La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/26

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Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 192-200).
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XXVI


À l’avant-dernière station, quand le conducteur entra pour prendre les billets, je pris mes bagages et sortis sur la plate-forme du wagon, et la conscience que le dénouement était là, tout près, augmenta encore mon trouble. J’eus froid, ma mâchoire tremblait si fort que mes dents claquaient. Machinalement je sortis de la gare avec la foule, je pris une voiture, et je partis. Je regardais les rares passants et les dvornicks, je lisais les enseignes, sans penser à rien. Après une demi-verste de course, je me sentis froid aux pieds et je me souvins que dans le wagon j’avais ôté mes chaussettes de laine et les avais mises dans mon sac de voyage. Où avais-je mis le sac ? Était-il avec moi ? Oui ! Et le panier ?…

Je m’avisai que j’avais totalement oublié les bagages. Je pris mon billet, puis décidai que ce n’était pas la peine de retourner. Je continuai ma route. Malgré tous mes efforts pour me souvenir, je ne puis, à cette heure, parvenir à comprendre pourquoi j’étais si pressé. Je sais seulement que j’avais la conscience qu’un événement grave et menaçant se préparait dans ma vie. C’était une véritable auto-suggestion. Était-ce si grave parce que je le pensais ainsi ? Ou bien avais-je un pressentiment ? Je n’en sais rien. Peut-être aussi qu’après ce qui est arrivé, tous les événements antérieurs ont pris dans mon souvenir une teinte lugubre.

J’arrivai devant le perron. Il était une heure après minuit. Quelques isvotchiks étaient devant la porte, attendant des clients attirés par les fenêtres éclairées (les fenêtres éclairées étaient celles de notre salon et de notre salle de réception). Sans essayer de me rendre compte pourquoi nos fenêtres étaient éclairées si tard, je montai l’escalier, toujours dans la même attente de quelque chose de terrible, et je sonnai. Le domestique, être bon, diligent et très bête, nommé Gregor m’ouvrit. La première chose qui me sauta aux yeux dans l’antichambre, au porte-manteau, parmi d’autres vêtements, fut un paletot. J’aurais dû m’en étonner, mais je n’en fus pas étonné : je m’y attendais. « C’est cela ! » me dis-je.

Quand j’eus demandé à Gregor qui était là, et qu’il m’eut nommé Troukhatchevski, je m’informai s’il y avait d’autres visiteurs. Il répondit : « Personne. » Je me rappelle de quel air il me dit cela, avec une intonation qui voulait me faire plaisir et dissiper mes doutes.

— C’est cela ! c’est cela ! avais-je l’air de me dire… Et les enfants ?

— « Grâce à Dieu, ils se portent bien, ils dorment depuis longtemps ! »

Je respirais à peine et je ne pouvais retenir ma mâchoire de trembler. Donc, c’était ce que je pensais ! Jadis, il m’arrivait, en rentrant chez moi, de penser qu’un malheur m’attendait, mais je me trompais, et tout allait comme auparavant. Mais maintenant cela n’allait pas comme auparavant. Tout ce que je m’imaginais, tout ce que je croyais être des chimères, tout cela existait en réalité. Le voilà !

Je faillis sangloter, mais tout de suite le démon me souffla : « Pleure, fais des sentimentalités, et eux se sépareront tranquillement et il n’y aura pas de preuves, et toute la vie tu douteras, tu souffriras. » Et la pitié pour moi-même s’évanouit et il ne demeura que le besoin bestial d’une action adroite, rusée et énergique. Je devins une bête, une bête intelligente.

— « Non, non, dis-je à Gregor, qui voulait aller m’annoncer. Fais ceci, prends une voiture et va vite prendre mes bagages. Voilà le billet. Va. »

Il alla le long du corridor pour prendre son paletot. Craignant qu’il ne les effarouchât, je raccompagnai jusqu’à sa chambrette et j’attendis qu’il fût vêtu. Dans la salle à manger, on entendait un bruit de conversation et un bruit de couteaux et d’assiettes. Ils mangeaient, ils n’avaient pas entendu la sonnette. « Pourvu qu’ils ne sortent pas, » pensais-je.

