La Sortie de la flotte allemande

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La Sortie de la flotte allemande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 382-398).
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE

Il fut question de cette sortie, il y a quelque six semaines, au moment où la grande lutte sous Verdun battait son plein et cette coïncidence même donnait à penser. Le grand Etat-major allemand, qui sait employer la force navale à la poursuite de ses desseins, ne nous ménageait-il point quelque coup de revers au moyen duquel, troublant nos dispositions militaires et affolant la nation, — cette nation si impressionnable, tout bon Allemand le sait, — il faciliterait au Kronprinz l’assaut de la forteresse et la percée « nach Paris ? »

J’examinerai tout à l’beure ce cas particulier d’une question qui reste d’ailleurs pendante et dont l’intérêt ne fera qu’augmenter : « Que peut donc faire la flotte allemande ?... » Mais avant de se demander quelles sont les opérations que cette flotte pourrait en effet entreprendre, il convient sans doute d’établir les fortes raisons, les raisons impérieuses, peut-être, qui la pousseront à entreprendre quelque chose et à s’exposer aux coups redoutables de sa puissante rivale, la flotte anglaise.


L’empereur Guillaume et ses conseillers navals (il n’est pas dit que l’amiral von Tirpitz ne soit pas encore au nombre de ceux-ci) savent fort bien quelle est la supériorité des Home fleets britanniques sur leur Hoch see flotte, en dépit des unités neuves dont s’est renforcée cette dernière depuis vingt et un mois, en dépit même des nouveaux engins défensifs et offensifs, d’un type inconnu jusqu’ici, dont ils ne peuvent s’empêcher de menacer leurs adversaires. Il doit leur paraître bien difficile d’admettre qu’une bataille rangée puisse tourner en faveur de leurs escadres, à moins que les escadres anglaises n’acceptent cet engagement décisif dans des parages où, par suite de mouvemens très habiles, très compliqués aussi et par conséquent faciles à déjouer, le commandant en chef allemand pourrait les attirer sur des champs de mines préparés à l’avance. Et il ne semble vraiment pas, à en juger par son attitude habituelle, que le haut commandement anglais soit disposé à commettre des imprudences de ce genre.

D’autre part, l’Etat-major de Berlin a un sens trop juste de la guerre pour croire qu’en dehors du plan d’eau de la mer Baltique, dont il s’est réservé la maîtrise, il lui soit permis d’espérer un résultat final avantageux d’opérations stratégiques à grande portée que n’auraient pas précédées des opérations tactiques destinées à établir d’une manière définitive la supériorité de l’un ou de l’autre des belligérans sur le « champ de bataille » maritime. A quoi servirait, par exemple, de dérober quelques marches à la flotte anglaise et de courir, tout essoufflé, jusque dans la Méditerranée, si l’on y devait être, en fin de compte, atteint par l’adversaire et, alors, ou battu et détruit, ou bloqué et paralysé ?

Et pourtant, elle sortira, cette flotte allemande, elle sortira et elle se battra ! Pourquoi donc ?...

D’abord, un moment viendra, prochain peut-être, où l’opinion publique l’exigera. J’ai eu l’occasion déjà de faire remarquer, à propos de la question des sous-marins, quel danger il pouvait y avoir à exalter le sentiment de confiance dans la supériorité de ses moyens d’action, quels qu’ils soient, chez un peuple où une extraordinaire infatuation a complètement aboli le sens critique et qui n’a d’ailleurs jamais eu celui de la mesure. Le gros de la nation allemande est parfaitement convaincu que « sa marine », — et il ne distingue pas bien les diverses modalités de l’organisme très complexe que désigne ce mot, — vaut largement celle de l’odieuse Angleterre, et déjà il s’étonne que « sa flotte, » dont on lui a tant vanté la supériorité technique et militaire, sinon la supériorité numérique, ne se soit pas encore mesurée avec ces escadres ennemies qui n’osent pas l’attaquer et dont la froide, l’impassible réserve lui inspire un dédain moqueur.

Et puis, si lentement que ce soit, les résultats de ce blocus à grande distance exercé par une flotte invisible ne laissent pas de se faire sentir, de s’aggraver tous les jours. L’Allemagne se resserre, s’appauvrit. L’exaspération sera bientôt à son comble et, ne trouvant plus de satisfaction suffisante dans d’officielles, mais vaines imprécations, n’en trouvant pas surtout d’assez immédiate dans les « représailles » exercées par les sous-marins, la nation réclamera impérieusement une action navale énergique qui dissipe enfin l’effrayant cauchemar de la disette universelle.

