La Stratégie économique de l’Allemagne et la contre-offensive des Alliés

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La Stratégie économique de l’Allemagne et la contre-offensive des Alliés
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 430-456).
LA STRATÉGIE ÉCONOMIQUE
DE L’ALLEMAGNE
ET
LA CONTRE-OFFENSIVE DES ALLIÉS

Après la théorie, la pratique : il est indispensable de l’avoir présente à l’esprit, au moment où l’on négociera la paix et où il faut plus particulièrement se garer des embûches allemandes.

Depuis qu’en octobre 1917 a été exposée ici même, la conception dominante de l’Allemagne dans ses mobiles de guerre et dans ses buts de paix, les faits sont venus, répétés et catégoriques, démontrer la violence de ses appétits et la persistance de ses prétentions à l’hégémonie économique du monde.

De quelque côté que l’on porte ses regards, l’évidence est la même : tractations de Brest-Litovsk, de Kiew ou de Bucarest ; discussions du Reichstag ; propagande pangermaniste ; mémoires documentaires dressés par les grandes associations patronales, tout révèle la même et générale ambition.

C’est à peine si quelques isolés, se recrutant surtout dans le milieu des affaires, osent insinuer que la victoire militaire ne saurait réaliser ce rêve grandiose, et que force sera de chercher une solution dans les voies de la « conciliation. »

Cette conciliation, l’histoire tout entière des derniers mois la rend impossible, parce que suspecte de féline hypocrisie de la part de l’Allemagne : l’empereur Guillaume a proclamé qu’il « savait très exactement, » dès août 1914, qu’une lutte à mort s’engageait alors entre le système anglo-saxon du monde, tel que l’a défini le président Wilson et le système teuton.

Pour n’être pas encore vidée, la querelle reste identique : il faut, a dit le Kaiser, que l’un des deux succombe. La conviction qu’il en est fatalement ainsi s’impose a quiconque s’applique à discerner, dans les dédales de ses cheminements, les directives de la politique allemande.


I

Le fait initial de la phase actuelle et encore inachevée de la grande guerre, est la résolution de paix volée par les deux tiers du Reichstag le 19 juillet 1917. Il importe d’en rappeler le texte et les origines politiques, avant de suivre l’application qui en a été faite par le gouvernement impérial.

« En repoussant l’idée d’accroissement des territoires opéré par la contrainte, l’assemblée, disait cette résolution, poursuit une paix à l’amiable, aboutissant à la réconciliation durable des peuples. Les actes de violence politiques, économiques et financiers sont incompatibles avec une pareille paix. Le Reichstag repousse également tous les plans tendant à un boycottage et à des interdictions économiques après la guerre. Seule, une paix économique avec la liberté des mers, après la cessation des hostilités, permettra aux peuples de vivre ensemble dans des relations économiques durables. »

Telle était la réponse faite officiellement par la majorité parlementaire au programme de paix « sans annexions ni indemnités » que venaient de formuler les promoteurs de la trop fameuse conférence socialiste internationale de Stockholm.

On pouvait croire, à s’en tenir aux apparences, qu’il y avait suffisante identité d’aspirations entre les auteurs de id motion et les inspirateurs de Stockholm pour que des conversations utiles dussent s’engager à bref délai, avec la complicité active de toutes les forces cosmopolites de l’univers. De fait, après le court interrègne de M. Michaëlis, le Reichstag manœuvra de manière que la chancellerie fût confiée à un catholique bavarois de marque, M. de Herlling, lequel se fit assister d’un suppléant pris parmi les radicaux, M. de Payer, et du diplomate le plus expert et le plus conciliant dont dispose l’Allemagne, M. de Kühlmann. À ce trio de choix le chef des socialistes majoritaires, Scheidemann, promit tout aussitôt son plus dévoué concours.

Si donc l’or pur de la résolution du 19 juillet s’est mué en un plomb vil, la faute en est à ceux-là mêmes qui avaient fondu et battu le très noble métal. Ou plutôt, le plomb n’était-il pas, dès l’origine, la partie dominante de l’alliage et l’or n’y figurait-il pas seulement à titre de placage superficiel pour permettre aux félons d’appâter les naïfs ? Naïfs ou félons, peu importe, le résultat est le même : les Russes des Soviets et de Lénine s’y laissèrent prendre. Si répugnante et si coûteuse qu’ait été pour nous leur trahison, l’Entente n’en doit pas moins leur savoir quelque gré pour avoir joué à son égard le rôle des ilotes ivres, en amenant l’Allemagne à abattre ses cartes et en démontrant au monde où conduit l’anarchie, où l’illusion du verbe, où le mirage de l’abstraction.

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de retracer la filiation directe du marxisme avec l’impérialisme allemand, ni d’exposer le détail des négociations qui s’engagèrent, presque aussitôt après l’avènement de Lénine, à Brest-Litovsk, à Kiew, puis à Bucarest. Encore faut-il rappeler quelques dates et quelques faits essentiels.

Dès la première prise de contact à Brest-Litovsk, c’est-à-dire le 2 décembre, une opposition radicale se révéla en apparence entre les points de vue des négociateurs : au « paix immédiate sans annexions ni indemnités » des Russes, les Centraux répondaient en déclinant « toute acquisition territoriale opérée par la force ; » mais quand il s’agissait de consulter les populations intéressées, les Centraux estimaient que les provinces baltiques, la Pologne, les indigènes africains eux-mêmes avaient suffisamment fait connaître leur volonté pour qu’il fût inutile de les interroger à nouveau, surtout en l’absence de troupes d’occupation ; en réalité, les uns et les autres n’étaient ou ne semblaient être pleinement d’accord que sur le chapitre des relations économiques, « ayant été constamment opposés à des buts de force, disaient les Germains, et voyant dans le rétablissement économique régulier ( ? ), tenant compte des intérêts de tous les participants, l’une des conditions les plus importantes pour la préparation et l’établissement des relations amicales entre les puissances actuellement en guerre. »

Ni le vague de cette dernière formule, ni les restrictions littéraires ou mentales qui accompagnaient les premières, ni d’autres incidents encore tout aussi significatifs, tels que le refus d’autoriser les socialistes minoritaires allemands ou leurs camarades neutres de s’approcher du lieu où se tenaient ces curieuses conférences, ne dessillèrent les yeux des bolcheviks : la résolution de ne plus se battre était chez eux si définitive, peut-être aussi tellement enracinée l’illusion de rencontrer dans cette aventure le concours plus ou moins spontané d’autres démocraties turbulentes de l’Europe, qu’on se résigna à ne retenir, dans chacune des phrases de la diplomatie germanique, que les seuls mots où pouvait s’accrocher l’irréductible espoir de traiter à tout prix.

Alors se déroula la plus lamentable tragi-comédie qu’ait jamais enregistrée l’histoire. La « démocratie » allemande ne manifesta pas le moindre penchant pour modérer l’appétit de son gouvernement ; aucun des peuples de l’Entente ne fit la moindre pression sur ses dirigeants pour qu’ils prissent part aux négociations de « paix démocratique » qui venaient de s’amorcer à Brest-Litovsk ; à peine si quelques grèves, peu durables du reste et plus alimentaires que politiques, éclatèrent alors dans les Empires centraux et en Pologne. La déception fut grande chez les bolcheviks, ou du moins affectèrent-ils de la ressentir telle ; encore leur amertume s’exprima-t-elle avec plus, de vivacité contre l’Entente qu’à l’égard de l’Allemagne, et lorsque, dans leur beau zèle d’affranchissement révolutionnaire, ils résolurent de répudier d’un seul coup toute la dette publique du tsarisme, ils ne cachèrent point leur espoir d’atteindre ainsi la France dans ses intérêts les plus sensibles, les porteurs de titres de cette dette y étant plus nombreux qu’ailleurs.

