La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/01

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Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 1-13).


I


Des voyageurs descendaient de notre wagon, d’autres y montaient à chaque arrêt du train. Trois personnes cependant restèrent, allant comme moi jusqu’à la station la plus lointaine : une dame ni jeune ni jolie, fumant des cigarettes, la figure amaigrie, coiffée d’une toque et vêtue d’un paletot mi-masculin ; puis son compagnon, un monsieur très loquace d’une quarantaine d’années, avec des bagages neufs et bien en ordre ; puis un monsieur se tenant à l’écart, de petite taille, très nerveux, entre les deux âges, aux yeux brillants, de couleur indécise, extrêmement attrayants, des yeux qui sautaient avec rapidité d’un objet à un autre. Ce monsieur, durant presque tout le trajet, ne lia conversation avec aucun voyageur, comme s’il fuyait soigneusement toute connaissance. Quand on lui adressait la parole, il répondait brièvement, d’une façon tranchante, et se mettait à regarder obstinément par la vitre du wagon.

Pourtant il me parut que la solitude lui pesait. Il semblait s’apercevoir que je le comprenais, et quand nos yeux se rencontraient, ce qui arrivait fréquemment, puisque nous étions assis presque vis-à-vis l’un de l’autre, il détournait la tête et évitait d’entrer en conversation avec moi comme avec les autres. À la tombée du soir, pendant l’arrêt dans une grande gare, le monsieur aux jolis bagages — un avocat comme j’appris depuis — descendit avec sa compagne pour boire du thé au buffet. Pendant leur absence, plusieurs nouveaux voyageurs entrèrent dans le wagon, parmi lesquels un grand vieillard rasé, ridé, un marchand évidemment, vêtu d’une large pelisse et coiffé d’une grande casquette. Ce marchand s’assit en face de la place vide de l’avocat et de sa compagne, et tout de suite entra en conversation avec un jeune homme qui semblait un employé de commerce, et qui venait également de monter. D’abord le commis avait dit que la place d’en face était occupée et le vieillard avait répondu qu’il descendait à la première station. De là partit leur conversation.

J’étais assis non loin de ces deux voyageurs, et comme le train était arrêté, je pouvais, quand d’autres ne parlaient pas, entendre des lambeaux de leur causerie.

Ils parlèrent d’abord de prix de marchandises, de commerce, ils nommèrent une personne qu’ils connaissaient tous deux, puis s’entretinrent de la foire de Nijni-Novgorod. Le commis se vanta de connaître des personnes qui y faisaient la noce, mais le vieillard ne le laissa pas poursuivre, et, l’interrompant, se mit à raconter des noces d’antan, à Kounavino, où il avait pris part. Il était évidemment fier de ces souvenirs, et croyait probablement que cela n’amoindrissait en rien la gravité qu’exprimaient sa figure et ses manières ; il racontait avec orgueil comment, étant saoul, il avait tiré à Kounavino une telle bordée qu’il ne pouvait la conter qu’à l’oreille de l’autre.

Le commis se mit à rire bruyamment. Le vieillard aussi riait en montrant deux longues dents jaunes. Leur causerie ne m’intéressant pas, je sortis du wagon pour me dégourdir les jambes. À la portière, je rencontrai l’avocat et sa dame :

— Vous n’avez plus le temps, me dit l’avocat, on va sonner le deuxième coup.

En effet, à peine eus-je atteint l’arrière du train que la sonnette retentit. Quand je rentrai, l’avocat causait avec animation avec sa compagne. Le marchand, assis en face d’eux, était taciturne.

— Et puis elle déclara carrément à son époux, dit l’avocat en souriant tandis que je passais auprès de lui, « qu’elle ne pouvait ni ne voulait vivre avec lui, parce que… »

Et il continua. Mais je n’entendis pas la suite de la phrase, distrait par le passage du conducteur et d’un nouveau voyageur. Quand le silence fut rétabli, j’entendis de nouveau la voix de l’avocat : la conversation passait d’un cas particulier à des considérations générales :

— Et après arrive la discorde, les difficultés d’argent, les disputes des deux parties, et les époux se séparent… Dans le bon vieux temps, cela n’arrivait guère… N’est-ce pas ? demanda l’avocat aux deux marchands, cherchant évidemment à les entraîner dans la conversation.

