La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/07

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La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 269-271).
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VII

— Oui, et moi aussi j’ai été séduit par des jerseys, des boucles de cheveux et des tournures.

Et j’étais très facile à prendre, ayant été élevé dans les conditions où, comme des concombres en serre, poussent les jeunes gens amoureux. Notre nourriture trop abondante, avec l’oisiveté physique complète, n’est autre chose qu’une excitation systématique à la lubricité. Quoi que vous pensiez, il en est ainsi. Moi-même, jusqu’aux derniers moments, je n’y voyais rien. Maintenant je vois. Et, ce qui me tourmente, c’est que personne ne le sait et que tous disent des sottises comme cette dame qui vient de sortir.

Par exemple, à côté de chez moi, au printemps, des ouvriers, des paysans, travaillent à la construction de la voie ferrée. La nourriture ordinaire d’un paysan, c’est du pain, du kvass, des oignons ; et il vit, il est dispos, bien portant ; il fait les travaux légers des champs. Il travaille au chemin de fer et sa nourriture se compose maintenant de gruau et d’une livre de viande. Seulement cette viande il la restitue en un labeur de seize heures en poussant un wagonnet de trente pouds. Et c’est bien comme ça. Mais nous, qui mangeons deux livres de viande, de gibier, de poisson, nous qui absorbons toute espèce de boissons et de nourritures échauffantes, comment dépensons-nous cela ? En des excès sensuels. Si la soupape est ouverte, tout va bien, mais fermez-la, comme je l’avais fermée temporairement, et aussitôt il en résultera une existence qui, en passant à travers le prisme de notre vie artificielle, s’exprimera par le sentiment amoureux le plus pur, parfois même platonique. Et je suis tombé amoureux comme tout le monde.

Tout y était : des transports, des attendrissements, de la poésie. Mais en réalité, mon amour était préparé d’un côté par la maman et les couturières, et d’un autre côté par l’abondance de la nourriture absorbée, et une vie trop oisive. S’il n’y avait pas eu de promenades en bateau, de vêtements bien ajustés, etc., si ma femme avait porté quelque blouse informe et que je l’eusse vue ainsi chez elle, d’autre part si j’eusse été un homme dans les conditions normales, qui absorbe la nourriture nécessaire pour son travail, et si une soupape de sûreté eut été ouverte (par hasard, à ce moment elle était fermée) je ne serais point devenu amoureux et rien ne serait arrivé.