Les délégués allemands à Brest-Litovsk, M. de Kühlmann en tête, n’avaient pourtant pas, par, la netteté de leurs demandes, facilité le jeu, mélangé de recul tactique et de phraséologie humanitaire, adopté par les représentants de Lénine. Deux de leurs revendications gênaient plus spécialement ceux-ci : le refus catégorique des Allemands d’évacuer les provinces appelées à secouer le joug russe, avant qu’elles eussent proclamé librement leur indépendance sous la protection éclairée des baïonnettes prussiennes, bavaroises ou saxonnes ; la volonté manifestée par les Puissances centrales de s’assurer dans la Russie amoindrie un régime commercial plus favorable encore que celui dont elles avaient bénéficié avant la guerre. Cette double prétention, très crûment exprimée, enlevait vraiment tout caractère « démocratique » aux conventions qu’on se préparait à signer, et leur imprimait par contre un cachet évident de « capitalisme » réaliste, très peu concordant avec les principes essentiels du socialisme maximaliste. Comment sauver la face de ce dernier dans ce brutal conflit d’intérêts vivaces et de mots creux ? C’est à peine si Lénine et ses acolytes s’y essayèrent.

Nul n’ignore de quelle manière et avec quelle rapidité se développa cette sinistre farce : appel des bolcheviks aux peuples alliés pour les inviter à se joindre à leurs si engageants pourparlers ; reprise de ceux-ci, le 9 janvier, après le court délai imparti à ces peuples pour être admis autour du tapis vert ; protestations variées des bolcheviks contre les thèses germaniques ; intervention sensationnelle du général Hoffmann pour opposer les réclamations formulées par les Russes au nom du « droit des nations de décider de leur sort » au système des proscriptions à jet continu qu’ils pratiquaient dans le moment même à l’égard de leurs propres concitoyens ; résolution définitive, durement signifiée par le même, de ne pas évacuer les provinces baltiques, « ces contrées n’ayant ni organes administratifs, ni organes judiciaires, ni police, ni chemins de fer, ni postes et télégraphes, » ou, plus exactement, « tout cela étant au pouvoir et au service des Allemands. » Et ainsi de suite.

Soudain, pressée de sortir du déluge de mots maximaliste, pressée surtout de se procurer des vivres, qu’elle espérait y trouver en abondance, l’Europe Centrale reconnaît l’autonomie de l’Ukraine et traite avec elle (9 février), en lui cédant même quelques districts de la Galicie autrichienne pour acheter plus vite son accord. Dès le lendemain, le ministre des Affaires étrangères de Lénine, le célèbre Trotsky, proclame qu’il se refuse et à souscrire aux annexions allemandes, et à reprendre les armes ; il ordonne d’achever la démobilisation russe, déjà aux trois quarts consommée par la désertion spontanée des troupiers ; il laisse aux soldats allemands le soin « de savoir maintenant qui les mène et pourquoi on les pousse à la guerre. » Cette innovation diplomatique « ni guerre ni paix, » cette dénudation de l’idée pure pour la défendre contre les instincts animaux, n’ont pas plus de succès que les précédentes exhortations philosophico-mystiques des meneurs de Pétrograd. Les Empires centraux veulent en finir : ils dénoncent l’armistice, font avancer leurs armées qui, malgré des appels de forme à la guerre sainte, aux guérillas, à l’insurrection, ne rencontrent aucune résistance militaire, voire aucune opposition morale, puisque, effarés de cet assaut inopiné, affolés par la discipline dont continuent à faire preuve les Huns, les bolcheviks acceptent, dès le 19 février, et signent le 3 mars, en le baptisant ultimatum, le traité auquel ils avaient refusé d’adhérer le 10 février sous le nom de paix de conciliation.

Collusion criminelle, ou illuminisme hystérique, ou encore combinaison de ces deux forces initiales, le tour est joué, le rideau tombe. Il ne se relève plus que pour un bref épilogue : depuis que la Roumanie a été, par la défection précipitée de l’Ukraine, coupée du reste de l’univers, elle est à son tour condamnée : la « paix » de Bucarest vient bientôt compléter (7 mai) l’œuvre accomplie les 9 février et 3 mars.


II

La série de ces conventions diplomatiques, dictées par la violence seule, fournit d’amples et multiples sujets de méditation ; l’on peut disserter à l’infini, à la lumière des protestations déjà formulées par les Polonais, les Esthoniens, les Lithuaniens, et même par certains Finlandais, sur la façon dont s’entend de nos jours, à Berlin et à Vienne, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement dans les leçons traditionnelles de la diplomatie ou de l’art militaire qu’il faut chercher la signification vraie des traités du XXe siècle. Cette signification, elle est, avant tout, dans leurs stipulations économiques.

Partant de cette donnée trop certaine que la Russie était désormais hors d’état de lui résister, l’Allemagne put donner libre cours à ses ambitions commerciales et pleine satisfaction à ses besoins proches ou lointains. Et voici, en résumé, ce qui advint.

Avec l’Ukraine d’abord. Pour apaiser la faim qui tiraille les estomacs austro-allemands, la nouvelle république s’engage à livrer des quantités importantes de céréales avant le 31 juillet 1918, et ce à des prix fixés par une commission mixte ; les cessions se feront en partie par des sociétés d’État ou des centrales contrôlées par l’Etat, et en partie librement ; les empires du Centre livreront de leur côté les excédents de leur production industrielle en articles qui manquent à l’Ukraine. Pour l’ensemble des relations économiques et jusqu’à un délai de six mois après la signature de la paix générale, les anciens traités de commerce qui liaient la Russie et qui contenaient la clause de la nation la plus favorisée, seront remis en vigueur et complétés par le libre transit, naguère interdit par les Russes, des marchandises du centre vers la Perse. Dans l’intervalle, de nouvelles conventions seront négociées ; mais, dans la négociation, l’Ukraine ne pourra pas se prévaloir des avantages de tarifs que les Empires centraux se seraient consentis entre eux ou auraient concédés à d’autres puissances avec lesquelles, limitrophes ou non, ils auraient conclu une « alliance économique, » si bien que le traitement de la nation la plus favorisée ne jouera qu’au profit de ces empires, contre l’Ukraine et contre les tiers.

« C’est la paix du pain, » proclama le comte Czernin, encore ministre des Affaires étrangères de la monarchie dualiste. On sait qu’elle ne procura pas le pain aux affamés du Centre. Par contre, l’hypothèque prise sur l’avenir recevait toute sa valeur : c’était, savamment organisé, le marché des vaincus monopolise par les vainqueurs.

Mêmes préoccupations, mêmes précautions et mêmes clauses à l’égard de la Russie du Nord. De ce côté, où l’on était sans doute un peu mieux informé qu’à Kiew, il y eut bien un simulacre de résistance : les bolcheviks firent observer doucement, avec des gémissements appropriés, que les anciens tarifs douaniers qu’il s’agissait de ressusciter avaient été infiniment plus avantageux à l’Allemagne qu’à la Russie. Cette protestation n’eut d’autre résultat que d’aggraver les conditions imposées par M. de Kühlmann : les tarifs anciens dureront jusqu’en 1925, alors même que la paix générale interviendrait longtemps auparavant ; l’Afghanistan profitera du libre transit stipulé en faveur de la Perse ; les charbonnages du Spitzberg seront aménagés de manière à être contrôlés par l’Allemagne ; les sujets allemands continueront à toucher les rentes russes récemment répudiées par les bolcheviks, et ils seront indemnisés des autres dommages de guerre subis par eux…

Les bolcheviks ont pris soin de qualifier eux-mêmes de pareils arrangements. « La paix dite amiable est réellement une paix annexionniste et impérialiste, » proclame la déclara-lion officielle de leurs plénipotentiaires, au moment de la signature des actes de Brest-Litovsk. Elle est « déshonorante, » ajoute la résolution, non moins officielle, des soviets qui l’ont ratifiée le 16 mars.

