La Vue/La Source

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 181-236).




LA SOURCE




Tout est tranquille dans la salle où je déjeune.
Occupant une place en angle, un couple jeune
Chuchote avec finesse et gaieté ; l’entretien,
Plein de sous-entendus, de rires, marche bien.
Seul, appuyant ses bras noblement sur sa table,
Un homme, dont la barbe est blanche et respectable,
S’éternise dans la lecture d’un journal.
Un grand américain fadasse se tient mal

Et se renverse sur sa chaise qu’il balance.
Un vieux ménage bien calme mange en silence.
Impatient, j’attends un plat long à venir
Et que j’ai réclamé déjà sans l’obtenir.





Sur ma nappe est posée une haute bouteille
D’eau minérale en vogue ; on la vante, on conseille
Son usage abondant et surtout incessant
Sur un large papier d’un rose caressant
Entourant fixement la bouteille à sa base ;
Un dessin y figure où du monde s’écrase
Aux abords d’une source ; une donneuse d’eau
En tablier, ayant en guise de chapeau
Un nœud de ruban dans les cheveux, sert la foule ;
Elle tient par le fond un grand verre qui coule,
Tant il est plein de l’eau divine qui guérit.

La femme, en présentant le liquide, sourit,
Mettant une fossette à ses pommettes grasses.
Elle est habituée à faire force grâces,
Souhaitant avec des manières le bonjour
À tous les buveurs qu’elle abreuve tour à tour.
Elle ressasse deux ou trois phrases banales
Qui s’appliquent à tous les cas, très générales,
Et qu’elle ne tient pas à varier beaucoup,
Sur la grosse chaleur ou sur le froid de loup.
Un homme tend la main pour atteindre le verre ;
C’est un butor, un gros ignorant terre-à-terre.
Il ne pense qu’à son ventre, qu’à ses repas
Engloutis ou futurs ; il ne s’enflamme pas
Pour le théâtre, pour la prose ou la musique.
Il n’attache de prix qu’au bien-être physique,
Qu’à l’appétit comblé ; la grosse question
Pour lui, c’est le manger et la digestion :
L’univers passe après. Contre lui se tient coite
Une jeune personne indéchiffrable et droite.
Elle baisse les yeux froidement ; elle sort

Du couvent, n’a jamais rien entendu de fort
Et garde une réserve assidue et farouche.
Elle rougit pour un mot, n’ouvre pas la bouche,
Ne tourne pas la tête, endigue son maintien,
Ne répond que par oui, par non, ne touche à rien ;
Elle possède sa grammaire et son histoire.

Des gens, en attendant leur tour avant de boire,
Forment des groupes. Deux ménages s’abordant
Comptent patienter mieux tout en bavardant.
Un des maris est vieux mais cambré ; sa moustache
Retombe fortement sur sa bouche et la cache ;
Il la tripote ; c’est un brave général
Entiché de ses longs exploits, peu cérébral,
Piétinant dans un cercle étroit ; il ne discerne
Pas grand’chose en dehors des faits de la caserne.
Il a, même en civil, un parler sec et bref,
Conservant ses façons tranchantes de grand chef.
Il adore qu’on le traite de dur-à-cuire.
D’après lui le duel est fait pour se détruire ;

Dans les rencontres, quand on le prend pour témoin,
Il trouve que viser à dix pas c’est trop loin.
Le ramollissement fatal, prochain, le guette.
Sa femme maigrichonne et petite, fluette,
A de l’intelligence heureusement pour deux ;
Vivant près d’un époux sot, radoteur et vieux,
Elle le trompe avec quiétude, le berne,
Le fait pirouetter à son gré, le gouverne.
Elle lui conte, avec un luxe approfondi
De détails sur l’emploi de ses après-midi,
Des anecdotes en masse qui sont ses œuvres,
Et lui fait avaler mille et une couleuvres,
Profitant de ce qu’il s’y prête à l’infini.
L’autre ménage est plus sincèrement uni,
Plus solidaire ; l’homme, un personnage grave,
Ne transige jamais sur rien ; il est l’esclave
Des usages reçus, de la tradition,
Croit que le genre humain est en perdition
Pour le triomphe d’une anodine réforme
Qu’il juge désastreuse, inacceptable, énorme.

Il est étroit d’esprit et de cœur, encroûté.
Hypnotisé par sa crainte, il est dérouté
Par une vérité neuve, même criante.
Une invention qui prend le désoriente.
Dans son entêtement fixe de routinier,
Il se cramponne à toute erreur, est le dernier
À conserver intacte une vieille habitude
Qui pour chacun est en pleine désuétude.
Il boude à son premier lancement tout progrès
Et ne l’adopte avec soin que longtemps après.
Sa femme a des bandeaux plats ; sa mise dénote
Un esprit timoré, rigide, de dévote ;
Elle tremble en songeant au fritôt éternel
De l’enfer et voudrait monter tout droit au ciel
Sans quarantaine, sans stage préparatoire
Au milieu des tourments vexants du purgatoire.
Elle se cherche noise en tout ; son confesseur
A fort à faire avec elle ; il est possesseur
De ses secrets les plus privés, les plus intimes.
Elle prend des péchés usuels pour des crimes,

Et ne conquiert jamais la pleine sûreté
Pour sa contrition et pour sa pureté.

Jeune, mais se voûtant beaucoup, un pauvre hère
Est pensif dans la foule, à côté de sa mère
Dont il est l’héroïque et fidèle soutien ;
Tous deux manquent de tout, vivent de presque rien ;
La redingote du fils, luisante, râpée,
Rafistolée avec science, retapée,
Dessine sa maigreur étique d’échalas ;
Il se couche ayant faim et saute des repas.
Il donne pour un prix grotesque, dérisoire,
Quelques rares leçons ; dans la misère noire
Au milieu de laquelle il lutte et se débat,
ll n’a pas un moment bon, délassant, béat.
Il passe force nuits blanches, voit le jour poindre
Sans avoir découvert le vrai moyen de joindre
Les deux bouts ; il est si fortement endetté
Qu’il ne sait pas ce qu’il doit avec netteté.
Parfois découragé, défait, il se dit : « Baste !

