La Statue sonore de Memnon

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 208-228).

LA
STATUE SONORE DE MEMNON

Les pharaons des dynasties primitives faisaient élever, en avant de la pyramide, destinée à leur servir de tombeau, une chapelle où on leur rendait un culte après la mort.

Plus tard, sous le Nouvel-Empire thébain, ces cénotaphes prirent une importance considérable et devinrent des temples somptueux sur les parois desquels les souverains firent sculpter et peindre les fastes de leur règne.

Les édifices de ce genre dont on voit encore les ruines sur la rive gauche du Nil sont, par ordre chronologique : le temple de la reine Hatasou[1], à Deïr-el-Bahari ; celui de Seti Ier[2], à Gournah ; le Ramesséum dont les parois nous racontent les exploits de Sésostris[3], et enfin le temple de Ramsès III[4], à Médinet-Abou. Entre ce dernier et le Ramesséum, à peu près à égale distance de chacun, une tranchée a été pratiquée dans les premiers contreforts de la chaîne libyque, et de là, jusque fort avant dans la plaine, le sol est jonché de nombreux vestiges : stèles, bas-reliefs, tambours de colonnes, etc., provenant de l’Aménophium, cénotaphe que le roi Amenhotep III[5]fit élever en son honneur. De ce temple, aujourd’hui disparu, il n’est resté debout que les deux statues colossales qu’on voit, de nos jours encore, dans la campagne thébaine et dont celle du nord est connue sous le nom de colosse de Memnon. Par suite de la propriété qu’elle possédait jadis de faire entendre un son, dès qu’apparaissaient les premiers rayons du soleil, cette statue acquit une grande célébrité. Depuis Néron jusqu’à Septime Sévère, c’est-à-dire pendant une période d’environ cent cinquante ans, elle vit accourir, de tous les points du monde romain, des milliers de voyageurs pour entendre sa voix mélodieuse, que l’on croyait d’origine divine. La restauration du colosse ayant mis fin à sa vibration, l’enthousiasme se calma peu à peu et un oubli de quatorze siècles succéda à la plus retentissante renommée.

Ce fut seulement à l’époque de la Renaissance, que la statue merveilleuse attira, à nouveau, l’attention des savans. Scaliger, Marsham, Van Dale et plusieurs autres en parlèrent dans leurs écrits ; mais, faute de documens et ignorant qu’elle existait encore sur les bords du Nil, ils se bornèrent à répéter les antiques récits. Périzonius imita ses devanciers et, sans tenir compte des listes de Manéthon, il considéra le nom d’Amenhotep comme un symbole et mit en doute l’existence de ce pharaon, parce qu’il n’était pas mentionné dans le catalogue des rois thébains, dressé par Ératosthène.

Pendant son voyage en Orient, Pococke releva le dessin des deux colosses dont l’un, celui du nord, a les jambes couvertes d’inscriptions. Leur déchiffrement démontra qu’elles se rapportaient à la fameuse statue sonore et confirma le témoignage des anciens voyageurs sur la réalité de la voix memnonienne, sans toutefois en expliquer la cause. D’autres inscriptions rapportées par Norden complétèrent les premières.

Mettant à profit ces nouveaux élémens, Jablonski[6]fit, sur le même sujet, un travail d’ensemble d’une grande érudition, mais dépourvu de critique et embrouillé par des étymologies plutôt fantaisistes. Après lui, d’autres érudits voulurent, à leur tour, expliquer ce qu’était exactement cette statue dans laquelle Bruce avait reconnu un nilomètre. Dupuis[7]la considérait comme une représentation du Jour, alors que Langlès en faisait l’emblème du soleil équinoxial. Certains y voyaient un symbole flottant entre le jour et la nuit ; un cycle annuel de cantiques quotidiens, l’harmonie retentissante des sphères, etc. Un autre, croyant que les Égyptiens s’en servaient comme de gnomon pour indiquer les saisons au moyen de l’ombre, détermina, par un calcul trigonométrique, la longueur de cette ombre à l’heure de midi, à l’époque des équinoxes et des solstices. La plupart, mettant en doute sa propriété sonore, l’attribuaient à la supercherie et s’évertuèrent à décrire le mécanisme qui servait à produire la voix miraculeuse.

Dans sa Dissertation sur la statue vocale de Memnon, Letronne, il y a environ trois quarts de siècle, fit justice de ces opinions erronées. Non seulement il réfuta les argumens de Langlès et des auteurs qui avaient écrit sur le même sujet, détermina l’époque exacte à laquelle la statue cessa de se faire entendre, mais, grâce à une savante reconstitution des inscriptions, à une étude critique de chacune d’elles, il put aussi en fixer la date et donner, en quelque sorte, le caractère des personnes qui les avaient gravées. N’ayant rien à reprendre à ces appréciations judicieuses, nous n’y avons rien changé. En revanche, en dépit des inscriptions qui accusent Cambyse de la mutilation du colosse du nord, Letronne l’attribua à un tremblement de terre. Sans vérifier l’affirmation de l’éminent archéologue, on a accepté ses conclusions qu’il est difficile d’admettre quand on a vu le monument. Durant un long séjour en Thébaïde, voulant, une fois pour toutes, en avoir le cœur net, j’ai, le mètre et le crayon à la main, examiné avec le plus grand soin les deux colosses, celui du nord surtout. Le résultat de ces observations et les progrès qu’a faits l’égyptologie depuis une cinquantaine d’années, m’ont convaincu qu’il ne serait pas sans intérêt de reprendre, à nouveau, cette question, et c’est ce travail que je viens aujourd’hui présenter au lecteur.


I

Comme tous les temples pharaoniques, l’Aménophium était précédé de deux grands pylônes encadrant une porte monumentale par laquelle on accédait à l’intérieur de l’édifice. C’est à droite et à gauche de cette entrée triomphale[8]que s’élevaient les deux colosses. Images du pharaon Amenhotep III, ces statues formaient, probablement, le point de départ d’un chemin royal, bordé de sphinx et conduisant au Nil en face du temple de Louqsor. Chacune d’elles, haute de 15m, 60, taillée dans un bloc monolithe d’une roche diaprée de gris, d’ocre jaune brillant comme l’or et de rouge foncé[9], pèse environ 800 000 kilogrammes et repose sur un immense piédestal formé également d’un seul bloc de la même matière. L’aspect de ces colosses a quelque chose d’imposant, et l’esprit un peu déconcerté cherche à se rendre compte par quels moyens, seize siècles avant notre ère, à une époque où les arts mécaniques étaient encore dans l’enfance, on a pu’ transporter et mettre en place des matériaux aussi considérables.

