La Suisse en 1847

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La Suisse en 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 1030-1087).

LA SUISSE EN 1847.




DES REVOLUTIONS ET DES PARTIS DE LA CONFEDERATION HELVETIQUE.




La situation politique de la Suisse appelle et retient, depuis plusieurs années, l’attention inquiète de l’Europe. Des révolutions partielles se succèdent avec une sorte de régularité dans les états qui composent cette agrégation de républiques, et l’assemblée souveraine qui devrait régler l’emploi des ressources communes, concilier les différends accidentels, se trouve ordinairement réduite à enregistrer ces changemens violens et brusques, en formulant parfois de vaines protestations. Au milieu de cette perturbation profonde de l’ordre politique, des symptômes alarmans pour le maintien de l’ordre social se manifestent sur plusieurs points d’un territoire qui, malgré son peu d’étendue, appartient au domaine de trois des principaux idiomes de l’Europe occidentale. Enfin les questions les plus difficiles et maintenant les plus périlleuses parmi celles qui touchent aux intérêts religieux trouvent en Suisse une arène où les réclamations de la conscience et les incertitudes du raisonnement sont journellement soumises à l’arbitrage de la force. Un tel spectacle, partout où il nous serait offert, ne saurait manquer d’exciter un vif intérêt ; mais ce n’est pas avec des sentimens de pure curiosité que l’Europe doit assister aux débats intérieurs de la Suisse. La situation géographique de ce pays en accroît singulièrement l’importance, et le place fort au-dessus du rang que lui assignerait, dans toute autre portion du continent, sa population d’un peu plus de deux millions d’ames, répartie sur une surface de moins de huit cents milles géographiques carrés. En effet, la Suisse couvre une grande partie de la frontière de France ; tout le revers oriental du Jura lui appartient ; elle possède toutes les sources du Rhin, et, maîtresse des hautes vallées de l’Inn et du Tessin, elle fait pénétrer assez profondément ses limites dans les bassins du Danube et du Pô. Comme une immense citadelle érigée par le soulèvement des plus hautes montagnes de l’Europe, la Suisse domine tout à la fois la Souabe et la Lombardie : elle sépare dans le sens stratégique, elle unit dans le sens commercial les régions allemandes et les régions italiennes. Dans cette situation, la Suisse ne peut manquer de ressentir l’ébranlement de toutes les passions qui fermentent dans les trois régions dont elle est environnée et le contrecoup des grands événemens qui viennent à s’y accomplir : à son tour, elle renferme, protège pour un temps et développe, dans une certaine mesure, les germes de pensées nouvelles ou renouvelées, de sentimens et de systèmes qui doivent exercer une influence marquée sur les états placés à sa portée, d’autant plus que cette terre, féconde de tout temps en esprits remuans, se trouve ordinairement ouverte aux étrangers qui cherchent dans l’exil un refuge contre la persécution. Il y a donc, pour les voisins de la Suisse et pour la France en particulier, un véritable intérêt à connaître exactement la situation intellectuelle et morale de cette contrée, la force proportionnelle, les projets et les chances des partis qui s’en disputent la direction. Nous allons essayer de jeter quelque jour sur ces questions ; nous le ferons dans un esprit d’impartialité scrupuleuse et conciliatrice entre tous les droits qui nous semblent légitimement établis.


I.

Toutes modernes que soient les bases de la constitution générale de la Suisse, c’est dans le moyen-âge qu’il faut chercher les racines de son organisation par cantons et des gouvernemens qui régissent séparément ces petites républiques. La configuration du sol et la diversité dans les élémens de la population ont là, plus que partout ailleurs, déterminé cette variété d’esprit politique et de législation qui donne à la Suisse un caractère si distinct. Il est donc indispensable de connaître l’aspect physique, l’histoire, les anciennes révolutions de ce pays, si l’on veut remonter à la source de ses complications actuelles.

Le revers oriental du Jura, le tour entier du lac de Neufchâtel, le bord septentrional du lac de Genève, enfin la vallée du Rhône au-dessous de Sion, avec le massif adjacent des Alpes pennines, forment la Suisse romande ou romane, où règne l’idiome français. Dans sa partie septentrionale, cette contrée comprend les grandes forêts, les vallées pastorales, les bourgades paisibles de l’ancien évêché de Bâle. La lisière orientale a reçu les doctrines de la réformation ; tout le reste est demeuré catholique. La principauté de Neufchâtel vient ensuite avec sa population industrieuse et pressée, qu’une zone de hauts pâturages et de bois sépare en deux communautés parfaitement distinctes : les artisans des vallées intérieures et les vignerons des bords du lac ; tous sont protestans. Leurs voisins de Fribourg ont, au contraire, dans la Suisse occidentale, maintenu debout, avec une constante énergie, l’étendard du catholicisme. Leur canton occupe une bonne portion du plateau de l’Helvétie intérieure, et deux populations différentes s’y rencontrent ; mais les Allemands, bien que la fondation de l’état soit leur ouvrage, n’y sont, depuis long-temps, qu’une minorité. Au midi de ce canton, dont les ressources dérivent toutes de l’agriculture et de l’entretien des troupeaux, s’étend, entre le lac de Neufchâtel et celui de Genève, sur les pentes fertiles du Jura et jusqu’au cours torrentueux du Rhône, le riche et pittoresque territoire que ses habitans appelaient jadis avec une tendresse familière la « patrie » de Vaud. La zone riveraine du lac Léman renferme la population la plus dense, la plus active, la plus instruite du canton et peut-être même de toute la Suisse. La culture de la vigne, dans une exposition favorable, donne une valeur extraordinaire au sol ; mais le rôle commercial des villes est fort borné.

Le pays de Vaud appartient presque entièrement aux communions réformées ; dans celui de Genève, le protestantisme a cessé de présenter ce caractère de prépondérance exclusive auquel sa capitale doit une si haute signification historique. C’est à cette extrémité sud-ouest du territoire helvétique, sur la frontière commune de la France et de la Savoie, que se trouve la capitale industrielle et littéraire de la Suisse romande, la ville la plus considérable de toute la confédération. A l’autre bout du lac de Genève, dans la profonde vallée du Rhône, le Bas-Valais forme le domaine de l’idiome français en contact immédiat avec l’alemannique et le piémontais. Cette population pastorale et clairsemée, dont Martigny est le chef-lieu, ne diffère en rien d’essentiel de ses voisins de Savoie, dont elle a gardé la croyance catholique et les mœurs. Tout l’ensemble de la Suisse romande, partagé entre six états différens, compte à peu près quatre cent soixante mille habitans, dont cent soixante-dix mille sont catholiques.

Le rôle de la Suisse italienne est beaucoup moins considérable. Placée au-delà des limites naturelles de la confédération, dont les Alpes sont le boulevard vers le midi, cette petite contrée descend jusqu’à l’entrée des plaines de la Lombardie, touche au lac Majeur et enveloppe celui de Lugano. Le cours supérieur du Tessin et les affluens orientaux de cette grande rivière appartiennent aux deux républiques qui se sont partagé les anciens bailliages démembrés du Milanais pendant la domination troublée et vacillante des Sforza. Les habitans, tous catholiques, parlent une variété du dialecte milanais ; c’est du royaume lombard-vénitien qu’ils tirent le grain et le sel nécessaires à leur consommation. Cinq vallées, découpées sur le revers méridional des Alpes rhétiques, appartiennent au canton des Grisons ; ce canton se partage en trois ligues (Bündten). Chacune d’elles s’administre à part. Le reste de la Suisse italienne comprend le canton du Tessin : cent vingt mille habitans tout au plus peuplent cette Lombardie républicaine. Quant aux Grisons, le caractère roman[1] demeure également reconnaissable chez les pâtres et les laboureurs qui occupent les vallées de la Haute-Rhétie, divisées entre la ligue Grise et celle de la Maison-Dieu ; cependant un élément germanique prédomine même dans cette portion du canton des Grisons, et la ligue des Dix-Droitures est entièrement allemande. C’est autour des sources du Rhin et dans la haute vallée de l’Inn[2] que s’étend le domaine de ces républiques annexées depuis peu de temps au corps helvétique, et dans lesquelles survit un esprit bien prononcé d’originalité. C’est par elles que la Suisse se trouve limitrophe du Tyrol. La Valteline, jadis leur sujette, quoique renfermant une population supérieure en nombre, couvre maintenant la frontière italienne des états impériaux, qu’elle menaçait jadis et dont elle interceptait les communications naturelles avec le cercle d’Autriche. Le canton des Grisons est cependant encore le plus vaste de la Suisse, mais c’est en même temps celui où la population est le plus disséminée[3] : ses quatre-vingt-cinq mille habitans forment une transition entre l’élément romain et l’élément purement teutonique, auquel appartiennent tous les cantons dont il nous reste à parler.

La Suisse allemande, beaucoup plus vaste et plus peuplée que les deux autres réunies, berceau de la confédération, siège primitif et principal de ses institutions fondamentales, contient quinze cantons entiers et des portions essentielles de trois autres. Quinze cent quarante mille personnes, dans l’enceinte de la confédération, parlent le dialecte alemannique, dont la forme cultivée, langue de l’administration et des lois, établit une solidarité intellectuelle entre la Suisse et les états germaniques. Une petite fraction de la Suisse teutonique appartient au bassin du Rhône : elle occupe le Haut-Valais, cette région pastorale et toute catholique, et s’arrête aux portes de Sion, centre commun de la vie politique et religieuse du pays, dont nous avons vu que la portion occidentale est française. Le reste de la Suisse allemande s’étend dans le bassin du Rhin, sur le revers septentrional des Alpes et dans les embranchemens orientaux du Jura. Échappé aux gorges de la Haute-Rhétie, le « gardien des frontières teutoniques[4] » entre d’abord dans une plaine étroite, où il forme la ligne de partage entre la Souabe autrichienne[5] et le canton de Saint-Gall ; il tombe ensuite dans le lac spacieux de Constance, et prend, en recommençant sa course, la direction du couchant. La grande courbe qu’il décrit entre Constance et Bâle (point où il abandonne le territoire helvétique) fait entrer dans son domaine tout le plateau de la Suisse intérieure, arrosé par des torrens qui portent au Rhin le tribut des lacs creusés au pied des Alpes et sous la grande chaîne du Jura. Au nord du fleuve, les démarcations politiques assignent à la confédération suisse un canton entier, démembrement du pays souabe : c’est celui de Schaffouse. Ce canton ne comprend guère autre chose que la banlieue d’une petite ville industrieuse, protestante, dans laquelle l’esprit des communes impériales s’est maintenu long-temps et subsiste encore en partie, à côté des intérêts suisses développés par une longue association.

L’interruption du cours du Rhin, produite par la célèbre cataracte de Lauffen, a donné naissance à Schaffouse, qui fut dans son origine un dépôt de navigation. Des causes analogues, mais plus puissantes, ont créé l’importance commerciale de Bâle. Placée sur les confins des dominations allemande et française, Bâle occupe de ce côté la même position que Genève à l’autre extrémité de la Suisse. Ces deux cités, florissantes par l’industrie et le commerce, siége l’une et l’autre d’une culture littéraire et scientifique très avancée, forment, pour ainsi dire, l’une le pôle germanique de la Suisse, l’autre son pôle français ; mais l’une et l’autre sont en dehors de l’orbite régulière des influences helvétiques et pourraient aisément leur échapper.

Le long de la rive méridionale du Rhin, et sur le plateau de la Suisse intérieure, se présentent, de l’ouest à l’est, d’abord le demi-canton de Bâle-Campagne, puis l’Argovie, le canton de Zurich, la Thurgovie et les districts inférieurs du canton de Saint-Gall. Coupée par des chaînes de hautes collines, la plupart encore revêtues de forêts, cette contrée est le siége d’une agriculture fort perfectionnée ; des manufactures considérables entretiennent en outre une vie très active dans les cités de Zurich et de Saint-Gall. Les deux communions religieuses qui se partagent la Suisse occupent les principales divisions du territoire des cantons que nous venons de nommer. Bâle-Campagne et l’Argovie occidentale sont réformées ; l’Argovie orientale, toute catholique, touche, de l’autre côté, à une population protestante considérable, celle du canton de Zurich ; l’élément protestant prédomine dans le canton mixte de Thurgovie ; les catholiques, au contraire, ont un avantage marqué dans l’état de Saint-Gall, bien que le chef-lieu de ce canton soit un des principaux points d’appui de la réformation dans la Suisse orientale, et qu’un autre district, le Rheinthal, compte moins de catholiques que de protestans. Zurich est, en population, la quatrième ville de la confédération, même entre les seules villes allemandes elle ne peut réclamer, sous ce rapport, que le troisième rang ; mais, si l’on considère son importance intellectuelle et commerciale avec les avantages qui dérivent de sa position (laquelle en fait l’intermédiaire naturel entre la région agricole du plateau et la région pastorale des Alpes), on comprend facilement que le rôle de capitale de la Suisse orientale soit échu de bonne heure à cette ville, et qu’elle l’ait conservé sans difficulté jusqu’à nos jours.

Au sud-ouest de la zone rhénane, la moyenne vallée de l’Aar renferme le canton de Soleure, la meilleure partie de celui de Berne et le pays allemand de Fribourg ; presque tout le canton de Lucerne appartient également à cette division méridionale du plateau helvétique. On y reconnaît le voisinage immédiat des Alpes à l’élégance fière et grandiose d’une nature d’ailleurs féconde et variée ; la richesse de ces districts se fonde sur une agriculture savamment patiente, et l’on n’y trouve aucun centre considérable d’industrie qui puisse balancer la prépondérance des intérêts ruraux. La république de Soleure a constamment repoussé la réformation : en l’admettant, celle de Berne l’a rendue dominante dans la portion la plus vaste et la plus peuplée du territoire helvétique ; mais, quand on pénètre dans la Suisse orientale, la religion catholique, seule professée dans le canton de Lucerne, reprend la supériorité. Le domaine du protestantisme embrasse le tour entier du lac de Bienne, quoique les évêques de Bâle fussent demeurés jusqu’en 1798 suzerains de son principal district. Soleure, Lucerne et Berne elle-même, villes bâties pour contrebalancer les pouvoirs féodaux, et qui ont grandi dans la proportion des conquêtes faites par leur corps de bourgeoisie, gardent maintenant encore la physionomie que leur vocation spéciale leur avait imprimée jadis : ce sont des centres d’administration, des sièges de gouvernement. Au troisième rang pour la population parmi les cités suisses, Berne ne vient qu’au cinquième sous le rapport du mouvement intellectuel et commercial : elle cède le pas sur ce terrain, non-seulement à Genève et à Bâle, mais encore à Zurich et à Saint-Gall. Toutefois son importance politique est hors de proportion avec celle de toute autre ville, et, par une sorte de déférence tacite continuée jusqu’à nos jours, ses rivales lui ont habituellement laissé prendre le rôle apparent de capitale du pays.

La région des Alpes adossée au Valais et à la Haute-Rhétie comprend l’Oberland bernois, les trois cantons forestiers ou primitifs, Schwytz, Uri et Unterwalden, ceux de Zug, de Glaris et d’Appenzell., enfin les districts méridionaux de celui de Saint-Gall. Bien que les limites que nous venons d’indiquer ne renferment guère qu’un huitième de la population totale de la Suisse, cependant les vallées des Alpes et la race énergique, simple, persévérante, qui les habite, sont communément regardées comme le type de la véritable Helvétie, et ce n’est pas sans de sérieuses raisons. En effet, le berceau de la liberté suisse est devenu le dernier refuge de son indépendance, quand les contrées, comparativement riches et populeuses, qui s’agrégèrent plus tard à la confédération pliaient sous des agressions formidables ; l’esprit entreprenant, résolu, modéré, pourtant et capable du dévouement le plus héroïque, l’esprit qui a porté si haut la valeur morale de ce pays, s’est retrouvé dans sa grandeur et son énergie primitives chaque fois que la patrie de Tell et de Nicolas de Flüe a été heurtée par de grands événemens.

Le sénat de Berne a, dans la première moitié du XVIe siècle, introduit, et non sans violence, la réformation dans les vallées classiques de son Oberland ; la même cause a, par la volonté plus libre des populations, triomphé dans la portion principale des cantons d’Appenzell et de Glaris. Les districts sauvages qui bordent le lac de Wallenstadt, et que la répartition moderne du sol helvétique assigne au canton de Saint-Gall, sont mixtes sous le rapport des communions ; mais Schwytz et ses deux républiques sœurs avec Zug et le tour entier du lac des Waldstetten n’ont admis aucune modification au culte des aïeux, et les anciennes générations y revivent presque tout entières dans les générations nouvelles. Le temps, qui a bouleversé tant de contrées, n’a fait encore qu’effleurer légèrement celle-ci.


II.

Telle est par races, idiomes, souverainetés politiques et communions religieuses, la division actuelle du territoire suisse. L’origine de ce nom remonte aux premières années du XIVe siècle. Jusqu’à cette époque, les destinées des contrées qui composent actuellement la Suisse ne s’étaient point encore dégagées de celles des grandes régions dont elle est environnée, et qui formaient jadis les royaumes de Germanie, d’Arles et d’Italie. La domination romaine avait étendu sur tout le domaine actuel de la confédération les bienfaits de la civilisation matérielle, de l’ordre administratif et de la culture littéraire ; à l’aide de ces trois puissans leviers, la religion chrétienne y pénétra au IVe siècle, et la souveraineté morale lui fut bientôt acquise. Sous la garantie de ce que les contemporains de Trajan et de Marc-Aurèle appelaient excellemment la paix romaine, le canton actuel de Bâle, avec une moitié de l’Argovie, appartenait à la cité des Rauraques ; Berne, Zurich, Lucerne, Fribourg, Neufchâtel, Vaud, Zug, Glaris, les cantons forestiers, une partie de l’Argovie et le tour du lac de Wallenstadt, composaient la cité des Helvétiens ; Schaffouse, Saint-Gall, Appenzell, la Thurgovie, les Grisons, dépendaient de la Rhétie ; Genève appartenait aux Allobroges, et le Valais, divisé entre six peuplades galliques, formait une moitié de la province des Alpes pennines. Quelle que fût la différence primitive des populations liées dans ces pays à la fortune du grand empire, le niveau de la loi romaine avait passé sur elles ; l’uniformité de la langue latine était entrée dans leurs habitudes ; Romains de langage, de mœurs et d’affections, ces peuples présentaient une masse homogène aux Germains indépendans qui menaçaient sans cesse leur frontière du nord. Genève avait un évêque suffragant de Vienne ; Sion, un autre, qui relevait de l’évêque métropolitain de Tarentaise ; le siége de Coire était dans la province d’Augsbourg ; ceux d’Augst (Augusta Rauracorum), d’Avenches, de Windisch (Vindonissa) et de Nyon, dépendaient de la métropole séquanaise, Besançon.

L’invasion, au commencement du Ve siècle, des peuples de langue teutonique, dont les Césars avaient vainement tenté d’abord de comprimer l’indépendance, et ensuite d’arrêter l’ambition, changea complètement l’aspect et l’existence sociale de l’Helvétie. La confédération des Allemands en franchit les barrières, y triompha des troupes impériales et des Burgundes, alliés douteux de Rome, enfin y établit son avant-garde sur les ruines de la civilisation, dont cette race, encore idolâtre et farouche, détestait le principe, bien qu’elle en convoitât les bienfaits. La population romaine fut refoulée dans les hautes vallées des Alpes, dans les retraites intérieures du Jura. Elle tint tête à ses agresseurs autour des sources du Rhin, des lacs de Neufchâtel et de Genève ; elle succomba complètement dans le bassin de l’Aar et celui du lac de Constance ; la dégradation et l’esclavage furent le partage de ses débris, parmi lesquels, cependant, une lueur de christianisme se conserva toujours, précieuse étincelle à laquelle devait se rallumer plus tard le flambeau de la civilisation[6].

