses, vos godillots de rechange, votre caleçon — que l’on ne sort guère également que ces jours-là — une chemise roulée d’une certaine façon et d’une certaine longueur, votre bonnet de nuit, votre boîte à graisse, votre fiole à tripoli, un étui à aiguilles, du fil et des ciseaux.

Pour que cette installation soit faite dans les règles, des pancartes illustrées sont placardées dans les chambrées, qu’il faut consulter à chaque instant pour bien savoir la place de la brosse à patience, de la fiole à tripoli ou de tout autre objet aussi important ; car il faut avoir grand soin de bien mettre chaque objet à sa place, sinon vous ne tarderiez pas à entendre éclater à vos oreilles une tempête d’imprécations vomies par celui de vos chefs qui s’apercevrait de l’irrégularité ; sachez que la peine de mort ne serait pas trop forte pour expier une semblable négligence. Horreur ! abomination de la désolation ! une fiole de tripoli à la place d’une boîte à graisse, ce serait la ruine de la France si le général venait à s’en apercevoir.

Nous avons parlé du comble de l’art ; mais c’est ici le sublime que l’on atteint, en vous faisant cirer les pieds de lit ![5]


C’est là, dans ces revues présidées par un général, que se révèle la servilité des officiers subalternes et même des supérieurs. Dès que le général est signalé, vous voyez ces officiers, si arrogants devant le pauvre diable de pioupiou, se faire petits, se ranger bien humblement derrière le général qui, lui, se redresse, — quand il n’est pas cassé par le gâtisme, — fier comme Artaban. Et ces yeux furibonds foudroyant le misérable qui vient de donner prise à une observation du grand chef ! Horrible ! tous les officiers sont sens dessus dessous : voilà un troupier auquel il manque une aiguille, ou qui, ayant oublié que la quinzaine était finie de la veille, a boutonné sa capote à gauche quand il fallait la boutonner à droite. Le colonel en bégaie de fureur, le commandant en craque dans sa tunique, le capitaine est vert de frayeur ; le caporal seul ne dit rien : il sait que tout ce monde-là, à partir du sergent, va lui retomber sur le poil. Son affaire est claire ; il est vrai qu’à son tour, il se vengera sur le délinquant.


Entre temps, quand il n’y a pas de revue en perspective, ordinairement le samedi, après midi, afin de vous désennuyer, on sonne la corvée de quartier ; elle consiste à vous faire promener dans la cour de la caserne, à vous faire ramasser en tas les pierres et les cailloux qui peuvent s’y trouver. Après une heure de cet agréable passe-temps, vous remontez dans les chambres ; les petits tas de cailloux sont dispersés par les allées et venues des passants de la semaine, et vous recommencez le samedi suivant. Le métier militaire a de ces petites distractions tout à fait spirituelles.

Et lorsque le soir, après des journées si remplies, vous éprouvez le besoin de causer avec vos compagnons de chaîne, leur conversation n’est pas faite pour vous relever le moral et vous inspirer de grandes pensées. Vous apercevez un groupe où l’on rit à se tordre ; vous vous approchez, vous imaginant entendre des choses spirituelles… C’est un idiot qui remâche des gravelures qui ne sont ni neuves ni dites avec esprit. Vous vous retournez, écœuré ; vous tombez dans un autre groupe d’abrutis qui bavent de jouissance rien qu’en rappelant les saouleries qu’ils ont prises, ou à la pensée de la cuite qu’ils vont se fourrer lorsque la carotte qu’ils ont tirée aux parents aura réussi à amener une pièce de cent sous ou deux.


Soulographie et débauche crapuleuse : n’essayez pas de sortir de là, ils ne vous comprendront pas. Il n’existe plus rien en dehors de ces deux jouissances : Étonnez-vous, après cela, qu’après trois ans de ce régime, il sorte de la caserne tant d’individus capables de faire des gendarmes et des policiers. L’armée n’est qu’une école de démoralisation ; elle ne peut produire que des mouchards, des fainéants et des ivrognes. Bien petit est le nombre de ceux qui résistent à ces trois années d’abrutissement, et ils n’y résistent pas si complètement qu’ils n’en gardent quelques vestiges pendant longtemps encore, après en être sortis.

Oh ! cette discipline brutale et abjecte, ce qu’elle vous brise un homme, lui broie le cerveau, lui déforme le caractère, détruit sa volonté ! Horrible machine à abrutir, à laquelle vous donnez un jeune homme qui ne demande qu’à s’épanouir aux sentiments du Beau et du Vrai, dont l’énergie pourrait se développer dans la lutte de tous les jours, pour la vie, dont l’intellectualité pourrait s’élargir sous la pression du savoir déjà acquis et du besoin de savoir encore plus, la discipline lui met une chape de plomb qui lui comprimera et lui rétrécira le cerveau tous les jours ; jusqu’aux battements de son cœur dont elle ralentira le rythme. Après l’avoir broyé pendant trois ans sous les multiples engrenages de sa hiérarchie, elle vous rendra une loque informe, si elle ne l’a pas dévorée complètement.


Nous avons vu, bourgeois féroces, que cette Patrie dont vous vouliez nous faire les défenseurs n’était que l’organisation de vos privilèges ; ce militarisme, que vous enseignez être un devoir auquel tous doivent se conformer, n’est institué que pour votre seule défense, dont vous laissez retomber tout le poids sur ceux contre qui elle est dirigée, vous fournissant par-dessus le marché l’occasion de faire tomber grades, honneurs et traitements sur ceux des vôtres incapables de remplir d’autres fonctions plus relevées, en même temps que ces grades et traitements servent d’appât aux ambitions malsaines de ceux qui abandonnent la classe d’où ils sont sortis pour se faire vos garde-chiourme.

Que nous importent votre Patrie, vos frontières et vos délimitations arbitraires de peuples ! Votre Patrie nous exploite, vos frontières nous étouffent, vos nationalités nous sont étrangères. Nous sommes des hommes, citoyens de l’univers ; tous les hommes sont nos frères : nos seuls ennemis sont nos maîtres, ceux qui nous exploitent, nous empêchent d’évoluer librement, de nous développer dans toute la plénitude de nos forces. Nous ne voulons plus vous servir de jouets, nous ne voulons plus nous faire les défenseurs de vos privilèges, nous ne voulons plus nous laisser imposer la livrée dégradante de votre militarisme, le joug abrutissant de votre discipline. Nous ne voulons plus courber la tête, nous voulons être libres.


Et vous, pauvres diables destinés à tomber sous le coup de la loi militaire, et qui lisez, dans les journaux, le récit des injustices commises tous les jours au nom de la discipline, qui n’êtes pas sans entendre raconter de temps à autre les infamies dont sont victimes ceux qui ont été assez niais pour se laisser enrôler, ne ferez-vous pas quelques réflexions sur la vie qui vous attend à la caserne ? Et vous tous, qui n’aviez, jusqu’ici, jamais entrevu la vie militaire qu’à travers la fumée de l’encens que lui brûlent les poètes, ne comprendrez-vous pas toute la rouerie de ces écrivains bourgeois qui ont célébré sur tous les tons les vertus militaires ! l’honneur du soldat !! et la dignité guerrière !!! Allez, pauvres diables qui, en vertu de ce mot : « Patrie », ou de la peur du conseil de guerre, allez flétrir les plus belles années de votre jeunesse dans ces écoles de corruption que l’on appelle casernes. Allez, et sachez le sort qui vous attend.

Si vous voulez finir votre temps de service sans accidents, laissez dans vos habits de civil tout instinct de dignité personnelle ; refoulez au plus profond de votre cœur tout sentiment d’indépendance : les vertus et l’honneur militaire exigent que vous ne soyez plus que des machines à tuer, que des brutes passives ; car, si vous aviez maladroitement conservé au fond du cœur, sous la livrée dont on vous revêtira, le moindre grain de fierté, cela pourrait vous être fatal.


S’il plaît à un soudard ivre de vous insulter, et qu’il ait des galons sur les bras, cachez bien les crispations qui, malgré vous, tordront vos muscles sous l’insulte ; la main que vous aurez levée pour la faire retomber à plat sur la face de l’insulteur, portez-la militairement à la hauteur de votre visière pour saluer. Si vous ouvrez la bouche pour répondre à l’insulte ou à la menace, ne la refermez que pour dire : « Brigadier, vous avez raison. » Et encore, non ; le geste, la parole, le moindre signe d’émotion pourraient être interprétés comme une ironie et vous attirer une punition pour manque de respect à vos supérieurs. Quelle que soit l’insulte, quel que soit l’outrage, il faut vous raidir contre la colère qui vous porte à réagir ; il faut rester insensible, calme, inerte ! La main dans le rang, les talons rapprochés ! Allons, c’est bien. Vous restez impassible sous l’injure ? Vous ne bronchez pas ? — Non. — À la bonne heure, au moins ; vous voilà de bons soldats. Voilà ce que la Patrie réclame de ses défenseurs.


« Mais, direz-vous, s’il nous est impossible de rester calmes ? Si, malgré nous, le sang nous monte au cerveau, nous faisant « voir rouge ? »

Alors, il n’y a qu’un moyen : c’est de ne pas mettre les pieds dans ce bagne, d’où vous ne devez sortir qu’avilis, abrutis, corrompus. Si vous voulez rester hommes, ne soyez pas soldats ; si vous ne savez pas digérer les humiliations, n’endossez pas l’uniforme. Mais, pourtant, si vous avez commis l’imprudence de le revêtir, et qu’un jour vous vous trouviez dans cette situation de ne pouvoir vous contenir sous l’indignation… n’insultez ni ne frappez vos supérieurs… !

… Crevez-leur la peau : vous n’en paierez pas davantage.

XIV

LA COLONISATION


La colonisation prend trop d’extension, à notre époque, pour que nous ne traitions pas à part, dans ce livre, ce produit hybride du patriotisme et du mercantilisme combinés — brigandage et vol à main armée, à l’usage des dirigeants.

Un particulier pénètre chez son voisin, il brise tout ce qui lui tombe sous la main, fait main basse sur ce qui se trouve à sa convenance, c’est un criminel ; la « Société » le condamne. Mais qu’un gouvernement se trouve acculé à une situation intérieure où un dérivatif extérieur soit devenu nécessaire, qu’il soit encombré chez lui de bras inoccupés dont il ne sait comment se débarrasser, de produits qu’il ne sait comment écouler, que ce gouvernement aille porter la guerre chez des populations lointaines, qu’il sait trop faibles pour pouvoir lui résister, qu’il s’empare de leur pays, les soumette à tout un système d’exploitation, leur impose ses produits, les massacre si elles tentent de se soustraire à l’exploitation qu’il fait peser sur elles, oh ! alors, ceci est moral ! Du moment que l’on opère en grand, cela mérite l’approbation des honnêtes gens, cela ne s’appelle plus vol ni assassinat, il y a un mot honnête pour couvrir les malhonnêtes choses que la société commet, on appelle ça « civiliser » les populations arriérées !


Et que l’on ne crie pas à l’exagération ! Un peuple n’est réputé colonisateur que quand il a su tirer, d’une contrée, le maximum des produits qu’elle peut rendre. Ainsi, l’Angleterre est un pays colonisateur, parce qu’elle sait faire rendre à ses colonies le bien-être pour ceux qu’elle y envoie, qu’elle sait faire rentrer dans ses coffres les impôts dont elle les frappe. Dans les Indes, par exemple, ceux qu’elle y envoie font des fortunes colossales ; le pays, il est vrai, est bien ravagé de temps à autre par des famines épouvantables, qui déciment des centaines de milliers d’hommes, qu’importent les détails, si John Bull peut y écouler ses produits manufacturés, en tirer, pour son bien-être, ce que le sol de la Grande-Bretagne ne peut lui fournir. Ce sont les bienfaits de la civilisation !

En France, c’est autre chose, on n’est pas colonisateur. Oh ! rassurez-vous, cela ne veut pas dire que l’on soit moins brigand, que les populations conquises soient moins exploitées, non ; seulement, on est moins pratique. Au lieu d’étudier les populations que l’on conquiert, on les livre aux fantaisies du sabre, on les soumet au régime de la « Mère-Patrie » ; si les populations ne peuvent s’y plier, tant pis pour elles, elles disparaîtront petit à petit, sous l’action débilitante d’une administration à laquelle elles n’étaient pas habituées, qu’importe ? Si elles se révoltent, on leur fera la chasse, on les traquera comme des fauves, le pillage sera alors non seulement toléré, mais commode, cela s’appellera une razzia.

La bête féroce que l’on élève et entretient sous le nom de soldat, est lâchée sur des populations inoffensives ; elles se voient livrées à tous les excès que pourront imaginer ces brutes déchaînées : on viole les femmes, on égorge les enfants, des villages sont livrés aux flammes, des populations entières sont chassées dans la plaine où elles périront fatalement de misère. Ce n’est rien que cela, laissez passer, c’est une nation policée, qui porte la civilisation chez les sauvages !


Certes, à bien examiner ce qui se passe tous les jours autour de nous, tout cela n’a rien d’illogique ni d’anormal ; c’est bien le fait de l’organisation actuelle ; rien d’étonnant à ce que ces hauts faits d’armes obtiennent l’assentiment et les applaudissements du monde bourgeois. La bourgeoisie est intéressée à ces coups de brigandage, ils lui servent de prétexte à entretenir des armées permanentes, cela occupe les prétoriens qui vont, dans ces tueries, se faire la main pour un travail plus sérieux ; ces armées elles-mêmes servent de débouché à toute une série d’idiots et de non-valeurs dont elle serait fort embarrassée et qui, au moyen de quelques mètres de galons, deviennent ses plus enragés souteneurs. Ces conquêtes lui facilitent toute une série de tripotages financiers, au moyen desquels elle écumera l’épargne des gogos à la recherche des entreprises véreuses, elle accaparera les terrains volés aux vaincus ; ces guerres occasionnent des tueries de travailleurs dont le trop-plein la gêne chez elle. Les pays conquis ayant besoin d’une administration, nouveau débouché à toute une armée de budgétivores et d’ambitieux qu’elle attache ainsi à son char, tandis qu’inemployés, ils pourraient la gêner sur sa route.

Plus encore, ce sont des populations à exploiter, qu’elle pourra courber sous le travail, auxquelles elle pourra imposer ses produits, qu’elle pourra décimer sans avoir à en rendre compte à personne. En vue de ces avantages, la bourgeoisie n’a donc pas à hésiter, et la bourgeoisie française l’a tellement bien compris qu’elle vient de se lancer à toute vapeur dans les entreprises coloniales.

Mais, ce qui nous étonne, ce qui nous écœure, c’est qu’il y ait encore des travailleurs qui approuvent ces infamies, ne ressentent aucun remords de prêter la main à ces canailleries, et n’aient pas compris cette injustice flagrante de massacrer des populations chez elles, pour les plier à un genre de vie qui n’est pas le leur. Oh ! nous connaissons les réponses toutes faites qu’il est d’usage de débiter lorsqu’on s’indigne des faits trop criants : « Ils se sont révoltés, ils ont tué des nôtres, nous ne pouvons pas supporter cela… Ce sont des sauvages, il faut les civiliser… Les besoins du commerce l’exigent… Oui, peut-être, on a eu tort d’aller chez eux, mais les colonies nous ont trop coûté d’hommes et d’argent pour les abandonner, etc., etc. »

« Ils se sont révoltés, ils ont tué des nôtres », eh bien ! après ? Qu’allait-on chercher chez eux ? Que ne les laissait-on tranquilles ? Est-ce qu’ils sont venus nous demander quelque chose ? On a voulu leur imposer des lois qu’ils ne veulent pas accepter, ils se révoltent, ils font bien, tant pis pour ceux qui périssent dans la lutte, ils n’avaient qu’à ne pas prêter la main à ces infamies.

« Ce sont des sauvages, il faut les civiliser ». Que l’on prenne l’histoire des conquêtes et que l’on nous dise après, quels sont les plus sauvages, de ceux que l’on qualifie de la sorte ou des « civilisés » ? Quels sont ceux qui auraient le plus besoin d’être civilisés, des conquérants ou des populations inoffensives qui, la plupart du temps, ont accueilli les envahisseurs à bras ouverts, et, pour prix de leurs avances, en ont été torturés, décimés ? Prenez l’histoire des conquêtes de l’Amérique par l’Espagne, des Indes par l’Angleterre, de l’Afrique, de la Cochinchine et du Tonkin par la France, et venez après, nous vanter la civilisation ! Bien entendu, dans ces historiques, vous n’y trouverez que les « grands faits » qui, par leur importance, ont laissé une trace dans l’histoire, mais s’il fallait vous faire le tableau de tous les « petits faits » dont ils se composent, et qui passent inaperçus, s’il fallait mettre à jour toutes les turpitudes qui disparaissent dans la masse imposante des faits principaux, que serait-ce alors ? On reculerait écœuré devant ces monstruosités.


Nous avons, pour notre part, — ayant passé quelque temps dans l’infanterie de marine, — entendu raconter une foule de scènes qui prouvent que le soldat qui arrive dans un pays conquis s’y considère, par le fait, comme un maître absolu ; pour lui, les populations sont des bêtes de somme qu’il peut faire mouvoir à son gré ; il a droit de prise sur tout objet à sa convenance, malheur à l’indigène qui voudra s’y opposer, il ne tardera pas à apprendre que la loi du sabre est la seule loi ; l’institution qui défend la Propriété en Europe, ne la reconnaît pas sous une autre latitude. Le soldat, en cela, est encouragé par les officiers qui prêchent d’exemple, par l’administration qui lui met la trique en main pour surveiller les indigènes qu’elle emploie à ses travaux.

Que de faits répugnants vous sont racontés là, naïvement, comme choses très naturelles, et, lorsque, par hasard, — si l’indigène s’est révolté, a tué celui ou ceux qui l’opprimaient — vous dites qu’il a bien fait, il faut entendre les cris de stupeur qui accueillent votre réponse : Comment ? puisque nous sommes les maîtres, puisque l’on nous commande, il faut bien nous faire obéir ; si on les laissait faire, ils se révolteraient tous, ils nous chasseraient. Après avoir dépensé tant d’argent et tant d’hommes, la France perdrait le pays, elle n’aurait plus de colonies !

Voilà où la discipline et l’abrutissement militaires amènent l’esprit des travailleurs ; ils subissent les mêmes injustices, les mêmes turpitudes qu’ils aident à faire peser sur les autres ; et ils ne sentent plus l’ignominie de leur conduite, ils en viennent à servir, inconsciemment, d’instruments au despotisme, à se vanter de ce rôle, à ne plus en comprendre toute la bassesse et l’infamie.


Quant aux besoins du commerce, voilà bien le vrai motif ; messieurs les bourgeois s’étant embarrassés de produits qu’ils ne savent comment écouler, ils ne trouvent rien de mieux que d’aller déclarer la guerre à de pauvres diables, impuissants à se défendre, pour leur imposer ces produits. Certes, il serait facile de s’entendre avec eux, on pourrait trafiquer par la voie des échanges, même en n’étant pas très ferrés sur la valeur des objets ; ceux-ci n’ayant, pour eux, de valeur qu’autant qu’ils leur tirent l’œil, il serait facile de les « enfoncer » et de réaliser de beaux bénéfices ; n’en était-il pas ainsi avant que l’on pénétrât dans le continent noir ? n’était-on pas, par l’intermédiaire des peuplades de la côte, en relation avec les peuplades de l’intérieur ? N’en tirait-on pas déjà les produits que l’on en tire à présent ?

Oui, cela est possible, cela a été, mais voilà le diable ! pour opérer de la sorte, il faut du temps, de la patience, impossible d’opérer en grand, il faut compter avec la concurrence : « Le commerce a besoin qu’on le protège ! » On sait ce que cela veut dire : vite, deux ou trois cuirassés en marche, une demi-douzaine de canonnières, un corps de troupes de débarquement, saluez, la civilisation va faire son œuvre ! Nous avons pris une population forte, robuste et saine, dans quarante ou cinquante années d’ici nous vous rendrons un troupeau anémié, abruti, misérable, décimé, corrompu, qui en aura pour très peu de temps à disparaître de la surface du globe. Alors sera complète l’œuvre civilisatrice !


