La Société future/Chapitre 21

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P. V. Stock (p. 309-320).

XXI


HARMONIE — SOLIDARITÉ


Nous avons vu, dans les chapitres précédents, comment et pourquoi les individus pourraient se grouper, s’entendre entre eux, dans cette organisation qui découlerait de leurs rapports journaliers sans autorité ni chefs à leur tête, il nous reste à voir maintenant si les groupes qui se formeront, pourront exister les uns à côté des autres sans se gêner, sans s’entraver, sans se combattre. Nous croyons fermement qu’il peut en être ainsi et allons exposer les raisons qui font pour nous de cette croyance une certitude.

En étudiant les causes de division qui, dans la société actuelle, font de chaque individu un adversaire de son semblable, nous avons vu, quoique nous n’ayons fait que l’effleurer en passant, que la crainte seule du lendemain rendait l’individu égoïste dans le sens étroit du mot, c’est-à-dire ne pensant qu’à lui, rapportant tout à son Moi, ne s’occupant pas des individus qui peuvent souffrir du fait de sa jouissance, pourvu que le spectacle de ces souffrances ne s’étale pas immédiatement sous ses yeux.

Pourtant, malgré cela, l’homme pris en général souffre de voir souffrir son semblable ; une misère qui frappera ses regards le troublera dans sa jouissance. Il se plaît à secourir son semblable, lorsqu’il peut le faire sans compromettre son bénéfice ou ses chances de réussite. Certains peuvent bien ne le faire que par ostentation, mais cette ostentation même, prouve que cela est bien vu de la généralité des individus.

C’est au nom de la société, — c’est-à-dire pour le bien de tous — que l’individu accepte les entraves et l’exploitation actuelles que la force seule serait impuissante à maintenir. En admettant qu’il entrât dans ce respect une part de la peur des gendarmes, quel est le bénéfice qu’en tirent les sans le sou, eux qui fournissent la force et n’ont rien à défendre ? Ne sont-ce pas eux qui fournissent les gendarmes ?

Ne voit-on pas dans des cas exceptionnels, des individus sacrifier, bien-être, existence, pour des causes d’intérêt général : science, patrie, amour de l’humanité, pour le triomphe de leurs seules idées particulières ? L’exemple d’amis risquant leur vie, leur situation ou leur liberté, pour être utiles à un ami, est-il si rare ? Certes, la bourgeoisie actuelle avec ses tripotages, son amour du lucre, les chantages et les trahisons, qu’elle semble avoir mis à l’ordre du jour, semblerait nous prouver l’avachissement de l’humanité, mais elle n’est heureusement que la minorité, et tous dans la bourgeoisie ne sont pas non plus des politiciens.

Les adversaires de l’anarchie accusent les anarchistes de créer en leur imagination, un homme parfaitement bon, sobre, dévoué, être idéal que ne fournira jamais la réalité. Nous, nous leur reprocherons d’en faire, pour les besoins de leur cause, un autre, non pas à leur image puisqu’ils se prétendent eux, doués de toutes les qualités qu’ils nient aux autres, mais à l’image d’une entité qui n’existe pas. Ils font de l’homme un être froidement féroce, égoïstement sot, tandis que tout son passé démontre au contraire, qu’il ne l’est que de par les circonstances et que son évolution tend à le sortir de cet état. Travaillons donc à ce que les circonstances ne le forcent plus à désirer la perte de son semblable.

Le désir d’arriver, l’amour du lucre ne sont que les produits de l’organisation antagonique de la société qui fait, aux individus, une loi d’user de tous les moyens dans cette lutte de tous les instants, pour atteindre le but avant leurs concurrents. Il faut qu’ils les écrasent s’ils ne veulent pas être écrasés eux-mêmes, et servir de marchepied à leurs vainqueurs. Telle est l’organisation de la société actuelle qu’il faut se boucher les oreilles pour ne pas entendre les cris de ceux qui se noient, afin de ne pas être tenté de leur porter secours ; loin de s’arrêter à leur tendre la perche, il faut, au contraire, les aider à s’enfoncer davantage, la foule des rivaux n’est-elle pas là, derrière vous, avançant toujours et qui vous écraserait sans pitié si vous faisiez mine de vous arrêter.

Quoi d’étonnant après cela, à ce que l’accord et l’entente entre les individus soient rendus si difficiles dans la société actuelle. Vous basez votre organisation sur la concurrence individuelle, sur l’extermination des uns les autres, scandalisez-vous donc ensuite de récolter haine et tempête ! L’homme qui s’asseoirait sur un fourneau de mine, et y mettrait le feu après l’avoir chargé serait tout autant que vous, en droit de s’étonner, de sauter en l’air… s’il en avait le temps.