Courbés, depuis la bataille de Tolbiac, sous la suzeraineté des Francs, et devenus, au VIIIe siècle, plus régulièrement vassaux de leur couronne, les Allemands durent aux travaux apostoliques de saint Gall, de saint Fridolin et d’autres missionnaires venus de la Gaule et des îles britanniques, leur admission dans la grande famille des chrétiens d’Occident. A partir de cette époque, il n’y eut plus qu’une religion dans les contrées helvétiques ; mais la différence fondamentale des races demeura marquée par la séparation des langages. Les Bourguignons s’étaient de bonne heure assimilés, au moins extérieurement, aux Romains. Aussi, dans les portions de la Suisse actuelle qui appartenaient aux royaumes de Châlons et de Genève, la forme septentrionale de l’idiome roman[7] ne cessa point d’être en usage ; un autre dialecte néo-latin persista dans les districts qui obéissaient aux Lombards, et un troisième parvint à garder, quoique sous le joug immédiat des Allemands, le terrain qu’il occupait autour des sources de l’Inn et du Rhin. Quant aux descendans des conquérans germains, ils ont conservé jusqu’à nos jours l’usage de cette forme curieuse et mélangée[8] de l’idiome teuton, dont les premières règles furent tracées, dans les solitudes de la Thurgovie, par les disciples de saint Gall, dont les Minnesinger, à la cour des généreux Hohenstauffen, portèrent la culture à un degré remarquable de vigueur et d’élégance, et dont la grande épopée des Nibelungen a fixé le type poétique. Seulement cette forme, tombée au rang de dialecte provincial, malgré les efforts heureux de quelques écrivains modernes, a été remplacée par l’allemand classique, comme instrument de l’éducation et comme organe des lois.

Après le partage de l’empire de Charlemagne (en 843), les régions helvétiques se trouvèrent assignées, les unes au royaume de la Bourgogne transjurane, les autres au duché d’Alarnannie[9]. L’extinction de la nouvelle maison de Bourgogne fit tomber l’Helvétie occidentale sous la suzeraineté des empereurs de la dynastie franconienne, qui réussirent, pendant quelque temps, à effectuer l’union, sinon cordiale, du moins régulière, entre l’Allemagne et l’Italie. Le gouvernement héréditaire du nouveau duché de la Bourgogne mineure (nom que prirent les contrées situées entre le Jura et la Reuss, le Rhin et le lac Léman) échut à la branche aînée des puissans seigneurs de Zoehringen. Lorsque, frappée à son tour par la destinée qui, dans ces âges d’efforts sans relâche et de guerres sans pitié, s’attachait aux grandes familles militaires, la lignée des Berthold eut cessé d’exister, l’Helvétie et ses dépendances se trouvèrent morcelées en comtés relevant de l’empire et en domaines ecclésiastiques, dont les possesseurs recevaient des Césars d’Occident leur investiture « par la crosse et l’anneau. »

On voit combien fut considérable le rôle joué par la hiérarchie ecclésiastique dans la formation de la Suisse ; celui des municipes était moins grand. Toutefois, des institutions communales, les unes, héritage direct de l’organisation romaine, d’autres, puisant leur origine dans le vieux droit germanique, donnaient déjà quelque puissance aux villes de Genève, Lausanne, Sion, Soleure, Bâle, Zurich, Lucerne, Constance, Coire, Berne et Fribourg. Ces deux dernières étaient alors des créations toutes récentes des ducs de Zoehringen, qui, pour opposer, dans leur landgraviat de Bourgogne, une barrière efficace aux déprédations des bourgraves insubordonnés, bâtirent ces asiles de la « libre vie communale, » ouverts à la petite noblesse et aux rudimens de la bourgeoisie, tels qu’ils existaient à cette époque[10]. Les autres villes helvétiques (sauf l’antique Soleure et Bâle, cité impériale dès l’origine) durent leurs premiers accroissemens à la tutelle de l’église, protection d’abord salutaire, mais bientôt onéreuse, et que ces villes, devenues riches et fortes, s’efforcèrent de secouer. L’action directe de l’autorité impériale était presque nulle en Helvétie : les cantons forestiers, le Hasli et la Thurgovie occidentale avaient seuls échappé à la mesure générale de l’inféodation. L’oligarchie militaire des comtes dominait l’ensemble du pays, où la servitude personnelle demeurait la condition commune des cultivateurs attachés au sol. On comptait, dans l’enceinte de la Suisse actuelle, vingt-cinq ou trente grands domaines séculiers, qualifiés pour la plupart de comtés. Entre les chefs de ces familles rivales, ceux qui gagnèrent l’ascendant définitif furent les comtes de Savoie dans le sud-ouest, ceux de Habsburg dans le centre et dans le nord. Un grand rôle était réservé par la Providence à la maison de Habsburg : d’une part, cette maison devait concentrer en elle-même les forces propres au moyen-âge, et leur procurer, en les défendant, une plus longue existence ; d’autre part, elle devait provoquer, par ses agressions contre les libertés de ses voisins, l’établissement d’institutions et le triomphe de doctrines qui préparèrent, sous plusieurs rapports, l’inauguration de l’ère moderne. Rodolphe, porté en 1272 sur le trône impérial, fit sortir l’Allemagne de l’anarchie sanglante où elle était plongée depuis la mort de Frédéric second. Sur la frontière orientale de ce pays, il rétablit l’ascendant germanique, renversé par les conquêtes du roi slave Ottocar[11] et l’Autriche, devenue le patrimoine de la maison de Habsburg, assura parmi les dynasties allemandes un rang considérable aux descendans du comte helvétien. Cependant, fixés par la soudaine expansion de leur fortune à une grande distance de leurs montagnes natales, les nouveaux maîtres de Vienne ne furent bientôt plus considérés en Helvétie que comme des étrangers.

Au commencement du XIVe siècle éclata, dans les cantons forestiers, l’insurrection qui, en rendant le nom des Suisses familier à toutes les nations de l’Europe, est devenue pour elles, sous une forme légendaire, un précieux exemple. Trois peuplades de montagnards, paysans pauvres, mais libres au milieu du servage universel, se confédérant pour la défense de leurs privilèges et respectant, après la victoire, tous les droits légalement assis autour d’elles, formèrent le noyau des grandes ligues que l’hostilité persévérante des archiducs appela graduellement à l’existence.

L’accession de Lucerne à la confédération suisse (ainsi nommée parce que le pays de Schwytz en était alors le membre principal) introduisit une première et très essentielle modification dans les élémens de cette république : un municipe florissant, qui nourrissait des projets de conquête, vint se placer à la tête de pâtres héroïques et désintéressés. Lorsque, dix-neuf ans après, Zurich[12] fit à son tour partie des ligues, et que presque immédiatement ensuite[13] Glaris, Zug et Berne complétèrent le nombre des huit anciens cantons, toute une puissance de création récente se trouva formée dans le sein de l’empire, dont les Suisses ne songeaient point encore à décliner la suzeraineté. Les démocraties pastorales de Schwytz, Uri, Unterwalden, Zug et Glaris, laissèrent le premier rang aux trois cités : celles-ci, qui voyaient grandir dans leur enceinte une bourgeoisie martiale, disciplinée, mais avide autant qu’entreprenante, faisaient sous tous les prétextes une guerre sans relâche à la féodalité, dont le réseau, chaque jour détendu, persistait pourtant encore autour d’elles. Les familles comtales, enveloppées dans les revers de la maison d’Autriche, disparaissaient rapidement ; les dynasties d’un ordre inférieur et les simples possesseurs de fiefs militaires n’échappaient à la destruction qu’en s’agrégeant aux bourgeoisies victorieuses, et en renforçant l’infanterie des cités par des corps de cavaliers auxiliaires : à ce prix, on leur laissait quelques débris des anciennes juridictions seigneuriales. Quant aux serfs, l’établissement de la domination suisse était pour eux le signal d’un affranchissement immédiat ; souvent même l’approche des confédérés déterminait parmi les populations rurales un mouvement qui aboutissait à leur émancipation, et faisait tomber les enceintes chevaleresques devant les massues et les arbalètes des Eidgenossen[14].

Ce principe d’affranchissement, dont l’application était rare encore et nouvelle au XIVe siècle, fut le seul auquel les Suisses tinrent constamment ; ils se montraient sur tout le reste disposés à transiger avec les pouvoirs qu’ils trouvaient établis. En recevant sous leur protection des princes féodaux, ecclésiastiques ou séculiers, ils garantissaient à chacun de ceux-ci l’exercice de son ancienne souveraineté. Ces républicains, attachés à leur propre pays avec une tendresse enthousiaste, se courbaient encore avec respect devant l’emblème de l’omnipotence impériale[15] ; ils délivraient des lettres de combourgeoisie aux comtes de Neufchâtel et de Gruyères, aux évêques de Bâle et de Lausanne, aux abbés d’Engelberg et de Saint-Gall. Dans la constitution des villes qui recherchaient leur alliance, ils admettaient sans objection le principe du patriciat toutes et quantes fois il avait prévalu. Malgré les violences souvent cruelles que, dans ces âges de brutalité, l’état presque constant de guerre entraînait avec soi, on peut affirmer que le respect du droit traditionnel[16], point de départ de l’union du Grütli et de la première prise d’armes des Suisses, persista pendant plusieurs siècles dans l’esprit politique de cette nation. La bonne fortune qui accompagnait toutes ses entreprises tendait pourtant à produire l’affaiblissement de ce principe. Dès le commencement du XVe siècle, après les triomphes de Sempach et de Noefels, le nom des Suisses fut entouré d’un glorieux prestige ; leur exemple portait au loin la contagion de la liberté politique. Alors les pasteurs d’Appenzell chassèrent les baillis de l’abbé de Saint-Gall, et, proclamant l’affranchissement universel des serfs, firent, pour l’accélérer, une sorte de croisade jusqu’au cœur des terres souabes, dont toute la noblesse s’émouvait au seul nom de ces terribles vachers. Alors encore les paysans de la Haute-Rhétie, soulevés contre leurs maîtres, ecclésiastiques et séculiers, organisèrent la triple ligue où des institutions politiques, imprégnées du génie du moyen-âge, ont subsisté presque sans modifications jusqu’au lendemain de notre grande révolution. Les Valaisans avaient donné l’exemple aux Grisons[17]. Sans vouloir admettre dans leur confédération étroite ces trois républiques naissantes, les cantons suisses leur décernèrent volontiers le rang d’alliés. D’un autre côté, Soleure et Fribourg, qui n’appartenaient point encore aux ligues, s’agrandissaient aux dépens des gentilshommes leurs voisins. Berne se composait par des conquêtes successives un domaine égal au quart de l’ancienne Helvétie ; le territoire de Zurich prenait aussi de grands accroissemens ; enfin celui de Lucerne s’augmentait par les dépouilles des comtes de Kyburg et des archiducs eux-mêmes, dont le dernier effort fut tenté devant Dornach, l’année où finit le XVe siècle.

Alors, de huit qu’il était, le nombre des cantons fut porté promptement à treize : après l’admission de Soleure et de Fribourg, effectuée en 1481, celle de Bâle et de Schaffouse fut prononcée en 1501 ; de simples alliés, les citoyens d’Appenzell devinrent confédérés en 1513. La petite ville manufacturière de Mülhausen, en Alsace, et la cité turbulente de Genève, enclavée au milieu des domaines de la maison de Savoie, grossirent d’autre part le nombre des états alliés.

La signification politique de la Suisse avait singulièrement grandi depuis les jours de Morgarten et de Sempach. Des puissances redoutées s’étaient brisées contre cette organisation militaire impénétrable et pourtant flexible : le duc de Bourgogne, après avoir pu se croire au moment de fonder un royaume indépendant de la Gaule orientale, avait succombé sous l’hostilité des Suisses, et l’unité de la monarchie française, ébauchée par Louis XI, se trouvait due en partie aux glorieux combats de ces républicains ; le démembrement de la Lombardie par les montagnards des Alpes helvétiennes avait commencé dès 1487 ; enfin Maximilien Ier, tout en préparant par des empiétemens inattendus la grandeur excessive de l’héritage qu’il destinait à Charles-Quint, abandonnait par le traité de 1499 tout ce qui lui restait de prétentions, comme descendant des Habsburg, au berceau de sa famille, et tout ce qui lui restait de droits réels, comme empereur, à la suzeraineté des cantons.

L’alliance des vainqueurs de Charles-le-Téméraire était recherchée non-seulement par les archiducs et les Sforza, mais encore par les rois de France et les papes. Leur infanterie, réputée presque invincible, et désormais sans occupation dans son propre pays, se mit, pour subsister, à la solde de toutes les puissances belligérantes. De là naquirent des habitudes mercenaires qui corrompirent la dignité naïve des vieilles mœurs ; et la guerre, descendue chez les Suisses au rang de métier, fit négliger le commerce, l’agriculture même, et toutes les voies régulières de prospérité. Engagés avec toutes leurs forces nationales dans la lutte sanglante et plusieurs fois renouvelée dont la domination de l’Italie était l’objet, les Suisses songèrent un instant à conquérir pour eux-mêmes ces contrées, à qui la nature a fait, selon le mot poétique de Filicaja, « une dot fatale de leur propre beauté ; » mais la chevalerie de François Ier noya ces projets dans des flots de sang sur le champ de bataille de Marignan. Dès-lors l’esprit des grandes entreprises périt chez les Suisses ; il fut remplacé par la convoitise, le caprice populaire et les dissensions intérieures, qui se déchaînaient avec plus de force que jamais. Le rôle de la nation perdit de sa grandeur. Néanmoins, avant que ces causes eussent produit tous les effets qu’on pouvait en attendre, un événement dont les hommes judicieux sentaient l’approche depuis l’invention de l’imprimerie, et même depuis les prédications de Jean Hus, vint ouvrir à la Suisse de nouvelles destinées, retremper son courage dans des dangers nouveaux.


III.

Jusqu’au commencement du XVIe siècle, le caractère des Suisses avait été uniformément marqué par un respect sincère pour la religion ; ils en pratiquaient, ils en vénéraient les préceptes avec un sentiment grave et profond qui ne s’était pas démenti, même dans l’irritation des luttes intestines et dans l’enivrement du succès. Quand, au commencement du XVIe siècle, les regards du peuple entier se tournèrent vers l’Italie, l’honneur de servir le saint-siège et de rendre victorieux le gonfalon de l’église qui leur avait été confié était ce qui échauffait surtout l’ambition des principaux capitaines ; mais le contact avec les prélats d’une cour corrompue, avec les lettrés d’un pays où l’esprit de la renaissance semblait vouloir réhabiliter les influences morales condamnées par le christianisme, ne tarda point, avec l’expérience directe de la politique toute profane qui prévalait alors au Vatican, à porter un coup sérieux aux convictions religieuses des Suisses[18].

Dans le même temps (1517 à 1520), Luther à Wittemberg, Zwingli à Zurich, prêchèrent ouvertement ce qu’ils nommaient la réformation de l’église ; d’une extrémité de la Suisse à l’autre, les novateurs trouvèrent des adeptes décidés à les appuyer, s’il le fallait, par le sacrifice de leur vie et de leurs biens. La résistance ne fut guère moins rapidement et moins résolûment organisée. Le différend devint promptement inconciliable, et la Suisse, scindée en deux communions par la divergence des vues religieuses, perdit sans retour cette unité de tendances morales sans laquelle l’unité politique n’a rien d’efficace, ou du moins de complet.

De 1521 à 1537, la Suisse fut dévorée par la fièvre des controverses armées ; enfin, chacun des états de la confédération adoptant pour soi une communion religieuse exclusive et l’imposant à ses ressortissans, l’ordre se rétablit, quoique l’uniformité demeurât détruite. Les résolutions prises dans plusieurs communes, dans plusieurs assemblées délibérantes, ne furent arrêtées qu’à une faible majorité. Cependant les citoyens hésitèrent rarement à s’y conformer, et les émigrations d’un canton à l’autre n’eurent lieu que sur une petite échelle : singulière preuve du pouvoir que l’idée de la volonté publique légalement exprimée possédait alors, non-seulement sur les intérêts, mais encore sur les consciences des particuliers. Les sénats de Berne, de Zurich, de Bâle et de Schaffouse imposèrent la réformation à leurs sujets ; les villes de Saint-Gall, Mulhouse, Bienne et Genève se déclarèrent protestantes ; les sujets des comtes de Neufchâtel en firent autant ; chez les Grisons, dans les pays de Thurgovie, de Glaris et d’Appenzell, l’hésitation et les fluctuations religieuses durèrent près d’un siècle ; le reste des contrées helvétiques persévéra dans la profession exclusive du catholicisme. La nécessité établit enfin en Thurgovie et dans la Haute-Rhétie, à Glaris et dans le Toggenburg, une sorte de tolérance mutuelle. Les citoyens d’Appenzell aimèrent mieux partager leurs montagnes entre les deux communions opposées, assignant à chacune son district. Le pays de Vaud, que, dans ce temps-là même, les républiques de Berne et de Fribourg venaient d’enlever aux ducs de Savoie (1536), subit, quant à sa religion, la loi de ses nouveaux maîtres, et le comté de Gruyères fut traité de même, lorsqu’en 1555 son dernier comte, expulsé par ses créanciers, alla mourir à la cour de Henri II, laissant Fribourg et Berne se partager inégalement ces derniers lambeaux de l’antique féodalité helvétienne.

La confession protestante qui, dès le commencement, prévalut en Suisse était un presbytérianisme austère dont les dogmes furent strictement définis et la discipline rigoureusement constituée dans l’église de Genève par le célèbre législateur Calvin. Les travaux de Zwingli et d’OEcolampade ne firent que préparer le terrain à cette rénovation presque radicale quant aux formes extérieures et même à la hiérarchie, mais d’autant plus inflexible sur les principes qu’elle laissait debout, qu’on l’accusait avec plus d’âcreté d’avoir ébranlé tout l’édifice de l’organisation chrétienne. Genève acquit à ce changement une importance hors de toute proportion avec son territoire et sa population. Elle devint une puissance intellectuelle, une sorte de congrès permanent des réformés de France et d’Italie, un asile ouvert à la culture des lettres sérieuses et subordonnées au principe protestant. Dans la Suisse teutonique, Bâle et Zurich, villes également réformées et en constante communication avec les églises presbytériennes d’Écosse et de Hollande, donnèrent pareillement aux études classiques et même à la culture des sciences naturelles des encouragemens généreux. Le commerce, dans la ville entièrement protestante de Saint-Gall, s’élevait à la hauteur d’une science par l’habileté des procédés et l’intelligence des calculs. Enfin le chaos politique dans lequel les scissions en matière religieuse avaient plongé la Suisse n’était éclairci et la confusion des tendances opposées n’était, dans une certaine mesure, dominée que par la conduite prudente et ferme du sénat de Berne, lequel défendait les principes calvinistes comme une des bases fondamentales de l’état. Ainsi, par différens motifs, la supériorité politique aussi bien qu’intellectuelle du parti protestant se trouva solidement établie dans la confédération entière. Les grands monastères épargnés dans les cantons catholiques, et qui auraient pu devenir des foyers bienfaisans de culture scientifique et littéraire, tardèrent trop long-temps à tirer parti de leurs ressources. Wettingen entra fort tard dans la carrière que d’autres congrégations bénédictines parcouraient avec tant d’éclat, et Saint-Gall, après des siècles de ténèbres, ne se releva jamais jusqu’au niveau de son ancienne splendeur intellectuelle. Einsiedlen, Engelberg, Saint-Urbain, demeurèrent presque inutiles aux lettres ecclésiastiques ; l’abbaye seule de Disentis conserva dans la Rhétie catholique quelque ombre de vie littéraire à l’idiome roman.