Si l’on doutait de ce que nous avançons, que l’on prenne les récits des voyageurs, qu’on lise la description des pays où les Européens se sont installés par droit de conquête, partout la population s’amoindrit et disparaît, partout, l’ivrognerie, la syphilis et autres importations européennes les fauchent à grands coups, atrophient et anémient ceux qui survivent. Et, peut-il en être autrement ? Non, étant donnés les moyens que l’on emploie. Voilà des populations qui avaient un autre genre de vie que nous, d’autres aptitudes, d’autres besoins ; au lieu d’étudier ces aptitudes et ces besoins, de chercher à les adapter à notre civilisation, graduellement, insensiblement, en ne leur demandant de prendre, de cette civilisation, que ce qu’ils pouvaient s’assimiler, on a voulu les plier d’un coup ; on a tout rompu ; non seulement elles ont été réfractaires, mais l’expérience leur a été fatale.

Que le rôle de l’homme soi-disant civilisé aurait pu être beau, s’il avait su le comprendre, et si lui-même n’avait été affligé de ces deux pestes : le gouvernement et le mercantilisme, deux plaies affreuses dont il devrait bien songer à se débarrasser avant de chercher à civiliser les autres.


La culture des peuplades arriérées pourrait se poursuivre pacifiquement et amener à la civilisation des éléments nouveaux susceptibles, en s’y adaptant, de la revivifier. Que l’on ne vienne pas nous parler de la duplicité et de la férocité des barbares ! Nous n’avons qu’à lire les récits de ces hommes, vraiment courageux, qui sont partis au milieu de populations inconnues, poussés par le seul idéal de la science et le désir de connaître. Ceux-là ont su s’en faire des amis, ont pu passer chez eux sans en avoir rien à craindre ; la duplicité et la férocité ne sont venues que de ces misérables trafiquants qui se décorent faussement du nom de voyageurs, ne voyant, dans leurs voyages, qu’une bonne affaire commerciale ou politique, ils ont excité, contre le blanc, l’animosité de ces populations, en les trompant dans leurs échanges, en ne tenant pas les engagements consentis, en les massacrant, au besoin, quand ils pouvaient le faire impunément.

Allons, allons, philanthropes du commerce, civilisateurs du sabre, rengainez vos tirades sur les bienfaits de la civilisation. Ce que vous appelez ainsi, ce que vous déguisez sous le nom de colonisation a un nom parfaitement défini dans votre Code, lorsqu’il est le fait de quelques individualités obscures ; cela s’appelle : « Pillage et assassinat en bandes armées », mais la civilisation n’a rien à voir avec vos pratiques de bandits de grands chemins.


Ce qu’il faut à la classe dirigeante, ce sont les débouchés nouveaux pour ses produits, ce sont des peuples nouveaux à exploiter ; c’est pour cela qu’elle envoie les Soleillet, les de Brazza, les Crampels, les Trivier, etc., à la recherche des territoires inconnus pour y ouvrir des comptoirs qui livreront ces pays à son exploitation sans borne ; elle commencera par les exploiter commercialement, pour finir par les exploiter de toutes les façons, lorsqu’elle aura mené ces peuplades sous son protectorat ; ce qu’il lui faut, ce sont des terrains immenses qu’elle s’annexera graduellement, après les avoir dépeuplés ; ne faut-il pas beaucoup de place pour y déverser le trop-plein de la population qui l’embarrasse ?

Vous, dirigeants, des civilisateurs, allons donc ! Qu’avez-vous fait de ces peuplades qui habitaient l’Amérique et qui disparaissent tous les jours décimées par les trahisons, auxquelles, au mépris de la foi jurée, vous arrachez peu à peu, les territoires de chasse que vous aviez dû leur reconnaître ? Qu’avez-vous fait de ces peuplades de la Polynésie, que les voyageurs s’accordaient à nous montrer comme des populations fortes et vigoureuses, et qui, maintenant, disparaissent sous votre domination ?

Vous des civilisateurs ! Mais du train dont marche votre civilisation, si les travailleurs devaient succomber dans la lutte qu’ils vous livrent, vous ne tarderiez pas à succomber, à votre tour, sous votre indolence et votre paresse, comme sont tombées les civilisations grecque et romaine, qui, arrivées au faîte du luxe et de l’exploitation, ayant perdu toutes les facultés de lutte pour ne conserver que celle de jouir, ont succombé, bien plus sous le poids de leur avachissement que sous les coups des barbares qui, arrivant prendre part à la lutte, dans la plénitude de leurs forces, n’ont pas eu grand’peine à renverser cette civilisation en pleine décomposition.


Comme vous avez pris à tâche de détruire les races, non pas inférieures — nous le démontrerons plus loin — mais seulement retardataires, vous tendez de même à détruire la classe des travailleurs que vous qualifiez, aussi, d’inférieure. Vous cherchez tous les jours à éliminer le travailleur de l’atelier, en le remplaçant par des machines. Votre triomphe serait la fin de l’humanité ; car, perdant peu à peu les facultés que vous avez acquises par le besoin de lutte, vous retourneriez aux formes ancestrales les plus rudimentaires, et l’humanité n’aurait bientôt plus d’autre idéal que celui d’une association de sacs digestifs, commandant à un peuple de machines, servies par les automates, n’ayant plus d’humain que le nom.

XV

IL N’Y A PAS DE RACES INFÉRIEURES


Cette question de la colonisation soulève aussitôt celle des races soi-disant inférieures. N’a-t-on pas voulu justifier, en arguant de cette soi-disant infériorité, les agissements des blancs qui ont amené la disparition des peuples conquis ?

N’est-ce pas, du reste, le même argument que l’on emploie contre le travailleur, pour justifier l’exploitation qu’on lui fait subir, en le taxant de « classe inférieure ! » Est-ce que, pour le capitaliste, et même pour certains savants, le travailleur n’est pas une bête de somme dont le seul rôle consiste à créer le bien-être pour les « élus », à reproduire d’autres bêtes de somme qui élaboreront à leur tour les jouissances pour la descendance des élus et ainsi de suite ?

Pourtant, nous travailleurs, nous ne nous croyons pas au-dessous de qui que ce soit, nous croyons notre cerveau tout aussi apte à se développer que celui de nos exploiteurs si nous en avions les moyens et les loisirs. Pourquoi n’en serait-il pas de même des races dites inférieures ?


S’il n’y avait que les politiciens pour affirmer l’infériorité des races, il serait bien inutile d’essayer de les réfuter, au fond, ils se soucient fort peu que leur assertion soit prouvée ou infirmée, ce n’est qu’un prétexte : celui-ci démontré faux, ils ne manqueraient pas d’en trouver d’autres. Mais certains savants ont voulu apporter le concours de la science à cette théorie et prouver que la race blanche était la seule supérieure. Il fut un moment où l’homme se croyait le centre de l’univers ; non seulement il pensait que le soleil et les étoiles tournaient autour de la terre, mais il affirmait que tout cela n’avait été fait qu’en vue de sa personne. On appelait cela l’anthropocentrie.

Il a fallu de longs siècles d’études pour arracher à l’homme ses illusions orgueilleuses, et lui faire comprendre le peu de place qu’il tenait dans la nature. Mais ces idées de domination sont si fortes et tenaces, il y renonce si difficilement, qu’après avoir perdu le sceptre qu’il prétendait s’arroger sur les astres, il s’est rabattu sur l’affirmation que le globe terraqué, avec toutes ses productions, n’avait été fait qu’en vue de lui servir de berceau à lui, le roi de la Création.

Encore dépossédé de cette royauté factice par la science qui lui démontre qu’il n’est que le produit d’une évolution, le résultat d’un concours de circonstances fortuites, qu’il n’y a rien de prémédité dans son éclosion et que, par conséquent, on n’a rien pu créer en vue de sa venue que l’on n’attendait pas ; l’esprit de domination de l’homme n’a pu se résoudre à accepter les faits tels qu’ils sont et à se considérer comme un intrus, il s’est en fin de compte raccroché à cette idée des races supérieures, et, comme de juste, chaque race s’est affirmée la plus intelligente, la plus belle et la plus parfaite. C’est en vertu de cette affirmation que la race blanche absorbe toutes les autres ; c’est sur cette élimination que les savants essaient de baser l’affirmation.

Les savants ont, en outre, essayé de justifier leur opinion en s’appuyant sur les trois points suivants :

1o L’ancienneté des races inférieures est reconnue implicitement par tout le monde savant comme égale à celle de la race blanche ; par conséquent, l’état stationnaire des uns, alors que les autres ont progressé, prouve leur infériorité absolue ;

2o Les peuples arriérés habitent généralement, les climats les plus favorisés, ce qui aurait dû contribuer à hâter leur développement ;

3o Les enfants sauvages que l’on a voulu élever à l’européenne n’ont aucunement répondu à l’espérance de leurs éducateurs. Ou donne encore en exemple les agglomérations de sauvages parquées dans des villages et qui sont restées ce qu’elles étaient il y a deux cents ans, ainsi que la république nègre d’Haïti et ses révolutions sans but.


Il ne faut pas aller bien loin dans l’histoire pour reconnaître que le consensus universel n’est pas toujours une preuve. Jusqu’à ce que Galilée vînt prouver que la terre tournait autour du soleil, il avait été admis, à peu près universellement, que c’était le soleil qui tournait autour de la terre ! Le consentement universel ne prouve donc rien, s’il n’est appuyé par des faits, — et encore, dans le cas cité plus haut, des faits apparents semblaient appuyer l’opinion erronée. Les faits corroborent-ils l’opinion de l’égale ancienneté des races, voilà ce qu’il faudrait savoir ?

Sur les monuments égyptiens on a trouvé la reproduction de certains types africains existant encore de nos jours, ce qui prouverait, en effet, une antiquité relative ; il est avéré également que ces peuplades, autrefois soumises aux Égyptiens, ne paraissent pas avoir progressé. De prime abord, cela semblerait donner raison aux partisans de l’infériorité des races, mais un examen approfondi nous montre que cette conclusion serait trop hâtive.

En effet, l’antiquité reconnue aux monuments égyptiens serait de 8,000 années, mettons 10,000 en chiffres ronds. Ainsi, en dix mille ans ces peuplades ne paraissent pas avoir progressé alors que la race blanche a fait le chemin que l’on sait.

Seulement, à l’époque où s’élevèrent ces monuments, l’Égypte représentait déjà une civilisation fort avancée ; énorme était déjà la différence entre ces peuplades retardataires et les constructeurs des temples de Philœ, de Karnak et de Memphis, les Égyptiens avaient traversé la période préhistorique que l’on évalue à des centaines de mille années.


Bien lents ont dû être les premiers progrès de l’homme quaternaire, et la période d’éducation est encore plus longue si l’on admet l’existence de l’homme à l’époque tertiaire.

Les 10,000 ans de stagnation des peuplades en question représentent donc bien peu de chose dans l’histoire du développement de l’humanité, et il est probable que dix mille ans après qu’il eut appris à tailler la première pierre, l’Égyptien primitif aurait pu ne présenter aucune amélioration sensible à l’observateur et paraître, lui aussi, d’une race foncièrement inférieure.

D’un autre côté, les Égyptiens, qui firent les grands progrès attestés par leurs sciences et leurs monuments, ne sont même pas des blancs, et ce même peuple, que l’on classe parmi les races « supérieures » de l’antiquité, est maintenant classé parmi les races « inférieures » ! Les dominateurs anglais le leur montrent bien. Quel amas de contradictions ! Pour les besoins de la discussion, les Égyptiens sont alternativement l’un et l’autre : « supérieurs » et « inférieurs ».


Les crânes et les mâchoires du Cro-Magnon, du Néandertal, de la Naulette qui remontent à une lointaine époque représentent des caractères tellement simiens qu’en les étudiant, les anthropologues se sont demandé s’il fallait classer leurs possesseurs parmi les ancêtres de l’homme ou des grands singes anthropoïdes. Devant de si modestes débuts, sommes-nous bien venus à nous décréter les phénix de l’humanité ?

Et de quel droit parler de l’infériorité d’autres races, alors que leur état actuel provient de nos persécutions barbares ? Ainsi l’infériorité actuelle de la race peau-rouge ne prouve rien ; car, on ne l’ignore pas, les civilisations autochtones qui s’épanouissaient, lors de la conquête par les Européens, ont été détruites par les envahisseurs, et leurs descendants traqués, spoliés, massacrés, ont dû, petit à petit, reculer et s’annihiler devant le vainqueur. Les civilisations en pleine floraison ont disparu sans que l’on sache ce qu’elles auraient pu donner ; on ne peut en juger d’après les indigènes abrutis et dégénérés que les États-Unis sont en train de faire disparaître.

Je ne citerai pas l’exemple de l’Empire du Mexique ni celui des Incas ; à l’arrivée des Espagnols, ces empires étaient en pleine décadence. C’est même pour cela qu’ils n’ont pas pu résister. Les Hurons, les Iroquois se sont défendus avec une énergie bien autrement grande que les Aztèques et les Péruviens.


On pourrait penser que, pour prouver l’antiquité égale des races, il resterait un dernier moyen, celui de faire des fouilles dans les terrains non encore explorés et de comparer l’âge des squelettes que l’on trouverait certainement, mais le moyen est illusoire : il n’existe aucun moyen possible pour établir la concordance exacte de la formation des terrains dans les diverses parties du monde. Comment donc établir la concordance parfaite entre les restes découverts dans les diverses régions ?

En résumé, cette question d’égale antiquité des races est une question insoluble et sans aucune valeur pour résoudre le problème de l’égalité virtuelle. A-t-elle la moindre importance pour ceux qui font dériver tout progrès de l’influence incessamment changeante des milieux ?


« Les peuples arriérés habitent généralement les pays les plus favorisés », affirmait, dans un de ses cours sur l’anthropologie zoologique à l’école d’anthropologie, M.  le professeur G. Hervé, un des partisans de l’infériorité des races. — Cette affirmation serait à prouver ! Peut-on le dire des Eskimaux ? ou des habitants de la Terre de Feu ? ou des Peaux-Rouges, privés de tous les animaux qu’ils auraient pu domestiquer ? ou des nègres qui vivent dans la région des marais du Nil ou des forêts sans fin du Congo ? ou des Tongouses des steppes sibériennes ? ou des Bushmen des déserts sans eau du Kalahari ? Il ne faut pas donner de pareilles entorses à la vérité. Et puis, reste à résoudre la grosse question de savoir quels sont les « pays les plus favorisés ? » Ceux qui sollicitent le travail ou ceux qui ne le sollicitent pas ?

Cette affirmation, du reste, peut tout aussi bien se retourner contre la manière de voir qu’elle prétend défendre. N’est-ce pas justement cette facilité de l’existence qui a laissé maintes peuplades stationnaires ? Ayant de quoi satisfaire, sans travailler, à leurs premiers besoins, les hommes peuvent très bien ne pas avoir vu naître en eux des facultés qui ont continué à dormir, alors que les autres populations, forcées d’arracher au sol et au climat la subsistance de tous les jours, étaient amenées à développer des instincts et des facultés qui en éveillaient d’autres à leur tour et les lançaient ainsi dans la voie du progrès. Les autres, favorisées, n’avaient qu’à se laisser vivre.


Viennent ensuite les arguments tirés de tentatives de culture faites sur certaines tribus africaines, sur des colonies sauvages que l’on prétend avoir laissé se développer dans des villages à eux concédés.

Il se peut qu’il y ait des exemples de tentatives de culture infructueuses, cela ne prouverait rien au général, vu qu’il s’agirait de savoir dans quelles conditions ont été faites ces tentatives, dans quelle situation se trouvaient les groupes sur lesquels on a opéré, et de rechercher si on n’a pas laissé subsister des causes de dégénérescence. Ces exemples prouvent d’autant moins qu’il y a des exemples contraires. Les Iroquois du Canada sont parfaitement les égaux des blancs qui les entourent. Le premier géographe du Mexique est un Aztèque. Et nous avons la satisfaction de reconnaître que les « premiers soldats du monde » ont été proprement mis à la porte du Mexique par les descendants de « races inférieures ».

Il faut plusieurs âges d’hommes pour fixer toute nouvelle acquisition ; le cerveau d’un individu, quelle que soit sa puissance de développement, ne peut faire, dans le cours de son existence, l’évolution que sa race mettra des générations entières à parcourir. Les résultats négatifs sur des individus ne prouvent donc absolument rien, en admettant même que l’essai eût été fait dans des conditions pratiques ; car on peut leur opposer bien des résultats positifs, de même qu’aux progrès des blancs on peut opposer bien des reculs.

Les ouvrages d’ethnographie ne nous citent-ils justement pas des cas de Peaux-Rouges, de nègres ou d’autres « sauvages » que l’on était parvenu à instruire, et qui étaient arrivés même à des connaissances assez développées ; mais qui, saisis du mépris de ce qu’on leur avait enseigné, repris de la nostalgie de vie libre d’autrefois, avaient jeté aux buissons leur défroque de civilisés pour revivre de l’existence nomade ! Que l’atavisme soit, parfois, plus puissant que la faculté de perfectibilité, nul ne le nie, mais ces exemples ne prouvent nullement l’imperfectibilité de la race, puisque les individus soumis à l’éducation européenne ont certainement, pendant une période de leur existence, progressé dans la voie tracée par les éducateurs.


Le même M. Hervé, que nous citons encore, car c’est par lui que nous avons entendu le mieux soutenir l’infériorité des races, M. Hervé cite encore ce fait que le sauvage serait plus apte à la compréhension dans son enfance que dans son âge adulte. Mais que prouve cela ? Moins les races sont développées, plus les petits doivent apprendre à se pourvoir jeunes, faire preuve de sagacité aussitôt éclos. Quant aux adultes, si leur développement cérébral s’arrête de bonne heure, cela tient, il est vrai, à un fait physique, à l’oblitération des sutures crâniennes. Au contraire des races blanches, la consolidation s’opère d’abord dans les parties antérieures, de sorte que le développement du cerveau s’arrête justement, dès le début, par les parties les plus actives de l’intelligence.

Cela serait une preuve d’infériorité, s’il était prouvé que les races blanches n’aient pas passé par ce stade ; or, on a reconnu, sur les crânes préhistoriques, que les sutures s’opéraient d’avant en arrière et de bonne heure, absolument comme chez nos races soi-disant inférieures. De nos jours, on cite aussi des faits ataviques de ce même processus. Que reste-t-il donc de cet argument ?


On nous cite, pour les tourner en ridicule, la république d’Haïti et ses révolutions militaires ; mais faudrait-il remonter bien haut dans notre histoire pour y trouver des exemples semblables, moins excusables, puisque nous nous prétendons supérieurs ? En tous cas, les Haïtiens ont reconquis leur indépendance sur les Français. Quels ont été les « supérieurs », ceux qui ont reconquis leur liberté ou ceux qui voulaient maintenir un peuple en esclavage ? D’ailleurs, il faut ignorer complètement l’histoire pour ne pas reconnaître le progrès chez les Haïtiens, en dépit de leurs Soulouque, contre façon de nos Badingue.

Quand on réfléchit que la plus grande partie de nos soi-disant civilisés peine et crève de misère pour enrichir une minorité d’oisifs et de parasites, quand on pense que ce sont les exploités qui fournissent la force pour défendre leurs exploiteurs, peut-on penser que nous ayons le droit d’être bien fiers, et de nous targuer de notre supériorité ?

Et les agglomérations de sauvages, que l’on a laissé subsister, croit-on qu’on leur ait procuré les conditions qui leur permettent de s’épanouir dans leur plénitude ?