Advienne que pourra, bonsoir ! » Forcément chaste,
Il voit, les bras croisés, sa jeunesse s’enfuir
À tire d’aile, sans espoir de la cueillir.
Quand il rencontre dans l’ombre un couple nocturne,
Il soupire, devient renfermé, taciturne,
Et même, s’il est seul, étouffe des sanglots
Qui lui montent à la gorge, déchirants, gros ;
Il contient ses désirs, tâche de les éteindre.
Sa mère résignée, acceptant tout sans geindre,
Prend mille peines pour apporter son écot
Dans le maigre budget ; elle fait du tricot,
S’occupe seule du ménage, raccommode,
Recherche les achats au meilleur compte, brode.
Elle ragaillardit son fils, lui rend l’espoir,
Quand il s’acharne trop à triturer du noir ;
Elle souffre de ses longs tourments, elle l’aime,
Voudrait sa joie… Ils sont tous deux du pays même
Et contrastent avec l’élément étranger ;
Ils supposent toujours que leur sort va changer,
Attendent, au milieu de leurs tracas, l’aurore

D’une existence moins dure.

Un homme pérore
Dans un groupe ; c’est un arrogant freluquet
Qui fait grand cas de son prétentieux caquet ;
Il se complaît dans sa sottise, aime le monde
Où peut s’épanouir et trôner sa faconde ;
C’est un esprit railleur, creux, superficiel ;
Pour lui, parler beaucoup, voilà l’essentiel.
Il s’arrange une vie agitée, inutile,
Fait des visites par douzaines, dîne en ville,
Est célèbre par les cotillons qu’il conduit,
Se documente sur le mouvement, le suit
Ou le précède, quand il peut, mettant sa gloire
À lancer une mode. Il a pour auditoire
Trois femmes comme il faut : deux sœurs à marier
Et leur mère, imposante et qui semble griller
Du désir de caser tôt sa progéniture
Qu’elle garde de son mieux ignorante et pure ;
Elle s’immisce chez les gens tant bien que mal,

Voulant conduire à tout prix ses filles au bal ;
Elle leur dicte leurs rôles, se décarcasse,
Trouve, quand il le faut, spirituel, cocasse,
Le candidat le plus gauche, le plus serin ;
Elle, ordinairement revêche comme un crin,
Découvre toutes ses dents, cajole, embobine,
Se sert de l’infaillible amour-propre, combine
De longs rapprochements qui tous sont les produits
De ses manœuvres, bien que paraissant fortuits.
Elle excelle à courir à la fois plus d’un lièvre
Et ménage tantôt le chou, tantôt la chèvre.
Chaque fois que ses plans avortent, sont déçus,
Son caractère éclate et reprend le dessus ;
Elle serre les poings, peste. Sa fille aînée
Ne respire qu’avec contrainte ; elle est gênée
Dans son corset, voulant au moins dissimuler
Ou même, si c’est en son pouvoir, annuler
Un embonpoint qui la désole ; l’épouvante
De la graisse la suit dans son sommeil, la hante.
Elle surveille son tour de taille de près,

Et guette, son mètre en main, le moindre progrès.
Sans cesse, avec espoir et crainte, elle se pèse
Et croit, en gagnant un kilo, qu’elle est obèse.
Elle retient sa faim, mange comme un oiseau,
Aspire à devenir, quelque jour, un roseau ;
Elle recherche les attitudes pensives.
Sa sœur sourit beaucoup en montrant ses gencives ;
Elle n’entre dans un salon plein qu’en s’armant
À l’avance des mots : très réussi, charmant ;
Elle adopte avec feu l’avis, la préférence
Du dernier qu’elle voit, fait une révérence
Aux dames mûres, sans trouver le moindre mais
À quoi que ce soit en ce monde.

Un grand dadais
De quinze ans est sous la vigilante tutelle
D’un cérémonieux précepteur ; il s’attelle
Péniblement à la besogne ; mal doué,
Il a besoin d’être à chaque instant secoué.
En face d’une page à remplir il renâcle,

Flâne jusqu’au dernier quart d’heure, puis la bâcle.
Il est impossible à prendre, apathique, mou,
N’a pas d’ambition féconde pour un sou,
Manque d’entrain même en vacances ; tout l’assomme.
Son précepteur est un redoutable prud’homme ;
Dans le cas le plus simple il est sentencieux
Et conserve un langage énervant, précieux ;
Il est observateur des règles, susceptible,
Croit, pour le moindre des motifs, être la cible
Des plaisantins ; d’un bout à l’autre des repas
Il fixe son assiette et ne sourcille pas ;
Il s’imagine, dans sa sotte défiance,
Qu’on veut acheter à prix d’or sa conscience.





La source est située à droite, dans le coin
D’un parc resplendissant de fraîcheur et de soin.

S’approchant en biais, au milieu d’une allée,
Une femme très peu visible est installée,
Avec béatitude et nonchalance, au fond
D’une chaise à porteurs ; d’un geste, elle répond
Aux bonjours d’une amie intime qu’elle croise ;
Elle est sommairement coiffée à la chinoise
Et vêtue à la hâte ; elle se rend au bain
Dans un accoutrement improvisé ; sa main
Est fine ; profitant vite de la rencontre,
Elle la sort du fond de ses châles, la montre
Et sourit, ébauchant, sans y penser, des mots
De banalité pure et d’accueil ; les cahots,
Imprimés par la marche égale et cadencée
Des porteurs, bercent et contentent sa pensée ;
Elle ne trouve pas en somme qu’on soit mal
Dans ce bon véhicule antique, original.
Elle est frivole dans le sang ; c’est une tête
De linotte ; elle veut être toujours en fête.
Dans un salon, quand on cherche à la courtiser,
Elle pousse à la roue et tâche d’attiser.

Elle n’admet ni les ennuis ni les entraves,
Évite l’entretien des personnages graves.
Elle suit son caprice, envoyant promener
Ceux qui veulent la mettre au pas, la sermonner.
Le premier des porteurs, énergique, robuste,
A la figure ouverte et sereine d’un juste ;
Il ne formule pas de plaintes sur son sort,
Prend chaque chose par son bon côté, s’endort
Et s’éveille le cœur réjoui ; son salaire
Lui suffit ; du moment que le soleil éclaire,
Il ne voit pas après quoi l’on crierait ; ses doigts
Maintiennent seulement la chaise, dont le poids
Se porte autour de son cou, grâce à des bretelles
Longues, raides, en cuir, plus solides que belles ;
Ses deux épaules sont les réels points d’appui.
L’autre porteur marche en aveugle ; devant lui,
La chaise monte assez pour lui boucher la vue ;
Il devine la route usitée et connue ;
Il s’en rapporte à son camarade et le suit
Sans regarder le sol instable qui s’enfuit

Follement sous ses pieds ; sa physionomie
Se contracte dans son inaction.