Cependant des changemens politiques d’une haute portée s’accomplissaient dans l’intérieur de presque tous les états helvétiques. L’organisation du patriciat s’achevait dans les villes de Berne, Fribourg, Lucerne et Soleure ; des restrictions successivement apportées à l’exercice du droit de cité en matière de gouvernement avaient préparé le triomphe de l’intérêt aristocratique sur le système démocratique uniformément adopté pendant le moyen-âge ; des coups d’état hardis et heureux aboutirent à la création d’un livre d’or dans chacune des villes souveraines que nous venons de nommer. Il n’y eut plus dès-lors que les gentilshommes qui fussent admissibles aux conseils suprêmes et aux dignités de l’état. Soleure et Lucerne fermèrent de bonne heure le rôle de leurs patriciats, en sorte que l’extinction successive d’une partie des familles qui s’y trouvaient d’abord inscrites réduisit enfin à une véritable oligarchie les corps qui gouvernaient ces deux républiques. Berne et Fribourg donnèrent une base plus large à leurs aristocraties respectives ; toutefois la plupart des maisons considérables de l’Argovie et du pays de Vaud furent systématiquement laissées en dehors du patriciat bernois. A Zurich, à Bâle, à Schaffouse, à Genève, à Saint-Gall, une tendance analogue, mais moins exclusive, prévalut : la haute bourgeoisie demeura seule maîtresse du terrain politique ; les familles qui la composaient se perpétuèrent dans les conseils souverains. Néanmoins la campagne était, dans tous ces cantons, entièrement sujette ; les populations rurales n’avaient aucune part à la confection des lois, à la distribution des emplois. Il arriva même que les républiques dont la constitution demeurait strictement démocratique laissèrent une véritable noblesse se former dans leur sein. L’origine de celle-ci était honorable et légitime ; elle dérivait de faits éclatans, accomplis jadis pour la défense du pays, et d’un empressement héréditaire à le servir dans des fonctions gratuites. Sans privilèges légaux, sans existence politique reconnue, ce patriciat militaire fournissait, de génération en génération, des chefs aux régimens capitulés, des landammans aux petits conseils, des présidens aux assemblées générales (Landsgemeinden). Dans les grands cantons, des domaines publics vastes et d’un revenu considérable formaient indirectement à la noblesse un second patrimoine, distribué entre les baillis et les autres dignitaires de l’état. Le gouvernement des gentilshommes était, en général, éclairé pour son temps, mais arbitraire et accompagné de formes dédaigneuses, qui contribuèrent, avec des griefs plus sérieux, à provoquer une insurrection presque générale dans les cantons de Bâle, de Soleure, de Berne et de Lucerne.

Ce mouvement éclata six ans après qu’une stipulation formelle, insérée dans le traité de Westphalie, en 1648, eut dégagé la Suisse de ses derniers liens féodaux avec l’empire et lui eut laissé prendre une place officielle parmi les états indépendans de l’Europe. Les sénats, attaqués dans le principe même de leur puissance, firent opérer, avec autant de promptitude que de vigueur, les milices bourgeoises des capitales et quelques détachemens de troupes soldées ; l’insurrection des paysans, comprimée sans grande effusion de sang, laissa le champ libre à la prépondérance absolue des intérêts aristocratiques. Ceux-ci du moins essayèrent de justifier leur triomphe par l’introduction successive de nombreuses et solides améliorations.

Deux guerres intestines, causées l’une et l’autre par le choc des communions religieuses, qui ne pouvaient s’entendre sur le gouvernement des pays sujets, se terminèrent, à cinquante-six années d’intervalle, sur un même champ de bataille, dans l’Argovie orientale[19]. Ces épreuves eurent pour résultat définitif l’établissement d’une sorte d’équilibre, quant à l’exercice du pouvoir politique, entre les catholiques et les protestans. Les progrès de l’école philosophique, dont la France était le foyer principal, faussèrent bientôt ce sentiment de tolérance qu’une expérience sévère avait développé chez les bons citoyens, et l’accord entre les deux communions s’établit graduellement sur la base décevante de l’indifférence en matière de religion. Toutefois les grandes masses des populations suisses ne furent d’abord que légèrement touchées par ces influences, étrangères au véritable caractère national. Une foi vive, une discipline ecclésiastique sévère, subsistaient au sein des deux cultes, non plus ennemis, mais toujours absolument distincts. Genève seule s’abandonnait à l’entraînement des novateurs l’ordre rigide fondé par Calvin se détendait au milieu des hardiesses de la pensée, de l’éclat des succès littéraires et des séductions du plaisir. Le rôle de cette petite république semblait grandir en se transformant ; elle demeurait un asile ouvert à la liberté, mais celle de la pensée en profitait désormais plus que celle de la conscience ; l’activité de l’école théologique y avait fait place à l’ardeur des investigations scientifiques. Genève envoyait encore au dehors des missionnaires ; mais, comme le fit Rousseau, ce qu’ils allaient prêcher, c’était l’abolition des lois politiques et religieuses sous lesquelles vivaient les grands états limitrophes ; au lieu des Bèze et des Budé, les ambassadeurs littéraires que la France, de son côté, adressait à Genève étaient Voltaire ou Diderot.

La Suisse allemande marchait avec bien plus de précautions et moins de retentissement dans la voie des travaux de l’esprit. Haller honorait le patriciat de Berne par son génie ; Lavater, dans la bourgeoisie lettrée de Zurich, représentait la docte et bienveillante rêverie, pour laquelle l’Allemagne protestante a toujours eu tant de penchant ; à Bâle, les noms des Mérian et des Bernouilli méritaient la reconnaissance des amis des sciences naturelles et mathématiques. La saine métaphysique citait avec orgueil, sur les bords du lac de Genève, les études de Charles Bonnet ; Saussure ouvrait la route aux savans explorateurs des Alpes. Lausanne, séjour préféré de Gibbon, semblait à ce génie, à la fois si élégant et si exact, le lieu de l’Europe le plus propre aux grandes études historiques, tempérées par l’agrément de la vie du monde, et favorisées par la complète liberté du jugement.

L’attention des publicistes de l’Europe entière s’arrêtait sur un pays où, dans un espace fort resserré, toutes les formes de gouvernement essayées en d’autres temps et dans d’autres contrées se développaient sans conflit, malgré la juxtaposition de systèmes si divers. On pouvait, en effet, y étudier en même temps le jeu de la démocratie absolue à Schwytz, celui de l’aristocratie strictement définie à Berne, celui de l’oligarchie à Lucerne, celui de la monarchie constitutionnelle à Neufchâtel, celui du pouvoir théocratique ou plutôt patriarcal à Porentruy. Toutes les combinaisons qui peuvent entrer dans des régimes municipaux ingénieusement compliqués existaient à Bâle, à Zurich, à Genève, à Saint-Gall. La grossièreté capricieuse des factions du moyen-âge se maintenait dans les dizains ou districts du Valais, tandis que, dans les Grisons, l’ascendant de deux grandes familles patriciennes, les Salis et les Planta, établissait quelque harmonie entre les partis et donnait une direction suivie aux pouvoirs confus de cent cinquante démocraties rurales, unies par un lien fédéral très imparfait. Toutes les nuances entre la dépendance absolue et l’autonomie presque complète se rencontraient dans les territoires sujets des cantons. A chaque pas, on était, en Suisse, frappé par les plus étranges anomalies : des gouverneurs privés de l’exercice de leur culte et presque omnipotens pour le reste[20], des souverains à qui l’entrée de certaines villes de leurs états demeurait habituellement interdite[21], des paysans jaloux à l’excès, dans leurs foyers, de l’égalité démocratique, et gouvernant avec l’arbitraire le plus insolent des populations entières auxquelles ils étaient imposés pour baillis[22]. Ces rapprochemens, souvent bizarres, avaient eu du moins pour avantage de faire disparaître sur bien des points l’ancienne intolérance, fruit ordinaire de la séquestration intellectuelle et politique. Des alliances traditionnelles dominaient toute cette confusion et constituaient la situation extérieure du corps helvétique. Des capitulations régulières, dont l’usage remontait aux premières années du XVIe siècle, assuraient à la jeunesse des cantons, des pays alliés, et même des pays sujets, cette sorte de patrie imparfaite que les camps donnent aux soldats en échange des foyers paternels. Les Suisses affluaient au service de l’empire, de la Hollande, de l’Angleterre quelquefois, de l’Espagne toujours, et de la France par-dessus tout. Zurich tenait pour l’alliance autrichienne ; Berne, Fribourg et Soleure se vouaient franchement à l’alliance française, et la prépondérance décidée du sénat de Berne rendait, dans les diètes du corps helvétique, l’intérêt de la couronne de France absolument supérieur à toutes les autres influences du dehors. Quand, en Suisse, on entendait dire le roi, c’était au souverain qui siégeait à Versailles que ce titre, prononcé avec affection et respect, s’appliquait exclusivement. La Suisse aimait à croire son indépendance garantie par cette intimité ; réciproquement, dans la distribution des forces militaires du royaume et dans l’établissement d’un système de forteresses autour de ses frontières, Louvois, Vauban et leurs successeurs avaient tenu grand compte du contingent assuré par les capitulations à l’armée de la couronne, comme de l’obstacle que le massif belliqueux des montagnes suisses opposait aux opérations de tout ennemi qui aurait voulu profiter, pour attaquer la France, de l’espace presque désarmé que laissent entre eux le Rhin devant Huningue, et le Rhône au pont de Beauvoisin.

Avec toutes les apparences de la sécurité complète au dehors, de la prospérité croissante au dedans, la Suisse s’affaiblissait pourtant à la fin du siècle dernier et courait une périlleuse fortune. La confiance était détruite aussi bien entre les différens états que, dans le sein de chacun d’eux, entre les gouvernans et les gouvernés. L’ancienne organisation militaire n’avait plus, dans ce berceau de soldats mercenaires, qu’une vaine apparence de vitalité. Partout les sujets aspiraient à l’affranchissement, les vassaux à l’indépendance, les citoyens à l’égalité. Dans le pays de Vaud, la conspiration imprudente, mais à quelques égards généreuse, du major Davel avait révélé au sénat de Berne la présence d’un danger que des exécutions sévères ne pouvaient détourner que temporairement. De même, à Genève, une intervention étrangère, celle de 1782, avait été indispensable pour rétablir la paix publique, troublée par les exigences des classes que la loi privait des droits politiques.

Toutefois il fallait que du dehors partît l’impulsion nécessaire pour renverser un ordre de choses enraciné par trop d’anciennes habitudes, pour mettre un terme à la lutte sourdement engagée entre la philosophie moderne et les institutions du moyen-âge. Cette impulsion, la révolution française vint la donner avec une violence irrésistible. La France, désormais dominée par le principe de l’égalité absolue entre les citoyens, et dévorée par la fièvre du prosélytisme plus encore que par celle des conquêtes, encouragea les efforts qu’en Suisse les populations sujettes ne tardèrent point à renouveler pour substituer des constitutions démocratiques aux lois politiques sous lesquelles la révolution de 1789 les avait trouvées. L’évêché de Bâle s’insurgea d’abord contre son prince, et le pays de Vaud se souleva bientôt après contre ses baillis. Une convention démagogique remplaça le gouvernement si curieusement pondéré de Genève ; elle fit couler quelques gouttes du sang le plus honorable de l’état : lugubre imitation de la tragédie formidable dont l’indignation nationale en France accélérait alors le dénoûment.

Cependant, en 1798, le directoire français, alléguant des prétextes futiles, mais déterminé dans le fait par le désir d’affermir ses conquêtes récentes en Italie et d’éloigner en même temps les dangers qui pouvaient venir encore de l’Allemagne ; le directoire, jugeant que la fermentation intérieure de la Suisse en rendait l’occupation aisée, y fit pénétrer une armée : celle-ci obtint en effet une série de faciles avantages. On vit s’écrouler sans gloire et avec peu de bruit l’échafaudage, depuis long-temps miné, des institutions aristocratiques, des souvenirs féodaux, des juridictions théocratiques et municipales ; Berne et Fribourg, Lucerne et Zurich, ouvrirent leurs portes, perdirent leurs épargnes, renoncèrent à leurs droits de souveraineté. Le directoire crut alors sa cause entièrement gagnée. Il ne se serait pas trompé, s’il n’eût été question que de renverser les gouvernemens dont le principe aristocratique répugnait à la révolution française ; mais on voulut aller plus loin. Les nouveaux maîtres de la France retombèrent dans l’erreur qui avait égaré tant de leurs prédécesseurs, rois, ministres et généraux ils voulurent assimiler à la France la république helvétique, malgré les différences radicales qui séparaient ces deux états. Ils s’arrogèrent d’ailleurs sans aucune délégation régulière une autorité qui, d’après leurs propres principes, ne pouvait appartenir qu’aux citoyens du pays bouleversé qu’on venait de proclamer affranchi. Une constitution unitaire fut imposée à la Suisse par les commissaires de la république française. On maintint dans la nouvelle division du territoire l’ancien nom de canton ; toutefois la répartition du sol était sur plusieurs points arbitraire, et l’organisation des dix-huit nouveaux cantons répondait entièrement à celle de nos départemens. Le gouvernement central et l’assemblée législative devaient siéger en permanence dans la ville d’Aarau.

On vit alors combien il restait en Suisse d’énergie à la vie cantonale, c’est-à-dire au principe d’autonomie des états, principe que l’action violente autant qu’irréfléchie du directoire français voulait anéantir. Les cantons forestiers de Schwytz et de Nidwalden[23] protestèrent les armes à la main contre l’introduction du régime unitaire, auquel ils ne se soumirent qu’après une résistance où l’on vit se renouveler les prodiges de Morgarten et de Grandson. Cette lutte avait à peine cessé, que les armées de la coalition et celles de la France prirent pendant deux ans la Suisse orientale pour un de leurs champs de bataille les plus obstinément disputés. Enfin les armes françaises eurent définitivement le dessus, et la constitution unitaire, fortifiée par l’accession du Valais et des Grisons, essaya de fonctionner avec quelque apparence de régularité : Genève, Neufchâtel et Porentruy, incorporés à la république française, avaient, depuis 1798, cessé de figurer dans le corps helvétique.


IV.

Deux faits restaient établis en Suisse : le triomphe de la démocratie et l’ascendant de la France. Investi de tout le pouvoir qui est compatible avec le maintien de la liberté, Bonaparte, premier consul, voulut assurer à son pays la possession définitive des avantages qu’il avait conquis dans les cantons, et en même temps replacer la république helvétique sur les bases que des affections séculaires, fortifiées par l’expérience des dernières années, lui faisaient considérer comme seules capables de garantir sa prospérité intérieure. L’occasion d’exécuter ce projet bienveillant autant que sage ne tarda point à s’offrir. Aloys Reding, l’intrépide et patriotique défenseur de Schwytz, se mit, au mois de septembre 1803, à la tête d’un mouvement insurrectionnel qui tendait à rétablir les anciennes souverainetés cantonales, et qui renversa, presque sans coup férir, le gouvernement unitaire placé sous la protection déclarée de la France : Bonaparte, que tous les partis s’entendaient alors pour désirer comme médiateur, rétablit avant tout l’occupation militaire du pays ; mais, aussitôt qu’il eut désarmé matériellement les partis, il fit droit à leurs justes demandes en leur imposant l’acte de médiation qui porte la date du 19 février 1804. La période de décomposition qui avait suivi la chute de l’ancien régime aboli en 1798 se trouvait ainsi close au bout de six ans, et l’organisation présente de la Suisse a, dans l’acte de médiation, ses racines les plus saines, si elles ne sont pas les plus profondes.

Par suite de cet acte et du pacte dont il devint la base, la république suisse fut une confédération de dix-neuf cantons. La constitution de tous restait démocratique ; dans les petits cantons[24] le principe du suffrage universel et de l’intervention directe du peuple dans les affaires législatives se trouvait maintenu ; mais, dans les cantons jadis aristocratiques ou tempérés[25], l’exercice des droits politiques était subordonné à la possession d’un certain revenu, et les affaires de l’état se traitaient par des conseils souverains, représentant les assemblées primaires qui les avaient choisis. Dans la diète annuelle, les cantons peuplés de plus de cent mille ames[26] avaient chacun deux voix, les autres seulement une. La direction supérieure des affaires communes à toute la confédération appartenait par rotation, et chaque fois pour un an, aux magistrats des cantons de Fribourg, Berne, Soleure, Bâle, Zurich et Lucerne ; la diète s’assemblait dans le chef-lieu du Vorort, c’est-à-dire du canton directeur. Chaque état se donna librement la constitution qu’il voulut, pourvu qu’elle fût compatible avec les principes généraux que nous venons d’énoncer. Une satisfaction universelle accueillit ce règlement des affaires long-temps presque désespérées de la Suisse : elle ne fut troublée que par le démembrement du Valais, qui ne tarda guère à devenir un département de l’empire français. Quant à la Valteline, Napoléon en conserva la possession au corps helvétique et voulut qu’elle formât une quatrième ligue de l’état des Grisons.

Si la médiation française avait été pour la Suisse un bienfait inestimable, le protectorat français imposait au pays de lourdes charges et le privait de cette dignité que l’indépendance politique peut seule conférer. Les revers de l’empire rendirent cette situation plus sensible et plus douloureuse ; les principes comprimés par les événemens qui avaient abouti à l’acte de médiation se réveillèrent en 1813 avec une énergie qu’on eût pu croire depuis long-temps éteinte. Les régimens suisses qu’aux termes des nouvelles capitulations les cantons fournissaient à l’armée française avaient été presque anéantis par les désastres de 1812 ; renouvelés aussitôt, mais encore décimés par la campagne de 1813, ils ne se sentaient plus pour les aigles de Napoléon ni l’ancienne confiance, ni l’ancienne affection. Les armées des puissances alliées ne s’arrêtèrent point à la déclaration de neutralité que la diète, réunie à Zurich, avait essayé d’opposer à leur marche à travers le territoire helvétique ; mais, en y pénétrant, leurs chefs protestèrent qu’ils voulaient n’y paraître qu’en libérateurs. Les événemens qui se passèrent alors furent la contre-partie assez exacte de ceux qui, sous l’influence de la révolution française, s’étaient accomplis en Suisse quinze ans auparavant. Des réactions politiques plus ou moins violentes éclatèrent dans les anciens centres des pouvoirs aristocratiques, ou même des pouvoirs municipaux vigoureusement constitués. Genève ressaisit son indépendance ; Berne revendiqua la totalité de ses anciennes possessions. Sous la protection des armées alliées, la diète annula, le 29 décembre 1813, l’acte de médiation et posa les bases d’une alliance fondée sur des principes différens. C’était au congrès des ministres de toutes les puissances réunis d’abord à Paris et ensuite à Vienne que la Suisse devait désormais s’adresser, et pour faire régler ses nouvelles limites territoriales, et pour faire admettre dans le droit général de l’Europe la constitution qu’elle parviendrait à se donner.

Le premier point se trouva réglé par l’acte final du traité de Vienne et par un accord subséquent avec la cour de Sardaigne (3 et 9 juin 1815). La Suisse perdait la Valteline, qui fut concédée à la monarchie autrichienne, mais elle regagnait le Valais ; elle acquérait en outre Genève et reprenait l’évêché de Bâle avec la principauté de Neufchâtel ; celle-ci, rendue à la maison royale de Prusse, qui en avait la souveraineté depuis 1707[27], n’en devait pas moins former un canton, le vingt-unième de l’alliance, laquelle en comprit en tout vingt-deux. Quelques fractions du pays de Gex et de la Savoie agrandissaient la banlieue de Genève et mettaient ce nouveau canton en communication directe avec l’ancien territoire suisse.

