La Sorcière/Livre II/Chapitre IX

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Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 580-587).



IX

SATAN TRIOMPHE AU XVIIe SIÈCLE


La Fronde est un Voltaire. L’esprit voltairien, aussi vieux que la France, mais longtemps contenu, éclate en politique et bientôt en religion. Le grand roi veut en vain imposer un sérieux solennel. Le rire continue en dessous.

Mais n’est-ce donc que rire et risée ? Point du tout, c’est l’avènement de la Raison. Par Kepler, Galilée, par Descartes et Newton, s’établit triomphalement le dogme raisonnable, la foi à l’immutabilité des lois de la Nature. Le miracle n’ose plus paraître, ou, quand il l’ose, il est sifflé.

Pour parler mieux encore, les fantasques miracles du caprice ayant disparu, apparaît le grand miracle universel et d’autant plus divin qu’il est plus régulier.

C’est la grande Révolte qui décidément a vaincu. Vous la reconnaissez dans les formes hardies de ces premières explosions, dans l’ironie de Galilée, dans le doute absolu dont part Descartes pour commencer sa construction. Le Moyen-âge eût dit « C’est l’esprit du Malin. »

Victoire non négative pourtant, mais fort affirmative et de ferme fondation. L’esprit de la nature et les sciences de la nature, ces proscrits du vieux temps, rentrent irrésistibles. C’est la Réalité, la Substance elle-même qui vient chasser les vaines ombres.

On avait follement dit : « Le grand Pan est mort. » Puis, voyant qu’il vivait, on l’avait fait un Dieu du mal ; à travers le chaos, on pouvait s’y tromper. Mais le voici qui vit, et qui vit harmonique dans la sublime fixité des lois qui dirigent l’étoile et qui non moins dirigent le mystère profond de la vie.


On peut dire de ce temps deux choses qui ne sont point contradictoires : l’esprit de Satan a vaincu, mais c’est fait de la sorcellerie.

Toute thaumaturgie, diabolique ou sacrée, est bien malade alors. Sorciers, théologiens, sont également impuissants. Ils sont à l’état d’empiriques, implorant en vain d’un hasard surnaturel et du caprice de la Grâce les merveilles que la science ne demande qu’à la Nature, à la Raison.

Les jansénistes, si zélés, n’obtiennent en tout ce siècle qu’un tout petit miracle ridicule. Moins heureux encore, les jésuites, si puissants et si riches, ne peuvent à aucun prix s’en procurer, et se contentent des visions d’une fille hystérique, sœur Marie Alacoque, énormément sanguine, qui ne voyait que sang. Devant une telle impuissance, la magie, la sorcellerie pourront se consoler.

Notez qu’en cette décadence de la foi au surnaturel, l’un suit l’autre. Ils étaient liés dans l’imagination, dans la terreur du Moyen-âge. Ils sont liés encore dans le rire et dans le dédain. Quand Molière se moqua du Diable et « des chaudières bouillantes », le clergé s’émut fort ; il sentit que la foi au Paradis baissait d’autant.

Un gouvernement tout laïque, celui du grand Colbert (qui fut longtemps le vrai roi), ne cache pas son mépris de ces vieilles questions. Il vide les prisons des sorciers qu’y entassait encore le parlement de Rouen, défend aux tribunaux d’admettre l’accusation de sorcellerie (1672). Ce parlement réclame et fait très bien entendre qu’en niant la sorcellerie, on compromet bien d’autres choses. Eu doutant des mystères d’en bas, on ébranle dans beaucoup d’âmes la croyance aux mystères d’en haut.


Le Sabbat disparaît. Et pourquoi ? C’est qu’il est partout. Il entre dans les mœurs. Ses pratiques sont la vie commune.

On disait du Sabbat : « Jamais femme n’en revint enceinte. » On reprochait au Diable, à la sorcière, d’être l’ennemi de la génération, de détester la vie, d’aimer la mort et le néant, etc. Et il se trouve justement qu’au pieux dix-septième siècle, où la sorcière expire[1], l’amour de la stérilité et la peur d’engendrer sont la maladie générale.

