La Syrie et la Question d’Orient/Texte entier

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La Syrie et la Question d’Orient
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 399-425).
LA SYRIE
ET
LA QUESTION D'ORIENT

I.
LA SYRIE

La politique française ou, pour mieux dire, la politique de l’humanité a pris le dessus en Orient. Les défiances des cabinets ont été forcées de céder à la vivacité du sentiment qui éveillait d’irrésistibles échos dans les cœurs de tous les peuples chrétiens. Après quelques hésitations qui n’ont fait que rendre plus évidente encore l’inévitable nécessité de l’intervention européenne en Syrie, la diplomatie a enfin signé les protocoles qui ont donné la liberté d’action à nos vaisseaux et à nos soldats. La France peut être à bon droit fière du rôle qu’elle remplit. Il y a dans la mission que l’Europe vient de lui confier un hommage public rendu non-seulement à notre puissance, mais, ce qui vaut mieux encore, à notre caractère. Il y a aussi une réparation pour les attaques injustes qui ont été si souvent dirigées autrefois contre notre système de guerre en Afrique. La conduite des Algériens d’Abd-el-Kader, des fils de ceux qui coupaient jadis la tête à leurs prisonniers chrétiens après les avoir fait périr dans les plus cruelles tortures, vient de prouver au monde que ce n’est pas sans profit pour leur moralité que les Arabes ont subi le contact de nos soldats. L’Europe a semblé comprendre aussi que la France était placée dans une situation exceptionnelle pour mener à bonne fin l’expédition de Syrie. Quelle armée aurait pu présenter à la fois, comme la nôtre, un général dont la carrière s’est accomplie presque tout entière au milieu des Orientaux, et qui même a passé plusieurs années dans le pays où il va opérer, un corps d’officiers rompu depuis longtemps au maniement des affaires arabes, — des zouaves et des chasseurs d’Afrique qui sont incomparables pour une expédition de ce genre, et qui parlent presque tous un dialecte de la langue du pays, — des spahis et des turcos qui sont de race arabe eux-mêmes, qui sont musulmans de religion, et dont la présence dans nos rangs enseignera à ceux que nous allons faire rentrer dans le devoir que nous ne sommes pas venus pour exercer des vengeances de race ou de religion ? On n’a pas à le craindre en effet, lorsqu’à côté de tous ces hommes déjà si bien préparés, on voit figurer l’honnête et sympathique personne de notre brave et bon soldat de la ligne, dont le caractère sociable et doux s’accommode si aisément des conditions et des mœurs du pays où ses drapeaux le conduisent. Mais où le conduisent-ils aujourd’hui ?

Je n’entreprendrai pas un cours de géographie sur la Syrie, mais j’ai entendu dire et j’ai lu tant de choses singulières sur ce pays, qui devrait nous être cependant connu à tant de titres, que je crois utile d’exposer à ce propos quelques notions générales.


I

La Syrie est une bande étroite de terrain qui s’étend à l’extrémité orientale de la mer Méditerranée, où elle se développe parallèlement au littoral sur une longueur d’environ cent cinquante lieues communes, du 31e au 37e degré de latitude septentrionale. Par le nord, elle touche à l’Asie-Mineure, à la division de cette vaste province qui est connue aujourd’hui sous le nom de pachalik d’Adana, partie de l’ancienne Cilicie, Au sud, la Syrie confine au désert de Suez, et les études que l’on a faites dans ces dernières années sur la topographie de ces contrées donnent lieu de croire qu’à l’origine des temps la mer venait battre le pied des montagnes syriennes. Ce qui est certain, c’est qu’au midi le désert qui les sépare du golfe d’Akaba, dans la Mer-Rouge, offre dans l’ordonnance générale de ses terrains une dépression qui a été couverte autrefois par les eaux de la mer ; c’est que la Mer-Morte elle-même, qui sert, comme on sait, de réceptacle où viennent se perdre les eaux du Jourdain, est située à une grande profondeur au-dessous du niveau de l’Océan. À l’ouest, c’est la Méditerranée qui dessine tout le contour de la Syrie, à l’est, le pays s’étend jusqu’au point où les eaux qui tombent de ses montagnes vont porter la fertilité ; au-delà règne le désert qui le sépare de la vallée de l’Euphrate. Ce fleuve, qui touche à la pointe septentrionale de la Syrie, ne. cesse ensuite de s’en éloigner que pour aller dans le sud-est porter au golfe Persique le tribut de ses eaux.