D’ailleurs, il ne faudrait pas croire que les techniciens, — les marins, dans l’espèce, — même les plus prudens, considèrent une bataille navale engagée entre les Home fleets et la Hoch see flotte, comme devant aboutir nécessairement à un résultat désastreux pour celle-ci. Sur mer comme sur terre, l’infériorité numérique peut se trouver compensée — et au delà ! — par l’avantage de l’armement, par celui de la manœuvre, par celui du tempérament offensif, de l’énergie, de la ténacité. Les Nelson, les Suffren, les Tourville ne se sont point émus en comptant dans la ligne ennemie plus de vaisseaux que dans la leur. La disproportion était pourtant bien grande, quelquefois. A La Hougue [1], le 29 mai 1692, Tourville s’engageait avec 44 voiles contre 99 et il n’était point battu !... Ajoutez à cela que, s’il s’agit des Allemands et des Anglais d’aujourd’hui et que, comme il est probable, la bataille ait la mer du Nord pour théâtre, les premiers ont leur retraite assurée et ne se laisseront couper sans doute ni d’Helgoland, ni de l’embouchure de l’Elbe et de Cüxhaven, leur forte place d’armes. Voilà pour « la manœuvre », pour celle, du moins, dont la liberté importe surtout au plus faible. Quant à l’avantage de l’armement, hé ! qui sait ce que nos ennemis préparent à ce sujet à nos alliés ! Il faut renoncer à l’opinion généralement admise, et non sans raison jusqu’ici, de la radicale infériorité de l’Allemand en ce qui touche l’invention. Avouons-le : dans cette guerre, il invente. Ses inventions ne sont point géniales, certes, en ce sens qu’on y trouve toujours des réminiscences. Mais pour l’homme, créer est-ce autre chose, après tout, que se souvenir, adapter, approprier ? D’ailleurs, d’être, dans une crise comme celle-ci, un ingénieux copiste, un perfectionneur averti et de sens pratique, c’est déjà considérable, et il y parait, quand on considère ce que sont devenus en quelques mois les submersibles que l’Allemagne, de 1906 à 1914, imitait assez platement des nôtres.

Il faut donc se méfier de quelques surprises, aussi bien au point de vue de l’armement défensif qu’à celui de l’armement offensif, sans parler de certains procédés tactiques où la ruse germaine se donnera librement carrière. J’ai déjà eu l’occasion (et je profite encore de celle-ci) de signaler l’usage que les Allemands feront dans la grande bataille navale de leurs « zeppelins, » de leurs croiseurs aériens, comme ils les appellent fort justement. Au moment où j’écris, on affirme qu’ils vont en avoir soixante, en tout ; s’ils en réservent seulement une dizaine pour le cas qui nous occupe, cela peut représenter le jet de cent cinquante ou deux cents bombes de fortes dimensions sur les ponts des cuirassés de l’adversaire. Or, il faut remarquer qu’au milieu de l’effroyable canonnade du combat naval il ne saurait être question de se servir des bouches à feu à tir vertical, au moyen desquelles on cherche à « descendre » un zeppelin. A moins que les canons spéciaux soient placés sous tourelles, ce qui ne laissera pas de présenter de grosses difficultés, ils ne pourront être servis par leur personnel plus de quelques instans, sous le déluge des projectiles lancés par les canons de bord. Les obus qui tomberont du ciel, — des dirigeables, veux-je dire, — auront donc toute licence de percer les ponts, le pont cuirassé compris, et d’atteindre certaines parties vitales des bâtimens, appareils moteurs, poste central, soutes à munitions, etc.

Vraiment, le sort de l’unité de combat moderne devient de plus en plus précaire : œuvres vives, œuvres mortes, flottaison, ponts, blockhaus, tourelles, tout est menacé et aux points les plus délicats. Qu’arrivera-t-il d’un dreadnought, si puissant qu’il soit, que peuvent atteindre à la fois des obus de 1 000 kilos, des torpilles et des mines chargées de 120 à 150 kilos d’explosifs violens et des bombes aériennes contenant le redoutable « air liquide ? » On peut bien dire que c’est l’attaque enveloppante dans toute sa perfection, et que la destruction du mal- heureux mastodonte apparaît inévitable.

Mais laissons cela, qui n’est point tout à fait dans notre sujet. Il reste que la bataille navale future, prochaine peut-être, je le répète, aura certainement une physionomie très particulière et que nos ennemis s’efforceront d’y séduire la victoire par des attraits inattendus. Mais quoi ! Le nombre est le nombre, c’est-à-dire la plus grande des forces que l’on puisse mettre en jeu à la guerre ; et au demeurant, on peut être assuré que nos alliés ne seront pas pris au dépourvu. Ils progressent, ils perfectionnent, ils inventent tout comme les Allemands. Et nous aussi, je suppose.


Il y a enfin une dernière raison de « sortir » pour la Hoch see flotte : c’est dans le cas où la flotte anglaise, les flottes alliées, si l’on veut, entreprendraient sur la côte allemande, soit directement, du côté de la mer du Nord, soit indirectement, du côté de la Baltique, — et je n’ai pas besoin d’expliquer ce que j’entends ici par indirectement.

