La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/12

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Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 70-78).
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XII


— Étrange théorie ! m’écriai-je.

— En quoi étrange ? D’après toutes les doctrines de l’Église, le monde aura une fin. La science arrive à la même conclusion fatale. Qu’y a-t-il donc d’étrange que, d’après la Doctrine morale, il résulte les mêmes choses ? « Ceux qui peuvent le contenir le contiennent, » a dit le Christ. Et je prends ce passage textuellement comme il est écrit. Pour que la morale existe entre les gens dans leurs rapports sexuels, il faut qu’ils se donnent pour but la chasteté complète. En tendant vers ce but, l’homme s’abaisse. Quand il arrivera au dernier degré d’abaissement, nous aurons le mariage moral.

Mais si l’homme, comme dans notre société, ne tend que vers l’amour corporel, le revêtît-il des prétextes, de la forme fausse du mariage, il n’aura que la débauche permise, il ne connaîtra que la même vie immorale où j’ai succombé et fait succomber ma femme, vie qui s’appelle chez nous la vie honnête de la famille. Songez quel pervertissement d’idées doit naître quand la situation la plus heureuse de l’homme, la liberté, la chasteté est regardée comme une chose misérable et ridicule. Le plus haut idéal, la meilleure situation de la femme, être pure, être une vestale, une vierge, provoquera peur et la risée dans notre société. Combien et combien de jeunes filles sacrifient leur pureté à ce Moloch de l’opinion, en se mariant avec des canailles pour ne pas demeurer vierges, c’est-à-dire supérieures ? De peur de se trouver dans cet état idéal, elles se perdent.

Mais je ne comprenais pas, jadis, je ne comprenais pas que les paroles de l’Évangile : « que celui qui regarde la femme avec volupté commet déjà l’adultère avec elle, » ne se rapportent pas aux femmes d’autrui, mais notamment et surtout à notre femme. Je ne comprenais pas, et je pensais que cette Lune de Miel, et tous mes actes durant cette période étaient vertueux, que satisfaire ses désirs avec sa femme est une chose éminemment chaste. Comprenez donc, ce départ, ces isolements, que les jeunes mariés arrangent avec la permission des parents, je crois que ce n’est autre chose, décidément, que la permission de faire la noce.

Je ne voyais donc en cela rien de mauvais ni de honteux, et, en espérant de grandes joies, je commençais de vivre la Lune de Miel. Et bien certainement il n’en résulta rien ! Mais j’y avais foi, je la voulus coûte que coûte. Plus je m’efforçais, moins j’aboutissais. Tout ce temps je me sentis anxieux, honteux et ennuyé. Bientôt, je commençais à en souffrir. Je crois que le troisième ou le quatrième jour, je trouvai ma femme triste et lui en demandai la raison. Je me mis à l’embrasser, ce qui à mon avis était tout ce qu’elle pouvait désirer. Elle m’écarta de la main et se mit à pleurer.

De quoi ? Elle ne put me le dire. Elle était chagrine, angoissée. Probablement ses nerfs torturés lui avaient suggéré la vérité sur l’ignominie de nos relations, mais elle ne trouvait pas les termes pour le dire. Je me mis à la questionner ; elle répondit qu’elle avait le regret de sa mère absente. Il m’apparut qu’elle ne disait pas vrai. Je cherchai à la consoler en gardant le silence sur ses parents. Je ne concevais pas qu’elle se sentait tout simplement accablée et que les parents n’y étaient pour rien. Elle ne m’écoutait pas ; et je l’accusai de caprice. Je me mis à la railler doucement. Elle sécha ses larmes et me reprocha, en termes durs et blessants, mon égoïsme et ma cruauté.

