La Société future/Chapitre 11

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XI

L’ÉGALITÉ SOCIALE — LES INÉGALITÉS NATURELLES


La société actuelle étant basée sur l’antagonisme des intérêts, sa règle morale étant le Code qui n’est sévère que pour ceux qui le violent ouvertement ou sont assez naïfs pour se faire prendre, il s’ensuit que les mieux adaptés de la société actuelle sont ceux qui savent passer au travers de ses mailles : des intrigants, des roublards, des escrocs, des cafards, des hypocrites, des sans pitié et des égoïstes, voilà les produits que la sélection sociale nous ménage.

La fortune n’est pas pour celui qui sera le plus robuste, qui saura le mieux s’adapter aux conditions naturelles d’existence, mais à celui qui ayant su trouver la brèche d’un article de loi, saura le mieux voler ses concurrents, à l’abri de ce texte, sera le plus sans pitié dans ses rapports avec ses semblables. Pour être mieux adapté, il ne s’agit pas tant de savoir produire soi-même, mais de savoir faire produire les autres, et s’accaparer le produit de leur travail.

La bonté, l’esprit de solidarité, sont des qualités que chacun exalte, dont on aime assez à laisser croire qu’on les possède, mais que l’on néglige assez dans la pratique. — Nous parlons ici de ceux qui suivent la morale bourgeoise — et que l’on qualifie de bêtises lorsque l’individu qui les met en pratique s’en trouve la victime.

La morale publique les estime, mais la victoire n’est qu’à celui qui saura restreindre sa bonté, rogner sa solidarité.

« Il est si bon qu’il en est bête ! » — « Chacun pour soi, le bon dieu pour tous ! » — « Charité bien ordonnée commence par soi-même. » Voilà les préceptes qu’enseigne la sagesse des nations et que renferment les cours de morale qui passent pour le mieux résumer l’esprit pratique des connaissances bourgeoises. Règles servant, aux esprits « positifs et pratiques, » à masquer un caractère sec, étroit et platement égoïste.

Égoïste, non pas dans le sens de la conservation individuelle, avec l’intelligence de sa situation au milieu de la vie et de ses rapports avec les autres êtres, mais cet égoïsme rapace, féroce qui pousse l’individu à ne penser qu’à lui dans le monde, à ne voir que des concurrents dans ses égaux. Voilà ce que nous donne la sélection de la société actuelle. C’est cet égoïsme qui a amené l’homme à se faire le centre de l’univers, et qui pousse certains individus, sinon à se croire, eux, les centres de l’humanité tout au moins, à la pédanterie de se croire meilleurs et plus intelligents que les autres.

Que de bêtises n’a-t-elle pas fait dire aux savants officiels cette égalité réclamée par les socialistes ! Que de stupidités les savants bourgeois n’ont-ils pas entassées pour démontrer l’impossibilité d’une société égalitairel Et, illogisme extrême, c’est en démontrant que tous les individus n’atteignent pas un égal degré d’évolution, qu’ils demandent une règle commune pour tous ! arrange cela qui voudra, nos savants n’en ont cure. Que leurs arguments se tiennent et soient irréductibles, peu leur chaut. Aussi, ne leur demandent-ils qu’un appui momentané, et pour des points spéciaux.

« C’est la nature, elle-même », disent-ils, «qui produit les inégalités, vous aurez beau mettre des moyens de développement à la disposition de chacun, le résultat ne sera pas le même pour tous, et vous aurez des individus qui sauront s’approprier certaines connaissances, mieux que d’autres. »

Nous avons vu, dans un chapitre précédent, d’après un extrait de Büchner, que l’organisation sociale loin d’atténuer ces inégalités, contribuait à les élargir, mais nous ferons observer ensuite que, pour leur part, les anarchistes en demandant l’égalité de condition pour tous, n’ont jamais eu l’intention d’empêcher les plus intelligents de se développer selon le degré que pouvait leur fournir leur propre nature, ni espéré introduire, de force, dans la cervelle des moins bien doués, les parcelles de savoir mises à leur disposition.

En demandant, pour tous, la facilité d’apprendre, l’égalité dans les rapports, nous demandons que personne ne soit favorisé dans ses moyens d’évolution au détriment des autres, mais personne que je sache n’a eu la naïveté d’espérer que l’on décréterait une mesure d’intelligence que personne ne pourrait dépasser, mais au-dessous de laquelle personne ne pourrait rester ; un étalon de taille au-dessous duquel l’on rognerait ceux qui le dépasseraient, et qui ferait tirer à quatre chevaux, pour les allonger, ceux qui ne l’atteindraient pas, une couleur uniforme de cheveux que tous devraient adopter s’ils ne voulaient être passibles des peines les plus sévères.