Dans l’une comme dans l’autre de ces hypothèses, il est clair que l’ennemi interviendrait aussitôt. Pour en douter un seul instant, il faudrait ne pas savoir que l’intangibilité de son littoral est un des dogmes où se complaît l’orgueil de l’Allemand, et qu’au surplus ses chefs militaires sont convaincus eux-mêmes de l’invulnérabilité que conférerait à leurs places maritimes l’action de la flotte, tandis que celle-ci, à son tour, verrait doubler sa force en s’appuyant sur les ouvrages de côte. Il s’en faut bien, en réalité, qu’une telle confiance soit justifiée ; mais, pour la thèse que j’expose, il suffit que cette confiance existe et, en fin de compte, on peut affirmer que, lorsque les Alliés le voudront réellement, il leur sera facile d’obtenir cette grande bataille navale après laquelle, pour des motifs que j’ai déjà exposés, il y a longtemps, ils ne soupirent peut-être pas autant qu’on le croit.


Donc, la flotte allemande sortira. Mais de quel côté ira-t-elle et quelle sorte d’opérations entreprendra-t-elle ?

Le choix n’est point indifférent, au moins dans la phase actuelle de la grande guerre. Il ne le deviendrait que dans la période ultime où, désespérant de l’issue définitive du conflit si légèrement provoqué, les dirigeans de l’Allemagne se diraient qu’après tout, perdue pour perdue, — car les Alliés en exigeraient la remise au traité de paix, — leur belle flotte serait assez utilement employée à détruire, dans une bataille rangée, n’importe où, le plus possible de cuirassés anglais.

On n’en est point encore là, et le grand Etat-major de Berlin peut en ce moment se décider sur d’autres considérations que celles qui, plus tard peut-être, le conduiront à tenter un coup de désespoir. On sait d’ailleurs qu’habile à mettre en jeu toutes ses ressources au moment opportun, et peu sensible à la crainte d’éprouver des pertes, quand il lui paraît que les risques sont com- pensés par les bénéfices éventuels d’une action vigoureuse, cet Etat-major n’hésite pas à employer les vaisseaux à soutenir, à fortifier de tous leurs moyens offensifs les opérations des armées.

C’est ainsi qu’au mois d’août 1915, on se le rappelle, une forte escadre, comprenant des cuirassés, des croiseurs de combat et nombre d’unités légères, entreprit, de concert avec l’aile gauche des armées du maréchal von Hindenburg, de s’emparer du golfe de Riga, de serrer de près ce grand port et même d’effectuer à Pernov un débarquement, qui ne visait à rien moins que de pousser jusque sur Reval, peut-être mal défendu encore du côté de terre, comme l’était Sébastopol au mois de septembre 1854.

Ces desseins ambitieux, mais non pas inexécutables, disons-le tout de suite, furent déjoués par le dévouement d’une partie de la flotte russe, commise à la défense de Riga, et aussi par l’intervention opportune, au Sud de Pernov, de contingens de la défense que l’assaillant croyait avoir écartés. Il y avait eu aussi des circonstances atmosphériques, — une brume épaisse et prolongée, — plus favorables à la défense qu’à l’attaque. Enfin, il semble que tous les mouvemens des Allemands n’aient pas été aussi exactement combinés qu’il est nécessaire dans ces délicates opérations mixtes. Nos adversaires ne sont pas infaillibles.

Toujours est-il que l’échec fut complet et marqué fâcheusement par la destruction du cuirassé Pommera et de quelques navires légers, tandis que le beau croiseur de combat Moltke, frère jumeau du célèbre Gœben, n’échappait qu’à grand’peine au même sort. Il y avait déjà dans la Baltique des sous-marins anglais habilement commandés.

La première hypothèse qui se présente à l’esprit pour qui, connaissant la ténacité allemande, se demande ce que fera cette année-ci l’escadre baltique de la Hoch see flotte, c’est donc celle d’une reprise de l’opération avortée, il y a huit ou neuf mois. Or, précisément, des correspondances récentes de Pétrograd, émanées de critiques militaires autorisés, faisaient prévoir une attaque combinée non plus du golfe de Riga, mais bien du golfe de Finlande.

On précisait en disant que, comme ce golfe est barré par des lignes de torpilles, — où sont ménagées, bien entendu, les « portières » indispensables aux mouvemens des navires russes, — le premier effort des Allemands se porterait sur la destruction de ces lignes, ce qui les conduirait à prendre terre d’un côté ou de l’autre du golfe pour enlever les ouvrages permanens auxquels s’appuient les barrages. Il se peut. N’essayons pas, sur des renseignemens trop vagues, de déterminer d’avance la marche des opérations, dans le cas en question. Je me borne à observer que la flotte russe s’est singulièrement renforcée dans ces derniers mois par la mise en service des quatre « dreadnoughts » du type Gangout, de quelques croiseurs de 6 800 tonnes du type Svietlana, de grands torpilleurs d’escadre et de sous-marins, sans parler de certains navires auxiliaires. D’autre part, le nombre des sous-marins britanniques s’est certainement accru, malgré toutes les précautions prises par les Allemands pour barrer à ceux-ci le débouché du Sund dans la Baltique.

