La Suisse pendant la guerre de 1870 - Nos émigrés de Strasbourg et nos soldats de l’armée de l’est

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LA SUISSE


PENDANT LA GUERRE




La Suisse, on le sait, n’est pas restée inactive depuis la déclaration de guerre. Deux puissans voisins se heurtaient à ses frontières, et pouvaient à chaque instant les franchir ; elle était forcée par ses intérêts comme par ses engagemens de rester neutre, et à cet effet de s’armer pour prévenir ou repousser au besoin toute invasion. D’autre part, elle tenait à montrer que sa neutralité n’était pas de l’indifférence, et que, si elle était exemptée des maux de la guerre, elle avait à cœur de les réparer ou au moins de les adoucir. On ne sait pas assez ce qu’elle a fait pour nos blessés, nos malades, nos populations ruinées, pour les milliers d’êtres qu’elle a tirés du feu de Strasbourg. Enfin nos derniers désastres jetèrent dans ses bras 85,000 Français exténués par toutes les souffrances, et qu’elle nous a rendus vivans et sains après deux mois de large hospitalité. Ce sont là des services qu’on n’oublie pas, et qui doivent nous inspirer la plus vive gratitude ; mais le meilleur moyen de les reconnaître, c’est de les recueillir et de les raconter sobrement, sans fanfares, en laissant parler les faits consignés dans les documens officiels, rapportés par des témoins sûrs ou constatés par nos propres yeux ; c’est ce que nous allons tâcher de faire.

I. — LA NEUTRALITÉ SUISSE.[modifier]

Voici une lettre curieuse, inédite, adressée avant la guerre (le 24 juin 1870), par M. le général Dufour, au maréchal Le Bœuf, alors ministre. C’était à l’occasion d’un débat soulevé au corps législatif par le chemin de fer projeté du Saint-Gothard.

« Monsieur le maréchal, j’ai vu avec peine qu’à la tribune française on a mis en doute la possibilité pour la Suisse de faire respecter sa neutralité. L’orateur qui a émis ce doute ne connaît pas tout ce que nous avons fait depuis 1815 pour effacer la pénible impression qu’avaient produite en France les événemens de cette époque, et nous mettre à même de prendre, dans des cas pareils, une autre attitude. C’est ce qui m’engage à vous adresser ces quelques lignes.

« Nous avons maintenant une armée de plus de 100,000 hommes, bien organisée et appuyée d’une landwehr presque aussi nombreuse ; notre artillerie est sur un très bon pied, et nos armes portatives sont du meilleur modèle. Nous avons des camps de tactique, des écoles d’instruction et de nombreuses réunions militaires. Et ce qui vaut mieux encore que tout cela, c’est l’esprit de nationalité qui anime tous les citoyens, la ferme résolution où ils sont de défendre notre neutralité et notre indépendance, de quelque côté que vienne l’orage qui pourrait nous menacer.

« On a vu la réalité de ces dispositions du peuple suisse, lorsqu’en 1857 la Prusse nous a menacés d’une invasion au sujet du conflit neuchâtelois : la population tout entière s’est levée comme un seul homme, l’élan était général, les femmes même y ont pris part. Les mesures les plus énergiques ont reçu leur exécution ; une partie de l’armée a été immédiatement mise sur pied, le reste tenu de piquet : toutes les ressources de la confédération ont été mises à la disposition du commandant en chef (c’était le général Dufour lui-même). Celui-ci a fait marcher ses troupes à la frontière, a couvert de retranchemens les ponts de Bâle et de Schaffhouse, préparé la destruction des autres, tout en en jetant de nouveaux pour ses propres communications. Les troupes se sont livrées avec ardeur à ces travaux malgré les rigueurs de la saison, et, si les événemens s’étaient aggravés, le général, sans la moindre hésitation, aurait appelé tous ses bataillons, et pas un homme, j’en suis sûr, n’aurait fait défaut.

« Et ce n’est pas la seule fois ni la première que la Suisse a manifesté sa résolution de se faire respecter et d’interdire tout passage à une armée étrangère sur son territoire. Déjà en 1831, dans la prévision des événemens que pouvait amener la révolution qui venait de s’accomplir en France, elle avait ses états-majors sur pied ; elle commença à fortifier ses positions les plus importantes : Saint-Maurice, Luciensteig, Aarberg, etc., et prépara des mesures de destruction sur la route du Simplon, qui à cette époque donnait de justes sujets d’inquiétude.

« La Suisse n’a pas cessé depuis lors de faire de grandes dépenses pour compléter son matériel de guerre, perfectionner l’armement des troupes, munir les corps de tout ce qui leur serait nécessaire en cas de guerre, instruire, exercer, rendre aussi mobiles que possible toutes les divisions de l’armée.

« Il est donc raisonnable de croire que la Suisse est en état de défendre sa neutralité, et l’on peut être certain qu’elle en a la ferme intention. Depuis plus de cinquante années, tous ceux qui sont à la tête des affaires, dans les conseils, dans les camps, dans nos écoles militaires, dans nos fêtes nationales, partout, proclament hautement le principe d’une neutralité défendue au besoin par la population tout entière, et ils sont écoutés.

« Les choses étant telles, je garantis non-seulement la volonté, mais encore la possibilité pour la Suisse de défendre en toute circonstance et contre qui que ce soit cette neutralité, qui ne serait qu’un vain mot, si elle n’était assurée que par les traités[1]. »

Au moment où cette lettre fut écrite, il n’était pas encore question de guerre ; une vingtaine de jours après, toute la Suisse était debout, prête à donner raison à son vieux général. Dès le 16 juillet, le conseil fédéral demandait aux chambres toutes les forces et les ressources, l’armée et l’argent de la nation. Le message de ce conseil disait en substance : Des troupes considérables sont déjà sur pied, et, bien que la fabrication des fusils à répétition ne soit pas avancée, notre infanterie possède une arme qui vaut les meilleures. Il faut nommer un général, M. Dufour, né en 1787, ayant mérité par de longs et glorieux services de prendre ses quartiers d’hiver. De graves questions sont pendantes, entre autres la neutralité d’une partie de la Savoie, et le droit que nous confèrent les traités d’occuper militairement ce pays. La Suisse, malgré la faiblesse numérique de ses milices, peut attendre l’avenir avec confiance, car le sentiment « de ne porter atteinte aux droits de personne, et de se bornera défendre la patrie, lui donnera la force d’empêcher qu’un ennemi ne viole son territoire, ou de faire payer cher cet acte d’agression. »

Ce message eut un plein succès ; le conseil fédéral obtint sur-le-champ de l’unanimité des députés les pouvoirs militaires et le crédit illimité qu’il demandait. Il était temps : le même jour (10 juillet) arriva la notification de M. de Gramont annonçant que la guerre était moralement déclarée. Aussitôt un arrêté du conseil fédéral signifia que « les troupes régulières, ainsi que les volontaires des états belligérant qui tenteraient de pénétrer sur le territoire de la confédération, ou de le traverser en corps ou isolément, seraient au besoin repoussés par la force. » Défense d’exporter des armes ou du matériel de guerre, défense même d’en rassembler trop près des frontières ; tout était prévu, même les désertions, même, hélas ! les retraites en Suisse : des ordres furent donnés du premier jour pour l’internement des réfugiés. Une notification du 18 juillet, adressée aux puissances, affirma le droit de la confédération d’occuper militairement la Savoie du nord. Enfin, le 20 juillet, une proclamation du conseil fédéral disait au peuple suisse : « La paix qui régnait en Europe paraît tout à coup devoir être profondément ébranlée par des événemens imprévus. L’intention du gouvernement d’Espagne d’appeler au trône de ce pays le prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen a provoqué des complications qui, paraît-il, ne peuvent être résolues que par une guerre entre la France et l’Allemagne… L’attitude que la confédération doit prendre dans ces graves circonstances lui est clairement indiquée par son histoire et par sa politique traditionnelle. Elle a le sentiment que son salut dépend du soin qu’elle prendra de se tenir en dehors des conflits entre les puissances étrangères, mais de repousser énergiquement toute atteinte portée à ses droits et toute violation de son territoire… Le peuple suisse sera de nouveau appelé à faire de grands sacrifices ; mais la voix des autorités du pays a trouvé constamment un écho sympathique et enthousiaste quand il s’est agi de protéger la patrie et de transmettre intact aux générations futures l’honneur de la nation suisse. » Ce ne sont point là des paroles vaines ; ce pays neutre devait en effet s’imposer de lourdes charges à cause d’une guerre où il n’avait rien à gagner, où il avait tout à craindre, quel que fût le vainqueur. Il fallait donc un vigoureux appel pour arracher à leurs affaires, à leurs plaisirs, plus de 37,000 hommes, presque tous artisans, laboureurs ou bourgeois, qui avaient besoin de leur temps pour vivre, pacifiques citoyens, soldats quelquefois un peu malgré eux. Tous cependant répondirent au premier appel. De son côté, le conseil fédéral n’avait pas perdu de temps, ni même attendu la déclaration de guerre pour inviter les cantons à compléter leurs cadres et à tenir leurs chevaux en disponibilité. Ces ordres à peine expédiés, le télégraphe mit sur pied l’élite de cinq divisions de l’armée envoyées sur-le-champ aux frontières du nord et du nord-ouest. Ce mouvement fut vivement exécuté ; dans la nuit du 16 juillet, les troupes d’Argovie étaient déjà aux portes de Bâle. Trois jours après, 37,423 hommes étaient sous les armes avec 3,541 chevaux et 66 canons. L’assemblée fédérale conféra le titre de général en chef à un Argovien, M. Hans Herzog, officier très distingué.

Quand elle vit d’un côté la France concentrer de grandes forces à Belfort, réquisitionner quantité de véhicules en Alsace, annoncer des camps à établir dans le voisinage de Bâle, et ordonner aux habitans de Saint-Louis de rentrer leurs blés, quand d’autre part elle vit l’Allemagne amasser ses troupes dans le Palatinat et couper les ponts de Kehl, la Suisse put croire que la France attaquerait, et elle resserra les cantonnement des troupes autour de Bâle, qui aurait été, dans ce cas, le point menacé. Après avoir inspecté tous les ponts du Rhin, elle élabora un projet d’instructions pour les défendre ou les détruire au besoin. Elle étudia tous les passages de montagnes qui auraient pu être attaqués, et fit quelques préparatifs pour fortifier le Bruderholz, près de Bâle. Mesures minutieuses, et qui devaient être inutiles, mais d’autant plus importantes à noter ; ce n’est qu’en demeurant l’œil au guet et l’arme au bras qu’on reste libre.