Il faut être absolument crétin pour s’imaginer que les anarchistes aient voulu faire décréter cela. Et ceux qui nous prêtent des billevesées semblables argumentant là-dessus, prétendent faire partie de l’élite intellectuelle !

Chacun naît avec son tempérament, ses aptitudes, ses qualités morales et physiques, transformables peut-être, mais en tout cas différentes, chacun porte en soi sa future évolution impulsée par les contingences qui l’ont élaboré et poussé à la vie, cette évolution pourra être facilitée, entravée et même déviée par les circonstances et les milieux futurs, mais n’empêche que chacun naît avec des aptitudes particulières qui domineront toujours dans son évolution, et c’est l’égalisation de ces aptitudes que l’on nous accuse de vouloir décréter !

Nous voulons que chacun ait la possibilité d’évoluer et de développer ses facultés en toute liberté ! Nous ne voulons pas que tous mangent à la même gamelle, du même brouet, mais nous voulons que tous aient à manger, à leur faim, ce que leurs goûts leur permettront d’acquérir en aiguisant leurs facultés dans le sens de leurs désirs ; nous voulons que tous puissent être heureux, non pas en décrétant une mesure commune de bonheur, un étiage de félicité auquel chacun serait astreint de prendre sa part sous peine d’emprisonnement, mais en laissant à chaque individu le soin et la liberté de se créer sa part de bonheur, selon sa propre compréhension, selon son degré de développement.

Que ceux qui trouveront leur bonheur à s’empiffrer de victuailles, ou à déguster de fins morceaux, à se saouler d’alcool, ou à déguster des vins fins, soient laissés libres de cultiver leurs aptitudes. Nous ne demandons pas que la société soit tenue de leur fournir, tout préparé, le but de leurs jouissances, mais que leurs facultés aient libre champ pour conquérir ce qui doit faire leur bonheur.

Mais aussi, que celui qui aura le goût des choses artistiques ou intellectuelles, que celui qui sera avide de savoir, curieux de se retremper dans les jouissances du beau, que celui-là, aussi, ait la possibilité d’atteindre son idéal, et ne soit plus entravé dans son épanouissement par une question de vil intérêt, par les difficultés économiques que produit la société actuelle ; qu’il n’ait pas les ailes brisées parce que cette jouissance est le monopole de quelques individus et que, pour l’atteindre, la société demande, non des efforts, mais de l’argent.

Égalité de moyens, ou plutôt même facilités accordées à tous, et non égalité de but, voilà ce que nous entendons par « égalité sociale », voilà ce que savent très bien ceux qui font semblant de s’esclaffer à l’énoncé de nos revendications, mais qu’ils préfèrent tourner en ridicule, étant incapables de les réfuter.


Aux travailleurs qui réclament leur part de savoir, il faut les entendre ces pseudo-savants, répondre, se drapant dans leur prétendue science : « Mais, pauvres que vous êtes, vous ne savez pas ce que vous dites. Ha ! ha ! elle est bonne celle-là, des ignorants qui veulent apprendre, se croyant égaux aux génies sublimes qui font la gloire de l’humanité ! Vous ne savez donc pas que la science ne peut être connue que d’une petite, toute petite minorité, qui en fait son occupation spéciale, et que, vous autres, vous devez vous résoudre à rester dans votre sphère, vous contentant de produire des jouissances pour cette petite élite, qui, seule ; seule, vous entendez bien ? représente l’humanité !

» Allez, allez ! pauvres ignorants, allez lire les livres que nous faisons à votre usage, là, vous y apprendrez qu’il n’y a, qu’il ne peut y avoir d’égalité ! Les individus naissent avec des « qualités » différentes : les uns sont imbéciles, d’autres médiocres, d’autres intelligents, d’autres plus intelligents encore, et, rarement, de siècle en siècle, un homme de génie. Or, vous ne ferez jamais que ces individus soient égaux ! Votre système aboutit à l’oppression de l’intelligence par la médiocrité, son application serait le recul de l’humanité. Le triomphe de vos théories daterait l’ère de la décadence de l’esprit humain.

» Si vous aviez appris la science, comme nous, vous sauriez que les savants — comme nous, — sont faits pour gouverner les imbéciles — comme vous. — Ne nous voyez-vous pas être forcés de faire notre lit nous-mêmes, ou décrotter nos souliers ! Voilà de bien nobles occupations pour ceux qui contemplent les astres, ou cherchent le secret de la vie dans l’étude du corps humain ! Nous ne pouvons faire de la science qu’à la condition d’avoir des esclaves qui produisent pour nous, sachez-le, une bonne fois pour toutes, et ne venez pas nous rompre la tête avec vos billevesées d’égalité ! »

Et les imbéciles — qui ne sont pas les derniers à se croire des êtres supérieurs — d’opiner du bonnet, de proclamer bien haut que l’inégalité est une loi naturelle parmi les hommes, que c’est une folie de croire qu’un savetier puisse valoir, intellectuellement, un monsieur qui pond des bouquins que personne ne lit. C’est ce que nous allons étudier.