Il n’est d’ailleurs pas impossible et il serait très désirable que le concours fourni par les Alliés de l’Ouest à la flotte russe de la Baltique ne se bornât pas là. Tous les bâtimens qui calent moins de 6 mètres et qui peuvent par conséquent franchir le seuil méridional du détroit dano-suédois seraient les bienvenus dans la Baltique orientale, à condition, d’abord que leur passage ne fût pas signalé à l’avance par les grand’gardes allemandes qui se tiennent dans le Cattégat, ensuite qu’un mouvement opportun de l’escadre légère russe, — nombreuse et forte, — leur assurât d’être « recueillis » à la hauteur de Bornholm, après qu’en forçant de vitesse ils auraient réussi à distancer les croiseurs disposés en observation derrière le champ de mines du Sund.

Ce sont peut-être là de graves difficultés, et d’aucuns remarqueront qu’il serait, dans ces conditions, plus avantageux, sinon plus simple, de franchir de vive force le Grand Belt avec la plus grande partie des Home fleets elles-mêmes. Évidemment. Je n’insiste pas cependant sur cette question délicate, objet de tant de controverses. On sait ce que j’en pense et je l’ai assez souvent dit ici. Pour ne pas sortir de mon sujet actuel, je me contenterai de noter que, dans le cas d’opération sérieuse de la flotte allemande à l’ouvert du golfe de Finlande, ce serait sans doute décharger la marine russe d’une grande partie du poids qui pèserait sur ses épaules que de retenir vers Helgoland, par une vigoureuse démonstration, les élémens les plus modernes, les plus puissans des escadres cuirassées ennemies.


Si la liberté relative dont jouit la marine allemande dans la Baltique, — « notre mer, » disent orgueilleusement nos adversaires, — donne un sérieux caractère de probabilité à des opérations entreprises contre la côte russe, il n’est point interdit d’en considérer quelques autres comme possibles. Jetons donc nos regards plus à l’Ouest, vers la mer du Nord et les eaux britanniques. Où peut conduire, de ce côté, une sortie de la Hoch see flotte ? La question est très complexe ; à elle seule, elle exigerait une assez longue étude. Je tâcherai de me borner, avec, d’ailleurs, d’autant plus de regret que l’éventualité d’une importante opération maritime allemande — d’un débarquement, pour tout dire, — semble admise encore, à l’heure qu’il est, par certains de nos amis d’outre-Manche et non des moindres, ni des moins influens sur l’opinion. Une descente ! une grande descente, s’entend, sur le sol anglais, après ces vingt et un mois de guerre, après le grand échec de l’offensive allemande vers Dunkerque et Calais, après celui de Verdun, si grave au point de vue de l’usure matérielle et morale, après que la Grande-Bretagne s’est donné une armée de plusieurs millions d’hommes et qu’elle a presque doublé sa flotte, déjà si puissante, si supérieure en nombre à la flotte allemande !

Je ne crois pas être suspect de défiance ou seulement d’indifférence à l’égard des opérations combinées dont j’ai toujours soutenu l’efficacité ; mais, vraiment, je ne vois pas comment celle-ci pourrait réussir, et les appréhensions auxquelles je faisais allusion tout à l’heure me paraissent absolument chimériques. Certes, il n’est pas indispensable d’être maître de la mer pour exécuter un coup de main sur la côte ennemie. Il peut suffire qu’après avoir fait des préparatifs minutieux en vue d’une opération bien déterminée et de portée limitée, qu’après avoir pris exactement des mesures d’ailleurs très compliquées, on profite de circonstances de temps favorables, — mettons une brume épaisse et de quelque durée, — pour se soustraire à la surveillance des croiseurs ennemis et atteindre sans fâcheuse rencontre un littoral d’ailleurs peu éloigné.

Il se peut même, à. la grande rigueur, qu’on ait le temps de jeter à terre quelque quinze ou vingt mille hommes avant qu’intervienne le gros de la flotte des défenseurs : par exemple, si on a su attirer ce gros à une grande distance du point de débarquement par une habile démonstration. Mais enfin, ce ne sera jamais là qu’un répit de vingt-quatre heures, au maximum et, ce délai passé, il faudra bien en découdre sans avoir eu le loisir de terminer l’opération et en abandonnant au hasard du combat, sinon l’infanterie du corps de débarquement, du moins sa cavalerie, son artillerie, en tout cas ses encombrans « services à l’arrière, » approvisionnemens, munitions, sections de chemin de fer, outillages et appareils spéciaux, auto-projecteurs, auto-canons, T. S. F., parc d’aérostation, etc. Et si l’on est battu, comme il est plus que probable dans le cas qui nous occupe, que deviendra ce corps d’armée isolé, perdu en pays ennemi, privé de ses ravitaillemens et de la plupart de ses moyens d’action ? J’entends bien que le choix du point de la descente a pu être tel que cette situation si complètement aventurée n’entraîne pas de danger immédiat. Admettons qu’il en sera ainsi quand on aura occupé une île très voisine de la terre ferme, ou, mieux, une presqu’île dont le pédoncule puisse être aisément barré ; ou encore un port en saillie sur le littoral et d’une défense facile contre un retour offensif de l’adversaire.

Mais justement les bénéfices de telles positions ne tardent pas à se retourner contre le téméraire assaillant. N’en pouvant pas déboucher, faute de moyens suffisans, il y sera bloqué presque aussitôt, bloqué du côté de la terre par la concentration rapide des troupes de la défense, bloqué du côté de la mer par celle de la flotte victorieuse.