De pareilles masses ne sont point d’un maniement facile ; leur transport offrant de grandes difficultés, les Egyptiens ne se décidaient à les mettre en mouvement qu’après les avoir rendues le moins lourdes possible et réduites à leur plus simple expression, comme poids et comme volume. Aucun de ces monolithes n’était donc sculpté à sa place définitive, mais taillé, fini, parachevé sur carrière ; et ce n’est qu’une fois le travail de sculpture terminé, alors qu’il ne restait plus le moindre morceau de pierre à enlever, qu’on amenait le colosse à destination. Pour cela, on le plaçait d’abord sur des madriers graissés ; puis, au moyen de câbles, il était, à force de bras, traîné par un grand nombre d’individus disposés sur plusieurs rangs.

Sous la XIIe dynastie, le transport d’un colosse paraissait une œuvre si extraordinaire, qu’un nommé Kaï, nomarque de l’Heptanomide, ayant dirigé une semblable entreprise, voulut en perpétuer le souvenir jusqu’à la postérité la plus lointaine et fit reproduire cette scène sur l’une des parois de son tombeau[10]où elle est accompagnée d’une inscription expliquant les divers épisodes de ce genre de travail.

« Le chemin par où devait passer cette statue, dit le texte, était impraticable par suite de la quantité d’hommes qu’exigeait la traction de ce monolithe d’un volume énorme. Pour mettre la voie en état, j’envoyai des compagnies de jeunes recrues, accompagnées d’ouvriers de toute sorte que dirigeaient leurs maîtres, avec mission de transporter cette statue.

« Durant l’opération, tout le monde fit preuve de beaucoup d’ardeur, les vieillards s’appuyaient sur les jeunes gens, et les plus robustes soutenaient ceux dont les forces faiblissaient ; de sorte que leurs bras devenant puissans, un seul faisait l’effort de mille. Bientôt on vit cette statue, à socle carré, sortir majestueusement de la montagne ; j’avais auprès de moi mes enfans bien parés, mes concitoyens vantaient mes actions, poussaient des cris d’allégresse, et mon cœur se dilatait, car ce spectacle était grandiose et beau à voir.

« Des barques de transport, équipées et remplies de richesses, évacuèrent ensuite mes recrues, tandis que les corporations de rameurs emportaient la statue. Tous prononçaient des paroles flatteuses pour ma personne, à propos des récompenses qui me furent décernées de la part du roi. J’arrivai enfin dans cette ville (Hermopolis) où, joyeuses, les femmes s’assemblèrent, ce qui produisait un effet agréable à voir plus que toute autre chose. L’on m’en fit gouverneur, et les distinctions dont je fus l’objet ne me suscitèrent point des envieux. »

Le bas-relief nous montre le colosse assis et tourné vers la droite. Il est fixé sur un épais traîneau de bois, au moyen de crampons latéraux qui retiennent un câble passant par-dessus les genoux de la statue. Les cordes de traction, attachées par des nœuds à une boucle placée à l’avant du traîneau, sont tirées par 172 individus disposés sur quatre rangs. Debout à l’avant du socle, un personnage verse un liquide, probablement de l’huile, sur les madriers pour faciliter le glissement, tandis qu’un autre, monté sur les genoux du colosse, commande la traction en battant des mains, de manière à assurer un mouvement d’ensemble à l’effort de chacun. En face de celui-ci, mais par terre, un troisième frappe, l’un contre l’autre, deux espèces de battoirs à surface plate, pour répéter avec plus de force le signal régulateur. Derrière la statue, douze aides paraissent suivre le mouvement et se tenir prêts à donner un coup de main si cela devient nécessaire. Trois autres sont armés du bâton, pour assurer le bon ordre, maintenir la discipline, tandis que, chargés d’une pièce de bois à crans irréguliers sur l’un des côtés, quelques ouvriers marchent derrière des porteurs d’eau. Enfin dans le haut de la composition, nous voyons, défilant en bon ordre, les recrues militaires que Kaï avait envoyées pour préparer le chemin.

Ce bas-relief et son texte explicatif sont, ainsi qu’on peut le voir, d’un intérêt indiscutable, puisqu’ils nous montrent comment, sous la XIIe dynastie, s’effectuait le transport de ces énormes monolithes. Or, jusqu’au temps des Ptolémées, époque où l’influence grecque commença de s’infiltrer peu à peu dans la vallée du Nil, une innovation étant chose fort rare en Égypte, il est permis d’affirmer qu’on employa le même système pour transporter dans la plaine de Thèbes les deux statues que nous y voyons encore aujourd’hui. Mais arrivé à destination, il s’agissait de hisser chaque monolithe à sa place définitive ; dès lors, on construisait un plan incliné, en pierres ou en briques, allant du sol à la partie supérieure du piédestal, et c’est par ce chemin improvisé, qu’à nouveau tirée à bras d’hommes, la statue était dressée sur sa plate-forme. Cette opération terminée, des ouvriers enduisaient le colosse d’un stuc blanc très fin, sur lequel ils appliquaient de brillantes couleurs. Les chairs recevaient une teinte rouge, la coiffure était striée de raies bleues et jaunes, la schenti[11]et autres parties du costume avaient la coloration qui convenait.

C’est ainsi qu’apparaissaient, dans leur nouveauté, les statues du pharaon Amenhotep III.