D’abord qu’est-ce que l’intelligence ? c’est ce que n’ont jamais cherché à expliquer ceux qui se proclament « l’élite intellectuelle ». Pour eux, l’intelligence, c’est d’être en place, d’avoir des situations officielles qui vous mettent au-dessus des voisins, une situation de fortune qui vous permet de trouver tout ce dont vous avez besoin, sans avoir à coopérer à la production, d’avoir le toupet de parler de choses que l’on ne comprend toujours pas. Être toujours du côté du manche, voilà leur intelligence.

L’intelligence, pourtant, est autre chose, et voici ce qu’en dit M., Manouvrier, un savant qui, lui, ne se laisse pas leurrer par des mots, n’est pas hanté par le pédantisme de ces soi-disant intelligences, et est un de ceux qui savent le mieux analyser les opérations intellectuelles :

« L’intelligence considérée en elle-même in abstracto, est une correspondance entre des relations internes et des relations externes. Cette correspondance ou cet ajustement, cette adaptation, dans son évolution zoologique, croît en espace, temps, variété, généralité, complexité. Telle est la définition donnée et admirablement développée par H. Spencer. Une évolution semblable se produit dans chaque individu suivant le degré d’évolution psychique atteint par son espèce et par sa race, suivant les conditions particulières de sa propre conformation et de ses rapports avec son milieu. » (Cours de 93.)

L’intelligence : une adaptation de relations internes à des externes, voilà qui est explicite. Plus on est adapté au milieu dans lequel on vit, plus on est intelligent. Mais si l’on veut que les individus puissent s’adapter à leur milieu, faut-il encore leur laisser la liberté de se développer, et ne pas leur apporter d’entraves comme le fait la société actuelle, à l’égard de la majorité. Et nous venons de voir que l’adaptation que favorise la société actuelle est loin d’être celle réclamée par la véritable justice.

Une véritable adaptation aux conditions naturelles d’existence, serait d’être à même de savoir se suffire par sa propre industrie. Si, du jour au lendemain, le pouvoir arbitraire de la monnaie était aboli et que chacun eût à se rendre utile dans l’association pour en obtenir sa subsistance, nombre de bourgeois courraient le risque de disparaître « punis, en cela, par la nature qui viendrait leur apprendre qu’il n’y a pas, pour eux, de place au banquet de la nature », et parmi eux, tous les premiers, nombre de ces soi-disant intelligences d’élite.

Et avec eux, nombre de savants que nous ne confondrons certes pas avec les premiers, car ils ont, par eux-mêmes, quelque valeur, mais victimes en cela, d’une fausse sélection qui, en mettant à leur disposition toutes les facilités de vivre, en a fait des monstres de l’ordre intellectuel qui savent ce qui se passe dans la lune ou quels sont les métaux que l’on retrouve dans le spectre de Sirius, mais ignorent que, sur la terre, il y a des hommes qui peinent, souffrent et crèvent de faim par suite du parasitisme des autres.

Mais la définition de l’intelligence faite par M. Manouvrier, ne s’arrête pas à l’extrait que nous venons d’en donner, écoutons-le encore :

« Les relations externes sont en nombre infini ; c’est l’univers tout entier. Une correspondance complète et parfaite avec toutes ces relations constituerait une suprême puissance. Mais cette correspondance parfaite n’existe et n’est possible chez aucun être. La réunion de toutes les correspondances réalisées chez tous les hommes, chez tous les êtres vivants, formerait pourtant une somme immense qui, si elle pouvait être réunie chez un seul individu, donnerait à celui-ci un pouvoir énorme. Mais chaque homme n’est mis en rapport qu’avec une certaine quantité plus ou moins considérable de relations externes, et sa conformation ne comporte que l’établissement en lui d’un certain nombre de relations internes correspondantes. Celles de ces relations internes qui sont établies constituent son intelligence effective. Sortez-le de là, en effet, il ne comprendra rien, ne dira rien de sensé, ne fera rien adroitement : il vous apparaîtra comme un imbécile. C’est ainsi que l’on applique souvent l’épithète inintelligent à un acte, à un jugement, à une façon de comprendre qui ne sont pas conformes aux relations externes réellement existantes.