Tout fut étudié à la fois, les télégraphes, les chemins de fer ; on apprit par exemple que les 248 locomotives suisses pouvaient traîner 911 voitures de voyageurs contenant 41,000 places, et 1,769 wagons de marchandises suffisant pour le transport de 11,000 chevaux, sans compter 1,925 voitures de tout genre. En même temps, les troupes étaient exercées, aguerries, elles faisaient bonne garde ; mais cette première corvée dura peu. Hélas ! le mal de l’un fait le bien de l’autre ; nos désastres permirent aux soldats fédéraux de rentrer chez eux. Le bruit du canon s’éloigna bientôt ; l’épée qui menaçait la Suisse alla s’enfoncer dans le cœur de la France. Heureux miliciens du pays neutre ! ils purent retourner dans leur famille et à leur travail. On les licencia ; mais, quoiqu’ils eussent fait leur devoir, on n’eut garde d’exalter leur mérite. Le général Herzog censura bien des parties : l’habillement, l’équipement, l’instruction, la discipline. Il trouva la cavalerie pauvre, le code militaire défectueux, beaucoup de choses sur le papier qui n’existaient que là, beaucoup de soldats qui ne figuraient que sur les cadres, çà et là des landwehrs « dans un état peu rassurant, » enfin « des milliers d’hommes incapables d’endurer les fatigues du service et encombrant les hôpitaux avant qu’un coup de fusil eût été tiré. » En revanche, M. Hans Herzog loua fort les corps d’élite, notamment les carabiniers, qui ajustaient leurs fusils Peabody avec le coup d’œil des antiques montagnards. Malgré les reproches de son chef, l’armée suisse avait fait bonne figure, et le conseil fédéral put s’applaudir de cette première campagne comme d’un succès reconnu. Les belligérant avaient admiré surtout la rapidité avec laquelle ces milices étaient mobilisées. Ces mesures firent bon effet au dehors et au dedans ; la Suisse neutre se sentit respectée, et se rassura. Elle n’était pourtant pas au bout de ses peines. La guerre devait encore se rapprocher d’elle et la forcer de rappeler ses jeunes hommes sous les drapeaux, de faire sentinelle sur ses montagnes par le plus âpre des hivers. Ce n’était pas tout, et sa neutralité lui imposait des devoirs plus difficiles, plus délicats que les obligations militaires : entre les puissans voisins qui s’étaient rués l’un sur l’autre, elle devait tenir la balance égale et rester la fidèle amie de tous les deux.

C’était une rude besogne. Chacun des deux ennemis se disait lésé par le bien qu’on faisait à l’autre, et s’en plaignait avec une certaine aigreur. Les deux diplomaties multipliaient leurs visites au palais fédéral, et chaque visite était une réclamation polie, faite avec un sourire mince. Puis la guerre s’exaspérait, dynastique d’abord, bientôt politique, nationale, religieuse, une guerre de race, de sang. Or la confédération helvétique, pays mixte s’il en fut, parlant les deux langues et professant les deux religions, devait être particulièrement agitée par ces tempêtes. Un simple conflit entre deux souverains l’aurait médiocrement intéressée ; mais lorsqu’on découvrit sous cette querelle d’Allemand des haines séculaires, des vengeances longuement préparées, des ambitions patiemment contenues, et qui éclataient tout à coup avec une insatiable férocité, quand on s’aperçut que c’étaient bien deux nations aux prises, deux civilisations, deux providences, et que surtout on vit d’un côté la république, de l’autre le saint-empire romain, alors tous les citoyens des vingt-deux cantons prirent parti dans la lutte. Il y eut dans toutes les maisons des discussions violentes qui divisèrent souvent les familles : seulement les belligérant ne furent point soutenus par ceux qui semblaient devoir être leurs alliés naturels. Les cantons allemands en général montrèrent plus de sympathie pour la France, tandis que le roi Guillaume était porté aux nues dans certains cantons français. C’est qu’en un temps où la politique est devenue une question de philologie, les gros voisins sont toujours un peu suspects aux petits dont ils parlent la langue, et Bâle a peur de Berlin comme Genève a peur de Paris. Ces discussions agitèrent naturellement les journaux, qui se firent français ou prussiens selon leur paroisse, et soulevèrent bien des récriminations contre eux et contre leur pays parmi les combattans. Nos républicains s’étonnaient que la Suisse ne volât pas au secours de la France ; les Allemands ne comprenaient pas que leurs triomphes ne fissent aucun plaisir aux enfans de Guillaume Tell. La presse badoise fut particulièrement désagréable ; il est vrai que les Badois n’étaient pas plus aimés à Bâle qu’à Strasbourg et servaient trop souvent de plastron aux beaux esprits des frontières, si bien qu’un jour, quand ce voisin, dont on s’était exagéré la bonhomie, se trouva par aventure non plus du côté qui recevait les coups, mais du côté qui les donnait, il devint terrible. Dans ses journaux, il demanda la Suisse, ou tout au moins Schaffhouse, « pour sa sécurité. » On le releva vertement. Certains agens souillaient le feu ; quelques personnes, dit un message du conseil fédéral, voulant compromettre la Suisse, « y travaillaient systématiquement, et cherchaient à surexciter l’opinion publique. » Il fallut des miracles de patience et de prudence pour déjouer ces provocations. Le conseil fédéral dut recommander aux journaux suisses « de ne pas afficher de partialité, de refuser les articles d’auteurs peu connus de la rédaction ou les articles irritans et les insinuations ayant un caractère général. » Cette mesure souleva des bourrasques ; la presse se dit opprimée, bâillonnée, et, dans une discussion des chambres, un député objecta non sans raison que les opinions individuelles des journalistes ne compromettaient en rien la neutralité du pays. Il lui fut répondu qu’il ne s’agissait pas d’une injonction faite aux journaux, mais d’un simple conseil amical justifié par les circonstances. L’affaire n’eut pas de suites, et les esprits finirent par s’apaiser des deux côtés du Rhin.

Il y avait bien d’autres difficultés à surmonter. Comment empêcher par exemple l’achat ou la sortie des armes ? L’Angleterre et les États-Unis ne croyaient pas, il est vrai, manquer à leurs devoirs de neutres en fournissant des engins de guerre aux belligérans, mais la Suisse, étant plus faible, devait être plus scrupuleuse, quoique son commerce et son industrie pussent en souffrir. Par malheur, la surveillance était difficile. Les marchands français usaient de mille stratagèmes pour déguiser leurs envois. D’autre part, les Allemands épiaient, furetaient, réclamaient ; il fallut pour leur faire plaisir envoyer dans la Suisse occidentale un commissaire spécial chargé d’empêcher la contrebande de guerre. Les Badois dénoncèrent une livraison prochaine de 40,000 fusils ; on les chercha partout, on ne les trouva point. Alors, pour ne pas faire de jaloux, on se mit à chercher sans plus de succès s’il n’y aurait pas des fusils clandestinement expédiés dans le grand-duché de Bade. Outre les envois d’armes, il y avait les enrôlement à prohiber. Il s’en fit quelques-uns dans les cantons de Genève et de Vaud dès le début de la guerre ; il s’en serait fait après de plus importans sans l’énergique intervention du conseil fédéral. On parlait tout bas de Suisses pontificaux, soldats et officiers, qui avaient quitté Rome pour aller s’engager en France, on annonçait la formation sur territoire helvétique d’une légion hanovrienne, d’une légion garibaldienne, d’un corps de francs-tireurs du Mont-Blanc ; mais ces tentatives n’eurent aucun résultat, et le message du conseil fédéral a pu constater qu’il n’y eut jamais de grande guerre où fussent engagés si peu de Suisses. Il était donc impossible de censurer sur ce point le petit pays neutre ; on se rabattit alors sur le passage des Alsaciens qui, après la prise de Strasbourg, quittèrent leur pays et traversèrent la Suisse pour rentrer en France. « Prenez garde ! insinuaient les journaux allemands : ces voyageurs compromettent votre neutralité, menacent notre sécurité. — Mais ce sont des malheureux qui n’ont plus rien à faire chez eux : les fabriques sont fermées, leurs patrons les engagent à s’expatrier. Les paysans se sauvent, craignant d’être employés aux travaux d’approche devant Belfort. Si cette émigration vous effraie, établissez un cordon militaire ; l’Alsace est à vous, empêchez les Alsaciens de sortir. — Nullement, c’est vous qui devez les empêcher d’entrer. S’ils passent chez vous, c’est pour aller reprendre du service en France. Il existe à Bâle un bureau qui les reçoit, les défraie, les enrôle, les conduit à travers la Suisse, organise les convois. Ils passent par centaines : ils étaient l’autre jour six cents à Berne. Supprimez le bureau, c’est votre devoir ; arrêtez ce torrent d’hommes. Vous prohibez le passage du matériel de guerre, vous ne devez pas autoriser le passage du personnel. » La Suisse n’attendit pas que ces bonnes raisons lui fussent notifiées officiellement, et empêcha les Alsaciens de voyager chez elle en bande. Seulement, selon son habitude, elle tint la balance égale, et, comme une convention spéciale autorisait les troupes badoises à traverser par chemin de fer le canton de Schaffhouse, avec armes non chargées, sans munitions et la baïonnette au fourreau, la permission fut retirée.

Une autre difficulté fut la proclamation de la république en France. Que devait faire la Suisse ? Elle n’hésita point, elle reconnut du premier jour le nouveau gouvernement. Elle exprima la pensée que l’amour de la liberté et des institutions politiques semblables contribueraient puissamment à resserrer les liens de sympathie qui unissent les deux nations. « Enfin, disaient les conseillers fédéraux, nous avons manifesté l’ardent désir de voir la nouvelle république, sœur de la nôtre, née au milieu de circonstances si douloureuses, réussir à donner à la France une paix honorable et assurer au pays pour longtemps les bienfaits de la liberté. » Un langage si franc devait déplaire aux esprits attardés et timorés, qui ne manquèrent pas de réclamer dans les journaux et à l’assemblée fédérale. Démarche hâtive et imprudente, s’écrient-ils sur tous les tons. Pourquoi ne pas attendre, comme ont fait les puissances, et ne pas consulter les chambres pour obéir à la loi ? Le gouvernement de la défense nationale, issu d’un coup d’état, n’a pas de chances de durée. Qu’importe notre sympathie pour la forme républicaine ? Une politique de sympathie ne vaut rien. À quoi M. Dubs, président de la confédération, répondit à peu près en ces termes : « Sans doute le conseil fédéral n’a pas procédé aussi solennellement ni aussi lentement que le font quelques états, témoin Appenzell, qui n’a pas encore reconnu le gouvernement de Louis-Philippe ; mais il n’a fait que se conformer à ses antécédens. Dès le 27 février, il avait tendu la main à la deuxième république française ; dès le 6 décembre, il accepta le régime du 2 décembre, né aussi d’un coup d’état. Il nous est donc permis de donner un témoignage de sympathie à la France. Sans doute la politique de sympathie à ses inconvéniens et ses dangers ; mais on n’a jamais rien fondé de durable avec une politique sans cœur. »

Ainsi, tandis que d’une main le conseil fédéral tirait en avant les traînards, de l’autre il refoulait les fougueux en arrière. Dès le 4 septembre, un manifeste de l’Association internationale des travailleurs était lancé de Neuchâtel aux socialistes de tous les pays. On devine le contenu de ce placard. « Prenons les armes pour la France républicaine contre l’Allemagne monarchique !… Versons notre sang pour la cause de l’ouvrier, de l’humanité tout entière… Vive la république universelle ! » Une circulaire invita les cantons à saisir les imprimés de ce genre. Par bonheur, ces phrases n’eurent aucun succès même dans les ateliers ; elles ne provoquèrent qu’une protestation des ouvriers de Neuchâtel. La Suisse ne fut donc pas forcée de sévir contre les petits « partageux » pour échapper aux reproches des grands ; mais surgit une question où elle eut besoin de toute sa sagesse et de toute son équité pour ne pas commettre une mauvaise action : ce fut la question de la Savoie.