L’amie
À qui sont adressés les signaux gais, mutins,
Amusants par leur bonne humeur, presque enfantins,
Qui partent de la chaise est une cancanière ;
Elle court les boudoirs, s’arrange de manière
À savoir, quand ils ont encore du piquant,
Les plus récents on-dit ; puis, en les compliquant,
Elle devance la rumeur et les colporte,
Carillonnant, exprès pour ça, de porte en porte.
Elle a toujours à son service un vrai monceau
De fortes preuves ; quand on lui dit sous le sceau
Du plus profond secret un mystère, elle évente
Au plus vite la mèche ; au besoin elle invente,
Ajoutant un détail imprévu, quand il sied
À l’ensemble ; jamais elle ne lâche pied,
Ne s’embarbouille ni ne s’emberlificote
Dans ses assertions de l’autre monde ; on cote

Ses dires à leur prix juste ; on en fait deux parts,
On en rejette sans scrupule les trois quarts.





À gauche, encombrant la même allée, une bande
Stationne et fait du bruit ; une femme grande
A de la majesté hautaine dans le port
Avec une froideur prudente dans l’abord ;
Elle a, par bonheur pour elle, une forte idée
De sa personne et n’est jamais intimidée.
Elle croit presque tout savoir ; elle est bas bleu
Et ne fait aucun cas des gens qui lisent peu ;
Elle tranche quand on parle littérature.
Ses lettres, sans un mot plat, sans une rature,
N’éclosent qu’après des brouillons laborieux
Où surgissent les tours de phrase industrieux.
Voulant se tenir au courant, elle s’entoure

D’écrivassiers qui sont ses conseils et se bourre
De romans ; pourvu qu’elle aperçoive à peu près
L’intrigue et puisse, quand il faut faire des frais,
Placer son mot, cela suffit ; ses exigences
Ne sont pas celles des hautes intelligences ;
Approfondir, c’est pour elle pur superflu ;
Ce qu’elle veut, c’est dire à tout propos : « J’ai lu… »
Parfois elle met sa main novice à la pâte,
Croit l’inspiration débonnaire, se tâte,
Et le front dans les doigts, l’œil trouble, elle produit
Des vers, pendant au moins la moitié de la nuit.
En ce moment, suivant sa manie, elle cause
Avec un incompris qui se cambre et qui pose ;
Il est plat, mais rempli de venin doucereux ;
Il sourit aux gens, puis s’esclaffe derrière eux.
Le plus mince succès du voisin l’horripile ;
C’est en grinçant des dents à lui seul qu’il empile
Ses manuscrits qui vont s’engouffrer tour à tour
Dans ses tiroirs, sans qu’un d’eux puisse voir le jour.
Il exècre le genre humain, casse du sucre

Sur tous les dos : un tel n’écrit que pour le lucre ;
Un autre est, pour le coup, totalement vidé,
C’est démontrable, c’est acquis, c’est liquidé ;
Un troisième n’est qu’un effronté plagiaire ;
Il s’escrime tantôt sur Paul, tantôt sur Pierre ;
Dans son acharnement de raté bilieux
Il numérote ses griefs, n’est oublieux
D’aucun lointain déboire ; il n’a pas de lacune
Dans les replis de son insondable rancune.
Sitôt qu’un bruit fâcheux circule, il le répand.
Quand on lui parle face à face, il est rampant ;
Il ne redresse la tête et ne devient crâne
Qu’au moment d’allonger le coup de pied de l’âne.
Il écarte de son cercle tout élément
Tant soit peu bénisseur, démonstratif, clément ;
Il exige chez ses familiers la dent dure.

Un gros adolescent, plein de désinvolture,
Cause, le poing sur la hanche, avec un copain
Qui, plus jeune d’un an, lui semble un galopin ;

Le gros adopte des airs de grande importance ;
Il donne son avis, haut, avec insistance,
Prenant auprès des gens mûrs le ton convaincu
D’un homme ayant beaucoup pensé, beaucoup vécu.
Il possède un aplomb splendide, imperturbable,
Et dit plus volontiers : « C’est sûr, » que : « C’est probable. »
Quand on discute, il entre en lice et sur-le-champ,
Ne pouvant rester sans rôle, il choisit son camp.
Bien que jamais personne au monde ne l’écoute,
Il s’entête, il faut qu’il parle coûte que coûte ;
Il élève la voix, risquant des mots d’esprit
Dont seul il goûte la saveur, dont seul il rit ;
Il se croit mis à la plus ravissante mode.
Son ami, maladif, maigre, est son antipode ;
Il reste pendant des heures pleines figé
Par la timidité dont il est afflige ;
Il est embarrassé de ses mains ; quand il bouge,
Il se cogne dans tous les meubles, devient rouge,
Balbutie ; un de ses habituels malheurs
Est de renverser l’eau des vases pleins de fleurs ;

Il a beau se tenir dans son coin, sur ses gardes,
Il recommence.

Trois jeunes filles bavardes
Jabotent longuement ; deux parlent à la fois,
Tâchant de se couvrir, l’une l’autre, la voix ;
La troisième a bien des bonnes choses à dire ;
Elle se tient prête à parler dans un sourire
Et se contente pour le moment d’écouter
Les propos palpitants avant d’en ajouter ;
Elle sait sur les gens des foules d’anecdotes
Qu’elle collectionne au moyen de ses notes.
Elle rédige avec constance son journal,
Consacrant un morceau de style à chaque bal ;
Dans les mois doublement remplis par les voyages,
Chaque soir elle vient à bout de plusieurs pages,
Embellissant les faits de ses excursions,
Enregistrant à la file les passions
Qu’elle fait à tous les pas, de droite et de gauche ;
Elle s’appesantit sur les flirts qu’elle ébauche

Et cultive ; elle suit de près, au jour le jour,
Les phases de ce genre inoffensif d’amour,
Désigne le charmeur par son prénom, relate
Les splendeurs d’un coucher de soleil écarlate,
Admiré pendant un long moment en commun,
Analyse la teinte ardente, le parfum
Et surtout le discret mais éloquent langage
D’une humble fleur donnée à l’improviste en gage
De sentiments profonds, purs, dont le souvenir
Robuste, enraciné, ne doit jamais finir.
Ses deux compagnes sont de bouillantes natures
Sans frein et sans maîtrise ; elles ont des figures
Pleines de passion pour le sujet traité ;
L’une possède un dur profil très arrêté,
Sûr indice de son violent caractère.
Elle a des avis bien nets ; elle déblatère
Volontiers sur les gens ; c’est surtout, eux présents,
Qu’elle trouve les traits sur leur compte amusants ;
Elle s’égaye à leurs dépens et ne recule
Devant rien pour tourner quelqu’un en ridicule.