Décidée à n’évacuer les territoires laissés à la Russie qu’après conclusion de la paix générale, l’Allemagne s’empressa à parfaire son œuvre. Vis-à-vis de la Pologne « indépendante, » dont on ne savait trop si elle serait placée sous un condominium austro-allemand, ou si l’un seulement des deux alliés en assumerait le contrôle, l’Allemagne a pris soin, par un arrangement secret, de s’assurer le concours des bolcheviks pour s’annexer le district houiller de la Dombrowa. Et, quant à l’ensemble de la Vieille-Russie, elle obtint de ses amis bolcheviks l’engagement d’en exclure les hommes d’affaires et les capitaux de l’Entente.

Pour la Roumanie, ce fut, si possible, encore plus topique : après la cession directe ou indirecte de la Dobroudja à la Bulgarie et celle de cent soixante-dix villages roumains à la Hongrie ; après des stipulations à peu près identiques aux précédentes relativement aux relations commerciales générales, deux questions ont été traitées à part et ont reçu des solutions caractéristiques. Pour s’assurer des produits agricoles, l’armée d’occupation avait signé avec des propriétaires des baux à long terme qui ont été sanctionnés par le traité de paix, et des règlements pénaux ont été édictés par elle en vue de rendre obligatoire le travail de la population mâle de quatorze à soixante ans. D’autre part, [tour mettre la main sur la production pétrolière, une société désignée par les Puissances centrales aura désormais le monopole des recherches, celui de l’exploitation, celui du retour des concessions en cours après leur expiration ; une autre société, avec 75 pour 100 de capital austro-allemand, jouira du monopole de la vente des huiles minérales à des prix fixés souverainement par elle et sans le moindre contrôle de l’Etat roumain[1]

Tels sont les faits dans toute leur simplicité ; telle a été l’application pratique, une fois l’ennemi désarmé, de la formule « ni annexion ni indemnités, » celle aussi du programme de liberté et de paix économiques. Il faut voir maintenant comment ces faits et cette application ont été acceptés par les diverses fractions de l’opinion allemande. Un retour en arrière est ici nécessaire.


III

La fameuse résolution du Reichstag avait tout aussitôt déterminé une grande agitation du leader catholique Erzberger. Dans une interview qu’il accorda au début de septembre au journal hongrois Az Est, il s’efforça de démontrer qu’on était bien près de s’entendre, puisque aussi bien le président Wilson et le Reichstag étaient d’accord sur les points essentiels : limitation réciproque des armements, arbitrage international, renonciation à toute indemnité de guerre, refus de morceler aucun pays et condamnation de toute guerre économique. Mais il n’y avait là que des mots sonores, des intentions trompeuses : sitôt que quelque publiciste prétendait préciser et parler par exemple de la Belgique ou de l’Alsace, M. Erzberger et ses émules se dérobaient discrètement.

Quant aux socialistes allemands, ils étaient moins maniables encore que les ultramontains. C’est presque au même moment, en octobre pour préciser, qu’eurent lieu deux de leurs réunions officielles. A Berne, où les syndicalistes teutons, dirigés par Legien, avaient vainement tenté d’amener des camarades alliés et où ils ne rencontrèrent que quelques neutres, on se proclama incompétent pour « discuter la question de la faute des peuples et de leurs gouvernements dans la guerre et ses conséquences ; » puis, surtout préoccupé d’amener le prolétariat universel à procurer la conclusion d’une paix prochaine, on plaça parmi les revendications essentielles le droit, pour les États, d’empêcher l’immigration de travailleurs « ayant un degré de civilisation inférieure, » ce qui était un excellent moyen de protéger l’ouvrier allemand contre la concurrence des Slaves, Italiens, Africains ou Chinois.

A Wurzbourg, où l’on était entre soi, car il s’agissait des assises solennelles du seul socialisme allemand, on fut plus clair et plus expressément national. La participation à toute guerre est pour nous, dit Ebert, « une question non pas de principe, mais bien de tactique, » et le congrès vota la liberté pour les élus du parti de continuer à consentir les crédits militaires. Il nous faut, précisa David, « suivre une politique qui, à l’égard de la paix, convainque le peuple allemand que ce sont nos ennemis qui prolongent la guerre ; il nous faut rassembler les pacifistes de tous les pays, tandis que les armées allemandes continueront leur pression sur les troupes ennemies ; » l’Alsace-Lorraine, s’exclama Scheidemann, fait partie intégrante de l’empire, » et, ajouta Immel, « la richesse de ces provinces en matières premières est une raison suffisante pour nous imposer le devoir de les garder ; » puis le congrès, tout ému par cette éloquence, repoussa par 258 voix contre 26 une motion dissidente disant que la paix ne sera possible qu’après qu’on aura brisé la résistance des grands capitalistes et du militarisme.

Ces divers votes se résumaient dans cette signification dédaigneuse aux bolcheviks, faite dès novembre par le Vorwærts, organe officiel du parti : « Si l’on ne concluait la paix que lorsque le prolétariat aura été victorieux dans tous les pays, on prolongerait la guerre encore plus que les pangermanistes eux-mêmes avec leurs buts annexionnistes. Les peuples ne veulent pas attendre jusqu’à ce que l’Alsace-Lorraine soit française ou la Belgique allemande, mais ils ne veulent pas non plus attendre jusqu’à ce que les "derniers vestiges de la bourgeoisie aient disparu complètement : cela pourrait durer trop longtemps… ! Nous avons aussi des conquêtes à défendre ; nous avons aussi un avenir devant nous, et nous ne voulons pas laisser se perdre et se briser les forces dont nous avons besoin. Voilà pourquoi nous combattons. »

Après cela, que pouvaient valoir les protestations périodiques des socialistes majoritaires en faveur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou même leur insistance spasmodique à réclamer pour la Prusse l’égalité du droit de vote et, pour l’Allemagne, quelque autorité morale aux interventions parlementaires ? L’accord pouvait se faire, en effet ; il était même près de se conclure, mais pas du tout dans le sens où l’espéraient les naïfs : il se nouait, à supposer qu’il n’existai pas déjà, avec les pangermanistes.

Ceux-ci ne restaient pas d’ailleurs inactifs et ne s’étaient pas laissé anesthésier par le Reichstag. Les milieux d’affaires commençaient à se montrer fort soucieux des moyens de rendre après la guerre s’a puissance économique d’antan à l’Allemagne. Déjà, dans une conférence assez pessimiste du 18 décembre 1916, M. Walter Rattenau, l’organisateur du ravitaillement allemand en matières premières, avait déclaré que l’Allemagne était à cet égard comme « en liquidation ; » la réorganisation économique, avait-il poursuivi, ne regarde plus l’individu, mais la généralité tout entière qui devra surveiller et discipliner la production, le commerce, les transports et jusqu’à l’emploi des capitaux privés ; l’Etat, concluait-il, devra avant tout se pénétrer de l’idée que l’Allemagne ne peut, comme les Etats-Unis, se suffire à elle-même, qu’elle doit à tout prix acheter au dehors des matières premières, et, pour les payer, exporter ses produits ; le gouvernement aura donc nécessairement pour programme de paix « la suppression de toute difficulté apportée par l’adversaire à l’exportation des matières premières et la défense de rechercher l’origine des marchandises » à l’importation. Puis, comme pour marquer l’importance suprême de ces idées, un ancien major-général de l’armée allemande, le général Freytag-Loringhoven, consacrait un opuscule, les Conséquences de la guerre mondiale, à démontrer que la bataille de la Marne de 1914 avait marqué l’échec du plan militaire offensif de son pays ; que, depuis lors, le facteur économique l’emportait sur le système armé, et que, par conséquent, il fallait laisser à la politique le soin d’amener la décision que n’avaient pas su donner les combats.