Il importe ici de préciser les faits. D’après les traités de 1815, certaines parties de la Savoie du nord devaient jouir d’une neutralité semblable à celle de la confédération helvétique, et pouvaient être occupées militairement, en cas de guerre, par les troupes de cette confédération. Après la campagne d’Italie, il fut stipulé, dans le traité de Turin du 24 mars 1860, que le roi de Sardaigne ne pouvait « transférer les parties neutralisées de la Savoie qu’aux conditions auxquelles il les tenait lui-même, » et qu’il appartiendrait à l’empereur des Français de s’entendre à ce sujet avec la Suisse et les puissances signataires des traités. Or l’empereur des Français ne s’entendit à ce sujet avec personne. La Suisse eut beau réclamer, la question resta pendante jusqu’à la guerre de l’an dernier. Au début de cette guerre, le conseil fédéral crut devoir rappeler son droit d’occuper militairement la Savoie du nord. Il déclarait qu’il ferait usage de ce droit, s’il le jugeait nécessaire, pour défendre la neutralité et l’intégrité du territoire helvétique. À cette notification (du 18 juillet 1870), le cabinet français fit la sourde oreille ; il répondit vaguement le 25 juillet qu’on ne s’était jamais bien accordé sur ce point, que ce n’était pas le moment d’entamer une discussion en règle, et qu’il lui suffisait de savoir qu’aucune mesure ne serait prise sans une entente préalable avec le gouvernement de l’empereur. Le conseil fédéral répliqua aussitôt par une note où il dit qu’il était prêt à s’entendre avec le gouvernement français sur le mode d’exécution, mais qu’il ne faisait pas dépendre de cet arrangement l’affirmation ni l’exercice de son droit. Paris, alors fort occupé, ne répondit point ; Berne put donc prendre ce silence pour un acquiescement, et regarder sa cause comme gagnée ; mais après Sedan, tout étant remis en question, l’idée de l’occupation militaire fut reprise ou du moins lancée comme ballon d’essai ; l’on croyait à la paix prochaine, et il fallait se hâter, si l’on voulait prendre date. La presse s’empara de la question, qu’elle débattit en termes très vifs, sans agiter pourtant l’opinion publique. Les Suisses étaient tous ou presque tous contre l’occupation. Tel canton s’y opposa formellement, et par l’organe de son conseil d’état supplia le conseil fédéral de ne point ordonner un acte pareil, à la fois inutile et dangereux : ce serait abuser des malheurs de la France. D’autres influences agissaient en sens contraire sur le pouvoir fédéral. L’Italie n’eût pas été fâchée de voir ses propres frontières couvertes par la Suisse. La Prusse répétait à Berne : « Occupez, occupez, nous l’approuvons ! » Cette puissance poussait même assez ouvertement à une occupation définitive. « On vous accuse, disait-on à un ministre prussien, de vouloir prendre Schaffhouse. — Prendre Schaffhouse ! répondit le ministre avec un éclat de rire. Nous songions au contraire à arrondir la Suisse avec le Chablais et le Faucigny. » Quelque temps après, dans une cour étrangère, on dit brusquement à un diplomate suisse : « Vous avez refusé la Savoie ? — Qui nous l’avait offerte ? — Faites l’ignorant ! »

Ce n’étaient donc pas les encouragemens qui manquaient au pouvoir fédéral, et nous ne parlons pas des suggestions privées qui lui venaient de partout, même de San-Francisco ; nous taisons les noms des officieux plus ou moins autorisés qui lui écrivaient : « Hâtez-vous, le temps presse, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Demandez Thonon, Annecy ! demandez Mulhouse ! » On assure que la cour de Versailles pensa un moment à la cession de la Savoie à la confédération du nord pour faire pendant à la cession de la Vénétie à la France. L’Allemagne aurait dit alors à la Suisse, comme la France à l’Italie : Prenez ! Enfin des ouvertures arrivèrent à Berne de la préfecture même de Chambéry. À la vérité, le préfet ne songeait point à offrir son département à la Suisse ; mais les Prussiens approchaient, ils étaient à Dijon, ils menaçaient Lyon et la vallée du Rhône. Dans ces circonstances, la question changeait de face ; l’intervention des troupes suisses et l’occupation du Chablais et du Faucigny auraient couvert non plus Genève, mais la Savoie. Cette riche province eût été sauvée de l’invasion. Aux yeux du préfet de Chambéry, la Suisse était chargée de faire respecter la neutralité et l’intégrité du territoire savoisien. Aussi demanda-t-il de son propre chef au pouvoir fédéral, le 25 octobre 1870, si « la confédération helvétique exigerait et au besoin ferait respecter par ses armes la neutralité stipulée par elle et pour elle. » Quelques jours après, le comité républicain de Bonneville (Haute-Savoie) députa deux de ses membres à Berne pour demander l’occupation de leur pays. La Suisse eût donc pu se dire appelée par le vœu des populations à franchir ses frontières du sud-ouest. Elle n’en resta pas moins chez elle, ne voulant pas même être soupçonnée d’exploiter nos désastres. Elle répondit à ceux qui l’appelaient qu’il y avait un gouvernement à Tours. Or ni ce gouvernement, ni celui de Paris, ne tenant à l’occupation, la question resta pendante. La Suisse aurait eu grand intérêt cependant à la résoudre, non qu’elle songeât aucunement à reculer ses frontières ; jamais cette idée n’entra dans les plans du pouvoir fédéral. Dans l’opinion nettement formulée de cette autorité, l’annexion de la Savoie du nord serait fâcheuse, et l’occupation de ce pays serait le pire moyen d’y arriver. C’était donc sans la moindre idée d’annexion que l’occupation militaire était débattue à Berne ; la Suisse eût pu l’effectuer dans un intérêt européen, pour protéger la neutralité d’un pays qui, d’après les traités, faisait partie de la neutralité helvétique, — ou encore dans un intérêt national, pour prendre possession d’un droit qu’elle aurait peut-être à revendiquer plus tard, — ou enfin dans un intérêt purement humain, pour sauver la Savoie d’une invasion. C’était là le but à atteindre, bien plutôt qu’un accroissement de territoire qui aurait renforcé sans profit la minorité française et la minorité catholique de la population. Le pouvoir fédéral renonça donc à cette idée, craignant de révolter la Suisse et d’affliger la France par une mesure qui, mal comprise, était appelée déjà « le coup de pied de l’âne. » C’est ainsi que la petite république resta neutre : noblement neutre, sans courber le front devant les vainqueurs, et sans vouloir user même de son droit pour ne pas froisser les vaincus.

II. — LA CHARITÉ SUISSE.[modifier]

Cependant notre voisin des Alpes ne devait pas se contenter du simple rôle de spectateur. S’il n’avait eu d’autre souci que de se tenir bien prudemment à l’écart, sans offenser personne, et de défendre sa maison, peut-être eût-on bien fait de l’appeler égoïste ; mais il fut dans cette guerre le plus actif, le plus dévoué des états neutres ; il intervint du premier jour et jusqu’à la fin dans l’intérêt de l’humanité. Il s’imposa d’abord pour mission de faire respecter la convention de Genève. Nous n’avons plus à faire l’histoire d’une convention qui sera l’honneur de ce siècle ; un autre l’a faite ici avec autorité, et je ne puis qu’y renvoyer le lecteur[2]. Le comité international, siégeant à Genève sous la présidence de M. G. Moynier, eut l’heureuse idée de fonder une agence à Bâle, un bureau de correspondance et de renseignemens qui devait pendant la guerre faciliter de toute façon l’échange des communications entre les comités et la transmission des secours. Cette agence se chargeait de faire parvenir aux blessés des deux camps les offrandes des neutres. Au 31 décembre, elle avait reçu près de 350,000 francs et expédié plus de 5,000 colis qui étaient non-seulement des ballots de linge et de charpie, mais des malles de vêtemens chauds, des caisses de comestibles, des fûts de vin. Ces envois furent transportés gratuitement jusqu’au 15 novembre par les chemins de fer suisses, tandis que la franchise de port était accordée au comité de Genève pour les 200 ou 300 lettres qui passaient chaque jour par ses mains. Les camionneurs, même les « cormorans » (portefaix), offraient pour rien ou presque rien à prix réduits leurs services à « la croix rouge. » Les officieux accouraient en foule, demandant à partir pour les champs de bataille, pour les ambulances, avec le brassard des infirmiers ; les comités étaient forcés de réprimer ces excès de zèle. Ah ! sans doute il y eut parmi les volontaires abrités sous la croix rouge beaucoup d’oisifs et de curieux, même des poltrons, des aventuriers qui ne firent que du bruit et du mal ; mais il ne faut pas oublier les efforts courageux et dévoués, les services rendus, ni ce cri du maréchal Mac-Mahon quand il reçut à Châlons la première ambulance des comités de secours : C’est la Providence qui vous envoie !