En ce moment le train s’ébranla et le vieillard, sans répondre, enleva sa casquette, se signa trois fois en chuchotant une prière. Quand il eut fini, il renfonça profondément sa coiffure et dit :

— Si, monsieur, cela arrivait également jadis, mais moins… Par le temps qui court, cela doit arriver plus souvent… On est devenu trop savant.

L’avocat répondit quelque chose au vieillard, mais le train augmentant toujours de vitesse, faisait un tel bruit de ferrailles sur les rails que je n’entendais plus distinctement. Comme je m’intéressais à ce que dirait le vieillard, je me rapprochai. Mon voisin, le monsieur nerveux, était évidemment intéressé aussi, et, sans changer de place, il prêta l’oreille.

— Mais quel mal y a-t-il dans l’instruction ? demanda la dame avec un sourire à peine perceptible. Vaudrait-il mieux se marier comme dans le vieux temps, quand les fiancés ne se voyaient même pas avant le mariage ? continua-t-elle, répondant, selon l’habitude de nos dames, non pas aux paroles de l’interlocuteur, mais aux paroles qu’elle croyait qu’il allait dire. Les femmes ne savaient pas si elles aimeraient ou seraient aimées, et elles se mariaient avec le premier venu et souffraient toute leur vie. Alors, d’après vous, c’était mieux ainsi ? poursuivit-elle en s’adressant évidemment à l’avocat et à moi ; et pas le moins du monde au vieillard.

— On est devenu trop savant ! répéta ce dernier, en regardant la dame avec mépris et en laissant sa question sans réponse.

— Je serais curieux de savoir comment vous expliquez la corrélation entre l’instruction et les dissentiments conjugaux ? dit l’avocat avec un léger sourire.

Le marchand voulut répondre quelque chose, mais la dame l’interrompit :

— Non, ces temps sont passés !

L’avocat lui coupa la parole :

— Laissez-lui exprimer sa pensée.

— Parce qu’il n’y a plus de crainte, reprit le vieux.

— Mais comment marier des gens qui ne s’aiment pas ? Il n’y a que les animaux qu’on peut accoupler au gré du propriétaire. Mais les gens ont des inclinations, des attachements…, s’empressa de dire la dame, en jetant un regard sur l’avocat, sur moi et même sur le commis qui, debout et accoudé sur le dossier de la banquette, écoutait la conversation en souriant.

— Vous avez tort de dire cela, madame, fit le vieux, les animaux, ce sont des bêtes, et l’homme a reçu la loi.

— Mais comment, cependant, vivre avec un homme, lorsqu’il n’y a pas d’amour ? dit la dame, évidemment aiguillonnée par la sympathie et l’attention générales.

— Avant, on ne distinguait pas comme cela, dit le vieux d’un ton grave, c’est maintenant seulement que c’est entré dans les mœurs. Aussitôt que la moindre chose arrive, la femme dit : « Je te lâche, je m’en vais de chez toi. » Même chez les moujicks, cette mode s’est acclimatée : « Tiens, dit-elle, voilà tes chemises et tes caleçons, je m’en vais avec Vanka, il a les cheveux plus frisés que toi ! » Allez donc causer avec elles ! Et cependant la première règle, pour la femme, doit être la crainte.

Le commis regarda l’avocat, la dame, moi-même, en retenant évidemment un sourire, et tout prêt à se moquer ou à approuver les paroles du marchand selon l’attitude des autres.

— Quelle crainte ? dit la dame.

— Cette crainte-ci : que la femme craigne son mari. Voilà quelle crainte !

— Ça, mon petit père, c’est fini.