Qu’à cela ne tienne, ripostaient les pangermanistes : la solution est encore et toujours au pouvoir de nos troupes victorieuses. « Pas d’égards, pas d’apitoiements, disait le général von Liebert, dans une réunion conservatrice de Halle. : nous voulons incorporer la Courlande et attirer à nous les 00 millions de Russes… Nous devons avoir la Belgique et le Nord de la France… Les possessions portugaises doivent disparaître, la France doit payer jusqu’à ce qu’elle soit saignée à blanc. » Et un autre patriote, libéral de tendances mais moins exalté de tempérament, le professeur von Schultze-Gœvernitz, préconisait de son côté la clause de la nation la plus favorisée, la liberté d’approvisionnement en matières premières, le régime de la « porte ouverte » dans toutes les colonies européennes.

Opinions individuelles que tout cela ? Oh ! que non pas ! Les ambitions démesurées du général von Licbcrt étaient celles-là mêmes de la Ligue pangermaniste ; celles du professeur von Schultze formaient partie intégrante du manifeste inaugural de la « Ligue du peuple pour la liberté et la patrie », que les groupes de gauche venaient de créer pour faire contrepoids aux intempérances des annexionnistes outranciers ; un mémoire confidentiel des métallurgistes allemands[2], daté du 18 décembre 1917, et 1res fortement documenté, établissait l’inéluctable nécessité pour l’Allemagne de conserver définitivement le bassin métallique de Briey, si elle voulait recouvrer sa puissance militaire, sa force économique, la prospérité de la classe ouvrière et ne pas se trouver démunie pour la prochaine guerre.

C’est à toutes ces revendications que le prince impérial faisait allusion lorsque, au début de janvier, il promettait à quelques syndicats ouvriers « une bonne et honorable paix qui assurera aux ouvriers allemands les conditions d’une vie heureuse et le libre développement de leurs forces sur le sol même de la patrie. » Le comte Hertling n’en ignorait rien non plus, quand, encore président du conseil bavarois, mais à la veille d’être promu chancelier impérial, il disait sournoisement dans un discours de fin novembre, à Munich : « En admettant la victoire de l’Entente, c’est l’Amérique qui prendrait dans le monde une place prépondérante ; c’est elle qui dominerait les mers et dirigerait le commerce mondial. Amérique contre Europe : tel est le caractère que, par la faute de l’Entente, la guerre menace d’assumer de plus en plus. Conséquemment, les Puissances centrales et leurs alliés ne combattent plus pour elles seules ; elles combattent pour l’indépendance de l’Europe contre un empire colonial devenu trop puissant. »

Telles avaient été les dispositions des divers partis allemands au moment où s’ouvrirent les négociations de Brest-Litovsk. On reconnaîtra que les positions des partis germaniques étaient nettement prises avant que l’Entente ait décliné l’offre obligeante des Soviets de participer aux négociations de la paix amicale, « sans annexions ni indemnités. » Ce fut une pitrerie de plus, et fort pitoyable, des chefs de la majorité du Reichstag, de prétendre que cette abstention avait seule dégagé leur loyauté bien connue des engagements pris par eux le 19 juillet.


IV

La conscience allemande est ainsi faite, ou ainsi dressée par ses éducateurs, qu’elle croit imperturbablement aux vertus morales de sa race et s’étonne, avec une désespérante candeur, que personne d’autre ici-bas ne lui fasse confiance. « Il y a, disait tout récemment un ministre anglais à la Chambre des Communes, d’un côté la nature allemande, de l’autre la nature humaine. » Cela, les Huns ne l’admettront jamais. Pourtant leur propre histoire, au cours du premier semestre de 1918, suffirait, à soi seule, à en administrer la preuve.

Lorsque s’ouvrit cette période, le chancelier Michaëlis était déjà tombé sur un médiocre incident de séance, mais déjà aussi les conservateurs poursuivaient une campagne insidieuse contre le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, M. de Kühlmann, qui leur était suspect d’être plus diplomate qu’homme de main. L’habileté du nouveau chancelier, le comte Hertling, ne suffit pas longtemps à protéger les victimes des haines pangermanistes : c’est de n’avoir pas assez fait pour la grandeur allemande qu’on les accusa bientôt ; les traités dont on a donné plus haut la substance furent représentés, non pas comme contraires à la politique du 19 juillet, mais comme trahissant les intérêts que celle-ci paraissait avoir éliminés.

Et pourtant, les faits furent nombreux, dans ces premiers mois de 1918, qui eussent dû éveiller la conscience allemande, si seulement elle eût été susceptible de remords, à une plus claire et plus équitable conception des réalités historiques et des véritables responsabilités ertsgées dans la guerre. On eut alors presque coup sur coup la révélation des instructions données en août 1914 par M. de Bethmann-Hollweg à son ambassadeur à Paris ; les aveux du prince Lichnowski sur les trafics de son gouvernement à Londres, ceux de M. Muelhon sur l’impulsion imprimée dans les premiers mois de 1914 aux fabrications de la maison Krupp ; puis enfin la publicité donnée aux ouvertures tortueuses faites par l’Autriche, au printemps de 1917, avec ou sans l’aveu de la cour de Berlin, pour encourager le mouvement pacifiste français, en laissant croire que l’empereur Charles s’entremettrait volontiers pour un règlement amiable de la question d’Alsace-Lorraine.

Ces événements, si probants fussent-ils, ne jetèrent pas le moindre trouble dans la conscience germanique. Ce fut, au contraire, le moment choisi par le Vorwærts pour expliquer, avec une magnifique désinvolture, comment l’extrême-gauche allait renier ses prétendues doctrines sur le droit des peuples : « Il n’est pas encore tout à fait certain que les modifications à l’Est tendent à des annexions. Mais, pour la Russie, cela ne fait rien. Si l’Allemagne avait été battue et contrainte d’abandonner l’Alsace-Lorraine et les provinces du Rhin, il lui aurait été assez indifférent de savoir si ces régions devaient devenir françaises ou autonomes. Nous ne devons pas oublier que les prolétaires allemands en guerre n’avaient pas à empêcher des annexions qui peuvent être faites par l’Allemagne, mais devaient et doivent empêcher des annexions aux dépens de l’Allemagne. »

Au vrai, pour ces esprits si notoirement scrupuleux, l’affaire russe était déjà terminée et classée, pour autant du moins qu’elle ne viendrait pas à ressusciter du fait des insurrections des paysans ukrainiens, de l’assassinat du comte Mirbach à Moscou, de celui du maréchal von Eichhorn à Kiew, de la lutte menée contre les bolcheviks par les Tchéco-Slovaques et de l’intervention possible des Alliés, soit en Mourmanie, soit en Sibérie. Ce dont on se préoccupait désormais par-dessus tout, c’était des prochaines offensives du front occidental : celle qui allait se déclencher le 21 mars contre les Anglais, celles du 27 mai et du 15 juillet contre les Français. Entre les deux, dans les premiers jours d’avril, le Vorwaerts marquait la position de la Socialdemokratie en termes que n’eût pas répudiés le plus fougueux pangermaniste : « La situation… est la conséquence d’une politique qui ne fut pas la nôtre, disait-il. Mais puisque les choses en sont là, il n’y a pas d’autre moyen de les faire tourner au bien de l’Allemagne que de remporter une victoire complète dans l’Ouest. Le peuple allemand a mis toutes ses forces au service de cette cause. C’est maintenant à nos chefs militaires et politiques qu’incombe In responsabilité de nous assurer le succès. La paix que la bataille nous donnera, cette paix issue de la victoire, sera fragile. Elle laissera derrière elle une foule de problèmes complexes et non résolus. Elle placera les gouvernements de demain devant une tâche des plus difficiles. Mais qu’importe, pourvu qu’elle vienne ! Pour le moment, le seul moyen de l’obtenir, c’est d’être vainqueur. »

