La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/05

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La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 261-265).
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V

— Oui, c’est ainsi. Après, cela alla de plus en plus loin, avec toute espèce d’écarts. Mon Dieu ! quand je me rappelle toutes mes lâchetés sous ce rapport, j’en suis épouvanté ! Je me souviens de ce que j’étais quand mes camarades se moquaient de ce qu’ils appelaient mon innocence. Et ce qu’on entend raconter de la jeunesse dorée, des officiers, des Parisiens ! Et tous ces messieurs, et moi-même, noceurs de trente ans, qui avons sur la conscience des centaines de crimes si variés et si terribles envers les femmes, nous entrons dans un salon ou un bal, bien lavés, rasé, parfumés, avec du linge très blanc, en habit ou en uniforme, comme des emblèmes de pureté, c’est délicieux !

Réfléchissez à ce qui existe et à ce qui devrait être. Voici ce qui devrait être : quand, dans une société, chez ma soeur, chez ma fille, survient un homme de cette sorte, moi qui connais sa vie, je devrais m’approcher de lui, le prendre à part et lui dire tout doucement : « Mon ami, je sais comment tu vis, comment tu passes tes nuits et avec qui. Ta place n’est pas ici. Ici, il y a des jeunes filles innocentes. Va-t’en. » Il devrait en être ainsi. Or, voici ce qui se passe en réalité : quand un tel homme paraît et danse en enlaçant notre sœur, notre fille, nous nous en réjouissons, s’il est riche et a des relations. Peut-être qu’après Rigolboche il daignera aussi accepter ma fille. Si même il garde des traces de maladie, ce n’est rien. Maintenant on guérit très bien. Oui. Je connais quelques jeunes filles du grand monde qui ont épousé des hommes malades de la syphilis. Oh ! lâcheté ! Oui… Que vienne le temps où tous ces mensonges, toutes ces lâchetés seront dénoncés !

Plusieurs fois il émit son étrange son et but du thé. Le thé était horriblement fort. Il n’y avait pas d’eau pour le rendre plus léger. Je me sentais très agité par les deux derniers verres que j’avais pris. Probablement le thé agissait aussi sur lui parce qu’il paraissait de plus en plus excité. Sa voix devenait de plus en plus chantante et expressive. À chaque instant il changeait de position, tantôt ôtait son bonnet, tantôt le remettait, et son visage se modifiait bizarrement dans cette demi-obscurité où nous nous trouvions.

— Et pourtant c’est ainsi que je vécus jusqu’à trente ans, sans renoncer pour une minute à mon intention de me marier et de me créer une vie de famille des plus élevées et des plus pures. Dans ce but, j’observais les jeunes filles qui auraient pu me convenir. J’étais enfoncé dans la fange de la débauche et en même temps je cherchais des jeunes filles dont la pureté fût digne de moi.

J’en écartai beaucoup, précisément parce qu’elles ne me semblaient pas assez pures, Enfin j’en trouvai une que je jugeai digne de moi. C’était une des deux filles d’un propriétaire terrien de Penza, jadis très riche et depuis ruiné.

Une nuit, au clair de lune, pendant que nous revenions d’une promenade en bateau, assis à côté d’elle j’admirais son corps svelte dont un jersey moulait les formes gracieuses, les boucles de ses cheveux, et je conclus subitement que c’était elle. Il me semblait, par ce beau soir, qu’elle comprenait tout ce que je pensais et sentais, et je pensais et sentais les choses les plus élevées. En réalité, il n’y avait que le jersey qui lui allait très bien, et les boucles de ses cheveux, et aussi que j’avais passé la journée auprès d’elle et désirais un rapprochement plus intime.

Chose extraordinaire cette illusion qu’on a parfois, que la beauté est le bien ! Une jolie femme dit des sottises, on l’écoute et n’entend pas des sottises, mais des choses spirituelles. Elle dit, elle fait des choses mauvaises et on voit quelque chose de charmant. Ne ferait-elle rien du tout, si elle est belle, on est aussitôt convaincu qu’elle est d’une intelligence remarquable et d’une moralité extraordinaire.

Je rentrai chez moi enthousiasmé et je me persuadai qu’elle réalisait la plus haute perfection, et que, à cause de cela, elle était digne d’être ma femme. Le lendemain, je fis ma demande.

Quel imbroglio ! Sur mille hommes qui se marient, non seulement dans notre milieu mais, malheureusement, parmi le peuple, à peine s’en trouve-t-il un qui ne soit pas marié auparavant au moins une dizaine de fois, si ce n’est cent et mille fois comme Don Juan.

Il est vrai qu’il existe maintenant, — je l’ai entendu dire et l’ai observé moi-même, — des jeunes gens purs qui sentent et savent que ce n’est pas une plaisanterie mais une affaire sérieuse.

Que Dieu les assiste ! Mais, de mon temps, on n’en trouvait pas un pareil sur dix mille. Et tous le savent et feignent de ne pas le savoir. Dans tous les romans on décrit jusqu’aux moindres détails les sentiments des héros, les étangs, les buissons autour desquels ils se promènent, mais quand on décrit leur grand amour pour une jeune fille, on ne souffle mot de ce que lui, l’intéressant personnage, a fait auparavant, pas un mot sur la fréquentation des maisons publiques, sur les bonnes, les cuisinières et les femmes d’autrui ; et s’il en est de ces romans inconvenants, on ne les laisse pas entre les mains de celles qui ont le plus grand besoin de les connaître, — les jeunes filles.

D’abord on feint, devant les jeunes filles, que cette débauche qui remplit la moitié de la vie de nos villes et de nos campagnes, n’existe pas en réalité. On le feint si bien qu’on arrive à se persuader que nous sommes tous des gens moraux et que nous vivons dans un monde moral. Quant aux pauvres jeunes filles, elles y croient tout à fait sérieusement. C’était le cas de ma malheureuse femme. Je me souviens qu’étant déjà fiancé, je lui montrai mon journal où elle pouvait apprendre quelque chose de mon passé, et surtout ma dernière liaison qu’elle aurait pu découvrir par des clabaudages, — c’était du reste pour cela que j’avais senti la nécessite de l’en instruire. Je me rappelle sa frayeur, son désespoir, son effarement, quand elle l’eut appris et compris. Je crus qu’elle allait tout rompre. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ?…

Il poussa un gémissement, avala une gorgée de thé, puis se tut.