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La Sorcière/Livre I/Chapitre XII

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Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 461-470).



XII

L’AMOUR, LA MORT. — SATAN S’ÉVANOUIT


Voilà la foule affranchie, rassurée. Le serf, un moment libre, est roi pour quelques heures. Il a bien peu de temps. Déjà change le ciel, et les étoiles inclinent. Dans un moment, l’aube sévère va le remettre en servitude, le ramener sous l’œil ennemi, sous l’ombre du château, sous l’ombre de l’église, au travail monotone, à l’éternel ennui réglé par les deux cloches, dont l’une dit : Toujours, et l’autre dit : Jamais. Chacun d’eux, humble et morne, d’un maintien composé, paraîtra sortir de chez lui.

Qu’ils l’aient du moins, ce court moment ! Que chacun des déshérités soit comblé une fois, et trouve ici son rêve !…

Quel cœur si malheureux, si flétri, qui parfois ne songe, n’ait quelque folle envie, ne dise : « Si cela m’arrivait ? »

Les seules descriptions détaillées que l’on ait sont, je l’ai dit, modernes, d’un temps de paix et de bonheur, des dernières années d’Henri IV, où la France refleurissait. Années prospères, luxurieuses, tout à fait différentes de l’âge noir, où s’organisa le sabbat.

Il ne tient pas à M. de Lancre et autres que nous ne nous figurions le troisième acte comme la kermesse de Rubens, une orgie très confuse, un grand bal travesti qui permettrait toute union, surtout entre proches parents. Selon ces auteurs qui ne veulent qu’inspirer l’horreur, faire frémir, le but principal du sabbat, la leçon, la doctrine expresse de Satan, c’est l’inceste, et, dans ces grandes assemblées (parfois de douze mille âmes), les actes les plus monstrueux eussent été commis devant tout le monde.

Cela est difficile à croire. Les mêmes auteurs disent d’autres choses qui semblent fort contraires à un tel cynisme. Ils disent qu’on n’y venait que par couples, qu’on ne siégeait au banquet que deux à deux, que même, s’il arrivait une personne isolée, on lui déléguait un jeune démon pour la conduire, lui faire les honneurs de la fête. Ils disent que des amants jaloux ne craignaient pas d’y venir, d’y amener les belles curieuses.

On voit aussi que la masse venait par familles, avec les enfants. On ne les renvoyait que pour le premier acte, non pour le banquet ni l’office, et non même pour ce troisième acte. Cela prouve qu’il y avait une certaine décence. Au reste, la scène était double. Les groupes de familles restaient sur la lande bien éclairés. Ce n’était qu’au delà du rideau fantastique des fumées résineuses que commençaient des espaces plus sombres où l’on pouvait s’écarter.

Les juges, les inquisiteurs, si hostiles, sont obligés d’avouer qu’il y avait un grand esprit de douceur et de paix. Nulle des trois choses si choquantes aux fêtes des nobles. Point d’épée, de duels, point de tables ensanglantées. Point de galantes perfidies pour avilir l’intime ami. L’immonde fraternité des Templiers, quoi qu’on ait dit, était inconnue, inutile ; au Sabbat, la femme était tout.

Quant à l’inceste, il faut s’entendre. Tout rapport avec les parentes, même les plus permis aujourd’hui, était compté comme crime. La loi moderne, qui est la charité même, comprend le cœur de l’homme et le bien des familles. Elle permet au veuf d’épouser la sœur de sa femme, c’est-à-dire de donner à ses enfants la meilleure mère. Elle permet à l’oncle de protéger sa nièce en l’épousant. Elle permet surtout d’épouser la cousine, une épouse sûre et bien connue, souvent aimée d’enfance, compagne des premiers jeux, agréable à la mère, qui d’avance l’adopta de cœur. Au Moyen-âge, tout cela, c’est l’inceste.

Le paysan, qui n’aime que sa famille, était désespéré. Même au sixième degré, c’eût été chose énorme d’épouser sa cousine. Nul moyen de se marier dans son village, où la parenté mettait tant d’empêchements. Il fallait chercher ailleurs, au loin. Mais, alors, on communiquait peu, on ne se connaissait pas, et on détestait ses voisins. Les villages, aux fêtes, se battaient sans savoir pourquoi (cela se voit encore dans les pays tant soit peu écartés) ; on n’osait guère aller chercher femme au lieu même où l’on s’était battu, où l’on eût été en danger.

Autre difficulté. Le seigneur du jeune serf ne lui permettait pas de se marier dans la seigneurie d’à côté. Il fût devenu serf du seigneur de sa femme, eût été perdu pour le sien.

Ainsi le prêtre défendait la cousine, le seigneur l’étrangère. Beaucoup ne se mariaient pas.

Cela produisait justement ce qu’on prétendait éviter. Au Sabbat éclataient les attractions naturelles. Le jeune homme retrouvait là celle qu’il connaissait, aimait d’avance, celle dont à dix ans on l’appelait le petit mari. Il la préférait à coup sûr, et se souvenait peu des empêchements canoniques.