Certainement, nous ne voulons pas dire que les races soient absolument identiques ; seulement nous sommes persuadés que toutes ont certaines aptitudes, certaines qualités morales, intellectuelles ou physiques qui, s’il leur avait été donné d’évoluer librement, leur auraient permis d’apporter leur part dans l’œuvre collective de la civilisation humaine.

Ainsi, par exemple, ces Australiens si chétifs, si bas dans l’échelle de l’humanité, n’ont-ils pas inventé le boomerang, cette arme de jet aux effets rétrogrades si curieux que les Européens, malgré leur talent, n’ont su imiter et que toute leur science en balistique n’a pu expliquer ?

Certes, la découverte du boomerang n’apporte que peu de chose à l’histoire de l’Humanité ; mais puisque l’ingéniosité de ses inventeurs a pu se développer sur un objet qui leur est absolument particulier, tandis que la lance, le casse-tête, les flèches ont été connus de toutes les autres races, qui nous dit que, dans d’autres conditions, cette faculté n’aurait pas évolué dans de plus importantes directions !

Mais non, la race blanche, aidée de la race juive, qui est devenue blanche pour les besoins de la cause, a voulu tout envahir, tout exploiter. Partout où elle s’est imposée, les races retardataires ont dû disparaître. En face des ruines que sa furie conquérante a amoncelées, en présence des massacres que ses exploitations ont amenés, on peut se demander si son rôle n’a pas été aussi néfaste que bienfaisant.


Il nous a fallu 150,000 ans, peut-être, pour sortir de l’animalité, et 10,000 ans ont vu s’éteindre les civilisations égyptienne, chaldéenne, grecque, romaine, hindoue et maure pendant que, parallèlement, se développait la race jaune. Aujourd’hui nous assistons à un commencement de décadence des races latines qui ne tardera pas à être une agonie, si une transformation sociale ne s’opère à temps pour enrayer la décadence physique et morale que le système capitaliste entraîne avec lui.

Peut-être, si les peuples continuent à se retrancher derrière leurs frontières, notre succession sera-t-elle reprise par les races slaves qui nous paraissent plus jeunes, étant plus tard venues dans le courant de la civilisation européenne. Mais que durera cette période ? Qu’adviendra-t-il ensuite ? Quel sera le courant régénérateur qui viendra revivifier notre race anémiée, épuisée par les excès d’une civilisation mal comprise et mal dirigée ?

Chaque civilisation à son déclin, a vu surgir une race nouvelle qui, sachant s’assimiler les connaissances de la race qu’elle remplaçait, apportait, en échange, un cerveau neuf, de nouvelles aptitudes, un sang jeune et vigoureux, et cette disparition de civilisations prouverait que les races n’ont qu’une certaine dose d’énergie et d’aptitudes à donner, après quoi elles disparaissent ou restent stationnaires.


Mais à ce qui précède, certains amis nous objectent qu’aujourd’hui il n’y a plus de races, que le monde civilisé se divise en états, reste d’un passé qui est en désaccord avec la réalité, mais constituant un tout indissoluble. La civilisation, de France en Russie, et de l’Amérique en Australie, étant la même civilisation partout. Qu’il n’y a plus de races, mais des classes en présence.

Certes, nous sommes persuadés aussi qu’étant données les facilités de locomotion d’un pays à l’autre, l’énorme extension des relations internationales, les races sont appelées à disparaître en se fusionnant, en se mélangeant par les croisements, c’est pourquoi l’indignation nous étreint en voyant disparaître des peuplades entières avant qu’elles aient pu donner à notre civilisation la note originale qu’elles pouvaient posséder virtuellement. Lorsque nous réfléchissons aux massacres de peuplades inoffensives, aux races disparues, ou en train de disparaître, notre pensée s’emplit de mélancolie et de tristesse, car nous nous demandons si ces frères « inférieurs » ne possédaient pas quelques-unes des qualités qui nous manquent en si grand nombre ?


La race blanche n’a pu comprendre les races retardataires, elle les a brisées. Si elle avait voulu les amener à une phase supérieure de développement, elle n’eût pu atteindre son but qu’à la suite d’une longue évolution ; mais elle n’a jamais désiré faire acte d’éducation ; elle a voulu faire acte d’exploitation et l’exploitation devient extermination à la longue.

Somme toute, en présence de notre fureur de domination, nous devons nous demander si la civilisation des Iroquois, par exemple, était bien inférieure à la nôtre. Avons-nous bien raison de nous proclamer supérieurs à ces Incas qui, eux, avaient su, du moins, assurer le vivre et le couvert à tous les membres de leur société, tandis que la misère ronge nos civilisations modernes.

Rien ne justifie la théorie dite des « races inférieures », elle ne sert qu’à justifier les crimes des races dites « supérieures ».

XVI

POURQUOI
NOUS SOMMES RÉVOLUTIONNAIRES


Nous avons démontré, nous l’espérons du moins, le droit de tous les individus, sans exception, à évoluer librement, sans contrainte ; le droit, pour tous, de satisfaire complètement leurs besoins, ainsi que l’illégitimité de l’autorité, de la propriété et de toutes les institutions que la classe des exploiteurs a érigées pour défendre les privilèges qu’elle n’a pu s’assurer qu’en spoliant la masse. Il nous reste à examiner les moyens de renverser l’état de choses que nous attaquons, d’instaurer la Société dont nous réclamons l’avènement et prouver la légitimité de ces moyens, car beaucoup de personnes qui admettent nos critiques de l’état social actuel, applaudissent à notre vision d’un monde harmonique, se cabrent à l’idée d’employer la violence : il serait préférable, à leur avis, d’opérer petit à petit, par la persuasion, en cherchant à améliorer, graduellement, la société actuelle.

Tout, dans la nature, nous dit-on, se transforme par évolution, pourquoi, en sociologie, vouloir brusquer les choses et ne pas opérer de même ? En voulant transformer la Société de vive force, vous risquez de tout bouleverser sans rien produire de bon, vous risquez surtout de vous faire écraser, d’amener une réaction non moins violente qu’aura été l’attaque et de faire ainsi reculer le progrès de plusieurs siècles.

Ce raisonnement qui nous est tenu par des hommes de bonne foi, qui discutent avec le seul désir de s’éclairer, repose sur un semblant de vérité et mérite d’être étudié.


Certes, tout, dans la nature, se transforme par une évolution lente, par une suite ininterrompue de progrès, acquis peu à peu, imperceptibles si on les suit dans leur évolution, n’éclatant aux yeux que si on passe brusquement d’une période à une autre. C’est ainsi que la vie a progressé sur notre globe, c’est ainsi que l’homme est sorti de l’animalité, c’est ainsi que l’homme du dix-neuvième siècle ne ressemble plus à celui de l’âge de pierre.

Mais on n’oublie qu’une chose, c’est qu’il faut, pour que cette évolution se fasse sans secousse, qu’elle ne rencontre aucun obstacle sur sa route ; si l’impulsion acquise est plus forte que les obstacles, elle les brise, sinon elle avorte. Chaque fois qu’il y a choc entre une chose existante et un progrès, il y a révolution, que ce soit l’engloutissement d’un continent, ou la disparition d’une molécule dans l’organisme, — l’intensité de la chose n’y fait rien — il y a révolution.

Aussi, il est reconnu aujourd’hui que les grandes révolutions géologiques, loin d’avoir été provoquées par des convulsions effroyables et des changements brusques provenant de violentes poussées intérieures de notre globe, ne sont que le produit de causes lentes et de changements imperceptibles qui ont agi pendant des milliers de siècles. Ainsi, on sait que, de nos jours, ces mêmes causes, qui ont amené la terre au point où nous la voyons, continuent à agir et préparent une nouvelle transformation.

Partout les pluies érodent les montagnes, s’infiltrent et désagrègent les granits les plus durs. Rien ne décèle le lent travail de désagrégation qui s’accomplit, ne le trahit aux yeux du touriste. Des générations passent sans qu’aucune modification appréciable se soit fait sentir ; pourtant, un beau jour, la montagne s’écroule, entraînant forêts et villages, comblant le lit des rivières, déplaçant leur cours, semant la ruine et la désolation dans ce cataclysme. Mais, l’émotion une fois passée, la vie ne tarde pas à reprendre ses droits et à sourdre par tous les pores, plus forte et plus vivace que jamais, de tous ces matériaux bouleversés.

L’évolution s’est faite bien lentement, mais il est arrivé un moment où elle n’a pu continuer sans mettre en péril l’ordre de choses existant ; elle a continué son œuvre, et la montagne, minée par sa base, s’est écroulée en bouleversant tout à sa surface.


Autre exemple. On sait que la mer se retire peu à peu de certaines côtes et qu’elle envahit certaines autres. Ses vagues, en venant déferler sur certaines plaines, en détachent des matériaux qui lui laissent la place pour empiéter sur les terres, pendant que ces mêmes matériaux, transportés à d’autres endroits, aident à la terre ferme à gagner sur la mer. Ce travail se fait si lentement que c’est à peine s’il est perceptible : quelques centimètres par siècle, paraît-il. Cela n’empêche pas, pourtant, qu’il arrive un jour où, — au bout de dix mille ans, cent mille ans ; qu’importe la durée ? — la barrière qui résistait aux flots n’est plus assez compacte pour contenir leur assaut ; elle crève à un dernier choc, et la mer, puisant de nouvelles forces dans la résistance qu’elle trouve dans sa marche, envahit la plaine, détruisant tout sur son passage, jusqu’à ce qu’elle s’arrête au pied d’une nouvelle barrière qui endiguera à nouveau les flots pour une période plus ou moins longue, selon le degré de résistance qu’elle possédera.


Il en est de même dans nos sociétés. L’organisation sociale, les institutions créées pour défendre cette organisation représentent les barrières qui s’opposent au progrès. Tout, dans la société, tend, au contraire, à renverser ces barrières. Les idées se modifient, les mœurs se transforment, sapant peu à peu le respect des institutions anciennes qui se maintiennent et veulent continuer à diriger la société et les individus. Le lent travail de dissociation est, parfois, imperceptible à une génération. On voit bien disparaître des coutumes, s’affaisser un préjugé ; mais ces disparitions ont été amenées si lentement, qu’elles s’opèrent sans que personne en ait conscience ; il n’y a que les vieillards qui, en comparant les habitudes de leur jeunesse avec les habitudes de la jeunesse qui les a remplacés, constatent que les mœurs ont changé.

Mais si les mœurs ont changé, les institutions, l’organisation sociale sont restées les mêmes ; elles continuent à opposer leurs digues aux flots qui les attaquent et viennent, impuissants, se briser à leurs pieds, se contentant d’enlever une pierre par-ci, par-là. Les flots, dans leur rage, peuvent en arracher des milliers. Qu’est-ce qu’une pierre, par rapport à leur masse imposante ? Ce n’est rien ; seulement, cette pierre, les flots la roulent avec eux, et, dans une nouvelle attaque, la lancent contre le mur d’où ils l’ont arrachée, et s’en servent comme d’un bélier pour en arracher d’autres qui se transformeront en moyens d’attaque à leur tour. La lutte peut durer des milliers d’années ; la falaise ne semble pas diminuée, jusqu’au jour où, minée par sa base, elle s’effondre sous un nouvel assaut, livrant passage aux flots triomphants.


Certes, nous ne demanderions pas mieux que l’évolution de notre société se fît d’une façon lente mais continue, nous voudrions qu’elle pût s’opérer sans secousse ; mais cela ne dépend pas de nous. Nous accomplissons notre besogne de propagande, nous semons nos idées de rénovation ; c’est la goutte d’eau qui s’infiltre, dissout les minéraux, creuse et se fait jour jusqu’au pied de la montagne. Pouvons-nous empêcher que la montagne s’écroule, brisant les étais que vous y avez ajoutés pour la consolider ?

Les bourgeois seuls sont intéressés à ce que la transformation se fasse sans secousse. Dès lors, pourquoi, au lieu d’essayer de maintenir la montagne telle qu’elle est et de l’étayer dans ce but, ne nous aident-ils pas à la niveler et à faire que l’eau puisse s’écouler lentement vers la plaine, emportant les matériaux inutiles ou nuisibles, où ils exhausseront le sol jusqu’à ce que la surface soit égalisée ?

Les insensés ! ils ne veulent rien céder de leurs privilèges ; comme la falaise, ils se croient invulnérables aux flots qui les attaquent. Que leur importent les quelques concessions qu’on leur a arrachées en un siècle ? Leurs prérogatives sont tellement immenses que le vide ne se fait pas trop sentir ; mais le flot a fait brèche ; c’est avec les propres matériaux arrachés à ses exploiteurs qu’il se rue de nouveau à l’attaque, s’en faisant une arme pour achever de les détruire. Nous avons contribué à l’évolution ; qu’ils ne s’en prennent qu’à eux-mêmes et à leur résistance insensée si elle se transforme en révolution.


Et, certes, il suffit d’étudier un peu, sans parti pris, le fonctionnement du mécanisme social pour voir que les anarchistes n’ont été amenés à être révolutionnaires que par la seule force des choses. Ils ont reconnu que la cause des maux dont souffre la société est dans son organisation même ; que tous les palliatifs proposés par les politiciens et les socialistes ne peuvent absolument rien améliorer, parce qu’ils s’attaquent aux effets au lieu d’en supprimer la cause.

Quand on est bien repu, qu’on a satisfait plus ou moins complètement ses besoins, il est facile d’attendre. Mais ceux qui ont faim physiquement et intellectuellement, une fois le mal reconnu, ne se satisfont plus d’entrevoir un avenir meilleur ; ils sont tentés de passer du domaine de la spéculation à celui de l’action.

N’est-ce pas le propre des individus pleinement convaincus d’une idée de chercher à la propager, à la traduire en acte ? L’homme fortement épris d’une vérité peut-il s’empêcher d’essayer de la faire accepter par d’autres, et surtout de la réaliser en y conformant ses actes ? Et, dans la société actuelle, essayer de mettre des idées nouvelles en pratique, n’est-ce pas faire acte de révolte ? Alors, comment veut-on que ceux qui ont tout fait pour propager les idées nouvelles, pour faire comprendre les maux dont on souffre, en expliquer les causes, en démontrer le remède, faire toucher du doigt les joies d’une société meilleure, comment veut-on que ces hommes aillent se mettre en travers de la route de ceux qui cherchent à réaliser les idées qu’ils leur ont expliquées, et leur disent : « Contentez-vous de jouir en expectative, continuez de souffrir, prenez patience ; peut-être un jour vos exploiteurs consentiront-ils à vous faire quelques concessions. » Ce serait une horrible moquerie.


Oh ! certes ! nous ne demanderions pas mieux que de voir les bourgeois comprendre eux-mêmes le rôle odieux de leur situation, renoncer à exploiter les travailleurs, faire remise de leurs usines, de leurs maisons, de leurs terres et des mines à la collectivité, qui s’organiserait pour les mettre en œuvre à son profit et substituer le règne de la solidarité à celui de la concurrence. Mais peut-on sérieusement espérer voir un jour les capitalistes et les exploiteurs arriver à cet idéal de désintéressement, alors qu’aujourd’hui ils n’ont pas assez d’armée, de police et de magistrature pour réprimer les réclamations les plus anodines ?

Faire de la théorie est beau, spéculer sur un avenir meilleur est admirable, mais, si reconnaître les ignominies de la société actuelle, se bornait à une philosophie de salon, que l’on discute après souper, entre gens bien repus, si tout se bornait à de vaines récriminations contre l’ordre de choses actuel, à de stériles aspirations vers l’avenir meilleur, cela ressemblerait beaucoup au philanthrope qui, le ventre bien plein, la sacoche bien garnie, vient dire au misérable qui crève de faim : « Mon ami, je vous plains de tout mon cœur, votre sort m’intéresse au plus haut point, je fais toutes sortes de vœux pour qu’il s’améliore, en attendant, soyez sobre, et faites des économies » ; et passe outre, se croyant quitte avec cela. Oh ! mais alors, la bourgeoisie aurait grand’chance d’avoir encore de longs jours d’exploitation devant elle, les travailleurs seraient loin de voir finir leur misère et leurs souffrances.

Heureusement, nous l’avons vu, qu’il n’y a qu’un pas des aspirations au besoin de les réaliser ; et ce pas, bien des tempéraments sont enclins à le franchir ; d’autant plus que la théorie anarchiste étant essentiellement d’action, plus nombreux chez ses adeptes se trouvent ces tempéraments révolutionnaires. De là la multiplication de ces actes de révolte que déplorent les esprits timorés, mais qui, selon nous, ne sont autre chose que la preuve du progrès des idées.


Ce serait faire le jeu des exploiteurs que de prêcher la résignation aux exploités, nous laissons ce rôle au christianisme. Ce n’est pas en se résignant, ni en espérant, que l’on change rien à sa situation, c’est en agissant ; or, la meilleure manière d’agir, c’est de supprimer les obstacles qui entravent votre route.

Assez longtemps les hommes se sont prosternés devant le pouvoir, assez longtemps ils ont attendu leur rédemption des sauveurs providentiels, trop longtemps ils ont cru aux changements politiques, à l’efficacité des lois. La mise en pratique de nos idées exige des hommes conscients d’eux-mêmes et de leur force, sachant faire respecter leur liberté tout en ne se faisant pas les tyrans des autres, n’attendant rien de personne, mais tout d’eux-mêmes, de leur initiative, de leur activité et de leur énergie ; ces hommes ne se trouveront qu’en leur enseignant la révolte et non la résignation.


Du reste, l’idée anarchiste ne repousse nullement le concours de ceux qui, ayant peu de goût pour la lutte active, se bornent exclusivement à semer des idées, à préparer l’évolution future ; elle ne demande même pas qu’on les accepte dans leur ensemble. Tout ce qui attaque un préjugé, tout ce qui détruit une erreur, tout ce qui proclame une vérité fait partie de leur domaine. Les anarchistes ne dédaignent aucun concours, ne repoussent aucune bonne volonté et ne demandent pas mieux que de tendre la main à tous ceux qui ont quelque chose de neuf à apporter. Ils se contentent de coordonner les efforts, de synthétiser les aspirations, afin que les individus puissent lire dans leur propre volonté.


Impossible enfin aux anarchistes, quand même ils le voudraient, d’être pacifiques ; de par la force même des choses, ils seront poussés vers l’action. Peut-on supporter les tracasseries d’un policier, quand on a compris le rôle ignoble qu’il joue ; peut-on subir les insolences d’un robin lorsque la réflexion l’a dépouillé de l’auréole sacrée dont il s’entourait ? Peut-on respecter le richard qui se vautre dans le luxe quand on sait que ce luxe est fait de la misère de centaines de familles.

Peut-on consentir à aller, dans les casernes, servir de jouet aux gardes-chiourme de ses exploiteurs, lorsque l’on a reconnu que l’idée de Patrie n’est qu’un prétexte et que le véritable rôle que l’on vous réserve est celui d’égorger ses frères de misère ?

Lorsqu’on voit que la misère est le résultat de la mauvaise organisation sociale ; que des gens ne crèvent de faim que parce que d’autres se gavent et ramassent des écus pour leur lignée, on n’accepte pas de mourir au coin d’une borne. Il arrive un moment, tout pacifique que l’on soit, où, à la force, on répond par la force, et à l’exploitation par la révolte.

Il faut que ceux qui voudraient voir la société se transformer sans secousse, en fassent leur deuil, cela est impossible ; les idées, en évoluant, nous conduisent à la révolution ; on peut le regretter, le déplorer, mais le fait est là, il faut en prendre son parti, les lamentations n’y peuvent rien et, puisque la révolution est inévitable, il n’y a qu’un moyen d’empêcher qu’elle ne tourne contre le progrès, c’est d’y prendre part, en essayant de l’utiliser pour réaliser l’idéal entrevu.


