La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/28

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 247-253).


XXVIII


Chose étrange ! En quittant mon cabinet, en traversant ces pièces que je connaissais si bien, j’eus de nouveau l’espoir que j’avais fait un mauvais rêve. Mais l’odeur de toutes ces drogues : iodoforme, acide phénique, me prit à la gorge.

Ce n’était pas un cauchemar !

En traversant le corridor, près de la chambre des enfants, j’aperçus Lisa. Elle me regarda avec de grands yeux épouvantés. Il me sembla voir les cinq enfants m’adresser ce même regard.

J’arrivai à la porte, la femme de chambre ouvrit et sortit.

La première chose que j’aperçus fut sa robe gris clair, sur une chaise, toute tachée de sang. Elle était sur notre lit, les genoux pliés, presque droite, soutenue par des coussins, le corsage ouvert. La blessure était pansée, l’odeur de l’iodoforme emplissait la chambre. Ce qui me frappa le plus, c’est le bleu qu’elle avait sur une partie du nez et sur l’œil. C’était la trace du coup que je lui portai, lorsque je cherchais à me dégager de son étreinte.

Sa beauté avait disparu et je remarquai en elle quelque chose de repoussant. Je m’arrêtai sur le seuil.

— Venez, approchez donc, me dit ma belle-sœur.

J’approchai. « Faut-il lui pardonner ? » pensai-je. « Oui, car elle se meurt. » J’allai auprès d’elle.

Elle leva péniblement sur moi ses yeux, dont un était tuméfié, et me dit avec difficulté :

— Tu as atteint ton but, tu m’as tuée.

La douleur physique se peignait sur ses traits, et, malgré cela, on y découvrait cette vieille haine que je connaissais tant.

— Les enfants… tu ne les auras pas… quand même… ma sœur… les gardera…

Pas un mot sur le point capital, sa faute, sa trahison, son crime ; on eût dit qu’elle n’y attachait pas d’importance.

— Oui ! réjouis-toi, contemple ton œuvre.

Elle porta son regard vers la porte où se tenaient ma belle-sœur et les enfants.

À mon tour je regardai les enfants, puis son visage battu et tuméfié, et, pour la première fois, oubliant mes droits et mon orgueil, je vis en elle une créature humaine, une sœur.

Tout ce qui m’avait offensé, ma jalousie, me parut si peu de chose et, au contraire, mon acte me sembla si terrible, que j’avais envie de tomber à ses pieds, de lui prendre la main et lui dire : Pardonne-moi !

Je n’osai pas.

Elle se taisait, les yeux clos, n’ayant plus la force de parler. Puis son visage défiguré se contracta et elle me repoussa faiblement.

— Pourquoi tout cela est-il arrivé ?

— Pardonne-moi, m’écriai-je.

— Oui, si tu ne m’avais pas tuée ! fit-elle tout à coup, et ses yeux brillèrent fiévreusement.

— Pardonner ! Folie ! s’il ne me fallait pas mourir ! mais tu as atteint ton but et je te hais !

Puis le délire commença et ne cessa plus :

— Tire seulement, je n’ai pas peur. — Tue-nous, tue-le aussi… il est parti… il est parti…

Elle ne reconnut personne, pas même les enfants, pas même Lisa qui s’était furtivement approchée du lit.

Elle mourut le jour même, vers midi.

J’avais été arrêté avant, vers huit heures du matin, et conduit en prison. Là, j’ai attendu onze mois le jugement. J’ai beaucoup réfléchi et j’ai appris à me connaître.

Trois jours après mon arrestation, on me conduisit chez moi…

Il voulait continuer : les sanglots étouffèrent sa voix.

Il reprit son sang-froid et continua :

— Je commençai à reconnaître mon erreur en la voyant dans le cercueil.

Il poussa un long soupir et poursuivit :

— Ce ne fut qu’en voyant son visage de morte que je compris bien la portée de mon action. Je compris que c’était moi qui l’avais tuée, qui l’avais replongée dans le néant ; que si elle était là, gisante, froide, immobile, comme une statue, c’était mon œuvre.

Je vis bien que cela était à jamais irréparable. Celui qui n’a pas subi de telles épreuves ne peut pas les comprendre.

Nous restâmes longtemps en silence, vis-à-vis l’un de l’autre. Pozdnychev frissonnait et sanglotait.

— Oui, s’écria-t-il, si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui, il ne serait rien arrivé. Je ne l’aurais pas épousée, pour rien au monde ; je ne me serais pas marié ! Jamais.

Oui, monsieur, voilà ce que j’ai fait, les épreuves que j’ai traversées. Il faut bien saisir le sens exact de l’Évangile selon saint Mathieu, v. 28 ; il faut bien comprendre que cette phrase : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère », se rapporte aussi à la sœur et non seulement à la femme étrangère, mais aussi et surtout à sa propre femme.


FIN