Si Satan lit, il a sujet de rire en lisant les casuistes ses continuateurs. Y a-t-il pourtant quelque différence ? Oui. Satan, dans des temps effroyables, fut prévoyant pour l’affamé ; il eut pitié du pauvre. Mais ceux-ci ont pitié du riche. Le riche, avec ses vices, son luxe, sa vie de cour, est un nécessiteux, un misérable, un mendiant. Il vient en confession, humblement menaçant, extorquer du docteur une autorisation de pécher en conscience. Un jour quelqu’un fera (si on en a le courage) la surprenante histoire des lâchetés du casuiste qui veut garder son pénitent, des expédients honteux où il descend. De Navarro à Escobar, un marchandage étrange se fait aux dépens de l’épouse, et on dispute encore un peu. Mais ce n’est pas assez. Le casuiste est vaincu, lâche tout. De Zoccoli à Liguori (1670-1770), il ne défend plus la nature.

Le Diable, au Sabbat, comme on sait, eut deux visages, l’un d’en haut, menaçant, et l’autre au dos, burlesque. Aujourd’hui qu’il n’en a que faire, il donnera ce dernier généreusement au casuiste.

Ce qui doit amuser Satan, c’est que ses fidèles se trouvent alors chez les honnêtes gens, les ménages sérieux qui se gouvernent par l’Église[2]. La mondaine, qui relève sa maison par la grande ressource du temps, l’adultère lucratif, se rit de la prudence et suit la nature hardiment. La famille dévote ne suit que son jésuite. Pour conserver, concentrer la fortune, pour laisser un fils riche, elle entre aux voies obliques de la spiritualité nouvelle. Dans l’ombre et le secret, la plus fière, au prie-Dieu, s’ignore, s’oublie, s’absente, suit la leçon de Molinos : « Nous sommes ici-bas pour souffrir ! Mais la pieuse indifférence, à la longue, adoucit, endort. On obtient un néant. — La mort ? Pas tout à fait. Sans se mêler, ni répondre des choses, on en a l’écho, vague et doux. C’est comme un hasard de la Grâce, suave et pénétrante, nulle part plus qu’aux abaissements où s’éclipse sa volonté. »

Exquises profondeurs… Pauvre Satan ! que tu es dépassé ! Humilie-toi, admire, et reconnais tes fils.


Les médecins, qui bien plus encore sont ses fils légitimes, qui naquirent de l’empirisme populaire qu’on appelait sorcellerie, eux ses héritiers préférés à qui il a laissé son plus haut patrimoine, ne s’en souviennent pas assez. Ils sont ingrats pour la sorcière qui les a préparés.

Ils font plus. À ce roi déchu, à leur père et auteur, ils infligent certains coups de fouet… Tu quoque, fili mi !… Ils donnent contre lui des armes cruelles aux rieurs.

Déjà ceux du seizième siècle se moquaient de l’Esprit, qui de tout temps, des sibylles aux sorcières, agita et gonfla la femme. Ils soutenaient qu’il n’est ni Diable, ni Dieu, mais, comme disait le Moyen-âge : « le Prince de l’air. » Satan ne serait qu’une maladie !

La possession ne serait qu’un effet de la vie captive, assise, sèche et tendue, des cloîtres. Les six mille cinq cents diables de la petite Madeleine de Gauffridi, les légions qui se battaient dans le corps des nonnes exaspérées de Loudun, de Louviers, ces docteurs les appellent des orages physiques. « Si Éole fait trembler la terre, dit Yvelin, pourquoi pas le corps d’une fille ! » Le chirurgien de la Cadière (qu’on va voir tout à l’heure) dit froidement : « Rien autre chose qu’une suffocation de matrice. »

Étrange déchéance ! L’effroi du Moyen-âge, vaincu, mis en déroute devant les plus simples remèdes, les exorcismes à la Molière, fuirait et s’évanouirait ?

C’est trop réduire la question. Satan est autre chose. Les médecins n’en voient ni le haut, ni le bas, — ni sa haute Révolte dans la science, — ni les étranges compromis d’intrigue dévote et d’impureté qu’il fait vers 1700, unissant Priape et Tartufe.


On croit connaître le dix-huitième siècle, et l’on n’a jamais vu une chose essentielle qui le caractérise.

