La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/16

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La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 307-313).
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XVI

— Vous avez parlé des enfants. De nouveau quel terrible mensonge au sujet des enfants. Les enfants, bénédiction de Dieu ; les enfants, joie de la vie. Tout cela était autrefois. Maintenant il n’y a rien de pareil. Les enfants c’est de la souffrance et rien de plus. La plupart des mères le sentent ainsi et parfois, par hasard, le disent. Demandez à la majorité des mères de notre monde, de la classe aisée, elles vous diront que la crainte de voir leurs enfants malades ou mourir fait qu’elles n’en désirent point avoir ; ou si elles en ont, qu’elles ne veulent pas les nourrir afin de ne s’y pas trop attacher et d’en souffrir. Le plaisir, que leur donne l’enfant par son charme, ses petites menottes, ses petits pieds, par tout son corps, le plaisir donné par l’enfant est moindre que la souffrance qu’elles en éprouvent, sans même parler de la maladie ou de la mort de l’enfant, par la crainte seule de la possibilité de cette maladie et de cette mort. Ayant pesé les avantages et les désavantages, elles trouvent que ceux-ci l’emportent et, par conséquent, qu’il est peu enviable d’avoir des enfants. Elles le disent tout franchement, s’imaginant que ces sentiments proviennent de leur amour maternel, qu’ils sont bons, louables, et qu’elles en peuvent être fières. Elles ne remarquent pas qu’en raisonnant ainsi, elles nient tout simplement l’amour et n’affirment que leur égoïsme. Elles trouvent que l’enfant donne moins de plaisirs que de souffrance à cause des craintes qu’on a pour lui. C’est pourquoi il ne faut pas avoir d’enfant qu’elles aimeraient. Elles sacrifîent non leur propre personne pour un être aimé, mais elles sacrifient pour elles-mêmes, un être qu’elles auraient à aimer.

Il est clair que ce n’est pas de l’amour mais de l’égoïsme. Cependant aucune voix ne s’élève pour condamner ces mères de famille aisées à cause de leur égoïsme, à la pensée de tout ce qu’elles souffrent lors de la maladie des enfants, grâce encore aux mêmes médecins. Quand je me rappelle, même maintenant, la vie et l’état d’esprit de ma femme les premiers temps avec trois ou quatre enfants qui l’absorhaient toute, l’horreur me saisit ! Ce n’était pas une vie, c’était un danger perpétuel, le salut de ce danger, un nouveau danger, et, de nouveau, des efforts désespérés, et, de nouveau, le salut. La situation était toujours analogue à celle d’un navire qui sombre. Parfois il me semblait qu’elle le faisait exprès, qu’elle feignait de s’inquiéter des enfants pour me subjuguer, pour obtenir en sa faveur la solution de toutes les questions. Parfois il me semblait que tout ce qu’elle disait et faisait en pareil cas elle le faisait et disait exprès. Mais non, elle souffrait terriblement à cause des enfants, à cause de leur santé, de leurs maladies. C’était une torture pour elle et pour moi aussi. Et elle ne pouvait ne pas souffrir. L’attraction qu’exercent les enfants, le besoin animal de les nourrir, de les soigner, de les défendre, étaient ce qu’ils sont chez la majorité des femmes, sans avoir ce qu’il y a chez les animaux : l’absence d’imagination et de raison. Une poule ne craint pas ce qui peut arriver à son poussin, elle ne connaît pas toutes les maladies qui peuvent l’atteindre, elle ne sait pas tous les moyens qu’imaginent les hommes, qui veulent triompher de la maladie et de la mort. Les enfants, pour la poule, ne sont pas une souffrance. Elle fait pour ses poussins ce qui lui est naturel de faire et lui procure de la joie. Les enfants, pour elle, c’est du plaisir. Quand un poussin tombe malade, les soins de la poule sont très définis : elle le réchauffe, le nourrit, et, faisant cela, elle sait qu’elle fait tout ce qui est nécessaire. Si le poussin crève, elle ne se demande pas pourquoi il est mort, où il est parti, elle glousse un moment puis continue à vivre comme auparavant. Mais pour nos malheureuses femmes ce n’est pas la même chose. Sans parler des maladies, elles ont entendu de tous côtés et lu des recettes infiniment variées et constamment modifiées sur la façon de soigner, d’élever les enfants. Il faut les nourrir avec ceci ; non, pas avec ceci avec cela. Il faut les vêtir, les baigner, les faire dormir, les promener ; pour cela nous apprenons, ou plutôt elles apprennent chaque semaine de nouvelles méthodes. C’est à croire qu’on a commencé hier seulement à faire des enfants. Et si l’on n’a pas donné à manger ceci, si on n’a pas baigné à un certain moment, alors c’est nous qui sommes coupables. Nous n’avons pas fait ce qu’il fallait faire.

