La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/19

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Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 133-139).
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XIX


La figure de Posdnicheff s’était transformée, ses yeux étaient pitoyables, leur expression semblait étrangère, d’un autre être que lui, sa moustache et sa barbe remontaient vers le haut de sa figure, le nez avait diminué, et la bouche était élargie, immense, effroyable.

— Oui, reprit-il, elle avait engraissé depuis qu’elle cessait de concevoir, et ses inquiétudes pour ses enfants commençaient à disparaître. Pas même disparaître. On eût dit qu’elle se réveillait d’une longue ivresse, qu’elle avait aperçu en revenant à elle tout l’univers avec ses allégresses, tout un monde où elle n’avait pas appris à vivre et qu’elle ne comprenait pas.

« Pourvu que ce monde ne s’évanouisse pas ! Quand le temps est passé, quand la vieillesse arrive, on ne peut plus le faire revenir. » C’est ainsi, je crois, qu’elle pensait, ou plutôt qu’elle sentait. D’ailleurs, elle ne pouvait ni penser ni sentir autrement. Elle avait été élevée dans cette idée qu’il n’y a dans le monde qu’une chose digne d’attention, l’amour. En se mariant, elle avait connu quelque chose de cet amour, mais bien loin de tout ce qu’elle avait cru lui être promis, de tout ce qu’elle attendait. Que de désillusions, de souffrances, et une torture inattendue, les enfants. Cette torture l’avait exténuée, et voilà que, grâce au serviable docteur, elle avait appris qu’on peut se passer de faire des enfants. Cela l’avait rendue joyeuse. Elle avait essayé et elle était ressuscitée pour la seule chose qu’elle connaissait, pour l’amour. Mais l’amour, avec un mari souillé de jalousie et de méchanceté, n’était plus son idéal. Elle se mit à penser à quelque autre tendresse ; du moins, c’est ce que je pensai. Elle épia autour d’elle, comme si elle attendait un événement ou un être. Je le remarquai et je ne pus pas ne pas en être anxieux.

Toujours, maintenant, il arrivait qu’en parlant avec moi par l’intermédiaire de tiers (c’est-à-dire en causant avec d’autres, mais avec l’intention que j’entendisse) elle exprimait bravement — ne pensant pas qu’une heure avant elle disait le contraire — moitié en plaisantant, moitié sérieusement, cette idée que les soucis maternels sont une tromperie, qu’il ne valait pas la peine de sacrifier la vie aux enfants : quand on est jeune, il faut jouir de la vie. Elle s’occupait donc moins des enfants, pas avec le même acharnement qu’auparavant, et de plus en plus se préoccupait d’elle-même, de sa figure — quoiqu’elle le dissimulât, — de ses plaisirs et même de son perfectionnement au point de vue mondain. Elle se remit avec passion au piano, naguère oublié dans un coin ! C’est là — au piano — que commença l’aventure.

L’homme parut.

Posdnicheff sembla embarrassé, et par deux fois il laissa entendre cette aspiration nasale dont j’ai parlé plus haut. Je pensai qu’il lui était pénible de nommer l’homme et de s’en souvenir. Il fit un effort, comme ayant rompu l’obstacle qui l’embarrassait, et continua avec décision :

— C’était un mauvais homme, à mes yeux, et non parce qu’il a joué un si grand rôle dans ma vie, mais parce qu’il était réellement tel. Au reste, de ce fait qu’il était mauvais, on doit conclure qu’il était irresponsable. C’était un musicien, un violoniste. Pas un musicien de profession, mais mi-homme du monde, mi-artiste. Son père, propriétaire rural, était voisin du mien. Lui, le père, s’était ruiné, et les enfants — trois garçons — s’étaient tous débrouillés. Notre homme, le plus jeune, fut envoyé chez sa marraine, à Paris. Là, on le mit au Conservatoire, car il montrait des dispositions pour la musique ; il en sortit violoniste et joua dans des concerts.

Sur le point de dire du mal de l’autre, Posdnicheff se retint, s’arrêta et dit brusquement :

— À la vérité, je ne sais pas de quoi il vivait, je sais seulement que cette année-là il vint en Russie et vint me voir. Des yeux moites, fendus en amande, des lèvres rouges souriantes, une petite moustache cosmétiquée, la coiffure à la dernière mode, une figure vulgairement jolie, ce que les femmes appellent « pas mal », une construction physique faible, mais point difforme, avec un derrière très développé comme chez une femme, correct et s’insinuant dans la familiarité des gens autant que possible, mais ayant ce flair qui prévient les fausses démarches et fait se retirer à temps, un hommes enfin, observant les règles de la dignité extérieure, avec ce parisianisme particulier qui se révèle dans des bottines à boutons, une cravate aux couleurs voyantes, et ce quelque chose que les étrangers s’approprient à Paris et qui, dans sa particularité, dans sa nouveauté, agit toujours sur nos femmes. Dans les manières une gaieté extérieure, factice, une manière, vous savez, de parler de tout par allusion, par fragments inachevés, comme si tout ce qu’on raconte vous le saviez déjà, vous vous le rappeliez et pouviez suppléer aux sous-entendus. Eh bien ! c’est celui-là, avec sa musique, qui fut la cause de tout.

Au procès, l’affaire fut représentée de telle façon que tout parut attribuable à la jalousie. C’est faux, c’est-à-dire pas tout à fait faux, mais il y avait encore autre chose. Au jugement on décida que j’étais un mari trompé, que j’avais tué pour défendre mon honneur souillé (c’est bien ainsi qu’ils disent en leur langage), et c’est ainsi que je fus acquitté. Je tâchai d’expliquer l’affaire à mon point de vue, mais on en conclut que je voulais réhabiliter la mémoire de ma femme. Ses relations avec le musicien, quelles qu’elles aient été, n’ont pas d’importance pour moi, ni pour elle non plus. L’important est ce que je vous ai raconté. Tout le drame est dû à ce que cet homme est arrivé chez nous à une époque où un abîme immense était déjà creusé entre nous, cette effroyable tension de la haine mutuelle où le moindre motif suffisait pour faire éclater la crise. Nos brouilles dans les derniers temps, c’était quelque chose de terrible, et d’autant plus étonnantes qu’elles étaient suivies d’une passion brutale extrêmement tendue. Si ce n’eût été lui, quelque autre serait arrivé. Si le prétexte n’avait pas été la jalousie, j’en aurais trouvé un autre. J’insiste sur ce point que tous les maris qui vivent le mariage comme je le vivais doivent ou faire la noce, ou se séparer, ou se tuer, ou tuer leur femme, comme je l’ai fait. Si cela n’arrive pas à quelqu’un, celui-là est une exception très rare, puisque, avant de finir comme j’ai fini, j’ai été plusieurs fois sur le bord du suicide et que ma femme a plusieurs fois tenté de s’empoisonner.