La Sorcière/Livre I/Chapitre V

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Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 382-397).



V

POSSESSION


L’âge terrible, c’est l’âge d’or. J’appelle ainsi la dure époque où l’or eut son avènement. C’est l’an 1300, sous le règne du beau roi qu’on put croire d’or ou de fer, qui ne dit jamais un mot, grand roi qui parut avoir un démon muet, mais de bras puissant, assez fort pour brûler le Temple, assez long pour atteindre Rome et d’un gant de fer porter le premier soufflet au pape.

L’or devient alors le grand pape, le grand dieu. Non sans raison. Le mouvement a commencé sur l’Europe par la croisade ; on n’estime de richesse que celle qui a des ailes et se prête au mouvement, celle des échanges rapides. Le roi, pour frapper ses coups à distance, ne veut que de l’or. L’armée de l’or, l’armée du fisc, se répand sur tout le pays. Le seigneur, qui a rapporté son rêve de l’Orient, on désire toujours les merveilles, armes damasquinées, tapis, épices, chevaux précieux. Pour tout cela, il faut de l’or. Quand le serf apporte son blé, il le repousse du pied. « Ce n’est pas tout ; je veux de l’or ! »

Le monde est changé ce jour-là. Jusqu’alors, au milieu des maux, il y avait, pour le tribut, une sécurité innocente. Bon an, mal an, la redevance suivait le cours de la nature et la mesure de la moisson. Si le seigneur disait : « C’est peu, » on répondait : « Monseigneur, Dieu n’a pas donné davantage. »

Mais l’or, hélas ! où le trouver ?… Nous n’avons pas une armée pour en prendre aux villes de Flandre. Où creuserons-nous la terre pour lui ravir son trésor ? Oh ! si nous étions guides par l’Esprit des trésors cachés[1] !


Pendant que tous désespèrent, la femme au lutin est déjà assise sur ses sacs de blé dans la petite ville voisine. Elle est seule. Les autres, au village, sont encore à délibérer.

Elle vend au prix qu’elle veut. Mais, même quand les autres arrivent, tout va à elle ; je ne sais quel magique attrait y mène. Personne ne marchande avec elle. Son mari, avant le terme, apporte sa redevance en bonne monnaie sonnante à l’orme féodal. Tous disent : « Chose surprenante !… Mais elle a le diable au corps ! »

Ils rient, et elle ne rit pas. Elle est triste, a peur. Elle a beau prier le soir. Des fourmillements étranges agitent, troublent son sommeil. Elle voit de bizarres figures. L’Esprit si petit, si doux, semble devenu impérieux. Il ose. Elle est inquiète, indignée, veut se lever. Elle reste, mais elle gémit, se sent dépendre, se dit : « Je ne m’appartiens donc plus ! »


« Voilà enfin, dit le seigneur, un paysan raisonnable ; il paye d’avance. Tu me plais. Sais-tu compter ? — Quelque peu. — Eh bien, c’est toi qui compteras avec tous ces gens. Chaque samedi, assis sous l’orme, tu recevras leur argent. Le dimanche, avant la messe, tu le monteras au château. »

Grand changement de situation ! Le cœur bat fort à la femme quand, le samedi, elle voit son pauvre laboureur, ce serf, siéger comme un petit seigneur sous l’ombrage seigneurial. L’homme est un peu étourdi. Mais enfin il s’habitue ; il prend quelque gravité. Il n’y a pas à plaisanter. Le seigneur veut qu’on le respecte. Quand il est monté au château, et que les jaloux ont fait mine de rire, de lui faire quelque tour : « Vous voyez bien ce créneau, dit le seigneur ; vous ne voyez pas la corde, qui cependant est prête. Le premier qui le touchera, je le mets là, haut et court. »


Ce mot circule, on le redit. Et il étend autour d’eux comme une atmosphère de terreur. Chacun leur ôte le chapeau bien bas, très bas. Mais on s’éloigne, on s’écarte, quand ils passent. Pour les éviter, on s’en va par le chemin de traverse, sans voir et le dos courbé. Ce changement les rend fiers d’abord, bientôt les attriste. Ils vont seuls dans la commune. Elle, si fine, elle voit bien le dédain haineux du château, la haine peureuse d’en bas. Elle se sent entre deux périls, dans un terrible isolement. Nul protecteur que le seigneur ou plutôt l’argent qu’on lui donne ; mais, pour le trouver cet argent, pour stimuler la lenteur du paysan, vaincre l’inertie qu’il oppose, pour arracher quelque chose même à qui n’a rien, qu’il faut d’insistances, de menaces, de rigueur ! Le bonhomme n’était pas fait à ce métier. Elle l’y dresse, elle le pousse, elle lui dit : « Soyez rude ; au besoin cruel. Frappez. Sinon, vous manquerez les termes. Et alors, nous sommes perdus. »