L’agence de Bâle ne se contenta point de transmettre des secours ; elle s’occupa directement des blessés. Dès le mois d’octobre, elle fit des démarches auprès des Prussiens pour obtenir que 300 blessés français, qui après guérison allaient être internés au-delà du Rhin, fussent renvoyés chez eux en vertu de la convention de Genève. Les Prussiens consentirent, et à dater du 20 octobre ces invalides, suivis de beaucoup d’autres, arrivèrent à Bâle par petits détachemens. L’agence les accueillait, retenait les plus souffrans dans un hôpital où 100 lits avaient été disposés pour eux, et, toujours à ses frais, renvoyait les autres en France. Au 31 décembre, 1,553 Français étaient ainsi rentrés dans leur pays. Nous les avons vus passer dans plusieurs cantons où véritablement ils étaient reçus comme des triomphateurs. Ils arrivaient déjà pourvus de vivres et de vêtemens par les Bâlois, qui ont toujours la main pleine et ouverte ; ils étaient attendus à la gare par le comité de secours, le directeur et quelques infirmiers de l’hôpital : ces derniers consacraient leur jour de sortie à cette œuvre de dévoûment. De la gare, nos voyageurs étaient conduits à la caserne dans des omnibus qui ne coûtaient rien à personne ; trois grandes salles bien chauffées et 55 lits leur étaient offerts par le conseil d’état. S’ils avaient besoin de pansement, le personnel de l’hôpital était à leurs ordres ; une ambulance avait même été créée pour eux par une femme de cœur qui n’a pas voulu laisser publier son nom. Les auberges, les premières de la ville, invitaient ces hôtes si bienvenus à de somptueux repas, quelques-unes leur avaient même préparé des chambres. Dans la rue, ils étaient littéralement assaillis par la population, traînés de force à la brasserie, au restaurant, même à la table de famille. Que de choses n’aurions-nous pas à dire encore ! mais il n’est pas temps d’admirer ces fêtes de l’hospitalité ; nous les décrirons en racontant l’entrée de l’armée de l’est.

Cependant le comité de secours ne s’occupait pas seulement des nôtres, il songeait aussi aux blessés allemands. Il préparait des asiles de convalescent à Montreux, sur les bords du lac de Genève, et même en Italie, à Palanza, sur les bords du Lac-Majeur. Il cherchait à adoucir le sort des invalides internés en Allemagne et souvent exposés à de cruelles privations, malgré la compassion des vainqueurs. On le chargeait même de rappeler les belligérant au respect de la convention. N’ayant aucune autorité officielle, il ne pouvait que transmettre les réclamations au conseil fédéral, qui intervenait lui-même comme avocat, non comme arbitre, et qui, à Tours comme à Versailles, obtint de loin en loin quelques faveurs. Telle fut l’action de la croix rouge. Nous ne disons rien des ambulances, des médecins et des infirmiers expédiés dans les deux armées, des secours de toute sorte envoyés de toutes les maisons suisses dans les deux camps ; c’est uniquement l’œuvre des comités de Secours que nous relevons. Outre ceux de la croix rouge, siégeant à Genève et à Bàle, il y eut encore celui de la croix verte, qui s’occupait spécialement des prisonniers, et qui, dirigé par un Bâlois, le docteur Christ Socin, eut sur les bras une lourde tâche. Il y eut encore de nombreux comités de femmes pour les malades et les blessés, pour les victimes de la guerre, pour les populations ruinées, pour les réfugiés de Strasbourg. Comités français[3], allemands, suisses, internationaux, distribuent leurs dons aux vaincus, aux vainqueurs, à tous les malheureux, quel que fût leur uniforme, et ceci dans les vingt-deux cantons, dont le moindre hameau donnait le peu qu’il avait. C’était chaque jour, en faveur de ces infortunés, un concert, une conférence, une quête, une vente publique ; une de ces ventes rapporta en deux jours plus de 70,000 fr. Quel trait choisir dans cet immense élan de charité ? quelle ville distinguer sans faire injure à toutes les autres ? Dans l’impossibilité où nous sommes de tout dire, de tout indiquer même, insistons seulement sur deux points, Paris et Strasbourg.

À Paris, les Badois et les Bavarois s’étaient mis sous la protection du ministre suisse, M. Kern, qui obtint d’abord pour eux quelques tempérament ; mais près de 7,000 Bavarois et Badois, quand la trop juste crainte des espions et la violence déployée contre nos nationaux au-delà du Rhin firent décider l’expulsion des Allemands en masse, durent partir presque tous sans ressources : 5,500 d’entre eux, étant assistés et défrayés, coûtèrent d’abord une centaine de mille francs à la légation, puis plus de 125,000 francs à la confédération, qui n’a jamais été riche. Bien des Suisses de Paris, suspects à cause de leur langue, quittèrent aussi la France. Ceux qui purent rester firent leur devoir : on en vit aux remparts, car il leur fut permis de s’enrôler dans la garde nationale ; on en vit aux pompes, aux ambulances, partout où il y avait besoin de secours. Avant l’investissement, le conseil fédéral avait laissé à M. Kern pleine liberté d’aller à Tours ou de rester à Paris. Il répondit : « Je reste, et je partagerai jusqu’à la fin le sort de la colonie suisse. » Pendant le siège, il devint en plus d’une occasion le chef officieux du corps diplomatique, et fut chargé par ses collègues de plaider à Versailles la cause de l’humanité. Il le fit avec plus d’insistance que de succès, et ne put pas même obtenir la sortie des étrangers de la capitale bombardée. C’est en vain qu’écrivant à M. de Bismarck il parlait des femmes, des enfans, des vieillards, des neutres, frappés tout à coup par des obus « sans dénonciation préalable » dans l’intérieur de Paris, — c’est en vain qu’au nom des principes et des usages reconnus du droit des gens, il réclamait des mesures pour permettre aux étrangers de se mettre à l’abri, eux et leurs biens, » il lui fut répondu « qu’on ne pouvait se persuader que la réclamation fût fondée sur le droit international, que l’invitation de quitter Paris n’avait pas manqué aux neutres, qu’aucune loi ne forçait d’avertir les assiégés d’un bombardement, que Vattel autorisait la destruction d’une ville, si grande qu’elle fût, par les bombes et les boulets rouges, qu’il n’y avait enfin qu’un moyen de sauver les femmes, les enfans, les vieillards et les neutres : c’était la reddition de Paris[4]. »

M. Kern répliqua le 23 janvier pour rétablir les faits, et affirmer de nouveau, sans contester l’opinion de Vattel, que « le bombardement d’une ville fortifiée doit être précédé d’une dénonciation ; » mais il ne put triompher contre la raison du plus fort. La généreuse conduite de M. Kern n’en eut pas moins sa récompense : dans une assemblée des Suisses de Paris, réunie le 15 février, il reçut un hommage public et inattendu. M. A. Chenevière, qui arrivait de Berne, chargé d’une mission du conseil fédéral, lui dit avec une émotion vraie : « Oui, cher et digne ministre, nous ne vous offrons ici ni insigne de grade, ni brevet de décoration ou de pension ; mais ce que nous vous apportons est pour un cœur républicain mille fois plus précieux que tous les joyaux du monde, car, en vertu des pouvoirs que nous avons reçus, au nom du conseil fédéral, des autorités de la Suisse, de la nation tout entière, nous venons vous déclarer que vous avez bien mérité de la patrie. » Ces paroles furent saluées par une longue et unanime acclamation.

Si la Suisse échoua tristement à Versailles devant l’autorité de Vattel, elle réussit en revanche à Strasbourg, où la sécurité des assiégeans exigeait moins de prudence. C’est Bâle qui eut l’idée de porter secours aux Alsaciens, unis aux Suisses par une amitié séculaire, de vieux souvenirs[5], des vertus communes, des rapports de culture et de religion. Un comité se forma en faveur des assiégés, et obtint l’appui du conseil fédéral. Il fut décidé qu’on enverrait à Strasbourg une députation « pour concerter avec les commandans de la place et de l’armée assiégeante des mesures propres à faciliter à la population l’accès de la Suisse. » Les députés devaient donc avant tout obtenir la sortie des habitans inutiles et inoffensifs ; ces habitans recevraient des secours de la caisse fédérale, seraient amenés gratuitement, défrayés de toute manière, leurs effets ne paieraient aucun droit d’entrée. Tout cela fut stipulé dans un arrêté officiel communiqué à Carlsruhe, à Berlin et à Paris. Les députés désignés furent M. Bischoff de Bâle, le promoteur de cette généreuse idée, le docteur Ramer de Zurich, et le colonel de Büren de Berne. Ce dernier a raconté son expédition dans un intéressant rapport dont nous donnons une traduction libre, ou plutôt une réduction fidèle.

« La délégation partit pour Strasbourg. Comment serait-elle reçue ? Aurait-elle accès dans la ville ? Quels services lui permettrait-on de rendre ? Ces questions nous troublaient ; mais il n’y avait pas de temps à perdre. Pour arriver devant la forteresse, il fallut quitter le chemin de fer badois à Dinglingen, où une voiture attendait la députation (9 septembre) avec deux ordonnances à cheval, qui devaient lui servir d’escorte. Elle passa le Rhin sur le pont volant entre Ichenheim et Plotzheim, et entra bientôt dans l’armée assiégeante. On voyait déjà la flèche de la cathédrale ; on entendait le bruit du canon. Il pleuvait, et il y avait de l’orage dans l’air. Vers le soir seulement, on arriva au quartier-général de la division badoise, à Oberschœffelsheim. Sur la recommandation du commandant, et grâce au bon vouloir du maire, nous pûmes trouver, non sans peine, avec de l’argent et de bonnes paroles, une petite place chez un Israélite, habitant l’endroit. Plus tard, nous fûmes reçus chez un notaire, qui hébergeait déjà un général ; il n’avait pas de lit à nous offrir ; mais nous avions apporté nos couvertures. L’endroit fut aussitôt désigné comme le quartier-général des commissaires internationaux. Le lendemain, 10 septembre, nous étions reçus à Mundelsheim par le général de Werder. »

Cet officier, un petit homme brusque, brutal même, et qui avait eu le triste courage de résister aux sollicitations du digne et malheureux évêque de Strasbourg, finit par s’amadouer avec nos Suisses, et, après leur avoir opposé toute sorte de bonnes raisons militaires, leur dit : « Faites ce que vous pourrez. » Sur quoi, il les renvoya à son chef d’état-major, le lieutenant-colonel Lessinzky, homme de bon cœur et de bonne grâce. Le grand-duc de Bade fut aussi fort affable avec les délégués ; mais ce n’était pas tout, il s’agissait d’entrer dans la place, et un parlementaire était allé demander l’autorisation du général Uhrich. Que répondrait ce terrible homme ? Dans le camp allemand, on le représentait comme un farouche grognard incapable d’un mouvement de pitié. Le parlementaire revint ; voici la réponse du général :

« Messieurs, les sentimens qui vous amènent à Strasbourg sont tellement honorables, qu’ils vous assurent à la fois la reconnaissance des habitans et celle des autorités civiles et militaires. Pour ma part, je ne saurais trop vous remercier de la noble initiative que vous avez prise, et je veux, avant votre entrée dans nos murs, vous exprimer toute ma gratitude personnelle. Un parlementaire ira vous recevoir demain, à onze heures du matin, à Eckbolzheim, pour vous accompagner à Strasbourg. »

Après une pareille lettre, il n’y avait plus de doute possible ; le lendemain, bien avant onze heures, les délégués étaient aux avant postes, et d’un petit belvédère regardaient le pays.