Plus sa surface, ses couches supérieures, furent civilisées, éclairées, inondées de lumière, plus hermétiquement se ferma au-dessous la vaste région du monde ecclésiastique, du couvent, des femmes crédules, maladives et prêtes à tout croire. En attendant Cagliostro, Mesmer et les magnétiseurs qui viendront vers la fin du siècle, nombre de prêtres exploitent la défunte sorcellerie. Ils ne parlent que d’ensorcellements, en répandent la peur, et se chargent de chasser les diables par des exorcismes indécents. Plusieurs font les sorciers, sachant bien qu’ils y risquent peu, qu’on ne brûlera plus désormais. Ils se sentent gardés par la douceur du temps, par la tolérance que prêchent leurs ennemis les philosophes, par la légèreté des grands rieurs, qui croient tout fini, si l’on rit. Or, c’est justement parce qu’on rit que ces ténébreux machinistes vont leur chemin et craignent peu. L’esprit nouveau, c’est celui du Régent, sceptique et débonnaire. Il éclate aux Lettres persanes, il éclate partout dans le tout-puissant journaliste qui remplit le siècle, Voltaire. Si le sang humain coule, tout son cœur se soulève. Pour tout le reste, il rit. Peu à peu la maxime du public mondain paraît être : « Ne rien punir, et rire de tout. »

La tolérance permet au cardinal Tencin d’être publiquement le mari de sa sœur. La tolérance assure les maîtres des couvents dans une possession paisible des religieuses, jusqu’à déclarer les grossesses, constater légalement les naissances[3]. La tolérance excuse le Père Apollinaire, pris dans un honteux exorcisme[4]. Cauvrigny, le galant Jésuite, idole des couvents de province, n’expie ses aventures que par un rappel à Paris, c’est-à-dire un avancement.

Autre ne fut la punition du fameux jésuite Girard ; il mérita la corde et fut comblé d’honneur, mourut en odeur de sainteté. C’est l’affaire la plus curieuse du siècle. Elle fait toucher au doigt la méthode du temps, le mélange grossier des machines les plus opposées. Les suavités dangereuses du Cantique des cantiques étaient, comme toujours, la préface. On continuait par Marie Alacoque, par le mariage des cœurs sanglants, assaisonné des morbides douceurs de Molinos. Girard y ajouta le souffle diabolique et les terreurs de l’ensorcellement. Il fut le diable et il fut l’exorciste. Enfin, chose terrible, l’infortunée qu’il immola barbarement, loin d’obtenir justice, fut poursuivie à mort. Elle disparut, probablement enfermée par lettre de cachet, et plongée vivante au sépulcre.




  1. Je ne prends pas la Voisin pour sorcière, ni pour sabbat la contrefaçon qu’elle en faisait pour amuser des grands seigneurs blasés, Luxembourg et Vendôme, son disciple, et les effrontées Mazarines. Des prêtres scélérats, associés à la Voisin, leur disaient secrètement la Messe noire, et plus obscène certainement qu’elle n’avait pu être jadis devant tout un peuple. Dans une misérable victime, autel vivant, on piloriait la nature. Une femme livrée à la risée ! horreur !… jouet bien moins des hommes encore que de la cruauté des femmes, d’une Bouillon, insolente, effrénée, ou de la noire Olympe, profonde en crimes et docteur en poisons (1681).
  2. La stérilité va toujours croissant dans le dix-septième siècle, spécialement dans les familles rangées, réglées à la stricte mesure du confessionnal. Prenez même les jansénistes. Suivez les Arnauld ; voici leur décroissance : d’abord vingt enfants, quinze enfants ; puis cinq ! et enfin plus d’enfant. Cette race énergique (et mêlée aux vaillants Colbert) finit-elle par énervation ? Non. Elle s’est resserrée peu à peu pour faire un aîné riche, un grand seigneur et un ministre. Elle arrive et meurt de son ambitieuse prudence, certainement autorisée.
  3. Exemple. Le noble chapitre des chanoines de Pignan, qui avait l’honneur d’être représenté aux États de Provence, ne tenait pas moins fièrement à la possession publique des religieuses du pays. Ils étaient seize chanoines. La prévôté, en une seule année, reçut des nonnes seize déclarations de grossesse (Histoire manuscrite de Besse, par M. Renoux, communiquée par M. Th.). Cette publicité avait cela de bon que le crime monastique, l’infanticide, dut être moins commun. Les religieuses, soumises à ce qu’elles considéraient comme une charge de leur état, au prix d’une petite honte, étaient humaines et bonnes mères. Elles sauvaient du moins leurs enfants. Celles de Pignan les mettaient en nourrice chez les paysans, qui les adoptaient, s’en servaient, les élevaient avec les leurs. Ainsi nombre d’agriculteurs sont connus aujourd’hui même pour enfants de la noblesse ecclésiastique de Provence.
  4. Garinet, 344.