Ceci, c’est le tourment du jour, peu de chose en comparaison des supplices de la nuit. Elle a comme perdu le sommeil. Elle se lève, va, vient. Elle rôde autour de la maison. Tout est calme ; et cependant qu’elle est changée, cette maison ! Comme elle a perdu sa douceur de sécurité, d’innocence ! Que rumine ce chat au foyer, qui fait semblant de dormir et m’entr’ouvre ses yeux verts ? La chèvre, à la longue barbe, discrète et sinistre personne, en sait bien plus qu’elle n’en dit. Et cette vache, que la lune fait entrevoir dans l’étable, pourquoi m’a-t-elle adressé de côté un tel regard ?… Tout cela n’est pas naturel.

Elle frissonne et va se remettre à côté de son mari. « Homme heureux ! quel sommeil profond !… Moi, c’est fini, je ne dors plus ; je ne dormirai plus jamais !… » Elle s’affaisse pourtant à la longue. Mais, alors, combien elle souffre ! L’hôte importun est près d’elle, exigeant, impérieux. Il la traite sans ménagement ; si elle l’éloigne un moment par le signe de la croix ou quelque prière, il revient sous une autre forme. « Arrière, démon, qu’oses-tu ? Je suis une âme chrétienne… Non, cela ne t’est pas permis. »

Il prend alors, pour se venger, cent formes hideuses : il file gluant en couleuvre sur son sein, danse en crapaud sur son ventre, ou, chauve-souris, d’un bec aigu cueille à sa bouche effrayée d’horribles baisers… Que veut-il ? La pousser à bout, faire que, vaincue, épuisée, elle cède et lâche un oui. Mais elle résiste encore. Elle s’obstine à dire non. Elle s’obstine à souffrir les luttes cruelles de chaque nuit, l’interminable martyre de ce désolant combat.


« Jusqu’à quel point un Esprit peut-il en même temps se faire corps ? Ses assauts, ses tentatives ont-elles une réalité ? Pécherait-elle charnellement, en subissant l’invasion de celui qui rôde autour d’elle ? Serait-ce un adultère réel ?… » Détour subtil par lequel il alanguit quelquefois, énerve sa résistance. « Si je ne suis rien qu’un souffle, une fumée, un air léger (comme beaucoup de docteurs le disent), que craignez-vous, âme timide, et qu’importe à votre mari ? »

C’est le supplice des âmes, pendant tout le Moyen-âge, que nombre de questions que nous trouverions vaines, de pure scolastique, agitent, effrayent, tourmentent, se traduisent en visions, parfois en débats diaboliques, en dialogues cruels qui se font à l’intérieur. Le démon, quelque furieux qu’il soit dans les démoniaques, reste un esprit toutefois tant que dure l’Empire romain, et encore au temps de saint Martin, au cinquième siècle. À l’invasion des Barbares, il se barbarise et prend corps. Il l’est si bien, qu’à coups de pierres il s’amuse à casser la cloche du couvent de saint Benoit. De plus en plus, pour effrayer les violents envahisseurs de biens ecclésiastiques, on incarne fortement le diable ; on inculque cette pensée qu’il tourmentera les pécheurs, non d’âme à âme seulement, mais corporellement dans leur chair, qu’ils souffriront des supplices matériels, non des flammes idéales, mais bien en réalité ce que les charbons ardents, le gril ou la broche rouge peuvent donner d’exquises douleurs.

L’idée des diables tortureurs, infligeant aux âmes des morts des tortures matérielles, fut pour l’Église une mine d’or. Les vivants, navrés de douleur, de pitié, se demandaient : « Si l’on pouvait, d’un monde à l’autre, les racheter, ces pauvres âmes ? leur appliquer l’expiation par amende et composition que l’on pratique sur la terre ? » — Ce pont entre les deux mondes fut Cluny, qui, dès sa naissance (vers 900), devint tout à coup l’un des ordres les plus riches.