Ce blocus « tactique, » très rapproché, très resserré, pourra-t-on le rompre quelquefois — bien rarement ! — au moyen de bâtimens très rapides, très armés, très défendus et en même temps susceptibles de porter dans leurs cales de quoi subvenir aux besoins les plus impérieux du corps bloqué ? Peut-être. Cela ne résoudra d’ailleurs pas les difficultés. La grosse artillerie entrera en jeu, à bref délai, aussi bien du côté de la terre que du côté de la mer et un bombardement formidable, écrasant, ininterrompu, viendra à bout de la résistance des bloqués avant même que la faim ou l’épuisement de leurs munitions aient fait tomber les armes de leurs mains.

Ainsi l’on en revient toujours à la nécessité de s’assurer, avant tout et au moins pour un laps de temps assez étendu, de la maîtrise de la mer. Or, nous n’avons examiné dans tout ce qui précède que le cas relativement simple du « coup de main, » n’exigeant que le transport d’effectifs restreints. Imagine-t-on les impossibilités en face desquelles on se trouverait, s’il s’agissait de mettre à terre une armée capable de conquérir un grand pays ? Il faut des jours, des semaines pour cela, et l’opération de débarquement n’est, en fait, jamais terminée, puisqu’il faut alimenter constamment de toutes choses ce grand corps si exigeant et, pour obtenir ce résultat, créer une ligne de communications parfaitement sûre où une flotte de vapeurs pourra faire la double navette entre la base primitive et la base secondaire, entre le point de départ et le point d’arrivée de l’expédition.

Mais pourtant, objectera-t-on, si les Allemands avaient été victorieux sur l’Yser et qu’ils eussent occupé nos ports du Pas de Calais, n’auraient-ils pas pu réussir à franchir le détroit en employant des procédés spéciaux de nature à paralyser l’action de la flotte anglaise ?

On l’a dit. Il a été question, après coup, d’une sorte d’avenue constituée, entre Calais et Douvres, par deux doubles ou triples lignes de mines automatiques, gardées par des bâtimens légers et par des sous-marins. Sous la protection de ces deux barrages parallèles, — qui rappellent un peu les « longs murs » reliant Athènes au Pirée, — l’armée d’invasion, empruntant sans doute le concours d’une flottille dans le genre de celle de 1805, aurait atteint la côte anglaise sans avoir rien de sérieux à craindre de la part des Home fleets. A supposer que celles-ci se fussent risquées à franchir ce double rempart, leurs pertes eussent été tellement fortes, sous les coups des mines et des torpilles, que la Hoch see flotte survenant en aurait eu très bon marché.

Nous ne verrons jamais l’exécution de ce beau projet et si l’on pouvait ne se placer qu’au point de vue de « l’art, » on serait tenté de le regretter. En attendant, une foule d’objections se présentent immédiatement à l’esprit : comment la flotte anglaise eût-elle laissé exécuter le long travail de la pose de plusieurs milliers de mines sans intervenir en temps utile ? Sans doute elle avait assez passivement laissé miner la mer du Nord au prime début des opérations. Mais c’est qu’à cette époque le mode de participation de la Grande-Bretagne à cette grande guerre naissante n’était pas nettement déterminé.

Quelques mois après le 1er août 1914, on ne pouvait raisonnablement compter qu’une telle faute se renouvellerait. Mais admettons les deux barrages établis cependant : allait-on faire abstraction des canons de cette flotte anglaise ? Pour arrêter l’immense flottille progressant lentement vers la côte de Douvres ou vers Dungeness, point n’était besoin aux cuirassés britanniques de s’exposer à de graves périls en essayant de forcer l’avenue. Il leur suffisait de lancer à bonne distance une pluie d’obus sur cette réunion de bâtimens. L’avenue ne pouvait être assez large pour que ceux-ci échappassent aux effets d’un tir, exécuté de l’un et de l’autre côté de ce long, mais étroit plan d’eau. Il n’était même pas nécessaire d’employer à ce bombardement par l’extérieur le gros des escadres cuirassées. Les bâtimens de seconde ligne, les croiseurs légers et les destroyers suffisaient ; et donc les cuirassés, les dreadnoughts en tête, restaient prêts à se mesurer avec les escadres allemandes. Enfin l’amirauté anglaise disposait déjà, en novembre 1914, d’un grand nombre de sous-marins et de bâtimens de très faible tirant d’eau, chalutiers ou autres, armés de canons. Toutes ces petites unités pouvaient pénétrer dans l’avenue sans s’embarrasser autrement des mines, les unes passant au-dessus, les autres passant au-dessous. Quant à arrêter les sous-marins par des filets, il n’y fallait guère songer, la mise en place de ces filets, en plein détroit et surtout dans la mauvaise saison représentant un travail très pénible et très long.

