La Statuette (Verhaeren)

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Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 113-118).

LA STATUETTE


C’était un jeu de quilles

Dont la quille du milieu,
Peinte en rouge, peinte en bleu,
Était une statuette faite

Au temps des Dieux.

 

Vénus, Diane ou bien Cybèle,

Aucun des vieux ne se rappelle
En quels temples ou en quels bouges,
L’avaient prise des marins rouges
Pour la revendre

Voici cent ans, aux gens des Flandres.


Un marguillier disait : « C’est elle

Qui sous l’ancien curé,
Ornait le baldaquin de la chapelle.
Elle étalait un manteau d’or moiré
Comme la Vierge :
Ma mère a fait flamber maint cierge

Devant elle. »


Un autre avait entendu dire,

Par son père, qui le tenait
D’un maréchal du Saint-Empire,
Que l’image venait
De Rome ou peut-être d’Espagne.
On l’avait mise au carrefour, sous le tilleul
Qui recouvrait, énorme et seul,

Quatre chemins dans la campagne.


Elle était bonne et vénérée,

Jadis, dans toute la contrée.
Des malades furent guéris
Grâce à son aide et son esprit
Et des paralytiques

Marchèrent.


Sans un vicaire despotique

Qui combattait, sur mer et terre,
Tous les païens prestiges,
Son nom éclaterait encor, pieux et saint,
En des recueils diocésains

Où l’on consigne les prodiges.


On la jeta,

La nuit, en plein courant, dans la rivière,
Mais un courant contraire
Obstinément la rapporta,
Aux pieds de la digue tranquille
Où ceux de Flandre et de Brabant luttaient aux quilles.
Elle était faite en bois plus dur
Que les moellons du mur ;
Et néanmoins elle était fine comme un vase

Et des roses ornaient sa base.


Quelques joueurs la sauvèrent, à marée haute.


On la planta, avec solennité,

Dans le milieu du jeu, un jour de Pentecôte,

Que les cloches s’interpellaient, de berge en berge,
Que les premiers soleils d’été

Brillaient et que les filles de l’auberge,
Sur des plateaux de cuivre et de lumière,
En bonnets frais et blancs, gaiement, servaient les bières.
Et tous applaudirent celui
Qui le premier, devant la foule,
D’un seul et large coup de boule,

L’abattit.


Et tous applaudirent aussi,

Ceux qui vinrent, après lui,
Et la couchèrent,

Cinq fois, par terre.


Mais brusquement, celui qui le premier

L’avait atteinte,
Pâlit : Son clos des champs qui tintent
Brûlait là-bas ; et les fumiers
Réverbéraient les crins rouges de l’incendie,

Dans leurs mares effrayamment grandies.


Et puis,
Huit jours plus tard, l’un des plus francs buveurs
Et des plus fiers vainqueurs au jeu de quilles,

Rentrant, chez lui, la nuit,
Trouva sa fille morte

Devant sa porte.


Il ne pensa d’abord à rien ;

Mais il s’abstint
De s’en aller, chaque Dimanche,

À l’auberge de la Croix-Blanche.


Enfin,

Un jour que le jeune échevin
Rafla, d’un coup géant, le jeu entier,
L’aile gauche de son grenier
Dégringola dans le verger

Et tua net le chien et le berger.


Depuis ce temps, la peur filtra dans les esprits

Et la terreur souffla et la terreur grandit
Quand on apprit.
Que l’hôtesse de la Croix-Blanche, allant
Quérir, le soir, sous l’appentis,

Du bois et des pailles pour la Saint-Jean,
Vit, dans l’ombre, flamboyer devant elle,

Les yeux en feu
De la statuette immortelle.
Le village trembla. Et le curé
Eut beau exorciser
Chaque quille, suivant les rites,
La paroisse ne le tint quitte,
Qu’au jour où l’étrange morceau de bois
Eut son royal manteau de belle étoffe
Et fut logé, comme autrefois,

Dans sa niche, près de l’autel de Saint-Christophe.


On déplaça le trop austère

Et turbulent vicaire ;
Les pratiques des anciens jours
Revécurent et reprirent leur cours ;
Et Cybèle, Vénus ou bien Diane
Mêla, comme jadis, sa puissance profane
Aux prodiges que Saint-Corneille
Faisait surgir de son orteil
Usé, depuis quels temps lointains,
Par les lèvres et par les mains

De l’innombrable espoir humain.