Elle n’est jamais à court de témérité
Pour camper là, bien en face, une vérité,
Car elle n’a pas la langue au fond de sa poche
Et ne regrette rien des mots qu’elle décoche.
Elle est prédisposée à la lutte ; elle boit
Du lait quand, l’œil perçant et joyeux, elle voit
Sa victime rougir et perdre contenance
En recevant en plein nez une impertinence.
Elle s’acharne avec calme, avec âpreté,
Entreprend l’un sur son manque de propreté,
Le second sur ses yeux rouges et minuscules,
Le troisième sur ses nombreuses pellicules.
Ses patients n’ont plus un semblant de repos,
Elle est toujours prête à l’attaque et sur leur dos.
Elle souligne les tares, monte une scie
Aux déplumés de trente ans sur leur calvitie,
Prétendant que leur crâne impeccable reluit
Avec force, même au beau milieu de la nuit.
C’est toujours le côté faible, l’endroit sensible,
Qu’elle sait dénicher et qu’elle prend pour cible ;

Elle demande au plus resplendissant vieux beau
Si sa teinture ne salit pas son chapeau
Et s’il est plus ou moins raide qu’un automate.
Celle qui parle avec elle est plus diplomate ;
Elle rêve et déjà rêvait, encore enfant,
De faire un mariage énorme, ébouriffant ;
Ce n’est pas la beauté ni l’esprit qu’elle exige
Chez un futur ; sur ce chapitre elle transige,
Se moquant qu’il soit jeune ou vieux, maigre ou dodu ;
Elle accepterait sans broncher un prétendu
Gros comme un éléphant et bête comme une huître,
Pour porter du jour au lendemain un beau titre ;
Elle se marierait même avec un bossu,
S’il était à son gré suffisamment cossu.
Elle a juré d’avoir la place spéciale
Qu’elle convoite sur l’échelle sociale ;
Elle s’occupe fort des questions de rang,
De préséance mal établie et de sang,
Enviant par-dessus tout les impératrices.

Baragouinant dans leur coin, deux institutrices
Patientent, debout et raides, à l’écart,
Tout naturellement mises comme au rancart
Dans cet effacement humble que leur commande
Leur position peu franche ; une est allemande ;
Elle présente un type ingrat, fade, ennuyeux ;
En parlant, elle ferme à chaque instant les yeux,
Allongeant le menton et la bouche ; elle cherche
Ses mots ; elle a besoin qu’on lui tende la perche,
Qu’on l’encourage, qu’on pénètre du regard
Sa pensée ; elle prend une bonne heure un quart
Pour raconter jusqu’à la fin une aventure ;
Son récit est lourd, car elle ne dénature
Jamais la vérité stricte, se donnant tort
Lorsque les preuves sont là ; c’est avec effort
Qu’elle élabore son idée et la formule.
L’autre sacrifiée est anglaise ; elle est nulle ;
Elle rit de tout son cœur du matin au soir ;
Elle rit quand, d’un geste, on l’invite à s’asseoir,

Rit quand on la consulte en lui sucrant sa tasse,
Et rit en acceptant le gâteau qu’on lui passe ;
Quand par hasard un fait cocasse pour de bon
Est conté par un homme en vogue, ayant le don
De dérider les fronts prétentieux et mornes,
Elle en profite ; ses éclats n’ont plus de bornes,
Elle renverse la tête : c’est le bouquet.





Plus près, des gens de tout âge jouent au croquet,
Dispersés, selon leur place, au milieu de l’herbe ;
Une grosse bambine à la mine superbe
S’apprête pour un coup de maillet vigoureux ;
Elle vise, craignant un choc dur, douloureux,
Contre son pied puissant et fixe qu’elle appuie
Sur le haut de sa boule ; en passant elle ennuie
Un de ses compagnons, en s’immisçant un peu,

De la façon la plus traîtresse, dans son jeu ;
Près de sa propre boule instable et qu’elle serre
Sous son pied, elle a mis celle de l’adversaire,
Et compte qu’elle ira loin, grâce au seul bienfait
Du contre-coup dont elle attend un grand effet ;
Elle voudrait, la boule allant flâner au diable,
Que le cas du joueur soit irrémédiable,
Qu’il perde en même temps toute chance de gain
Et tout courage pour reprendre du terrain.
À quelques pas, celui qu’elle trouble et maltraite
Se donne une figure imbécile et défaite ;
Il sanglote comme un idiot et se rend
Volontairement laid et ridicule ; il prend
Des manières et des poses d’enfant qui pleure,
Et, feignant d’essuyer une larme, il effleure
L’extrémité de sa paupière avec son doigt ;
Il s’agite pour qu’on le regarde ; il se croit
Désopilant dans son attitude impayable,
Alors qu’en somme il est purement pitoyable
Et ne provoque qu’un silence universel.

Il fait sans cesse des charges sans aucun sel,
Se posant en joyeux compagnon, en jocrisse,
En boute-en-train ; il faut tantôt qu’il s’ahurisse,
Employant son pseudo-talent de grimacier,
Tantôt qu’il saisisse à pleins bras, par le dossier,
En guise de danseuse, une chaise légère
Et tourbillonne avec elle ; tout lui suggère
Quelque bêtise ; en fait d’esprit fin et nouveau
Il se cogne contre un mur, pleure comme un veau,
Puis rit, l’ayant fait par farce ; à la longue il tape
Sur les nerfs ; quand, par un dur hasard, il vous happe
À l’improviste dans la rue, on ne peut plus
S’en dépêtrer ; les faux-fuyants sont superflus ;
Tout lui va ; qu’on tourne à gauche ou qu’on tourne à droite,
Sa complaisance étant sans limite, il emboîte,
En se frottant gaîment les deux mains, votre pas ;
Il demande en riant s’il ne vous gêne pas ;
On répond la bouche en cœur : « Jamais de la vie ! »
Alors qu’on crispe les doigts avec bonne envie
De le mettre en cinq cent mille petits morceaux.

Une femme postée au milieu des arceaux
Tient paresseusement son maillet sur l’épaule
Et regarde le faux comique qui piaule ;
Dans ses réflexions elle manque de mot
Pour exprimer combien elle le trouve sot ;
Elle n’hésite pas à lui donner la palme
Du grotesque. Elle prend les choses avec calme
Dans l’existence ; elle y regarde à plusieurs fois
Avant de s’agiter et d’élever la voix.
Son verbe est lent ; elle est indifférente et molle ;
Après son copieux diner, elle se colle
Avec un gros soupir béat dans un fauteuil,
Et ne tarde jamais beaucoup à fermer l’œil ;
Un moment elle veut réagir, elle lutte,
Se raidit ; mais bientôt elle se dit : « Ah ! flûte ! »
Et, se laissant aller carrément, elle dort ;
Par intervalles, quand on parle un peu plus fort,
Elle retrouve sa conscience et soulève
Ses paupières de plomb, interrompant un rêve

Plus ou moins décousu, vague, abracadabrant ;
Elle voit remuer un beau parleur sabrant
Choses et gens dans une ardente diatribe ;
Elle en perçoit dans sa somnolence une bribe
Dont le sens traverse à la hâte son cerveau
Changeant la trame du songe ; puis de nouveau
Elle succombe ; alors sa poitrine se gonfle
Et bientôt, se croyant dans son lit, elle ronfle
Peu soucieuse que ce soit ou non poli.

