La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/28

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Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 214-220).
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XXVIII


Chose étrange, de nouveau, quand je fus sorti de mon cabinet, et que je passais à travers les pièces si familières, de nouveau l’espoir me vint que rien n’était arrivé. Mais l’odeur des drogues médicales : iodoforme, acide phénique, me ramena à la réalité.

« Non, tout est arrivé ! »

En passant par le corridor, à côté de la chambre des enfants, j’aperçus la petite Lise ; elle me regardait avec des yeux épouvantés. Je crus même que tous les enfants me regardaient… J’arrivai près de la porte de notre chambre à coucher, et une domestique vint m’ouvrir de l’intérieur et sortit. La première chose que j’aperçus, ce fut sa robe gris clair, sur une chaise toute noire de sang. Sur notre lit commun, elle était étendue avec les genoux soulevés. Elle était couchée très haut, sur des coussins seulement, avec sa camisole entr’ouverte. Sur la blessure étaient disposés des linges. Une odeur lourde d’iodoforme emplissait la chambre. Avant et plus que toute autre chose, m’étonna sa figure enflée et bleuie sur une partie du nez et sous les yeux. C’était la suite du coup de coude que je lui avais porté quand elle voulut me retenir. De beauté, il ne restait plus de trace. Quelque chose de hideux m’apparut en elle. Je m’arrêtai sur le seuil.

— « Approche-toi, approche-toi d’elle, » me dit sa sœur.

« Oui, elle doit probablement se repentir, pensai-je, faut-il lui pardonner ? Oui, elle meurt, il faut lui pardonner, » ajoutai-je, cherchant à être généreux.

J’approchai jusqu’au bord du lit. Elle leva avec difficulté sur moi ses yeux dont l’un était tuméfié, et prononça difficilement, en hésitant :

— « Tu es arrivé à ce que tu voulais ! Tu m’as tuée. »

Et dans sa figure, à travers les souffrances physiques, malgré l’approche de la mort, s’exprimait la même vieille haine qui m’était si familière :

— « Les enfants…, je ne te les donnerai pas… tout de même… Elle (sa sœur) les prendra… »

Mais ce qui était pour moi l’essentiel, sa faute, sa trahison, on eût dit qu’elle ne croyait même pas nécessaire d’y faire allusion.

— « Oui, jouis de ce que tu as fait ! »

Et elle sanglota.

À la porte se tenait sa sœur avec les enfants.

— « Oui, voilà ce que tu as fait ! »

Je jetai un regard sur les enfants, puis sur sa figure meurtrie et tuméfiée, et pour la première fois je m’oubliai (mes droits, mon orgueil), et pour la première fois je vis en elle un être humain, une sœur.

Et tout ce qui m’offensait naguère m’apparut maintenant si petit — toute cette jalousie, — et, au contraire, ce que j’avais fait m’apparut si important, que j’eus envie de m’incliner, d’approcher ma figure de sa main et de dire :

— « Pardon ! »

Mais je n’osais pas. Elle se taisait, les paupières baissées, n’ayant évidemment plus la force de parler. Puis sa figure déformée se mit à trembler, à se rider ; elle me repoussa faiblement :

— « Pourquoi tout cela est-il arrivé…, pourquoi ?

— « Pardonne-moi, dis-je.

— « Oui, si tu ne m’avais pas tuée, s’écria-t-elle soudain.

Et ses yeux brillèrent fiévreusement.

— « Pardon ! ce n’est rien… Pourvu que je ne meure pas ! Ah ! tu es arrivé à ce que tu voulais. Je te hais. »

Puis elle commença de délirer. Elle avait peur, elle criait :

— « Tire, je ne crains pas… Mais frappe-les tous…

« Il est parti…, il est parti… »

Le délire continua. Elle ne reconnaissait plus les enfants, pas même la petite Lise qui s’était approchée. Le même jour, vers midi, elle mourut. Quant à moi, je fus arrêté avant ce dénouement, à huit heures du matin. On me mena au poste de police, puis en prison. Et là, pendant onze mois, attendant le jugement, je réfléchis sur moi, sur mon passé, et je compris. Oui, je commençai à comprendre dès le troisième jour. Le troisième jour, on me mena là-bas…

Posdnicheff sembla vouloir ajouter quelque chose, mais, n’ayant plus la force de retenir ses sanglots, il s’arrêta. Après quelques minutes, ayant repris du calme, il reprit :

— Je commençai à comprendre alors seulement que je la vis, dans le cercueil…

Il poussa un sanglot, puis immédiatement continua avec hâte :

— Alors seulement, quand je vis sa face morte, je compris tout ce que j’avais fait… Je compris que c’était moi, moi qui l’avait tuée… Je compris que c’était moi qui avais fait qu’elle qui se mouvait, qui était vivante, palpitante, maintenant était devenue immobile, toute froide, et qu’aucun moyen n’existait de réparer cette chose. Celui qui n’a pas vécu cela ne pourra pas comprendre !

Nous restâmes longtemps taciturnes. Posdnicheff sanglotait et tremblait silencieusement devant moi. Sa figure était devenue fine, longue, et sa bouche s’était élargie :

— Oui, dit-il subitement, si j’avais su ce que je sais maintenant, je ne me serais marié avec elle, pour rien, jamais, jamais.

De nouveau nous restâmes taciturnes, longtemps.

— Oui, voilà ce que j’ai fait, voilà ce que j’ai éprouvé. Il faut comprendre l’importance vraie du mot de l’Évangile, Mathieu, V, 28 : « Que tout homme qui regarde la femme avec volupté commet l’adultère ; » et ce mot se rapporte à la femme, à la sœur, et non seulement à la femme étrangère, mais surtout à sa propre femme.


fin