Nous ne sommes pas de ceux qui prêchent les actes de violence, ni de ceux qui mangent du patron ou du capitaliste, comme jadis les bourgeois mangeaient du prêtre ; ni de ceux qui excitent les individus à faire telle ou telle chose, à accomplir tel ou tel acte. Nous sommes persuadés que les individus ne font que ce qu’ils sont bien décidés par eux-mêmes à faire ; nous croyons que les actes se prêchent par l’exemple et non par l’écrit ou le conseil ; c’est pourquoi nous nous bornons à tirer les conséquences de chaque chose, afin que les individus choisissent d’eux-mêmes ce qu’ils veulent faire. Mais nous sommes convaincus aussi que les idées bien comprises doivent multiplier, dans leur marche ascendante, les actes de révolte.


Plus les idées pénétreront dans la masse, plus leur conscience s’éveillera, plus intense deviendra le sentiment de leur dignité, par conséquent, moins on voudra subir les tracasseries d’un pouvoir autoritaire et l’exploitation de capitalistes voleurs ; plus rapprochés et plus multipliés seront les actes d’indépendance. Ce résultat n’a rien qui nous désole, au contraire ; car, chaque acte de révolte individuelle est un coup de hache porté dans les étais du vieil édifice social qui nous écrase. Et puisqu’il est dit que le progrès ne peut s’accomplir sans secousses ni victimes, nous saluons celles qui disparaissent dans la terrible tourmente, espérant que leur exemple fera surgir des champions plus nombreux et mieux armés, afin que les coups aient plus d’effet.

Mais, quel que soit le nombre de ceux qui périssent dans la lutte, il est bien petit encore, eu égard aux victimes innombrables que dévore tous les jours le Minotaure social. Plus la lutte sera intense, plus elle sera brève, plus par conséquent elle préservera d’existences vouées à la misère, à la maladie, à la consomption et à la dégénérescence.

XVII

COMME QUOI LES MOYENS DÉCOULENT
DES PRINCIPES


Certains hommes, bien intentionnés, nous aimons à le croire, paraissent stupéfaits de voir les anarchistes repousser certains moyens de lutte, comme contraires à leurs idées. « Pourquoi n’essaieriez-vous pas de vous emparer du pouvoir, disent-ils, pour forcer les individus à mettre vos idées en pratique ? » — « Pourquoi, s’exclament d’autres, n’accepteriez-vous pas d’envoyer des vôtres à la Chambre, comme députés, dans les conseils municipaux, où ils pourraient vous rendre des services, et auraient davantage d’autorité pour propager vos idées dans la foule ? »

D’autre part, certains anarchistes, se figurant être logiques, poussent le raisonnement à l’absurde ; sous prétexte d’anarchie, ils acceptent un tas d’idées qui n’ont rien à voir avec elle. Ainsi, sous couleur d’attaquer à la Propriété, certains se sont fait les défenseurs du vol, d’autres, à propos de l’amour libre, en sont arrivés à soutenir les fantaisies les plus absurdes qu’ils n’hésiteraient pas à qualifier de débauche et de crapulerie chez les bourgeois ; les plus outranciers sont ceux qui font la guerre aux principes — encore un préjugé, disent-ils — et clament : « Je me moque des principes, je m’asseois dessus ; pour arriver à la Révolution, tous les moyens sont bons, nous ne devons pas nous laisser arrêter par des scrupules hors de saison. »


Ceux qui tiennent ce langage, sont dans l’erreur, selon nous, et, s’ils veulent bien y réfléchir, ils ne tarderont pas à reconnaître que tous les moyens ne sont pas bons pour mener à l’anarchie ; il y en a qui y sont contraires. Ils peuvent présenter une apparence de succès, mais, au fond, avoir fait retarder l’idée, avoir fait triompher un individu au détriment de la chose, et, par conséquent, qu’on le reconnaisse ou qu’on le nie, il découle des idées que l’on professe, un principe directeur qui doit vous guider sur le choix des moyens propres à assurer la mise en pratique de ces idées ou en faciliter la compréhension ; principe aussi inéluctable qu’une loi naturelle, que l’on ne peut transgresser sans en être puni par cette transgression elle-même, car elle vous éloigne du but visé, en vous donnant le contraire des résultats espérés.

Ainsi, prenons, par exemple, le suffrage universel dont nous avons parlé au début de ce chapitre : c’est vite fait de dire, comme certains contradicteurs qui, ne voyant que le fait, nous disent : « Pourquoi n’essayez-vous pas d’envoyer des vôtres à la Chambre, où ils pourraient imposer les changements que vous demandez, ou, tout au moins, grouper plus facilement, des forces pour organiser la Révolution ? »

Par une opposition bien entendue et bien conduite, le vote pourrait, certainement, amener une révolution tout aussi bien qu’un autre moyen, mais, comme c’est un parfait instrument d’autorité, il ne pourrait que produire une révolution politique, autoritaire ; voilà pourquoi les anarchistes le repoussent à l’égal de l’autorité elle-même.


Si notre idéal était de n’accomplir une transformation de la société qu’au moyen d’un pouvoir fort qui plierait la foule sous une formule donnée, on pourrait essayer de se servir du suffrage universel, chercher à travailler la masse pour l’amener à confier à quelques-uns des nôtres, le soin de ses destinées en les faisant maîtres d’appliquer nos théories. Quoique nous ayons vu pourtant, au chapitre Autorité, en traitant du suffrage universel, qu’il n’était bon qu’à faire ressortir les médiocrités, qu’il comportait trop de platitude et d’avachissement de la part de ceux qui aspirent à la délégation, pour qu’un homme sincère et un peu intelligent, consente à solliciter un mandat.

Justement, ce qui fait la faiblesse du parti collectiviste, dans les luttes électorales, c’est que des hommes relativement plus intelligents, ont été battus par les possibilistes qui ne comptent que des perroquets de tribune, sans aucun fond ; c’est qu’ils ont voulu maintenir intact — pas partout, pourtant — leur programme révolutionnaire, et en même temps se présenter avec un programme de réformes. L’électeur, qui est pourtant bien bête, s’est dit : « Si je dois, malgré tout, faire la révolution, à quoi bon demander des réformes ? Si ces réformes n’empêchent pas d’avoir recours aux armes, à quoi bon envoyer des députés, les proposer à la Chambre ? » S’il ne s’est pas tenu ce raisonnement sous la forme concrète où nous le présentons — et qui, en effet, serait un peu trop au-dessus de l’intelligence moyenne des électeurs, — c’est ce qui est ressorti des débats des réunions électorales, c’est ce qui s’est présenté intuitivement à son cerveau, et il a voté pour les radicaux qui lui vantaient l’efficacité des réformes qu’ils lui promettaient, pour un petit nombre de possibilistes qui, eux aussi, se sont mis à prêcher les vertus des panacées parlementaires, les agrémentant et les corsant — en vue de flatter les travailleurs — de quelques attaques contre la bourgeoisie, se gardant bien de parler de la révolution et trouvant plus de profit à intriguailler avec les partis politiques pour assurer l’élection de leurs candidats, se basant sur l’adage : Passe-moi la casse, je te passerai le séné.


Autre vice rédhibitoire : le suffrage universel est un moyen d’étouffer l’initiative individuelle que nous proclamons et que nous devons, bien au contraire, chercher à développer de toutes nos forces. C’est un instrument d’autorité et nous poursuivons l’affranchissement intégral de l’individualité humaine ; c’est un instrument de compression et nous cherchons à inspirer la révolte. Loin de pouvoir nous servir, le suffrage universel ne peut que nous entraver ; nous devons le combattre.

Disant aux individus de ne pas se donner de maîtres, d’agir d’après leurs propres inspirations, de ne pas subir de compression qui les force à faire ce qui leur semble mauvais, nous ne pouvons pas, sous peine d’être illogiques, leur dire de se plier aux intrigues de coulisses d’un comité électoral, de choisir des hommes qui seront chargés de leur faire des lois auxquelles tous devront obéir, et entre les mains desquels ils devront abdiquer toute volonté, toute initiative.

Il y a là une contradiction flagrante qui devrait frapper les moins clairvoyants ; car, cette contradiction nous briserait cette arme entre les mains, en démontrant ce que nous serions réellement, si nous nous abaissions à ces moyens, de vulgaires farceurs.

On sait, de plus, quelle est l’imperfection de la nature humaine ; nous risquerions fort, dans notre choix, de tomber sur des ambitieux et des intrigants qui, une fois dans le milieu bourgeois, en profiteraient pour se créer une situation et lâcher les idées. Quant à ceux qui seraient sincères, nous les enverrions dans un milieu pourri où leur bonne foi ne pourrait que constater leur impuissance et se retirer, ou bien, se plier aux mœurs parlementaires et s’embourgeoiser à leur tour.

Or, nous qui cherchons à prémunir la masse contre l’engouement des individualités, qui cherchons à lui faire comprendre qu’elle n’a rien à en attendre, nous aurions tout bonnement travaillé à porter des individus au pinacle. La trahison de ces individus ne serait pas sans jeter quelque défaveur sur les idées. Il y en aurait beaucoup plus qui diraient : « Les anarchistes ne valent pas mieux que les autres », que de ceux qui savent séparer les individus des idées, et ne pas faire supporter aux unes la faiblesse et l’indignité des autres.

Après avoir perdu un temps précieux, usé des forces inutilement à faire triompher ces individus, il nous faudrait, à nouveau, perdre un autre temps, non moins précieux, user des forces non moins inutilement, pour démontrer que ces individus sont des traîtres, que leur trahison n’infirme en rien la justesse des idées préconisées, et nous recommencerions à présenter d’autres candidats ? — Allons donc ! Cette comparaison de la pomme pourrie qui gâte tout un panier de pommes saines est bien rebattue, mais elle est toujours vraie ; combien elle est plus vraie encore, lorsque c’est une pomme saine qu’il s’agit de mettre non plus dans un panier, mais dans tout un tombereau de pommes pourries. Nous n’avons donc pas à nous servir du suffrage universel, non seulement parce qu’il ne peut rien produire, mais surtout parce qu’il est contraire au but que nous poursuivons, — aux principes que nous défendons.


D’autres contradicteurs — et certains anarchistes avec eux — prétendent qu’en temps de révolution, il faudra — non pas l’autorité d’un chef, ils ne vont pas jusque-là — mais reconnaître la suprématie de quelqu’un et se subordonner aux aptitudes qu’on lui reconnaîtra !

Étrange anomalie, reste des préjugés dont nous sommes imbus, retour atavique de notre éducation qui fait que, proclamant la liberté à grands cris, nous reculons effrayés devant ses conséquences, arrivons à nier sa propre efficacité, et nous fait réclamer l’autorité pour conquérir… la liberté. — Ô inconséquence !

Est-ce que le meilleur moyen de devenir libres n’est pas d’user de la liberté, en agissant au mieux de ses inspirations, en repoussant la tutelle de qui que ce soit ? A-t-on jamais vu commencer par entraver les jambes de l’enfant auquel on veut apprendre à marcher ?

Il y a des choses, nous dit-on, que certains individus connaissent mieux à fond que les autres, il sera bon, avant d’agir, de consulter ces individus et de subordonner nos actes à ce qu’ils nous enseigneront.

Nous avons toujours été de ceux qui ont dit que l’action individuelle n’excluait pas l’entente commune en vue d’une action collective ; que de cette entente découlait une organisation, une sorte de division du travail rendant chaque individu solidaire d’un autre, le poussant à adapter son action à celle de ses compagnons de lutte ou de production ; mais de là à reconnaître qu’il faille que chaque individu soit forcé d’abdiquer sa volonté entre les mains de celui qu’il reconnaîtrait plus apte à telle chose convenue, il y a loin.


Quand nous allons en partie de campagne, avec de nombreux amis, par exemple, et que nous nous en remettons aux connaissances de l’un de nous pour nous mener à l’endroit choisi, s’ensuit-il que nous l’avons fait notre maître, et que nous nous sommes engagés à le suivre aveuglément, partout où il lui plaira de nous mener ? Lui donnons-nous la force pour nous y contraindre au cas où nous refuserions de le suivre ? — Non. — S’il y a parmi nous quelqu’un qui connaisse le chemin, nous le suivons par où il nous mène, parce que nous le supposons capable de nous mener où nous voulons nous rendre, que nous savons qu’il s’y rend lui-même, mais nous n’avons rien abdiqué de notre initiative et de notre volonté.

Si, au cours du voyage, l’un de nous s’apercevait que celui auquel nous aurions laissé le soin de diriger la troupe, se trompe ou voudrait nous égarer, nous userions de notre initiative pour nous renseigner et prendre au besoin le chemin qui nous semblerait le plus direct ou le plus agréable.

Il ne doit pas en être autrement en temps de lutte. D’abord, les anarchistes doivent renoncer à la guerre d’armée contre armée, aux batailles rangées en plaine, aux luttes de stratèges et de tacticiens, faisant évoluer des corps d’armée, comme le joueur d’échecs fait évoluer ses pions sur la table de jeux. La lutte devra se porter principalement à détruire les institutions, flamber les actes de propriété, plan de cadastre, procédures de notaires et avoués, registres de perceptions, renversement des bornes de partages, destruction des actes d’état-civil, etc. Expropriation des capitalistes, prise de possession au nom de tous, mise à la libre disposition de la masse des objets de consommation, tout cela est l’œuvre de groupes restreints et éparpillés, œuvre d’escarmouches et non de batailles régulières. Et c’est cette guerre que les anarchistes devront chercher à développer partout, pour harceler les gouvernements, les contraindre à disperser leurs forces, les mettre sur les dents et les décimer en détail.

Pas besoin de chefs pour ces coups de main. Sitôt que quelqu’un s’aperçoit de ce qu’il y a à tenter, il prêche d’exemple en agissant afin d’entraîner les autres, qui le suivent s’ils sont partisans de l’entreprise, mais ne font pas, de par le fait de leur adhésion, abdication de leur initiative en suivant celui qui leur a semblé le plus apte à diriger l’entreprise, d’autant plus que si, au cours de la lutte, un autre s’aperçoit de la possibilité d’une autre manœuvre, il n’ira pas demander au premier l’autorisation de la tenter, mais en fera part à ceux qui luttent avec lui. Ceux-ci, à leur tour, selon qu’elle leur semblera praticable, y contribueront ou la repousseront.

En anarchie, celui qui sait apprend à ceux qui ne savent pas ; celui qui est le premier à concevoir une chose la met en pratique en l’expliquant à ceux qu’il veut entraîner, mais il n’y a pas d’abdication temporaire, il n’y a pas d’autorité, il n’y a que des égaux qui s’aident mutuellement, selon leur faculté respective, n’abandonnant rien de leurs droits, rien de leur autonomie. — Le plus sûr moyen de faire triompher l’anarchie, c’est d’agir en anarchiste.


Il en serait de même si nous voulions passer en revue tous les moyens de lutte qui nous sont proposés. Ainsi, en haine de la propriété, certains anarchistes en sont arrivés à justifier le vol et, poussant la théorie jusqu’à l’absurde, n’ont pas de blâme pour le vol entre camarades.

Certes, nous ne prétendons pas faire le procès du voleur, nous laissons cette besogne à la société bourgeoise dont il est le produit ; seulement, en combattant pour la destruction de la propriété individuelle, ce que nous avons principalement en vue de détruire, c’est l’appropriation, par quelques-uns, au détriment de tous, de tous les moyens d’existence. — Or, pour nous, tous ceux qui, par n’importe quels moyens, cherchent à se créer une situation qui leur permette de vivre en parasites sur la Société, sont des bourgeois et des exploiteurs quand même ils ne vivraient pas directement du travail des autres, et le voleur n’est qu’un bourgeois sans capitaux qui, ne pouvant nous exploiter légalement, cherche à le faire illégalement, sans préjudice, du jour où il serait propriétaire, de devenir un fervent admirateur du juge et du gendarme.

Que prêchons-nous, partisans de la révolution, pour y arriver plus sûrement ? Le redressement de la dignité humaine, le relèvement des caractères, l’indépendance de la volonté qui vous fait cabrer sous un ordre, vous fait insurger contre le despotisme et repousser ce qui vous semble faux et absurde.

Or, tous les moyens détournés, tous les expédients qui vous forcent à des platitudes, à des mesquineries, à des petitesses pour éviter un texte, tourner une loi, sont, selon nous, nuisibles à la propagande et sont contraires au but poursuivi ; car ils vous forcent à des bassesses que nous repoussons dans d’autres cas, et, au lieu de relever les caractères, les abaissent et les dépriment, en les habituant à user leur volonté dans de petits moyens : ainsi, par exemple, autant nous approuvons et nous voudrions voir se renouveler les actes de l’individu qui, poussé à bout par la mauvaise organisation sociale, s’empare de vive force et au grand jour de ce dont il a besoin, revendiquant hautement son droit à l’existence, autant les faits rentrant dans la série des vols ordinaires nous laissent froids et indifférents ; car ils ne comportent pas avec eux le caractère de revendication que nous voudrions voir s’attacher à chaque acte de propagande.


C’est comme la propagande par le fait ; combien a-t-on ergoté là-dessus, que d’erreurs n’a-t-on pas débitées à ce propos, aussi bien ceux qui la combattent que ceux qui la préconisent ?

La « propagande par le fait » n’est autre chose que la pensée mise en action et, dans le chapitre précédent, nous avons vu que, sentir profondément une chose, c’était vouloir la réaliser, cela répond amplement aux détracteurs ; mais, par contre, certains anarchistes plus emballés qu’éclairés ont voulu à leur tour tout accommoder à la propagande, par le fait : tuer des bourgeois, assommer des patrons, incendier les usines, les monuments, ils ne voyaient que cela ; quiconque ne parlait pas de tuer ou d’incendier, n’était pas digne de se dire anarchiste.

Or, de l’action nous en sommes ; nous l’avons déjà dit, l’action est la floraison de la pensée, mais encore faut-il que cette action ait un but, soit consciente de ce qu’elle fait, qu’elle aboutisse à un résultat cherché et ne se tourne pas contre lui.

Prenons, par exemple, l’incendie d’une usine en pleine activité ; elle occupe 50, 100, 200, ou 300 ouvriers, le chiffre importe peu. Le directeur de cette usine est dans la moyenne des patrons, il est de ceux ni trop bons ni trop mauvais, dont on ne dit rien ; évidemment, si l’on incendie cette usine sans rime ni raison, cela n’aura d’autre effet que de mettre les ouvriers sur le pavé ; ceux-ci furieux de la misère momentanée où ce fait les aura réduits, n’iront pas chercher les raisons qui auront fait agir les auteurs de cet acte, ils feront certainement tomber toute leur colère contre les incendiaires et contre les idées qui leur auront mis la torche à la main. Voilà les conséquences d’un acte non raisonné.

Mais, supposons, au contraire, un état de lutte entre patrons et ouvriers ; une grève quelconque. Dans cette grève, il y a certainement des patrons qui, plus féroces que les autres, ont, par leurs exactions, nécessité cette grève, ou par leurs intrigues la font durer en amenant leurs collègues à résister aux demandes des grévistes ; certainement ces patrons attirent sur eux l’animadversion des travailleurs. Supposons un de ces patrons exécuté au coin d’une borne, avec un écriteau expliquant qu’il a été tué comme exploiteur ou bien son usine incendiée pour les mêmes motifs. Là pas moyen de se tromper sur les raisons qui auraient fait agir les auteurs de ces actes, et nous pouvons être certains qu’ils seraient applaudis de tout le monde travailleur. Voilà l’acte raisonné ; ce qui prouve qu’ils doivent toujours découler d’un principe directeur.

« La fin justifie les moyens », devise des Jésuites que certains camarades croient bon d’appliquer à l’anarchie, mais qui n’est applicable, en réalité, qu’à celui qui cherche la satisfaction égoïste de besoins purement personnels, sans s’occuper de ceux qu’il froisse ou blesse en sa route ; mais lorsqu’on en cherche la satisfaction dans la pratique de la solidarité et de la justice, les moyens employés doivent toujours être appropriés à la fin, sous peine de produire le contraire de ce que l’on en attend.