Pour sa reconstitution intérieure, ce pays, dépourvu de centre politique et agité en sens opposés par des passions anciennes et nouvelles, par des intérêts inconciliables, attendait aussi du dehors une direction déterminée : les cabinets alliés, qui venaient de pacifier l’Europe, remplirent ce rôle auprès de la confédération. L’empereur de Russie interposa ses bons offices pour conserver une existence indépendante au pays de Vaud, patrie du général Laharpe, guide de sa première jeunesse. Le maintien du canton de Vaud emportait celui du canton d’Argovie, et en général l’influence d’Alexandre s’employa pour empêcher la restauration des sénats aristocratiques dans l’exercice de leurs anciens pouvoirs sur les pays sujets. Il ne fut sérieusement question du rétablissement d’aucun état ecclésiastique. L’évêché de Bâle fut adjugé au canton de Berne, comme une sorte de compensation pour les restitutions qu’on lui refusait. Ce fut une faute considérable. En introduisant un élément catholique et roman dans une république toute protestante et germanique, on détruisait l’unité ecclésiastique et morale de l’ancien territoire et on plaçait le nouveau dans une situation d’infériorité gênante. On commit une autre faute en laissant à l’état, d’ailleurs tout catholique, de Fribourg le district protestant de Morat, dont la population désirait se réunir au pays de Berne. Les cantons mixtes et nouveaux d’Argovie, Saint-Gall et Thurgovie furent conservés tels que les avait reconnus l’acte de médiation.

Nous venons de parler de sénats aristocratiques : c’est qu’en effet, depuis le commencement de 1814, des révolutions intérieures avaient fait prévaloir derechef, dans plusieurs états, un principe abattu en 1798 et abandonné en 1804. La chute de l’empire avait déterminé une réaction à laquelle cédèrent entièrement les populations de Berne et de Fribourg, moins complètement celles de Lucerne et de Soleure, et dont les effets, quoique mitigés par un esprit différent, furent également ressentis à Neufchâtel, Genève, Bâle, Zurich, Schaffouse, Coire, Sion et même, quant aux charges municipales, à Saint-Gall. Les anciens patriciats n’avaient pas considérablement souffert dans leurs fortunes héréditaires, et conservaient, avec le désir sincère de servir leur patrie, la ferme conviction de leur aptitude à la gouverner ; ces corps, partout honorables et dans quelques lieux fort éclairés, rentrèrent en masse aux affaires. Leur action fut exclusive à Fribourg, prépondérante à Berne, Soleure et Lucerne, indirecte et limitée à Zurich, Schaffouse et Genève ; cachée, à Bâle, derrière l’organisation inflexible du municipe ; associée, chez les Grisons, aux traditions vivantes de l’ancienne féodalité ; subordonnée, dans le pays de Neufchâtel, au gouverneur envoyé par la couronne ; protégée, dans le Valais, par le pouvoir épiscopal ; encouragée, dans les cantons forestiers, par les souvenirs reconnaissans du peuple. Les seuls états dont l’esprit demeura vraiment démocratique furent ceux de création nouvelle : Vaud, Thurgovie, Saint-Gall, Argovie, Tessin, et trois des anciens petits cantons, dans lesquels il n’existait point de familles prépondérantes : Zug, Glaris, Appenzell. Toutefois ces derniers états, faibles et séquestrés, ne pouvaient soutenir avec quelque vigueur un principe auquel le mouvement général des idées en Europe avait cessé d’être favorable. Ce fut donc seulement à Lausanne, Aarau et Saint-Gall[28], que la démocratie put continuer à s’appuyer sur la tribune ; la presse se mit à la servir avec un zèle infatigable à Genève, à Zurich même, où l’esprit du gouvernement était pourtant contraire à cette direction. La presse devint aussi fort active dans ces petites villes[29] de la Suisse italienne, qui forment comme les sentinelles avancées de l’égalité républicaine auprès des grands centres d’administration monarchique en Lombardie et en Piémont.

Il est temps de parler du pacte fédéral qui constitua l’existence commune des vingt-quatre[30] républiques suisses, et leur assigna leur place collective dans la famille des peuples européens. Promulgué à Zurich, le 7 août 1815, le pacte fédéral fut reconnu et garanti, le 20 novembre suivant, par les cours de France, d’Autriche, d’Angleterre, de Prusse, de Russie et de Portugal ; celle de Sardaigne lui donna séparément son adhésion officielle ; la diète elle-même avait accepté formellement, le 12 août de la même année, les actes du congrès de Vienne, qui fixaient les limites de la Suisse et spécifiaient sa perpétuelle neutralité. Je citerai ici les principales stipulations du pacte.


« Les vingt-deux cantons souverains de la Suisse se réunissent pour le maintien de leur liberté et de leur indépendance contre toute attaque de la part de l’étranger, ainsi que pour la conservation de l’ordre et de la tranquillité à l’intérieur. Ils se garantissent mutuellement leurs constitutions et leurs territoires. »


Le pacte pourvoit ensuite à la formation et au maintien de milices fédérales, composées des contingens particuliers assignés aux cantons. La force totale de ces troupes fut d’abord fixée à trente-deux mille huit cents hommes ; des résolutions successives l’ont élevée à soixante-quatre mille. Les contributions fédérales destinées à l’entretien des cadres de ces corps et aux autres dépenses militaires se montent actuellement à 1,060,000 francs à peu près[31].

« Chaque canton menacé au dehors ou dans son intérieur a le droit d’appeler d’autres cantons à son secours, en ayant soin d’en informer aussitôt le canton directeur.

« Toutes les prétentions et contestations qui s’élèveraient entre les cantons seront décidées par des arbitres fédéraux.

« Les cantons ne peuvent former entre eux de liaisons préjudiciables au pacte fédéral ni aux droits des autres cantons.

« La confédération consacre le principe qu’il n’existe plus en Suisse de pays sujets, et que la jouissance des droits politiques ne peut, dans aucun canton, être un privilège exclusif en faveur d’une classe de citoyens.

« « La diète, qui dirige les affaires générales de la confédération, se compose des députés des vingt-deux cantons, qui votent d’après les instructions de leurs gouvernemens. Chaque canton a une voix. »

Par conséquent, l’assemblée générale des états suisses est un congrès de vingt-deux plénipotentiaires liés par leurs instructions, et dont le droit demeure égal, bien qu’entre les états qu’ils représentent il existe des différences de population dont le maximum est d’un à trente[32].


« La diète se rassemble dans le chef-lieu du canton directeur. Le premier magistrat de ce canton la préside. Ses décisions sont prises à la simple majorité des voix (cette majorité est de douze voix contre dix), sauf pour les cas de paix et de guerre, ou pour la conclusion de traités d’alliance. Pour ces décisions importantes, les trois quarts des voix sont nécessaires.

« Les cantons peuvent traiter en particulier avec des gouvernemens étrangers pour des capitulations militaires.

« Les envoyés diplomatiques de la confédération sont nommés et révoqués par la diète. Celle-ci peut adjoindre à ce directoire des représentans fédéraux nommés par les cantons, dans l’ordre et les proportions qu’on stipule.

« Trois cantons seuls alternent dans les fonctions de canton directeur (Vorort) ce sont Zurich, Berne et : Lucerne. Chacun d’eux les remplit pendant deux ans. »


Telles sont les bases politiques de la constitution fédérale qui régit actuellement la Suisse. On dirait que les auteurs de cette loi ont voulu ôter au pays la possibilité de la modifier légalement, par la suite, dans ce qu’elle a d’essentiel. Comme le pacte repose sur l’adhésion unanime et libre de vingt-deux cantons souverains, le consentement de tous est, à la rigueur, nécessaire pour qu’un changement quelconque puisse y être valablement introduit ; de même, la garantie des puissances signataires du traité de Paris, ayant été explicitement donnée en vue du pacte, semblerait devoir être invalidée, si cette constitution venait à être modifiée sans la ratification de chacun des états garans. Imposer à la Suisse une sorte d’immutabilité politique, tel fut probablement le but des hommes d’état qui, dans leurs sphères respectives, ont les uns conseillé, les autres déterminé la rédaction et l’acceptation définitive du pacte fédéral.

Pendant quinze ans, cet acte créa à la Suisse une situation qui, examinée superficiellement, pouvait paraître avantageuse. Les capitulations militaires conclues avec la France, la Hollande et d’autres pays, ouvraient à une partie de la jeunesse suisse une carrière que, malgré les protestations de beaucoup d’hommes éclairés et l’expérience de plusieurs générations, on s’accordait à regarder comme honorable. Les relations avec les puissances limitrophes étaient dignes et sûres. De grandes améliorations matérielles s’accomplissaient dans presque tous les cantons. Le commerce prospérait en dépit des restrictions dont il était, à l’intérieur, grevé par les péages, et, à l’extérieur, frappé par les tarifs hostiles des contrées voisines ; il prospérait par la force indestructible de la prévoyance et de la liberté. La culture des sciences, des lettres et des arts illustrait Genève, Bâle et Zurich ; elle se continuait à Lausanne et à Neufchâtel, quoique avec moins de vigueur. Genève avait repris son ancien rang parmi les foyers intellectuels de l’Europe. Des écrivains du premier ordre, des savans auxquels la voix de tous les pays adjugeait la succession des Linné et des Volta, faisaient de cette petite ville un des séjours les plus désirables qu’aucun état pût offrir. Sous le titre modeste d’académie, l’ensemble de ses écoles constituait une véritable université, fréquentée par une jeunesse d’élite venue de tous les points de l’Europe.

Dans les villes mêmes où les premiers citoyens n’avaient jamais su que combattre et gouverner, à Berne par exemple, une direction ferme et régulière semblait rendue à la politique, et, comme les charges dans le sénat tendaient à devenir en grande partie héréditaires, la diplomatie étrangère, l’ambassade de France surtout, sentaient leur tâche simplifiée, car la Suisse retrouvait à quelques égards un directoire permanent. Les diètes se succédaient avec assez de calme, et, grace à l’union étroite entre les gouvernemens entièrement aristocratiques et les gouvernemens absolument démocratiques, les décisions de ces congrès annuels étaient presque toutes prises à de très grandes majorités. Cette bonne intelligence avait sa source dans un sentiment également puissant à Berne et à Schwytz, à Fribourg et à Glaris : le respect et l’amour du passé, quel qu’il eût été pour chaque pays.

Malgré ces apparences très favorables, les symptômes d’une décomposition prochaine pouvaient, bien avant 1830, être aperçus dans les bases morales sur lesquelles reposaient ces gouvernemens suisses, dépourvus par leur essence même de toute force matérielle, et retenus ensemble par un lien très imparfait. Le parti démocratique, sorti partout de la stupeur dans laquelle les événemens de 1813 à 1815 l’avaient plongé, s’agitait pour restreindre dans les villes l’ascendant des familles patriciennes et pour accroître dans les conseils souverains la part de représentation accordée aux campagnes par les nouvelles constitutions. Le seul canton cependant où ces tendances remportèrent alors un succès législatif fut celui du Tessin ; là même, une réforme partielle de la loi politique ne fut décrétée qu’au mois de juin 1830. Partout ailleurs la résistance était molle, parce qu’elle venait des intérêts plus que des convictions ; mais elle suffisait pour maintenir un ordre de choses qu’on attaquait sans unité de plan et sans persévérance d’action.

La Suisse n’avait pas renoncé à son vieux et honorable droit d’asile, seulement elle en usait avec beaucoup de précautions, et les nouveaux citoyens, admis pour la plupart dans les cantons de Genève, Vaud, Argovie et Thurgovie, étaient soit des écrivains, des savans distingués, soit des hommes protégés par de grandes infortunes politiques dont l’état général du monde ne leur laissait pas espérer de voir la fin. Seules, les questions religieuses offraient en Suisse un caractère menaçant et pouvaient faire craindre des crises immédiates.

La réorganisation ecclésiastique de la Suisse catholique avait suivi d’assez près l’établissement du pacte fédéral. Des évêchés avaient été conservés à Sion, Coire et Fribourg ; la juridiction de ce dernier diocèse s’étendait désormais sur le canton de Genève. Le siège de Bâle fut transféré à Soleure, et l’on convint que Saint-Gall formerait plus tard un cinquième évêché[33]. Comme on ne donna point de métropolitain à cette province ecclésiastique, il devint évident que la nonciature apostolique, dont le chef résidait à Lucerne, aurait en Suisse la direction supérieure des affaires catholiques, circonstance qui devait soulever une polémique très vive et servir non-seulement de prétexte à des déclamations violentes, mais encore de motif à des mécontentemens réels.

Un article du pacte fédéral (le douzième) garantissait « l’existence des couvens et chapitres et la conservation de leurs propriétés, en tant qu’elle dépend des gouvernemens des cantons. » La plupart des monastères auxquels s’appliquait cette sanction solennelle appartenaient à l’ordre, justement illustre en plusieurs lieux et partout inoffensif, des bénédictins de la congrégation du Mont-Cassin. Plusieurs couvens de femmes attiraient, comme ces monastères, une attention particulière et souvent jalouse par la richesse de leur dotation territoriale. Au contraire, les franciscains, séjournant dans les cantons de Fribourg, Lucerne et Soleure, plaisaient au petit peuple par leur laborieuse et patiente pauvreté. Cependant aucune irritation ne se serait manifestée, même dans la Suisse protestante, contre les établissemens monastiques, si la compagnie de Jésus n’eût, après sa résurrection, en 1814, fondé des collèges à Brigg, à Fribourg et à Estavayer. Le caractère entreprenant, infatigable, de cette association célèbre, l’influence prépondérante qu’elle avait exercée dans plusieurs grands états, la promptitude avec laquelle l’édifice de sa fortune immobilière s’élève dans les pays où elle met le pied, ses prétentions avouées à diriger l’éducation publique sans le contrôle des gouvernemens, tout s’unissait en elle pour exciter des inquiétudes et provoquer de vives récriminations. On savait, en outre, qu’un prosélytisme actif autant qu’adroit faisait partie de ses traditions le plus religieusement suivies.

Un fait considérable[34], dont Berne fut le théâtre, prouva bientôt que la controverse protestante aurait quelquefois le dessous contre de semblables adversaires. Cependant les jésuites ne furent d’abord attaqués qu’assez faiblement ; seulement, dans les cantons catholiques où ils n’avaient pas encore pénétré, on se mit en garde contre leurs tentatives de propagation, et, dans le canton même de Fribourg, des hommes religieux d’une école toute différente parvinrent à donner quelque consistance au système d’éducation populaire conçu par un digne et laborieux cénobite, le père Girard. Du reste, les jésuites acquirent promptement l’affection des villes où ils avaient fondé leurs écoles ; effectivement, ils en augmentaient l’aisance matérielle, et en même temps ils y ménageaient soigneusement les influences qu’ils trouvaient établies et qu’ils croyaient capables de les seconder.

Il y avait beaucoup plus d’agitation dans le sein de l’église protestant. Deux principes, dont l’antagonisme entretient le mouvement et la vie dans le monde religieux, donnaient en même temps l’assaut au système de doctrine et de gouvernement ecclésiastique que la confession helvétique avait sanctionné après le synode de Dordrecht, et qui régnait, sensiblement mitigé par des théologiens du dernier siècle[35], dans les églises françaises de Genève et de Vaud. Les progrès du socinianisme, lequel empruntait en général aux dissertations allemandes le langage métaphysique d’un rationalisme savant, firent, par opposition, revivre chez plusieurs pasteurs, et rendirent chères à plusieurs troupeaux, l’intégrité des principes, l’austérité des méthodes du vieux calvinisme, tandis que les églises officiellement unies à l’état penchaient de plus en plus vers l’indécision des croyances et le relâchement de la discipline. Des congrégations séparées surgissaient de toutes parts. Dans quelques-unes de celles-ci, l’exaltation de la pensée s’unissait à la violence du langage et déterminait des actes d’un fanatisme inquiétant, mais il y en avait bien peu qui méritassent ce reproche ; en général la science théologique, la pratique rigide de la morale évangélique, l’assiduité à la prière, caractérisaient les membres de ces associations indépendantes que des préjugés vulgaires poursuivaient d’appellations odieuses ou ridicules. Les gouvernemens cantonaux ne les voyaient nulle part de bon œil, parce qu’elles dérangeaient l’ordre officiel et la régularité du service dans ce qu’ils considéraient comme une branche de l’administration publique. La lutte entre l’autorité politique et les congrégations dissidentes s’envenima tellement dans le pays de Vaud, que, le 20 mai 1824, une loi empreinte de l’intolérance la moins déguisée fut décrétée contre les congrégations. Leurs pasteurs résistèrent, et des actes qui constituaient une véritable persécution vinrent attrister cette belle contrée. En définitive, l’issue de ce débat fut celle de tous les conflits qu’on a vu ou qu’on verra s’engager entre la force matérielle et la liberté résolue à défendre ses droits ; le doute ou la négation purent recourir à la violence contre les convictions qui leur résistaient, mais celles-ci se retrempèrent dans la lutte et ne firent que gagner du terrain.


V.

Telles étaient les complications intérieures qui semblaient devoir préoccuper exclusivement la Suisse, quand un événement inattendu ramena vers les relations extérieures l’attention qui s’en était un moment détournée. La révolution de 1830 fit explosion dans un pays qui à lui seul exerçait sur tous les cantons plus d’influence que le reste du monde, et dont seize mille soldats, fleur de la jeunesse suisse, servaient alors le souverain. Les trois journées eurent un long retentissement en Suisse, et l’on sentit l’ordre politique établi par les événemens de 1814 chanceler dans tous ses fondemens.

Quelques-uns des pouvoirs qui devaient le plus souffrir de ce grand événement s’empressèrent de le saluer par des acclamations joyeuses Bâle et Genève applaudirent, parce que leurs sympathies libérales et philosophiques étaient flattées. Conduits, comme il arrive souvent, à l’imprévoyance par un long exercice du pouvoir, ces gouvernemens n’apercevaient pas les résultats qu’allait avoir pour eux-mêmes le changement soudain, absolu, du principe sur lequel la première monarchie de l’Europe occidentale s’était rassise après les traités de Paris et de Vienne.

Cependant les gouvernemens patriciens, blessés dans les affections héréditaires de leurs membres, irrités par la rupture des capitulations qui renvoyait en Suisse, sans emploi, un si grand nombre de soldats et d’officiers, pressentant d’ailleurs quelle accession redoutable de forces l’exemple de la France apportait dans les cantons au principe démocratique ; ces gouvernemens, dis-je, ne purent dissimuler leurs regrets ; ils ne s’en hâtèrent pas moins de reconnaître le nouvel ordre de choses, et ils se bornèrent, quant aux affaires générales de leur pays, à mettre sa neutralité sous l’abri de déclarations renouvelées. En effet, on pouvait prévoir que les légations étrangères, rassemblées alors, sauf une seule[36], dans la ville de Berne, et qui depuis 1815 s’étaient habituellement entendues, quant aux points essentiels, sur les conseils à donner à la Suisse, lui imprimeraient au contraire désormais des directions opposées. Chaque puissance, pour entraîner l’ensemble de la confédération, allait faire usage de ses moyens spéciaux d’influence sur les cantons pris à part. Dans le principe, la France, appuyée avec mesure par l’Angleterre, devait trouver en face d’elle l’Autriche, la Prusse et la Russie réunies ; la nonciature apostolique et le représentant de la cour de Sardaigne penchaient ouvertement de ce dernier côté. Mais l’action de la Prusse était affaiblie par son indécision, et bientôt d’irrésistibles auxiliaires vinrent en aide à la politique française. Des révolutions cantonales, déterminées par l’enthousiasme et par les espérances du parti démocratique, éclatèrent en douze endroits différens.

L’ Argovie prit l’initiative des changemens. Dès le 6 décembre 1830, une émeute de campagnards renversa, sans effusion de sang, le gouvernement qui s’efforçait, d’une main timide, de conserver une sorte d’équilibre entre les partis. Une assemblée constituante fut convoquée, avec la mission expresse d’étendre, le plus qu’il serait possible, le droit de suffrage, et de proportionner uniquement au chiffre de la population la représentation de chaque district.