Gregor mit son paletot au collet d’astrakan et sortit. Je fermai la porte derrière lui. Je me sentis anxieux quand je fus seul, en songeant que, tout de suite, il fallait agir. Comment ? Je ne savais pas encore ! Je savais seulement que tout était fini, qu’il ne pouvait y avoir de doute sur son innocence et que dans un instant mes relations avec elle allaient être terminées. Avant j’avais encore des doutes ; je me disais : « Peut-être n’est-ce pas vrai ? Peut-être me trompai-je ? » Actuellement le doute avait disparu. Tout était décidé irrévocablement. « Secrètement, toute seule avec lui, la nuit, c’est l’oubli de tous les devoirs. Ou, pire encore, elle fait montre de cette audace, de cette insolence dans le crime, pour que cet excès même d’audace prouve son innocence !… Tout est clair. Nul doute. » Je ne craignais qu’une chose : qu’ils ne s’enfuient chacun de son côté, qu’ils n’inventent quelque nouveau mensonge et ne me privent de preuve matérielle et de la joie douloureuse de punir, oui, de les exécuter.

Et, pour les surprendre plus vite, je me dirigeai sur la pointe des pieds, vers la salle à manger, non par le salon, mais par le corridor et les chambres des enfants. Dans la première chambre dormait le petit garçon : dans la seconde la vieille bonne remua et sembla vouloir se réveiller, et je me représentai ce qu’elle penserait quand elle saurait tout, et la pitié pour moi-même me poigna tellement que je ne pus retenir des larmes. Pour ne pas éveiller les enfants, je m’enfuis à pas légers par le corridor dans mon cabinet de travail. Je me laissai tomber sur le canapé et je sanglotai. « Moi, honnête homme, moi, fils de mes parents, moi, qui toute ma vie ai rêvé le bonheur dans la famille, moi, qui n’ai jamais trahi… Et voilà mes cinq enfants, et elle embrasse un musicien parce qu’il a des lèvres rouges. Non, ce n’est pas une femme, c’est une chienne, une chienne immonde.

« À côté de la chambre des enfants, pour lesquels elle a simulé l’amour pendant toute sa vie ! Et ce qu’elle m’a écrit !… Et, que sais-je ? Peut-être en fut-il toujours ainsi. Peut-être a-t-elle fait avec des domestiques tous les enfants qu’on croit miens. Et si j’étais arrivé demain, elle serait venue à ma rencontre avec sa coiffure, avec son corsage, ses mouvements indolents et gracieux (et je vis toute sa figure attrayante et ignoble !), et cet animal jaloux serait demeuré pour toujours dans mon cœur en le déchirant. Que dira la vieille bonne ? Gregor ?… Et la pauvre petite Lise ? Elle comprend déjà des choses… Oh ! cette impudence, ce mensonge, cette sensualité bestiale que je connais si bien ! »

Je voulus me lever, je ne pus. Le cœur me battait si fort que je ne tenais pas sur mes jambes. « Oui, je mourrai d’un coup de sang ! C’est elle qui me tuera. C’est ce qu’elle veut. Qu’est-ce que ça lui fait de tuer ? Mais ce lui serait trop avantageux, et ce plaisir, je ne le lui procurerai pas. Oui, me voilà ici et eux sont là-bas, ils rient, ils…

« Oui, malgré qu’elle ne soit plus de la première jeunesse, il ne l’a pas dédaignée. Toujours n’est-elle pas mal, et surtout pas dangereuse pour sa chère santé, à lui… — Pourquoi ne l’ai-je pas étouffée alors, me dis-je en me souvenant de cette autre scène, quand, la semaine dernière, je l’ai chassée de mon cabinet et que j’ai brisé des meubles. »

Et je me souvins de l’état où je me trouvais alors. Non seulement je m’en souvins, mais j’entrai dans le même état bestial. Et brusquement me vint le désir d’agir, et tous les raisonnements, excepté ceux qui étaient nécessaires à l’action, s’évanouirent dans ma tête, et je fus dans l’état de la bête et de l’homme sous l’influence de l’excitation physique pendant un danger, lorsqu’on agit imperturbablement, sans hâte, et aussi sans perdre une minute, et poursuivant un but défini.

La première chose que je fis, ce fut d’ôter mes bottes, et quand je n’eus plus que mes chaussettes, je m’avançai vers le mur, sur le canapé, où j’avais suspendu des armes à feu et des poignards, et je décrochai un poignard recourbé de Damas, qui ne m’avait jamais servi, à la lame très aiguë. Je l’ôtai du fourreau ; je me rappelle que le fourreau glissa sur le canapé et que je me dis : « Il faudra le retrouver après, il ne faut pas qu’il soit perdu. »

Puis j’ôtai mon pardessus, que j’avais gardé tout le temps, et marchant à pas de loup, je me dirigeai vers là-bas. Je ne me rendis pas compte comment je marchai, si je courus ou si j’allai lentement, à travers quelles chambres je passai, comment je me rapprochai de la salle à manger, comment j’ouvris la porte, comment j’entrai, — je ne me souviens de rien.