Si maintenant on réfléchit que c’était pourtant entre Calais et Douvres que les chances de succès étaient les plus marquées, — les moins illusoires, devrais-je dire ; — qu’aujourd’hui il faudrait, allant d’Ostende à un point quelconque du Kent, compter avec une distance quadruple et aussi avec le champ de mines anglais de la Manche des Pays-Bas, on se rend aisément compte de l’impossibilité d’entreprendre cette extraordinaire opération.

On le voit assez d’ailleurs. Au moment même où j’écris ces lignes, nous parvient la nouvelle de l’attaque combinée que les Allemands viennent d’exécuter contre l’Angleterre pour masquer le désastreux effet moral produit par la note si dure et si inquiétante pour eux du président Wilson. Quand il eût fallu, pour occuper la scène et « amuser la galerie » une opération sensationnelle et de grande envergure, ils ne trouvent rien de mieux qu’une nouvelle sortie de leurs croiseurs, aussitôt rejetés de la côte anglaise par leurs adversaires et qu’une trente-huitième incursion de zeppelins ou d’hydravions. ils y ajoutent pourtant un « numéro » nouveau, inattendu même, reconnaissons-le, un essai de soulèvement de l’Irlande. Mais quelle insuffisance de moyens pour un objet si ambitieux !

Un mot là-dessus, toutefois, puisque aussi bien l’examen d’une sérieuse opération de descente en Irlande peut rentrer sans effort dans le cadre de cette étude.

Oui, certes, au début de la guerre, une expédition partie des ports de la mer du Nord et réussissant à se dérober vingt-quatre ou trente-six heures à la flotte britannique, — et cela n’était pas très facile ! — eût peut-être atteint un point favorable de la côte du Connaught ou du Munster et, débarquant rapidement une trentaine de mille hommes, aurait causé au gouvernement anglais des embarras dont la répercussion se fût certainement fait sentir sur la marche de nos propres affaires, assez mal en point à ce moment-là.

Mais que de difficultés déjà, à cette époque ! Les hésitations auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, admissibles quand il s’agissait de définir exactement le rôle de la Grande-Bretagne dans un conflit où ne semblaient engagés tout d’abord que des intérêts un peu lointains peut-être pour le gros de la nation, ces hésitations, dis-je, n’avaient plus de raison d’être, dès que l’Allemagne lui portait un coup aussi direct et aussi dangereux. Or les Home fleets étaient, répétons-le, toutes prêtes, ayant été mobilisées à la fin de juillet pour la grande revue du roi George V. Elles tenaient la mer du Nord, au moins par leurs grand’gardes, et comment une grande flotte et un long convoi eussent-ils pu échapper à leur surveillance, même en profitant de la brume pour s’élever au Nord, le long du Jutland et de la Norvège, pour tourner ensuite à l’Ouest, au large des Shetland ? Il suffisait, pour que tout fût découvert et que la tentative avortât, de la rencontre inopinée d’un petit croiseur, d’un « destroyer » muni de la T. S. F. Et la mer était sillonnée de ces petits bâtimens.


En résumé, s’il reste toujours possible aux Allemands d’entreprendre avec des chances de succès un coup de main n’ayant pour objet que la mise à terre de quelques milliers d’hommes, — à condition qu’ils soient pourvus de munitions pour longtemps, — on ne voit pas du tout comment ils pourraient débarquer une armée, je dis même une petite armée, sur le sol anglais avant d’avoir battu la flotte britannique.

Mais, puisque j’admets le coup de main, n’est-il pas indiqué d’examiner si cette opération ne pouvait être conduite contre nous ? Et même n’est-il pas permis de penser et de dire, maintenant que tout danger est parfaitement conjuré sur notre front continental, qu’il y a eu, à la fin de février dernier, des jours sombres où la nouvelle d’une descente, même de portée restreinte, sur certains points toujours favorables de notre littoral aurait pu causer un grave ébranlement à l’esprit public et de sérieux embarras au commandement ? C’est ce que j’exposais au prime début de cette étude et je ne pense pas être bien téméraire en estimant qu’à Berlin, à l’Office de la Marine comme au grand Etat-major, on avait dû examiner avec une certaine bienveillance les plans d’une opération qui s’inspirait dans son principe de l’opinion que se faisaient nos adversaires, qu’ils se font encore peut-être, de la mentalité française.

Eh bien ! supposons réunie sous Helgoland, à ce « mouillage des vaisseaux » que connaissait si bien notre escadre cuirassée de 1870-71, une force navale allemande ayant la composition suivante :

6 croiseurs de combat ou cuirassés rapides (Von der Tann, Moltke, Seydlitz, Derfflinger, Lützow, Hindenburg) ;

6 croiseurs légers, du type dit « des villes d’Allemagne ; » 1 flottille de « destroyers » ou « grosse torpedoboote » de 10 unités, plus le bâtiment chef de flottille ;

4 paquebots-géans, du type Imperator (50 000 tonnes, 23 nœuds de vitesse), capables d’enlever chacun de 4 000 à 5 000 hommes, au moins, pour une traversée assez courte et de prendre dans leurs immenses cales le matériel correspondant à l’effectif d’une forte division de toutes armes, ainsi que les chevaux et mulets indispensables ;

2 paquebots du même type chargés de combustibles et aménagés pour les ravitaillemens en pleine mer.