» Mais si vous fréquentez un peu ce même individu qui vous a paru inintelligent, il pourra vous arriver de voir qu’il existe chez lui une quantité de relations correspondantes à des relations externes différentes de celles auxquelles vous l’avez d’abord soumis. Vous vous apercevrez alors que c’est un homme intelligent, mais dans une autre sphère que la vôtre. Il vous sera permis de supposer que votre sphère intellectuelle est plus élevée, plus importante que la sienne, que vos relations internes correspondent à des relations externes plus nombreuses, plus générales, plus complexes, plus étendues. Et il pourra arriver que cette supposition, que l’on manque rarement de faire en pareil cas, soit conforme à la réalité. »

(Cours à l’École d’Anthropologie de 93.)


Ce qui fait beugler les défenseurs de l’ordre social actuel, lorsque nous réclamons l’égalité pour tous, c’est de comprendre qu’ils ne pourront user de leurs capitaux pour se débarrasser sur les autres du soin des travaux qu’ils jugent inférieurs.

« L’homme intelligent », disent-ils, « étant, naturellement, au-dessus de celui qui ne l’est pas, il faut que les « intelligences supérieures » soient à même de trouver une plus grande somme de jouissances, puisque, par leurs travaux, elles sont plus utiles à la société. La brute, de par son infériorité même, est condamnée à servir de tous temps. Vouloir la comparer aux hommes de génie c’est vouloir opprimer l’intelligence ! C’est le règne des médiocrités que vous voulez ! »

Comme médiocrités, nous croyons qu’il serait bien difficile, en cela, d’égaler le suffrage universel, pour les porter au pinacle, inutile donc d’y insister.

Rien qu’en nous plaçant au point de vue strictement philosophique, nous pourrions hardiment répondre à ceux qui disent que la société doit beaucoup aux hommes supérieurs, que leur proposition est une erreur : l’homme instruit, intelligent, en s’accaparant une plus grande portion de matière cérébrale, en profitant des moyens d’études que la société a mis à sa disposition, et cela au détriment de ceux qui étaient condamnés à produire pendant que lui, s’assimilait les connaissances et découvertes, fruit du travail des générations passées et présentes, c’est l’homme intelligent qui est redevable à la société, loin d’avoir un surcroît de Jouissances à réclamer, c’est elle qui a le droit de lui dire : « rends-moi donc en proportion de ce que je t’ai donné ! »

Et par société, nous entendons tous ceux qui ont produit pendant qu’il étudiait, tous ceux qui ont coopéré à produire les livres qu’il a lus, les instruments dont il a eu besoin pour ses expériences, les produits qu’il a utilisés dans ses recherches. Qu’aurait-il fait, avec toute l’intelligence dont il aurait pu être virtuellement doué, s’il n’avait pas trouvé tout cela sous sa main ?

Mais de quel droit un homme, parce qu’il serait plus intelligent qu’un autre, viendrait-il lui dicter des lois ? — Du droit de son intelligence ? — Mais si la brute est plus forte et use de sa force pour contraindre l’homme intelligent à le servir, direz-vous que cela est juste ? Pourquoi non ? — La force est aussi un produit de la sélection naturelle, au même titre que l’intelligence. S’il y en qui se vantent de l’activité de leur cerveau, il y en a qui exaltent la force de leurs biceps, et nous avons eu, dans nos sociétés assez d’exemples de force brutale dominant l’intelligence et réclamant la priorité, pour prouver que notre supposition est possible.

Mais il y a mieux, nous venons de voir avec M. Manouvrier que l’intelligence est toute relative, que tout homme peut être supérieur dans une branche de connaissances et être désorienté dans un autre ordre d’idées. Il n’y a pas d’êtres parfaits, ni omniscients, chacun a sa part des défauts inhérents à la nature humaine, et tel qui raisonnera supérieurement dans les sciences les plus abstraites pourra faire bien petite figure dans les circonstances les plus ordinaires de la vie, quand ce n’est pis ! Certains savants, eux-mêmes, ne font aucune difficulté pour en convenir :

« Chez certains savants, le développement intellectuel a éteint toute vie affective. Pour eux, il n’y a plus ni ami, ni famille, ni patrie, ni humanité, ni dignité morale, ni sentiment du juste. Indifférents à tout ce qui se passe en dehors du domaine intellectuel où ils se débattent, où ils jouissent, les plus grandes iniquités sociales ne troublent pas leur quiétude. Que leur importe la tyrannie, pourvu qu’elle respecte les bocaux, les cornues de leur laboratoire ! Aussi les voit-on choyés, caressés par les plus avisés des despotes. Ce sont des êtres de luxe dont l’existence et la présence honorent le maître, servent de passe-port à ses mauvaises actions et ne sauraient d’ailleurs le gêner en rien. » (Letourneau, Physiologie des Passions, p. 108.)


