La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/17

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Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 119-128).
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XVII


Nous vécûmes d’abord à la campagne, puis en ville, et si le malheur n’était pas arrivé, j’aurais vécu ainsi jusqu’à ma vieillesse et j’aurais cru alors que j’avais eu une bonne existence — pas trop bonne, ni mauvaise non plus — une existence comme tout le monde. Je n’eusse pas compris cet abîme de malheur, d’ignoble mensonge, où je pataugeais, en sentant que quelque chose n’allait pas. Je sentis d’abord que moi, homme qui, d’après mes idées, devais être le maître, portais les jupons et que je ne pouvais m’en dépêtrer. La cause principale qui me dominait était les enfants ; j’aurais voulu me libérer, je ne le pouvais pas. Élevant les enfants, et s’appuyant sur eux, ma femme dominait. Je ne sentais pas alors qu’elle ne pouvait pas ne pas dominer, surtout parce que, en se mariant, elle était moralement supérieure à moi, comme toute jeune fille est incomparablement supérieure à l’homme puisqu’elle est incomparablement plus pure. Chose étrange, la femme ordinaire de notre milieu est un être généralement médiocre ou mauvais, sans principes, égoïste, bavarde, capricieuse, et la jeune fille ordinaire, jusqu’à vingt ans, est un être charmant, prêt à tout ce qui est beau et élevé. Pourquoi cela ? Il est évident que c’est parce que les maris les pervertissent, les abaissent à leur propre niveau.

En vérité, si les garçons et les filles naissent égaux, les fillettes se trouvent dans une meilleure situation. D’abord, la jeune fille n’est pas soumise aux conditions pervertissantes auxquelles nous sommes soumis. Elle n’a ni les cigarettes, ni le vin, ni les cartes, ni les camaraderies, ni les établissements publics, ni le fonctionnariat. Et puis, ce qui est le principal, elle est corporellement pure. Voilà pourquoi, en se mariant, elle est supérieure à son mari. Elle est supérieure à l’homme étant jeune fille, et quand elle devient femme, dans notre milieu, où l’on n’a pas besoin de travailler pour vivre, elle devient supérieure aussi, par la gravité de l’acte de générer, d’accoucher et de nourrir.

La femme en mettant au monde des enfants, en donnant le sein, voit clairement que son affaire est plus sérieuse que l’affaire de l’homme qui siège au Zemstvo, au tribunal ; elle sait que, dans ces fonctions, l’essentiel c’est l’argent, et l’argent, on peut le gagner par différents moyens — et pour cela même l’argent n’est pas fatalement nécessaire comme de nourrir un enfant. Aussi la femme est-elle nécessairement supérieur à l’homme et doit le dominer. Mais l’homme de notre milieu, non seulement ne le reconnaît pas, mais au contraire la regarde toujours du haut de sa grandeur, méprisant ce qu’elle fait.

Ainsi ma femme me méprisait pour mon labeur du Zemstvo parce qu’elle accouchait et nourrissait des enfants. Moi, de mon côté, je pensais que le travail de la femme est des plus méprisables, qu’on peut et doit s’en moquer.

À part les autres motifs, nous étions encore séparés par un mépris mutuel, nos relations devenaient toujours plus hostiles, et nous arrivâmes à cette période où, non seulement le dissentiment provoquait l’hostilité, mais où l’hostilité provoquait le dissentiment. Quoi qu’elle dît, j’étais d’avance d’avis contraire, et elle de même. Vers la quatrième année de notre mariage, il était tacitement décidé entre nous qu’aucune communauté intellectuelle n’était possible et nous n’y tendions même plus. Sur les objets les plus simples, nous demeurions chacun avec notre opinion, obstinément. Avec les personnes les plus étrangères, nous causions sur les sujets les plus différents et les plus intimes, mais pas entre nous. Parfois, en écoutant ma femme parler devant moi avec d’autres, je me disais : « En voilà une femme, tout ce qu’elle dit est mensonge ! » Et je m’étonnais de ce que son interlocuteur ne s’aperçût pas qu’elle mentait. En tête à tête, nous étions condamnés au silence, ou à des conversations que, j’en suis sûr, des animaux pourraient avoir entre eux !

« Quelle heure est-il ?… Il est temps de se coucher !… Qu’y a-t-il au dîner aujourd’hui ?… Où irons-nous ?… Qu’y a-t-il dans le journal ?… Il faut envoyer chercher le médecin, Lise a mal à la gorge. »

Il suffisait de sortir de ce cercle, étroit à l’extrême, de conversation, pour que l’irritation éclatât. La présence d’une tierce personne nous allégeait, car par un intermédiaire nous pouvions encore communier. Elle, probablement, croyait toujours avoir raison. Quant à moi, à mes yeux, j’étais un saint auprès d’elle.