Aucun texte ne mentionne l’architecte qui dirigea la mise en place de ces monolithes, mais on peut, sans invraisemblance, en attribuer l’honneur à un fonctionnaire de la cour d’Amenhotep III, portant, comme ce prince, le nom d’Amenhotep et dont on voit la statue au musée égyptien du Caire. Cette figure, taillée dans un calcaire compact, représente le personnage assis par terre, les genoux relevés jusqu’au menton, le tout recouvert d’une ample draperie. Une inscription gravée sur l’étoffe nous apprend, entre autres choses, qu’il fut littérateur distingué et promu aux plus hautes dignités. Nommé général en chef, commandant les troupes égyptiennes, il devint ensuite architecte principal de Thèbes et surintendant de tous les travaux. À ce titre, il fit construire un pylône, ériger des colonnes de dimensions colossales, travailla à l’embellissement d’un temple et éleva, au roi, une statue de granit ornée de pierreries.

Quoique l’inscription n’en parle pas, il est difficile de ne point admettre que c’est ce personnage qui fit transporter, en avant du cénotaphe d’Amenhotep III, les deux statues de ce pharaon. En dehors de la restauration dont fut l’objet celle du nord, ces statues sont identiques et nous montrent le roi, assis sur son trône, les mains posées sur ses cuisses, la tête couverte du claft[12]où brille l’uræus et n’ayant pour tout costume que la schenti qui entoure sa taille. Le siège est d’une richesse extrême. Ses pieds de devant sont formés par deux figures de femmes représentant, l’une la mère, l’autre l’épouse du roi ; elles sont debout et couronnées de vipères. Entre les jambes du pharaon, le vide est diminué par l’effigie, très mutilée, de l’une de ses filles. Sur les faces latérales sont reproduites, en bas-reliefs, les figures allégoriques des deux Nils, emblèmes de la basse et de la haute Égypte, caractérisées par le papyrus et le lotus, la fleur du nord et la fleur du sud. Traitées avec ce goût si pur, si délicat de la XVIIIe dynastie, ces sculptures sont exquises, et leur exécution dénote une si grande habileté, qu’elles ne seraient point désavouées par les meilleurs artistes de la Renaissance.

Durant la période pharaonique et grecque, nul ne songea à voir dans ces figures autre chose que l’image du royal fondateur du monument ; mais sous la domination romaine, une légende se forma autour du colosse du nord, par suite de la propriété qu’il possédait d’émettre des vibrations sonores, dès qu’apparaissaient à l’horizon les premiers rayons du soleil


II

De tous les écrivains de l’antiquité, Strabon est le premier à mentionner ce phénomène. En parlant des deux colosses, il dit que l’un est resté debout, tandis que la partie supérieure de l’autre, à partir du siège, a été renversée, paraît-il, par un tremblement de terre. Il ajoute, en outre, que lors de la première visite qu’il fit à ce monument en compagnie de son ami Ælius Gallus, il entendit un bruit qui venait ou du piédestal, ou bien de la statue elle-même, mais il semble plutôt disposé à croire à une supercherie qu’à un phénomène naturel[13].

Ce cataclysme, dont parle le géographe grec, ayant eu lieu l’an 27 avant notre ère, était antérieur, d’environ quinze à vingt ans[14], au voyage qu’il fit en Thébaïde. Les indigènes n’avaient donc pu, en aussi peu de temps, perdre le souvenir d’une catastrophe, d’autant plus inoubliable qu’elle se produit rarement en Égypte. Ils pouvaient donc se rappeler encore quels étaient les monumens qui en avaient le plus souffert. Or si le colosse du nord eût été du nombre, ils auraient formulé leur renseignement d’une façon moins vague, et Strabon lui-même serait plus affirmatif. Après le bouleversement dont la Thébaïde fut le théâtre, antérieurement au cataclysme, le caractère vague du témoignage de Strabon permet donc d’émettre quelques doutes à son sujet et d’attribuer à une tout autre cause qu’à un tremblement de terre la destruction de la partie supérieure de l’un des colosses.

L’an 87 avant Jésus-Christ, Ptolémée Lathire, voulant se venger des habitans de Thèbes qui refusaient leur soumission, fit le siège de cette ville et détruisit de nombreux monumens.

Quatre siècles auparavant[15], Cambyse avait porté la désolation dans l’Égypte entière ; tuant le bœuf Apis, profanant les sépulcres, ravageant par le fer et par le feu un grand nombre d’édifices sacrés, il laissa une réputation détestable : la haine attachée à son nom était encore si vivace sous la domination romaine, que tous les bouleversemens, toutes les dévastations et notamment la destruction du colosse du nord lui furent imputés.

Quelque exagérée que fût l’opinion des Egyptiens sur les méfaits de ce prince, cette version paraît la plus vraisemblable, non parce qu’elle accuse Cambyse de cette destruction[16], mais surtout parce que c’est à la main de l’homme et non à un tremblement de terre qu’elle attribue le renversement du monolithe. Le témoignage de Pausanias[17], celui de quelques inscriptions, mais, avant tout, un examen détaillé de chaque colosse sont là pour l’attester.

Si l’on établit une comparaison entre les monumens endommagés par le tremblement de terre et la forme des deux statues, on verra que la partie supérieure de celles-ci, offrant un ensemble qui va en diminuant depuis la ceinture jusqu’au sommet de la tête, le bas constitue une assiette plutôt large pour son peu d’élévation. Une pareille masse ne pouvait donc se détacher que par un choc dû au renversement complet du colosse lui-même, ce qui aurait exigé un cataclysme d’une violence telle qu’aucun monument de Thèbes, aucun obélisque, aucune colonne de la salle hypostyle ne fussent restés debout. Or, malgré son intensité extrême, celui de l’an 27 ne fit qu’ébranler et tordre des édifices moins homogènes que ne l’est un monolithe, comme la partie occidentale du pylône d’Horus à Karnak.

Letronne, lui-même, qui attribue cette destruction au tremblement de terre, ne peut s’empêcher de le reconnaître : « On concevrait, avec quelque peine, dit-il, qu’un tremblement de terre eût été assez violent pour briser le colosse par le milieu, sans renverser du même coup la plupart des édifices de Thèbes[18]. »

Une étude attentive de chaque monolithe ne peut laisser le moindre doute à cet égard, car elle permet de se rendre compte des moyens qui furent employés pour briser l’un d’eux :

On commença d’abord, à l’aide d’entailles pratiquées aux jointures des bras, par dégager entièrement la partie supérieure, puis, frappant à coups redoublés, on la fit voler en éclats. Ce système était d’autant plus pratique que, sous l’action alternative de l’humidité et de la chaleur, cette pierre se désagrège et tombe par fragmens, souvent considérables. Peut-être des coins en bois, introduits de force dans les fissures et saturé d’eau, jouèrent-ils aussi un rôle efficace.