XVIII

RÉVOLUTION ET ANARCHIE


Si, parmi les anarchistes, il y a cette divergence dans la manière d’envisager les moyens d’action, cela provient de ce que certains, plus emportés par le tempérament que retenus par les idées, tout en croyant combattre pour l’anarchie, n’ont en vue que la Révolution, s’imaginant qu’elle comporte, de par son essence même, tout l’idéal anarchiste, absolument comme les républicains de jadis s’imaginaient voir s’ouvrir une ère de grandeur et de prospérité pour tous, sitôt que la République serait proclamée. Inutile de faire ressortir les déceptions qui se sont succédé dans la masse ouvrière depuis la mise en application du régime républicain ; prémunissons-nous contre celles, non moins terribles, qui nous attendraient, si nous nous habituions à tout attendre de la Révolution, si nous en faisions un but, tandis qu’elle n’est qu’un moyen.


Ces amis partent de ce principe — louable en soi — dont ils sont pénétrés : que l’on peut grouper des éléments en vue de faire la révolution ; que l’on peut devenir assez nombreux pour tenter des soulèvements ; créer des situations où la Révolution éclatera et que les groupements révolutionnaires organisés pourront faire évoluer dans la direction qu’il leur conviendra de lui imprimer. De là leur acceptation de certains moyens qui leur semblent aptes à hâter ce moment révolutionnaire ; de là leurs efforts pour essayer de grouper tout ce qui leur semble révolutionnaire, sur un programme mixte, en laissant de côté certains détails, certaines nuances qui empêcheraient l’entente, et les forceraient à éliminer des individus qui leur semblent des tempéraments révolutionnaires.

Nous autres, au contraire, nous sommes persuadés que la Révolution viendra en dehors de nous, avant que nous soyons assez nombreux pour la provoquer ; nous pensons que l’organisation vicieuse de la Société nous y mène fatalement et que la crise économique se compliquant d’un fait politique quelconque, suffira à mettre le feu aux poudres et à faire éclater ce mouvement que nos amis veulent provoquer.

Pour tous ceux qui ne se paient pas de mots, ne se cachent pas la tête, sous l’aile, pour ne pas voir les faits, il est de toute évidence que la situation ne peut se prolonger bien longtemps. Le mécontentement est général ; c’est lui qui a donné tant de force au mouvement boulangiste qui n’a avorté que par la bêtise et la couardise de ceux qui étaient à sa tête. Mais ce que ceux-ci ont raté, d’autres peuvent le réussir.

S’il n’a plus l’acuité qu’il avait atteinte sous le mouvement boulangiste, le mécontentement n’en existe pas moins, aussi étendu, aussi profond. Loin de s’apaiser, la crise commerciale augmente, l’embauchage des travailleurs devient de plus en plus difficile, ceux qui chôment voient augmenter la durée de leurs repos forcés, l’armée des sans-travail devient de plus en plus nombreuse. L’hiver nous ramènera ces longues théories de mendiants grelottant sous les morsures du froid et de la faim, attendant, anxieusement, à la porte des casernes, des hôpitaux, des restaurants et de certains philanthropes, l’heure de la distribution d’une soupe ou d’un morceau de pain.

Et comme cette situation ne peut se prolonger, comme les individus finiront par se lasser de crever de faim, ils se révolteront.


Or, nous pensons que, dans cette révolution, l’action anarchiste sera d’autant plus forte, que nos idées se seront davantage propagées ; qu’elles auront été bien comprises, bien élucidées, complètement débarrassées de tout le fatras de préjugés que nous ont laissé l’habitude, l’hérédité et l’éducation. Ce que nous cherchons donc, avant tout, c’est à préciser les idées, à les répandre, à grouper des camarades conscients, évitant toute concession qui pourrait voiler un coin de notre idéal, ne voulant pas, sous prétexte d’augmenter notre nombre, accepter aucune alliance, aucune compromission qui, à un moment donné, pourrait devenir une entrave, ou laisser planer un doute sur ce que nous voulons.

Encore une fois, pour nous, la révolution n’est pas un but, c’est un moyen, inévitable certainement, auquel, nous en sommes persuadés, on devra avoir recours, mais qui n’a de valeur qu’en vue du but auquel on veut le faire servir. Laissons à la société, par ses criantes injustices, le soin de faire des révolutionnaires en créant des mécontents, des révoltés ; cherchons, nous, à faire des individus, conscients, sachant ce qu’ils veulent, en un mot des anarchistes parfaits, révolutionnaires certainement, mais ne s’arrêtant pas au coup de force, sachant à quoi il doit servir.


Ici, nous savons sûrement ce que nous répondront certains contradicteurs. Ils nous diront : « Qu’ont produit, jusqu’à présent, vos belles théories sur l’initiative, sur la spontanéité des individus ? Que font vos groupes disséminés, sans relations ? N’avez-vous pas vous-mêmes à combattre des actes et des théories que l’on essaie de faire passer sous le couvert de l’anarchie et que vous refusez d’accepter comme tels ? »

Il est bien évident que la propagande anarchiste est loin d’avoir rendu tous les résultats que comporte son extension, qu’elle est loin d’avoir été comprise de tous ceux qui s’en proclament les défenseurs ; mais cela prouve justement la nécessité de les élaborer davantage, de ne pas craindre de se répéter, afin de concentrer l’attention sur les points que l’on veut élucider.

Et, du reste, si les efforts des anarchistes manquent, tant soit peu, d’une coordination consciente, d’organisation réelle, tangible, ces efforts n’en sont pas moins considérables. Ils ont, du moins, l’esprit de suite, la coordination que donne la vision commune d’un même but poursuivi et nettement défini. Que ce soit en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre, en Amérique ou en Australie, les anarchistes veulent la suppression de la propriété individuelle, la destruction de l’autorité, l’autonomie complète de l’individu sans restriction aucune. Voilà le fond commun de l’idée.


Certes, il peut y avoir des divergences dans l’emploi des moyens pour y arriver, on n’a pas encore atteint l’idéal ; mais, insensiblement, on s’y achemine, et, lorsque l’on sera arrivé à ne plus avoir peur de certains mots sous lesquels on confond des choses dissemblables, on ne tardera pas à voir s’établir une entente et une organisation vraiment sérieuses et entièrement libertaires entre les différents groupes internationaux, entente et organisation d’autant plus durables, qu’elles découleront de la pratique des faits et non d’une entente factice, faite de concessions.

Quant à savoir s’il y a des actes et des théories desquels on doit se séparer, il est bien évident qu’il y a un genre de propagande — certainement soudoyé — qui s’est glissé parmi nous et que l’exagération de tempérament de certains camarades, de bonne foi, a contribué à propager, contre lequel nous devons nous prémunir de toutes nos forces.

Mais ce n’est pas en criant contre les principes, ce n’est pas en poussant seulement à la révolution que l’on arrivera à se garer des faux frères, des fausses idées, des faux principes. Il n’y a qu’un moyen de séparer les idées anarchistes des idées émises en vue de dévoyer ce mouvement : travailler encore plus à les élucider, écheniller encore davantage notre manière de procéder de tous les restants de préjugés autoritaires, faire que ceux auxquels nous nous adressons nous comprennent et soient à même de discerner si tel acte est anarchiste, tel autre contraire ; cela sera bien plus efficace que de procéder à des exclusions en bloc.


Certainement, pour ceux qui sont impatients de voir réaliser notre rêve de bonheur et d’harmonie, ce qui se passe actuellement dans nos rangs, peut les décourager et les désespérer de voir jamais sortir l’entente du chaos d’idées qui, sous le nom d’anarchie, font plus ou moins la guerre à la bourgeoisie. Mais n’est-ce pas le propre de toute idée nouvelle qui vient détruire l’ordre de choses existant, de créer momentanément le chaos et le désordre ?

Encore une fois, laissons les impatients jeter leur feu, précisons les idées et les théories devenant plus réfléchies, plus conscientes, se coordonneront d’autant mieux qu’elles n’auront rien d’imposé, que l’on n’aura apporté aucune entrave à la libre évolution des esprits. Nous ne saurions trop le répéter, c’est en développant l’idée anarchiste que l’on crée des hommes conscients et que nous augmentons les chances de réussite de la révolution.

Ce qui a contribué à jeter beaucoup de camarades dans cette erreur que les principes étaient une chaîne, une entrave dans la lutte, c’est que, voyant justement cette cacophonie d’idées et d’efforts, désespérant de voir se grouper une force suffisante en vue de la révolution, ils traitent de métaphysique la discussion approfondie sur les idées, et ne trouvant pas dans notre propre fonds cette force qu’ils se figurent pouvoir saisir par des moyens autres, en reviennent aux moyens autoritaires qu’ils croient naïvement avoir dépouillés de toute autorité, parce qu’ils en ont changé les noms. Impatients de la lutte, ils ne s’aperçoivent pas que, tout en paraissant isolés, les efforts des combattants n’en convergent pas moins vers le même but, qu’il ne manque, à cette coordination, que d’être raisonnée pour avoir toute la force qu’ils veulent lui donner et que cela ne viendra qu’en diffusant davantage les idées.

Nous voulons, disent ces compagnons, quand un camarade nous promet son concours, pouvoir compter sur lui, et que, sous prétexte de liberté, d’autonomie individuelle, il ne vienne pas à nous manquer de parole le jour de l’action venue.

Nous sommes complètement de l’avis de ces camarades ; mais nous estimons aussi que c’est affaire à la propagande de démontrer aux individus qu’ils ne doivent s’engager que s’ils sont certains de pouvoir tenir ; qu’une fois engagés, il y a question d’honnêteté à remplir ses promesses. Certainement c’est encore ici la question de lutte contre ces idées dissolvantes que nous signalions plus haut, mais encore une fois c’est à notre propagande à démontrer les bons effets d’une entente et d’une confiance complètes entre compagnons. Que pourraient bien faire tous les engagements pris et exigés au préalable ? Quand on inscrirait, en caractères colossaux, dans les programmes préparés d’avance que les individus doivent être liés par les engagements qu’ils prennent, que faire si l’on n’a en mains aucune force pour contraindre ceux qui violeraient lesdits engagements ? Écoutons moins nos impatiences et plus la raison et nous verrons que la métaphysique n’est pas toujours où on la suppose.

XIX

EFFICACITÉ DES RÉFORMES


En traitant la question : Pourquoi nous sommes révolutionnaires, nous avons essayé de démontrer que la misère et le mécontentement engendrés par la mauvaise organisation sociale nous mènent tout droit à la révolte, et que, contraints, par la force des choses, à prendre part à cette révolution, nous avions tout intérêt à nous y préparer. Il y a une autre raison dont nous n’avons parlé qu’incidemment et qui est très importante aussi, car elle explique pourquoi les anarchistes ne s’attardent pas à lutter pour l’obtention de certaines réformes présentées aux travailleurs comme des panacées ou des moyens évolutifs d’arriver graduellement à leur émancipation.

Nous avons à démontrer que, étant donné l’organisation capitaliste, la séparation de la Société en deux classes dont l’une vit aux dépens de l’autre, aucune amélioration ne peut être apportée à la classe exploitée, sans amoindrir les privilèges de la classe exploitante, et que, par conséquent, ou la réforme est illusoire, un appeau dont on se sert pour endormir le travailleur et lui faire user ses forces à la conquête de bulles de savon qui lui éclateront dans les mains chaque fois qu’il voudra s’en saisir, ou bien si vraiment elle pouvait changer la situation, la classe privilégiée qui détient le pouvoir fera tous ses efforts pour en empêcher l’application ou la faire tourner à son profit, et il faudra toujours en venir à cet ultima ratio : la force.


Nous ne voulons certainement pas passer en revue toutes les réformes inventées par des politiciens aux abois, ni faire la critique de tous les canards électoraux couvés par les solliciteurs de mandats : il nous faudrait écrire des centaines de volumes.

Nous pensons avoir suffisamment démontré que les sources de la misère découlaient de la mauvaise organisation économique ; le lecteur comprendra que nous laissions, par conséquent, de côté toutes celles qui ont trait à des changements politiques. Quant aux réformes économiques qui vaudraient la peine d’être discutées, elles sont fort peu nombreuses et faciles à énumérer :

L’Impôt sur le revenu ;

La réduction des heures de travail et fixation d’un salaire minimum ;

L’élévation des impôts sur les héritages et l’abolition de ces derniers pour les collatéraux.

Citons pour mémoire la formation des syndicats et leur transformation en sociétés coopératives de production, et nous aurons énuméré tout le bagage réformateur de ceux qui veulent transformer la Société par évolution. Comme quantité, c’est maigre ; voyons la qualité.


L’impôt sur le revenu ! Il y a longtemps qu’on la préconise cette panacée, mais elle semble avoir perdu un peu de sa faveur. C’est une de celles que les politiciens ont le plus fait miroiter aux yeux des travailleurs ; une de celles aussi qui ont eu le plus de crédit, car elle paraissait vouloir faire supporter aux riches les dépenses de l’État, elle semblait vouloir rétablir l’équilibre entre les citoyens en faisant payer à chacun, pour les dépenses de la Société, selon les services qu’il en reçoit.

Mais il suffira d’étudier le mécanisme de la Société, de rechercher quelles sont les sources de la richesse, pour nous rendre compte que la prétendue réforme ne réformerait rien, qu’elle n’est qu’un leurre grossier destiné à égarer les travailleurs, en leur faisant espérer des améliorations qui ne viendront jamais, tout en les empêchant de rechercher quelles sont les véritables moyens propres à les émanciper.


Eh ! sans doute, il doit bien y avoir quelques bourgeois qui s’effraient réellement au simple énoncé de cette réforme, et se voient déjà « spoliés » au profit de la « vile multitude » ; la bourgeoisie est peuplée de ces trembleurs qui s’effraient au moindre bruit, se cachent à la moindre alerte, mais beuglent comme des veaux lorsqu’on fait mine de toucher à leurs privilèges.

Peut-être y a-t-il aussi, parmi ceux qui la proposent, quelques individus d’assez bonne foi pour croire à son efficacité ? Les criailleries des uns, la naïveté des autres contribuent admirablement à tromper les travailleurs, à leur faire prendre au sérieux l’amusette qui les empêche de tendre l’oreille quand on leur démontre qu’ils n’ont rien à espérer de leurs exploiteurs, que leur émancipation ne pourra être réelle que du jour où il n’y aura plus de privilèges.


Au temps de la Dîme, les travailleurs savaient à quoi s’en tenir sur ce qu’ils payaient à leurs maîtres et tyrans : Tant pour le seigneur, tant pour le curé, tant pour celui-ci, tant pour celui-là. À la fin, ils s’apercevaient qu’il ne leur restait plus grand’chose pour eux. Ils firent une révolution. La bourgeoisie s’empara du pouvoir : le peuple s’étant battu pour abolir la Dîme, il n’aurait pas été politique de la rétablir, la bourgeoisie inventa l’impôt et les contributions indirectes. De cette façon, la dîme est toujours prélevée, mais ce sont les capitalistes, les trafiquants et autres intermédiaires qui font l’avance des sommes prélevées au bénéfice de l’État, quitte à se rattraper royalement sur les poches des producteurs et des consommateurs, et comme ceux-ci n’ont pas affaire directement au fisc, ils ne peuvent se rendre un compte exact de ce qu’ils ont à payer pour leur part, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes bourgeois possibles.

On a, dit-on, 130 à 140 francs d’impôts par tête et par an à payer en France ; qu’est-ce que cela ? Pourquoi se priver du plaisir d’avoir un gouvernement qui s’occupe de votre bonheur pour une si modique somme ; c’est vraiment pour rien et on serait bête de s’en priver. — C’est en effet pour rien, et le travailleur ne s’aperçoit pas qu’étant le seul à produire, il est le seul à payer : il a, non-seulement sa quote-part à solder, mais aussi la quote-part de tous les parasites qui vivent déjà du produit de son travail.


C’est que, quels que soient les sophismes dont les économistes bourgeois ont essayé d’étayer leur système pour justifier l’existence des capitalistes, il est un fait bien certain, c’est que le Capital ne se reproduit pas de lui-même et ne peut être que le produit du travail ; or, comme les capitalistes ne travaillent pas eux-mêmes, leur capital n’est donc que le fruit du travail des autres. Tout ce commerce d’individu à individu, de peuple à peuple, tous ces échanges, tout ce transit, ne sont que le fait du travail, et le bénéfice qui reste aux intermédiaires est la dîme arrachée par les possesseurs du Capital sur le Travail des producteurs.

Est-ce par l’argent dépensé que la terre produit le blé, les légumes, les fruits qui doivent nous nourrir ? le chanvre et le lin dont nous devons nous vêtir ? les pâturages qui doivent engraisser les animaux dont nous tirons notre subsistance ? Est-ce par la force seule du Capital que les mines nous donnent les métaux qui serviront à l’industrie, à fabriquer l’outillage et les ustensiles qui nous sont nécessaires ? Est-ce le capital qui transforme la matière première et la façonne en objets de consommation ? Qui oserait le prétendre ? L’économie politique elle-même, qui a pour but de tout rapporter au Capital, ne va pas jusque-là ; elle essaie seulement de démontrer que le Capital étant indispensable pour la mise en œuvre de toute exploitation, il a droit à une part — la plus forte — pour les risques et aléas qu’il est censé courir dans l’entreprise.


Pour prouver l’inutilité du Capital, qu’il nous suffise de renouveler l’hypothèse tant de fois citée : imaginer la disparition de toutes les valeurs monétaires : or, argent, billets de banque, effets de commerce, traites, chèques et autres valeurs d’échanges, est-ce que pour cela l’on s’arrêterait de produire ? Est-ce que le paysan cesserait de cultiver son lopin, le mineur d’arracher sa subsistance à la mine, l’ouvrier de fabriquer des objets de consommation ? Est-ce que les travailleurs ne trouveraient pas moyen de se passer de numéraire dans l’échange de leurs produits et de continuer à vivre et à produire sans monnaie ?

La réponse affirmative à ces questions nous amène à conclure que le Capital n’est, pour les parasites, qu’un moyen de masquer leur inutilité, de justifier leur intermédiaire qu’ils imposent aux producteurs pour prélever la dîme sur le travail des autres. Aussi, quel que soit le moyen qu’emploiera l’État pour les atteindre dans leurs revenus, ces atteintes retomberont, en fin de compte, sur les producteurs, puisque déjà les revenus ne découlent que du travail.

Plus forte sera la charge dont on les accablera, plus lourdement elle retombera sur les travailleurs, grossie qu’elle sera par les intermédiaires ; et, en fin de compte, la réforme tant vantée se sera transformée, de par le fait de la mauvaise organisation sociale, en un moyen plus grand d’exploitation et de vol.


Après l’impôt sur le revenu qui a eu son heure de succès, la réforme la plus vantée à l’heure actuelle est la réduction des heures de travail avec la fixation d’un salaire minimum.

Régler — en faveur des ouvriers — les rapports du Travail et du Capital, obtenir de ne travailler que huit heures au lieu de douze, semble, à première vue, un progrès énorme, et rien d’étonnant à ce que beaucoup s’y laissent prendre, emploient toutes leurs forces à obtenir ce palliatif, croyant travailler à l’émancipation de la classe prolétarienne.

Mais au chapitre de l’Autorité, nous avons vu que celle-ci n’avait qu’un rôle, défendre l’ordre de choses existant ; par conséquent, demander que l’État intervienne dans les rapports sociaux entre le Travail et le Capital, c’est faire preuve du plus grand illogisme, car son intervention ne peut être que profitable à celui dont il est le défenseur.

En étudiant la réforme de l’impôt, nous avons vu que le rôle du capitaliste était de vivre aux dépens du producteur ; or, c’est se moquer abominablement des travailleurs que de leur conseiller d’aller demander aux bourgeois de restreindre leurs bénéfices quand ils usent de tous les moyens pour les augmenter. Il a fallu des révolutions pour obtenir de simples changements politiques qui étaient loin d’avoir cette importance.


Si la journée de travail était réduite à huit heures, disent les défenseurs de cette réforme, cela diminuerait les chômages qui proviennent de la trop grande production, tout le monde travaillerait, cela permettrait aux ouvriers de faire augmenter leur salaire par la suite.

