La Suisse assise

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LA SUISSE ASSISE




AUJOURD’HUI, en revenant du marché, Annette, les yeux rouges, a raconté à sa maîtresse :

— J’ai pas de chance, madame… On me refuse partout une pièce de deux francs… Paraît que c’est une Suisse assise… Est-ce que je savais, moi ! On me l’a rendue à la Banque, où j’avais été toucher le coupon de six francs d’une obligation tonkinoise dont j’ai hérité de ma tante…

— Êtes-vous bien sûre, questionne Gilberte, que c’est à la Banque Tonkinoise qu’on vous l’a rendue ?

— Oh ! pour ça, oui, madame…, même que le caissier est un rouquin qui a une verrue au bout du nez…

— Alors, il faut y aller immédiatement et exiger qu’on vous change cette pièce.

— J’ose pas, toute seule.

La petite Bretonne rougit sous sa coiffe et tripote son tablier d’un geste embarrassé.

— Eh bien ! je vous accompagne, décide Gilberte. Soyez tranquille : moi, je sais toujours faire valoir mes droits.

La jeune femme se rend à la Banque Tonkinoise, escortée d’Annette. Au caissier rouquin, elle explique l’affaire, bien poliment. L’employé répond.

Gilberte s’irrite. Elle prend les clients présents à témoin, invective contre les employés. Le caissier, très ennuyé, va chercher le chef de service. Celui-ci s’insurge contre une telle réclamation : jamais une effigie dépréciée n’a souillé les plateaux de la Banque Tonkinoise.

Gilberte riposte avec véhémence. Alors, le chef, jetant un regard inquiet vers la porte du bureau voisin, chuchote impérieusement :

— Pas tant de bruit !… ou vous allez déranger M. le directeur.

Par une rosserie bien féminine, Gilberte se met à vociférer.

Et soudain, la porte du cabinet directorial s’ouvre avec brusquerie ; un monsieur imposant paraît sur le seuil et, furibond, questionne d’une voix de commandement :

— Ah çà !… que signifie ce vacarme ?

Ses yeux écarquillés contemplent avec stupeur l’apparition imprévue de cette jeune Bretonne en costume local qui arbore, sous sa coiffe blanche, un candide visage de pomme d’api.

Le chef de service s’élance vers le patron et explique en tremblant :

— C’est une dame qui crie depuis une heure au sujet de sa bonne !

M. le directeur fronce les sourcils. Mais Gilberte s’est avancée hardiment et lui expose son cas :

— Vous comprenez, monsieur, c’est une question de principes : je ne regarde pas à deux francs ; si je m’écoutais, je les lui rembourserais… Mais j’aime la justice, et votre employé a profité de l’ignorance d’Annette pour lui repasser cette Suisse assise…

M. le directeur l’écoute à peine…, mais il la regarde beaucoup. Gilberte a des yeux vifs, une frimousse rose, des cheveux frisés. Sa tête s’agite violemment, secouant une immense capeline dont l’aigrette belliqueuse bat la mesure de cette tempête. Ses hauts talons trépignent nerveusement ; sa petite bouche rouge, à l’haleine parfumée, lance des mots de colère qui ont un goût de framboise.

M. le directeur estime que ce joli courroux a tout à fait raison. Radouci, il s’incline galamment devant Gilberte ; puis, se tournant vers le chef de service, il ordonne d’une voix métallique :

— Qu’on échange immédiatement cette pièce de deux francs.

Et, foudroyant le caissier d’un regard terrible :

— Que je vous y repince, vous, à essayer de passer des Suisse assise aux clients !

M. le directeur est récompensé : Gilberte triomphante, lui adresse des remerciements gracieux avec son plus aimable sourire. Elle exulte. Dans la rue, elle se félicite encore de son succès. Annette la suit, taciturne et préoccupée. Tout à coup, la petite Bretonne s’arrête. Elle pousse une exclamation :

— Madame ! Oh !… madame !

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ?

— La pièce !… La pièce suisse !… Je me souviens, maintenant. C’est chez l’épicier qu’on me l’a rendue !

JEANNE MARAIS.