Ce n’était là qu’une réforme : de véritables révolutions s’accomplirent dans le courant de 1831, et, pour la plupart[37], pendant les six premiers mois de cette année, à Berne, Zurich, Soleure, Fribourg et Lucerne ; des changemens très essentiels furent introduits en même temps dans les constitutions cantonales de Vaud, Schaffouse, Saint-Gall et Thurgovie. Ces substitutions d’un gouvernement à l’autre s’effectuèrent, sur tant de points distincts, avec une sorte d’uniformité. Le peuple prenait les armes dans quelques districts éloignés du chef-lieu ; on organisait dans les petites villes, travaillées de longue date par des jalousies implacables contre les capitales, quelques corps expéditionnaires qui observaient dans leur marche une discipline toute militaire ; les pouvoirs constitués, abattus par l’inimitié des paysans, par l’apathie des bourgeois, par le découragement, précurseur de presque toutes les défaites, se démettaient pour épargner au pays l’effusion du sang ; des administrations provisoires s’installaient aussitôt, et, comme instructions générales aux nouveaux législateurs, la multitude prescrivait l’abolition complète des privilèges de naissance et des avantages de localité, garantis, tant par l’ancienne loi que par un long usage, aux corps des patriciats et aux bourgeois des villes jadis souveraines.

Pendant qu’une agitation, promptement apaisée du moins dans l’ordre matériel, parcourait les anciens cantons de la Suisse, le gouvernement de Genève croyait suffisantes, pour détourner l’orage, quelques concessions qu’il fit à la fin de 1830, et qui consistaient principalement dans l’abaissement du cens électoral. Une insurrection contre l’administration monarchique éclatait, en 1831, dans les montagnes de Neufchâtel ; mais la bourgeoisie du chef-lieu la comprima facilement, sans recourir à l’intervention de troupes étrangères ; seulement des milices suisses, levées à la réquisition de la diète dans les cantons limitrophes, vinrent prêter main-forte aux pouvoirs constitués. Une guerre civile plus sérieuse et plus affligeante éclatait alors dans le canton de Bâle, et semblait à la veille d’embraser aussi les vallées jusqu’alors paisibles de Schwytz. Dans le canton de Bâle, les campagnards revendiquèrent, les armes à la main, l’égalité des droits politiques ; les citoyens de la ville voulaient le maintien absolu de leur régime municipal. En présence de prétentions si opposées et toutes deux poussées à l’excès, une séparation politique des deux territoires semblait devenir nécessaire. Prononcée par la diète en 1832, cette séparation ne s’effectua qu’après que l’issue d’un combat sanglant, livré en août 1833, eut enlevé aux citadins tout espoir de rétablir par la force le système auquel ils étaient attachés. Bâle ne conserva qu’une étroite banlieue. Le reste de l’ancien état forma le demi-canton de Bâle-Campagne, dont Liestall devint le chef-lieu, et qui, s’abandonnant sans mesure aux impulsions démagogiques, fut bientôt un sujet d’inquiétudes pour les territoires avoisinans. La voix appartenant, en diète, à l’ancien canton se trouva dès-lors annulée par l’opposition inévitable des plénipotentiaires qui en avaient chacun une moitié, et les conséquences fâcheuses que cette mutilation entraîna dans les conseils suprêmes de la Suisse firent prendre au reste des états la résolution de ne plus décréter à l’avenir de semblables dédoublemens. Aussi la diète imposa-t-elle, par une intervention militaire, la paix aux factions qui se combattaient dans le canton de Schwytz. Les anciens districts avaient, en 1814, ressaisi des privilèges qui leur donnaient, sur les districts extérieurs ou nouveaux[38], une véritable suprématie politique. Ceux-ci redemandaient l’égalité absolue. Ils finirent par l’obtenir dans la constitution réformée du 13 octobre 1833.

Le principe aristocratique avait disparu de toutes les constitutions écrites de la Suisse. Il s’effaçait même complètement dans les cantons qu’aucune révolution violente n’avait encore atteints. Les derniers droits seigneuriaux étaient abolis dans la principauté de Neufchâtel. Dans les Grisons, les paysans s’accoutumaient à pourvoir aux emplois sans recourir aux grandes familles qui en avaient la possession séculaire. Aucun membre de l’ancienne noblesse ne siégeait dans les conseils de Vaud. A Genève, des noms nouveaux étaient, dans les carrières publiques, accueillis avec une faveur très marquée. Cependant les intérêts crées ou réveillés par la révolution de 1830 étaient bien loin de se tenir pour satisfaits. Les plébéiens ambitieux, que le nouvel esprit appelait aux affaires dans les grands cantons, trouvaient leur rôle trop étroit et s’irritaient de voir dans la diète les propositions dont ils se faisaient les organes systématiquement rejetées par la majorité que formaient les petits états. Pour s’ouvrir une carrière plus large, pour imprimer à l’ensemble de la Suisse une impulsion capable de la faire participer aux grands événemens européens, une modification du pacte fédéral était nécessaire. Les sept cantons chez qui l’élan révolutionnaire subsistait dans toute sa force s’entendirent pour la demander. Berne était, comme on pouvait s’y attendre, à la tête de ce mouvement ; Zurich et Lucerne s’y associaient avec plus de réserve. Ceux qui le favorisaient n’accordaient encore que peu d’attention aux différences religieuses ; les intérêts politiques les préoccupaient entièrement.

L’argument principal dont les adversaires du pacte faisaient usage reposait sur l’énorme inégalité de droits politiques que cette constitution établit d’ans le conseil suprême de la nation. Les états les plus considérables en population, en richesses, en lumières, y pèsent moins que les autres cantons, qui, tous ensemble, n’équivalent pas à la seule république de Berne. Les douze mille pâtres d’Uri, dépourvus de capitaux et d’instruction, tiennent en échec par leur vote l’état riche et lettré de Zurich, et Zug, avec ses quinze mille bergers, peut annuler par son opposition le vœu des cent cinquante mille citoyens de Saint-Gall. En outre, on se plaignait que le changement bisannuel de direction condamnât la politique de la Suisse à des fluctuations périodiques qui lui ôtaient toute vigueur ; on regrettait que le manque de forces militaires permanentes forçât la diète à faire, en toute rencontre, occuper les cantons troublés ou réfractaires par les milices d’autres états, si bien que la seule ressource contre la guerre civile fût, pour ainsi dire, de l’organiser. On taisait un dernier motif de mécontentement et l’un des plus graves : c’est que dans une république unitaire des existences grandes et lucratives peuvent s’obtenir, tandis que vingt états distincts, dont chacun est médiocre et pauvre, ne sauraient offrir au patriotisme d’autre appât qu’une estime rarement accompagnée de gloire, la médiocrité dans la fortune et l’abnégation dans le travail.

Les défenseurs du pacte répondaient que, les états dont la confédération se compose étant souverains dès leur origine, aucun d’eux ne pouvait consentir à recevoir la loi de ses voisins, quelle que fût d’ailleurs la supériorité matérielle ou même intellectuelle de ceux-ci. Le pacte, disaient-ils, avait le mérite essentiel de maintenir l’indépendance cantonale, sans entraver les progrès qui pouvaient s’accomplir dans l’intérieur de chaque état à l’aide des capitaux et de l’intelligence des habitans. Après tout, la défense commune était assurée contre les dangers extérieurs, et plus la Suisse trouverait d’empêchemens à quitter, vis-à-vis du reste de l’Europe, son rôle de neutralité absolue, plus ses intérêts véritables seraient garantis. Enfin l’exemple des ancêtres donnait à ces maximes l’autorité d’un passé long temps prospère et souvent glorieux.

Malgré ces considérations, énergiquement soutenues par les cantons primitifs, la nécessité d’une révision du pacte avait tellement gagné les esprits, que la diète en décréta le principe, en juillet 1838, à la majorité de seize voix contre cinq ; mais, quand la commission nommée pour élaborer le projet d’une constitution réformée déposa son rapport, dans une diète extraordinaire convoquée à Lucerne vers la fin de cette même année, les oppositions diverses, qui avaient eu le temps de se reconnaître et de se concerter, éclatèrent avec un accord devant lequel s’évanouit bientôt tout espoir d’une solution pacifique[39].

Le projet, qui fut écarté définitivement, malgré les modifications essentielles auxquelles on s’était prêté en 1833, consacrait, mais avec des ménagemens marqués pour les petits cantons, le principe en vertu duquel la représentation dans la diète devait être proportionnée à l’importance des différens états. Lucerne était choisie pour ville fédérale permanente ; un directoire de cinq magistrats, nommés par la diète, et renouvelés l’un après l’autre par ce même corps, avait le soin des affaires générales de la confédération. La formation d’un trésor national et l’entretien d’un corps de troupes fédérales, toujours à la disposition du directoire, auraient complété la transformation de la Suisse en une république analogue, sous quelques points de vue, à celle des États-Unis d’Amérique ; la différence capitale aurait consisté dans l’absence d’un second corps législatif, correspondant au sénat, qui siége à Washington. On sait que, dans l’Union américaine, l’institution du sénat protège efficacement l’autonomie des états les plus faibles, les moins riches, les moins entreprenans, représentés dans ce corps aussi largement que les républiques les plus puissantes. Rien de cela n’aurait existé en Suisse, et cette considération détermina la majorité des états à rejeter le nouveau projet.

Le principal auteur de ce plan remarquable était un jurisconsulte éminent, que les événemens politiques avaient, dix-huit ans auparavant, engagé à quitter l’Italie, et que l’estime éclairée de la France devait bientôt enlever à la Suisse. Au reste, l’état de Genève, jaloux autant qu’aucun autre de son indépendance intérieure, et dont la capitale ne voulait à aucun prix descendre au rang de ville de province, vota, dans la diète de 1833, contre le projet de sort ancien plénipotentiaire. Pour des motifs analogues, Bâle rejeta cette même proposition ; Neufchâtel suivit en cette rencontre son plan de résistance à toutes les nouveautés politiques qu’on introduisait dans le pays. Le Valais, docile à l’influence de son évêque et des anciennes familles, s’unit aux petits cantons, dont la position déterminait le vote. Du côté opposé, les démocrates absolus, qui recevaient de leurs adversaires et prenaient volontiers eux-mêmes le nom de radicaux, irrités des ménagemens que le projet de Lucerne conservait pour les droits acquis et pour le passé historique des cantons, ne permirent point à leurs représentans de lui donner leurs voix. Ainsi, sous une coalition de répugnances les unes honorables, mais peut-être irréfléchies, les autres égoïstes et turbulentes, tomba ce plan de conciliation dont la Suisse aura peut-être à déplorer le mauvais succès. D’ailleurs, la question de la révision du pacte n’a jamais été formellement abandonnée. A la diète de 1844, dix voix et deux demi-voix se sont encore prononcées pour le maintien au recès[40] de cette question, sur laquelle pourtant, dans le partage actuel des intérêts et des esprits, il est impossible d’espérer qu’on se mette pacifiquement d’accord.


VI.

Quand il fut devenu évident qu’on ne devait plus attendre le changement du pacte fédéral, au moins par les moyens légaux, les passions qui bouillonnaient dans la Suisse cherchèrent à s’ouvrir d’autres voies ; les constitutions cantonales furent de nouveau examinées avec méfiance et colère ; les relations extérieures de la confédération devinrent l’objet de discussions passionnées ; enfin les dissidences religieuses, envisagées tout d’un coup avec une ardente intolérance, firent naître pour le pays des difficultés nouvelles, plus sérieuses que celles qu’on avait surmontées jusqu’alors.

Depuis les révolutions cantonales de 1831, l’Autriche, la Prusse et la Russie n’avaient cessé de recommander, par l’organe de leurs représentais en Suisse, la conservation intégrale du pacte fédéral de 1815 ; la France et l’Angleterre, au contraire, ne témoignaient aucun éloignement pour des modifications qui pourraient être pacifiquement introduites dans cette constitution. La France toute seule se montrait très ouvertement favorable à la prépondérance universelle du principe démocratique, tandis que l’espèce d’ostracisme qui, dans plusieurs états, pesait lourdement sur les membres des anciens patriciats déplaisait évidemment aux trois autres puissances du continent, et, dans un moindre degré, à l’Angleterre elle-même. Tout à coup de graves embarras surgirent du côté où la majorité démocratique des états suisses comptait, au contraire, sur des sympathies efficaces : la France menaça la confédération de prendre contre elle certaines mesures de rigueur, comme l’interruption des relations commerciales et la clôture hermétique des frontières, appuyée par un cordon de troupes échelonnées entre le Rhône et le Rhin. Les motifs d’une complication aussi grave dérivaient de la manière dont la Suisse, depuis 1830, entendait le droit d’asile et le pratiquait à l’égard des états voisins.

Sitôt que des menées révolutionnaires ou des projets combattus par les lois en vigueur échouaient hors des frontières de la Suisse, des troupes de réfugiés venaient gagner cet asile de la démocratie victorieuse. Quelques Français, quelques Italiens, un beaucoup plus grand nombre d’Allemands et de Polonais, profitaient d’une hospitalité désormais sans précautions et sans limites. Les cantons de Berne et de Thurgovie, avec le demi-canton de Bâle-Campagne, se distinguaient entre tous par la facilité empressée avec laquelle ils prodiguaient le droit de cité à des hommes dépourvus la plupart de ressources régulières, imbus d’une haine fanatique contre les institutions de leur pays, préoccupés d’utopies dangereuses sur la réforme de la société, trop ignorans d’ailleurs du passé de la Suisse, pour ne pas déclarer, dès qu’ils parvenaient aux emplois, une guerre aveugle et opiniâtre à ce que le temps y a laissé de plus honorable dans la théorie et de plus sûr dans la pratique. Bien que l’affluence d’hôtes semblables, surtout quand ils devenaient citoyens, fit nécessairement dans les états de la Suisse allemande, et dans le canton de Vaud où ils pénétraient aussi, baisser sensiblement le niveau de l’intelligence politique et de la moralité sociale, le péril immédiat vint d’un autre point. Naturalisé dans le canton de Thurgovie, le prince Louis Bonaparte s’y était formé une petite cour d’anciens officiers et de jeunes volontaires qui prenaient pour des élémens de force présente les souvenirs gigantesques d’une puissance ensevelie, vingt-cinq ans auparavant, dans les conséquences lugubres de ses propres excès. Strasbourg fut le théâtre d’une tentative dont l’audace pouvait, auprès des cœurs généreux, excuser la folie, mais dont la raison d’état obligeait le gouvernement français à prévenir efficacement le retour. Après une courte captivité, le champion des réminiscences impériales revint en Thurgovie, espérant y mettre ses prétentions à l’abri de la neutralité helvétique, dont il venait de méconnaître si étrangement les privilèges. Notre gouvernement demanda que le prince fût éloigné d’un pays d’où il pouvait continuer à troubler la France. Les circonstances qui précédèrent et suivirent cette notification excitèrent malheureusement dans plusieurs cantons une aigreur qui donna bientôt l’éveil à la susceptibilité nationale ; des paroles amères furent échangées, et l’on pouvait craindre une rupture avec la confédération quand le prince Louis, inspiré cette fois par le vrai sentiment de son devoir, prit le parti de se bannir lui-même et d’aller porter ailleurs la fatalité qui s’attachait à ses pas.

Cet incident passa vite ; mais il en resta cette leçon durable, qu’il y avait désormais incompatibilité formelle entre l’influence régulière de la monarchie française, restée favorable au développement modéré des institutions démocratiques en Suisse, et les tendances effrénées de la démagogie dont les cantons devenaient le réceptacle plutôt qu’ils n’en étaient le berceau. Au surplus, les dissensions religieuses avaient pris sur ce théâtre mobile la place la plus considérable comme la plus apparente. Elles éclatèrent d’abord dans une vallée séquestrée des Alpes suréniennes, sur le champ glorieux de Noefels. La constitution du canton de Glaris accordait aux catholiques des droits politiques déterminés, et, par exemple, une part dans la composition du petit conseil tout-à-fait disproportionnée avec la force numérique de leur communion. C’était sous l’influence de la médiation française, au milieu du règne tout-puissant de Louis XIV, que cette transaction avait été conclue ; les termes en étaient calculés, afin d’assurer à la minorité, toujours menacée dans les états libres par la souveraineté du nombre, ces sortes de sécurités additionnelles dont elle a besoin pour ne point déchoir ; mais la majorité protestante, lassée d’un partage qui lui était désavantageux, réclama l’égalité parfaite des droits politiques, et l’imposa de vive force aux catholiques pendant le mois de juillet 1837.

A Zurich, sur une scène plus vaste, le parti démagogique, qu’une révision nivelle de la constitution avait, en juin 1837, substitué dans l’exercice du pouvoir aux démocrates modérés, voulut abattre l’autorité rivale du clergé calviniste en sapant la base même des croyances publiques, et le docteur Strauss fut appelé, par un décret long-temps débattu, à la chaire de théologie dans l’université de Zwingli. Cet acte imprudent réveilla dans les populations rurales du canton de Zurich ce que l’ancienne nationalité y avait implanté de sentimens vivaces et résolus ; on prit les armes contre les magistrats qui méconnaissaient à ce point les convictions de la multitude dont ils se disaient les mandataires. Le gouvernement fut renversé d’un seul coup ; mais, sans altérer la constitution, dont ils aimaient les bases démocratiques, les vainqueurs, qui n’avaient commis aucun genre d’excès, se bornèrent à confier les charges à des hommes modérés dont les sentimens chrétiens étaient connus. Les citoyens les plus éclairés comme les plus intègres de la Suisse orientale, mis en évidence par cette révolution, entrèrent dans la combinaison dont elle venait d’assurer le succès.

C’était en 1839 : le Valais passait alors par une série de crises sanglantes portant l’empreinte des passions rudes et obstinées qui séparent encore les races entre lesquelles ce pays est partagé. La vieille constitution, attaquée par les tendances démagogiques et philosophiques, s’était écroulée au mois de décembre 1838. Une nouvelle loi politique, élaborée par une commission dans laquelle les délégués des dizains du Valais inférieur et moyen avaient la majorité, proportionnait uniquement au chiffre de la population la représentation de chaque district dans le sein de l’assemblée souveraine. Cette loi fut rejetée par les cinq dizains orientaux, jadis maîtres de toute la contrée, et qui se voyaient condamnés à n’y jouer désormais que le rôle de minorité. Un gouvernement séparé, défenseur des vieilles idées, s’organisa dans la petite ville de Sierre, avec les encouragemens des grandes familles militaires, dont les paysans reconnaissaient volontiers encore la direction. Les jésuites de Brigg, comme on devait s’y attendre, appuyèrent aussi les dissidens. L’autre parti, s’étant mis sans difficulté en possession de la capitale, et se trouvant reconnu par les huit dizains occidentaux, adopta d’abord la constitution nouvelle, et, après un conflit acharné, finit, au mois d’avril 1840, par l’imposer à ses adversaires. Les délégués des deux factions se mesurèrent dès-lors dans le grand conseil. Les uns représentaient la race teutonique et les vieilles traditions de l’état valaisan ; les autres siégeaient pour la race romane et pour les intérêts développés depuis la révolution de 1798 ; mais les tendances religieuses traçaient entre eux une ligne de séparation plus nette. Les uns tenaient pour les maximes et la prépondérance du clergé catholique, tandis que la jeune Suisse, personnifiée dans les autres, professait une indifférence générale pour les dogmes de la religion et une aversion prononcée pour ses ministres.