Voilà quand l’enfant est bien portant. C’est déjà une souffrance. Mais si l’enfant tombe malade, alors c’est fini. C’est un enfer. On suppose qu’on peut guérir la maladie et qu’il existe une science pareille et des gens — les médecins, — capables de le faire. Encore parmi ceux-ci pas tous, mais les meilleurs. Voilà donc l’enfant malade ; il faut le trouver ce meilleur, celui qui guérit, et alors l’enfant sera sauvé. Si l’on ne trouve pas ce medecin, ou si l’on ne vit pas dans la grande ville où il habite, alors l’enfant est perdu. Et ce n’est pas une croyance particulière à une femme, c’est celle de toutes les femmes de sa classe. De tous côtés elle n’entend que ceci : Catherine Semionovna a perdu deux enfants parce qu’elle n’a pas appelé à temps Ivan Zakaritch, tandis qu’Ivan Zakaritch a sauvé la fille aînée de Marie Ivanovna. Chez les Petrov on a suivi à temps les conseils du docteur, on s’est installé dans différents hôtels, et tous sont restés vivants. S’ils ne s’étaient pas séparés, les enfants seraient morts. Cette dame avait un enfant faible ; sur les conseils du docteur on est allé dans le Midi et on a sauvé l’enfant. Comment donc ne pas se tourmenter, ne pas être inquiet tout le temps, quand la vie des enfants, auxquels la mère est bestialement attachée, dépend de ce qu’elle entendra dire à Ivan Zakaritch. Et personne, lui-même moins que tous, ne sait ce que dira Ivan Zakaritch, car il n’ignore pas, lui, qu’il ne sait rien et ne peut aider en rien, mais il ordonne n’importe quoi pour qu’on ne cesse pas de croire qu’il sait quelque chose. Si la femme était tout à fait animale, elle ne souffrirait pas ainsi. Si elle était tout à fait un être humain, elle aurait foi en Dieu et dirait et penserait comme pensent et disent les croyants et les femmes du peuple : « Dieu a donné, Dieu a repris ; nous sommes tous entre les mains de Dieu. » Elle penserait que la vie et la mort de tous les hommes, aussi bien que la vie et la mort de ses enfants, sont en dehors du pouvoir humain et n’appartiennent qu’à Dieu seul ; et, alors, elle ne serait pas tourmentée par l’idée qu’il était en son pouvoir de prévenir la maladie et la mort de l’enfant, et qu’elle ne l’a pas fait. Autrement voici quelle est sa situation : elle met au monde les créatures les plus fragiles soumises à d’innombrables maux, des créatures très faibles. Elle ressent pour ces créatures un attachement passionné, bestial. Ces créatures lui sont confiées, et, avec cela, elle ignore les moyens de les conserver, tandis que ces moyens sont révélés à des gens complètement étrangers, dont on ne peut obtenir les services et les conseils que contre beaucoup d’argent, et encore pas toujours. Comment donc ne pas souffrir ! Ma femme se tourmentait toujours. Il arrivait que nous nous reposions après une scène de jalousie, ou tout simplement une querelle, et nous pensions vivre, lire, réfléchir. À peine s’est-on mis à quelque chose que tout à coup arrive une nouvelle : Vassia a vomi, Marie a eu une selle sanguinolente, Andrucha a l’urticaire, et c’est fini, il n’y a plus de vie. Où courir ? Quel médecin appeler ? Comment séparer les enfants ? Et commencent les clystères, les températures, les mixtures, les médecins. À peine cela est-il terminé qu’arrive autre chose. Nous n’avons jamais eu une vie de famille calme, régulière. C’était, comme je vous l’ai dit, la lutte perpétuelle contre des dangers imaginaires et réels. Les choses se passent ainsi dans la plupart des familles. Dans la mienne c’était avec une intensité particulière. Ma femme aimait ses enfants, et croyait facilement tout ce qu’on lui disait. De sorte que la présence des enfants non seulement n’améliorait pas notre vie mais l’empoisonnait. En outre, les enfants étaient pour nous un nouveau sujet de querelles. Dès leur naissance, et plus ils grandissaient, les enfants étaient précisément un sujet de discorde. Non seulement les enfants étaient un sujet de discorde, mais ils étaient des armes de lutte. Nous avions l’air de nous combattre mutuellement avec les enfants. Chacun de nous avait son préféré, son arme de lutte. Moi je combattais surtout par Vassia l’aîné ; elle, par Lise. De plus, quand les enfants commencèrent à grandir et que leur caractère se dessina, il arriva qu’ils devinrent des alliés que chacun de nous attirait de son côté. Eux, les pauvres, souffraient beaucoup de cela, mais dans notre lutte continuelle, nous n’avions pas le temps de penser à eux. La fillette était mon alliée ; l’aîné, le garcon, qui lui ressemblait beaucoup et qui était son préféré, souvent m’était haïssable.