Tant que Dieu punissait lui-même, appesantissait sa main ou frappait par l’épée de l’ange (selon la noble forme antique), il y avait moins d’horreur ; cette main était sévère, celle d’un juge, d’un père pourtant. L’ange en frappant restait pur et net comme son épée. Il n’en est nullement ainsi, quand l’exécution se fait par des démons immondes. Ils n’imitent point du tout l’ange qui brûla Sodome, mais qui d’abord en sortit. Ils y restent, et leur enfer est une horrible Sodome où ces esprits, plus souillés que les pécheurs qu’on leur livre, tirent des tortures qu’ils infligent d’odieuses jouissances. C’est l’enseignement qu’on trouvait dans les naïves sculptures étalées aux portes des églises. On y apprenait l’horrible leçon des voluptés de la douleur. Sous prétexte de supplice, les diables assouvissent sur leurs victimes les caprices les plus révoltants. Conception immorale et profondément coupable ! d’une prétendue justice qui favorise le pire, empire sa perversité en lui donnant un jouet, et corrompt le démon même !


Temps cruels ! Sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête de l’homme ? Les pauvres petits enfants, dès leur premier âge, imbus de ces idées horribles, et tremblants dans le berceau ! La vierge pure, innocente, qui se sent damnée du plaisir que lui inflige l’Esprit. La femme, au lit conjugal, martyrisée de ses attaques, résistant, et cependant, par moments, le sentant en elle… Chose affreuse que connaissent ceux qui ont le ténia. Se sentir une vie double, distinguer les mouvements du monstre, parfois agité, parfois d’une molle douceur, onduleuse, qui trouble encore plus, qui ferait croire qu’on est en mer ! Alors, on court éperdu, ayant horreur de soi-même, voulant s’échapper, mourir…

Même aux moments on le démon ne sévissait pas contre elle, la femme qui commençait à être envahie de lui errait accablée de mélancolie. Car, désormais, nul remède. Il entrait invinciblement, comme une fumée immonde. Il est le prince des airs, des tempêtes, et, tout autant, des tempêtes intérieures. C’est ce qu’on voit exprimé grossièrement, énergiquement, sous le portail de Strasbourg. En tête du chœur des Vierges folles, leur chef, la femme scélérate qui les entraîne à l’abîme, est pleine, gonflée du démon, qui regorge ignoblement et lui sort de dessous ses jupes en noir flot d’épaisse fumée.

Ce gonflement est un trait cruel de la possession ; c’est un supplice et un orgueil. Elle porte son ventre en avant, l’orgueilleuse de Strasbourg, renverse sa tête en arrière. Elle triomphe de sa plénitude, se réjouit d’être un monstre.

Elle ne l’est pas encore, la femme que nous suivons. Mais elle est gonflée déjà de lui et de sa superbe, de sa fortune nouvelle. La terre ne la porte pas. Grasse et belle, avec tout cela, elle va par la rue, tête haute, impitoyable de dédain. On a peur, on hait, on admire.

Notre dame de village dit, d’attitude et de regard : « Je devrais être la Dame !… Et que fait-elle là-haut, l’impudique, la paresseuse, au milieu de tous ces hommes, pendant l’absence du mari ? » La rivalité s’établit. Le village, qui la déteste, en est fier. « Si la châtelaine est baronne, celle-ci est reine… plus que reine, on n’ose dire quoi… » Beauté terrible et fantastique, cruelle d’orgueil et de douleur. Le démon même est dans ses yeux.


Il l’a et ne l’a pas encore. Elle est elle, et se maintient elle. Elle n’est du démon ni de Dieu le démon peut bien l’envahir, y circuler en air subtil. Et il n’a encore rien du tout. Car il n’a pas la volonté. Elle est possédée, endiablée, et elle n’appartient pas au Diable. Parfois il exerce sur elle d’horribles sévices, et n’en tire rien. Il lui met au sein, au ventre, aux entrailles, un charbon de feu. Elle se cabre, elle se tord, et dit cependant encore : « Non, bourreau, je resterai moi. »

« — Gare à toi ! je te cinglerai d’un si cruel fouet de vipère, je te couperai d’un tel coup, qu’après tu iras pleurant et perçant l’air de tes cris. »