Malgré sa restauration, on distingue fort bien, encore, sur le colosse du nord, la cassure pratiquée aux avant-bras, elle se trouve exactement à la même place sur celui du sud dont on avait commencé à marteler le côté droit. Une pareille symétrie ne saurait, en aucune façon, être l’effet d’un phénomène naturel c’est donc à la main de l’homme qu’il faut attribuer cet acte de vandalisme. Ceci bien établi, on peut se demander pourquoi cette statue n’a pas fait entendre aussitôt le son qu’elle produisit plus tard sous le règne d’Auguste. En voici la raison. La destruction d’une pareille masse exigeait des chocs si violens, que les contrecoups, en se répercutant sur l’ensemble du monolithe, provoquèrent une fissure, d’abord peu apparente, allant du nord au sud. La secousse produite par le tremblement de terre déplaça de 2°40’ le niveau normal du piédestal et agrandit cette fissure, ce qui donna à la statue sa propriété sonore. Cette vibration, n’ayant pas lieu tous les jours, ne fut pas constatée tout d’abord ; quand on l’eut remarquée, on y ajouta si peu d’importance que personne ne chercha à perpétuer le souvenir de ce phénomène en faisant graver son nom sur le monument. Il en fut ainsi probablement jusqu’à la visite de Strabon et quelques années après ; mais, peu à peu, la nouvelle s’en étant universellement répandue, les voyageurs affluèrent de toutes parts croyant à un prodige. Enclins à tout poétiser, les Grecs ne tardèrent pas à entourer de merveilleux un fait qu’ils ne pouvaient expliquer. Deux causes contribuaient à les induire en erreur. D’abord l’emplacement où se trouvait la statue. Cet endroit, par suite, sans doute, des nombreux édifices qui s’élèvent sur la lisière du désert, dut à l’origine s’appeler Mennounia, du mot égyptien mennou qui signifie monumens ; déjà sous Ptolémée Évergète II, ce nom hellénisé par les Grecs, se prononçait Memnonia.

L’autre cause fut la faculté que possédait ce monolithe d’émettre des sons dès qu’apparaissaient les premiers rayons de l’aurore. Ce phénomène les ayant entraînés à établir un rapprochement entre Memnonia et Memnon, ils refusèrent, dès lors, malgré l’affirmation des habitans de Thèbes[19], de voir dans cette statue l’image du pharaon Amenhotep III et prétendirent qu’elle représentait le divin Memnon, fils de Tithon et de l’Aurore, qui, tous les matins, saluait sa mère à son lever ; heureux de retrouver dans l’histoire de l’Egypte un héros de leur cycle héroïque, auquel ils attribuèrent la plupart des monumens de ce pays[20].

Nous possédons trop de témoignages authentiques relatifs à la sonorité de cette statue, pour qu’on puisse la révoquer en doute. Strabon la compare au bruit que produirait un petit coup sec et Pausanias à celui d’une corde de cithare ou de lyre qui se rompt. Indépendamment de ces deux écrivains, Tacite[21], Juvénal[22], Lucien[23], d’autres encore, nous parlent de la voix de Memnon ; Denys le Periégète[24]l’a célébrée en vers, et de nombreuses inscriptions corroborent les récits de ces auteurs.

Quel que fût l’enthousiasme provoqué par ce phénomène, celui-ci n’avait rien de surnaturel puisque, de nos jours, il se reproduit fréquemment dans diverses régions et sous toutes les latitudes. Sans même sortir de la vallée du Nil, à Karnak, à Philæ, dans les carrières de granit de Syène, les membres de la commission d’Egypte ont, au soleil levant, entendu un bruit semblable.

En Asie, dans la péninsule du Sinaï, le voyageur qui passe à Djebel Nakous (montagne des cloches), l’une des gorges du mont Serbal, perçoit un son qui rappelle tantôt celui d’un orgue, tantôt celui d’une flûte lointaine[25].

En Europe, sur le versant méridional des Pyrénées, aux environs de la Maladetta, dès que le soleil se lève, on entend un murmure plaintif, continu, que les habitans du pays appellent les matines de la Maudite[26].

De Humboldt rapporte qu’en Amérique, sur les rochers des bords de l’Orénoque, on entend parfois, au lever du soleil, des bruits souterrains, analogues à des sons d’orgues et que les missionnaires européens ont appelés laxas de musique (musique des rochers). La raison d’être de ces phénomènes, dont le changement de température est la cause principale, a été scientifiquement expliquée. Il en est de même pour la statue de Memnon. John Herschell attribue la cause de sa sonorité aux dilatations et aux expansions pyrométriques de la matière hétérogène dont elle est formée[27]. En d’autres termes, la Voix divine était produite par l’ébranlement vibratoire que causaient les premiers rayons de soleil en chassant énergiquement l’humidité dont la roche s’était imprégnée pendant la nuit.

Il ne saurait donc y avoir supercherie dans un fait aussi naturel. Cependant quelques savans modernes ont voulu l’interpréter d’une manière différente. Prétextant l’habileté des anciens dans l’art de fabriquer les androïdes, certains ont prétendu que l’un de ces engins avait, sans doute, été enfermé dans l’intérieur de la statue et ont voulu y voir un mécanisme dans le genre de celui qui animait, soit les théraphims des Hébreux, soit les musiciennes d’or qui, suivant Pindare, chantaient en chœur à la voûte du temple de Delphes[28], ou bien encore dans le genre du Auteur de Vaucanson qui exécutait douze airs différens avec une précision tout à fait remarquable.

D’autres, connaissant le parti que les Chinois savent tirer des pierres sonores[29]pour leur musique, ont pensé qu’on avait disposé quelques-unes de ces pierres dans l’intérieur du monolithe, de manière à répercuter la voix du prêtre qui s’y tenait caché. Langlès n’était pas très éloigné de croire que ces cailloux pouvaient être frappés par des marteaux placés le long d’un clavier, semblable à celui de nos carillons[30]. Pour qu’une semblable hypothèse fût admissible, il aurait fallu que la roche possédât une chambre assez vaste pour loger un prêtre et son harmonium. Or il n’y a qu’une fissure qui, dans sa plus grande largeur, sur le côté gauche, mesure à peine quarante centimètres.