À première vue ce raisonnement semble logique, mais rien de plus faux pour qui s’est rendu compte des phénomènes engendrés par l’organisation vicieuse de ce que l’on est convenu d’appeler la Société d’aujourd’hui.

Au chapitre Propriété, nous avons démontré que, si les magasins regorgent de produits, ce n’est pas parce que la production est trop grande, mais bien parce que la plus grande partie des producteurs est réduite à la misère et ne peut consommer selon ses besoins ; le moyen le plus logique pour le travailleur, pour s’assurer du travail, serait, par conséquent, de s’emparer des produits qu’il a fabriqués, dont on l’a frustré, et de les consommer. Nous ne nous étendrons donc pas davantage sur ce sujet ; il ne nous reste qu’à démontrer que ce n’est pas l’application de cette réforme qui apportera aux travailleurs le moindre avantage pécuniaire.


Quand un bourgeois engage ses capitaux dans une industrie, c’est qu’il espère que cette industrie fera fructifier lesdits capitaux. Or, dans l’état actuel, le patron estime qu’il lui faut dix, onze et douze heures, pour tirer d’un ouvrier le bénéfice auquel il l’a taxé. Réduisez la journée de travail à huit heures le patron se trouvera lésé, ses calculs dérangés ; mais, comme il faut que ses capitaux lui rapportent tant pour cent, que son travail à lui, capitaliste, consiste à trouver ce bénéfice, acheter le meilleur marché possible et revendre le plus cher qu’il peut, en un mot, voler tous ceux avec lesquels il opère des transactions (voilà son rôle), il cherchera une combinaison nouvelle pour rattraper ce qu’on aura voulu lui enlever.

Trois moyens se présenteront à lui : ou augmenter le prix de ses produits, ou diminuer le salaire de ses ouvriers, ou bien faire produire à ce dernier, en huit heures, la même somme de travail qu’il produisait en douze.

Les promoteurs de la réforme ont paré à un de ces moyens en demandant la fixation d’un salaire minimum ; il est probable que les patrons ne se baseront guère sur l’augmentation de leurs produits, gênés qu’ils seront par la concurrence ; en tout cas, la cherté des vivres suivant la progression des salaires nous prouve que le travailleur ne tarderait pas à supporter tout le poids de la réforme, et, si le salaire actuel lui était conservé pour huit heures de travail, il serait plus misérable qu’à l’heure actuelle, car l’augmentation des objets de consommation lui rendrait ce salaire inférieur.

L’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud, ne sont-elles pas là pour nous prouver que, partout où l’ouvrier est arrivé à se faire payer de forts salaires, les objets de consommation ont augmenté proportionnellement et que s’il est parvenu à se faire payer vingt francs par jour, il lui en faudrait vingt-cinq pour vivre, comme peut vivre un ouvrier gagnant bien sa vie, de sorte qu’il a toujours été au-dessous de la moyenne.

Mais, en ces temps de vapeur et d’électricité, la concurrence ne permet pas de s’attarder : il faut produire vite et à bon marché. Ce n’est donc pas sur l’augmentation de leurs produits que chercheront à se rattraper les exploiteurs. C’est le dernier moyen, produire en huit heures ce que l’on produisait en douze, qui est tout indiqué aux exploiteurs soucieux de sauvegarder leurs « bénéfices ».

Il faudra que le travailleur produise plus vite ; par conséquent, l’encombrement de produits que l’on aura voulu empêcher, les chômages que l’on aura voulu éviter, surviendront comme par le passé, puisque la production sera la même et que le travailleur n’aura pas été mis à même de consommer davantage.


Mais les inconvénients de ladite amélioration ne se borneront pas à cet insuccès, il y en a d’autres plus sérieux : d’abord la réduction de la journée de travail aura pour effet d’activer le perfectionnement de l’outillage mécanique et de pousser au remplacement du travailleur en chair par le travailleur en fer ; ce qui, dans une société bien organisée, serait un progrès, mais se trouve être une aggravation de misère pour le travailleur dans la société actuelle.

De plus, l’ouvrier étant obligé de produire plus vite, il sera obligé, par conséquent, d’activer ses mouvements, de concentrer davantage son attention sur son travail ; tous les ressorts de son être se trouveront ainsi dans un état de tension continuelle, bien plus préjudiciable à sa santé que la prolongation de travail.

La durée est moins longue, mais étant dans l’obligation de dépenser beaucoup plus de forces en beaucoup moins de temps, il se fatiguera plus et plus vite.

Si nous regardons l’Angleterre qui nous est donnée en exemple par les partisans de ce projet, où la journée de neuf heures est en vigueur, nous verrons que, loin d’être une « amélioration » la journée réduite est, au contraire, une « aggravation » pour les travailleurs. C’est chez Karl Marx, l’oracle de ceux qui ont mis ce beau projet en avant, que nous irons chercher les preuves à l’appui.


Par exemple, si nous ouvrons le Capital dudit Marx, nous trouvons à la page 105 ce fragment d’un rapport d’inspecteur d’usine : « Pour maintenir notre quantité de produits, dit la maison Cochrane de la Brittain Pottery Glascow, nous avons eu recours à l’emploi, en grand, des machines qui rendent superflus les ouvriers habiles, et chaque jour nous démontre que nous pouvons produire beaucoup plus qu’avec l’ancienne méthode. » … « La loi de fabrique, (loi des neuf heures) a eu pour effet de pousser à l’introduction des machines. »

À la page 180 du même livre : « Bien que les inspecteurs de fabrique ne se lassent pas, et avec grande raison, de faire ressortir les résultats favorables de la législation de 1844 et de 1850, ils sont néanmoins forcés d’avouer que le raccourcissement de la journée a déjà provoqué une condensation de travail qui attaque la santé de l’ouvrier et, par conséquent, sa force productive elle-même. »

« Dans la plupart des fabriques de coton, de soie, etc., l’état de surexcitation qu’exige le travail aux machines, dont le mouvement a été extraordinairement accéléré dans les dernières années, paraît être une des causes de la mortalité excessive par suite des affections pulmonaires que le docteur Grennhown a signalées dans son dernier et admirable rapport. Il n’y a pas le moindre doute que la tendance du Capital à se rattraper sur l’intensification systématique du travail (dès que la prolongation de la journée lui est interdite par la loi), et à transformer chaque perfectionnement du système mécanique en un nouveau moyen d’exploitation, doit conduire à un point où une nouvelle diminution des heures de travail deviendra inévitable. »

Remplacement du travailleur par des machines, augmentation des chances de maladies pour ceux qui restent à l’atelier, annihilation de la réforme au point de ramener la situation à son point de départ — sans compter les aggravations en plus — voilà les avantages de la bienheureuse réforme. Est-ce assez concluant ?


Ici, les partisans du système des huit heures nous disent : « Oui, mais ce progrès du machinisme s’accomplira quand même, tout en travaillant douze heures, et puisque la limitation de la journée doit apporter une amélioration temporaire, en nous permettant de ne rester que huit heures à l’atelier au lieu de douze, c’est un progrès moral dont nous nous contentons en attendant mieux. » — Cela part d’un bon naturel et prouve que les partisans de ladite réforme ne sont pas difficiles à contenter ; mais nous, anarchistes, qui sommes plus exigeants, nous estimons que c’est perdre son temps que de courir après des réformes qui ne doivent rien réformer. À quoi bon se faire les propagandistes d’une chose qui n’est bonne que tant qu’elle n’est pas mise en application, et qui, quand elle y est, doit se tourner contre le but proposé. Certainement le progrès de l’outillage poursuit son œuvre, mais, actuellement, il est entravé par la sainte routine qui va son petit train-train.

On sait quels efforts il faut déployer pour faire adopter une nouvelle invention : les exploiteurs étant mis en demeure de perdre leurs bénéfices ou rompre avec la routine, l’effet sera d’accélérer la marche des événements et d’avancer cette Révolution Sociale que nous sentons proche. Or, comme cette révolution est inévitable, nous ne voulons pas être surpris par elle, nous voulons être prêts à en profiter, au mieux de nos idées, lorsqu’elle se présentera. Nous cherchons à faire comprendre aux travailleurs qu’ils n’ont rien à gagner à ces amusettes et que la Société n’est transformable qu’à condition de détruire les institutions qui la régissent.


Oh ! l’organisation de cette Société d’exploitation, qui nous écrase, est trop bien combinée ; il ne suffit pas de modifier ses rouages, d’améliorer sa manière de procéder, pour croire que l’on en va changer les effets. Nous l’avons vu, toute amélioration nouvelle, tout perfectionnement apporté à son outillage se tourne immédiatement contre ceux qui travaillent, en devenant un moyen d’exploitation pour ceux qui se sont érigés en maîtres de la richesse sociale. Si vous voulez que le progrès profite à tous, si vous voulez que le travailleur arrive à s’émanciper, commencez par détruire la cause des effets que vous voulez supprimer.

La misère des travailleurs provient de ce qu’ils sont forcés de produire pour une foule de parasites qui ont su détourner à leur profit la meilleure part de substances. Si vous êtes sincères, ne perdez pas votre temps à vouloir concilier des intérêts antagonistes, ne cherchez pas à améliorer une situation qui ne peut rien produire de bon : détruisez le parasitisme. Mais comme on ne peut attendre cela de la part d’individus qui ne sont que des parasites eux-mêmes, que ce ne peut être l’œuvre d’une loi, voilà pourquoi il faut détruire le système d’exploitation et non l’améliorer.


En dehors de ces deux réformes, il en est une troisième à laquelle quelques esprits, éclairés pourtant, attachent quelque efficacité, c’est l’augmentation de l’impôt sur l’héritage en ce qui concerne les collatéraux.

Augmentez cet impôt, les mêmes effets que nous avons constatés pour l’impôt progressif, ne tarderont pas à se produire. D’ailleurs, la mesure ne serait guère possible que pour la propriété terrienne, mais rendue parfaitement inutile par le développement que l’on ne manquerait pas de donner aux sociétés anonymes, et au système d’actions au porteur. Les bourgeois en seraient quittes pour renoncer aux domaines familiaux, pour se contenter pour leurs châteaux, hôtels et terres de chasse, d’en être les locataires, pendant que les associations anonymes se monteraient pour organiser la location desdits immeubles, et faire la nique à l’État.

On comprend très bien qu’avec ce système, la part des héritages où l’État pourrait avoir contrôle serait fort réduite et rendrait la loi inutile. Par conséquent, leur suppression entre collatéraux serait de même fort restreinte, vu qu’une masse de dispositions antérieures, entre celui qui veut léguer et ceux qu’il veut favoriser, peuvent accorder à ces derniers des droits sur la fortune du premier, autrement que par voie d’héritage.

Pour empêcher cela, il faudrait des centaines de lois qui interviendraient dans tous les actes, toutes les relations des individus, leur ôtant la libre jouissance de leur fortune, et encore, avec un système aussi inquisitorial, ne serait-on pas sûr d’y parvenir. Il faudrait une révolution ou un coup d’État pour faire accepter des mesures aussi vexatoires. Révolution pour révolution, ne vaut-il pas mieux la faire pour aller de l’avant que pour établir des mesures vexatoires ?


Puis, en admettant que ces lois eussent quelque influence sur le régime de la propriété, en quoi cela modifierait-il la situation du travailleur ? — La propriété, encore une fois, changerait de mains, mais on ne la mettrait pas entre les mains des travailleurs. L’État deviendrait propriétaire. L’État se transformerait en syndicat d’exploitation, et nous avons vu, en traitant de l’autorité, qu’il ne fallait rien attendre de sa part en faveur des travailleurs.

Tant que l’argent sera le nerf de l’organisation sociale, ceux-là qui le possèdent sauront la diriger à leur profit. Que l’État exploite directement les propriétés qui lui tomberaient entre les mains, qu’il les sous-loue à des particuliers, ce sera toujours au profit de ceux qui possèdent déjà. Mettons même, et ce pourrait être, que ce soit au profit d’une caste nouvelle ! En tout cas, ce ne serait qu’au détriment de la généralité.


Mais, pour admettre la possibilité de l’application de cette réforme, il a fallu admettre cette autre hypothèse : la bourgeoisie, qui a érigé en dogme l’inviolabilité de la Propriété individuelle, la bourgeoisie dont tout le code pénal n’est basé que sur la légitimité de cette propriété, et en vue de sa défense, aura donc laissé porter atteinte à cette organisation propriétaire qu’elle prétend, au contraire, immuable.

Voudrait-on nous dire combien de temps il faudrait pour amener la bourgeoisie à admettre ce qu’elle considérait comme une atteinte à « ses droits », combien de temps il faudrait ensuite pour reconnaître, après son application, que ladite réforme n’a rien transformé du tout, et, enfin si le temps perdu n’égalerait pas, en durée, celui que l’on juge nécessaire à la réalisation de « nos utopies » ?


Inutile de faire ici, la critique des sociétés de production et de consommation ; nous avons démontré que nous poursuivions l’affranchissement général et l’affranchissement complet, intégral de l’individu ne peut s’effectuer que par l’affranchissement intégral de tous, que nous importent les petits moyens d’affranchissements particuliers. Au reste, la concentration des capitaux, le développement continuel de l’outillage mécanique demandant toujours de plus en plus, la mise en œuvre de capitaux énormes, ces moyens mêmes d’affranchissement de petits groupes d’individus se brisent entre leurs mains avant d’avoir rien produit.


D’autres réformistes cherchent à apporter leur quote-part à l’œuvre de l’émancipation humaine, en poussant au développement de la branche de connaissances qu’ils ont adoptée ; mais, bientôt emportés par l’âpreté de la lutte, les difficultés à résoudre, ils finissent par transformer leur idée fixe en dada auquel ils prêtent toutes les qualités, en dehors duquel ils ne voient plus rien d’acceptable, et qu’ils présentent comme une panacée qui devra guérir tous les maux dont souffre notre malheureuse patraque sociale.

Et parmi ces fanatiques d’une idée préconçue, combien de sincères ; parmi ces fatras d’idées, combien de bonnes, en effet, qui pourraient produire d’excellents résultats en faveur de l’humanité, si on les appliquait dans une société sainement constituée, mais qui, appliquées isolément dans une société corrompue, ne donnent que des résultats contraires à ceux attendus, quand elles ne sont pas étouffées en germe, avant d’avoir pu être appliquées.

Parmi ces soldats convaincus d’une idée fixe nous pouvons en citer un, qui est typique par la conclusion que nous voulons en tirer : c’est M. G. Ville avec son système d’engrais chimiques.


Nous ne voulons pas entrer ici dans l’explication complète de ce système. Qu’il nous suffise de dire que, M. Ville, ayant fait l’analyse des plantes, a trouvé qu’elles étaient invariablement composées de quatorze éléments — toujours les mêmes dans chaque plante, mais variant en quantité dans chaque famille. — Analysant ensuite l’air et la terre, il a trouvé que la plante pouvait y trouver dix des éléments dont elle se compose, qu’il ne restait donc, à lui fournir, sous forme d’engrais, que les quatre autres éléments manquants et qui sont, la chaux, la potasse, le phosphore et l’azote, et il établit là-dessus toute une série d’engrais chimiques basés sur les terrains à cultiver, sur la plante à produire.

Citant des chiffres, montrant des résultats, il démontre qu’en l’état des connaissances actuelles, on peut — avec une dépense moindre d’engrais, comparativement au fumier — faire rendre de quatre à cinq fois plus au même terrain, élever beaucoup plus de bétail, tout en employant beaucoup moins de prairies, et faire baisser ainsi le prix de la viande. Mais, aussitôt, il part de là pour conclure que c’est dans l’amélioration de l’agriculture que réside la solution de la question sociale. « Les produits alimentaires étant rendus abondants, dit-il, chacun y trouvera avantage ; les propriétaires, en faisant des récoltes que leur abondance permettra de vendre à bas prix ; les travailleurs, en payant bon marché, pourront vivre largement et économiser sur leur salaire pour devenir capitalistes à leur tour…, et tout sera pour le mieux dans la meilleure des sociétés possibles.


Nous sommes persuadés de la sincérité de M. Ville ; autant que nous permet d’en juger le peu de connaissances que nous avons, son système nous paraît absolument rationnel, nous ne nions donc pas les bons effets que devrait apporter, dans la situation des travailleurs, l’application générale de sa méthode, si les travailleurs pouvaient bénéficier de quelque chose dans la société actuelle. Ses chiffres, au contraire, viennent à l’appui des anarchistes lorsque ceux-ci affirment qu’avec les données de la science actuelle on pourrait, avec beaucoup moins de travail, rendre les produits tellement abondants qu’il n’y aurait pas besoin de les rationner, que chacun pourrait puiser au tas, au caprice de ses besoins ou de sa fantaisie, sans avoir à redouter la disette, comme semblent le craindre certains esprits moroses qui ne voient qu’eux de pondérés dans l’humanité, vous font la concession d’avouer qu’eux se passeraient certainement de toute autorité, mais qu’elle est nécessaire pour réprimer les mauvais instincts dont est animé le restant des humains.


Dans une petite brochure, Les produits de la terre un de nos amis a démontré, chiffres officiels en mains, que, dans l’état d’enfance où est encore l’agriculture, la production universelle a un excédent formidable de kilos sur la consommation ; M. Ville prouve qu’avec l’emploi raisonné des produits chimiques, sans plus de travail, on peut faire rendre à la terre quatre et cinq fois plus qu’elle ne rend actuellement. N’est-ce pas la confirmation éclatante de ce que nous avançons ?

Mais, il se trompe, quand il voit dans son système la solution de la question sociale et croit que les produits étant rendus tellement abondants, seront à si bon marché que les travailleurs pourront vivre en dépensant peu et économisant beaucoup. Si M. Ville avait lu les économistes bourgeois, entre autres M. de Molinari, ils lui auraient appris « que la surabondance des produits sur le marché avait pour effet d’amener une baisse telle, sur le prix de ces produits, que leur production n’étant plus assez rémunératrice pour le capitaliste, éloignait les capitaux de cette production jusqu’à ce que l’équilibre fût rétabli et les choses ramenées à leur point de départ. »

Si M. Ville, moins absorbé par ses calculs de savant, s’était un peu rendu compte du fonctionnement de la Société, il aurait vu qu’actuellement, quoiqu’il y ait un excédent énorme de la production sur la consommation, il y en a qui crèvent absolument de faim ; il aurait vu que les calculs théoriques les meilleurs se trouvent détournés de leur but, dans la pratique sociale actuelle. La nature, aidée de l’intelligence et du travail humain, peut bien arriver à produire, à bas prix, de quoi nourrir l’humanité : le commerce et l’agiotage, le propriétaire et le capitaliste sauront bien arriver à prélever leur dîme, à raréfier les produits pour les vendre très cher, et, au besoin, à en empêcher la production pour hausser encore leurs prix fictifs et les maintenir au taux fixé par leur rapacité et leur besoin de lucre et de parasitisme.


Prenons, par exemple la houille, voilà un produit tout fabriqué ; il n’y a qu’à l’extraire du sol, les gisements en sont tellement abondants qu’ils se trouvent répandus sur toute la surface du globe, et peuvent répondre à un besoin illimité de consommation. Et pourtant, son prix se maintient à un taux relativement élevé, tous ne peuvent se chauffer selon les besoins de la température, son abondance ne l’a pas rendue plus accessible aux travailleurs.

C’est que les mines ont été accaparées par des compagnies puissantes qui en limitent la production et qui, pour éviter la concurrence, ont ruiné ou acheté les petites concessions, préférant les laisser inexploitées plutôt que d’encombrer le marché et baisser les prix, ce qui réduirait leurs bénéfices.