Tout branlant près de sa boule, un vieux ramolli
Ne saisit nettement ni le jeu ni sa règle ;
Jadis il ne passait déjà pas pour un aigle,
Alors qu’il était vert ; l’âge a d’abord restreint
Sa compréhension modeste, puis éteint
Ses dernières lueurs de raison ; il radote,
Ressasse toujours la même unique anecdote
Avec, à des endroits fixes, les éternels
Mêmes faits inouïs et sensationnels ;
Il observe, après son histoire, un intervalle

De trois quarts d’heure, puis recommence ; il avalle
La moitié de ses mots. Quand il marche, à défaut
D’auditeur, il se parle à lui-même tout haut ;
Il tergiverse, fait des haltes, gesticule
Sans conscience du lieu ni du ridicule ;
Souvent il rit d’un air perspicace, entendu,
Semblant se dire à part lui : « Pas mal répondu ! »
Déjà de loin, pendant qu’on vient à sa rencontre,
On s’étonne de sa mimique, on se le montre
Et, pour le désigner mieux, on allonge un doigt
En plein vers lui ; jamais il ne s’en aperçoit,
Tant il s’absorbe dans ses paroles sans suite.
Parfois il est repris de désirs d’inconduite ;
Ses petits yeux se font soudain malicieux
Et scandalisent par leur éclat vicieux ;
Dans sa stagnation inféconde, sénile,
Il retrouve un moment de fougue juvénile ;
Il serait volontiers libertin, égrillard,
Malgré son crâne jaune en bille de billard
Et sa bouche sans dents. Ses parents et parentes

L’entourent âprement à cause de ses rentes ;
La nuit, en rêve, ils voient sa mort et ses écus,
Et le réveil paraît dur ; ils sont convaincus
Que le magot sera rond grâce à l’avarice
Du bonhomme qui se refuse tout caprice
Et s’obstine à couper en quatre les liards ;
Ils l’appellent le plus séduisant des vieillards,
Le saturent de leurs mesquines flatteries,
De leurs attentions et de leurs chatteries ;
Quand sa mine s’altère, ils parlent constamment
De lui dicter à leur idée un testament
Qu’on lui ferait signer juste avant qu’il émigre
Pour l’autre monde ; chaque héritier lui dénigre
Ses concurrents les plus forts derrière leur dos,
Afin de décrocher le morceau le plus gros.

Une femme petite, alerte, impertinente,
Inflexible sur la morale, bassinante,
S’apprête à jouer son coup ; le premier venu
Apprend vite de sa bouche et par le menu

Les malheurs dont sa vie est pleine ; elle se noie
Dans un verre d’eau ; pour un rien elle larmoie
Se déclarant fort a plaindre ; elle change tout
En affaires d’état ; dès l’aube elle est debout,
Car, à peine éveillée, il faut qu’elle gigote ;
Elle commence tôt sa tournée, asticote,
Avec un parti pris de rudesse, ses gens,
Qui tous seraient, à l’en croire, inintelligents ;
Elle invente toujours quelque détail qui cloche,
Prodigue ses sermons, fait la mouche du coche,
Va fourrer dans tous les coins le bout de son nez ;
Quand elle commence à rager, on pense : « Assez,
Tais-toi donc, j’ai compris ! » et pendant qu’elle crie
Tout bas on hurle, on la tutoie, on l’injurie ;
On dit : « Fâche-toi fort, avale-moi tout cru ! »
En gardant un air froid ; quand elle a disparu
Avec un dernier mot net, en claquant la porte,
C’est un vrai changement à vue ; on se comporte
Tout autrement ; sans bruit on lui montre les poings
En avançant la lèvre et le menton, à moins

Que, prenant tout à coup la gracieuse pose
De la danseuse à la fin de l’apothéose,
Et qu’imitant aussi son sourire agaçant,
Non sans le rendre plus niais, plus grimaçant,
On n’envoie à travers le mur une série
De baisers bêtes, tout en murmurant : « Chérie ! »





Un étang endormi dans le parc, assez loin,
Disparaît presque sous les arbres ; dans un coin
Une barque solide et large est amarrée ;
Elle vient d’être, à la minute, accaparée
Par des gens venus en flânant au bord de l’eau ;
Un homme qui se croit irrésistible et beau
Est le premier à bord ; une femme dotée
D’un embonpoint gênant qui la rend empotée

S’appuie, en s’embarquant à son tour, sur la main
Qu’il lui tend avec force ; il est poseur et vain,
Ne tarit pas sur ses innombrables conquêtes,
Raconte comment il tourne toutes les têtes ;
Il prend, en parlant des femmes, le ton railleur
Des blasés, perd beaucoup de temps chez le tailleur,
Fait des effets de torse à chaque promenade.
Il aime les gants clairs, se met de la pommade,
Offre le type du parfait garçon coiffeur
Tout reluisant pour son dimanche ; il est gaffeur,
S’entend comme pas un à lâcher une bourde
En criant, comme si l’assemblée était sourde ;
Il se lance gaîment, met les pieds dans le plat
Avec confiance en lui-même, avec éclat,
Et plus on rit de son impair plus il patauge,
S’imaginant qu’il a du succès ; on le jauge
Du premier coup, tant son port est celui d’un sot.
Il ne peut jamais rien comprendre à demi-mot,
Ignore encore l’art de lire entre les lignes,
Reste ébaubi devant les gros yeux et les signes ;