De pareilles explications sont, pour le moins, tout aussi fantaisistes que les récits des anciens qui, voyant dans ce bruit mystérieux une intervention miraculeuse, propagèrent sur la statue du divin Memnon les plus extraordinaires histoires. On prétendit que cette statue était en pierre noire, qu’elle parlait lorsque les premiers feux du jour frappaient la bouche de Memnon, et qu’alors les yeux de celui-ci devenaient aussi brillans que ceux d’un homme exposé aux rayons du soleil[31].

Indépendamment des fables concernant ce héros, on en répandit également sur les pyramides, qui, disait-on, étaient si élevées qu’elles ne produisaient pas d’ombre !

L’imagination populaire renchérissant sur les inventions poétiques, ces contes ridicules s’infiltrèrent si bien dans l’esprit des masses, que bientôt les gens ne firent le voyage d’Egypte que pour voir les pyramides et entendre la statue de Memnon, dont la voix miraculeuse éclipsait les autres merveilles. La plupart des voyageurs, soit par dévotion, soit par vanité, désirant laisser à la postérité un témoignage de leur admiration pour la statue divine, la couvrirent de nombreuses inscriptions. Nous allons examiner celles qui paraissent offrir le plus d’intérêt.


III

Ces inscriptions n’ont rien de commun avec les graffiti dont nos modernes voyageurs s’amusent à souiller les monumens. Quelques-unes sont des proscynèmes, de véritables documens historiques confirmant les témoignages des anciens écrivains ; d’autres nous font connaître des incidens curieux, des traits de mœurs intéressans. Il en est enfin, dans le nombre, qui par le goût avec lequel elles sont rédigées et la pensée qui s’en dégage, dénotent chez leurs auteurs un talent poétique souvent fort remarquable[32].

Une partie de ces inscriptions ne porte point de date, chez certaines elle est fixée d’une manière précise ou peut facilement s’établir. La plus ancienne remonte au temps de Néron ; c’est uniquement cette particularité qui me la fait mentionner. Elle est de trois officiers romains de la légion fulminée ; un primipilaire, un centurion et un décurion ; ils ont fait graver leur nom sur la jambe gauche et affirment avoir entendu Memnon l’an II du règne de Néron, le XVII des calendes d’Avril[33].

Il arrivait parfois que, choquées de ne pas entendre la voix divine, des personnes se croyaient obligées d’expliquer ce silence par un argument qui flattât leur amour-propre. Tel semble avoir été le cas du stratège Celler. Avec une modestie qui n’a rien d’excessif, il s’évertue à nous faire comprendre que s’il n’entendit rien la première fois, c’est parce qu’il n’était pas venu pour cela, mais plutôt pour rendre au Dieu ses devoirs religieux en qualité de théore[34], intention d’ailleurs parfaitement comprise par Memnon, puisqu’il s’abstint de parler, tandis qu’après un intervalle de deux jours, étant venu exprès pour entendre la voix miraculeuse, le Dieu se rendit à son désir.

Une dame romaine, Vetulla, y met plus de sincérité et avoue que ce fut seulement à la troisième visite qu’elle entendit la voix divine.

Venu seul de son pays où il a laissé sa compagne, Aponius entendit la voix de Memnon à la première heure ; regrettant vivement de n’avoir point auprès de lui son épouse Aphroditarium, il en fit graver le proscynème.

Gemellus, au contraire, n’aimant pas voyager seul, c’est accompagné de sa famille qu’il comprend une visite à Memnon. Voilà pourquoi, par une douce matinée de mai, suivi de tous les siens, nous le voyons cheminant dans la plaine de Thèbes, l’air inspiré, composant des hexamètres.

Arrivé devant le colosse et ne trouvant point, sur celui-ci, une place suffisante pour que sa longue inscription pût se développer à l’aise, c’est sur le côté droit du piédestal, qu’il fit graver les vers suivans :

« Ta mère, la déesse Aurore aux doigts de rose, ô célèbre Memnon, t’a rendu sonore pour moi qui désirais t’entendre. La douzième année de l’illustre Antonin, le mois de pachôn comptant treize jours[35], deux fois, ô être divin ! j’ai entendu ta voix, lorsque le soleil quittait les flots majestueux de l’Océan. Jadis le fils de Saturne, Jupiter, te fit roi de l’Orient ; maintenant gardien de pierre, c’est d’une pierre que sort ta voix.

« Gemellus a écrit ces vers à son tour, étant venu ici avec sa chère épouse Rufilla et ses enfans. »

La renommée du colosse thébain n’attirait pas seulement les voyageurs de Rome et de la Grèce ; on en voyait accourir de l’Asie Mineure, des rivages de la mer Egée. C’est ainsi que Panion et Pardalas vinrent pour entendre Memnon, le premier de Sidée en Pamphilie, et le second de Sardes.

Que de fois Panion avait entendu parler de la statue sonore ; mais fort sceptique, jamais il n’aurait pu croire à une semblable merveille, tandis que, désormais, il ne peut en douter, ayant constaté, par lui-même, que Memnon est doué d’une voix.

Quant à Pardalas, s’il a la mauvaise habitude d’écrire son nom partout où il passe, même dans les syringes royales[36], du moins est-il assez intelligent pour prendre des notes au cours de ses voyages. Comme il a eu la bonne fortune d’entendre deux fois la voix divine, il se promet bien d’en faire mention dans ses tablettes pour émerveiller ses amis à son retour à Sardes.

Nous avons vu, plus haut, que la mauvaise réputation de Cambyse lui ayant survécu pendant toute la période romaine, c’est à lui seul qu’on attribuait la destruction du colosse et d’autres monumens de Thèbes. Cette version est confirmée par des inscriptions dues à deux dames romaines, la mère et sa fille Cécilia Trébulla. Elles nous apprennent, en outre, que la croyance était alors fort accréditée, qu’avant d’avoir été brisée la statue de Memnon possédait une voix beaucoup plus mélodieuse.