Tout autrement constituée serait la nôtre : La propriété individuelle serait abolie, les individus n’auraient plus besoin de thésauriser pour s’assurer la certitude du lendemain. Le stimulant des individus ne serait plus le désir d’amasser, le besoin d’arracher bon gré, mal gré, sa pitance, mais le besoin d’agir, de se perfectionner, d’aspirer toujours à un mieux idéal. Les relations des groupes et d’individus ne s’établiront plus en vue de ces échanges où chaque contractant ne cherche qu’à enfoncer son partenaire ; les rapports n’auront pour but que de se faciliter mutuellement la besogne, l’entente sera facile, les causes de discorde auront disparu, les relations sociales pousseront les hommes vers la solidarité au lieu de les exciter à se nuire. Semez l’entente, vous récolterez l’union.


Nous l’avons vu aussi, cette entente certainement, ne s’établira pas parfaite du premier coup. Les miracles ne s’improvisent plus. Avant d’arriver à ce que cela marche sans heurts ni froissement, il y aura sans doute bien des hésitations, bien des tâtonnements, bien des déceptions, mais nous avons encore vu que nous n’espérions pas cette transformation du jour au lendemain ; que, pour qu’elle s’établisse et soit durable, cela demanderait de longs efforts.

Le travail sera long, pénible, nous l’accordons, et demandera bien des luttes, bien des recommencements, parfois bien de l’abnégation de la part des individus ; mais, avec tous ces essais, toutes ces reprises, toutes ces désillusions, la réussite n’en sera que plus assurée, plus qu’elle ne pourrait l’être par des actes d’autorité et d’oppression.

Les fautes, les déceptions, auront pour effet de rendre les individus plus circonspects, de les inciter à réfléchir avant d’agir. Lorsqu’ils s’apercevront qu’ils ont fait fausse route, il leur sera facile de changer de direction, tandis qu’une autorité leur imprimant une mauvaise direction, ils ne pourraient s’y soustraire qu’en recommençant une nouvelle révolution, avant que la précédente soit achevée. L’expérience nous démontre qu’il est plus facile de se donner des maîtres que de s’en débarrasser.


Les individus s’étant groupés, comme nous l’avons vu, pour produire soit pour leur usage personnel, soit pour fournir à d’autres les objets de leur fabrication, il faudra nécessairement que ces groupes entrent en relation entre eux, avec autant de groupes que l’exigeront les besoins qu’ils pourront éprouver, de même que l’individu pourra faire partie de dix, vingt, cinquante groupes, autant que le comporteront la variété de ses goûts, la multiplicité de ses aptitudes. C’est de l’ensemble de toutes ces ramifications que ressortira, pour l’individu la possibilité de se procurer tout ce qui ne tombera pas sous la possibilité de son activité immédiate.

Ces groupes auront à se tenir mutuellement au courant des variations de leurs besoins, des résultats de leur activité. Pour s’approvisionner, il faudra qu’ils sachent où se trouveront les groupes qui pourraient être à même de leur fournir la matière première dont ils pourront avoir besoin, qu’ils fassent savoir ce que de leur côté ils peuvent mettre à la disposition des autres. Dans la société actuelle, ces renseignements sont fournis à tous et tenus à jour par les publications spéciales que l’on pourrait transformer et améliorer pour les besoins futurs.

Le même travail d’agrégation qui se sera fait parmi les individus, se fera pour les groupes, par le simple jeu des affinités et des besoins, sans l’intervention d’une autorité qui l’ordonne.

Ici, se présente cette objection : « Comment fera le groupe, auquel les autres groupes ne voudraient pas fournir ce dont il aurait besoin ? » — Le cas peut se produire, affirme-t-on. C’est le même cas que nous avons vu, pour les individus isolés ; et, selon nous, le remède ne doit pas être différent.

Pour qu’un groupe, parmi des milliers et des millions de groupes, ne parvînt à trouver aucun groupe qui consentît à établir des relations avec lui, il faudrait que la conduite des individus composant ce groupe fût d’une nature bien anormale et qu’ils se fussent rendus bien impossibles parmi tous. Et alors, le temps et l’espace étant accessibles à tous, ils auraient à évoluer de façon à se suffire à eux-mêmes, puisqu’ils n’auraient pas su se rendre assez sociables pour trouver avec qui fraterniser.