Un pareil cynisme préparait les palinodies les plus éhontées ; de fait, les mêmes socialistes majoritaires qui venaient de voter les traités orientaux, acceptèrent sans trop maugréer que leur ministre favori, M. de Kühlmann, quittât le ministère des Affaires étrangères, pour s’être déclaré partisan d’une paix de négociation, et ils ne protestèrent pas lorsque, pour les calmer, le chancelier Hertling soutint que rien n’était changé dans la politique allemande, qu’il voulait toujours « le champ libre pour le développement de son peuple, notamment dans le domaine économique, c’est-à-dire naturellement aussi la garantie nécessaire contre une situation difficile dans l’avenir ; » ils continuèrent à se faire quand le chancelier insista sur cette idée que, pour ne pas rester isolée économiquement, l’Allemagne devait « entrer avec la Belgique dans des relations commerciales intimes, qui sont entièrement dans l’intérêt de celle-ci, puisque son caractère, sa situation et son développement la rejettent vers l’Allemagne, » et que Berlin doit empêcher qu’elle « devienne à nouveau un terrain d’attaque, non seulement dans le sens militaire, mais dans le sens économique. »

Rien n’était changé dans la politique allemande, rien sinon qu’elle devenait un peu moins hypocrite que devant. Pourquoi, en effet, les socialistes majoritaires eussent-ils protesté contre cette annexion déguisée de la Belgique, puisque, dans le même temps, l’un des leurs, le néo-marxiste docteur Lensch, proclama à son tour que l’Allemagne est redevable de sa grandeur et de sa prospérité au protectionnisme, au dumping, à la fusion étroite de l’action politique et militaire avec l’action économique, et que l’Empire se doit à lui-même de poursuivre dans le même sens et par les mêmes voies sa formidable mission historique ?

Pour une fois, la rhétorique mystique de Guillaume II exprimait donc bien réellement l’âme de sa race tout entière, lorsque, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de son avènement, il vaticina : « La victoire de la conception allemande du monde, voilà ce qui est en jeu. » Selon le vœu du comte Hertling, l’Allemagne avait réalisé l’ « unité de front » intérieure.

Il semble qu’une telle série de paroles et d’actes eût dû ouvrir les yeux les plus rebelles à la lumière. Il n’en fut malheureusement pas ainsi : chez les neutres, et, ce qui est tout comme, dans les rangs du socialisme internationaliste de certains belligérants, la puissance des mots et la séduction des chimères cachent toujours à plus d’un les réalités vivantes.

On comprend, à la rigueur, que malgré l’évidence, malgré la mise en coupe réglée de l’Ukraine, de la Roumanie et autres lieux favorisés de la « paix allemande, » malgré même les menaces formelles dirigées contre eux, notamment contre les Pays-Bas, par la presse germanique, les gouvernements neutres d’Europe, — suisse, hollandais, Scandinave ou espagnol, — aient continué à ne pas se soucier d’échanger leur sort présent, si misérable fût-il, contre la situation, moins enviable à leur sens, de belligérant. Calcul humain, s’il en fut, qui ne dénote ni un tempérament d’apôtre, ni même une perspicacité singulière, mais qui a de nombreux précédents dans l’histoire.

Plus étrange assurément et moins explicable sous tous les rapports était la persistante illusion où s’obstinait le socialisme international : il en coûta moins à l’apôtre Pierre pour renier Jésus, moins à Henri IV pour conquérir Paris au prix d’une messe, qu’il n’en coûtait à ces illuminés de renoncer à leur foi demi-séculaire dans le prophète Karl Marx et l’efficacité de l’Internationale ouvrière. Cette foi était-elle absolue et sincère ? Ne s’y mêlait-il pas quelque souci, chez les chefs les plus éclairés, de ménager les plus turbulents de leurs soldats pour en conserver la clientèle électorale ? Fallait-il y voir aussi, comme d’aucuns, l’effet des intrigues dorées de l’Allemagne ? Ce n’est point le lieu ni l’heure de répondre à ces questions ; sans doute, au surplus, les mobiles étaient-ils varies et complexes ; le résultat n’en était pas moins misérable.

Nous ne parlons pas ici des Russes : ils s’étaient mis eux-mêmes hors de combat. Mais voici qui est plus curieux. Moins de trois mois après l’appréciation sévère formulée par le Hollandais Troelstra sur la paix orientale, à l’instigation, dit-on, de son ami Scheidemann, le même Troelstra recommençait à s’agiter pour remettre sur pied le projet de conférence internationale ouvrière avorté en 1917, travaillant, prétendait-il, à une paix de conciliation qui finirait fatalement par détruire le militarisme et, par conséquent, par supprimer, comme devenant sans objet, le problème de l’Alsace-Lorraine, sur lequel aucun accord n’était actuellement possible entre les intéressés.

Cela encore n’était que formules creuses et traîtresses. Mais, incidemment, Troelstra dévoilait son arrière-pensée, en rappelant[3] qu’un des nombreux diplomates qui se sont succédé à la Wilhelmstrasse au cours de la guerre, le sous-secrétaire d’Etat Zimmermann, lui avait manifesté l’espoir que les succès militaires allemands permettraient d’englober la France et aussi la Belgique dans l’union douanière germanique. Désormais, il devenait aisé de comprendre la manœuvre ; d’autant plus même, que chacun se rappelle encore et les efforts répétés du Cabinet de Berlin pour s’ouvrir le marché financier de Paris avant 1914 ; et les multiples tentatives faites durant les hostilités pour éveiller les susceptibilités et les inquiétudes de la France contre les prétendues ambitions secrètes de l’Angleterre ; et l’achat d’un grand quotidien parisien pour répandre ces impressions ; et les récentes paroles du comte Hertling sur le péril anglo-saxon qui menace l’Europe, ses chefs d’industrie et ses ouvriers de la concurrence américaine. Le plan était clair et manifeste : on voulait à tout prix sauver la mise économique, et l’on y employait maintenant Troelstra, après tant d’autres qui avaient échoué dans l’entreprise.

La lumière, si éclatante fût-elle, ne se fit pourtant pas pour tous les meneurs du socialisme français. L’année 1917 leur avait apporté de grandes et multiples déceptions : ils n’étaient encore remis ni des illusions qu’ils s’étaient formées sur la valeur révolutionnaire et gouvernementale de Kerensky, ni de l’échec du projet de conférence de Stockholm ; pour se consoler des premières, ils avaient, dans l’Humanité au 19 décembre, donné leur adhésion « aux formules générales de paix juste, rapide et durable, adoptées par la Russie nouvelle, » et ces formules avaient abouti au lamentable et redoutable fiasco de Brest-Litovsk ; pour se venger du second, ils avaient retiré avec éclat leur participation dans la formation des cabinets français de guerre, et ils s’apercevaient avec stupeur que des ministères réussissaient à vivre en se passant de leur concours. Nos meneurs, perdant donc, pied sur tous les terrains à la fois, voyaient leurs émules d’Angleterre et surtout des États-Unis infiniment moins accessibles aux grands mots, beaucoup plus réalistes et partant belliqueux qu’ils ne le sont eux-mêmes.