De cette configuration, il résulte que la Syrie ne confine que par son extrémité nord à une terre cultivée, et que sur tout le reste de son contour elle est environnée par la mer ou par le désert. Toutefois, par le mot désert, il faut bien se garder de comprendre des terrains inhabitables et condamnés à une éternelle stérilité, comme le sont quelques parties du Sahara. Par les déserts qui entourent la Syrie, il faut seulement entendre des superficies incultes, et qui ne sont stériles sur beaucoup de points que parce que la barbarie des occupans actuels ne sait pas y amener l’eau. Partout en effet où l’eau séjourne pendant quelque temps, la terre ne tarde pas à se couvrir de végétation ; mais cette végétation succombe aussitôt que l’eau qui la nourrissait vient à s’épuiser, soit par l’évaporation, soit par des infiltrations coïncidant avec une sécheresse prolongée. Il y a même des endroits du désert qui, favorisés par la configuration des terrains, servent de réservoirs à des eaux qui ne tarissent presque jamais, et qui forment la ressource la plus précieuse pour les troupeaux des nomades. En fait, le désert est peuplé, et ses habitans avancent, empiètent sur le terrain cultivé à mesure que la civilisation recule, comme c’est le cas depuis trop longtemps déjà. Ces nomades du désert, qui deviennent de plus en plus redoutables pour la malheureuse Syrie, se trouvent en force vers le sud-est de la province, dans le pachalik de Damas, qu’ils occupent en partie, et d’où le gouvernement de Méhémet-Ali aussi bien que l’administration actuelle ont été impuissans à les chasser. D’ailleurs Méhémet-Ali s’entendait avec eux, et leur payait une espèce de tribut ou de subvention comme on voudra l’appeler ; ils l’aidaient à contenir le mécontentement universel que faisait naître son cruel gouvernement. Ses bons rapports avec les tribus du désert n’ont pas empêché cependant qu’en 1840, lorsque son armée battue eut à reprendre le chemin de l’Égypte, elle n’ait eu mille maux à souffrir de ces peuplades barbares. Dévorées d’une cupidité que le moindre objet allume, pleines de mépris pour tous ceux qui vivent autrement que sous la tente, les tribus nomades pillent sans scrupule mahométans et chrétiens. Ce n’est pas chez elles que l’on rencontrera ce qu’il semble être convenu d’appeler aujourd’hui le fanatisme turc, la caravane des pèlerins de La Mecque a constamment à se défendre contre leurs entreprises ; elles ne l’ont jamais laissé passer que lorsqu’elle était bien armée et avait payé rançon. En fait de fanatisme, je ne crois pas que les Bédouins en aient réellement d’autre que celui de la rapine, et j’imagine que s’ils aiment à satisfaire cette passion sur les Francs plutôt que sur les autres, cela tient surtout à la réputation qu’ont les Francs par toute l’Asie de posséder des richesses fabuleuses. Ce fléau n’a cessé de devenir chaque jour plus dangereux sous l’administration des Turcs, trop pauvres pour le désarmer par des subsides, trop faibles pour le contenir par les armes.

Il est triste cependant de penser qu’un pays auquel s’attachent tant de souvenirs sacrés pour le genre humain soit livré aux incursions de ces pirates du désert, et que la terre promise aille perdant chaque jour quelque chose grâce à l’incurie du gouvernement et à l’incapacité des races qui la possèdent ! Combien elle gagnerait au contraire, et avec quelle splendeur elle s’étendrait, rien qu’avec un peu de sécurité et un bon régime des eaux, ce qu’entendaient si bien les Arabes et les Maures d’une autre époque ! Comme tout ce désert, infesté aujourd’hui par les Bédouins, se couvrirait vite de moissons et de villages ! Ce ne serait pourtant qu’un simple retour vers le passé, car dans les temps anciens ce n’étaient pas seulement des villages, mais des villes magnifiques et des capitales d’états puissans, comme Palmyre par exemple, qui nourrissaient de nombreuses et riches populations là où le nomade promène aujourd’hui dans la solitude quelques bêtes affamées !