Quand on connaît bien la famille du Moyen-âge, on ne croit point du tout à ces imputations déclamatoires d’une vaste promiscuité qui eût mêlé une foule. Tout au contraire, on sent que chaque petit groupe, serré et concentré, est infiniment loin d’admettre l’étranger.

Le serf, peu jaloux (pour ses proches), mais si pauvre, si misérable, craint excessivement d’empirer son sort en multipliant des enfants qu’il ne pourra nourrir. Le prêtre, le seigneur, voudraient qu’on augmentât leurs serfs, que la femme fût toujours enceinte, et les prédications les plus étranges se faisaient à ce sujet[1] ; parfois des reproches sanglants et des menaces. D’autant plus obstinée était la prudence de l’homme. La femme, pauvre créature qui ne pouvait avoir d’enfants viables dans de telles conditions, qui n’enfantait que pour pleurer, avait la terreur des grossesses. Elle ne se hasardait à la fête nocturne que sur cette expresse assurance qu’on disait, répétait : « Jamais femme n’en revint enceinte[2]. »

Elles venaient, attirées à la fête par le banquet, la danse, les lumières, l’amusement, nullement par le plaisir charnel. Les unes n’y trouvaient que souffrance. Les autres détestaient la purification glacée qui suivait brusquement l’amour pour le rendre stérile. N’importe. Elles acceptaient tout, plutôt que d’aggraver leur indigence, de faire un malheureux, de donner un serf au seigneur.

Forte conjuration, entente très fidèle, qui resserrait l’amour dans la famille, excluait l’étranger. On ne se fiait qu’aux parents unis dans un même servage, qui, partageant les mêmes charges, n’avaient garde de les augmenter.

Ainsi, nul entraînement général, point de chaos confus du peuple. Tout au contraire, des groupes serrés et exclusifs. C’est ce qui devait rendre le Sabbat impuissant comme révolte. Il ne mêlait nullement la foule. La famille, attentive à la stérilité, l’assurait en se concentrant en elle-même dans l’amour des très proches, c’est-à-dire des intéressés. Arrangement triste, froid, impur. Les moments les plus doux en étaient assombris, souillés. Hélas ! jusqu’à l’amour, tout était misère et révolte.


Cette société a été cruelle. L’autorité disait : « Mariez-vous. » Mais elle rendait cela très difficile, et par l’excès de la misère, et par cette rigueur insensée des empêchements canoniques.

L’effet était exactement contraire à la pureté que l’on prêchait. Sous apparence chrétienne, le patriarcat de l’Asie existait seul.

L’aîné seul se mariait. Les frères cadets, les sœurs, travaillaient sous lui et pour lui[3]. Dans les fermes isolées des montagnes du Midi, loin de tout voisinage et de toute femme, les frères vivaient avec leurs sœurs, qui étaient leurs servantes et leur appartenaient en toute chose. Mœurs analogues à celles de la Genèse, aux mariages des Parsis, aux usages toujours subsistants de certaines tribus pastorales de l’Himalaya.

Ce qui était plus choquant encore, c’était le sort de la mère. Elle ne mariait pas son fils, ne pouvait l’unir à une parente, s’assurer d’une bru qui eût eu des égards pour elle. Son fils se mariait (s’il le pouvait) à une fille d’un village éloigne, souvent hostile, dont l’invasion était terrible, soit aux enfants du premier lit, soit à la pauvre mère, que l’étrangère faisait souvent chasser. On ne le croira pas, mais la chose est certaine. Tout au moins, on la maltraitait : on l’éloignait du foyer, de la table.

Une loi suisse défend d’ôter à la mère sa place au coin du feu.

Elle craignait extrêmement que le fils ne se mariât. Mais son sort ne valait guère mieux s’il ne le faisait point. Elle n’en était pas moins servante du jeune maître de maison, qui succédait à tous les droits du père, et même à celui de la battre. J’ai vu encore dans le Midi cette impiété : le fils de vingt-cinq ans châtiait sa mère quand elle s’enivrait.


Combien plus dans ces temps sauvages !… C’était lui bien plutôt qui revenait des fêtes dans l’état de demi-ivresse, sachant très-peu ce qu’il faisait. Même chambre, même lit (car il n’y en avait jamais deux). Elle n’était pas sans avoir peur. Il avait vu ses amis mariés, et cela l’aigrissait. De là, des pleurs, une extrême faiblesse, le plus déplorable abandon. L’infortunée, menacée de son seul dieu, son fils, brisée de cœur, dans une situation tellement contre nature, désespérait. Elle tâchait de dormir, d’ignorer. Il arrivait, sans que ni l’un ni l’autre s’en rendit compte, ce qui arrive aujourd’hui encore si fréquemment aux quartiers indigents des grandes villes, où une pauvre personne, forcée ou effrayée, battue peut-être, subit tout. Domptée dès lors, et, malgré ses scrupules, beaucoup trop résignée, elle endurait une misérable servitude. Honteuse et douloureuse vie, pleine d’angoisse, car, d’année en année, la distance d’âge augmentait, les séparait. La femme de trente-six ans gardait un fils de vingt. Mais à cinquante ans, hélas ! plus tard encore, qu’advenait-il ? Du grand Sabbat, où les lointains villages se rencontraient, il pouvait ramener l’étrangère, la jeune maîtresse, inconnue, dure, sans cœur, sans pitié, qui lui prendrait son fils, son feu, son lit, cette maison qu’elle avait faite elle-même.