Les troubles de l’Argovie étaient destinés à produire auparavant de plus graves conséquences. Le parti radical, dans ce canton, jetait, depuis plusieurs années, un regard de convoitise sur les riches domaines des couvens. L’administration assez modérée, quoique médiocrement capable, qui gouvernait Aarau, ne se montrant nullement disposée à favoriser la spoliation de ces établissemens, il fallait commencer par une révision de la loi constitutionnelle ; on l’obtint aisément d’une multitude que des promesses chimériques, accueillies à la légère, amenaient sans cesse au dégoût de ses institutions présentes. Pendant les opérations qui accompagnèrent un changement dont chacun prévoyait le but, on prétendit (et ce fait n’a rien que de vraisemblable) que des conciliabules de catholiques zélés avaient été tenus dans l’enceinte de Muri et de Wettingen. Des hommes intéressés, quelques-uns par avidité, beaucoup par principes, à la ruine des monastères, présentèrent ces réunions, sans but sérieux et sans résultats, comme des conspirations flagrantes contre l’état, comme des préliminaires de guerre civile. Aussi, le 13 janvier 1841, à une majorité énorme (dans laquelle entrèrent par conséquent la plupart des députés catholiques), le grand conseil décréta le principe de la dissolution de tous les couvens. Leurs biens, après qu’on aurait mis de côté ce qui était nécessaire pour l’exercice du culte catholique dans les paroisses où ils étaient situés, devaient être appliqués aux besoins généraux du trésor. Les établissemens frappés par cette mesure avaient négligé de se rendre, dans l’Argovie catholique, réellement populaires en se rendant véritablement utiles. La suppression de ces couvens ne provoqua pas sur les lieux de résistances ouvertes ; mais cette infraction à une stipulation formelle du pacte fédéral devait agiter la Suisse entière et y donner le signal des luttes générales dont les élémens s’accumulaient de longue main.

La diète fut saisie des réclamations élevées, au nom des couvens supprimés, par plusieurs députés catholiques. Toutefois, ce ne fut pas uniquement d’après les communions respectives que les votes se répartirent dans cette affaire. Soleure et Tessin ; dominés par l’esprit radical, repoussèrent les plaintes de leurs coreligionnaires ; le Valais ne les accueillit pas davantage. Au contraire, Bâle-Ville et Neufchâtel, dévoués au principe conservateur, plaidèrent la cause de ces établissemens, frappés par une proscription populaire sans avoir été régulièrement défendus. Genève et Vaud firent prévaloir un terme moyen, qui consistait à autoriser la suppression des couvens d’hommes en rendant l’existence aux couvens de femmes. Cette satisfaction bien incomplète ne fut acceptée qu’à grand regret par le gouvernement d’Argovie, dont le représentant avait déclaré que ses commettans, plutôt que de rétablir Wettingen et Muri, laisseraient une exécution militaire se décréter contre eux, si la diète osait en prendre la responsabilité.

Le rôle conciliateur que Genève avait joué dans cette rencontre désigna le gouvernement de cette ville à l’animosité implacable des meneurs du parti démagogique. Décidés à l’abattre, ils le dénoncèrent aux préventions du vulgaire comme entaché de tendances rétrogrades, dominé par des influences patriciennes et secrètement lié d’intérêts avec la faction ultramontaine. Une émeute éclata sans retard. Mollement défendue par les milices de la campagne, assaillie à l’improviste par les artisans de la ville et voulant d’ailleurs éviter à tout prix l’effusion du sang, cette administration probe, éclairée, dévouée au bien public, et plus capable de servir une telle cause qu’aucun autre centre de pouvoir en Suisse, abdiqua le 22 novembre 1841. Une assemblée constituante fut convoquée pour rédiger une législation nouvelle, dont les bases devinrent entièrement démocratiques. Le droit de suffrage fut étendu à tous les citoyens majeurs qui n’étaient pas sur la liste des indigens, et des collèges électoraux furent établis à la proximité de toutes les communes. Mais la nouvelle constitution porta les mêmes fruits que la précédente : comme le vœu réel de la population s’y faisait également entendre, un conseil moins nombreux, un corps de magistrats plus généralement choisis dans les familles de récente notoriété, n’en persévérèrent pas moins dans la ligne de modération judicieuse que leur traçaient des exemples restés chers à tous les vrais citoyens.

Entre les couvens de femmes qui avaient existé dans les anciens bailliages libres, le gouvernement d’Argovie n’avait en définitive voulu rétablir que celui d’Hermetschwyl. Toutefois, la diète (à la majorité simple des voix, il est vrai) se déclara satisfaite, et laissa cette affaire sortir du recès le 31 août 1843. Lucerne, Schwytz, Uri, Unterwalden, Fribourg et Zug protestèrent contre ce déni de justice. Une septième voix ne tarda guère à se joindre à cette minorité imposante : ce fut celle du Valais. Effectivement le parti catholique (ou, si l’on veut, clérical), sortant de l’apathie où il avait été plongé depuis les événemens de 1830, commençait à mesurer ses forces, à calculer ses moyens d’action. Il obéissait désormais à une direction commune. Ce parti sut rattacher à sa cause la grande majorité des paysans qui avaient appuyé le régime révolutionnaire victorieux en 1839 ; quant aux dizains du Haut-Valais, ils n’avaient pas cessé d’être dévoués au clergé et n’attendaient qu’un signal pour attaquer des adversaires désormais déconcertés et chancelans. Du 18 au 21 mai, on combattit dans les gorges des Alpes, autour du torrent de Trient, non loin du champ sanctifié par le martyre de la légion thébéenne. Les Haut-Valaisans, vainqueurs, usèrent sans ménagement de leurs avantages. Les chefs de la jeune Suisse furent bannis ; l’exercice, même domestique, de la religion protestante fut interdit dans le canton ; la constitution, refondue au mois de décembre 1844, rendit, au moins indirectement, à l’évêque et aux ecclésiastiques de tout rang l’influence qu’ils exerçaient jadis, et, chose qui surprend dans la Suisse actuelle, le vœu impérieux des communes porta quelques hommes d’une naissance illustre aux premières magistratures du pays.

Les rigueurs que cette réaction avait entraînées furent mises par l’opinion publique à la charge des jésuites. En effet, quelques pères de cette compagnie se trouvaient définitivement installés à Lucerne, où, par une décision du grand conseil, l’éducation du clergé leur était officiellement dévolue. Aucune question, dans le canton directeur de la Suisse catholique, n’avait encore soulevé d’aussi longs débats. La compagnie n’avait triomphé qu’en entraînant le clergé séculier dans ses intérêts, qu’elle présentait habilement comme inséparables de ceux de la religion même. L’ascendant des curés, fort aimés et respectés par les populations rurales, avait à la fin dompté les répugnances des citadins, et les jésuites, croyant la cause du patriciat à jamais perdue, s’étaient ralliés, dans les discussions politiques qu’ils ne pouvaient éviter, aux principes démocratiques, témoignant une préférence flatteuse pour les hommes nouveaux, pourvu que ceux-ci ne missent aucune borne à leur docilité envers leurs instructeurs spirituels. Cette alliance des intérêts démocratiques et des congrégations religieuses, consommée dans sept cantons, changeait la face politique de la Suisse ; en mettant d’accord deux élémens de puissance simples et vivaces, elle créait un centre de stabilité, un poste de résistance, dans un pays où tout, depuis quelques années, flottait au gré de majorités équivoques, de passions changeantes et de calculs sans cesse modifiés.

Toutefois, en s’établissant à Lucerne, où la nonciature apostolique, quelque temps retirée à Schwytz, venait de reprendre sa résidence, les jésuites savaient qu’ils soulèveraient un vif mécontentement dans la Suisse protestante, une véritable tempête dans les cantons conduits par le principe radical, enfin des inquiétudes sérieuses au dehors. Il est dans l’esprit de ce corps d’aimer le péril et de braver le combat, où il a grandi plus encore que souffert. Bientôt son ascendant devint tel dans le gouvernement de Lucerne, que rien de considérable ne s’y accomplit sans qu’on l’attribuât à ces religieux. Pouvait-on souffrir que la direction suprême de la confédération, quand le tour en reviendrait à Lucerne, fût indirectement remise entre les mains d’une compagnie qui représentait les principes les plus contraires aux révolutions accomplies depuis 1830 en France et en Suisse ? Cette question, les plus modérés même entre les gouvernans protestans n’osaient la résoudre affirmativement ; les autres, et avec eux les petits conseils du Tessin et de Soleure, en rejetaient avec colère le simple examen. La diète, saisie de ces plaintes, décida, mais à une faible majorité, qu’on adresserait à Lucerne une invitation amicale d’éloigner les pères de Jésus. Lucerne répondit résolûment qu’en leur confiant son collège ecclésiastique, elle avait usé d’un droit inhérent à la qualité d’état souverain, et dont, pour rien au monde, elle ne se laisserait dépouiller. L’impossibilité d’obtenir une décision franche, énergique, d’un corps composé comme l’est, aux termes du pacte, le conseil suprême de la confédération suisse, se trouvait avérée pour tous les esprits. Les démagogues, qu’une suite de faciles succès avait accoutumés à ne point s’arrêter dans la poursuite de leurs désirs, résolurent d’arracher par la force ce que la légalité leur refusait, et l’organisation des corps francs[41] commença dans l’hiver de 1844.

Les volontaires qui avaient pris ce nom s’armaient pour une sorte de croisade contre ce qu’ils appelaient les tendances ultramontaines, anti-fédérales et rétrogrades de Lucerne et des autres cantons où les jésuites étaient admis. Bien peu de catholiques prirent part à ces attroupemens, quelques Allemands réfugiés s’y mêlèrent ; mais les corps francs se recrutèrent principalement dans le demi-canton de Bâle-Campagne, dans le canton de Berne et l’Argovie occidentale. Des fonds recueillis par les meneurs de l’entreprise, lesquels comptaient, à la faveur de la guerre civile, renverser le pacte fédéral et s’emparer de la direction suprême des affaires, servaient à faire vivre dans leurs dépôts ces hommes dominés par le fanatisme politique, décidés, d’ailleurs, à s’abstenir de tout pillage, et qui se montrèrent fidèles à cette résolution. Un parti fort considérable dans l’enceinte même de Lucerne correspondait avec eux et attendait impatiemment leur venue. L’action s’engagea dans les rues de la ville le 8 décembre 1844 ; il y avait encore fort peu d’étrangers enrôlés ; les bourgeois opposans soutinrent presque seuls l’effort des milices gouvernementales, auxquelles la victoire demeura complètement. L’administration de Lucerne usa de son triomphe sans ménagement ni pitié. Plusieurs centaines de citoyens, parmi lesquels se trouvaient quelques-uns des hommes du canton les plus considérables, soit par leur fortune, soit par leurs lumières, furent jetés en prison ou forcés de s’expatrier. Ces derniers allèrent grossir les corps francs, dont un échec, qui semblait encore réparable, ne faisait que stimuler l’ardeur. Les gouvernemens de Zurich et de Schaffouse furent sincères dans la condamnation qu’ils portèrent contre l’attaque de Lucerne ; ceux de Berne et d’Argovie la blâmèrent officiellement, sans prendre aucune mesure efficace pour l’empêcher de recommencer. A Liestall, on laissa même l’arsenal de la république à la merci des volontaires, qui s’empressèrent d’y puiser. Provoqué par cette animosité si peu déguisée, le gouvernement de Lucerne redoublait de violence vis-à-vis des adversaires que la fortune des armes avait laissés en son pouvoir. L’étude de l’histoire montre combien il serait chimérique d’attendre après la victoire beaucoup de générosité, soit d’une démocratie où la responsabilité de certains actes rigoureux s’éparpille sur trop de têtes pour ne peser sérieusement sur aucune, soit d’une corporation fermée dans laquelle l’homme disparaît derrière l’associé.

Cependant on voyait s’avancer le printemps de 1845, et les corps francs s’étaient complètement formés. Aucune sorte de discipline militaire ne pouvait s’établir parmi eux ; ils avaient élu pour chef un homme d’un caractère entreprenant, d’une intelligence subtile, calme au milieu de l’exaltation qu’il savait inspirer, mais étranger à l’art de la guerre, et beaucoup plus propre au rôle de tribun qu’à celui de général : c’était M. Ochsenbein. Lucerne lui opposait un vieil officier rempli d’honneur et d’expérience, qui, pour défendre sa patrie, venait de quitter un poste avantageux au service napolitain. M. le général de Sonnenberg appartenait à la classe patricienne, où se conservent encore les habitudes militaires jadis universellement répandues dans le pays. Depuis la rupture des capitulations avec la France, ces habitudes sont presque perdues dans les cantons protestans, mais elles se maintiennent en partie dans les états catholiques, les seuils qui fournissent encore à des puissances étrangères un contingent de quelque importance[42]. Dès ce temps, à la tête du gouvernement lucernois siégeait un homme nouveau, d’un caractère versatile, d’une ambition sans scrupules, et qui, dans les années précédentes, avait dirigé le parti démocratique avec une singulière énergie de langage et d’action, M. l’avoyer Siegwart-Müller.

La lutte dont la Suisse entière attendait l’issue avec anxiété s’engagea le 1er avril ; ce jour-là, les corps francs, après avoir, en plusieurs colonnes dont la force totale n’excédait pas quatre mille hommes, traversé sans difficulté la partie occidentale du territoire de Lucerne, se présentèrent sans ordre et sans concert devant les hauteurs qui couvrent la ville ; quelques dispositions intelligentes avaient été prises en cet endroit par M. de Sonnenberg. La ferme contenance des bourgeois enrégimentés, mais surtout l’adresse et la vigueur des montagnards des cantons primitifs accourus à l’appel de leurs confédérés firent le reste. La défaite des aventuriers fut prompte, complète et même sanglante ; ils perdirent près de deux cents hommes, mille autres demeurèrent prisonniers, et il fallut les racheter par une rançon de plus d’un million de francs, que les cantons délinquans, dont ils ressortissaient, versèrent dans les caisses de Lucerne comme indemnité pour les frais de cette courte guerre. Il n’y eut heureusement, après la victoire, aucune exécution capitale, et l’abattement du parti démagogique prouva bientôt aux catholiques de la Suisse orientale que l’arme naguère dirigée contre eux s’était complètement brisée dans les mains qui l’avaient forgée ; mais avec l’excès de la confiance l’orgueil et l’ambition passèrent alors du camp radical dans les rangs opposés.


VII.

Depuis près de deux ans, les cantons catholiques dans lesquels prévalait l’intérêt ecclésiastique montraient une tendance prononcée à concerter leurs efforts, tant pour défendre le terrain qu’ils occupaient encore que pour regagner celui qu’ils avaient perdu ; mais, après l’attaque de Lucerne par les corps francs, les négociations entre les plénipotentiaires des sept états[43] devinrent plus actives et furent dirigées vers un but plus précis. Non-seulement la diète refusait de revenir sur la suppression des couvens d’Argovie, mais elle insistait encore, quoique mollement, sur l’éloignement des jésuites qui vivaient à Lucerne[44], et les mesures qu’elle avait décrétées à une grande majorité contre l’organisation des corps francs n’étaient sérieusement exécutées que par le gouvernement cantonal de Zurich. Regardant, par conséquent, la protection de la diète comme à peu près illusoire, et les dispositions de leurs voisins comme décidément hostiles, les cantons catholiques résolurent de conclure une ligue séparée (Sonderbund). Ils s’engagèrent l’un envers l’autre à se défendre contre tout ennemi du dehors et du dedans, à s’armer à la première réquisition pour repousser les agressions dont le territoire de chacun d’eux deviendrait le théâtre ; ils composèrent un conseil permanent, dont Lucerne devait être le siége ; ils nommèrent un commandant supérieur de leurs forces disponibles, formèrent une caisse militaire, et donnèrent à ces différentes opérations une publicité jugée imprudente même par leurs amis des autres cantons. Dès le mois de novembre 1845, les bases de ce concordat se trouvaient arrêtées ; le texte en était publié, peu de temps après, dans plusieurs journaux suisses, et, le 20 juin 1846, le directoire fédéral, ne pouvant désormais en prétexter ignorance, appela sur cette question l’attention des états, demandant qu’à la prochaine diète des instructions fussent données aux députés pour arriver à une solution formelle.

Lucerne prit le parti d’avouer hautement l’existence du concordat, « résultat de la conférence des cantons catholiques. » Lucerne s’efforçait d’en justifier la légalité ; mais, en regard des stipulations positives du pacte, toute cette partie de l’argumentation des cantons séparatistes était d’une évidente faiblesse. L’équité naturelle plaidait beaucoup mieux leur cause : mis en présence de dangers certains, et ne trouvant plus dans une association désorganisée la protection qu’elle aurait dû leur offrir, ces états ne faisaient que recourir à leurs propres ressources pour conserver leur existence. Ils se bornaient, en définitive, à se pourvoir eux-mêmes des sécurités que le directoire et la diète leur auraient vainement promises, et leur accord, dirigé seulement vers la défensive, ne les empêchait pas de remplir toutes leurs obligations matérielles envers l’ensemble de la confédération. Du reste, leur décision était prise avec une irrévocable fermeté. Un blâme de la majorité des états, une menace de la diète, une sommation du directoire, devaient évidemment demeurer sans résultat. Le pacte catholique ne pouvait être dissous que par la force des armes. La diète sentit qu’en prescrire l’abolition, c’était déclarer la guerre civile. Parvenus à ce moment suprême, les partis n’avaient plus qu’à passer en revue leurs forces respectives et à faire l’examen attentif des chances que leur offrait le moment présent. Or, il arrivait que deux révolutions récentes, celle de Berne et celle de Lausanne, levaient toute incertitude sur le vote de deux puissans cantons.

Le parti radical, dans le pays de Vaud, profitant de la fermentation que causait la discussion relative aux jésuites de Lucerne, avait voulu forcer la main au grand conseil, assemblé pour délibérer dans le château de Lausanne. La majorité de ce corps ayant persisté à n’autoriser qu’une invitation amiable de la diète à l’état de Lucerne pour l’éloignement de ces religieux ; la multitude, entraînée par les discours de quelques démagogues, accourut de tous les districts ruraux sur les places voisines du palais. Ces hommes légers, et dont une instruction superficielle ne fait que rendre les passions plus exigeantes, crurent sans peine que le gouvernement et le conseil, vendus aux intérêts des jésuites, allaient trahir la cause commune de la patrie suisse et de la religion réformée. Des assemblées tumultueuses, tenues les 14 et 15 février 1845, décidèrent les pouvoirs réguliers à déposer leur démission, et mirent à leur place une constituante, dominée par les chefs de la faction victorieuse.

Dès-lors, une proscription générale vint frapper ce qui, dans les institutions administratives, littéraires, ecclésiastiques, arrêtait la marche d’une démagogie jalouse, tiraillée par des clubs de bas étage et dominée par quelques tribuns systématiquement hostiles aux traditions de leur pays[45]. La grande majorité des pasteurs, blessés dans leur conscience par les injonctions du nouveau conseil d’état, qui voulait leur imposer la solidarité de ses actes, quitta l’église établie, et les congrégations dissidentes se trouvèrent, dès-lors, remplies par l’élite de la nation. D’ignobles tracasseries, des attaques brutales, des menaces de tout genre, fréquemment dirigées contre ces réunions, n’aboutirent qu’à mettre en lumière la force que des convictions graves et réfléchies auront partout et toujours contre des passions turbulentes et des calculs intéressés. Malheureusement l’académie de Lausanne n’était pas défendue par la même puissance morale, et le parti dominateur n’a point tardé à frapper dans ce corps ce qui restait au pays de supériorités intellectuelles. Cet ostracisme, conçu de longue main et froidement appliqué, atteignit, avec beaucoup d’autres hommes de mérite, un écrivain placé, comme prédicateur, controversiste et critique, à côté des Chalmers, des Néander, des Milman, et qui joint à ces titres, plus enviés qu’appréciés par le vulgaire, la supériorité non moins gênante d’une vertu tout évangélique[46]. Ainsi, l’ancienne demeure des Haller, des Gibbon et des Staël perdit ses derniers titres à la considération de l’Europe intellectuelle.