Cette escadre combinée aurait la vitesse de ses élémens les moins rapides, c’est-à-dire des transports, car les croiseurs de combat vont de 27 à 30 nœuds, les croiseurs légers de 27 à 28 et les « destroyers » atteignent 32 nœuds. Mais il faut remarquer que ce sont là des vitesses d’essais que l’on ne retrouve pas facilement dans la navigation courante. Or, pour des motifs bien connus des spécialistes, l’écart entre ces vitesses d’essais et les allures pratiquement réalisables pendant une traversée est bien moindre pour les vapeurs de commerce que pour les navires de guerre. En somme, la force navale en question verrait très probablement s’établir l’accord des vitesses entre bâtimens des deux catégories vers 20 ou 21 nœuds ; c’est-à-dire que, si elle visait l’une de nos îles, — ne précisons pas ! — du littoral de l’Atlantique, elle pourrait effectuer en moins de quatre-vingt-dix heures le trajet de 1 800 milles environ d’HelgoIand à cette île, en passant par le Nord de l’Ecosse après avoir couru au Nord jusqu’à la hauteur de Bömmel Oen, à peu près.,

« Mais il y a la flotte anglaise, dira-t-on, et justement sur les rades de l’Ecosse... » Sans doute. Toute la question est de savoir si l’on peut dérober à cette flotte une marche de trois ou quatre jours. Je ne dis pas que ce soit facile ni qu’il ne faille pas de la chance pour y arriver. Je répète seulement que c’est possible, avec des circonstances de temps favorables et d’adroites diversions du gros de la Hoch see lotte resté dans la mer du Nord. Ne venons-nous pas de voir que cette escadre des croiseurs de combat allemands a pu insulter impunément la côte anglaise, le 25 avril, et bombarder Lowestoft sans avoir affaire à autre chose que des croiseurs légers, des « destroyers » et — peut-être — des sous-marins ? Pourquoi la vaillante division des croiseurs de combat anglais de l’amiral Beatty, celle qui, deux fois déjà, avait refoulé l’ennemi en lui faisant éprouver des pertes (York et Blücher), pourquoi n’était-elle pas là ? C’est, suivant toute apparence, qu’elle avait été appelée du côté de l’Irlande où s’était produit, dès le 21, le mouvement que l’on sait. Et il était en effet, parfaitement logique d’admettre que les Allemands envoyaient de ce côté-là quelque chose de plus qu’un chalutier à vapeur et qu’un sous-marin.

Les Allemands, toujours si bien renseignés, n’ont-ils pas été prévenus, du reste, de ce faux mouvement des adversaires qu’ils redoutent le plus ? Cela encore est fort possible. Toujours est-il que la plus grande vigilance ne met pas le parti le plus fort à l’abri d’une surprise ou d’un piège stratégique.

Joignez à cela un brouillard favorable, ou seulement ce que les marins appellent un temps bouché, et vous arriverez à la conclusion que le coup de main, — le coup de main, pas plus ! — reste toujours possible. J’ajoute que la force navale allemande que je mets hypothétiquement en jeu pourrait fort bien tenter le passage du Pas de Calais et de la Manche, ce qui accourcirait singulièrement sa randonnée (900 milles, au lieu de 1 800) et dérouterait ou du moins retarderait singulièrement ainsi les escadres anglaises. Mais le détroit est bien gardé et par des moyens que les grandes unités redoutent, avec raison. Cependant, là aussi, je dis : il n’y a pas impossibilité, et nos ennemis sont gens à tout risquer quand ils verront s’évanouir peu à peu leurs chances normales de se tirer d’affaire.

Reste, une fois le petit corps expéditionnaire débarqué et installé dans sa conquête (je mets à dessein les choses au pis), la difficulté de l’y faire vivre, de l’y maintenir en le ravitaillant au fur et a mesure de ses besoins ; mieux encore, de le renforcer peu à peu et de lui donner les moyens d’entreprendre réellement une action sur notre littoral. C’est là que l’on en revient à la nécessité de la bataille navale, et l’on sait ce que je pense du résultat de cette rencontre. Peut-être, toutefois, réussirait-on à organiser un service de blockade runners entre l’Allemagne et ce corps détaché à l’aventure. Mais combien précaires seraient ces communications, si rapides et si habiles que fussent les navires qu’on y emploierait ! On l’imagine aisément. Et bientôt, les Anglais et nous, nous mettrions fin à l’ « exploit » en allant forcer et capturer dans son île, ou sa presqu’île, l’audacieux envahisseur.


Mais, — soyons logiques, — si nous acceptons comme réalisable cette entreprise sur le littoral français de l’Atlantique, il est difficile de ne pas accepter aussi l’éventualité de l’entrée de la force navale que nous considérons dans la Méditerranée. Ce ne serait que 400 milles de plus à faire pour atteindre Gibraltar, et si l’on avait, comme je le disais plus haut, réussi à devancer de trois jours, moins même, les flottes anglaises, celles-ci n’arriveraient pas à temps pour engager, vers Trafalgar, une nouvelle et décisive bataille. Le détroit serait défendu, sans doute ; pas aussi bien, cependant, que le Pas de Calais. Les circonstances géographiques et hydrographiques ne s’y prêtent pas.