Ce qui arrive pour les charbonnages est en train de se produire pour la terre. Est-ce que, tous les jours, le petit propriétaire rongé, pressuré par l’usure n’est pas exproprié au profit du capitaliste ? Est-ce que la grande propriété ne va pas tous les jours se reconstituant ? Est-ce que l’emploi en grand de la machine agricole n’aura pas pour effet de pousser aux syndicats agricoles et d’établir là ces puissantes compagnies anonymes qui sont déjà la dominante dans le monde usinier, comme elles sont la règle invariable dans le monde minier ?

Si on arrive à faire produire quatre et cinq fois plus à la terre, on réduira les terrains de production d’autant, et le reste sera transformé en terrains de chasses, en parcs d’agrément pour nos exploiteurs. Cela commence à se faire en France, c’est un fait accompli par les lords anglais en Écosse, en Irlande dont les populations sont refoulées et décimées au profit des cerfs et des renards dont l’agonie mouvementée servira de passe-temps à un public select semblable à celui qui applaudissait au cours où M. Georges Ville débitait les tirades philanthropiques dont nous avons fait mention plus haut.

Ah ! c’est que la Société est ainsi constituée que celui qui possède est le maître du monde ! La circulation des produits ne se faisant qu’à l’aide des capitaux, c’est l’argent qui est leur seul dispensateur. Toutes les améliorations, tous les progrès que créent le travail, l’industrie et la science vont toujours s’accumulant entre les mains de ceux qui possèdent déjà, devenant un moyen d’exploitation encore plus dure, faisant peser une misère plus effroyable sur ceux qui ne possèdent rien.

Les perfectionnements de la production rendent les travailleurs de moins en moins nécessaires au capitaliste, augmentent la concurrence parmi eux, les forcent à offrir leurs services à plus bas prix. Et voilà comment, en rêvant de rendre service aux travailleurs, l’organisation sociale arrive à vous faire travailler à leur exploitation, à river de plus en plus la chaîne qui les accable de son poids formidable.


Certes, monsieur G. Ville, vous avez fait là un beau rêve : travailler à multiplier les produits en sorte que tout le monde ait à manger à sa suffisance, faire que le travailleur puisse économiser quelques sous afin de parer aux incertitudes du lendemain ce n’est pas là tout l’idéal humain, mais on ne peut demander davantage à celui que sa situation n’expose pas à souffrir des privations physiques et morales qui accablent le déshérité. Cela est déjà beau, mais ce n’est qu’un rêve, hélas ! tant que vous n’aurez pas brisé le système d’exploitation qui rend décevantes et illusoires toutes ces promesses. Le capitalisme a plus d’une corde à son arc, et, en admettant que la multiplicité des produits les abaissât à un prix tellement modique, que l’ouvrier puisse économiser sur son salaire, il interviendrait, ici, un autre facteur que vous avez cité vous-même : l’augmentation de la population.

À l’heure actuelle, le marché industriel est encombré de produits, le développement de l’outillage mécanique augmente, chaque jour, le nombre des inoccupés. Ceux-ci, pour trouver à s’employer, sont forcés de se faire concurrence et de travailler à bas prix ; or, comme le progrès continue son œuvre et va toujours croissant, comme chaque homme peut actuellement produire pour dix, quand la population aura doublé, la production aura vingtuplé et ce bien-être que vous aurez cru créer pour les travailleurs ira grossir les bénéfices de l’usinier qui paiera d’autant moins ses esclaves qu’ils seront plus nombreux sur le marché.

Vous dites que les réclamations des travailleurs sont justifiées, dans une certaine mesure, tant qu’elles ne prennent pas la forme violente ; mais avez-vous réfléchi qu’ils luttent depuis des milliers d’années ; que ces revendications toujours stériles prennent jour en même temps que la période historique ! Sachez que si elles revêtent la forme violente, c’est qu’on leur refuse toute satisfaction. Faut-il qu’ils continuent à s’agenouiller en demandant : Merci ! quand ils n’ont jamais rien obtenu qu’en couchant leurs maîtres à leurs pieds et en prenant les libertés qu’il leur fallait ? Nos maîtres, dédaigneux, croyant parler à des esclaves, peuvent nous dire : « Formulez poliment vos demandes, je verrai si je dois y faire droit » ; mais ceux qui voient dans l’affranchissement des travailleurs un acte de justice et non une concession, ceux-là diront : « Nous voulons ! » Tant pis pour les petits-maîtres que ce langage peut offusquer.


Tout s’enchaîne dans le système qui nous écrase ; il ne suffit pas d’être animé de bonnes intentions pour obtenir le résultat désiré ; il n’y a d’amélioration possible qu’en détruisant ce système. Il n’est établi que pour l’exploitation et l’oppression. Nous ne voulons pas améliorer l’exploitation et l’oppression, mais les détruire. C’est la conclusion où aboutiront, fatalement, tous ceux qui, sachant s’élever du point de vue étroit où ils se sont placés, sauront envisager la question dans son ensemble et comprendre que les révolutions ne sont pas le fait des hommes seuls, mais des institutions qui se mettent en travers du progrès ; que, par conséquent, les révolutions sont fatales et nécessaires.

Que tous ceux qui veulent sincèrement travailler à l’avenir de l’Humanité comprennent une fois pour toutes, que pour réussir dans leurs conceptions particulières, il ne faut pas qu’ils médisent de la Révolution et essaient de l’entraver ; elle seule peut leur permettre d’atteindre leur but, en empêchant le parasitisme d’étouffer le Progrès dans son germe ou le détourner à son profit.


Réformes ! réformes ! quand voudra-t-on reconnaître que les peuples y ont usé le meilleur de leurs forces, sans jamais rien obtenir, qu’ils sont las de lutter pour des utopies plus pernicieuses que celles de leur affranchissement intégral, puisque le seul reproche que l’on puisse faire à ce dernier, c’est d’être irréalisable, ce qui est une affirmation toute gratuite, puisqu’on ne l’a jamais tentée, tandis qu’il suffit de la réalisation d’une réforme pour en démontrer l’inanité.

On a reproché aux anarchistes d’être une entrave à l’émancipation pacifique des travailleurs, de s’opposer aux réformes. Double erreur, les anarchistes ne sont nullement les adversaires des réformes, ce ne sont pas les réformes elles-mêmes qu’ils combattent, ce sont les mensonges de ceux qui veulent les faire envisager comme un but aux travailleurs, sachant qu’elles ne sont que des replâtrages, quand ce n’est pas mensonges.


Que ceux qui croient aux réformes travaillent à leur réalisation, nous n’y voyons pas de mal, au contraire : plus la bourgeoisie en essaiera, plus les travailleurs verront que, plus ça change, plus c’est la même chose. Où nous nous insurgeons, c’est quand on vient nous les présenter comme des panacées et dire aux travailleurs : « Soyez bien sages, soyez bien doux, bien calmes, et alors nous verrons si nous pouvons faire quelque chose pour vous ! »

Alors, nous qui avons compris que les réformes étaient illusoires, que les exploiteurs occupaient une place usurpée, nous disons : « Travailleurs, on vous berne, ces réformes promises ne sont que des leurres, et par-dessus le marché on veut vous les faire demander comme une aumône, tandis que, virtuellement, vous avez le droit d’exiger beaucoup plus. Libre à vous d’essayer des moyens que l’on vous présente, mais sachant d’avance qu’ils ne produiront rien pour votre émancipation, ne vous attardez pas dans le cercle vicieux où l’on veut vous entraîner, organisez-vous donc pour vous emparer de ce qui vous est dû ; laissez les retardataires s’amuser à ces tromperies, la révolution est là, qui s’avance, formidable, engendrée par la mauvaise organisation sociale, qui vous entraînera, malgré vous, à prendre les armes pour faire valoir votre droit de vivre. Une fois les armes à la main, ne soyez pas assez simples pour vous contenter des réformes qui laisseraient subsister la cause de vos maux. Voilà ce que l’on vous a pris, voilà l’idéal où vous devez tendre ; à vous de ne pas vous attarder aux papotages et de savoir donner le coup d’épaule qui mettra bas cet édifice vermoulu, qui craque de toutes parts, et que l’on ose encore nommer la Société ! Ne l’étayez pas, en rebouchant les trous avec les replâtrages que l’on vous propose ; faites place nette, au contraire, pour ne pas être entravés dans la reconstitution d’une société meilleure. »

XX

ET APRÈS ?


Après ? — disent nombre de contradicteurs, quand nous avons démontré les mauvais effets de la vicieuse organisation sociale qui nous régit, quand nous leur avons fait comprendre qu’aucune réforme n’est possible dans le régime actuel ; que les meilleures se retournent fatalement, de par le fait des institutions existantes, contre leur but et deviennent une aggravation de plus à la misère des exploités ; que celles qui pourraient efficacement amener un changement dans le sort du travailleur, ne le pourraient qu’à condition qu’elles s’attaquassent à l’institution elle-même ; mais repoussées par les dirigeants, il faudrait une révolution pour les réaliser.

Or, c’est cette révolution qui effraie beaucoup de gens, ce sont les bouleversements qu’elle doit amener qui les font reculer devant le remède après avoir reconnu le mal.

« Oui, disent-ils, vous avez peut-être raison, certainement la société est mal constituée, il faut que ça change. La Révolution !… peut-être… Je ne dis pas… Mais après ? »

— Après, répliquerons-nous, ce sera la liberté la plus complète pour les individus, la possibilité pour tous de satisfaire leurs besoins physiques, intellectuels et moraux. L’Autorité et la Propriété étant abolies, la Société n’étant plus, comme actuellement, basée sur l’antagonisme des intérêts, mais, au contraire, sur la solidarité la plus étroite, les individus, assurés du lendemain, n’ayant plus à thésauriser en prévision de l’avenir, ne se regarderont plus en ennemis, prêts à se dévorer pour se disputer une bouchée de pain, ou s’arracher une place chez un exploiteur. Les causes de lutte et d’animosité étant détruites, l’harmonie sociale s’établira.

Il se formera bien, entre les divers groupements, une concurrence, une émulation vers le mieux, vers un but idéal qui s’élargira toujours au fur et à mesure que les individus trouveront de la facilité à satisfaire leurs aspirations, mais cette concurrence, cette émulation seront toutes courtoises puisque l’intérêt mercantile, propriétaire ou gouvernemental ne viendront pas se mettre en travers, et que les concurrents retardataires auront toute facilité pour s’assimiler les progrès acquis par leurs concurrents plus heureux.


Aujourd’hui, ce qui fait la misère, c’est l’engorgement des produits qui, encombrant les magasins, occasionnent les chômages et la faim chez ceux qui ne trouvent pas de travail tant que lesdits produits ne sont pas écoulés. — Ce qui démontre bien l’état anormal de la société actuelle.

Dans la société que nous voulons, plus les produits seront abondants, plus facile sera l’harmonie entre les individus puisqu’ils n’auront pas besoin de se mesurer les moyens d’existence ; plus l’on produira vite, plus les perfectionnements de l’outillage mécanique s’accéléreront, plus se réduira la part du travail productif qui incombera aux individus, plus vite il deviendra ce qu’il doit être réellement, une gymnastique nécessaire pour exercer les muscles des individus.

Dans une société normalement constituée, le travail doit perdre le caractère de peine et de souffrance qu’il acquiert, par son intensité, dans nos sociétés d’exploitation. Il ne doit plus être qu’une distraction au milieu de tous les autres travaux que les individus feront pour leurs plaisirs, leurs études, les besoins de leur tempérament, sous peine de se transformer graduellement en de simples sacs digestifs, comme ne tarderait pas à le devenir la bourgeoisie si elle pouvait assurer sa domination ; comme l’est devenue une espèce de fourmi qui est incapable de se nourrir elle-même et crève de faim lorsqu’elle n’a plus d’esclaves pour lui donner la pâture.


« Oui, reprennent alors les contradicteurs, ce que vous voulez est bien beau, certainement ce serait le plus bel idéal que l’Humanité puisse atteindre ; mais rien ne dit que ça marchera aussi bien que vous pensez, que les plus forts ne voudront pas imposer leur volonté aux plus faibles, qu’il n’y aura pas des paresseux qui voudront vivre aux dépens de ceux qui travailleront. »

« S’il n’y a pas de digues pour maintenir la foule, qui vous dit que, au lieu d’être un pas en avant, cette révolution ne sera pas un retour en arrière ? Et si l’on est vaincu, n’est-ce pas un retard pour les idées, de vingt, trente, cinquante ans et peut-être plus ? »

« Si vous êtes vainqueurs, pourrez-vous empêcher les vengeances individuelles ? qui dit que vous ne serez pas débordés par la foule ? — D’un côté comme de l’autre ce sera le déchaînement des passions bestiales, la violence, la sauvagerie et toutes les horreurs de l’homme retombant à l’animalité. »

Nous répliquons alors que, la crise économique s’accentuant, les chômages devenant de plus en plus fréquents, la difficulté de vivre plus prononcée tous les jours et les difficultés politiques s’aggravant progressivement au grand affolement de ceux qui « tiennent les rênes de l’État », nous marchons sûrement à cette révolution qui sera amenée par la force des choses, que rien ne pourra empêcher et que, par conséquent, nous n’avons qu’une chose à faire, c’est d’être prêts à y prendre part pour la faire tourner au mieux des idées que nous défendons.

Mais, cette peur de l’inconnu est si forte, si tenace, qu’après avoir reconnu la logique de toutes nos objections, après être convenu de la vérité de tout ce que nous déduisons, le contradicteur se reprend à dire : « Oui, tout cela est vrai ; mais, peut-être, vaudrait-il mieux agir prudemment. Le progrès ne se fait que peu à peu ; il faudrait éviter l’action brutale : on finirait peut-être par amener les bourgeois à des concessions ! »


Certes, si on n’avait affaire qu’à des gens butés, de mauvaise foi, qui ne veulent pas être convaincus, ce serait à lâcher la discussion, et à leur répondre le mot de Cambronne en leur tournant le dos. Malheureusement, ce sont aussi des gens de la meilleure foi du monde qui, pris par le milieu, l’éducation, l’habitude de l’autorité, croient tout perdu lorsqu’ils la voient disparaître de l’horizon, et, n’ayant plus rien à répliquer, reviennent, sans s’en apercevoir, à leur première argumentation, ne pouvant s’imaginer une société sans lois, ni juges, ni gendarmes, où les individus vivraient côte à côte, en s’entr’aidant au lieu de se sauter à la gorge.

Que leur répondre ?

Ils veulent des preuves que la société marchera comme nous l’entrevoyons !

Nous pouvons en tirer de la logique des faits, de leur comparaison, de l’argumentation que nous pouvons tirer de leur analyse ; mais des preuves palpables ! l’expérimentation seule peut nous en apporter, et cette expérimentation ne peut se faire qu’en commençant à culbuter la société actuelle !


Il ne reste plus qu’à leur dire alors :

Nous vous avons démontré que la société actuelle engendre la misère, crée la famine, entretient l’ignorance de toute une classe — la plus nombreuse — d’individus, empêche le développement des générations, en leur léguant en héritage les préjugés et les mensonges qu’elle entretient.

Nous vous avons démontré que son organisation ne tendait qu’à assurer l’exploitation de la masse au profit d’une minorité de privilégiés.

Nous vous avons démontré que son mauvais fonctionnement, — et aussi le développement d’aspirations nouvelles au sein des travailleurs, — nous conduisent à une révolution. Que voulez-vous que nous vous disions de plus ?

Si nous devons nous battre, que ce soit au moins pour la réalisation de ce qui nous semble beau, de ce qui nous paraît juste.

Serons-nous vainqueurs ou vaincus ? Qui peut le prévoir ? Si nous attendions, pour réclamer nos droits, d’être certains de la victoire, nous pourrions attendre notre émancipation pendant des siècles. Du reste, on ne commande pas aux circonstances ; le plus souvent, ce sont elles qui vous entraînent : le tout est de les prévoir pour ne pas en être submergés. Une fois dans la mêlée, ce sera aux anarchistes à déployer toute l’énergie dont ils seront capables afin d’entraîner, par leur exemple, la masse avec eux.


Que dans la révolution qui se prépare il y ait des vengeances individuelles, qu’il y ait des massacres, qu’il y ait des actes de sauvagerie, cela est fort probable, cela est à prévoir ; mais qu’y pouvons-nous ?

Non seulement personne ne pourra l’empêcher, mais on ne devra pas l’empêcher. Si les propagandistes sont dépassés par la foule, tant mieux ! Qu’elle fusille tous ceux qui voudront faire de la sensiblerie ! car si elle souffrait que l’on fasse de la réaction pour lui enlever quelques victimes, on pourrait en faire pour enrayer son élan révolutionnaire, pour l’empêcher de toucher aux institutions qui doivent disparaître, pour lui faire épargner ce qu’elle doit détruire. Une fois la lutte entamée, la sensiblerie ne sera plus de mise, la foule devra se méfier des phraseurs et broyer impitoyablement tout ce qui tentera de se mettre en travers de sa route.

Tout ce que nous pouvons faire, c’est de déclarer, dès à présent, que la disparition des individus doit importer peu aux travailleurs ; que c’est aux institutions qu’il faut s’attaquer ; que c’est elles qu’il faut saper, renverser et détruire, n’en laisser subsister aucun vestige, empêcher de les reconstituer sous d’autres noms.

La bourgeoisie n’est forte que par ses institutions et parce qu’elle a su faire croire aux exploités qu’ils sont intéressés à leur conservation ; qu’elle a su, moitié de gré, moitié de force, en faire des défenseurs à son profit. Réduits à leurs propres forces, les bourgeois ne pourraient résister à la révolution, et combien y en aurait-il qui auraient cette velléité ? Donc, les individus ne sont pas dangereux par eux-mêmes.

Mais si, au jour de la révolution, il y en a qui soient un obstacle, qu’ils soient emportés par la tourmente ; si des vengeances individuelles s’exercent, tant pis pour ceux qui les auront suscitées. Il faudra que ceux-là aient fait bien du mal pour que la haine de leur personne ne soit pas apaisée par la destruction de leur caste, l’abolition de leurs privilèges ; tant pis pour ceux qui s’attarderont à les défendre. Les foules ne vont jamais trop loin ; il n’y a que les meneurs qui trouvent cela, car ils ont peur des responsabilités morales ou effectives.

Pas de sentimentalisme bête, quand même la fureur des foules s’égarerait sur des têtes plus ou moins innocentes. Pour faire taire notre pitié, nous n’aurons qu’à penser aux milliers de victimes que dévore journellement le minotaure social actuel au profit de la bourgeoisie ventripotente. Et s’il y a des bourgeois qui finissent accrochés à quelque bec de gaz, assommés à quelque coin de rue, noyés dans quelque rivière, ils ne récolteront que ce que leur classe aura semé. Tant pis pour eux ! Qui n’est pas avec la foule est contre elle.

Pour nous, travailleurs, la situation est nette : d’un côté — le présent — la société actuelle, avec son cortège de misère, d’incertitude du lendemain, de privations et de souffrances, sans espérance d’amélioration ; une société où nous étouffons, où notre cerveau s’étiole, où nous devons refouler au plus profond de notre être tous nos sentiments du beau, du bon, de justice et d’amour ; de l’autre — l’avenir — un idéal de liberté, de bonheur, jouissances intellectuelles et physiques, — le complet épanouissement de notre individu ! — Notre choix est fait. Quoi qu’il en soit de la révolution future, quoi qu’il nous arrive, ce ne sera pas pire, pour nous, que la situation actuelle. Nous n’avons rien à perdre dans un changement ; tout à gagner, au contraire. La société nous entrave ; eh bien ! culbutons-la. Tant pis pour ceux qui se trouveront écrasés par sa chute ; c’est qu’ils auront voulu se mettre à l’abri de ses murs, se raccrocher à ses étais vermoulus. Ils n’ont qu’à se mettre du côté des démolisseurs.

XXI

LES IDÉES ANARCHISTES
ET LEUR PRATICABILITÉ


« Vos idées sont bien belles en théorie, mais elles ne sont pas praticables ; les hommes ont besoin d’un pouvoir pondérateur qui les gouverne et les force à respecter le contrat social. » Telle est l’objection que nous adressent en dernier ressort les partisans de l’ordre social actuel, lorsque, après avoir bien discuté, on a rétorqué leurs arguments et démontré que le travailleur ne peut espérer aucune amélioration sensible à son sort, en conservant les rouages du système social actuel.