Ainsi qu’il advient toujours en pareil cas, une scission se produisit parmi eux. Nombre d’entre eux s’empressaient, dès le 20 avril 1918, de faire cause commune avec le socialiste suédois Branting pour proclamer que « le vieux parti sozialdemokrate (sic) allemand a fini par étaler publiquement son impérialisme latent… contenu dans la politique du 4 août 1914 ; » que « s’il prétendait se rallier à quelque formule de paix plus ou moins démocratique, nous n’aurons plus qu’à nous rappeler le passé pour juger de sa sincérité ; à ils avaient même conclu : « Nous ne pourrons plus nous rencontrer avec lui que pour le voir condamner et exclure par l’Internationale. »

D’autres, hélas ! et les plus agissants parmi les socialistes français, se refusaient à aller aussi loin : l’on vit avec tristesse le Congrès des métaux, qui est aux mains des minoritaires de la Confédération générale du travail, réclamer, le 12 juillet, la réunion rapide de l’Internationale tout entière, s’approprier la formule banqueroutière de paix « sans annexions ni indemnités, avec droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, » et envoyer « son salut et ses encouragements » à la révolution russe qui, presque au même instant, accusait l’impérialisme franco-anglais » d’avoir causé les maux de l’univers, et inspiré le récent assassinat du comte Mirbach, ambassadeur de l’empereur allemand auprès des bolcheviks. Il y eut pis encore : au moment précis où les socialistes majoritaires allemands déclarèrent ne vouloir assister à une conférence internationale que s’ils étaient certains de n’être pas brimés par leurs frères ennemis et où, de leur côté, les syndicalistes de même race se proclamaient hostiles à toute révolution qui compromettrait la prospérité germanique, le déplacement d’un petit nombre de voix constitua au sein du Conseil national du socialisme unifié une majorité de minoritaires ; celle-ci s’empressa aussitôt de décider le 26 juillet qu’il fallait une réunion de l’Internationale sans conditions quelconques, que les alliés devaient refuser tout concours aux adversaires russes des bolcheviks, et que le vote des crédits de guerre cessait d’être une obligation stricte pour les élus du parti.


V

Les sectaires et les énergumènes ne sont heureusement pas les maîtres du monde, comme ils le sont momentanément en Russie. Les destinées de l’humanité ne sont point livrées aux disciples et à la progéniture de Karl Marx. Ce que ceux-ci n’avaient pas su ou voulu comprendre, les dirigeants des Alliés l’ont discerné : au fur et à mesure que les leçons leur venaient du front oriental, les éclaircissements de Berlin ou de Vienne, leur politique s’est affermie, précisée, coordonnée dans le sens où elle peut justement devenir, pendant et après la guerre, la plus péremptoire et la plus déterminante, non pas seulement pour amener la paix, mais surtout pour asseoir celle-ci sur des bases solides et durables.

Nous ne suivrons certes pas, dans la succession des messages si fortement pensés et si prudemment pesés du président. Wilson, des discours si inspirés et si généreux de M. Lloyd George, des allocutions si finement dosées de M. Balfour, les étapes et les nuances de leur pensée ou, si l’on peut dire, la lente cristallisation de leur volonté finale.

Un seul des hommes d’Etat exerçant déjà le pouvoir en 1914, et le détenant encore aujourd’hui, a eu une vision nette de l’avenir, ou, si d’autres l’ont eue, un seul a su l’exprimer publiquement. Celui-là était socialiste, mais socialiste des antipodes, ce qui rend apparemment plus habile à se former une conception synthétique des événements, plus audacieux aussi à la publier : il s’agit de M. Hughes, le premier ministre australien. Or donc, lors d’un séjour prolongé qu’il fit en Angleterre au début de la guerre, M. Hughes énonça en divers discours ces deux vérités primordiales : quoi qu’il advienne, le monde sortira très pauvre de ce cataclysme universel, et, quoi qu’on fasse, il n’est d’autre moyen de mater l’ennemi que de lui faire perdre radicalement l’illusion qu’il pourra recommencer à s’enrichir aux frais et dépens de qui n’est pas allemand.

Peu s’en fallut tout d’abord qu’on n’accusât M. Hughes d’être un visionnaire fanatique, totalement dénué de pondération d’esprit et de tact de langage. Comment admettre un seul instant en effet que la société universelle, si merveilleusement pourvue de richesses par la science industrielle et l’intensité des échanges au XIXe siècle, pût jamais revenir à la misère et à la disette des temps anciens ? Comment supposer que la rupture des relations commerciales entre belligérants, fâcheusement provoquée par la guerre, pût, plus fâcheusement encore, survivre à celle-ci et empêcher le grand concert d’efforts auquel l’humanité devra se vouer pour restaurer ses forces amoindries par la catastrophe ? C’était trop demander à toutes les doctrines et à toutes les routines que de les convier à une telle répudiation de leurs croyances et de leurs habitudes.

Les années ont passé cependant et elles ont, l’une après l’autre, donné raison aux prévisions de M. Hughes. La disette est venue, elle est venue partout, même chez les neutres ; elle s’est produite en toutes matières, jusque dans celles qui sont le moins directement affectées par la guerre ; elle s’est révélée si intense, si profonde et si variée tout à la fois, qu’il a bien fallu reconnaître qu’elle durera nécessairement plusieurs années après la fin des hostilités. Disette de capitaux, cela va sans dire, et disette incomplètement connue, puisqu’il n’est pas encore possible de dresser le bilan final des dépenses, non plus que de chiffrer le total des impôts qu’il faudra créer pour y pourvoir. Disette de matières premières : des mines de charbon et de fer ont été mises hors d’usage et ne pourront reprendre leur production normale qu’après de longues années de réfection ; des forêts immenses ont été exploitées jusqu’à destruction des souches ; des troupeaux entiers ont été décimés. Disette de denrées alimentaires : des terres ont été bouleversées par faits de guerre, d’autres insuffisamment cultivées, faute d’engrais et de soins appropriés. Disette de produits fabriqués : des centaines d’usines ont été démolies par le canon ou méthodiquement saccagées et pillées par l’ennemi ; d’autres, détournées de leur destination de paix, ont été affectées aux fabrications de guerre. Disette de moyens de transport : la guerre sous-marine a coulé des millions de tonnes de navires ; le matériel des voies ferrées surmené, mal entretenu, ne suffit plus à sa tâche. Disette enfin de main-d’œuvre : les millions de vies et de mutilations qu’aura coûtées la guerre rendront impossible de longtemps la reprise de l’émigration où s’alimentaient certains pays neufs, et difficile, dans les vieilles contrées, la remise en marche de ! a machine économique.

Les faits étaient, en 1916 déjà, si nombreux et si patents, qu’un premier souci se manifesta presque aussitôt chez les Alliés de l’époque : celui de se réserver par préférence les ressources dont ils disposeraient à la paix pour s’aider mutuellement à réparer leurs ruines. Ce fut l’objet essentiel de la conférence économique qui se tint alors à Paris. Mais, bien des obstacles s’interposaient entre les vœux de la conférence et leur réalisation : les uns provenaient de l’incertitude des rapports douaniers de la Grande-Bretagne avec ses Dominions ; d’autres, des résistances libre-échangistes des derniers adeptes de l’école de Manchester ; d’autres encore, de la difficulté qu’il y a à tirer l’opinion française de sa passivité coutumière, autrement que par une initiative gouvernementale hardie ou sous l’action d’un danger extérieur poignant ; les derniers enfin, du doute où l’on demeurait sur l’attitude définitive qu’adopteraient les États-Unis dans le conflit mondial.