Les Allemands trouveraient-ils bientôt, du moins, une concentration imposante de forces navales capables de leur barrer la route et de les détruire ? Oui et non. Ce n’est point du tout certain. Il y a la flotte autrichienne qui ne se laisserait pas oublier dans cette affaire compliquée dont son chef, l’archiduc Karl-Stephan, entretenait, en février dernier, l’Etat-major naval de Berlin et le prince Henri de Prusse. Je n’entreprendrai pas, — ce serait beaucoup trop long, — de débrouiller les fils d’un écheveau stratégique aussi enchevêtré ; et d’ailleurs, quand on effleure des questions de ce genre, il convient de se tenir dans les généralités. Ce que je puis dire, c’est qu’il n’est pas si aisé qu’on le pense, d’abord, — stratégiquement, — d’opérer à point nommé des concentrations exactes d’escadres dispersées, dont tous les élémens ne sont pas toujours prêts à marcher simultanément et qui ne sauraient se dégager, là, tout de suite, sur un simple signal de T. S. F., des opérations essentielles où elles se trouvent engagées ; en second lieu, — tactiquement, — de se mettre en travers de la marche d’unités rapides et bien armées, vigoureusement conduites d’ailleurs, et qui veulent absolument passer. On peut les canonner certainement, les torpiller... peut-être ; les avarier gravement, les couler même, si la fortune s’en mêle ; mais on ne peut les arrêter net, les fixer, comme on le fit quelquefois dans certains combats de la marine à voiles [2].

Les transports eux-mêmes auraient des chances de passer. Grâce à leur très petit nombre, les unités de combat pourraient les encadrer et les soustraire aux coups les plus dangereux en les plaçant au centre de l’intervalle entre deux colonnes.

Mais à quoi bon tout cela ? Que viendrait donc faire en Méditerranée cette escadre rapide, sans doute, mais trop faible pour y jouer, même réunie à la flotte autrichienne, un rôle prépondérant, puisque aussi bien la supériorité numérique resterait aux Franco-Anglo-Italiens, même avant l’arrivée des Home fleets un moment déroutées ? S’agirait-il donc de se faire enfermer dans l’Adriatique et bloquer étroitement à Pola ou à Cattaro ? Et ces 18 ou 20 000 hommes de débarquement, à quoi serviraient-ils ? Pour les joindre aux Autrichiens du Carso, de l’Istrie ou de l’Albanie, point n’était besoin de les exposer aux dangereux hasards d’une telle traversée...

Certes ! — Aussi n’est-ce point l’Adriatique qui serait, en pareille conjoncture, l’objectif de nos adversaires, ni, davantage, les rives orientales de l’Egée, ou celles de la mer Syrienne. Je crois que je puis m’en fier à la pénétration des lecteurs de la Revue pour déterminer le point où, rapidement mis à terre, ce petit corps allemand suffirait pour provoquer, non point un mouvement populaire, — et encore, qui sait ?... — mais un mouvement politique et militaire en faveur des empires du Centre.

Et quant aux conséquences de ce coup d’audace, il est, n’est-ce pas ? inutile de les développer. Elles seraient considérables. J’ajoute que l’escadre allemande, — si elle réussissait décidément à déjouer les manœuvres des flottes alliées pour l’intercepter, — trouverait aux Dardanelles un refuge assuré. Bien mieux, ralliant à Constantinople le Gœben et le Breslau, encore à peu près valides, dit-on, malgré leurs avaries, elle serait en mesure de disputer énergiquement la Mer-Noire à l’escadre russe.


Ai-je besoin de dire, de répéter qu’en tout ceci j’ai mis les choses au mieux pour nos adversaires et que la réussite d’une opération aussi téméraire supposerait un concours de chances heureuses qui ne se produit guère dans le cours ordinaire des choses. Mais c’est assez, il me semble, que le succès ne soit pas absolument impossible pour qu’il y ait intérêt à en étudier de près les ressorts. C’en est un très fort, très solide, que l’avantage d’une grande vitesse longtemps soutenue, et cet avantage, nous n’avons pas le droit de le refuser a priori à nos adversaires. Les Alliés le possèdent d’ailleurs aussi bien qu’eux.

La vitesse ! La vitesse, avec une puissance offensive et défensive suffisante, caractéristiques essentielles des « croiseurs de combat... » avec cela, que ne peut-on entreprendre ?


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. J’emploie la dénomination consacrée par l’usage. En réalité, la bataille rangée du 29 mai 1692 eut lieu au large de la pointe du Cotentin appelée Barfleur. Ce n’est que le 2 juin que six de nos vaisseaux échoués à La Hougue furent, après une belle défense, incendiés par l’ennemi.
  2. Par exemple Nelson, sur le Captain, au combat du cap Saint-Vincent contre la flotte espagnole (1791) et Lucas, sur le Redoutable, — contre le Victory de Nelson, justement, — à Trafalgar.