« Le ciel s’était éclairci depuis la veille ; mais, de Kœnigshofen, il s’élevait une colonne de feu et d’épaisse fumée, un violent incendie y avait éclaté. Sur les remparts comme sur les ouvrages des assiégeans roulaient les nuages blanchâtres des batteries avec un bruit de tonnerre. À l’heure dite, l’officier prussien qui devait nous servir de parlementaire arriva avec son trompette. Nous le suivîmes d’abord en voiture, puis à pied sur la route qui, par Kœnigshofen, conduit à la porte nationale. Quand nous fûmes près de la place, les batteries se turent, et un parlementaire français, montant un beau cheval arabe, vint à notre rencontre sur le glacis. Les papiers échangés entre les officiers, on nous fit un chemin par-dessus un parapet en terre afin que notre voiture pût passer, les portes étaient ouvertes. Quelle entrée au milieu de toutes ces terreurs !

Un monsieur vêtu de noir vint à nous ; tout le conseil municipal en habit noir, le maire et l’adjoint, portant l’écharpe tricolore, nous attendaient à la porte de Strasbourg. Plus loin, la foule criait : vive la Suisse ! Tous les assistans avaient des larmes dans les yeux ; c’était la première fois, depuis le commencement du siège, depuis les jours et les nuits terribles du bombardement, que quelqu’un du dehors pénétrait dans la pauvre ville, apportant sympathie et secours. Quel cœur n’eût été profondément touché ! C’était autour de nous une affreuse destruction ; le quartier que traversait la rue, en grande partie brûlé, rappelait les ruines de Glaris après la catastrophe. Le maire nous fut une adresse au nom du conseil municipal ; M. Bischoff remercia le fonctionnaire en lui disant que nous n’étions point éloquens, mais qu’à défaut de paroles les faits répondraient pour nous.

Le pont de l’Ill nous mit dans l’intérieur de la place, où la destruction était moindre ; il y avait pourtant des maisons brûlées du haut en bas. Ce qui frappait le plus dans une cité si populeuse, c’étaient les magasins fermés, les fenêtres en partie barricadées, les soupiraux des caves bouchés. Une foule serrée nous attendait au passage ; impossible de nous soustraire aux acclamations. La mairie ayant été fort maltraitée, le conseil municipal siégeait à l’hôtel du Commerce, dans une salle où l’on nous fit entrer. Nous refusâmes les rafraîchissement qu’on nous offrait, il y avait de plus urgente besogne à faire. M. Bischoff exposa nettement notre mission ; il demanda qu’on dressât au plus tôt un rôle des personnes qui pourraient user de la permission de sortie accordée par les deux commandans militaires. Nous ne pouvions fixer de chiffre ; mais il importait avant tout de constater les cas où la sortie était nécessaire. Les autorités communales devaient donc, avec une discrétion prudente, préparer des listes où les femmes, les enfans, les vieillards, les malades auraient naturellement la priorité. Tout cela décidé, nous fîmes notre visite au général Uhrich, qui s’était fait : disposer un cabinet de travail et une chambre à coucher au rez-de-chaussée d’un hôtel assez maltraité par les boulets, mais de belle apparence, La réception du général répondit pleinement au ton de sa lettre ; il nous accorda toutes les facilités possibles, et s’entretint avec nous, avec le maire et avec le préfet, qui fut appelé, sur l’excellente attitude, le dévoûment des habitans, leur immuable attachement à la patrie. Le général Uhrich ne nous adressa pas de questions ; en revanche, l’amiral Excelmans, qui était là, tenait fort à savoir ce qui se passait dans le monde. Chose étrange ! on soupçonnait à peine dans la place forte les revers de la France, on doutait de la catastrophe de Sedan, on ne voulait pas croire aux dépêches transmises par les assiégeans, on rêvait des victoires françaises, on attendait une armée de secours ! Loin de chercher, comme on l’en accusait, à maintenir ces illusions chez les assiégés, le général nous laissa circuler partout librement et causer avec tout le monde. Nous pûmes voir la cathédrale ; quelques débris gisent sur le sol. Un boulet a endommagé la lanterne, plusieurs autres ont percé les vitraux. La toiture de la nef a été brûlée ; mais les voûtes sont intactes, l’horloge subsiste, seulement on ne la remonte plus. Les portes étaient closes, et ce ne fut pas sans peine qu’on nous permit d’entrer dans l’intérieur. Un prêtre officiait dans une chapelle latérale ; il n’y avait dans l’immense église que lui et nous… »

Suivent quelques détails sur les succès du bombardement, l’incendie de la bibliothèque, du gymnase, du théâtre, du temple neuf, etc. Tous ces désastres ne sont que trop connus[6]. Il va sans dire que la présence des délégués n’interrompit point l’attaque ; ils entendirent siffler, éclater plus d’un projectile allemand. À quatre heures, ils rentrèrent à la mairie, d’où un parlementaire les reconduisit aux portes de la ville. Le général de Werder se montra d’assez bonne composition. Il mit au service des délégués une cinquantaine de chars pour chaque colonne d’émigrans ; ces chars devaient les conduire au pont de bateaux de la Rheingau, et d’autres voitures les mener au chemin de fer badois sur lequel ils seraient expédiés gratuitement à Bâle.

Les délégués réglèrent avec les Allemands la sortie, tout en fumant avec eux des requirados ; on nommait ainsi les cigares de réquisition. Il fut convenu que le jeudi 15 septembre, à dix heures, 500 Strasbourgeois seraient attendus avec des chars à la porte d’Austerlitz. Pour préparer ce convoi, les membres de la députation eurent beaucoup à courir par des chemins difficiles que traversaient les boulets et les obus, dans des nuits sombres qu’illuminait seulement l’incendie de Strasbourg. Par bonheur, les populations étaient pour eux, notamment celle de Lahr, qui fit merveille. Enfin arriva le grand jour ; à dix heures juste, conduite par le général Uhrich en personne, la première colonne d’émigrans était à la porte d’Austerlitz. On peut se figurer la caravane : soixante chars de réquisition bourrés de paille, puis des véhicules de toute sorte, voitures de place et de remise, omnibus d’hôtels et de chemins de fer chargés de tout le monde qu’ils pouvaient porter et roulant en longue file, tandis qu’une foule de femmes et d’enfans suivaient à pied, et dans ce torrent humain pas un homme ; seulement çà et là quelque vieillard. Tous ces voyageurs rayonnaient de joie et de gratitude ; le soleil était de la fête, et le canon se taisait. Pour laisser passer les voitures sortant de Strasbourg, il fallut abattre une partie des barricades dressées dans la campagne par les Badois, ce qui fâchait leurs officiers, car ces barrières devaient ensuite être relevées sous le feu de la place. Aussitôt un des membres de la légation, s’adressant au général Uhrich, demanda qu’un délai fût accordé jusqu’à midi pour rétablir les travaux dont le passage des émigrans exigeait la démolition. « Oh ! répondit aussitôt le général de la façon la plus aimable, non pas jusqu’à midi, jusqu’à une heure et plus tard, s’il le faut ; on leur laissera tout le temps nécessaire. » Un dernier trait que nous trouvons dans le rapport du colonel de Büren : les assiégés libérés ne sortirent pas tous sans inquiétude ; on assure même qu’il y en eut qui aimèrent mieux rester, les uns parce qu’ils craignaient les boulets sur les grandes routes, les autres parce qu’ils n’avaient pas une foi entière dans la députation. Ces délégués suisses auraient bien pu être des espions prussiens ; il était donc plus prudent de ne pas quitter la ville. Cependant les émigrans furent accueillis avec des transports de joie. Plusieurs villes avaient sollicité l’honneur de les recevoir ; quelques-unes en avaient réclamé un certain nombre, comme on revendique un droit incontesté. Un comité de secours aux Strasbourgeois résidait à Bâle, sous la présidence de M. Kœchlin ; ce comité, entre autres bienfaits, délivrait aux émigrans des lettres de recommandation qui leur faisaient obtenir des billets gratuits sur tous les chemins de fer suisses. Quant aux railways badois, ils ne transportaient sans frais que les Strasbourgeois sans ressources. Or ceux qui portaient des habits décens, n’eussent-ils rien dans leurs poches, passaient pour avoir des ressources ; c’était alors le comité suisse qui payait le chemin de fer badois.

La ville prise, tout ne fut pas fini ; plus de 6,000 Strasbourgeois restaient sans abri, tout leur manquait : l’argent d’abord, puis les meubles, les lits, les vêtemens ; 10,000 francs de vivres et 12,000 francs en argent leur furent aussitôt envoyés de Bâle. Ce qu’elle faisait pour la forteresse du Rhin, la Suisse le fit aussi, le tenta du moins pour toutes les autres places assiégées ; c’est à elle que recouraient toutes les victimes des vainqueurs. MM. Erckmann-Chatrian écrivaient au comité bàlois le 21 janvier : « Les malheureux habitans de Phalsbourg, si rudement éprouvés par la guerre, viennent vous remercier de vos bienfaits. C’est au milieu des grandes infortunes qu’on apprend à connaître ses véritables amis ; jamais les cœurs français n’oublieront avec quel généreux empressement vous êtes accourus nous tendre des mains fraternelles. Soyez-en remerciés au nom de la patrie, de la religion, de l’humanité. D’autres bienfaiteurs nous ont prêté leurs secours au milieu de ces terribles circonstances ; mais quand le mal est sans bornes, quand après la destruction par le feu se présente la maladie, quand les réquisitions de toute nature vous accablent au sein même de la misère, alors il faut bien implorer encore ceux en qui repose notre confiance. Nous venons donc vous prier de continuer votre œuvre, et de ne pas oublier nos pauvres compatriotes. Ils sont dignes par leur courage, par leur patriotisme et leur reconnaissance de tout ce que vous pourrez faire encore pour eux. »