Depuis deux ans, ces obstacles ont disparu l’un après l’autre : l’Angleterre s’est résolue à resserrer ses liens économiques avec ses colonies ; toutes ses industries, sauf deux ou trois, réclament soit l’aide gouvernementale directe, soit la protection d’un tarif contre la concurrence déloyale du dumping ; en France, l’individualisme regimbe encore quelque peu, tant à changer radicalement ses anciennes relations d’affaires qu’à adopter les méthodes indispensables pour s’organiser rationnellement contre l’invasion du commerce allemand et pour le salut de notre exportation, mais les résistances vont s’atténuant chaque jour à raison du fait capital et décisif qu’a été l’entrée des Etats-Unis dans la lice, et la volonté expresse qu’ils ont tout aussitôt manifestée d’introduire de l’ordre dans la gestion des intérêts économiques de l’Entente. Un rapide coup d’œil sur l’évolution déjà accomplie à cet égard et sur celle, plus radicale encore, que préparent des faits récents, permettra de s’en rendre compte.

Dans un discours prononcé à la Chambre des députés le 28 juin dernier, discours complété par M. Tardieu, notre Haut-Commissaire près des Etats-Unis, M. Clémentel, ministre du Commerce, s’est expliqué avec une bonne foi entière et une parfaite lucidité sur la délicate question des consortiums : il ne s’agit de rien moins que de l’organisation commerciale du monde pendant la guerre et dans les temps qui viendront immédiatement après.

A peine décidés à combattre, et l’on sait dans quelles proportions, aux côtés de l’Entente, les États-Unis s’avisèrent en effet d’une situation de fait qui commandait des résolutions héroïques : limitées étant les quantités de matières premières, denrées alimentaires et produits fabriqués disponibles dans le monde, limités aussi les moyens de transport pour les mener aux lieux de consommation, limités enfin les changes internationaux permettant de les payer, il fallait de toute nécessité recourir à une méthode qui n’a assurément rien à voir avec la liberté commerciale, mais qui pût assurer au moindre prix l’utilisation la meilleure et la répartition la plus équitable des ressources communes. Les États-Unis donnèrent eux-mêmes l’exemple des restrictions à la consommation locale, de la concentration de la production, du commerce et des transports sous le contrôle de l’État ; puis ils invitèrent les Alliés à en faire autant, leur signifiant, avec bonne grâce, mais fermeté, qu’ils n’admettraient pas plus longtemps que chacun des États pour son compte, chaque service administratif de chaque État pour le sien, et encore nombre de courtiers ou commis voyageurs pour autant de particuliers anglais ou français, vinssent se disputer en Amérique les marchandises raréfiées, au risque d’achever le désarroi du marché et d’accélérer la farandole échevelée des prix.

Ce fut l’origine des consortiums ou comptoirs d’achat : chacun des États alliés eut à constituer chez lui un groupement des services ou des particuliers ayant besoin de telle marchandise ou de telle catégorie d’articles déterminés ; ce consortium se présente ensuite comme acheteur unique au gouvernement américain, lequel lui assigne et un contingent du disponible et un tour d’embarquement dans l’ordre de priorité des besoins ; le consortium prend enfin le soin, sous le contrôle de chaque État, d’assurer la répartition entre les ayants droit.

Ce système, qui n’est point de l’étatisme puisque l’État ne gère pas par lui-même ni pour lui-même, donna promptement d’assez bons résultats pour que l’on songeât à l’appliquer ailleurs qu’en Amérique : ainsi, pour la France, des graines oléagineuses d’Extrême-Orient ou de l’Afrique occidentale ; pour l’Angleterre, des cotons d’Egypte ou des laines d’Australie. On ne faisait d’ailleurs qu’étendre, en quelque sorte, la zone d’application du régime que les Alliés de la première heure avaient, dès la fin de 1916, résolu d’instaurer pour l’achat en commun des céréales, puis, un peu plus tard, pour l’affrètement des navires neutres.

Ces diverses mesures conduisirent tout naturellement les Alliés à dresser l’inventaire, et à prendre une conscience plus nette qu’ils ne l’avaient eue jusque-là, des forces vraiment décisives qu’ils avaient sous la main. Nous ne donnerons pas les chiffres révélés par cette enquête, pour ne pas allonger inutilement ces pages et répéter ce que M. de Launay a si clairement exposé dans la Revue du 1er août. Il suffira de rappeler que les Alliés sont les maîtres incontestables du marché mondial pour la plupart des matières essentielles : laine, coton, soie, chanvre, jute, graines oléagineuses et olives ; caoutchouc et pétrole ; riz, café, thé et cacao ; qu’ils disposent aussi de la plus grosse partie de la production universelle en minerai de fer, plomb, zinc, nickel, aluminium et manganèse ; et qu’enfin, pour le charbon seul, l’Allemagne est en état de lutter dans des conditions de parité suffisantes.

Ce n’est pas tout. Parmi les rares industries anglaises qui ne réclament pas, ou pas encore, de protection légale, figurent celles de la construction navale et de l’armement commercial. Mais, au sein des syndicats de matelots britanniques, sous l’énergique impulsion de leur président M. Havelock Wilson, : s’est développée une de ces résolutions froidement méditées dont le caractère anglo-saxon est parfaitement capable d’assurer la réalisation implacable : celle de venger les quinze mille marins du commerce, victimes des attentats des sous-marins allemands, par un nombre proportionnel de mois, — qui approchent aujourd’hui de sept années, — de boycottage intégral des marins et marchandises allemandes sur les navires battant pavillon anglais. C’est quelque chose que cela, voire quelque chose de particulièrement sensible pour l’Allemagne : on ignore assez généralement, en effet, qu’avant la guerre, sur 36 millions de tonnes qu’il importait par voie de mer, l’Empire n’en recevait que 15 millions par ses propres navires, le reste lui étant amené par pavillons étrangers. Or, après la diminution de sa flotte marchande par les faits de guerre, l’Allemagne sera plus encore qu’auparavant dépendante des tiers. Et si l’on veut bien considérer par ailleurs que, sans le concours des marchés financiers de Paris, Londres et New-York, le crédit germanique est frappé de paralysie totale, on voit de quelles armes décisives disposent les Alliés.

Forts de ces constatations, qui leur promettaient de pouvoir causer utilement avec l’ennemi en tout état de cause, même si la « carte de guerre » ne venait pas à s’améliorer sous l’action des armées combattantes, les Alliés s’empressèrent d’accentuer leur politique économique. La France d’abord, puis l’Angleterre dénoncèrent tous leurs traités de commerce, pour n’être plus liées à l’égard de quiconque par la clause de la nation la plus favorisée. L’Angleterre décréta l’interdiction du commerce des métaux autres que le fer, pour la durée de la guerre et cinq ans après, à toute maison d’origine ennemie ou soumise à des influences ennemies ; pour les teintures industrielles, elle alla plus loin si possible en interdisant radicalement leur importation pour dix ans, le tout en vue de créer en Angleterre même les organes dont l’absence avait failli lui coûter cher au début des hostilités. La Grande-Bretagne, enfin, en s’assurant officiellement le contrôle des cotons d’Egypte et des laines d’Australie, promit spontanément à ses alliés de leur rétrocéder chaque année la part correspondante à leurs besoins.

