La Solitude (Saint-Amant), édition 1909

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La Solitude (Saint-Amant), édition 1909
La Solitude (Marc-Antoine de Saint-Amant), Texte établi par Auguste DorchainA. PercheTome i (p. 67-72).

La Solitude


 Ô QUE j’aime la solitude !
Que ces lieux sacrés à la nuit,
Éloignés du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquiétude !
Mon Dieu ! que mes yeux sont contents
De voir ces bois, qui se trouvèrent
À la nativité du temps,
Et que tous les siècles révèrent,
Être encore aussi beaux et verts
Qu’aux premiers jours de l’univers !

 Un gai zéphire les caresse
D’un mouvement doux et flatteur.
Rien que leur extrême hauteur
Ne fait remarquer leur vieillesse.
Jadis Pan et ses demi-dieux
Y vinrent chercher du refuge,
Quand Jupiter ouvrit les cieux
Pour nous envoyer le déluge,
Et, se sauvant sur leurs rameaux,
À peine virent-ils les eaux.

 Que sur cette épine fleurie,
Dont le printemps est amoureux,
Philomèle, au chant langoureux,
Entretient bien ma rêverie !
Que je prends de plaisir à voir
Ces monts pendants en précipices,
Qui, pour les coups du désespoir,
Sont aux malheureux si propices,
Quand la cruauté de leur sort,
Les force à rechercher la mort.


 Que je trouve doux le ravage
De ces fiers torrents vagabonds,
Qui se précipitent par bonds
Dans ce vallon vert et sauvage !
Puis, glissant sous les arbrisseaux,
Ainsi que des serpents sur l’herbe,
Se changent en plaisants ruisseaux,
Où quelque naïade superbe
Règne comme en son lit natal,
Dessus un trône de cristal !

 Que j’aime ce marais paisible !
Il est tout bordé d’aliziers,
D’aunes, de saules et d’osiers
À qui le fer n’est point nuisible.
Les nymphes, y cherchant le frais,
S’y viennent fournir de quenouilles.
De pipeaux, de joncs et de glais ;
Où l’on voit sauter les grenouilles
Qui de frayeur s’y vont cacher,
Sitôt qu’on veut s’en approcher…

 Que j’aime à voir la décadence
De ces vieux châteaux ruinés,
Contre qui les ans mutinés
Ont déployé leur insolence !
Les sorciers y font leur sabbat ;
Les démons follets s’y retirent,
Qui d’un malicieux ébat
Trompent nos sens et nous martirent ;
Là se nichent en mille trous
Les couleuvres et les hibous.

 L’orfraie, avec ses cris funèbres,
Mortels augures des destins,

Fait rire et danser les lutins
Dans ces lieux remplis de ténèbres.
Sous un chevron de bois maudit
Y branle le squelette horrible
D’un pauvre amant qui se pendit
Pour une bergère insensible
Qui, d’un seul regard de pitié,
Ne daigna voir son amitié.

 Aussi le ciel, juge équitable
Qui maintient les lois en vigueur,
Prononça contre sa rigueur
Une sentence épouvantable :
Autour de ces vieux ossements,
Son ombre, aux peines condamnée,
Lamente en longs gémissements
Sa malheureuse destinée,
Ayant, pour croître son effroi,
Toujours son crime devant soi.

 Là se trouvent, sur quelques marbres,
Des devises du temps passé ;
Ici l’âge a presque effacé
Des chiffres taillés sur les arbres ;
Le plancher du lieu le plus haut
Est tombé jusques dans la cave,
Que la limace et le crapaud
Souillent de venin et de bave ;
Le lierre y croit au foyer
À l’ombrage d’un grand noyer.

 Là-dessous s’étend une voûte
Si sombre en un certain endroit,
Que, quand Phébus y descendroit,
Je pense qu’il n’y verrait goutte ;

Le Sommeil aux pesants sourcils,
Enchanté d’un morne silence,
Y dort, bien loin de tous soucis,
Dans les bras de la Nonchalance,
Lâchement courbé sur le dos,
Dessus des gerbes de pavots.

 Au creux de cette grotte fraîche
Où l’Amour se pourrait geler,
Écho ne cesse de brûler
Pour son amant froid et revêche.
Je m’y coule sans faire bruit,
Et par la céleste harmonie
D’un doux luth, aux charmes instruit,
Je flatte sa triste manie,
Faisant répéter mes accords
À la voix qui lui sert de corps.

 Tantôt, sortant de ces ruines,
Je monte au haut de ce rocher,
Dont le sommet semble chercher
En quel lieu se font les bruines ;
Puis, je descends tout à loisir
Sous une falaise escarpée,
D’où je regarde avec plaisir
L’onde qui l’a presque sapée
Jusqu’au siège de Palémon,
Fait d’éponges et de limon.

 Que c’est une chose agréable,
D’être sur le bord de la mer,
Quand elle vient à se calmer
Après quelque orage effroyable,
Et que les chevelus tritons,
Hauts sur les vagues secouées,

Frappent les airs d’étranges tons
Avec leurs trompes enrouées,
Dont l’éclat rend respectueux
Les vents les plus impétueux !

 Tantôt l’onde, brouillant l’arêne,
Murmure et frémit de courroux,
Se roulant dessus les cailloux
Qu’elle apporte et qu’elle rentraîne.
Tantôt, elle étale en ses bords,
Que l’ire de Neptune outrage.
Des gens noyés, des monstres morts,
Des vaisseaux brisés du naufrage,
Des diamants, de l’ambre gris,
Et mille autres choses de prix.

 Tantôt, la plus claire du monde,
Elle semble un miroir flottant,
Et nous représente à l’instant
Encore d’autres cieux sous l’onde ;
Le soleil s’y fait si bien voir,
Y contemplant son beau visage,
Qu’on est quelque temps à savoir,
Si c’est lui-même ou son image ;
Et d’abord il semble à nos yeux,
Qu’il s’est laissé tomber des cieux.

 Bernières, pour qui je me vante
De ne rien faire que de beau,
Reçois ce fantasque tableau
Fait d’une peinture vivante.
Je ne cherche que les déserts
Où, rêvant tout seul, je m’amuse
À des discours assez diserts
De mon génie avec la muse ;

Mais mon plus aimable entretien
C’est le ressouvenir du tien.

 Tu vois dans cette poésie,
Pleine de licence et d’ardeur,
Les beaux rayons de la splendeur
Qui m’éclaire la fantaisie ;
Tantôt chagrin, tantôt joyeux,
Selon que la fureur m’enflamme
Et que l’objet s’offre à mes yeux,
Les propos me naissent en l’âme
Sans contraindre la liberté
Du démon qui m’a transporté.

 Oh ! que j’aime la solitude !
C’est l’élément des bons esprits,
C’est par elle que j’ai compris
L’art d’Apollon sans nulle étude.
Je l’aime pour l’amour de toi,
Connaissant que ton humeur l’aime ;
Mais quand je pense bien à moi,
Je la hais pour la raison même :
Car elle pourrait me ravir
L’heur de te voir et te servir.