La nuit suivante, il ne vient pas. Au matin (c’est le dimanche), l’homme est monté au château. Il en descend tout défait. Le seigneur a dit : « Un ruisseau qui va goutte à goutte ne fait pas tourner le moulin… Tu m’apportes sou à sou, ce qui ne me sert à rien… Je vais partir dans quinze jours. Le roi marche vers la Flandre, et je n’ai pas seulement un destrier de bataille. Le mien boite depuis le tournoi. Arrange-toi. Il me faut cent livres… — Mais, monseigneur, où les trouver ? — Mets tout le village à sac, si tu veux. Je vais te donner assez d’hommes… Dis à tes rustres qu’ils sont perdus si l’argent n’arrive pas, et, toi le premier, tu es mort… J’ai assez de toi. Tu as le cœur d’une femme ; tu es un lâche, un paresseux. Tu périras, tu la payeras ta mollesse, ta lâcheté. Tiens, il ne tient presque à rien que tu ne descendes pas, que je ne te garde ici… C’est dimanche ; on rirait bien si on te voyait d’en bas gambiller à mes créneaux. »

Le malheureux redit cela à sa femme, n’espère rien, se prépare à la mort, recommande son âme à Dieu. Elle, non moins effrayée, ne peut se coucher ni dormir. Que faire ? Elle a bien regret d’avoir renvoyé l’Esprit. S’il revenait !… Le matin, lorsque son mari se lève, elle tombe épuisée sur le lit. À peine elle y est qu’elle sent un poids lourd sur sa poitrine ; elle halète, croit étouffer. Ce poids descend, pèse au ventre, et en même temps à ses bras elle sent comme deux mains d’acier. « Tu m’as désiré… Me voici… Eh bien, indocile, enfin, enfin, je l’ai donc, ton âme ? — Mais, messire, est-elle à moi ? Mon pauvre mari ! vous l’aimiez… Vous l’avez dit… Vous promettiez… — Ton mari ! as-tu oublié ?… es-tu sûre de lui avoir toujours gardé ta volonté ?… Ton âme ! je te la demande par bonté, mais je l’ai déjà…

« — Non, messire, dit-elle encore par un retour de fierté, quoiqu’en nécessité si grande. Non, messire, cette âme est à moi, à mon mari, au sacrement…

« — Ah ! petite, petite sotte ! incorrigible ! Ce jour même, sous l’aiguillon, tu luttes encore !… Je l’ai vue, je la sais, ton âme, à chaque heure, et bien mieux que toi. Jour par jour, j’ai vu tes premières résistances, tes douleurs et tes désespoirs. J’ai vu tes découragements quand tu as dit à demi voix : « Nul n’est tenu à l’impossible. » Puis j’ai vu tes résignations. Tu as été battue un peu, et tu as crié pas bien fort… Moi, si j’ai demandé ton âme, c’est que déjà tu l’as perdue.

« Maintenant ton mari périt… Que faut-il faire ? J’ai pitié de vous… Je t’ai… mais je veux davantage, et il me faut que tu cèdes, et d’aveu, et de volonté. Autrement il périra. »

Elle répondit bien bas, en dormant : « Hélas ! mon corps et ma misérable chair, pour sauver mon pauvre mari, prenez-les… Mais mon cœur, non. Personne ne l’a eu jamais, et je ne peux pas le donner. »

Là, elle attendit, résignée… Et il lui jeta deux mots : « Retiens-les. C’est ton salut. » — Au moment, elle frissonna, se sentit avec horreur empalée d’un trait de feu, inondée d’un flot de glace… Elle poussa un grand cri. Elle se trouva dans les bras de son mari étonné, et qu’elle inonda de larmes.


Elle s’arracha violemment, se leva, craignant d’oublier les deux mots si nécessaires. Son mari était effrayé. Car elle ne le voyait pas même, mais elle lançait aux murailles le regard aigu de Médée. Jamais elle ne fut plus belle. Dans l’œil noir et le blanc jaune flamboyait une lueur qu’on n’osait envisager, un jet sulfureux de volcan.

Elle marcha droit à la ville. Le premier mot était vert. Elle vit pendre à la porte d’un marchand une robe verte (couleur du Prince du monde). Robe vieille, qui, mise sur elle, se trouva jeune, éblouit. Elle marcha, sans s’informer, droit à la porte d’un juif, et elle y frappa un grand coup. On ouvre avec précaution. Ce pauvre juif, assis par terre, s’était englouti de cendre. « Mon cher, il me faut cent livres ! — Ah ! madame, comment le pourrais-je ? Le prince-évêque de la ville, pour me faire dire où est mon or, m’a fait arracher les dents[2]… Voyez ma bouche sanglante… — Je sais, je sais. Mais je viens chercher justement chez toi de quoi détruire ton évêque. Quand on soufflète le pape, l’évêque ne tiendra guère. Qui dit cela ? C’est Tolède[3]. »