Cécilia, qui paraît assez habile dans l’art de versifier en grec, nous raconte qu’elle et sa mère entendirent par trois fois la voix divine, mais que la première fois, ce ne fut qu’un faible son, tandis qu’à la deuxième, Memnon les ayant saluées comme connaissances et amies, elles furent émerveillées à la pensée que la nature, créatrice de toutes choses, pût donner à la pierre le sentiment et la voix. L’autre inscription est conçue en ces termes :

« Cambyse m’a brisée, moi cette pierre que voici, représentant l’image d’un roi de l’Orient. Jadis je possédais une voix plaintive qui déplorait les malheurs de Memnon et que, depuis longtemps, Cambyse m’a enlevée. Maintenant, mes plaintes ne sont plus que des sons inarticulés et dénués de sens, triste reste de ma fortune passée. »

Le fils de l’Aurore étant considéré comme une divinité à laquelle on attribuait toutes les vertus, il en recevait les hommages et on lui offrait des sacrifices, des libations pieuses. Chacun croyait qu’en pensant aux personnes qui nous sont chères, au moment où le dieu se faisait entendre, ce souvenir appelait sur les absens les faveurs célestes. C’est pour ce motif qu’Héliodore de Césarée se souvint de ses deux frères, Zenon et Aïanus, les quatre fois qu’il entendit la voix divine.

A une dévotion profonde, le chef de la Thébaïde, Catulus, joignait une patience rare. Etant venu pour entendre la voix du « très divin Memnon » et ne voulant pas en perdre une syllabe, il se rendit de nuit auprès du colosse pour être là dès les premiers rayons de l’aurore. Sa constance fut récompensée, car il entendit la voix miraculeuse, lui Catulus.

Les amiraux qui naviguaient sur les côtes d’Egypte, les préfets que leurs fonctions appelaient jusqu’à Thèbes ou Eléphantine, ne manquaient jamais d’aller présenter leurs religieux hommages à la pierre immortelle.

Le préfet de la flotte Q. Marcius Hermogène, chargé par l’empereur de croiser dans les eaux de Pharos, laissa son escadre dans le port d’Alexandrie et remonta le Nil pour admirer les merveilles de la Thébaïde. Arrivé à Thèbes, il fit ses dévotions à Memnon dont il entendit la voix le 7 mars 134.

Ce fut probablement aussi au cours d’une tournée d’inspection que le préfet, Pétronius Secundus, se trouvant à Thèbes le 14 mars 95, se rendit auprès de Memnon pour lui rendre hommage. Esprit cultivé, il voulut honorer le dieu par des vers grecs, mais ses loisirs ne lui permettant pas un séjour prolongé, il chargea un chef de cohorte de les faire graver :

« Tu viens de te faire entendre, car c’est, ô Memnon ! une partie de toi-même qui est assise en ce lieu, frappée des rayons brûlans du fils de Latone. »

Les poètes payèrent aussi à Memnon leur tribut d’enthousiasme. Arius, poète homérique du Musée, émerveillé du phénomène dont il est témoin, manifeste ainsi son admiration :

« Grands dieux ! quel prodige étonnant frappe mes regards ! C’est quelque Dieu, l’un de ceux qui habitent le vaste ciel et qui, enfermé dans cette statue, vient de faire entendre sa voix et retient le peuple assemblé. En effet, jamais mortel ne pourrait produire un tel prodige. »

Asclépiodote qui, à sa qualité de poète, joignait le titre de procurateur de César, fit graver sur la face antérieure du piédestal une pièce de vers qui peut être considérée comme l’une des plus remarquables qu’ait inspirées Memnon. Je la donne in extenso :


« Asclépiodote

« Apprends, ô Thétis, toi qui résides dans la mer, que Memnon respire encore et que, réchauffé par le flambeau maternel, il élève une voix sonore au pied des montagnes libyques de l’Egypte, desquelles le Nil, dans son cours, sépare Thèbes aux belles portes ; tandis que ton Achille, jadis insatiable de combats, reste à présent muet dans les champs des Troyens, comme en Thessalie.

« poète procurateur de César. »


Comme il serait trop long, fastidieux même, de citer ici toutes les inscriptions gravées sur ce colosse, je terminerai cet examen par l’étude de celles qui ont trait à la visite qu’Adrien et son épouse Sabine firent à la statue sonore.


IV

Quand il eut visité la Grèce et l’Asie Mineure, l’empereur Adrien entra en Égypte par Péluse, où il fit élever un monument à la mémoire de Pompée. Après un séjour à Alexandrie, il se rendit à Memphis qui, déjà à cette époque, n’était plus qu’un monceau de ruines, puis, lentement remonta le cours du Nil, pour voir ce qui restait encore des constructions pharaoniques.

Dans ce voyage, il était accompagné de l’impératrice Sabine et d’Antinoüs, lequel se noya à un jour ou deux en aval de Latopolis.

Arrivé à Thèbes, vers le milieu de novembre[37], il examina, en connaisseur, les somptueux édifices de la cité d’Ammon et la statue sonore fut l’objet de plusieurs visites.

Parmi les personnes de distinction qui accompagnaient le couple impérial, se trouvait une poétesse dont les vers étaient, sans doute, fort appréciés d’Adrien et de Sabine. Descendant d’un roi de la Comagène, très fière de son origine, fort instruite et quelque peu vaniteuse, cette dame se nommait Julia Balbilla. Chaque fois que l’occasion s’en présentait, elle ne manquait jamais de faire parade de son talent poétique. Etant de la suite de l’empereur, lors de la première visite que celui-ci fit à Memnon, dès que la voix divine eut produit ses dernières modulations, Balbilla fit aligner les vers suivans :

« Vers de Julia Balbilla lorsque l’illustre Adrien entendit Memnon. — J’avais appris que l’Égyptien Memnon, échauffé par les rayons du soleil, faisait entendre une voix sortie de la pierre thébaine. Ayant aperçu Adrien le roi du monde, avant le lever du soleil, il le salua autant qu’il pouvait le faire. Mais, lorsque le Titan, poussant à travers les airs ses blancs coursiers, occupait la seconde mesure des heures marquée par l’ombre du cadran, Memnon rendit un son aigu comme celui d’un instrument de cuivre frappé et, plein de joie, il rendit pour la troisième fois un son. L’empereur Adrien salua Memnon autant de fois et Balbilla a écrit ces vers, composés par elle-même, qui montrent tout ce qu’elle a vu et distinctement entendu. Il a été évident pour tous que les dieux le chérissent. »