Le lendemain du jour où cette lettre arrivait à Bâle, le 22 janvier, trois délégués d’un nouveau comité qui venait de se former à Porrentruy partaient pour Belfort : c’étaient un officier supérieur de l’armée fédérale, M. E. Froté, accompagné de MM. G. Bischoff et Kaiser. Les assiégés de cette place, celle qui tint jusqu’au bout et qui nous reste, étaient horriblement maltraités ; ils vivaient dans des caves et des casemates, et la petite vérole les décimait. Il s’agissait d’obtenir pour eux la même faveur qui avait été accordée aux habitans de Strasbourg ; mais la tentative avait déjà échoué une fois, malgré l’appui des vice-consuls de l’Amérique du Nord et de l’Espagne. Le général Treskow reçut les délégués dans une chambre si petite qu’il était impossible de s’y asseoir, excellent moyen d’abréger les négociations. Aux premières ouvertures de nos philanthropes, il répondit que les femmes de Belfort coupaient le nez des prisonniers, leur crevaient les yeux, leur arrachaient les oreilles, que pour sa part il ne pouvait pas transiger avec son devoir, et qu’au surplus le colonel Denfert, qui commandait la garnison, ne laisserait sortir personne. Les délégués demandèrent au moins la permission d’entrer dans la place pour s’en assurer, le général refusa net, en annonçant aux Suisses qu’on leur tirerait dessus, et les délégués durent s’éloigner sans avoir rien obtenu. Belfort tombé, des secours partirent de Bâle, de Porrentruy, de partout, pour cette pauvre place et pour toutes celles où les Allemands avaient passé, ne laissant que ruine et deuil : villages détruits, maisons découvertes ou trouées par des obus, murs abattus, meubles brisés ou dispersés, champs de bataille encore couverts de cadavres et de débris de cadavres. Plus une goutte de vin ou de liqueur ni une bouchée de pain ; les ustensiles de cuisine ont d’ailleurs disparu. « Quand nous arrivons, écrit un distributeur de secours, les habitans se pressent autour de nous tendant leurs blouses et leurs tabliers et criant : Voilà les Suisses ! » Eh bien ! pour rendre la vie à tant de misérables, pour rendre à la culture les terres dévastées, la Suisse, déjà épuisée, a trouvé des ressources nouvelles, de nouveaux comités sortent de terre pour répondre à tous les besoins. Une quarantaine d’orphelins de Belfort et d’autres endroits ont été recueillis ; dans les rues de Bâle, en février, roulaient de lourdes voitures de déménagement portant cette inscription : Pour les affamés de Montbéliard ! et précédées d’un portefaix qui agitait une clochette. « À ce bruit, écrit un témoin, on voyait s’ouvrir les portes de toutes les maisons, et hommes et femmes accourir apportant tout ce qu’ils avaient de victuailles ; un membre du comité de secours accompagnait chaque voiture, qui se chargeait à vue d’œil. Un tronc, destiné à recevoir les dons en argent, était également attaché à chaque Hungerwagen (char de la faim, c’est le nom assigné par le peuple à ces véhicules), et ce tronc se remplissait si rapidement de pièces d’or, d’argent, de cuivre, qu’on était obligé de le vider plusieurs fois dans la journée. Cette collecte a produit dans Bâle seulement 20,000 francs en argent, sans parler des provisions de bouche. Le 11 février, un convoi de quinze voitures pleines de provisions de toute espèce partait encore de Bâle pour Montbéliard. »

III. ENTRÉE DE L’ARMÉE DE l’EST.[modifier]

Mais ce n’est pas tout encore : il nous reste à parler de l’accueil fait en Suisse à notre armée de l’est. Ici, il ne s’agit plus seulement d’argent, de vivres, d’habits, de médecins, de quelques centaines de malheureux sauvés du feu et de la faim ; il s’agit du refuge ouvert, de l’hospitalité offerte à plus de 80, 000 hommes. La Suisse, envahie, a relativement reçu plus de Français que la France n’a subi d’Allemands, et elle les a reçus de bon cœur.

On sait par quelle suite de revers notre pauvre armée fut rejetée dans le Jura. Le général Clinchant, le commandant en chef de la dernière heure, s’évertuait à ramener ses troupes vers Lyon en se glissant le long de la frontière suisse ; mais l’armistice, qu’on croyait général « pour toutes les armées de terre et de mer, » suspendit fort mal à propos ce mouvement, et, quand on sut l’inexplicable exception qui frappait les départemens de l’est, il était trop tard pour se remettre en marche. L’armée prit alors le parti « de sauver son matériel et ses armes en venant demander l’hospitalité de la Suisse pour ses soldats épuisés. » Voilà le fait en deux mots ; mais les détails sont navrans. Pontarlier, la petite ville de frontière, avait été envahie inopinément le 30 janvier par plusieurs divisions en désordre qui l’encombrèrent de malades et de mourans. Pontarlier manquait de tout ; il n’y avait ni pain, ni fourrages. Cependant les Prussiens, quatre ou cinq jours après, pour remercier les habitans qui les avaient accueillis en amis, requirent 15,000 kilogrammes de pain et 40,000 kilogrammes d’avoine pour chaque jour, plus 30,000 kilogrammes de café et 20,000 kilogrammes de sel, plus 10,000 francs en argent le premier jour, et le lendemain 80,000. Ils requirent tout cela, et ils l’eurent, là où les Français qui étaient venus les premiers n’avaient rien trouvé[7]. À Pontarlier, le 30 janvier on croyait à l’armistice ; on y croyait même en Suisse. Aussi le général Herzog avait-il donné l’ordre de ne laisser entrer pendant la trêve aucun soldat français, même désarmé, et il songeait à licencier la plus grande partie de ses troupes, quand tout à coup le bruit du canon, tonnant à la frontière, lui apprit que les hostilités duraient toujours. En effet, les Prussiens arrivaient en nombre, comme de coutume, serrant toujours plus leur cercle de canons. Pour mettre à profit le malentendu, ils refusèrent même une suspension d’armes de trente-six heures. Ce fut alors que le général Clinchant, ne voulant « livrer à l’ennemi ni un homme, ni un canon, » annonça sa résolution de demander asile à la neutralité suisse. On peut se figurer l’embarras du général Herzog, qui, pris au dépourvu par cette invasion imminente, n’avait pas assez de forces pour endiguer le torrent. Il courut en toute hâte à Verrières, l’extrême village suisse du côté de Pontarlier, et il y arriva dans la nuit du 31, deux ou trois heures avant l’officier envoyé par le général français pour négocier les conditions du passage de l’armée en Suisse ; cet officier, enfiévré d’impatience, suppliait de faire vite, car les Prussiens arrivaient. La convention fut conclue, écrite à trois exemplaires, signée séance tenante, aux chandelles, vers quatre heures et demie du matin. Il fut stipulé que l’armée française déposerait en entrant ses armes, équipemens et munitions, qui seraient restitués après la paix et le remboursement des dépenses, — que les chevaux, armes et effets des officiers seraient laissés à leur disposition, — que des instructions ultérieures seraient données à l’égard des chevaux de troupe, — que les voitures de vivres et de bagages, après avoir déposé leur contenu, retourneraient immédiatement en France avec leurs conducteurs et leurs chevaux, — que la confédération garderait jusqu’au règlement des comptes les voitures du trésor et les postes, — qu’elle se réservait la désignation des lieux d’internement et les prescriptions de détail destinées à compléter la convention. Ces articles à peine dictés et signés par le général Herzog, aussitôt son aide-de-camp et l’officier français, sans attendre l’aube, coururent à la partie française du village des Verrières, où les attendait le général Clinchant dans une petite chambre au rez-de-chaussée d’une pauvre maison. Deux hommes s’étaient emparés du lit qui meublait cette pièce, d’autres étaient étendus sur le plancher ; à chaque pas, on écrasait un bras ou une jambe. Le général, très agité, était assis à une petite table malpropre ; derrière lui, son chef d’état-major et quelques officiers ; plus loin, la propriétaire de la chambre, une vieille femme, les mains jointes sous son tablier, et une fille à peine adulte qui regardait avec un air de stupeur. Une lumière vacillante s’efforçait en vain d’éclairer la scène. Là fut signée cette convection qui arracha 85,000 Français des mains de l’ennemi. Aussitôt on cria dans tout le camp : Le passage est libre ! et les troupes, qui s’étaient amassées aux extrêmes confins, s’ébranlèrent.

Leur entrée se fit par un chemin frayé entre deux murs de neige ; chaque homme en entrant jetait sa cartouchière et ses armes sur le bord de la route, où elles formèrent pendant plusieurs jours un épaulement de 2 mètres de haut. Le défilé continua sans interruption pendant quarante-huit heures. « Les premiers qui passèrent, écrit un Suisse, étaient des artilleurs avec pièces et caissons, en bon ordre, à pied, à cheval ou juchés jambes pendantes sur les chariots. Beaux hommes, grands et forts, à l’air résolu, au regard doux. À leur poste, à leur rang, les officiers marchaient sérieux et dignes. Tous du regard semblaient dire : « Quel malheur, n’est-ce pas ? avec de pareils canons être réduits là ! » Et comme on leur offrait du vin : « Merci, disaient-ils ; mais c’est assez, gardez pour ceux qui nous suivent. » Le lendemain d’autres soldats, ceux qui, commandés par le général Billot, avaient vigoureusement soutenu la retraite, entrèrent aussi en bon ordre, marchant d’un pas martial et nerveux, le sac droit, la tente-abri pliée régulièrement ; mais les autres, mais la foule ! Qu’on se figure une masse débandée s’engouffrant dans tous les passages praticables, non-seulement aux Verrières, mais à Jougne, aux Fourgs, aux Brenets, dans toutes les vallées du Jura ; puis les troupes que le général Cremer tâchait de ramener dans le pays de Gex par la Faucille, coupées à Morez par les Prussiens et rejetées dans les montagnes, roulèrent en Suisse par tous les chemins frayés ou non, qui tombent dans le Val de Joux. Tous ces régimens disloqués, débandés, n’ayant plus ni drapeau, ni chef, couraient au hasard et apparaissaient tout à coup par troupeaux de 10,000, de 20,000 hommes dans telle petite ville, Orbe par exemple, qui ne les attendait pas. Les chevaux d’abord faisaient peine à voir : exténués, traînant le pied, allongeant le cou, tête pendante, glissant à chaque pas, affamés, on les voyait ronger l’écorce des arbres, les cordes, les barrières, les roues des canons, les flasques des affûts, entamés à 3 pouces de profondeur, ou encore ils s’arrachaient l’un à l’autre avec les dents les crins de leurs queues et les dévoraient : quantité de chariots étaient restés plusieurs jours attelés, et les Prussiens avaient pris tout le fourrage. Aux descentes, ces malheureuses bêtes s’affaissaient sous leurs cavaliers ou devant les fourgons ; les canons, qui roulaient sur elles, les traînaient ainsi jusqu’en bas : on les prenait alors, et on les jetait sur le bord du chemin, où elles périssaient abandonnées. Toutes les routes, depuis Héricourt jusqu’au Val de Travers, étaient jonchées de chevaux morts. Non moins malheureux, les hommes rôdaient pêle-mêle entre les roues des milliers de chars qui encombraient la voie, ou roulaient en torrent dans la chaussée du chemin de fer ; ce n’était plus une armée, c’était une cohue : les officiers ne commandaient plus, et marchaient en sabots, en pantoufles, au milieu des soldats sans chaussures, qui déchiraient des pans d’habit pour emmailloter leurs pieds gelés, et cette neige implacable, qui était tombée sur eux tout l’hiver, s’amassait maintenant sous leurs pieds en poussière glacée où ils enfonçaient jusqu’aux genoux. Ils se traînaient ainsi confondus, dragons, lanciers, spahis, turcos et zouaves, mobiles et francs-tireurs, grands manteaux rouges ou blancs, cabans marrons, pantalons garance, vareuses bleues, toutes les coiffures du monde depuis le fez arabe jusqu’au béret béarnais, tous les dialectes, les accens de France, depuis le vieil idiome de l’Armorique jusqu’aux cris stridens de l’Atlas et du désert : un tumulte de langues, de couleurs et surtout de misères, car cette multitude en fuite, exténuée par un ou deux jours de jeûne, venait de bivouaquer plusieurs nuits dans la neige par 15 degrés de froid ! Les traînards surtout serraient le cœur : ces pauvres mobiles tout jeunes, des enfans trop frêles pour porter le fusil et jetés tout à coup en un pareil hiver dans les montagnes ! Hélas ! on sait leur histoire : ils suivent pendant quelques jours leur compagnie ; mais bientôt, ralentissant le pas, ils restent en arrière ; les autres vont toujours, les colonnes s’allongent : comment rejoindre sa place et gagner l’étape où l’on dînera ? Les pieds enflés refusent le service, et les régimens passent fatalement l’un après l’autre, l’armée entière s’éloigne à perte de vue, les derniers hommes qui la suivent ont disparu derrière le coteau, que faire ? On s’arrête sans courage et sans force, on s’assied, on appelle tant qu’on peut crier, le vent seul répond en chassant des tourbillons de neige ; puis viennent les Prussiens, puis les vautours. Nous avons vu entrer en Suisse les adolescens qui sortaient de ces épreuves ; ils vivaient encore, mais décharnés, tremblant de fièvre, les yeux enfoncés et ternes ; ils marchaient encore d’un mouvement machinal, sans savoir où ils allaient ; ils regardaient, mais sans voir ; ils se laissaient abattre par l’ennemi, qui de loin, par derrière, jusqu’à la dernière heure, sans un éclair de pitié, tirait sur eux ; les obus partant de batteries invisibles passaient par-dessus la montagne, et venaient éclater sur la route. Ainsi défilait cette lugubre procession de corps inertes avec la stupeur et l’égoïsme du désespoir, abandonnant leurs morts, leurs mourans, s’abandonnant eux-mêmes, refusant parfois la vie que vous veniez leur rendre, vous disant quand vous leur tendiez une gourde : — Laissez-moi tranquille. — Mais que voulez-vous donc ? — Je veux mourir !