On a le temps, avant qu’il ait enfin saisi,
De mettre, en s’énervant, tous les points sur les i ;
On cite ses meilleurs pataquès ; on se gausse
De son air et de sa vantardise. La grosse
Qui met le pied dans la barque en pesant sur lui,
Lutte de toutes ses forces contre l’ennui ;
Elle n’arrive pas à tuer ses journées,
Et termine toujours trop vite les tournées
Qu’elle s’impose, sans en avoir grand besoin,
Chez les marchands dont les boutiques sont très loin.
Elle reste un moment stupéfaite, incrédule,
Quand elle jette un prompt coup d’œil sur la pendule
Et découvre qu’il n’est qu’onze heures dix, alors
Qu’elle espérait déjà midi sonnant ; dehors
Elle s’assomme, à la maison elle s’assomme ;
Elle prend le parti, souvent, de faire un somme
Et dit en s’éveillant une heure après : « Ma foi
C’est toujours ça de pris ! » elle ne sait à quoi
S’occuper ; bravement elle essaye de lire,
Mais au bout d’une page ou deux elle s’étire,

Baille, se lève, marche en tapant fort du pied,
Redevient à peu près lucide, se rassied,
Reprend son livre, tend sa pensée et se plonge
Jusqu’au cou dans la sombre intrigue ; elle prolonge
L’épreuve, écarquillant péniblement les yeux,
Sans réussir beaucoup plus mal ni beaucoup mieux ;
Le texte, de nouveau, danse, se désagrège ;
Elle se lève encore et refait son manège,
Puis relit un passage ; après plusieurs essais,
Toujours suivis du même et croissant insuccès,
Elle y renonce et dit, l’œil au ciel : « Sainte Vierge,
Que je m’ennuie ! »

À deux pas d’elle, sur la berge,
Un homme conte, non sans prendre un air malin,
Une histoire des plus piquantes dont la fin
Promet d’être au plus haut point imprévue et verte ;
Une femme l’écoute ; elle a la bouche ouverte,
Conservant un demi-sourire, et ne perd rien
Dans les émoustillants détails ; elle aime bien

Les racontars à fond leste ; elle n’est pas prude,
Et se fâche pour tout de bon quand on élude
Ses questions sur tel passage trop gaulois
Qu’elle a fait répéter, sans le saisir, trois fois.
À table, à côté d’un bon voisin elle pouffe,
Met sa figure dans sa serviette, s’étouffe,
Avale de travers et pleure en écoutant
Quelque chose de bien cru, de bien dégoûtant.
Elle s’exerce à tout propos ; avec sa riche
Imagination qui trotte, elle déniche
Un double sens à peine intelligible, affreux,
En tous cas fortement tiré par les cheveux,
À la phrase la plus simple, la plus banale
Qu’elle rend à plaisir inconvenante et sale.
Elle collectionne un tas de jeux de mots
En honneur dans le grand monde des calicots.
Sa tournure d’esprit écœure, est trop commune ;
Par moments, pendant qu’on parle, elle est dans la lune,
Néglige le sujet traité, ne prend plus part
À la discussion, s’isole ; son regard

Se fixe au loin, devient insaisissable, terne ;
C’est qu’elle pense à la dernière baliverne
Qu’elle a contée à voix basse, et dont un détail
Se transmet seulement derrière l’éventail.
L’homme qui lui débite une histoire est sans gêne ;
C’est un vieillard sanguin, solide comme un chêne ;
Il n’a jamais souffert d’un malaise ; il fera
De très vieux os et, sans scrupule, enterrera
Les plus pressés de ses héritiers ; il ne mâche
Ses paroles pour qui que ce soit et vous lâche,
En pleine table, son plus sonore juron.
Il se vante d’avoir fait un fameux luron
Au temps échevelé de sa belle jeunesse ;
Il pense à son joyeux passé, brode sans cesse
Sur le thème de ses aventures d’amour :
Il ne lambinait pas, conquérait tour à tour
Fillettes d’atelier, mondaines, maritornes,
S’amusait bien quand il faisait porter des cornes
Aux maris, qui jamais n’y voyaient que du feu,
Tant il savait cacher habilement son jeu.

Il fait rapidement connaissance, tutoie
Tout le monde ; quand ça lui plaît, il vous rudoie,
Vous invective avec des termes de son cru ;
Dans le fond il est bon enfant, quoique bourru ;
Il a l’horreur des grands airs à cérémonie
Et se demande dans quel but on s’ingénie
À cultiver ce qu’on appelle le bon ton ;
Quand il va dîner en ville, il reste en veston,
Sans vouloir même d’un solide coup de brosse ;
Il se contente à bon marché, n’a pas la bosse
Du luxe et réfléchit fort peu sur la fraîcheur
De sa cravate.





Au bord de l’étang un pêcheur
Est figé dans sa pose anxieuse, immobile,
Et s’applique à ne faire aucun bruit ; le temps file

Sans qu’il attrape grand’chose ; il est petit, gros
Et gêné de partout ; sa tournure, de dos,
S’élargissant toujours vers le bas, est comique ;
C’est un inoffensif ; jamais il ne se pique
Quand, suivant une noble habitude, on le prend
Comme tête de turc ; dans sa candeur il rend
Le bon pour le mauvais, est le premier à rire
Quand, s’approchant à pas de loup, on lui retire
Sa chaise au bon moment, afin qu’il tombe assis,
En se faisant un mal affreux, sur le tapis.
On lui fait croire qu’une intrigante l’adore,
Et, profitant de son absence, on collabore,
Pour rédiger en style ardent un billet doux
Lui fixant en plein air, la nuit, un rendez-vous ;
On souligne : « Attendez sans bruit qu’on vous accoste. »
On met la lettre sans signature à la poste ;
Il la lit longuement, la place sur son cœur
En prenant un petit air dégagé, vainqueur,
Sifflote entre ses dents, ne dit rien à personne ;
En attendant que l’heure inoubliable sonne,

Il remonte dans sa chambre se faire beau,
Se demande devant la glace quel chapeau
Lui va le mieux, revêt son plus récent costume,
Passe du temps à sa coiffure, se parfume,
Se cambre pour avoir l’air mince, met de l’art
Dans les plis de son gros nœud de cravate, et part ;
Il repasse tout bas les histoires nombreuses,
Tantôt fades, tantôt légères ou scabreuses
Qui se répètent sur les gens, et qu’on entend
Embellir chaque fois ; il n’est pas mécontent
En pensant que bientôt on narrera les siennes ;
Il ne sait pas que par les fentes des persiennes,
Pendant qu’il fait de beaux rêves, des paires d’yeux
L’épient, et que des fous rires malicieux
Signalent les premiers pas de son escapade.





Non loin de là, des gens partent en promenade,
Tous installés sur des ânes fringants ; ils vont
À gauche, en obliquant quelque peu vers le fond ;
Une femme à grand nez, sèche, dégingandée,
Ouvre la marche ; on l’a plusieurs fois demandée
En mariage ; dans certains cas son argent
Pouvait suffire pour rendre très indulgent
Sur son physique ; elle a repoussé chaque avance,
Chérissant par-dessus tout son indépendance ;
Elle voyage à sa guise et quand ça lui plaît,
Quitte un endroit sitôt qu’elle le trouve laid,
N’a personne pour mettre obstacle à son caprice.
Elle s’agite sans cesse, aime l’exercice
Et se distingue dans tous les genres de sports.
Aux jeux d’adresse elle est l’émule des plus forts.