Dans son message du 8 janvier, le président Wilson avait noté, comme l’un des fondements de la paix future, « la suppression autant que possible de toutes barrières économiques et l’établissement de l’égalité de commerce entre toutes les nations consentant à la paix et s’associant pour son maintien. » Puis, commentant ce message dans une lettre publique à l’évêque méthodiste Henderson, il avait ajouté : « La puissance allemande est une chose sans conscience ni honneur, indigne d’une paix basée sur les conventions, et elle doit être écrasée. » En quittant le ministère anglais du blocus pour entrer au Foreign Office, Lord Robert Cecil fit, dans une interview du 15 juillet, une sorte de synthèse de l’œuvre accomplie par lui : « Il n’est plus question, dit-il, de faire (comme en 1916) une étroite alliance défensive, mais de poser les fondements économiques de l’association des nations (association déjà en existence maintenant) envers qui nous sommes engagés… Si l’Allemagne abandonne les anciennes voies de sa politique économique comme préparation d’une guerre future, nous ne tarderons pas alors à reconnaître le changement, mais il est nécessaire qu’il y ait un changement complet dans les dispositions d’esprit et les intentions de son gouvernement, avant de pouvoir autoriser sa participation dans notre société économique. » C’est ce qu’un citoyen des États-Unis, le Président de la Chambre de Commerce américaine de Paris, M. Walter Berry, a résumé en termes plus saisissants encore dans son discours du 4 juillet : « Pour que la paix du monde soit assurée, il faut que l’Allemagne se trouve en face, non seulement d’un désastre militaire, mais aussi d’une colossale débâcle économique… Il est urgent que son embouteillage économique devienne l’impératif catégorique de la politique des Alliés. »

Ainsi se vérifiait point par point le second des aphorismes de M. Hughes : à savoir qu’il fallait faire perdre aux Allemands jusqu’au goût et à la possibilité d’asservir commercialement l’univers. Ainsi se réalisait peu à peu le fameux « encerclement » dont Guillaume II s’était plaint avant seulement qu’on l’eut conçu, et que sa mégalomanie avait rendu nécessaire. Ainsi, après la réintégration de l’Alsace-Lorraine, la restauration de la Belgique et de la Serbie, symboles du rachat des crimes passés et présents, la réorganisation économique du globe apparaissait aux yeux de tous les Alliés comme la condition essentielle et la seule garantie réelle de la paix future.


VI

Nous sommes enfin parvenu au terme de la route parfois tortueuse et souvent broussailleuse que nous nous étions proposé de parcourir.

La conclusion s’impose à tout esprit sincère avec la plus éblouissante évidence, la plus irréfutable logique.

Les traités orientaux de 1918 n’ont pas été une improvisation, mais l’application réfléchie des méthodes inventées pour la France dès août 1914 : avec l’expropriation de ses moyens de production du Nord-Est, l’obligation durant vingt-cinq années de recevoir en franchise les produits allemands, l’Empire restant libre de taxer les importations françaises.

De nos jours, l’Allemagne ne peut se passer des matières premières et des denrées alimentaires fournies par le reste du monde : ni la restitution de ses colonies, ni même un accroissement de ses possessions africaines ne suffiraient à ses besoins : c’est un autre Allemand, un ancien ministre, M. Bernard Dernburg, qui l’a proclamé dans la Neue Freie Presse.

Demain, comme dans la période actuelle de la guerre, l’univers devra continuer de se rationner faute d’une production et de moyens de transport équivalant aux nécessités les plus urgentes ; il faudra donc une entente internationale pour régler la répartition des produits existants entre les intéressés ; il sera à coup sûr légitime que ceux qui ont le plus pâti du crime allemand soient servis avant leurs agresseurs : sans seulement effleurer ce second point, le même Dernburg reconnaît qu’une entente est inévitable.

Mais demain aussi, sous peine d’irréparable négligence, les détenteurs des produits indispensables à l’Allemagne ne devront rien lui vendre, sans avoir pris telles sécurités que de droit pour que les produits cédés ne servent pas, directement ou non, à préparer de nouvelles agressions et de nouvelles atrocités, pour que ce qui doit être employé aux travaux de la paix ne soit pas détourné vers les œuvres de guerre ; plus le gigantesque effort de l’Allemagne se concentre désormais dans une revendication éperdue de matières brutes et de débouchés, plus apparaît l’intérêt des Alliés à limiter les unes et à restreindre les autres.

Et, si le peuple allemand doit jamais faire payer à ses maîtres prussiens le prix du sang versé sur leur initiative, c’est en brisant la prospérité dont il s’est grisé, c’est en ne lui abandonnant que le strict nécessaire à sa subsistance qu’on y parviendra le plus sûrement, bien mieux en tout cas qu’en le contraignant à telle ou telle réorganisation politique que la main de l’étranger lui rendrait insupportable.

Tel est le devoir immédiat, le devoir tracé par l’étude du plus récent passé et l’observation objective des conditions présentes, le devoir que proclament les travailleurs sérieux des deux mondes.

Un neutre germanophile a, dans la National Zeitung de Bâle, du 31 mai, remarquablement résumé la psychologie des principaux belligérants de l’Entente : « Les Français ont adopté lu mot d’ordre « tout ou rien. » L’Amérique, avec un enthousiasme de croisade, devient chaque jour plus fanatique. L’Angleterre a conscience qu’en reconnaissant la victoire allemande elle perdrait non seulement la guerre, mais se perdrait elle-même. Chaque victoire allemande ne crée pas, comme, on se le figure en Allemagne, la croyance que l’Allemagne est invincible et qu’il vaut mieux conclure la paix aujourd’hui que demain, mais a un effet tout contraire ; si la machine de guerre allemande est si forte, pense-t-on, il est tout à fait indispensable de la détruire, et ce sentiment restera pendant longtemps encore plus décisif que toutes les victoires ; il réserve au vainqueur d’aujourd’hui des déceptions qu’il ne soupçonne point. »

Voilà pour la continuation de la guerre ; les éclatantes victoires des Alliés sur tous les fronts ne sont pas pour modifier ces données essentielles du conflit.

Mais, lorsque sonnera l’heure des négociations lentes et laborieuses qui y mettront fin, si quelques-uns de nos compatriotes venaient à perdre de vue les conditions souveraines de la paix, ils réduiraient à néant la magnifique dépense d’héroïsme et d’endurance faite depuis quatre longues années par leurs fils et leurs frères, ils compromettraient à jamais l’avenir de notre noble race. L’indolence des uns et le sectarisme des autres seraient également coupables de lèse-patrie et de lèse-humanité. Quiconque, homme ou parti, se laisserait prendre aux mascarades démocratiques du prince Max de Bade et de ses acolytes, lesquels sont précisément les mêmes comédiens qui ont occupé les tréteaux du Reichstag en juillet 1917, est indigne d’être écouté de ce côté de la barricade. Quiconque serait assez simple ou aveugle pour placer la bouderie de ses intérêts lésés, ses rancunes doctrinales ou ses haines de classe au-dessus du salut public, perdrait du même coup l’estime et le crédit que lui avaient acquis aux premiers temps de la guerre, ses sacrifices à l’union sacrée.

Une pareille tactique contribuerait, consciemment ou non, à édifier la paix allemande. Or, cette paix est celle de la servitude au sens le plus strict du mot ; elle reposerait sur une « loi d’airain » autrement inexorable que celle inventée par la seule imagination de Karl Marx, et que les disciples actuels de ce fabricant de théories pour l’exportation se gardent bien d’incriminer dans l’usage interne, lorsque la prospérité matérielle de l’Allemagne est en cause.


ANDRE LEBON.

  1. Au témoignage, de la Gazette populaire de Leipzig, il est improbable que ce système, si savant soit-il, eût procuré à l’Allemagne tout le pétrole dont elle a besoin, au cas où les huiles d’Amérique continueraient à lui manquer. En 1912 en effet, sur une importation totale de 795 000 tonnes de pétrole brut, 617 000 lui venaient des États-Unis, 127 000 de Galicie, 30 000 de Russie, 22 500 de Roumanie ; celle-ci fournissait, de plus, 17 500 tonnes d’essence sur 198 000. Il est douteux, disait le journal, que la Roumanie puisse couvrir la moitié de ces besoins.
  2. Edité en France, Berlin 1918, par les soins de la Fédération des Industriels et Commerçants.
  3. Interview publiée par l’Information du 10 juillet 1918.