Ainsi entrèrent en Suisse, avec plusieurs milliers de chevaux et plusieurs centaines de canons, 2,110 officiers et 82,271 sous-officiers et soldats de l’armée de l’est, sans compter tous ceux qui purent s’esquiver sous un déguisement, ou à l’abri de la croix rouge, les infirmiers entre autres et les médecins, qui, sauf quelques honorables exceptions, se regardant comme déliés de tout service, laissèrent près de 6,000 malades aux mains des Suisses, forcés de suffire à tout. Les forces helvétiques n’étaient pas en nombre ; on cite tel endroit où une sentinelle dut arrêter toute une colonne, tel autre où un bataillon dut désarmer plusieurs régimens. Tout se passa pourtant avec assez d’ordre, et l’on suivit ponctuellement les instructions du conseil fédéral. Les généraux purent choisir leur résidence ; les officiers furent internés dans six villes fort habitables où, prisonniers sur parole, ils reçurent une solde et vécurent à leur gré. Les soldats, distribués dans cent soixante-quinze dépôts et soumis au code militaire du pays, furent traités comme des Suisses en garnison, nourris, logés, et de plus payés à raison de 25 centimes par jour et par homme. Ce fut un surcroît de travail énorme pour toutes les autorités fédérales et cantonales, qui étaient déjà sur les dents. Il fallut créer de nouveaux services pour les internés, car à chaque instant survenaient des besognes inattendues : un jour cent cinquante mille lettres tombèrent tout à coup de Mâcon. Nous avons vu fonctionner à Berne un bureau de renseignemens spécialement installé dans une grande salle du palais fédéral pour dresser les états nominatifs de tous les prisonniers français, et pour faire parvenir à chacun d’eux les lettres qui lui étaient adressées. Comment se reconnaître dans ces montagnes de papiers cachetés ? Les internés étaient entrés pêle-mêle, sans distinction de corps ; impossible de deviner quel était celui des cent soixante quinze dépôts où se trouvait le destinataire. Le bureau fit imprimer avec le plus grand soin des listes de suscriptions insuffisantes ; ces listes donnaient des colonnes de noms à côté desquels, sur une colonne blanche, les autorités militaires étaient priées d’écrire, quand elles le savaient, le dépôt où l’on avait interné tel ou tel. Travail considérable et minutieux, peut-être excessif aux yeux des indifférens ; mais songe-t-on bien à ce que peut contenir une feuille de papier mise à la poste ? Parfois des secours urgens, attendus avec angoisse, et toujours au moins des nouvelles, des consolations, une bouffée de l’air du pays, une preuve qu’on n’est plus seul.

Il est vrai que les autorités furent secondées par tout le monde, et d’abord par les internés eux-mêmes. Presque partout (sauf un soir à Zurich, et l’on sait que ce ne fut pas leur faute), ils se montrèrent doux et bons, reconnaissans, pacifiques ; le conseil fédéral « s’est fait un devoir, » dans une lettre adressée au général Clinchant, « de rendre hommage à la bonne conduite qui n’a cessé de régner parmi les officiers et les soldats de la première armée française pendant son internement en Suisse, et qui a largement contribué à faciliter la tâche du gouvernement fédéral et des gouvernemens cantonaux. » Lors de l’incendie de Morges, où une explosion de cartouches et d’obus incendia une partie du château et mit la ville en péril, les internés, qui perdirent une vingtaine d’hommes dans la catastrophe, se mirent aux pompes avec une vaillante ardeur. Les officiers français consignés à Interlaken, et il y eut beaucoup d’autres souscriptions pareilles, envoyèrent une somme de 1,554 francs pour secourir les Suisses enfermés dans Paris. Rien de plus curieux que le camp de Wylerfeld, à une demi-heure de Berne, en face des Alpes. Là, nos internés, couchant dans des baraques où ils n’avaient plus froid, partageaient leur soupe et leur viande avec les marmots du pays, qui s’invitaient cordialement à leur table ; ils étaient 1,500, gardes par une vingtaine de Bernois. La confédération fut donc aidée par la soumission des nôtres ; elle le fut encore avec un zèle infatigable par te dévoûment des siens. Au premier bruit de guerre, les Suisses de Rome, d’Allemagne, même ceux d’Amérique, écrivirent qu’ils accourraient en cas de danger au premier appel. Toutes les caisses, les moindres bourses s’ouvrirent ; le pays avait besoin d’argent pour nourrir les internés et les troupes qui les gardaient. On lui en offrit de partout ; il demanda 15 millions, on en souscrivit plus de 100 (106,126,500 fr.). Outre l’argent, il eut les milices, qui, à défaut d’armée permanente, doivent prendre les armes et accepter le rude métier du soldat. Ces 40,000 citoyens, pour la plupart hommes de travail, quittèrent l’atelier ou la maison pour une question qui leur importait peu. L’ambition des Hohenzollern les forçait à courir en armes sur les cimes du Jura par des sentiers de chèvre et un froid de loup, à supporter les marches forcées, les services pénibles, les fatigues, les privations, les souffrances des combattans, à demeurer aux frontières, même après l’internement de l’armée de l’est, pour veiller à chaque passage, arrêter les débandés qui entraient encore, les impatiens qui voulaient sortir, confisquer les armes, les munitions, ramener les chevaux : tout cela, parce qu’ils étaient neutres ! Plus tard, ils eurent encore à reconduire jusqu’à l’entrée de la France tous ces prisonniers libérés ; ils firent pourtant leur devoir avec beaucoup de patience et de bon vouloir, car ils avaient vu de près les terribles effets de l’indiscipline. Ajoutons qu’en Suisse, lorsque les troupes sont debout, tout le monde en souffre, les bras manquent à la terre, les ateliers chôment, les femmes et les enfans qui restent sont exposés à mille privations : il fallut donc prévenir ou réparer ces misères, et tous se mirent à l’œuvre, toutes les familles eurent du pain. Ajoutons aussi qu’à défaut de casernes les militaires qu’on déplace doivent être logés chez les bourgeois ; encore une corvée à subir afin que le roi de Prusse pût devenir empereur d’Allemagne. Eh bien ! ici encore éclatait l’hospitalité, la fraternité nationale ; le confédéré en uniforme était accueilli partout comme un hôte, quelle que fût sa condition, on se serrait pour lui faire place, on l’admettait partout à la table de famille, on le fêtait enfin, on l’amusait comme l’enfant gâté de la maison.