Elle s’adonne avec passion à l’escrime ;
Au moment de certains assauts son nom s’imprime
Dans les journaux ; en outre elle boxe à ravir
Et prétend que cela peut un jour lui servir.
C’est une téméraire et savante écuyère ;
Elle cultive la haute école, préfère
Les chevaux franchement méchants et vicieux
À ceux dont le petit trot est délicieux ;
Souvent elle entreprend le périlleux dressage
D’un cheval jeune ; dès qu’elle l’a rendu sage
Elle cesse de s’en occuper ; le galop
La grise ; elle s’emballe en méprisant par trop
Le danger ; elle étend imprudemment la zone
De ses excursions au loin ; en amazone
Elle est heureuse, vit, respire à pleins poumons,
Trouve l’univers bien fait et les hommes bons ;
Pour sauter plusieurs fois un obstacle elle est crâne,
Disant toujours qu’il est trop bas.

Le second âne

Porte un homme qui fait volontiers le fendant ;
Il adore le mot « moi », n’a pas son pendant
En fait d’aveuglement fat et d’outrecuidance.
Il laisse entendre, par quelque phrase qu’il lance
Négligemment, qu’on lui dévoile les dessous
Des faits du jour ; il a d’importants rendez-vous
Chaque fois qu’il vous quitte, et soi-disant il puise
Même aux sources les plus secrètes, à sa guise,
Les gens puissants n’ayant rien de caché pour lui.
Quand vous avez besoin d’une aide, d’un appui,
Il se met en avant, vous propose une lettre
Que vous n’aurez qu’à tout tranquillement remettre,
En usant de son nom magique, au gros bonnet
Qui peut le mieux vous être utile et qu’il connaît.
Il a partout du monde influent dans sa manche,
Hausse facilement les deux épaules, tranche.
Les renseignements qu’il donne sont les plus frais,
Les seuls aussi qui soient rigoureusement vrais.
Parfois, en conservant un visage de marbre,
On le fait le mieux du monde grimper à l’arbre ;

On le conduit avec douceur et par la main,
Après quelques adroits détours, sur le terrain
De ses souvenirs pleins d’événements ; sans rire
On l’amène, en prenant un air sot, à redire
Pour la centième fois tel célèbre incident
Dont il fut le premier et discret confident ;
Il se prend à merveille au piège, marche ferme,
N’omet pas un détail, ne change pas un terme,
Rabâche sur un ton protecteur, assuré,
L’histoire que d’avance on a gaîment juré
De lui faire enfiler jusqu’au bout. Il exulte
Quand, l’attirant seul à l’écart, on le consulte ;
Il répond du premier coup, ajoutant plus bas
Qu’il saura toujours vous tirer d’un mauvais pas.
Il coupe brusquement la parole, professe
Au hasard sur tous les points, pérore sans cesse.
On aime lui donner un formel démenti
Quand il s’est pendant trois quarts d’heure appesanti
Sur une question qu’il croyait sans contrôle ;
Sa contenance du premier moment est drôle,

Mais elle dure peu ; pour ne pas avoir tort,
Il se met à parler plus que vous et plus fort.
Il prétend toujours être affublé d’une escorte
De jeunes gens qui font antichambre à sa porte ;
Car il entre dans ses glorieux attributs
D’étayer, grâce à sa surface, les débuts
De blancs-becs qu’il présente, introduit et pilote ;
C’est pour eux et d’emblée une excellente note
D’être recommandés par lui ; les plus obscurs,
Les plus mal partagés comme attaches sont sûrs
De faire leur chemin du moment qu’il les pousse.

Un enfant penché sur sa selle se trémousse,
Trouvant le pas, en fait d’allure, par trop lent ;
il est remuant au possible, turbulent,
A des inventions insupportables, bouge,
Saute et gambade sur les meubles, devient rouge,
Vous assomme de ses questions, brise tout,
Met la plus sainte des patiences à bout,
Écrase avec son pied droit chaque fois qu’il crache.

Il entre avant vous dans votre chambre, se cache,
Puis, le moment venu, s’avance à pas de loup
Pendant que vous lisez ; il rampe et tout à coup
Surgit en poussant un cri de bête féroce ;
Vous sautez en l’air, pris d’une frayeur atroce,
En appliquant les deux mains à l’endroit du cœur.
Il est rempli de son importance et moqueur,
Accueille les cadeaux en faisant la grimace,
Plaisante les amis et leur répète en face
Qu’un tel, la veille encore, a redit derrière eux,
Qu’ils avaient le dos rond ou la poitrine en creux.
Quand une vénérable et douce vieille dame,
L’examinant avec condescendance, entame
Un colloque avec lui, l’appelant « mon mignon »,
Il riposte par un trait sur son faux chignon
Qu’on a glorifié le matin même à table
Par de l’esprit facile à comprendre, abordable.
Il sait tous les gros mots, apprend on ne sait où
Des intonations, des gestes de voyou ;
Il met les mains dans ses poches, se cambre, siffle.

Quand il est près de sa bonne, il tousse, renifle,
Et dit bien haut avec dégoût : « Pouah ! je m’en vais,
J’ai mal au cœur, peut-on sentir aussi mauvais ! »
Puis, en gagnant la pièce adjacente, il se bouche
Le nez avec deux doigts, tout en pinçant la bouche,
Pour ne pas absorber l’asphyxiante odeur.
Il traite méchamment du haut de sa grandeur
Les domestiques ; par impertinence pure
Il a toujours pour eux quelque parole dure ;
Il leur dit qu’ils ne sont bons qu’à vider les seaux
Et qu’ils méritent à peine les vieux morceaux
Qu’on trouve indignes des chiens galeux ; il insiste
Sur le côté de leur vie humiliant, triste,
Leur fait comprendre très crûment qu’ils auront beau
Grincer des dents, toujours ils seront au niveau
Des esclaves qu’on fouette et des bêtes de somme ;
En présence de quelque étranger il les somme
De finir vite leur ouvrage, et, sur un ton
Railleur, dit qu’on devrait se munir d’un bâton
Pour mener lestement aussi stupide engeance.