Berne n’avait plus de déchéance pareille à subir ; mais, dans ce canton, les chefs du premier mouvement démocratique, initiés par un assez long exercice du pouvoir aux exigences réelles de toute société civilisée, inclinaient désormais vers les conseils de la modération, et n’adoptaient plus que des mesures mitigées à l’égard des adversaires politiques qu’ils rencontraient dans d’autres états. Les organes du parti démagogique n’eurent aucune peine à faire partager aux classes inférieures les doutes qu’ils exprimaient sur la capacité des magistrats dépositaires des pouvoirs publics. La révision de la constitution, demandée par plusieurs milliers de pétitionnaires, fut accordée sans résistance par le grand conseil. Les assemblées primaires, réunies au mois de février 1846, formèrent une constituante dont l’œuvre devint, le 31 juillet, loi fondamentale de l’état : c’est le code systématiquement arrangé d’une démocratie sans contrepoids et sans limites. Le droit de suffrage pour la nomination des représentans et des fonctionnaires appartient à tous les hommes âgés de vingt et un ans, même indigens ou frappés par des sentences criminelles, pourvu qu’ils soient en liberté. Le choix des nouveaux magistrats répondit à ces préliminaires, et le chef de l’expédition des corps francs contre Lucerne, envoyé sur-le-champ comme député à la diète, se trouva désigné d’avance comme le premier dignitaire du canton pour l’époque où celui-ci arriverait à la direction suprême de la Suisse. Il ne restait aux deux partis qu’à supputer les votes de leurs états respectifs. Pour la résistance aux volontés du parti radical, qui exigeait la dissolution violente de l’alliance catholique, on comptait d’abord les sept membres de ce concordat, puis Appenzell intérieur, Bâle-Ville, Neufchâtel, Saint-Gall et Genève. Les deux demi-voix des cantons partagés se trouvant annulées par l’opposition des autres moitiés, neuf voix seulement autorisaient l’emploi de la force ; mais toutes ne se prononçaient pas avec la même énergie. Zurich, canton directeur, bien que les fluctuations continuelles de sa politique intérieure eussent rendu dans ses conseils la majorité à des hommes d’une nuance voisine du radicalisme, voulait recourir d’abord à de nouvelles sommations, et ouvrir de la sorte aux cantons réfractaires la route d’un accord dans lequel leur honneur et leur sécurité ne courussent pas risque de périr complètement. Cette tendance à la modération était commune aux Grisons, à Schaffouse et à la Thurgovie. Berne, Argovie et Vaud, organes des passions extrêmes, entraînaient dans leur vote Tessin, Soleure et Glaris, avec Bâle-Campagne et les rhodes extérieures d’Appenzell[47]. Les deux partis étant balancés parfaitement dans le grand conseil de Saint-Gall (75 contre 75), cet état ne donna pas d’instruction à son mandataire. Ainsi qu’il était arrivé précédemment pour toutes les questions vraiment graves, la diète se sépara sans rien conclure. Pour former contre le Sonderbund la majorité de douze voix, nécessaire afin d’exprimer la volonté légale de la confédération, il devenait donc évidemment nécessaire de détacher du faisceau de la résistance au moins trois états. Aussitôt les efforts du parti radical se concentrèrent sur ceux où ses chefs pouvaient espérer de susciter des révolutions intérieures c’étaient Saint-Gall, Bâle-Ville et Genève. L’orage éclata d’abord dans cette dernière république.

Le conseil d’état, ayant à préparer les instructions du député qui porterait à la diète prochaine le vœu du canton sur la question du pacte séparé, pensa qu’il convenait d’essayer encore la voie des représentations pacifiques ; considérant en même temps que le nouveau vorort ne donnait plus aux cantons catholiques de suffisantes garanties d’équité, le conseil d’état proposa aussi d’adjoindre à Berne des représentans fédéraux pendant le cours de sa gestion directoriale. Le grand conseil, auquel fut soumis ce projet d’une loyauté imprudente vu l’état des esprits, l’adopta néanmoins à une grande majorité : telle était en effet la décision de la conscience publique rendue par la portion la plus considérable des citoyens. Mais Genève renferme dans ses murs une population de tout temps factieuse, qui nourrit contre les classes supérieures de la société les sentimens d’une incurable jalousie ; il ne fut pas difficile de l’irriter contre des propositions dont l’équité scrupuleuse semblait faire pencher en faveur des jésuites la voix d’un état qui, aux yeux du monde et depuis trois cents ans, représente le protestantisme absolu. Favorisés par leur concentration dans un quartier de la ville que le fleuve et les remparts isolent comme une forteresse, les insurgés ne laissèrent au gouvernement d’autre alternative que de se dissoudre lui-même ou de les détruire : ils savaient bien qu’on ne prendrait jamais ce dernier parti. Au bout d’une lutte de deux journées, dans laquelle il y eut fort peu de victimes, l’assemblée factieuse du 9 octobre 1846 changea complètement le gouvernement de l’état ; elle en exclut à peu près tous les hommes qui avaient une connaissance pratique des affaires, et qui, depuis 1830, servaient leur patrie à travers toutes les fatigues et tous les dégoûts. Une assemblée constituante, nommée par des assemblées primaires sous l’impression des violences qui venaient de se passer, a maintenant terminé le projet d’une nouvelle loi fondamentale. Cette loi non-seulement consacre tous les principes d’une démocratie sans bornes et sans correctif, mais encore, rétrogradant vers les institutions du moyen-âge, remet à une assemblée unique, composée de tous les citoyens réunis sur la place publique, le choix des principaux magistrats, c’est-à-dire qu’elle substitue au libre vote et à la délibération raisonnable le tumulte, la violence et la confusion. On n’en resta pas là. Dès le 25 janvier 1847, des mesures arbitraires ont été décrétées par l’assemblée ; on a prononcé, bien qu’en termes vagues et embarrassés, certaines confiscations pour des causes politiques. Tous les hommes clairvoyans, sans distinction de partis, se sont accordés à blâmer des tentatives qui, nous l’espérons, demeureront long-temps sans imitateurs en Suisse.

De toutes les institutions qui soutenaient et décoraient l’ancienne nationalité genevoise, et lui donnaient une raison honorable de subsister au milieu des grands états qui l’environnent, la seule qui fût encore intacte, à savoir l’organisation financière et scholastique de l’église, se trouve condamnée par le nouveau projet ; les biens appartenant à la Société économique (c’est le nom de cette administration), et sur lesquels le régime français n’a jamais porté la main, doivent être en presque totalité détournés de leur antique destination. Ce dernier point a pourtant rencontré une opposition raisonnée parmi les promoteurs mêmes de l’ordre actuel, et peut-être l’hostilité trop évidente que les chefs de cette révolution récente, aussi bien que de celle de Vaud, professent contre tout exercice sérieux du christianisme finira par déterminer une réaction dans les classes populaires[48]. Pour le moment toutefois, la voix du canton de Genève (tel est l’engagement formel que le parti victorieux a pris envers lui-même et envers ses alliés) se trouve acquise à l’avis le plus énergique que, dans la diète prochaine, on ouvrira contre le Sonderbund.

Toutes les tentatives employées pour amener le gouvernement de Saint-Gall à décréter des mesures analogues ont échoué jusqu’ici, et l’on a même quelques motifs pour penser que les opérations prochaines des collèges électoraux fixeront dans des voies modérées le grand conseil de cet état ; mais, dans la ville de Bâle, il devint évident, aussitôt après la chute du gouvernement genevois, qu’on ne pourrait éviter de faire des concessions aux opinions populaires. Toutefois, dans cette réforme, conduite avec beaucoup d’ordre et de lenteur, on ne sacrifiera, selon toute apparence, que les principes des anciens corps de maîtrises, les privilèges des anciennes tribus et les derniers restes d’une organisation municipale arrêtée dans le moyen-âge, avec tout son cortége de lois privées et d’exclusions ; la ville gardera, d’ailleurs, son autonomie, et la fusion avec le demi-canton de Bâle-Campagne, espérée par les chefs du parti radical, ne semble encore nullement prochaine.

Le 1er janvier 1847, Berne a remplacé Zurich en qualité de canton directeur. L’ambassadeur de France et le ministre d’Angleterre ont gardé leur résidence dans cette ville ; les autres plénipotentiaires des grands états de l’Europe se sont transportés à Berne. La situation financière de Berne, singulièrement embarrassée, peut, suivant la direction que prendront les idées populaires, pousser ce gouvernement à des mesures violentes ou le ramener dans la route économique des précautions. En exagérant le chiffre de toutes ses dépenses, afin d’assurer une existence supportable aux hommes sans patrimoine qui désormais occupent presque seuls les fonctions publiques, le gouvernement de Berne a fini par créer un déficit de 1,050,000 francs. Il a fallu pour le combler établir une taxe sur le revenu ; les contribuables, que l’ancien gouvernement ménageait singulièrement, et qui n’ont d’ailleurs pas lieu d’applaudir à la gestion actuelle des domaines publics, ne se soumettront pas sans murmures à une telle charge, qui paraît cependant justifiée par la nécessité. Cette mesure, dont l’Angleterre, la Hollande et plusieurs cantons de la Suisse elle-même peuvent citer d’honorables applications, se trouve dénaturée, il est vrai, par une seconde proposition, laquelle consiste à établir un impôt proportionnel sur les fortunes. Les petits patrimoines n’y contribueraient que fort peu ; mais le produit des grands domaines serait presque entièrement absorbé. L’adoption de ce projet constituerait une loi agraire de la nature la plus subversive, et réaliserait dans un état de près de quatre cent mille ames, au centre de l’Europe, les rêves les plus hardis des ennemis systématiques de l’ordre social, lequel repose principalement, chez les nations modernes, sur la garantie mutuelle et complète des propriétés.

Les ministres d’Autriche, de Prusse et de Russie, entrant avec le nouveau vorort en relations officielles, ont répété solennellement que le maintien des bons rapports de la Suisse avec leurs cours reposait sur une stricte observation du pacte fédéral de 1815. Ces dispositions n’étaient depuis long-temps douteuses pour personne ; mais, à côté de cette notification officielle, le silence gardé par l’ambassadeur de France et par le chargé d’affaires d’Angleterre acquiert une signification sérieuse, quoique discrète. Une telle différence n’a point échappé aux partis qui divisent la Suisse.

La marche de quelques troupes françaises vers les frontières de Berne, de Genève et de Vaud, et celle de plusieurs bataillons autrichiens vers l’extrémité méridionale du Tessin, ont montré que les deux puissantes et redoutables voisines de la Suisse ne méconnaissaient pas la gravité des événemens qui pouvaient d’un jour à l’autre s’y accomplir. En effet, le canton de Fribourg devenait, à la fin de janvier 1847, le théâtre de violens désordres, dernier fait considérable dont nous ayons à parler. Des assemblées populaires, convoquées par les ennemis avérés de l’influence jésuitique et par les adversaires politiques du pacte séparé, se réunirent en même temps dans les bourgs de Bulle, Romont, Estavayer et Morat. Les esprits, échauffés par quelques griefs réels et par beaucoup d’injures imaginaires, se laissèrent entraîner à l’insurrection. Des colonnes, très imparfaitement armées et complètement dépourvues d’organisation, marchèrent sur Fribourg, où leurs chefs avaient des intelligences ; mais la fermeté du gouvernement, le zèle des paysans allemands, les efforts unanimes et soutenus du clergé, écartèrent promptement le danger. Les assaillans s’enfuirent en désordre et se dispersèrent. Morat et les autres communes mécontentes furent occupés militairement. Il aurait été généreux, et probablement habile, d’accorder ensuite une amnistie ; mais le fâcheux exemple de Lucerne fut suivi et même dépassé par le gouvernement victorieux. Les emprisonnemens et les exils ont atteint presque tous les hommes de quelque importance qui figuraient dans l’opposition. En cette occasion, ce fut encore à un de ces patriciens[49] si durement repoussés des emplois civils, qu’il fallut recourir pour donner une bonne direction aux milices ; et le conseil supérieur de la ligue catholique, obligé de se choisir un nouveau général, a désigné pour cet office un membre d’une maison chevaleresque des Grisons, M. de Salis-Soglio. Suivant une opinion généralement répandue, l’Autriche ne refuse aux armemens dont Lucerne est le centre aucun genre d’encouragement ; mais l’appui indirect de cet empire n’était pas nécessaire pour relever le courage de la ligue, qui venait d’acquérir une preuve nouvelle de la force de cohésion encore subsistante dans les cantons où le clergé continue à diriger les classes inférieures, et de l’inefficacité des attaques à main armée dirigées par le parti radical contre ces pays. L’incertitude, le découragement et les divisions intestines concourent avec une égale intensité à jeter le trouble dans les conseils de ce dernier parti, et, pour établir des conjectures sensées sur les événemens dont la Suisse peut devenir prochainement le théâtre, il faut tenir grand compte de ces dispositions.

VII.

C’est en suivant les républiques suisses à travers les principaux événemens de leur histoire que nous avons cherché à faire connaître leur situation religieuse, intellectuelle et politique. Il nous reste maintenant, les faits étant établis, à observer cette situation en elle-même, et à en compléter le tableau par quelques indications générales.

La Suisse compte 2,200,000 habitans, dont 890,000 catholiques et près de 1,300,000 protestans. Cette population est répartie entre vingt-quatre états, dont un seul (Berne) au-dessus de 300,000 ames, un autre (Zurich) au-dessus de 200,000, cinq autres (Lucerne, Saint-Gall, Argovie, Tessin, Vaud) au-dessus de 100,000, sept au-dessus de 50,000 (Fribourg, Soleure, les Grisons, Thurgovie, Valais et Neufchâtel), enfin dix au-dessous de ce chiffre (Uri, Schwytz, Unterwalden, Glaris, Zug, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Schaffouse et chacune des deux divisions d’Appenzell).

Neuf états sont protestans, les uns entièrement, les autres en majorité très forte ; ce sont Berne, Zurich, Glaris, Bâle, Schaffouse, Thurgovie, Vaud, Neufchâtel et les rhodes extérieures d’Appenzell. Quatre-vingt-huit mille catholiques à peu près possèdent dans ces cantons les droits de cité. Dans les dix états entièrement ou presque entièrement catholiques (Lucerne, Fribourg, Soleure, Schwytz, Uri, Unterwalden, Zug, Tessin, Appenzell intérieur et Valais), on ne compte pas en tout plus de dix mille citoyens protestans. Les cantons qu’on peut appeler véritablement mixtes, c’est-à-dire où les forces numériques des deux communions se balancent, sont au nombre de quatre seulement, à savoir Saint-Gall, Argovie, Grisons et Genève. Tous ensemble sont peuplés par 200,000 catholiques et 243,000 protestans.

L’importance matérielle des villes dans l’ensemble du pays n’est pas considérable. Genève, la plus grande de toutes, compte à peine 30,000 habitans. Viennent ensuite Berne avec 24,000, Bâle avec 23,000, Zurich avec 15,000, Saint-Gall, avec 10,000, Fribourg avec 9,500, Lucerne avec un peu moins de 9,000 ; les autres chefs-lieux de cantons ne sont guère que de gros bourgs.

Ces indications purement statistiques suggèrent quelques réflexions. On reconnaît d’abord de quelle majorité positive les petits cantons, votant d’accord, disposeront dans la diète aussi long-temps que le pacte fédéral demeurera sur ses bases actuelles. Il doit par conséquent arriver d’ordinaire que l’opposition d’une assez faible partie de la population collective paralyse, dans les affaires générales, le vœu le plus clairement prononcé du reste de la nation. En second lieu, on voit que près de quatre-vingt-dix mille catholiques se trouvent, dans des états protestans, à la merci, pour ainsi dire, de la communion opposée ; il est vrai que la présence de cet élément catholique impose à la majorité protestante certains ménagemens, dont les cantons entièrement catholiques tendent à se croire dispensés envers leurs adversaires. La position de ceux-ci n’en présente pas moins de sérieux désavantages. Ainsi l’état d’enchevêtrement dans lequel se trouvent les territoires partagés entre les deux communions catholique et protestante peut faire apprécier l’étendue des dangers que créerait à la population inférieure en nombre l’établissement d’une république unitaire en Suisse. Les catholiques pourraient bientôt se trouver réduits à un état d’ilotisme permanent, quoique masqué par une égalité dérisoire. C’est donc surtout pour eux que le maintien de l’autonomie dans chacun des cantons actuellement existans, et le respect, chez tous, des maximes de la tolérance, forment une condition essentielle de prospérité, d’existence même.

La statistique intellectuelle et morale d’un pays aussi compliqué que la Suisse ne saurait s’établir par des formules rigoureuses. Cependant les derniers événemens ont mis en relief quelques points qu’il importe de noter. Ainsi la prépondérance acquise aux doctrines du parti démagogique s’est déjà manifestée par de fâcheux effets dans l’ordre intellectuel. Ce parti, n’acceptant d’autre supériorité que celle du nombre, persécute la distinction de l’esprit avec plus d’acharnement que la distinction même de la naissance. Cette tendance n’a pas tardé à porter ses fruits. L’académie de Lausanne est déjà frappée de déchéance ; celle de Genève est fort ébranlée. Les universités de Zurich et de Bâle, la première surtout, ont beaucoup souffert ; les hommes éminens sont repoussés partout de la carrière de l’instruction publique. L’université organisée à Berne, sous un nom trop pompeux, depuis les événemens de 1831, n’a pas encore donné les signes d’une vitalité bien féconde. A côté de cette décadence de l’enseignement protestant, la Suisse catholique voit une foule d’étudians se presser dans les collèges des jésuites ; mais la plupart viennent du dehors, et ces établissemens ne peuvent rivaliser d’ailleurs ni en considération, ni en utilité bien reconnue, avec les anciens centres d’études créés soit par l’Oratoire, soit par les bénédictins. Sur l’horizon intellectuel de la Suisse, les clartés pâlissent ou s’éteignent tout-à-fait. L’instruction primaire, universellement répandue, produit des effets très divers suivant la diversité des cantons. Dans ceux où, de longue date, le peuple avait l’habitude de conduire ses propres affaires, on trouve l’intelligence politique singulièrement développée, et une finesse remarquable de jugement à côté d’une simplicité primitive de formes ; mais les populations long-temps sujettes, comme celles du vieux canton de Berne, n’ont point encore acquis la faculté de se gouverner elles-mêmes, et leur émancipation semble (à juger par l’usage qu’elles en font) avoir été prématurée. Le canton de Vaud offre une preuve affligeante et claire de cette infériorité.

La moralité politique s’est montrée singulièrement avancée dans la presque totalité des cantons. En dépit de l’affluence d’aventuriers étrangers, dont quelques-uns sont animés d’un fanatisme terroriste, les populations suisses ont témoigné assez uniformément une aversion honorable pour les meurtres juridiques, les proscriptions en masse et les confiscations. Les excitations les plus perfides n’ont pu faire entrer encore ces multitudes souveraines dans la voie des spoliations ; elles répugnent au pillage plus encore qu’à l’effusion du sang. Partout où l’on a manqué aux lois fondamentales de l’humanité et de la justice, la faute en a été non point au peuple lui-même, dont le tort principal consistait à ne pas s’y opposer, mais à quelques chefs de faction soudainement promus aux dignités et devenus maîtres de l’action publique.

Quant aux qualités sociales qui préparent la ruine ou garantissent la conservation des états, c’est dans les cantons catholiques, et surtout dans ceux qui forment aujourd’hui la ligue de Lucerne, qu’elles se sont manifestées avec le plus d’éclat. Là vivent encore le respect et l’obéissance ; on y reconnaît des autorités qui n’ont pas de commettans, des lois qui ne sauraient être abrogées au gré de ceux qu’elles doivent régir. Au contraire, dans les cantons protestans où, depuis 1831, la tourmente révolutionnaire s’est déchaînée, elle n’a guère laissé après elle que désunion, indiscipline, fluctuations douloureuses, alternatives stériles d’exaltation et d’abattement.