— Non, madame, cela ne peut pas finir. Ainsi qu’elle, Ève, la femme, a été tirée de la côte de l’homme, ainsi elle restera jusqu’à la fin du monde, dit le vieux en secouant la tête si victorieusement et si sévèrement que le commis, décidant que la victoire était de son côté, éclata d’un rire sonore.

— Oui, c’est vous, hommes, qui pensez ainsi, répliqua la dame, sans se rendre et en se tournant vers nous. Vous vous êtes donné vous-mêmes la liberté ; quant à la femme, vous voulez la garder au sérail. À vous, n’est-ce pas, tout est permis.

— L’homme, c’est une autre affaire !

— Alors, d’après vous, à l’homme tout est permis ?

— Personne ne lui donne cette permission ; seulement, si l’homme se conduit mal au dehors, la famille n’en est pas augmentée, mais la femme, l’épouse, c’est un vase fragile, continua sévèrement le marchand.

Son intonation autoritaire subjuguait évidemment les auditeurs. La dame même se sentait écrasée, mais elle ne se rendait pas.

— Oui, mais vous consentirez, je pense, que la femme soit un être humain et ait des sentiments comme son mari. Que doit-elle faire si elle n’aime pas son mari ?

— Elle ne l’aime pas ! répéta orageusement le vieillard en fronçant les sourcils. Allons donc ! on le lui fera aimer !

Cet argument inattendu plut au commis et il émit un murmure approbatif.

— Mais non, on ne la forcera pas, dit la dame, là où il n’y a pas d’amour on n’obligera personne d’aimer malgré soi.

— Et si la femme trompe son mari, que faire ? fit l’avocat.

— Cela ne doit pas être, dit le vieux… Il faut y avoir l’œil.

— Et si cela arrive tout de même ? Avouez que cela arrive ?

— Cela arrive chez les messieurs, pas chez nous ! répondit le vieux. Et s’il se trouve un mari assez imbécile pour ne pas dominer sa femme, il ne l’aura pas volé. Mais pas de scandale tout de même. Aime ou n’aime pas, mais ne dérange pas la maison. Chaque mari peut dompter sa femme. Il a le pouvoir pour cela ! Il n’y a que l’imbécile qui n’y arrive pas.

Tout le monde se tut. Le commis remua, s’avança, et ne voulant pas rester en arrière des autres dans la conversation, commença avec son éternel sourire :

— Oui, chez notre patron, il est arrivé un scandale, et il est bien difficile d’y voir clair. C’est une femme qui aime à s’amuser, et voilà qu’elle a commencé à marcher de travers. Lui, est un homme capable et sérieux. D’abord, c’était avec le comptable. Le mari chercha à la ramener à la raison par la bonté. Elle n’a pas changé de conduite. Elle faisait toutes sortes de saloperies. Elle s’est mise à lui voler son argent. Lui, il la battait, mais quoi, elle devenait de pire en pire. Avec un non baptisé, avec un païen, avec un juif (sauf votre permission), elle se mit à faire des mamours. Que pouvait faire le patron ? Il l’a lâchée tout à fait, et il vit maintenant en célibataire. Quant à elle, elle traîne.

— C’est que c’est un imbécile, dit le vieux. Si, dès le premier jour, il ne l’avait laissée marcher à sa guise et l’avait bien tenue dans sa main, elle vivrait honnête, pas de danger ! Il faut ôter la liberté depuis le commencement : Ne te fie pas à ton cheval sur la grand route. Ne te fie pas à ta femme chez toi.

À cet instant le conducteur passa, demandant les billets pour la prochaine station. Le vieux lui rendit le sien.

— Oui, il faut à temps dompter le sexe féminin, sinon tout périra.

— Et vous-même, à Kounavino, n’avez-vous pas fait la noce avec des belles ? demanda l’avocat en souriant.

— Ça c’est une autre affaire ! dit sévèrement le marchand. Adieu, ajouta-t-il en se levant. Il s’enveloppa de sa pelisse, souleva sa casquette, et, ayant pris son sac, sortit du wagon.