Laissons donc les savants à leurs bocaux et cornues, inclinons-nous — tout en réservant notre droit de critique — devant leurs décisions quand ils nous parlent de choses qu’ils connaissent, qu’ils ont étudiées, mais ne leur demandons pas davantage, ne leur demandons pas de nous faire notre bonheur, quand eux-mêmes, parfois, sont incapables de faire le leur ou celui de ceux qui les entourent.

En demandant la liberté et la possibilité pour tous, indistinctement, d’évoluer selon leurs tendances, loin de vouloir asservir l’intelligence comme on feint de le craindre, loin de vouloir l’étouffer sous la haine des médiocrités, nous voulons, au contraire, la débarrasser de ses entraves économiques, la dégager des considérations mesquines de lucre ou d’ambition, lui faciliter son développement, lui faire prendre son libre essor.

De même que les individus auront à se grouper pour produire les choses nécessaires à leur existence matérielle, de même, ils auront à se grouper pour se faciliter les études de ce qui les intéressera, pour produire ou se procurer les objets dont ils auront besoin pour leurs études.

Aujourd’hui c’est le capital qui facilite aux uns la possibilité d’étudier. Dans la société future, il ne suffira que de vouloir… et de travailler. Pour apprendre aux individus, on ne leur dira pas, avez-vous de quoi vivre pendant le temps nécessaire aux études ? Avez-vous telle somme à verser avant de commencer ?

Ceux qui voudront apprendre se rechercheront, se grouperont selon leurs affinités, ils organiseront leurs cours, leurs laboratoires comme ils l’entendront, ceux qui sauront le mieux grouper leur enseignement, auront le plus de chance de s’étendre. Ils n’auront pas, comme aujourd’hui, un monde de travailleurs et de manœuvres, attendant leurs ordres, prêts à satisfaire le moindre de leurs caprices, non pour les choses qu’ils ne sauraient produire eux-mêmes, ils auront à s’entendre avec ceux capables de le leur fournir, ils tâcheront d’organiser un échange de services où chacun puisse trouver son compte, et cela se peut toujours lorsqu’on veut, tandis que, dans la société actuelle, on peut être doué des meilleures dispositions, avoir la plus forte volonté d’utiliser ses facultés, la société ne veut pas toujours de vos services, et ceux qui ont le capital, n’ont pas, eux, toujours la volonté d’apprendre. Certes, dans la société future, tout ce que l’on désirera ne viendra pas tout seul, comme avec le capital, à la première réquisition. Il ne suffira pas de dire : je veux ceci, pour que vous l’ayez à vos pieds ; les individus auront à s’ingénier, à travailler, pour réaliser leurs conceptions : mais ils seront sûrs, au moins, que la société ne leur apportera aucune entrave : vouloir et agir, seront les deux nouveaux leviers qui devront remplacer le capital dans la réalisation des desiderata individuels.


« L’homme intelligent apportant davantage à la société, a droit à de plus grandes jouissances », nous dit-on. Quelle absurdité, à tous les points de vue. Nous venons de voir qu’il doit, tout au moins, autant à la société qu’il peut lui apporter, mais a-t-il un plus grand ventre que l’homme « pas intelligent » ? a-t-il davantage de bouches, une plus grande puissance digestive, tient-il plus de place lorsqu’il se couche, sa puissance de consommation est-elle décuplée, selon ses connaissances acquises ?

Ordinairement, c’est tout le contraire, c’est celui auquel sont fermées les jouissances intellectuelles qui se rattrape sur les jouissances matérielles. Si donc, la société fournit à tous, la facilité d’acquérir, chacun dans leur genre, et selon leur activité, la jouissance de ce qu’ils pourront préférer, que faut-il de plus ? N’est-ce pas là, la véritable rétribution équitable de « à chacun selon ses œuvres ». Justice distributive qu’aucun sociologue n’a pu trouver pour justifier un système de répartition quelconque.

« L’homme intelligent a besoin de jouissances esthétiques plus raffinées que la brute », ajoute-t-on. — Mais la nature même de ces jouissances fera qu’il aura d’autant plus de facilités à se les procurer, qu’elles ne lui seront pas disputées par ceux auxquels elles ne diront rien. C’est dans l’exercice même de son intelligence que l’homme vraiment intelligent trouvera sa récompense ; c’est dans la poursuite de ses travaux que le savant trouvera la jouissance que l’on veut lui réserver ; c’est dans l’étude et les recherches que les studieux trouveront l’émulation que ne saurait leur donner un capital dont ils ne sauront que faire.

Sont-ce vraiment des savants, ceux qui ont besoin d’habits brodés dans le dos et de morceaux de ferblanterie sur le ventre pour prix de « leurs travaux » ?