Mais cela n’est qu’une exception et n’est pas une argumentation. La vérité est, que la sélection qui se sera faite parmi les individus se fera aussi entre groupes. Les aptitudes et les modes d’activité étant à l’infini, chaque tempérament, chaque groupe, n’aura que l’embarras du choix dans la recherche de ses relations.

On nous répondra que ce sont des hypothèses ! Nous l’avons dit : en parlant de l’avenir, nous ne pouvons faire que des hypothèses. Et la science, la science elle-même, qui prétend ne marcher que par l’expérimentation, ne doit-elle pas toutes ses découvertes à des hypothèses que venaient ensuite confirmer l’expérience et le calcul ?


Aussi facilement doivent se résoudre les questions d’intérêt général. Dans la société actuelle, il n’en est pas autrement pour la plupart. De plus en plus, on apprend à se passer du concours de l’État. Ceux qui en prennent l’initiative, en font une machine à spéculation, mais elle n’en reste pas moins au fond, une œuvre de l’initiative individuelle.

Les financiers qui prennent en mains l’affaire, s’ils ne veulent, ou ne peuvent y engager leurs propres capitaux, font appel aux souscriptions volontaires, que des individus alléchés par l’appât de dividendes et d’intérêts respectables s’empressent de couvrir lorsque la chose leur paraît sûre, acceptant ainsi les risques qui découlent nécessairement de toute entreprise financière dont on ne connaît que ce que les promoteurs en veulent bien dire.

Inutile d’ajouter que, dans la société actuelle, ne voient ainsi le jour, que les entreprises qui peuvent fournir aux capitalistes un moyen nouveau d’exploitation, les considérations d’intérêt général, n’étant pas un moyen assez puissant pour faire sortir, seules, les capitaux de chez ceux qui les possèdent. Pourtant, on voit, parfois, des souscriptions s’ouvrir et se couvrir pour concourir à la fondation d’établissements d’utilité générale, ne devant jamais rien rapporter à ceux qui ont versé. Ce sont des exceptions, — plutôt en faveur de notre argumentation, mais, insuffisantes à établir une argumentation sérieuse, et que nous laisserons de côté.

Réellement, il s’ensuit que beaucoup d’idées se trouvent indéfiniment ajournées, lorsqu’elles ne sont pas définitivement enterrées, car si elles offrent une utilité générale, elles ne produiraient, immédiatement, aucun intérêt aux capitaux que l’on y emploierait. Pour voir le jour, une idée, en plus de son utilité générale, doit pouvoir servir d’instrument à édifier ou grossir la fortune de quelques-uns.

Or, ce qui se fait dans la société actuelle, pourquoi ne se ferait-il pas dans la société future, considérations financières écartées ? — Tel qui sentirait l’idée avant tout autre, prendrait l’initiative du travail de propagande à accomplir, ferait appel aux bonnes volontés, développerait son idée par tous les moyens existants, cherchant à faire passer sa conviction dans le cerveau du plus grand nombre d’adhérents possible. Au lieu de souscrire pour des versements de fonds, on souscrirait des promesses de contribuer, de son intelligence, de ses forces, au travail projeté, jusqu’à ce que l’on eût, enfin, réuni le personnel nécessaire.

Toute œuvre qui aurait une réelle valeur d’utilité générale serait sûre de trouver un appui parmi les groupes, d’autant plus vivement, que l’on ne pourrait compter que sur soi-même pour réaliser les améliorations dont on éprouverait le besoin, tandis que, dans la société actuelle, il ne suffit pas d’éprouver le besoin d’un travail urgent, de consentir à en fournir les frais, il faut encore obtenir l’approbation du pouvoir central, ce qui ne réussit pas toujours, ou qu’après bien des années de lutte.

Il faudrait qu’une idée fût bien peu comprise pour ne pas rallier autour d’elle un personnel suffisant à en assurer l’exécution ; c’est qu’alors son utilité ne serait pas absolument démontrée. Si réellement, elle était utile, elle trouverait toujours un noyau de propagandistes qui lutteraient pour sa diffusion. Nous n’avons pas la prétention de marcher plus vite que l’évolution, il y aurait toujours l’avantage de ne pas la voir écarter, quoique comprise, pour la seule raison qu’elle ne rapporterait pas de dividendes assez forts à ceux qui y engageraient leurs capitaux.