Il avait la tête basse. Elle dit, et elle souffla… Elle avait une âme entière, et le diable par-dessus. Une chaleur extraordinaire remplit la chambre. Lui-même sentit une fontaine de feu. « Madame, dit-il, madame, en la regardant en dessous, pauvre, ruiné comme je suis, j’avais quelques sous en réserve pour nourrir mes pauvres, enfants. — Tu ne t’en repentiras pas, juif… Je vais te faire le grand serment dont on meurt… Ce que tu vas me donner, tu le recevras dans huit jours et de bonne heure, et le matin… Je t’en jure et ton grand serment, et le mien plus grand : Tolède. »


Un an s’était écoulé. Elle s’était arrondie. Elle se faisait toute d’or. On était étonné de voir sa fascination. Tous admiraient, obéissaient. Par un miracle du Diable, le juif, devenu généreux, au moindre signe prêtait. Elle seule soutenait le château et de son crédit à la ville, et de la terreur du village, de ses rudes extorsions. La victorieuse robe verte allait, venait, de plus en plus neuve et belle. Elle-même prenait une colossale beauté de triomphe et d’insolence. Une chose naturelle effrayait. Chacun disait : « À son âge, elle grandit ! »

Cependant, voici la nouvelle : le seigneur revient. La Dame, qui dès longtemps n’osait descendre pour ne pas rencontrer la face de celle d’en bas, a monté son cheval blanc. Elle va à la rencontre, entourée de tout son monde, arrête et salue son époux.

Avant toute chose, elle dit : « Que je vous ai donc attendu ! Comment laissez-vous la fidèle épouse si longtemps veuve et languissante ?… Eh bien, pourtant, je ne peux pas vous donner place ce soir, si vous ne m’octroyez un don. — Demandez, demandez, ô belle ! dit le chevalier en riant. Mais faites vite… Car j’ai hâte de vous embrasser, ma Dame… Que je vous trouve embellie ! »

Elle lui parla à l’oreille, et l’on ne sait ce qu’elle dit. Avant de monter au château, le bon seigneur mit pied à terre devant l’église du village, entra. Sous le porche, en tête des notables, il voit une dame qu’il ne reconnaît pas, mais salue profondément. D’une fierté incomparable, elle portait bien plus haut que toutes les têtes des hommes le sublime hennin de l’époque, le triomphant bonnet du Diable. On l’appelait souvent ainsi, à cause de la double corne dont il était décoré. La vraie dame rougit éclipsée, et passa toute petite. Puis, indignée, à demi voix : « La voilà pourtant, votre serve ! C’est fini. Tout est renversé. Les ânes insultent les chevaux. »

À la sortie, le hardi page, le favori, de sa ceinture tire un poignard affilé, et lestement, d’un seul tour, coupe la belle robe verte aux reins[4]. Elle faillit s’évanouir… La foule était interdite. Mais on comprit quand on vit toute la maison du seigneur qui se mit à lui faire la chasse… Rapides et impitoyables sifflaient, tombaient les coups de fouet… Elle fuit, mais pas bien fort ; elle est déjà un peu pesante. À peine elle a fait vingt pas, qu’elle heurte. Sa meilleure amie lui a mis sur le chemin une pierre pour la faire chopper… On rit. Elle hurle, à quatre pattes… Mais les pages impitoyables la relèvent à coups de fouet. Les nobles et jolis lévriers aident et mordent au plus sensible. Elle arrive enfin, éperdue, dans ce terrible cortège, à la porte de sa maison. — Fermée ! — Là, des pieds et des mains, elle frappe, elle crie : « Mon ami, oh ! vite ! vite ! ouvrez-moi ! » Elle était étalée là, comme la misérable chouette qu’on cloue aux portes d’une ferme… Et les coups, en plein, lui pleuvaient… — Au dedans, tout était sourd. Le mari y était-il ? ou bien, riche et effrayé, avait-il peur de la foule, du pillage de la maison ?

Elle eut là tant de misères, de coups, de soufflets sonores, qu’elle s’affaissa, défaillit. Sur la froide pierre du seuil, elle se trouva assise, à nu, demi morte, ne couvrant guère sa chair sanglante que des flots de ses longs cheveux. Quelqu’un du château dit : « Assez… On n’exige pas qu’elle meure. »