Les périodes de ce que nous appelons amour arrivaient aussi souvent qu’auparavant. Elles étaient plus brutales, sans raffinement, sans ornement, mais elles étaient courtes et généralement suivies de périodes d’irritation sans cause, d’irritation nourrie des prétextes les plus futiles. Nous avions des escarmouches à propos du café, de la nappe, de la voiture, pour le jeu de cartes, pour des futilités enfin qui, pour l’un ni pour l’autre, ne pouvaient avoir aucune importance. Quant à moi, une exécration terrible bouillait continuellement en moi. Je regardais comment elle versait le thé, comment elle balançait son pied, comment elle portait sa cuiller à la bouche, comment elle soufflait sur les liquides chauds ou les aspirait, et je la détestais comme pour de mauvaises actions.

Je ne remarquais pas que ces périodes d’irritation dépendaient très régulièrement des périodes d’amour. Chacune de celles-ci était suivie de celles-là. Une période d’amour énergique était suivie d’une longue période de colère, une période d’amour faible amenait une irritation faible. Nous ne comprenions pas que cet amour, cette haine étaient le même sentiment animal, sous deux faces opposées. Vivre ainsi serait terrible si l’on s’expliquait les motifs. Mais nous ne les percevions, nous ne les analysions pas. C’est le supplice et le soulagement de l’homme que, lorsqu’il vit irrégulièrement, il peut s’illusionner sur les misères de sa situation. Ainsi fîmes-nous. Elle cherchait à s’oublier en des occupations absorbantes, hâtives, dans les soins du ménage, de l’ameublement, de son costume et de celui de ses enfants, de l’instruction de ceux-ci et de leur santé. C’étaient là des occupations qui ne ressortaient pas d’une nécessité immédiate, mais elle les accomplissait comme si sa vie et celle de ses enfants eussent dépendu du fait de ne pas laisser brûler la pâtisserie, de bien suspendre un rideau, de réussir une robe, de bien savoir une leçon ou d’avaler un remède.

Je voyais bien que, pour elle, tout cela était surtout un moyen d’oubli, une ivresse, comme pour moi la chasse, les cartes, mes fonctions au Zemstvo. Il est vrai qu’outre cela j’avais, moi, une ivresse proprement dite : le tabac, que je fumais en quantité considérable, et le vin, avec lequel je ne me grisais pas, mais dont je prenais trop, du Vodka avant les repas, et pendant le repas deux verres de vin, de sorte qu’un brouillard perpétuel me dissimulait les tracas de l’existence.

Ces nouvelles théories de l’hypnotisme, des maladies mentales, de l’hystérie, tout cela n’est pas une bêtise simple, mais une bêtise dangereuse ou mauvaise. Charcot, je suis sûr, aurait dit que ma femme était hystérique. Et de moi il eût dit que j’étais un être anormal, et il eût voulu me soigner, mais il n’y avait rien à soigner en nous. Toute cette « maladie mentale » était le simple résultat de ce que nous vivions immoralement. Grâce à cette vie immorale nous pâtissions et, pour étouffer nos souffrances, nous essayions des moyens anormaux, ce que les médecins nomment les « symptômes » d’une maladie mentale, l’hystérie.

Ce n’est pas chez Charcot ni chez d’autres qu’il faut se faire soigner pour cela. Ni la suggestion ni le brome n’eussent été efficaces pour notre guérison. Il eût fallu examiner l’origine du mal ; c’est comme lorsqu’on est assis sur un clou : si vous voyez le clou, vous voyez ce qui est irrégulier dans votre vie, et vous l’évitez. Dès lors le mal s’arrête, sans qu’il soit nécessaire de l’étouffer. Notre mal à nous provenait de l’irrégularité de notre vie et aussi de ma jalousie, mon irritabilité et la nécessité de me soutenir par la chasse, les cartes et surtout le vin et le tabac, dans un état de demi-ivresse perpétuelle. C’est à cause de cette irrégularité que ma femme se passionnait tant pour ses occupations. Le changement brusque de son humeur, tantôt l’extrême tristesse et tantôt l’extrême gaieté, son bavardage, provenait du besoin de s’oublier elle-même, d’oublier sa vie dans l’enivrement continuel des occupations quelconques et toutes brèves.

Nous vivions ainsi dans une perpétuelle brume, où nous ne distinguions pas notre état. Nous étions comme deux galériens attachés au même boulet, qui s’exècrent, s’empoisonnent l’existence, qui cherchent à s’étourdir. J’ignorais encore que quatre-vingt-dix-neuf ménages sur cent vivent dans cet enfer, et qu’il n’en saurait être autrement. Je ne savais cela ni par les autres ni par moi-même. Elles sont surprenantes, les coïncidences qui se trouvent dans la vie régulière et même irrégulière. À la même époque où la vie des parents devient impossible, il devient indispensable d’aller habiter la ville pour l’éducation des enfants. C’est ce que nous fîmes.

Posdnicheff se tut et par deux fois il laissa entendre, dans les demi-ténèbres, des soupirs qui, en ce moment, me parurent des sanglots comprimés. Puis il continua :