N’ayant pu, sans doute, accompagner son époux au cours de cette première visite, l’impératrice fut moins bien favorisée, quand à son tour elle se rendit auprès de Memnon. Celui-ci ayant négligé de se faire entendre, l’irascible Sabine témoigna d’un violent dépit. Mais revenue une seconde fois, elle n’a qu’à s’en féliciter, car après s’être fait un peu tirer l’oreille ( ? ) le dieu répare sa maladresse de la veille :

« Hier n’ayant pas entendu Memnon, nous l’avons supplié de nôtre pas une seconde fois défavorable, car les traits vénérables de l’impératrice s’étaient enflammés de courroux, et de faire entendre un son divin, de peur que le roi lui-même ne s’irritât et qu’une longue tristesse ne s’emparât de sa vénérable épouse ; aussi Memnon, craignant le courroux de ces princes immortels, a fait entendre, tout à coup, une douce voix et a témoigné qu’il se plaisait dans la compagnie des dieux. »

Une statue aussi merveilleuse ne pouvait manquer de produire une sensation profonde sur les illustres visiteurs. Cependant, il semble que ce soit, surtout, l’impératrice et Balbilla qui en aient été impressionnées le plus, car ces dames paraissent avoir fait du colosse le but préféré de leurs promenades. À chaque visite, Balbilla, donnant un libre essor à sa verve poétique, faisait toujours graver sur la statue une pièce de vers dont l’une nous apprend que Memnon était aussi connu sous le nom de Phamenoth[38] !

« La pierre ayant rendu un son, moi Balbilla j’ai entendu la voix divine de Memnon ou Phamenoth. J’accompagnais cette aimable reine Sabine. Le soleil tenait le cours de la première heure, la quinzième année de l’empereur Adrien, Athir était à son vingt-quatrième jour[39]. »

Avant de quitter Thèbes, Sabine qui, décidément, paraît s’être tout à fait réconciliée avec Memnon, voulant laisser sur la statue un témoignage d’admiration, fit graver, en très beaux caractères, son nom sur la jambe gauche.

« Sabine Auguste, femme de l’empereur César Auguste, a entendu deux fois Memnon, pendant la première heure. »

Le séjour d’Adrien à Thèbes donna lieu à de nombreuses fêtes, à de grandes réjouissances ; des médailles commémoratives furent frappées à cette occasion et, de même qu’à Smyrne l’on avait créé, en son honneur, les jeux Hadrianiens, les Thébains lui consacrèrent trente jours éponymes qui furent le mois d’Adrien[40].


V

La visite d’Adrien accrut, d’une façon considérable, la célébrité de Memnon qui, bientôt, plus que jamais vit affluer les voyageurs et se multiplier les proscynèmes.

Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée.

En revenant de battre les Parthes, Septime Sévère se rendit en Égypte, suivant le même itinéraire qu’avait suivi Adrien. Il remonta le Nil jusqu’à Philæ, visita en passant les merveilles de la Thébaïde et surtout la célèbre statue de Memnon dont la renommée était alors universelle.

A Memphis, il fit restaurer le grand sphinx et, à Esneh, il ordonna des embellissemens au pronaos du grand temple.

Les splendeurs d’Alexandrie l’émerveillèrent. Mais ce qui attira particulièrement son attention ce fut le culte de Sérapis, alors fort répandu dans toute l’Égypte et dont les cérémonies étaient célébrées avec une pompe orientale, un luxe inouï de mise en scène. Ce dieu considéré comme le principe et la fin de toutes choses, dépositaire des forces de la nature, résumant à lui seul la puissance des autres dieux réunis, produisit une vive impression sur l’esprit superstitieux de l’empereur, qui fut bientôt, lui et les siens, gagné au culte de cette puissante divinité.

A la même époque, indépendamment du christianisme, sans cesse grandissant, de nombreuses sectes philosophiques et religieuses se partageaient le monde. Cette diffusion de nouveaux élémens avait si complètement transformé la société antique que, toutes les aspirations se portaient vers l’idée religieuse ; il se fit alors un mouvement en faveur du mysticisme qui devint universel ; les anciens oracles, muets depuis longtemps, recouvrèrent leur voix, les empereurs ajoutèrent à leur protocole le titre de « pieux, » et les impératrices prirent celui de « très saintes. »

Ce mouvement, beaucoup plus marqué en Orient que partout ailleurs, n’échappa certainement pas à Septime Sévère qui, durant son voyage, put se rendre compte de l’effervescence religieuse, qui agitait les contrées qu’il parcourait. Fort dévot, très attaché aux dieux de l’empire, suivant l’ascendant de son épouse Julia Domna, fille d’un grand prêtre du Soleil à Emèse, jaloux surtout d’assurer la tranquillité publique, il fit de nombreux règlemens contre les chrétiens, et son retour à Home fut marqué par un édit de persécution.

En Égypte où le christianisme était très répandu, les victimes furent nombreuses ; et comme il fallait à tout prix enrayer la propagande, on dut opposer miracle à miracle.

L’opinion était alors fort accréditée, qu’avant d’être mutilée la statue de Memnon faisait entendre une voix bien plus mélodieuse et rendait de véritables oracles. Sa particularité d’émettre des sons dès les premiers rayons de l’aurore, amena le plus grand nombre à la considérer comme une imago du Soleil[41]et à établir, avec la statue de Sérapis d’Alexandrie, un rapprochement que rendait facile l’éclairage spécial sous lequel on la montrait et qui avait été très habilement imaginé par les prêtres.