À en croire Lancre et autres, Satan faisait au fils un grand mérite de rester fidèle à la mère, tenait ce crime pour vertu. Si cela est vrai, on peut supposer que la femme défendait la femme, que la sorcière était dans les intérêts de la mère pour la maintenir au foyer contre la belle-fille, qui l’eût envoyée mendier, le bâton à la main.

Lancre prétend encore « qu’il n’y avait bonne sorcière qui ne naquit de l’amour de la mère et du fils ». Il en fut ainsi dans la Perse pour la naissance du mage, qui, disait-on, devait provenir de cet odieux mystère. Ainsi les secrets de magie restaient fort concentrés dans une famille qui se renouvelait elle-même.

Par une erreur impie, ils croyaient imiter l’innocent mystère agricole, l’éternel cercle végétal, où le grain, ressemé au sillon, fait le grain.

Les unions moins monstrueuses (du frère et de la sœur), communes chez les Orientaux et les Grecs, étaient froides et très peu fécondes. Elles furent très sagement abandonnées, et l’on n’y fût guère revenu sans l’esprit de révolte, qui, suscité par d’absurdes rigueurs, se jetait follement dans l’extrême opposé.

Des lois contre nature firent ainsi, par la haine, des mœurs contre nature.

Ô temps dur, temps maudit ! et gros de désespoir !


Nous avons disserté. Mais voici presque l’aube. Dans un moment, l’heure sonne qui met en fuite les esprits. La sorcière, à son front, sent sécher les lugubres fleurs. Adieu sa royauté ! sa vie peut-être !… Que serait-ce si le jour la trouvait encore ? Que fera-t-elle de Satan ? une flamme ? une cendre ? Il ne demande pas mieux. Il sait bien, le rusé, que, pour vivre, renaître, le seul moyen, c’est de mourir.

Mourra-t-il, le puissant évocateur des morts qui donna à celles qui pleurent la seule joie d’ici-bas, l’amour évanoui et le rêve adoré ? Oh ? non, il est bien sûr de vivre.

Mourra-t-il, le puissant Esprit qui, trouvant la Création maudite, la Nature gisante par terre, que l’Église avait jetée de sa robe, comme un nourrisson sale, ramassa la Nature et la mit dans son sein ? Cela ne se peut pas.

Mourra-t-il, l’unique médecin du Moyen-âge, de l’âge malade, qui le sauva par les poisons, et lui dit : « Vis donc, imbécile ! »

Comme il est sûr de vivre, le gaillard, il meurt tout à son aise. Il s’escamote, brûle avec dextérité sa belle peau de bouc, s’évanouit dans la flamme et dans l’aube.


Mais, elle, elle qui fit Satan, qui fit tout, le bien et le mal, qui favorisa tant de choses, d’amour, de dévouements, de crimes !… que devient-elle ? La voilà seule sur la lande déserte !

Elle n’est pas, comme on dit, l’horreur de tous. Beaucoup la béniront[4]. Plus d’un l’a trouvée belle, plus d’un vendrait sa part du Paradis pour oser approcher… Mais, autour, il est un abîme, on l’admire trop, et on en a tant peur ! de cette toute-puissante Médée, de ses beaux yeux profonds, des voluptueuses couleuvres de cheveux noirs dont elle est inondée.

Seule à jamais. À jamais, sans amour ! Qui lui reste ? Rien que l’Esprit qui se déroba tout à l’heure.

« Eh bien, mon bon Satan, partons… Car j’ai bien hâte d’être là-bas. L’enfer vaut mieux. Adieu le monde ! »

Celle qui la première fit, joua le terrible drame, dut survivre très peu. Satan obéissant avait, tout près, sellé un gigantesque cheval noir, qui, des yeux, des naseaux, lançait le feu. — Elle y monta d’un bond…

On les suivit des yeux… Les bonnes gens épouvantés disaient : « Oh ! qu’est-ce qu’elle va donc devenir ? » — En partant, elle rit, du plus terrible éclat de rire, — et disparut comme une flèche. — On voudrait bien savoir, mais on ne saura pas ce que la pauvre est devenue[5].




  1. Fort récemment encore, mon spirituel ami, M. Génin, avait recueilli les plus curieux renseignements là-dessus.
  2. Boguet, Lancre, tous les auteurs sont d’accord sur ce point. Rude contradiction de Satan, mais tout à fait selon le vœu du serf, du paysan, du pauvre. Satan fait germer la moisson, mais il rend la femme inféconde. Beaucoup de blé et point d’enfant.
  3. Chose très générale dans l’ancienne France, me disait le savant et exact M. Monteil.
  4. Lancre parle de sorcières aimées et adorées.
  5. Voir la fin de la sorcière de Berkeley dans Guillaume de Malmesbury.