« Vos idées sont bien belles, mais elles ne sont pas praticables ; l’homme n’est pas encore assez développé pour vivre dans un état aussi idéal. Pour les mettre en pratique, il faudrait que l’homme fût arrivé à la perfection », ajoutent encore beaucoup de gens sincères, mais qui, égarés par l’éducation, la routine, ne voient que les difficultés et ne sont pas encore assez convaincus de l’idée pour travailler à sa réalisation.

Puis, à côté de ces adversaires déclarés et de ces indifférents qui peuvent devenir des amis, surgit une troisième catégorie d’individus, plus dangereux que les adversaires déclarés. Ceux-là font semblant d’être enthousiasmés par les idées ; ils déclarent hautement qu’il n’y a rien de plus beau ; que l’organisation actuelle ne vaut rien, qu’elle doit disparaître devant les idées nouvelles ; que c’est le but auquel doit tendre l’humanité, etc., etc. Mais, ajoutent-ils, elles ne sont pas praticables de suite ; il faut y préparer l’humanité, l’amener à comprendre cet état heureux, et, sous prétexte d’être pratiques, ils cherchent à rajeunir ces projets de réformes que nous venons de démontrer illusoires ; ils perpétuent les préjugés actuels en les flattant chez ceux auxquels ils s’adressent, et ils cherchent à tirer parti le plus possible de la situation actuelle, à leur profit personnel ; et, bientôt, l’idéal disparaît pour faire place à un instinct de conservation de l’ordre de choses actuel.


Il est malheureusement trop vrai que les idées, qui sont le but de nos aspirations, ne sont pas immédiatement réalisables. Trop infime est la minorité qui les a comprises pour qu’elles aient une influence immédiate sur les événements et la marche de l’organisation sociale. Mais est-ce une raison pour ne pas travailler à leur réalisation ?

Si l’on est convaincu de leur justesse, pourquoi ne chercherait-on pas à les faire entrer dans la pratique ? — Si tout le monde dit : « Ce n’est pas possible ! » et accepte passivement le joug de la société actuelle, il est évident que l’ordre bourgeois aura encore de longs siècles devant lui.

Si les premiers penseurs qui ont combattu l’église et la monarchie, pour les idées naturelles et l’indépendance, ont affronté le bûcher et l’échafaud pour les confesser s’étaient dit cela, en pensant à leur idéal, nous en serions encore aujourd’hui aux conceptions mystiques et au droit du seigneur.

C’est parce qu’il y a toujours eu des gens qui n’étaient pas « pratiques », mais uniquement convaincus de la vérité, qui ont cherché à la faire pénétrer, de toutes leurs forces, partout où ils pouvaient, que l’homme, aujourd’hui, commence à connaître son origine et à se dépêtrer des préjugés d’autorité divine et humaine.


Dans son livre d’une réelle valeur : Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction[6], M. Guyau, dans un chapitre admirable, développe cette idée : « Celui qui n’agit pas comme il pense, pense incomplètement. » Rien de plus vrai. Quand on est bien convaincu d’une idée, il est impossible à celui qui la sent de ne pas chercher à la propager, de ne pas essayer de la réaliser.

Que de fois on voit éclater des disputes entre amis pour des choses futiles bien souvent, où chacun soutient sa manière de voir, sans autre mobile que la conviction qu’il a de la vérité de ce qu’il soutient. Cela ne coûterait rien pourtant pour faire plaisir à un ami ou même pour éviter de le froisser, de le laisser dire sans l’approuver ni le désapprouver ; cette chose qu’il soutient est sans importance réelle pour nos convictions, pourquoi ne pas le laisser dire ? Que de fois on agit ainsi dans la conversation quand il n’est question que de choses sur lesquelles on n’a aucune idée arrêtée ; mais sitôt qu’une chose, sur laquelle vous avez une opinion, se trouve sur le tapis, de si peu d’importance qu’elle soit, vite ! vous voilà partis et vous vous disputerez avec le meilleur de vos amis pour soutenir votre manière de voir. Or, si on agit ainsi pour des futilités, combien plus grande doit être l’impulsion reçue lorsqu’il s’agit d’idées qui intéressent l’avenir de l’humanité entière, l’affranchissement de notre classe, de notre descendance et le nôtre !


Certes, nous comprenons que tout le monde ne peut apporter la même force de résistance dans la lutte, le même degré d’énergie à combattre les institutions actuelles : Tous les tempéraments et les caractères ne sont pas trempés de même. Les difficultés sont si grandes, la misère si dure, les persécutions si multipliées, que nous comprenons qu’il y ait des degrés dans les efforts pour la propagande de ce qui est reconnu vrai et juste. Mais les actes sont toujours en raison de l’impulsion reçue et de l’intensité de la foi que l’on a dans les idées. On sera, bien souvent, arrêté par des considérations de famille, de relation, du pain quotidien à conserver ; quelle que soit la force de ces considérations, si l’on est quelqu’un, elles ne vous mèneront jamais à vous faire digérer toutes les infamies qui se déroulent sous vos yeux ; il arrive un moment où l’on envoie au diable les considérations pour se rappeler que l’on est un homme, que l’on a rêvé mieux que ce que l’on vous fait subir.

Celui qui n’est capable d’aucun sacrifice pour les idées qu’il prétend professer, n’y croit nullement ; il ne se pare de cette étiquette que par ostentation, parce que, à un moment donné, c’est bien porté, ou parce qu’il prétend justifier quelques vices à l’aide de ces idées ; gardez-vous de lui accorder votre confiance, il vous trompe. Quant à ceux qui cherchent à profiter des institutions actuelles soi-disant pour aider à la propagande des idées nouvelles, ceux-là sont des ambitieux qui flattent l’avenir pour jouir en paix du présent.

Il est donc bien évident que nos idées ne sont pas réalisables immédiatement, nous ne faisons nulle difficulté de le reconnaître, mais elles le deviendront par l’énergie que sauront déployer ceux qui les auront comprises. Plus grande sera l’intensité de propagande, plus proche sera l’heure de la réalisation. Ce n’est pas en se pliant aux institutions actuelles qu’on les combattra, ni en mettant nos idées sous le boisseau que nous les ferons germer.

Pour combattre les institutions actuelles, pour travailler à l’avènement des idées nouvelles, il faut donc avoir de l’énergie ; cette énergie, il n’y a que la conviction qui peut la donner. C’est donc à trouver des hommes que doivent travailler ceux qui l’ont déjà.


Donc les réformes, nous pensons l’avoir démontré, n’étant pas applicables, ce serait tromper sciemment les travailleurs que de leur vanter leur efficacité. D’autre part, nous savons que la force des choses amènera infailliblement les travailleurs à la révolution : les crises, les chômages, le développement mécanique, les complications politiques, tout concourt à jeter les travailleurs sur le pavé et à les amener à se révolter pour affirmer leur droit à l’existence. Or, puisque la révolution est inévitable et que les réformes sont illusoires, il ne nous reste plus qu’à nous préparer à la lutte ; c’est ce que nous faisons en marchant droit à notre but, laissant aux ambitieux le soin de se tailler des situations et des rentes avec les misères qu’ils prétendent soulager.


Seulement nous sentons ici une objection : « Si vous reconnaissez, nous dira-t-on, que vos idées ne sont pas prêtes à être mises en pratique, n’est-ce pus prêcher l’abnégation de la génération présente au profit des générations futures que de leur demander de lutter pour une idée dont vous ne pouvez leur garantir la réalisation immédiate ? »

Nous ne prêchons nullement l’abnégation, seulement nous ne nous leurrons pas sur les faits ni ne voulons pas aider les enthousiastes à se leurrer. Nous prenons les faits tels qu’ils sont, nous les analysons et nous constatons ceci : une classe qui détient tout et ne veut rien lâcher ; d’autre part, une classe qui produit tout, ne possède rien, et n’a d’autre alternative que de se courber lâchement devant ses exploiteurs, attendant servilement qu’ils lui jettent un os à ronger, n’ayant plus aucune dignité, aucune fierté, rien de ce qui relève les caractères, ou bien de se révolter et d’exiger impérieusement ce que l’on refuse à des génuflexions. Certes, pour ceux qui ne pensent qu’à leur personnalité, pour ceux qui veulent jouir à tout prix et n’importe comment, pour ceux-là l’alternative n’a rien d’agréable. À ceux-là nous conseillons de se plier aux exigences de la société actuelle, de tâcher d’y faire leur trou, de ne pas regarder où ils posent leurs pieds, de ne pas avoir peur d’écraser ceux qui les gêneront sur la route ; ceux-là n’ont rien à voir avec nous.


Mais à ceux qui pensent qu’ils ne seront véritablement libres que lorsque leur liberté n’entravera pas celle de plus faibles qu’eux ; à ceux qui ne pourront être heureux que lorsqu’ils sauront que les jouissances dans lesquelles ils se délectent, n’auront pas coûté des larmes à quelques déshérités, à ceux-là, nous disons qu’il n’y a aucune abnégation de la part de personne à reconnaître qu’il faut lutter pour s’affranchir.

Nous constatons ce fait matériel qu’il n’y a que l’application de nos idées qui peut affranchir l’Humanité ; à elle de voir si elle veut s’affranchir d’un coup, tout entière, ou si ce doit être toujours une minorité privilégiée qui profitera des progrès qui s’accomplissent, aux dépens de ceux qui meurent à la peine en produisant pour les autres.

Maintenant, est-ce nous qui verrons luire cette aurore ? Sera-ce la génération présente, celle qui la suivra ou plus tard encore ? Nous n’en savons rien, nous ne nous en occupons pas. Ce seront ceux qui auront assez d’énergie et de cœur au ventre pour vouloir être libres qui sauront y arriver.

XXII

LA VÉRITÉ SANS PHRASES


Certainement, le langage que nous venons de tenir dans le dernier chapitre est contraire à tout ce qui se dit dans les partis politiques, où l’on promet monts et merveilles, où la plus infime des réformes doit amener une période édénique pour ceux qui l’auront appuyée. Mais nous qui n’attendons rien personnellement de l’engouement de la masse, nous qui voulons qu’elle sache se conduire elle-même, nous n’avons pas à chercher à l’illusionner. Pour donner plus de force à notre pensée, plus de portée à nos actions, il nous faut voir nettement le chemin, nous garder de toute illusion, nous débarrasser de tout préjugé qui nous ferait faire fausse route.

Nos idées ne seront rendues applicables que par l’énergie déployée à leur propagande et leur diffusion par ceux qui les auront comprises. Le succès dépend de la force que nous mettrons au service de la révolution, mais si nous ne l’employons pas immédiatement, cette force, si nous n’essayons pas dépasser, d’emblée, de la théorie à la pratique, il faut bien reconnaître qu’il y a des obstacles. Si nos idées étaient immédiatement réalisables, nous serions tout à fait inexcusables de ne pas tenter la solution. Or, quelle est ou quelles sont ces difficultés, c’est là ce qu’il s’agit de chercher pour les surmonter au lieu de les nier.

Et, du reste, si nous faisons de la propagande, c’est justement pour essayer de faire entrer nos idées dans la pratique, car si elles étaient immédiatement réalisables, la force seule des choses suffirait.

Il faut nous habituer à voir les choses froidement, à ne plus nous obstiner à regarder, par des verres grossissants, l’objet de nos désirs, et par le petit bout de la lorgnette ce que nous redoutons. C’est la vérité seule que nous cherchons. Si nous nous décevons nous-mêmes, nous trompons aussi les autres et la révolution que nous ferions serait à recommencer.


Ce n’est, généralement, que lorsqu’ils sont à bout d’arguments, que nos contradicteurs nous objectent l’impraticabilité de nos idées, et nous devons avouer que cette objection est toujours embarrassante, non au fond, mais dans la forme ; car, dans la société actuelle, nos idées paraissent, en effet, une utopie. Il est très difficile à l’individu qui n’a jamais porté son regard au delà de la société actuelle, d’arriver à comprendre que l’on pourra vivre sans gouvernement, sans lois, sans juges, sans policiers ni férule d’aucune sorte, sans monnaie ni valeur représentative, alors qu’on a déjà tant de mal à s’entendre dans ce monde présent, où les lois sont censées avoir pour but de faciliter les relations.

À cette objection, nous ne pouvons répondre par des faits, puisque ce que nous voulons n’est encore qu’à l’état de rêve. Nous pouvons citer les tendances qui portent l’humanité, dénombrer les essais qui se font en petit dans la société, mais quelle prise cela peut-il avoir sur l’esprit prévenu de celui dont les aspirations ne vont pas au delà de l’amélioration de ce qui est !

Nier l’objection ? — ce serait agir comme l’autruche, l’objection n’en subsisterait pas moins. Répondre par des sophismes ? — nous serions acculés dans une impasse d’où il nous serait impossible de sortir, sinon par d’autres sophismes. À ce jeu-là, les idées ne gagnent jamais rien. Voulant élucider les idées, être à même de répondre à toutes les objections, nous devons chercher tous les arguments qui peuvent nous être opposés, les susciter même, afin d’y répondre de notre mieux. Mais, avant tout, nous devons chercher à être nets et précis, et ne pas nous effrayer de la vérité vraie, puisque c’est elle que nous cherchons. Nous affirmons que nos idées reposent sur la vérité, nous devons le démontrer en la cherchant en tout et partout.


Nous reconnaissons certainement que ce langage n’est pas fait pour séduire les foules, pour soulever les masses, et certains camarades pourraient nous accuser de jeter, dans nos rangs, le découragement et la désespérance, en ne cachant pas assez les côtés faibles de notre théorie.

Ces reproches ne pourraient être suscités que par un restant de l’éducation des partis politiques. Pourquoi promettre ce qu’il ne dépend pas de nous de tenir, et, par conséquent, préparer d’avance une réaction qui tournerait contre notre idéal ?

Si nous étions un parti politique désireux d’arriver au pouvoir, nous pourrions faire aux individus une masse de promesses afin qu’ils nous portent au pinacle ; mais, en anarchie, il n’en est pas de même, nous n’avons rien à promettre, rien à demander, rien à donner. Et lorsque nos contradicteurs nous objectent l’impossibilité de nos idées, après leur avoir exposé les faits qui démontrent les tendances de l’humanité vers cet idéal, il ne nous reste plus qu’à revenir à la démonstration des abus découlant de toutes les institutions, la fausseté des bases sur lesquelles elles reposent, l’inanité des réformes à l’aide desquelles on veut les endormir, et d’en revenir à l’alternative où ils sont, soit de continuer à subir l’exploitation, soit de se révolter, tout en leur démontrant que le succès de cette révolution dépendra de leur force à vouloir la réalisation de ce qu’ils reconnaissent bien. Voilà notre besogne, le reste dépend des individus et non de nous.


Nous ne sommes pas, justement, — partisans pour notre compte — de la propagande faite à l’aide de grandes phrases, ronflantes ou sentimentales ; c’est qu’elles incitent les individus à espérer une réalisation immédiate, ce qui n’est pas possible. Ils arrivent tout feu tout flamme à la propagande, croyant toucher le but du doigt, et, ne voyant rien venir, le découragement les prend, puis, l’un après l’autre, ils disparaissaient sans qu’il en soit plus jamais question. Combien en avons-nous vu arriver dans les groupes, depuis une douzaine d’années, qui ne parlaient rien moins que de renverser, comme Samson, les colonnes du Temple ! Où sont-ils aujourd’hui ?

Notre idéal est de faire de la besogne moins grandiose, moins brillante, mais plus durable. Loin de nous borner à prendre les individus par le sentiment, nous cherchons à les prendre, surtout, par la logique et par la raison. Nous ne voulons certainement pas médire de ceux dont le talent consiste à prendre les individus par le sentiment. À chacun sa besogne, selon ses conceptions, selon son tempérament. Mais au lieu de chercher des croyants nous voulons faire des convaincus. Il faut que tous ceux qui viennent à la propagande connaissent les difficultés qui les attendent pour qu’ils soient prêts à les combattre, ne se laissent pas décourager aux premières difficultés de la route. Longue et ardue elle se présente à nos regards ; avant de se ceindre les reins pour la marche, que l’on consulte sa volonté et ses muscles, car il y aura des victimes qui s’ensanglanteront aux aspérités, aux détours du chemin, des cadavres marqueront les étapes. Que ceux qui n’ont pas le cœur fort restent en arrière, ils ne pourraient être qu’une entrave pour la colonne.


Un autre préjugé, qui a grande créance parmi les anarchistes, c’est de considérer la masse comme une pâte malléable que l’on peut faire marcher comme l’on veut et dont on n’a pas à se préoccuper. Ce préjugé vient de ce que, ayant fait un pas de plus que les autres, on se croit une sorte de prophète et bien plus intelligent que le commun des mortels. « Nous ferons faire ceci à la masse, nous l’entraînerons derrière nous, etc., etc. ». Vraiment des dictateurs ne parleraient pas autrement. C’est une façon d’envisager la masse que nous tenons de notre passé autoritaire.

Non pas que nous voulions nier l’influence des minorités sur la foule ; c’est parce que nous sommes convaincus de leur action que nous nous remuons tant ; seulement nous pensons que, en temps de révolution, la seule prise que les anarchistes puissent avoir sur la masse, sera celle de l’action : mettre leurs idées en pratique, prêcher d’exemple, ce n’est qu’à ce prix qu’on entraînera la foule. Seulement, il faut être bien convaincu que, malgré tout, ces actes n’auront d’action sur la masse qu’autant que la compréhension en aura été préparée, chez elle, par une propagande claire et précise, qu’elle-même se trouvera debout, sous l’impulsion d’idées précédemment reçues.


Or, si nous savons faire la propagande des nôtres, c’est leur influence qui se fera sentir ; ce n’est qu’à condition d’avoir su les élucider et les rendre compréhensibles que nous aurons chance de prendre quelque part à la transformation sociale. Nous n’aurons pas alors à craindre de ne pas être suivis, mais nous aurons, au contraire, à redouter les entraves apportées par ceux qui se considèrent comme des meneurs.

En temps de révolution, les précurseurs sont toujours dépassés par les foules. Répandons donc nos idées, expliquons-les, élucidons-les, ressassons-les au besoin, ne craignons pas de regarder la vérité en face. Et cette propagande, loin d’éloigner des adhérents à notre cause, ne peut que contribuer à lui amener tous ceux qui ont soif de Justice et de Liberté !

FIN
  1. Nous ne citerons pas ici tous les faits en question, n’ayant que l’intention d’en faire un résumé, et voulant plus particulièrement expliquer comment nous entendons la famille de l’avenir. Que les lecteurs qui voudraient étudier la question plus à fond, se reportent aux ouvrages de Letourneau : Sociologie, Évolution de la famille, et celui de Élie Reclus : Les Primitifs, où ils trouveront aussi l’indication des sources où ces auteurs ont puisé.
  2. Ici devrait entrer logiquement l’explication de la façon dont nous entendons élever les enfants dans la société future, mais cette étude ayant été faite dans La Société au lendemain de la Révolution, nous y renvoyons le lecteur à l’article ; L’Enfant dans la Société nouvelle.
  3. Cet ouvrage a dû paraître en volume depuis sa publication dans le Journal des Économistes.
  4. Lire sur ce sujet La France politique et sociale en 1891 de MM. Hamon et G. Bachot, ainsi que Ministère et Mélinite, des mêmes auteurs.
  5. Le cirage joue un grand rôle dans l’armée. Cela nous rappelle un officier d’une compagnie d’infanterie de marine qui fit annoncer à ses hommes qu’ayant du boni à l’ordinaire, on allait augmenter les vivres : dès le lendemain, il devait leur faire toucher… du cirage et de l’encaustique !
  6. Félix Alcan, éditeur, 108, boulevard Saint-Germain.