Je la regardai. Toute sa figure exprimait la haine, et cette haine était contre moi. Je ne puis vous exprimer l’effroi que j’éprouvai à cette vue. « Comment ! Quoi ! pensais-je. L’amour, c’est l’unité des âmes, et la voilà qui me hait ! moi ? Pourquoi ! Mais c’est impossible ! Ce n’est plus elle. »

Je tâchai de la calmer. Je me heurtai à une inébranlable et froide hostilité, tellement que, sans avoir le temps de réfléchir, je fus pris d’une vive irritation. Nous échangeâmes des propos désagréables… L’impression de cette première brouille fut terrible. J’appelle cela brouille — mais le terme est inexact. C’était la découverte soudaine de l’abîme qui s’était creusé entre nous. L’amour était épuisé avec la satisfaction de la sensualité. Nous restâmes l’un en face de l’autre sous notre vrai jour, comme deux égoïstes qui cherchent à se procurer le plus de jouissances, comme deux individus qui cherchent à s’exploiter mutuellement.

Donc, ce que j’appelais notre brouille était notre véritable situation mise au jour après l’apaisement de la volupté. Je ne me rendis pas compte que cette hostilité froide était notre état normal et que cette première querelle serait bientôt noyée sous un nouveau flot de sensualité quintessenciée. Je crus que nous nous étions disputés, que nous nous étions réconciliés et que cela ne nous arriverait plus. Mais, en cette même Lune de Miel, arriva une période de satiété où nous cessâmes d’être nécessaires l’un à l’autre, et une nouvelle brouille éclata.

Il devenait évident que la première n’était pas un hasard : « C’était fatal, » pensai-je. Cette seconde querelle me stupéfia d’autant plus qu’elle avait une cause extrêmement injuste. Ce fut quelque chose comme une question d’argent — et jamais je n’avais marchandé sur ce chapitre : il était même impossible que je le fisse vis-à-vis d’elle. Je me souviens seulement qu’à une remarque que je lui fis, elle insinua que c’était mon intention de la dominer au moyen de l’argent, et que c’est sur l’argent que je basais mon unique droit sur elle. Enfin, quelque chose d’extraordinairement bête et lâche qui n’était ni dans mon caractère ni dans le sien.

Je me mis hors de moi, je l’accusai d’indélicatesse, tandis qu’elle m’accusait pareillement, et la dispute éclata. Dans ses paroles, dans l’expression de son visage, de ses yeux, je remarquai de nouveau la haine qui m’avait tant stupéfié naguère. Avec un frère, des amis, mon père, il m’est arrivé de me brouiller, mais jamais il n’y eut entre nous cette méchanceté farouche. Quelque temps passa, et cette haine mutuelle fut encore couverte par un flux de volupté, et je me consolai de nouveau en me disant que ces scènes étaient des fautes réparables.

Mais à la troisième, mais à la quatrième reprise, je compris que ce n’était pas une simple faute, que c’était une fatalité qui devait arriver encore. Je ne m’effrayai plus, je m’étonnai seulement que ce fût précisément moi qui vécusse si mal avec ma femme, que cela n’arrivât pas dans les autres ménages. J’ignorais que dans tous les ménages se passent les mêmes péripéties, mais que tous, comme moi, s’imaginent que c’est un malheur, un malheur exclusivement réservé à eux seuls, et ils cachent soigneusement ce malheur honteux, non pas seulement aux autres, mais à eux-mêmes, comme une mauvaise maladie.

C’est ce qui m’arriva. Commencé dès les premiers jours, cela se perpétua et augmenta, avec des caractères d’acharnement toujours plus marqués. Au fond de mon âme, dès les premières semaines, je sentis que j’étais attrapé, que j’avais ce que je n’attendais pas et que le mariage n’est pas un bonheur, mais une épreuve pénible. Comme tout le monde, je me refusai à l’avouer (je ne l’aurais pas avoué même maintenant, n’eût été le dénouement)… Je m’étonne maintenant comment je ne voyais pas ma situation vraie. C’était cependant facile à percevoir devant ces querelles commencées pour des motifs si futiles, qu’après on ne pouvait se les rappeler.

Comme il arrive souvent chez la jeunesse rieuse, qui, à défaut de plaisanteries, rit de son propre rire, de même nous ne trouvions pas de raisons à notre haine et nous nous haïssons parce que la haine bouillonnait naturellement en nous. Plus extraordinaire encore était le manque de raisons pour se réconcilier. Parfois des paroles, des explications, des larmes même, mais parfois, je m’en souviens, après des mots insultants, tacitement arrivaient des embrassades, des déclarations. Abomination ! comment ne percevais-je pas alors ces bassesses ?…