Nous venons de le voir, si la société doit à l’homme intelligent, l’homme intelligent doit à la société. S’il a un cerveau qui peut s’adapter beaucoup de choses, il le doit aux générations qui ont accumulé et développé les aptitudes qui l’animent. S’il peut mettre ces aptitudes en jeu, c’est grâce à la société qui, en conservant et en accumulant l’outillage qui permet de réduire le temps nécessaire à la lutte pour l’existence, facilite à l’individu la possibilité d’appliquer le temps gagné à l’acquisition de connaissances nouvelles. Produit de l’effort social et des générations passées, s’il peut être utile à la communauté, il a besoin d’elle pour évoluer.

Supposons un nouveau Pygmalion qui trouverait le moyen d’animer le bloc de marbre auquel il aurait donné forme humaine : en lui donnant la vie, l’artiste n’arriverait qu’à produire une belle brute, incapable de s’adapter aux conditions de notre existence, il ne pourrait, arrivât-il à lui faire un cerveau, lui mettre cet héritage de connaissances et d’instincts que nous tenons de la longue série de nos ancêtres.

Si nous pouvons nous assimiler une partie des connaissances de notre temps, c’est que nous avons, derrière nous, un nombre incalculable de générations qui ont lutté et appris, et nous ont légué leurs acquisitions. Le cerveau le plus puissant, s’il n’était lui-même le produit d’une évolution, serait incapable de s’assimiler la moindre partie de ces connaissances, n’arriverait même pas à comprendre pourquoi deux et deux font quatre, cela n’aurait aucun sens pour lui. Tout cela prouve que, dans les rapports de l’individu et de la société, il se dégage une loi de réciprocité et de solidarité, mais où n’ont rien à voir les questions de « doit » et « avoir. »


Et puis il serait bon d’en finir avec cette intelligence et ce génie tant prônés par certains docteurs qui ne leur attribuent tant de privilèges que parce qu’ils se classent eux-mêmes dans cette élite qu’ils flagornent.

Parce que ces messieurs ont pu faire quelques voyages, dits scientifiques, aux frais des contribuables, parce qu’ils ont pondu d’énormes bouquins traitant de questions si arides et cela dans un pathos qui n’aide pas à la compréhension, ou bien encore parce que, du haut d’une chaire officielle, et aux frais des contribuables, toujours, ils sont chargés de légitimer l’exploitation des faibles par les puissants, ces messieurs se proclament « hommes supérieurs », se croient l’élite de l’humanité !

Or, un homme peut traiter de questions abstraites, les comprendre et se faire comprendre, et n’apporter, dans la solution de ces questions, que les mêmes aptitudes qu’un autre individu aura apportées dans un autre ordre d’idées qui passent pour moins relevées.

Le chimiste qui, dans son laboratoire, analyse les corps, les sépare les uns des autres, peut n’avoir déployé que le même degré d’observation du paysan qui aménage sa terre selon la récolte qu’il veut en tirer. L’agriculteur qui, dans sa pratique, s’aperçoit que telle plante vient mieux sur tel terrain, peut avoir déployé autant de facultés d’observation, d’esprit d’analyse et de déduction que le chimiste qui découvre que tels corps mélangés en telles proportions donnent naissance à des propriétés nouvelles. Affaire de milieu, affaire d’éducation.

Le paysan pourra être incapable de comprendre un problème de physiologie résolu par le savant, mais ce dernier pourra être tout aussi incapable d’élever du bétail ou de savoir tirer parti d’un champ. Ergotez là-dessus tant que vous voudrez, évaluez la science du savant bien au-dessus de celle du paysan, nous vous accordons tout cela, mais n’empêche que si le savant aide au progrès intellectuel de l’humanité, le paysan fournit, lui, aux besoins matériels qui, s’ils n’étaient pas satisfaits, ne laisseraient aucune chance aux progrès intellectuels de se faire. Nous n’en tirons pas la conclusion que le travail du paysan est plus nécessaire à l’homme que celui du savant, mais nous disons que, dans une société bien organisée, ils se complètent l’un l’autre, qu’ils doivent être libres de rechercher leur bonheur chacun selon leur conception, sans que l’un ait le droit d’opprimer l’autre.


Les partisans de la suprématie intellectuelle vont en conclure de là que nous prétendons rabaisser l’intelligence, que nous prétendons mettre tous les hommes au même niveau, qu’ils ont raison de nous accuser de haïr l’élite, de travailler à la réalisation d’une moyenne qui serait la décadence de l’humanité.