Cette statue, d’un bleu sombre, emblème de l’hémisphère inférieur, composée de tous les métaux consacrés aux planètes, d’or, d’argent, de cuivre, de fer et d’étain, était enveloppée dans les replis d’un serpent entre lesquels figuraient les constellations zodiacales, serties d’émeraudes, de topazes et de saphirs. Retenue dans l’espace au moyen d’un aimant, sa face seule était frappée par les rayons solaires, alors que le reste du corps, plongé dans une mystérieuse pénombre, laissait voir, çà et là, quelques phosphorescences produites par les pierres précieuses. Il n’en fallait pas plus à des gens dont la vive imagination se plaisait au merveilleux, pour identifier deux images évoquant une idée commune. Aussi quel succès inespéré si, par une restauration qui lui rendrait sa forme primitive, Memnon retrouvait la belle voix qu’il possédait jadis ! Quel moyen plus efficace d’arrêter, en Égypte du moins, les progrès du christianisme ?

Nous n’avons aucune donnée historique sur l’époque exacte à laquelle cette statue fut restaurée et cessa de se faire entendre ; mais dans l’une des nombreuses inscriptions dont elle est recouverte, et qui est due à un affranchi des Augustes, ce dernier mot est représenté par le sigle AVGG[42], forme dont l’usage ne s’établit que sous le règne simultané de Septime Sévère et de Caracalla. Cette inscription ne remonte donc pas plus haut que l’an 198 de notre ère, année où Caracalla fut proclamé Auguste ; elle pourrait, il est vrai, se rapporter à deux autres empereurs ayant régné ensemble dans un temps plus rapproché de nous ; mais le silence des écrivains relativement à la statue sonore, à partir de l’époque où régnaient Sévère et son fils, permet de croire avec quelque vraisemblance que c’est alors qu’elle cessa de se faire entendre, ce qu’on ne peut attribuer qu’à une restauration.

Étant donnés l’état des esprits à cette époque, la recrudescence de piété en faveur des anciennes divinités, surtout pour le culte du Soleil[43], qui alla toujours croissant jusqu’au temps de Julien, on peut, je crois, affirmer que c’est entre le voyage de Septime Sévère en Thébaïde et la mort de Caracalla, c’est-à-dire entre l’an 201 et l’an 217, de notre ère, que dut s’accomplir cette restauration. Ignorant la cause scientifique de la vibration sonore, ne cherchant même pas à la découvrir puisqu’on la croyait émanée de la puissance divine, ceux qui entreprirent ce travail y employèrent, non la même substance, mais des blocs de grès appareillés en cinq rangs d’assises superposées, dont la dernière forme la tête. Ainsi disposées, ces pierres fermèrent l’orifice par où se dégageait la vapeur, ce qui empêcha la vibration de continuer à se produire. De brillantes couleurs rehaussèrent l’ensemble du monument, et lorsqu’il apparut à nouveau, dans sa splendeur première, nul ne douta que le dieu ne recommençât à rendre ses oracles ; mais, ô déception amère ! la voix mélodieuse ne fit plus entendre ses harmonieux accords, et ce fut le Galiléen qui resta triomphant.


P. HIPPOLYTE-BOUSSAC.

  1. XVIIIe dynastie.
  2. XIXe dynastie.
  3. Ramsès II, XIXe dynastie.
  4. XXe dynastie.
  5. L’Aménophis des Grecs, pharaon de la XVIIIe dynastie.
  6. De Memnone Graecorum et Ægyptiorum, Francfort, 1753.
  7. Dupuis, Origine de tous les cultes, t. I, p. 33.
  8. Suivant Pline, Hist. nat., XI, 4, la statue de Memnon était placée dans le temple de Sérapis ; affirmation inexacte, car le culte de cette divinité ne fut introduit en Égypte que sous Ptolémée Soter.
  9. Il est reconnu que cette pierre est une brèche agatifère.
  10. Il est situé dans les grottes de Berscheh, au sud-est d’Antinoé, non loin de Rhodah.
  11. La schenti était une sorte de pagne.
  12. Claft, coiffure égyptienne ordinaire.
  13. Liv. XVII, ch. I, § 46.
  14. On place le voyage de Strabon en Égypte entre les années 18 et 7 avant J.-C.
  15. De 520 à 517 av. J.-C.
  16. On pourrait aussi bien l’attribuer à Ptolémée Lathire.
  17. Liv. I, ch. XLVII.
  18. Dissertation sur la statue vocale de Memnon, p. 27.
  19. Pausanias, liv. I, ch. XLII.
  20. On sait que Memnon se rendit à Troie, comme allié de Priam et fut tué par Achille.
  21. Annales, liv. II, 61.
  22. Satire XV, De la superstition.
  23. Le menteur d’inclination.
  24. Du vers 248 au vers 250.
  25. Elisée Reclus, Géographie, t. IX, p. 718.
  26. Revue Britannique, mars-avril 1830. La Maudite, p. 297.
  27. Asiatic Journal, décembre 1832, p. 360.
  28. Pausanias, liv. X, chap. V.
  29. On en compte quatre espèces principales : l’Yu, la plus belle et la plus précieuse ; le Niéou Yéouché ; l’Hiang-ché qui rend un son métallique, et enfin une quatrième ressemblant à du marbre.
  30. Dissertation sur la statue parlante de Memmon, p. 237.
  31. Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane, liv. VI, 4.
  32. Pour ces inscriptions, voir Letronne, Inscriptions grecques et latines de l’Egypte.
  33. Cette date correspond au 15 mars de l’an 64 de Jésus-Christ.
  34. On nommait théore le délégué d’un peuple ou d’une ville auprès d’une divinité pour l’adorer ou consulter ses oracles.
  35. 8 mai de l’an 150.
  36. On a relevé son nom dans le tombeau de Ramsès VI.
  37. L’an 130 de notre ère.
  38. D’après Pausanias, liv. 1, chap. XLII, les Thébains, l’appelaient Phamenophis.
  39. Le 20 novembre de l’an 130.
  40. Une inscription de Chéramon, stratège d’Hermonthis et de Latopolis, nous apprend qu’il entendit Memnon l’an 134 du mois d’Adrien.
  41. Voyez Pausanias, liv. I, chap. XLII.
  42. Voyez Letronne, Inscriptions grecques et latines de l’Égypte, p. 385.
  43. Philostrate appelle Memnon le soleil éthiopien. Vie d’Apollonius de Tyane, liv. VI, 4.