« Tout cela est bien, » répondent quelques-uns, « mais, c’est une république spartiate que vous voulez établir, tout devra y être tourné au profit de la société, l’individu devra, quoi que vous en disiez, s’y sacrifier au bien commun, on y crèverait d’ennui, dans votre société, les individus devraient renoncer à toute distraction, à tout amusement, puisque la production ne devrait concourir qu’aux objets de nécessité.»

Nous avons vu qu’une meilleure répartition du travail procurerait à l’individu de longues heures qu’il pourrait employer aux occupations qui lui plairaient, cette crainte est donc chimérique, puisque l’homme sera toujours à même de s’associer avec qui bon lui semblera, pour produire ce qui flattera le mieux ses goûts. Tout ce que l’homme peut désirer, n’est-il pas un besoin pour lui ? Les besoins matériels ne sont pas les seuls besoins qu’il ressente avec violence ; tout ce qui lui devient nécessaire, rentre dans les mobiles de son activité et fait, par conséquent, partie de la production sociale. Là, encore, ce seront les affinités, les similitudes de goûts qui guideront les individus et les grouperont pour les relations à établir, en vue de s’en assurer la satisfaction.


Les défenseurs de l’autorité voient, dans la multiplicité des tempéraments et des variétés d’aptitudes qui existent parmi les hommes, un sujet de crainte pour l’harmonie et la bonne entente, tandis que, en réalité, c’est cette diversité de goûts et d’aptitudes qui permettra aux individus d’évoluer librement. S’ils avaient tous les mêmes besoins, il pourrait se faire qu’ils eussent à se disputer la place et la pitance ; variant de goûts et de mode d’activité, l’un fera ses délices de ce qui serait une gêne pour un autre.

Dans la société de l’avenir on continuera donc de produire ce qui ne sert qu’à la récréation de l’homme ; son éducation et les progrès acquis, lui feront, seulement, en rechercher de plus élevés que les paris sur les combats de coqs, ou le plus ou moins de vélocité d’un cheval que l’on est forcé de soigner comme une petite maîtresse, pendant des mois entiers pour le faire courir un quart d’heure.

Nous prenons l’homme tel qu’il est, avec toutes ses imperfections, son goût faussé par l’ignorance et les préjugés. Nous attendons seulement de l’évolution pour que ses goûts deviennent plus simples, plus affinés, plus esthétiques, et perdent enfin cet amour du clinquant et des colifichets qui distingue l’homme sauvage, et se retrouvent, transformés mais non disparus chez l’homme de la civilisation inférieure d’aujourd’hui.

Les défenseurs de l’autorité ne manquent pas d’objections. Battus d’un côté, ils se retournent d’un autre : « Vous prétendez », disent-ils « que les individus sauront se grouper pour produire ce dont ils auront besoin ; mais, s’il n’y a personne pour s’occuper spécialement d’enregistrer les objets demandés, nombrer ceux en magasins, avertir de ceux qui manqueront, on produira à tort et à travers, il y aura encombrement pour des uns, et disette pour d’autres ; ce sera un gâchis où personne ne pourra se reconnaître. »

Aujourd’hui, alors qu’aucun intérêt personnel ne les pousse, les statisticiens ne manquent pas ; chaque branche de connaissance a ses calculateurs qui tiennent registre des faits qui se produisent, des actes qui s’accomplissent, des produits qui se créent, de ceux qui disparaissent. Le goût de chiffrer, de compter, de mesurer, est un travail attrayant pour bien des hommes, ils auront toute liberté pour donner carrière à leur passion. À eux de nous renseigner sur l’équilibre des produits et de la consommation.

Et la poste, le télégraphe, le téléphone, est-ce que leur développement ne les mettra pas à la portée de tous ? Ceux qui resteront isolés, c’est qu’ils le voudront bien, libre à eux, mais les moyens de se renseigner ne manqueront à personne.

Du reste, le mode de groupement que nous indiquons, est, croyons-nous, la meilleure réponse à faire à ces craintes. Un groupe d’individus qui se donneraient pour mission de nous renseigner ou de nous avertir des nécessités de telle opération, peuvent nous être fort utiles, sans être dangereux. Tout autrement, il en serait d’un groupement qui détiendrait sa mission d’un mode quelconque de délégation. Nul besoin pour la société de déléguer ses pouvoirs à une organisation spéciale pour indiquer à chaque membre ce qu’il aurait à faire, quand chacun n’aurait qu’à le vouloir pour se renseigner lui-même, sur l’heure, de ce qui s’accomplit à l’instant dans le monde entier, et que la besogne peut normalement s’accomplir, par une sage entente dans la division du travail.