Nous avons démontré que, dans notre société, les intellectuels, pour se développer, n’auraient que de l’énergie à dépenser pour se créer un milieu qui leur donnerait des résultats bien autrement efficaces que le régime capitaliste qui tue chaque jour nombre d’intelligences dans leur germe. Nous le savons, hélas, tous les individus n’atteignent pas le même degré de développement, et la moyenne de la masse offre toujours un degré moindre qui représente l’esprit de conservatisme, rétrograde même parfois.

Seulement le régime capitaliste travaille à agrandir le fossé qui sépare les plus intelligents de ceux qui le sont moins, à abaisser, par conséquent, le niveau moyen de l’intelligence. Nous, nous voulons que ceux qui sont beaucoup intelligents aient toutes les facilités de le devenir encore plus, mais nous voulons aussi que ceux qui le sont moins aient la possibilité d’en acquérir quelques bribes de plus. De cette façon nous aurons rapproché les intellectuels de la masse, non pas en les rabaissant, comme on feint de le craindre, mais en élevant le niveau de la moyenne. Nous le savons, toutes les facilités voulues ne feront jamais un Lamarck ou un Darwin d’un microcéphale, mais les microcéphales ne sont que des accidents, et ceux que l’on taxe de stupidité peuvent monter quelques échelons de plus dans l’échelle des connaissances humaines, sans en retirer à ceux qui sont déjà plus haut. L’intelligence est une chose si ténue, si difficile, sinon à apprécier, du moins à doser, qu’il convient d’être modeste en s’attribuant cette qualité.

À bout d’arguments, les souteneurs de la société se retranchent derrière cette supposition : le besoin, pour l’élite, d’avoir un personnel sous leurs ordres pour faire les basses besognes, eux devant consacrer tous leurs instants à leurs études, à leurs recherches ; la nécessité, par conséquent, d’une division de la société en classes spécialement attachées à produire pendant que les autres dirigent et étudient !

Il nous suffira de lire l’histoire des découvertes faisant époque dans le développement des progrès humains pour constater l’inanité de cette argumentation. Le plus grand obstacle aux idées nouvelles, les plus grands ennemis de ceux qui apportaient des vérités nouvelles ont toujours été la science officielle et les savants en place, ceux qui, justement, étaient mis à même de ne pas s’inquiéter des besoins de la vie matérielle, qui pouvaient exclusivement s’adonner à leurs études, à leurs recherches !

Depuis la Sorbonne qui persécutait, comme hérétiques, ceux qui contestaient les dogmes reconnus et apportaient des données nouvelles, non seulement dans le domaine de la pensée, mais aussi dans les connaissances physiques ou physiologiques, brûlait, comme sorciers, les alchimistes qui perdaient leur temps à la recherche du grand œuvre, mais n’en furent pas moins les pères de la chimie moderne. Depuis l’Inquisition brûlant Galilée qui affirme que la terre tourne, jusqu’à Cuvier écrasant — pour un moment — par son influence officielle autant que personnelle la théorie de l’évolution si féconde en résultats, la science officielle a toujours barré la route au progrès, elle n’est que la cristallisation des idées acquises, prédominantes ; il faut que les connaissances nouvelles, en plus de l’ignorance de la foule, combattent, pour s’établir, sa puissance néfaste.

Les savants sont les premiers à le proclamer :

« Il n’en est pas ainsi maintenant, puisqu’il est question, au contraire, de transforhier les observatoires, et de les établir d’après des plans plus modestes et mieux appropriés à leur destination.

» L’Observatoire de Paris ne sert que de bureau de calcul et de laboratoire de physique ; les observations principales sont faites dans le jardin ou sous des constructions d’une extrême simplicité.

» Haeckel a rendu plaisamment cette pensée, quand il a dit que la somme des recherches originales produites par un établissement scientifique était presque toujours inversement proportionnelle à sa grandeur. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« On me demandait, il y a quelque temps, quels services un astronome amateur pouvait rendre. Quels services, grand Dieu ! Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire des sciences, et on s’apercevra vite de l’influence de ces observations isolées provenant des études diverses tentées par des savants amateurs, c’est-à-dire en dehors des observatoires publics.

» Copernic, auquel nous devons le véritable système du monde, était un amateur ; Newton, l’immortel inventeur de la gravitation universelle, l’était également. Un autre amateur, le musicien Herschel, s’est érigé en réformateur de la science et lui a fait accomplir un pas gigantesque, tant par ses nombreuses observations que par ses procédés de construction.

» Le Verrier dirigeait la manufacture de tabacs quand, sur les conseils d’Arago, il commença à se livrer à l’étude de la planète Neptune. C’était donc encore un illustre amateur.

» Lord Ross, qui découvrit tant de nébuleuses dans son immense télescope ; Dombowoki et Burnham, deux infatigables chercheurs dont les travaux sur les étoiles doubles sont connus de tous les savants, n’étaient pas non plus des astronomes officiels.