On la laisse. Elle se cache. Mais elle voit en esprit le grand gala du château. Le seigneur, un peu étourdi, disait pourtant : « J’y ai regret. » Le chapelain dit doucement : « Si cette femme est endiablée, comme on le dit, monseigneur, vous devez à vos bons vassaux, vous devez à tout le pays de la livrer à Sainte-Église. Il est effrayant de voir, depuis ces affaires du Temple et du Pape, quels progrès fait le démon. Contre lui, rien que le feu… » — Sur cela un Dominicain : « Votre Révérence a parlé excellemment bien. La diablerie, c’est l’hérésie au premier chef. Comme l’hérétique, l’endiablé doit être brûlé. Pourtant plusieurs de nos bons Pères ne se fient plus au feu même. Ils veulent sagement qu’avant tout l’âme soit longuement purgée, éprouvée, domptée par les jeûnes ; qu’elle ne brûle pas dans son orgueil, qu’elle ne triomphe pas au bûcher. Si, madame, votre piété est si grande, si charitable, que vous-même vous preniez la peine de travailler sur celle-ci, la mettant pour quelques années in-pace dans une bonne fosse dont vous seule auriez la clef ; vous pourriez, par la constance du châtiment, faire du bien à son âme, honte au Diable, et la livrer, humble et douce, aux mains de l’Église. »




  1. Les démons troublent le monde pendant tout le moyen âge. Mais Satan ne prend pas son caractère définitif avant le treizième siècle. « Les pactes, dit M. A. Maury, sont fort rares avant cette époque. » Je le crois. Comment contracter avec celui qui vraiment n’est pas encore ? Ni l’un ni l’autre des contractants n’était mûr pour le contrat. Pour que la volonté en vienne à cette extrémité terrible de se vendre pour l’éternité, il faut qu’elle ait désespéré. Ce n’est guère le malheureux qui arrive au désespoir ; c’est le misérable, celui qui a connaissance parfaite de sa misère, qui en souffre d’autant plus et n’attend aucun remède. Le misérable en ce sens, c’est l’homme du quatorzième siècle, l’homme dont on exige l’impossible (des redevances en argent). — Dans ce chapitre et le suivant, j’ai marqué les situations, les sentiments, les progrès dans le désespoir, qui peuvent amener le traité énorme du pacte, et, ce qui est bien plus que le simple pacte, l’horrible état de sorcière. Nom prodigué, mais chose rare alors, laquelle n’était pas moins qu’un mariage et une sorte de pontificat. Pour la facilité de l’exposition, j’ai rattaché les détails de cette délicate analyse à un léger fil fictif. Le cadre importe peu du reste. L’essentiel, c’est de bien comprendra que de telles choses ne vinrent point (comme on tachait de le faire croire) de la légèreté humaine, de l’inconstance de la nature déchue, des tentations fortuites de la concupiscence. Il y fallut la pression fatale d’un âge de fer, celle des nécessités atroces ; il fallut que l’enfer même parût un abri, un asile, contre l’enfer d’ici-bas.
  2. C’était une méthode fort usitée pour forcer les juifs de contribuer. Le roi Jean-sans-Terre y eut souvent recours.
  3. Tolède paraît avoir été la ville sainte des sorciers, innombrables en Espagne. Leurs relations avec les Maures, tellement civilisés, avec les Juifs, fort savants et maîtres alors de l’Espagne (comme agents du fisc royal), avaient donné aux sorciers une plus haute culture, et ils formaient à Tolède une sorte d’université. Au seizième siècle, on l’avait christianisée, transformée, réduite à la magie blanche. Voir la Déposition du sorcier Achard, sieur de Beaumont, médecin en Poitou. Lancre, Incrédulité, p. 781.
  4. C’est le grand et cruel outrage, qu’on trouve usité dans ces temps. Il est, dans les lois galloises et anglo-saxonnes, la peine de l’impureté. (Grimm, 679, 711 ; Sternhook, 19, 326 ; Ducange, III, 52 ; Michelet, Origines.) — Plus tard, le même affront est indignement infligé aux femmes honnêtes, aux bourgeoises déjà fières, que la noblesse veut humilier. On sait le guet-apens où le tyran Hagenbach fit tomber les dames honorables de la haute bourgeoisie d’Alsace, probablement en dérision de leur riche et royal costume, tout de soie et d’or. J’ai rapporté aussi dans mes Origines le droit étrange que le sire de Pacé, en Anjou, réclame sur les femmes jolies (honnêtes) du voisinage. Elles doivent lui apporter au château 4 derniers, un chapeau de roses et danser avec ses officiers. Démarche fort dangereuse, où elles avaient à craindre de trouver un affront, comme celui d’Hagenbach. Pour les y contraindre, on ajoute cette menace que les rebelles dépouillées seront piquées d’un aiguillon marqué aux armes du seigneur.