Après lui vient un gros homme d’intelligence
Problématique, mais bon comme du bon pain ;
Il ne devine aucun stratagème ; le gain
D’un pari l’embarrasse : il rougit et s’excuse
D’avoir raison ; on sait qu’il croit tout, on en use ;
Il a toujours un tas d’éhontés chenapans
Qui s’accrochent avec effronterie aux pans
De son habit ; dans les cas urgents il accepte
Le motif le plus mal trouvé, le plus inepte.
Quand un fourbe paraît, la figure à l’envers,
Il va vers lui, les yeux immensément ouverts,
Et demande, anxieux : « Quoi donc ? quelle nouvelle ? »
L’autre clame qu’il va se brûler la cervelle
Pour une somme trop forte perdue au jeu ;
Aussitôt il s’effare et riposte : « Ah mon Dieu ! »
Puis il songe qu’il faut à tout prix qu’il empêche
Un tel malheur ; il fait asseoir l’homme, le prêche,
Le fixe en plein dans les yeux, se donne du mal ;
Sous prétexte de lui remonter le moral,

Il le rudoie un peu, réveille en lui la fibre
De l’amour paternel, lui dit qu’il n’est pas libre
De disposer à la légère de ses jours ;
Prudemment il aborde, après mille détours,
La question brûlante et scabreuse entre toutes
D’un rapide secours d’argent ; il a des doutes
Sur l’à-propos et sur l’imminent résultat
De sa démarche ; il craint une insulte, un éclat,
Prend des précautions, évite avec angoisse
Le mot trop violent qui rabaisse et qui froisse ;
Il croit toujours que l’autre, en comprenant soudain
Qu’on l’accuse d’avoir voulu tendre la main,
Va se lever et dire : « Ah ça ! mais pour qui diantre
Me prenez-vous ? » tout en se boutonnant ; il entre
Dans les détails de mille incidents étrangers
À l’affaire, voulant reculer les dangers
De l’explication ; enfin, en vrai timide,
Il prend brusquement son élan et se décide ;
Baissant les yeux devant ceux de l’homme, il lui dit
Qu’il tient à mettre sa fortune et son crédit

Entre ses mains, pour qu’il règle tout, quelque énorme
Que soit la dette ; l’autre hésite pour la forme,
Dit : « Véritablement… je ne sais si je peux…
Si je dois… » voulant faire acte de scrupuleux ;
Sa résistance est faible, indécise, mollasse ;
Il empoche bientôt les billets en liasse,
Sans même poser la question : « Prêt ou don ? »

À la queue, une grosse et bruyante dondon
Qui se croit simplement grassouillette, un peu forte,
Cause avec deux âniers à pied qui font escorte
À la bande ; la grosse a constamment trop chaud,
Tant elle participe à tout et parle haut.
Dans une loge elle est mal à l’aise, s’éponge,
Souffle, s’évente fort dans la figure, allonge
Les bras pour décoller ses manches de sa peau ;
Sa phrase habituelle est : « Je suis tout en eau. »
Elle est exubérante, agitée et bavarde,
Se moque un peu de la vérité qu’elle farde
Sans scrupules quand il faut donner plus de sel

Au dernier bruit qui court, dit-on, sur tel ou tel.
Après quelques essais malheureux on renonce
À formuler la plus laconique réponse,
Car jamais elle n’en accorde le loisir ;
Avec elle on n’a qu’à béatement choisir
Entre écouter comme au spectacle, bouche close,
Ou penser sans aucun risque à toute autre chose,
En opinant des yeux pour toujours avoir l’air
De trouver ce qu’elle a dit parfaitement clair.
Au bout d’une heure, par hasard, elle découvre
Un sujet oublié, vierge ; aussitôt elle ouvre
De grands yeux, tape sa cuisse et dit : « C’est trop fort ! »
S’étonnant de n’avoir pas commenté la mort
D’une amie, admirable épouse et bonne mère,
Qu’on a mise au tombeau la veille ; elle énumère
Ses impressions sur tout, en les délayant :
Le mari, pâle et l’œil hagard, est effrayant ;
Il erre à travers les couloirs, méconnaissable,
Refuse de se mettre une minute à table ;
En quatre jours et trois nuits il a pris dix ans ;

Il reste courageux, garde tout en dedans ;
Par antithèse, la fille de la défunte
Ne salit pas beaucoup de mouchoirs, n’en emprunte
À personne et ne prend pas la précaution
De feindre même la plus mince émotion ;
Elle aurait peur de perdre une seule bouchée,
Est plus que jamais blanche et rose et s’est couchée
Toutes les nuits de bonne heure ; en outre, elle joint
La convoitise à la sécheresse ; un seul point
L’inquiète : savoir ce que la morte laisse ;
Elle ne songe qu’au testament ; elle baisse
À juste titre dans la saine opinion
Des gens droits qu’une aussi grande réunion
De sentiments mauvais blesse ; car sa conduite
Est connue ; un pareil manque de cœur s’ébruite ;
On s’indigne de son attitude qui sort
De l’ordinaire, au point de lui faire du tort.





Un homme, voulant lire à loisir une lettre,
A pris soin de chercher sa place et de se mettre
À l’écart ; il s’absorbe, immobile et debout.
Il n’abandonne rien au hasard, pèse tout.
Pour l’affaire la plus simple, il faut qu’on lui montre,
En s’appuyant sur des faits, le pour et le contre.
Il attend qu’un projet élaboré soit mûr
Pour se lancer autant que possible à coup sûr.
Il est, sans vouloir s’en rendre compte, égoïste,
Et le laisse voir à chaque phrase ; il est triste
Quand personne ne vient s’inquiéter de lui ;
Il ne peut supporter une charge, un ennui,
S’hypnotise sur ses malaises, s’étudie,
Est aux cent coups pour un semblant de maladie,

S’attendrit volontiers sur lui-même ; un bobo
L’affole, en lui faisant entrevoir le tombeau ;
Il veille à la couleur de sa langue, se drogue,
Se tâte fréquemment le pouls ; le dialogue
Avec lui tourne sans cesse autour de ses maux ;
Il s’acharne tant qu’il peut sur ces animaux
De médecins : tous des ânes ; dès qu’il effleure
Un sujet concernant son infortune, il pleure,
Et, pour montrer qu’il est sincère, il laisse choir
Quelques larmes, avant de tirer son mouchoir.





Tout à coup, une main ahurissante et leste,
Avant même que j’aie en rien prévu le geste,
Déplace vite la bouteille, de façon
À laisser plus de champ libre ; c’est le garçon

Qui s’empresse et m’apporte un plat bouillant qui fume.
L’américain, vautré plus que jamais, allume
Un cigare ; le couple émoustillé, là-bas,
Chuchote toujours des choses qu’on n’entend pas.