» Lalande, qui a fait, à l’École militaire, l’étude de 50,000 étoiles, formant l’un des plus beaux catalogues que l’on ait conservé, était encore un amateur.

» M. Janssen, quand il a fait connaître le moyen d’observer les protubérances solaires sans être obligé d’attendre les éclipses, Carrington et Warren de la Rue, quand ils ont publié leurs admirables observations du soleil, étaient toujours des amateurs.

» Nous devons signaler encore : Goldschmitt, un peintre qui avait son atelier à Paris, et découvrit avec une faible lunette 14 petites planètes ; le docteur Lescarbault, le savant médecin d’Orgères, qui, à l’aide d’un outillage rudimentaire, observa pendant vingt années avant de découvrir Vulcain et trouva la juste récompense (?!) de ses travaux dans la décoration de la Légion d’honneur, si bien méritée par sa persévérance.

» Tous les observateurs d’étoiles filantes, Coulvier-Gravier en tête, ceux qui ont étudié les comètes comme Pingre, qui les ont découvertes comme Biéla, Pons, ont vu leur nom attaché à la découverte qu’ils avaient faite, et la science a conservé à tout jamais leur mémoire.

» Mais le plus beau trait nous est fourni par un obscur conseiller d’État de Dessau, Schwabe, qui, pendant trente années, continua d’envoyer ses observations des taches du soleil au journal de Schumacher. Pendant tout ce temps, il ne reçut jamais un encouragement, car le monde scientifique jugeait ses travaux inutiles. Ce n’est que vers la fin de sa vie qu’un revirement complet s’opéra dans l’esprit des astronomes et que l’immense quantité d’observations qu’il avait accumulées fut estimée à sa valeur.

» Et combien d’amateurs ne figurent pas sur cette liste déjà longue dont les travaux sont connus. »

(G. Dallet. Les Merveilles du Ciel, pp. 343-345.)


Tous ceux qui ont véritablement poussé au progrès, tous ceux qui ont apporté des idées nouvelles, ont dû, la plupart du temps, non seulement lutter contre ceux qui étaient arrivés, mais aussi lutter pour vivre. Frauenhofer, l’inventeur de l’analyse spectrale, était opticien. Actuellement, encore, la science officielle — en France — use ses dernières forces contre la théorie de l’évolution. Ceux qui ne peuvent plus la nier, la torturent pour lui faire dire les choses les plus absurdes, autre façon d’arrêter le progrès.

Et puis, cette argumentation d’une élite écrasant la masse, n’est-elle pas le raisonnement le plus anti-humain que l’on puisse invoquer ? la masse n’aurait-elle pas le droit de se révolter et de culbuter cette soi-disant élite en proclamant qu’elle se moque de la science si elle doit continuer à lui rester inaccessible, si elle doit toujours en être la victime ?


Vous avez abruti ce que vous appelez les classes inférieures, votre organisation vise à les abrutir encore davantage, et vous vous étonnez que ces classes vous détestent ! Virtuellement ces classes soi-disant inférieures vous valent, elles ont les mêmes ancêtres, la même origine, c’est dans leur sein que vous êtes forcés de régénérer votre descendance, et leur pseudo-infériorité n’est que le produit artificiel d’une sélection artificielle engendrée par une société qui retire tout aux uns pour le donner aux autres.

Les travailleurs n’ont pas la haine de l’intelligence, mais celle des pédants. Lorsqu’ils réclament l’égalité pour tous, ce n’est pas l’abaissement des intelligences qu’ils désirent, mais le moyen pour chacun de cultiver celle qu’il possède. S’ils n’avaient pas le respect des choses professées par de plus savants qu’eux, il y a fort longtemps qu’ils ne vous fourniraient plus la force matérielle qui les maintient dans l’esclavage.

Le respect du travailleur pour les choses qu’il ne comprend pas, l’acceptation crédule des explications que lui donnent ceux qu’il croit plus instruits que lui, ont fait plus, pour le maintien de votre société, que toute votre force armée et votre police. Il n’y a que les médiocrités envieuses pour affirmer que le travailleur a la haine de l’intelligence. Il réclame sa part de développement, voilà ce qu’il veut.

S’il était vrai, comme vous l’affirmez, que la science doit être réservée pour une minorité d’élite, c’est vous qui inculqueriez, au sein des masses, cette haine, et elles auraient le droit de vous haïr. Que nous importerait, en effet, la science, si elle ne devait que Justifier notre abaissement et notre exploitation ? Voilà ce que pourraient vous répondre ceux que vous qualifiez d’inférieurs, et ce raisonnement de simple logique suffit à démontrer votre pédantisme, car il n’y a pas de science là où il y a illogisme.