La distinction entre les classes de la société est plus tranchée en Suisse qu’en France, en Italie et peut-être même en Angleterre ; elle se maintient avec une rigidité traditionnelle dans les républiques où prévalut, de 1530 à 1798, l’ascendant des patriciens. Maintenant c’est au détriment exclusif de ceux-ci que survit une séparation, fondée, non plus sur des règles positives, mais sur des souvenirs ou plutôt sur des ressentimens. L’ostracisme qui pèse, d’une extrémité du territoire à l’autre, sur les familles dans lesquelles l’exercice du commandement et la tradition des affaires s’étaient long-temps concentrés, est non-seulement contraire à l’équité naturelle, mais encore souverainement préjudiciable au pays ; il lui fait subir une sorte de décapitation intellectuelle et morale : nulle part les possesseurs de biens considérables, les hommes dont l’ambition naturelle, comme l’occupation ordinaire, est de servir l’état, les héritiers enfin de noms qui imposent envers la patrie des obligations spéciales transmises avec le sang ; nulle part ces hommes n’ont été systématiquement tenus en dehors des affaires, sans que, suivant l’expression énergique du plus illustre publiciste des temps modernes[50], « le pays ne finît par se dépouiller d’une bonne partie de sa générosité. » Les changemens radicaux survenus depuis quinze ans dans le gouvernement des cantons n’ont sans doute porté aucune atteinte au courage martial des Suisses ; mais on ne saurait douter qu’un relâchement fâcheux ne se soit glissé à la suite de ces révolutions dans leur organisation militaire.

L’attachement passionné que les habitans de la Suisse portent à leur pays n’a, dans les masses, de réalité vivante qu’autant qu’il s’applique à chacun des cantons pris à part : « la petite patrie passe bien avant la grande. » Cette disposition universelle et constante des esprits ne permet pas qu’un gouvernement unitaire s’établisse par des moyens pacifiques, honorables et légaux. Les citoyens même les plus distingués, ceux qui unissent à des connaissances étendues les vues les plus larges, suivent entièrement à cet égard le sentiment commun, à moins toutefois qu’une ambition purement personnelle ne les en fasse dévier.

L’excessif développement de la population sur quelques points de la Suisse y a nécessité et doit nécessiter encore des expatriations fréquentes. Cependant la plupart des émigrans suisses ne quittent leur pays qu’avec l’arrière-pensée du retour. Jusqu’à présent, les populations de l’Helvétie ont montré moins d’aptitude que les autres portions de la famille teutonique à former, dans des contrées lointaines, des colonies pourvues des conditions d’une vitalité indépendante. Les études et les démarches de quelques citoyens généreux avaient récemment pour but d’ouvrir dans les possessions françaises du nord de l’Afrique un débouché suffisant à cette jeunesse des cantons que le manque d’espace rend turbulente autant que misérable. Les résultats de ces efforts se font encore attendre ; s’ils répondaient à l’espérance qu’on semble autorisé à en concevoir, ils resserreraient nécessairement les liens de l’alliance, chère à tous les souvenirs, qui, depuis le milieu du XVe siècle, a subsisté presque constamment entre la France et la Suisse. Jaloux, à bon droit, de l’indépendance de la confédération, les citoyens des cantons redoutent cependant pour leur pays les conséquences de l’isolement. Ils croient, en général, qu’une intimité politique avec l’une des puissances étrangères est indispensable à la sécurité de leur avenir. La plupart aiment à chercher cet appui du côté de la France, et cette disposition est même presque générale dans les cantons occidentaux. Dans la Suisse orientale, les sentimens sont partagés. L’ascendant diplomatique de l’Autriche s’est, dans ces derniers temps, beaucoup fortifié à Lucerne et dans les cantons primitifs ; Zurich et Saint-Gall s’en méfient sans le repousser entièrement ; les Grisons et le Tessin s’y montrent habituellement opposés. La cour de Sardaigne exerce, depuis 1844, une influence prépondérante dans le Valais. Le parti qui, dans les districts manufacturiers de la Suisse septentrionale, demande une étroite association commerciale avec les états limitrophes allemands, ne paraît avoir aucune chance de rallier à ses vues l’ensemble des populations helvétiques. Les Suisses préfèrent le maintien de la liberté illimitée des transactions, avec tous les inconvéniens qu’elle entraîne, aux chaînes qu’imposeraient une accession indirecte au Zollverein et l’établissement autour de leur pays d’un cordon de douanes, dût le tarif en être simplement fiscal et n’impliquer aucune idée de protection.

On nous demandera maintenant ce que, dans notre opinion, il importe à la Suisse de faire, soit pour sa constitution fédérale, soit pour l’organisation particulière de chacun de ses cantons, soit enfin vis-à-vis des puissances dont les états environnent la confédération. Nos réponses seront dictées par un sentiment que nous croyons exact, autant que bienveillant, des véritables intérêts d’un pays où rien ne se prête, sans injustice et violence, à des conclusions absolues, où la domination d’aucun système exclusif ne pourrait s’établir sans faire un outrage irréparable au droit.

Vis-à-vis des pays étrangers, les devoirs de la Suisse se trouvent tracés par les stipulations formelles des traités sur lesquels repose l’admission de la république dans la famille des peuples européens ; mais il ne lui suffit pas de s’interdire toute agression, même indirecte ou détournée, contre les états limitrophes : le douloureux exemple de l’ancienne Pologne lui enseigne que l’anarchie ne saurait vivre en paix avec personne, et que la désorganisation permanente attire sur une contrée les entreprises des pays plus vigoureusement constitués qui sont en contact avec elle. Les voisins de la Suisse ne lui demanderont, s’ils sont justes, qu’une seule chose considérable : c’est d’exister. La mauvaise foi vînt-elle à entrer dans les conseils de quelques-uns de ces pays, il ne se peut que tous s’entendent pour refuser à la Suisse la faculté de vivre, et l’événement d’une coalition analogue à celle de 1772 ne semble point à redouter aujourd’hui. Toutefois la confédération ne doit pas oublier que le temps peut souvent transformer en raison ce qui n’était d’abord qu’un prétexte. C’est, par conséquent, au rétablissement de l’ordre intérieur que se lie pour elle la conservation de la sécurité extérieure.

Les principes qui ont, en 1803, servi de base à l’acte de médiation nous semblent offrir une lumière secourable pour sortir des complications créées aujourd’hui par le pacte fédéral. Il est indispensable de conserver aux cantons, chacun chez soi, une indépendance administrative complète ; mais, dans l’expression légale du vœu national, toutes les fois qu’il devient nécessaire de l’exprimer, la raison et l’équité positive demandent qu’une certaine supériorité de suffrages soit accordée aux états qui réunissent la grande majorité des citoyens. Concilier ces deux intérêts ou plutôt ces deux droits, c’est une tâche difficile sans doute, mais qui ne dépasserait pas les forces d’un homme d’état véritable, d’un arbitre éclairé, s’il inspirait par son caractère personnel une confiance égale aux deux communions, aux deux grandes opinions politiques entre lesquelles la Suisse se trouve divisée depuis long-temps.

Il paraîtrait aussi désirable de prolonger la période fixée par le pacte actuel pour l’exercice des fonctions directoriales. On composerait le directoire non plus exclusivement avec les magistrats d’un seul canton, mais avec les délégués de la diète choisis dans des états différens ; on le renouvellerait non pas intégralement, mais par quarts ou par cinquièmes, peut-être même ferait-on bien de lui assigner une résidence fixe. La ville fédérale qu’on désignerait à cet effet pourrait, selon l’opinion de citoyens fort éclairés, être soit Thun[51], soit Zofingen[52]. Cette ville jouerait en Suisse un rôle analogue à celui qui, dans l’Union américaine, appartient à la cité de Washington ; la présence du directoire n’exercerait point de pression illégale ou gênante sur aucun des gouvernemens cantonaux, puisque les villes que nous venons d’indiquer ne sont pas au nombre des chefs-lieux d’états. Plus tard, on aurait à discuter l’établissement d’une armée permanente ou plutôt d’une simple garde soldée, tenue à la disposition du directoire pour exécuter les décisions de la diète, et dont les officiers seraient nommés par la commission militaire de la confédération. En fixant l’effectif de ce corps à cinq ou six mille hommes, on concilierait le maintien de l’ordre, au moins dans les circonstances ordinaires, avec les précautions jalouses qu’exige la conservation de la liberté.

La balance devrait être tenue scrupuleusement égale entre les deux communions, soit dans l’ensemble de la confédération, soit dans l’intérieur des cantons où deux cultes se trouvent professés à la fois. Partout où il n’est pas impossible d’établir, en matière administrative, ce que l’on appelle en Suisse une séparation confessionnelle, il serait bon de recourir à ce moyen, qui empêche toute intervention des membres d’une communion dans les affaires religieuses de l’autre.

Pour chaque canton pris à part, les bases de la constitution ne sauraient, sans une réaction qui serait injuste autant qu’impolitique, cesser désormais d’être véritablement démocratiques ; mais l’exercice du droit de suffrage ne peut non plus, sans des inconvéniens aujourd’hui démontrés, rester séparé de quelques conditions de cens, et surtout d’instruction élémentaire. Le principe de la représentation doit évidemment prévaloir, dans tous les territoires de quelque étendue et même dans les centres considérables de population, sur celui des assemblées générales[53], où règnent presque toujours le tumulte et la confusion.

On ne peut méconnaître dans l’esprit suisse une aptitude réelle à comprendre les questions qui se rattachent à la législation et au gouvernement. L’intervention du peuple helvétique dans ses propres affaires est donc pleinement justifiée, sauf quelques exceptions que le rétablissement de l’ordre moral et religieux dans les pays où il a reçu les plus graves atteintes supprimerait ou du moins atténuerait considérablement. Ce qui cause, en Suisse, un préjudice extrême à l’intérêt public, ce ne sont pas les admissions, mais bien les exclusions. En abandonnant pour toujours les vieux privilèges de naissance, il est essentiel à la prospérité de chaque république que la possession de la richesse et du savoir soit partout comptée pour sa juste part dans l’exercice des droits communs, dans la composition des corps de magistrature, dans la formation des assemblées délibérantes qui représentent le souverain.

Ces transactions équitables, c’est du bon sens réfléchi, de la modération naturelle du peuple suisse que nous les attendons. Il serait ridicule d’en inscrire les principes dans les lois constitutionnelles ; il faut que l’expérience acquise et la conscience éclairée les fassent rentrer dans les mœurs publiques. Il est surtout essentiel que les gouvernemens étrangers n’interviennent en cette matière que par des conseils non-seulement loyaux, mais discrets. La Suisse ne renferme aucun parti honorable, ou même sérieux, qui ne soit disposé à regarder l’occupation du sol helvétique par des forces étrangères comme une humiliation et comme une calamité ; les intérêts qu’on voudrait secourir par de tels moyens seraient perdus sans retour dans l’opinion nationale. Le devoir des puissances européennes envers la république helvétique est donc de ne laisser aux factions qui égarent ou oppriment quelques portions de la Suisse aucune illusion sur leur impuissance au dehors ; ce devoir leur prescrit en même temps de ne causer aux bons citoyens, qui forment là, comme partout, la majorité de la nation, aucune alarme pour le maintien de leur indépendance au dedans.

A moins d’une agression tentée contre ses voisins (folie qui ne semble à craindre d’aucun parti, quelles que soient d’ailleurs la témérité et l’ignorance de plusieurs d’entre eux), la Suisse, dans son état actuel, tout déplorable qu’il puisse sembler à certains égards, n’appelle certainement pas et n’excuserait même en aucune manière l’intervention à main armée des pays qui l’environnent. Bien loin d’être redoutable pour les gouvernemens monarchiques, le spectacle de tant d’agitations stériles et de passions impuissantes semble devoir à la longue inspirer une commisération dédaigneuse plutôt que des sympathies républicaines. L’intérêt de l’Europe s’oppose néanmoins à ce qu’on fasse durer une si triste expérience. Il importe à tous les états que la Suisse vire, qu’elle se relève, qu’elle regagne le respect de ses voisins. Seule, ou presque seule maintenant, elle représente dans le vieux monde cette antique et noble forme de gouvernement qui s’est associée jadis à la manifestation d’un si haut génie, à la pratique de si glorieuses vertus. Le principe monarchique, entouré par nous d’une considération réfléchie (préférable pour lui peut-être à l’enthousiasme vague et au culte contesté dont il était l’objet sous l’ancien régime), le principe monarchique a lui-même besoin d’un contrepoids présent et sensible, qui, en lui imposant la prudence et la modération, le protège contre cette décadence qui naît trop souvent, l’histoire nous l’atteste, d’une domination sans limites. La Suisse a fourni trop de noms illustres, trop de faits honorables aux annales du moyen-âge et des temps modernes, pour que maintenant l’Europe ne lui accorde pas en retour le respect de ses droits, l’intérêt pour ses souffrances, la patience envers ses erreurs. Tel est en particulier le devoir de notre pays, où les obligations généreuses se comprennent par instinct et se pratiquent par enthousiasme. Et nous le disons avec confiance en finissant : tout ce qui se trouvera convenir à la sécurité de la Suisse, à sa dignité, à son bonheur, satisfera parfaitement les intérêts de la France.


ADOLPHE DE CIRCOURT.

  1. Le langage des aborigènes de la Haute-Rhétie présente deux dialectes distincts, dont les noms indiquent suffisamment le caractère : l’un s’appelle ladin, et l’autre romaunzch.
  2. L’Engadine.
  3. Il existe sous ce rapport des différences très remarquables entre les cantons de la Suisse. Le maximum de densité se trouve dans les cantons de Zurich et d’Appenzell, où vivent 7,300 ames sur chaque mille géographique carré ; les Grisons n’en ont, sur une surface égale, que 640 ; le Valais que 815, Uri que 870. Nous ne faisons point entrer en comparaison les cantons de Genève et de Bâle, où la population urbaine dépasse celle des campagnes, et qui nécessairement font exception.
  4. Expression de Schiller.
  5. Le cercle du Vorarlberg.
  6. Le siége d’Augusta, quelque temps vacant, se releva dans l’enceinte de Basilée, repeuplée par les Allemands. L’évêque d’Avenches transféra sa résidence à Lausanne, et celui de Nyon, dont les barbares avaient abattu l’église, trouva son refuge à Belley. Le siége de Vindonissa fut pareillement transféré à Constance, quand les cols adoucis des Allemands se furent inclinés sous la prédication de l’Évangile.
  7. Celle qui a servi de base au français actuel.
  8. L’alemannique, Hoch-Deutsch.
  9. Une ligne tracée des sources du Rhône à la rive méridionale de l’Aar, un peu au-dessous de l’emplacement actuel de Berne, formait la démarcation entre les deux souverainetés.
  10. Berthold IV, de Zoehringen, fonda Fribourg en 1179, et Berthold V, le dernier de sa race, posa la première pierre de Berne en 1191.
  11. Souverain de la Bohême et de la Moravie.
  12. Lucerne entra dans la ligue en 1332, Zurich en 1351.
  13. Zug et Glaris en 1352, Berne en 1353.
  14. Confédérés par un serment commun, d’où le mot huguenots.
  15. L’aigle à deux têtes, lesquelles figurent l’Occident et l’Orient. Dante l’appelle : Il santo uccello.
  16. Herkommen und Recht.
  17. Le Valais devint républicain en 1400 ; les ligues Grises furent établies entre les années 1396 et 1436 ; l’affranchissement d’Appenzell était complet en 1411.
  18. Les chants populaires de cette époque mettent en pleine lumière ce fait important.
  19. La première bataille de Vilmergen fut livrée en 1656, et la seconde, immédiatement suivie par la paix d’Aarau, eut lieu le 25 juillet 1712.
  20. Les baillis envoyés par l’état de Fribourg ; dans la terre médiate.
  21. L’évêque de Bâle à Bienne.
  22. Dans les bailliages italiens, où la rapacité et la morgue des gouverneurs nommée par les petits cantons étaient proverbiales.
  23. Division orientale du canton d’Unterwalden.
  24. Schwytz, Uri, Unterwalden, Zug, Glaris, Appenzell.
  25. Berne, Zurich, Bâle, Schaffouse, Lucerne, Argovie, Thurgovie, Saint-Gall, Vaud, Tessin, Grisons, Soleure, Fribourg.
  26. Il y en avait alors sept, à savoir ; Berne, Zurich, Lucerne, Argovie, Saint-Gall, Vaud, Grisons.
  27. Comme héritage de la maison de Longueville, qui le tenait elle-même des comtes de Hochberg. Les bourgeois de Neufchâtel décidèrent seuls entre les différens prétendans, et s’assurèrent que celui auquel ils donneraient la préférence confirmerait leurs privilèges dans toute l’étendue de l’interprétation la plus favorable.
  28. L’influence aristocratique des familles patriciennes de Saint-Gall, ne s’étendant point hors de la ville, ne modifiait pas d’une manière très sensible l’esprit démocratique du canton.
  29. Lugano, Locarno, Capolago.
  30. Il y a deux républiques distinctes dans chacun des cantons d’Unterwalden et d’Appenzell.
  31. 707,700 francs de Suisse.
  32. L’état de Berne renferme le maximum de population, et celui d’Uri le minimum.
  33. Ce diocèse, séparé de celui de Coire, a été définitivement formé en 1845.
  34. La conversion au catholicisme du baron de Haller, sénateur.
  35. Principalement par Alphonse Turrettini.
  36. La nonciature apostolique, dont la résidence était à Lucerne.
  37. Voici dans quel ordre se succédèrent, en 1831, les révolutions cantonales : celle de Soleure eut lieu le 11 janvier, celle de Fribourg le 24, celle de Zurich le 20 mars, celle de Saint-Gall peu de jours après, celle de Thurgovie le 26 avril, celles de Vaud, Berne et Schaffouse en juin, celle de Lucerne avant la fin de l’année.
  38. March, Küssnacht, Wollrau, Einsiedeln. Le vieux territoire comprend Schwytz, Brunnen, Yberg, Arth et Steinen.
  39. Cette opposition au changement du pacte fédéral fut organisée par la ligue de Sarnen, qui avait pour but avoué le maintien de tout ce qui restait en Suisse des anciennes institutions politiques après les révolutions cantonales de 1830 à 1832. C’est à Sarnen, chef-lieu du demi-canton d’Obwalden, que se tenaient les conseils de cette confédération purement défensive, où Schwytz, Uri, Unterwalden, Bâle-Ville, Neufchâtel, se trouvaient ordinairement représentés. Elle finit par se dissoudre, mais après avoir atteint son but principal, car elle avait empêché la modification du pacte et l’annulation politique des petits cantons.
  40. C’est-à-dire sur la liste des objets dont la diète est, jusqu’à solution définitive, appelée à s’occuper.
  41. En allemand, Freyschaaren.
  42. Six régimens, levés dans ces cantons, servent d’auxiliaires aux gouvernemens pontifical et sicilien.
  43. Lucerne, Fribourg, Valais, Schwytz, Uri, Zug et Unterwalden.
  44. Un autre établissement de la compagnie s’était formé nouvellement dans le bourg, de Schwytz.
  45. MM. Druey, Eytel, Delarageaz.
  46. M. Vinet.
  47. C’est le nom local du demi-canton protestant. Les rhodes intérieures sont le demi-canton catholique.
  48. C’est principalement sur ce point que porte l’antagonisme, maintenant public, de M. James Fazy et d’un membre influent du conseil représentatif, M. Fazy Pasteur. Ce dernier soutient la cause de la vieille bourgeoisie, fidèle aux traditions de l’église réformée ; l’autre, exercé en France aux luttes de la presse quotidienne, et l’esprit toujours tourné vers des modèles étrangers, vouant d’ailleurs, bien qu’avec des formes polies, une égale aversion aux précédens ecclésiastiques et administratifs de son pays, combat et poursuit sans relâche, dans le corps des pasteurs et dans la Société économique, l’unique élément possible d’une reconstitution de l’ancienne Genève.
  49. M. de Castella.
  50. Machiavel, Istorie Fiorentine, lib. II, par. dernier.
  51. Dans le canton de Berne.
  52. Dans le canton d’Argovie.
  53. Appelées Landsgemeinden dans les petits cantons, et à Genève conseil général.