Mais ce fut surtout avec nos internés que les populations furent admirables. Nous ne pouvons rappeler qu’en courant les secours qu’ils trouvèrent partout, les bains qu’on leur faisait prendre, le linge, les vêtemens, les chaussures qu’ils recevaient de toutes mains, leur installation dans les établissemens publics, leurs repas de chaque jour, ces tranches de viande qui étonnaient si fort les inspecteurs français, la douceur, la patience des officiers fédéraux qui commandaient nos soldats, le zèle des médecins suisses, « qui seuls ont traité nos malades ; » mais ce qui nous a le plus frappé, c’est ce « tout le monde » qui a plus de charité que les philanthropes de profession. Dès la première heure, pendant ce défilé lamentable que nous avons essayé de décrire, la foule bordait les routes, les mains pleines de cigares, de vivres, de liqueurs ; au Val de Travers, où il n’y avait pas de locaux disponibles pour recevoir tant de gens, la population ouvrit toutes ses portes : les granges, les écuries, les maisons, furent remplies de Français. Il y aurait des volumes de traits touchans à citer. Ici, c’est une vieille blanchisseuse livrant son unique chambre à six hommes, et passant la nuit dans sa cuisine à laver et à sécher leur linge pour le lendemain. Là, c’est une pauvre femme qui rencontre étendu sur la route un blessé dont les pieds gelés sont nus ; elle ôte ses souliers et ses bas et les lui donne, puis se remet en chemin nu-pieds dans la neige : elle avait encore une heure à marcher pour regagner son logis. C’est ce fermier qui, à lui seul, loge chez lui pendant une nuit cinquante chevaux et sept cents hommes. Où cela s’est-il passé ? À Fribourg, dans le Val de Joux, dans le Val de Travers, dans les vallées bernoises, partout. Neuchâtel a été particulièrement admirable. Cette ville si calme, dont les maisons jaunes se regardent en silence d’un air placide et sérieux, ou contemplent, avec recueillement de l’autre côté du lac une longue file dentelée de cimes blanches, vit tout à coup ses rues envahies, encombrées de canons, de chars, de chevaux, d’hommes bariolés, tumultueux ; sa population s’accrut en quelques heures d’un bon tiers. Elle ne s’effraya pourtant point de ce débordement famélique : tous les établissemens publics furent ouverts, et la foule entra pèle-mèle, avec les maux sans nombre rapportés d’un si long chemin. Il s’agissait bien alors de terreurs, de délicatesses mondaines ! Toutes les classes, les castes, les partis, les sectes même, coururent ensemble aux internés ; les amis des Prussiens devinrent Français par miracle, et, tandis que des gentlemen en habit noir, en cravate blanche, traversaient les rues des bottes de paille sur le dos, les puritains faisaient des distributions de vin chaud dans les églises, et des femmes du monde, agenouillées devant ceux qui avaient le plus souffert de la marche, lavaient leurs pieds gelés, meurtris, saignans. L’exemple de Neuchâtel fut bientôt suivi partout. Les temples, transformés en ambulances ou en dortoirs, prêchaient la charité mieux qu’ils n’auraient fait par les plus éloquentes homélies. À Lausanne, depuis le premier jusqu’au dernier passage des internés, des groupes d’hommes et de femmes stationnaient sur les quais du chemin de fer, avertis d’avance du nombre de soldats valides, malades ou blessés qui devaient traverser la gare. Pendant les cinq minutes d’arrêt, » les portières étaient littéralement assaillies par de braves gens, qui offraient en courant du pain, du vin, des tasses de soupe, des cigares, des bibles, des mouchoirs de poche. Le public voulut assister et prendre part à ces distributions ; on établit alors un droit d’entrée à la gare : en payant ses 20 sous à la porte, on avait le droit d’aller tendre la main, une main toujours pleine, aux amis de France. Il va sans dire que les 20 sous étaient aussi pour eux. À Fribourg, les autorités engagèrent doucement le peuple « à restreindre ou à remettre à de meilleurs jours les danses publiques et les nombreuses fêtes ou vogues dites bénichons, » pour ne point mêler ces joies « aux cris de douleur et de détresse de tant de milliers de blessés et de familles dans le deuil et dans le désespoir. » Ailleurs, à Aarau, on promena tous les internes en voiture pour leur montrer les paysages du canton, les monumens historiques, le château des Habsbourg. Enfin, comme il y avait parmi ces hôtes de la Suisse, en certains endroits (confessons toutes nos hontes), 57 illettrés sur 100, des hommes zélés se dévouèrent de bon cœur pour leur apprendre à lire, d’autres leur faisaient des conférences, les troubadours et les jongleurs ambulans leur récitaient des vers. Tout le monde s’en mêlait avec une humanité charmante. Quelques internés demandèrent un soir à une femme, pour la nuit, l’abri de l’auvent de sa maison. « Comment voulez-vous, répondit-elle, que je dorme bien de l’autre côté du mur, vous sachant si mal de celui-ci ? » Aussi quelle gratitude ! Un malade dit un matin à la protestante qui le soignait, et qui dut sourire de la comparaison : « J’ai rêvé cette nuit que vous étiez la sainte Vierge ! » Une bonne vieille, qui du fond de l’Auvergne était venue à pied, son parapluie rouge sous le bras, dans un village bernois pour voir son petit-fils, ne voulut prendre de repos qu’après avoir trouvé un interprète pour remercier les habitans « au nom de toutes les mères. »

En revanche, les Allemands s’irritaient fort de cette charité qui secondait pourtant et soulageait la leur. Leurs journaux étaient pleins de violences contre les petits-cantons et « leurs mandarins » qui aimaient tant la France ; on les accusait de recevoir mal les ambulances prussiennes, d’insulter les uniformes badois, de discuter les victoires germaniques, de s’être fait accorder à Versailles, pendant le siège, des saufs-conduits qu’ils vendaient fort cher aux Parisiens, si bien qu’en voyant l’inondation de l’armée de l’est, ces journaux ne se sentirent pas de joie. « Nos complimens à la Suisse, dit la Gazette d’Ulm, pour ces hôtes inattendus ; nous lui en souhaitons le double… Une petite leçon ne pourra faire aucun mal à ces messieurs d’outre-lac… Il n’est pas douteux que ces 80,000 Français vont devenir une calamité pour la Suisse, car elle n’est pas préparée à recevoir tant de monde ; mais c’est là précisément ce que nous désirons. » L’Allemagne comptait donc sur beaucoup d’embarras, de difficultés, elle a été déçue ; tout s’est passé le plus tranquillement du monde, et le petit pays neutre qui avait sur les bras tant de charges, ses propres soldats et leurs familles à soutenir, ses ouvriers sans travail constamment excités par l’Internationale, les Suisses de Paris auxquels il envoya près de 300,000 francs, put recevoir sans trouble ni confusion ce torrent d’hommes. Après deux mois passés ensemble, dans l’intimité de la vie de famille, les prisonniers et leurs gardiens se sont quittés les larmes aux yeux comme de vieux amis. Aujourd’hui les internés sont tous rapatriés ; ils n’ont laissé derrière eux que les malades, qui reviennent peu à peu, voyageant à petits pas, et ceux qui ne reviendront plus, peu nombreux pourtant (6 pour 1,000 environ) quand on songe à cette accumulation de souffrances. Nos morts reposent maintenant auprès des Suisses qui leur ont offert la suprême hospitalité du cimetière, un lien de plus entre les deux nations. D’où vient que cette aventure si menaçante ait si bien tourné, si bien fini, non sans de vigoureux efforts, mais sans humeur et sans fatigue ? C’est que les Suisses, plus heureux que nous, comme l’a dit M. Jules Favre, jouissent depuis longtemps d’une liberté solidement assise sur la sagesse des habitudes et sur la virilité des mœurs. En France, nous n’avons réellement pas de vie publique. Sommes-nous attaqués, nous comptons sur l’armée ; y a-t-il du désordre dans la rue, nous laissons faire le gendarme ou le policier, et quant aux malades, ils ont pour eux les hôpitaux, les hôpitaux ont des infirmiers, des religieuses. En Suisse, chaque citoyen a sa part de responsabilité civile, tous les hommes maintiennent l’ordre et gardent les frontières, toutes les femmes sont sœurs de charité, si bien que les victimes de toutes les calamités trouvent de l’autre côté du Jura non-seulement des autorités politiques et militaires, des administrations publiques, mais des millions de bras ouverts et tendus pour les secourir. Et ces volontaires de toutes les bonnes œuvres sont fort étonnés de provoquer chez nous tant de gratitude et d’admiration. Les remercîmens de nos généraux, de nos ministres, les adresses de tant de villes françaises, les adieux pathétiques de nos soldats, l’hommage éclatant rendu à la confédération par notre assemblée nationale, paraissent excessifs à beaucoup de Suisses, qui craignent l’ivresse de l’encens. Le vénérable général Dufour disait l’autre jour à des officiers de l’armée fédérale : « Sous la conduite d’un chef aussi habile qu’énergique (M. Herzog), vous avez, messieurs, réalisé ce qui a été le rêve de toute ma vie ; vous avez prouvé que la Suisse était capable de faire respecter sa neutralité. Beaucoup de gens en doutaient ; mais j’ai toujours eu confiance dans notre armée et dans les services qu’on pouvait attendre de son dévoûment. Grâce aux circonstances qui ont accompagné l’entrée sur notre territoire et le désarmement d’une armée considérable encore, la Suisse est aujourd’hui plus respectée que jamais. Les éloges ne nous sont pas ménagés, et il ne tiendrait qu’à nous vraiment de nous croire sur parole le premier peuple du monde. Ne nous glorifions pas trop cependant, et songeons à mériter plutôt ces éloges qu’à nous monter la tête en nous complaisant dans le bien qu’on dit de nous. » Belles paroles certes, mais d’une modestie trop rigoureuse, car les éloges qu’on lui adresse, si grands qu’ils soient, la Suisse les a mérités, et c’est la récompense de ses enfans de pouvoir aujourd’hui les entendre avec un légitime orgueil.

Marc-Monnier.
  1. Le général ajoutait en post-scriptum, à propos du chemin de fer du Saint-Gothard : « Ce ne serait pas la création d’une voie ferrée au travers de nos Alpes qui pourrait paralyser notre résistance, au contraire ; il ne serait pas difficile de prouver qu’une telle communication intérieure et centrale serait, comme toute bonne route, plus favorable à la défense qu’à l’attaque. »
  2. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1870, le Service de santé des armées avant et pendant le siège de Paris, par M. Augustin Cochin.
  3. Il importe de constater que dans toutes les villes suisses les colonies françaises firent leur devoir : il y eut à Genève des loteries, à Lausanne des conférences, à Fribourg des concerts, qui rapportèrent beaucoup d’argent ; un comité français à Neuchâtel distribua 8,600 francs en quinze jours. Nos peintres établis en Suisse n’ont travaillé pendant la guerre que pour ceux qui se battaient. Nos jeunes gens qui étudient la théologie à Genève, et qui sont exemptés du service militaire, n’ont pas voulu profiter de l’exemption. Ils ont fondé une ambulance, et sont partis pour la guerre ; il leur fallait un fourgon, des chevaux et 20,000 francs, ils les ont trouvés.
  4. Dépêche de M. de Bismarck à M. Kern du 17 janvier 1871.
  5. Il existe, il existait du moins dans la bibliothèque brûlée par les Prussiens, un singulier monument de l’ancienne amitié qui unissait la ville libre du Rhin aux cantons suisses ; c’était la fameuse marmite pesant 140 livres dans laquelle les Zurichois se rendant aux jeux de l’arquebuse, en 1576, apportèrent leur soupe à Strasbourg : les voyageurs vinrent d’un si bon pas qu’à leur arrivée la bouillie de mil (Hirsebrey) était encore toute chaude.
  6. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1870, l’Invasion allemande en Alsace, par M. A. Mézières.
  7. Il n’est pas sans utilité de marquer les traits pareils. Dans plusieurs endroits de France, les paysans furent très durs pour nos troupes. Nous avons vu passer entre le Jura et la frontière suisse quelques débris sauvés de l’armée de l’est. On leur envoyait des cantons voisins des secours de toute espèce ; mais le pays même, un pays français, refusait tout. Des soldats affamés prièrent l’aubergiste d’un hameau de leur prêter une marmite pour faire leur soupe ; l’aubergiste leur demanda cinq sous ! Un officier interné nous disait : « On nous a fait payer 3 francs chez nous 10 kilogrammes de paille, et nous étions dans la neige par 15 degrés de froid depuis trois jours : 1,500 hommes de notre division avaient eu un ou plusieurs membres gelés dans une seule nuit ! »