Ce qui est aujourd’hui trop certain, c’est que la Syrie est presque réduite à ce que représentent les deux chaînes de montagnes qui courent parallèlement à son littoral et les plaines ou les vallées qui en dépendent le plus prochainement. Ainsi le domaine de la culture comprend encore la vallée de l’Oronte où s’élève Antioche, celle du Koïk où s’élève Alep, la plaine de Damas qu’arrosent les eaux tombées du versant oriental de l’Anti-Liban. Les villes qui dominent ces plaines ont été protégées par leur position privilégiée contre l’envahissement des nomades. Situées sur les routes que le commerce de l’Inde avec l’Europe a exploitées, et que le pèlerinage de La Mecque a suivies pendant une longue série de siècles, Alep et Damas ont dû jadis à cette particularité un haut degré de splendeur. Leur population, qui même aujourd’hui dépasse peut-être pour chacune d’elles plus de cent mille âmes, opposait aux tribus une supériorité numérique qui les tient encore en respect. Leur importance politique, qui ne souffrait pas qu’elles fussent abandonnées, les revenus qu’elles rapportaient au trésor, toutes ces circonstances les ont préservées ; mais combien, elles aussi, sont-elles déchues de ce qu’elles étaient autrefois ! Que l’on compare ce qu’un Anglais, qui l’avait habité pendant longtemps, nous raconte des magnificences d’Alep au dernier siècle encore, avec les tristes tableaux que nous font les voyageurs d’aujourd’hui ! Que l’on essaie de se représenter ce que devait être Damas, d’abord capitale d’un royaume, ensuite résidence des premiers califes ommiades, en regard de ce qu’est le Damas du XIXe siècle, chef-lieu d’un pachalik turc, où les Turcs eux-mêmes ne forment qu’une minorité : militaires, employés, fonctionnaires du tanzimat, véritable oiseaux de passage sans racines et sans autorité dans le pays !

Il convient cependant d’observer que les plaines et les vallées de la Syrie n’ont jamais été que des appendices de sa destinée, partageant son éclat aux époques de prospérité et sa désolation aux époques de décadence. Ainsi, avec les Séleucides, Antioche devient la capitale d’un empire qui a ses jours de gloire ; ainsi, lors du débordement des Arabes sur le monde, Damas devient tout d’abord le quartier-général de leur gouvernement. Néanmoins ce n’est jamais là que s’est trouvé le siège de la vie du pays, pas plus qu’il ne s’était trouvé à Tyr du temps des Phéniciens. La côte, comme la plaine, a toujours pu être à la merci des conquérans, qu’ils vinssent par terre ou par mer. En définitive, ce qui a toujours résisté aux vicissitudes de la politique, des révolutions et des conquêtes, ce que la nature non moins que l’homme a défendu contre la barbarie ou contre l’indolence, c’est cette double chaîne de montagnes qui ne se développe pas en largeur sur plus de trente ou trente-cinq lieues, mais qui s’étend d’Aïn-Tab à la Mer-Morte sur toute la longueur de la Syrie (cent cinquante lieues), du nord au sud. Dans la montagne, la barbarie n’a jamais pu tarir les sources des eaux qui vont portant avec elles la fécondité et la salubrité ; dans la montagne, l’indolence et la paresse des nations déchues n’ont jamais laissé les eaux se perdre avant d’avoir accompli leur course, ni se corrompre, comme dans les plaines qu’elles empestent maintenant au lieu de les fertiliser comme autrefois.

La montagne n’est pas seulement un lieu sain, c’est aussi un lieu fort, où le vaincu échappe au conquérant, où le faible se défend avec avantage, et à peu de frais souvent, contre les entreprises d’un ennemi même très puissant. Cela est vrai dans tous les pays du monde : la conquête, dans sa marche envahissante, suit toujours et partout les plaines ou les vallées des grands fleuves, soit parce que le terrain découvert est toujours plus facile à occuper et à contenir, soit parce que les immenses bagages que traîne avec elle une armée la poussent toujours dans le pays plat, quand elle est maîtresse de ses mouvemens. Quand elle peut le faire, elle évite la montagne, qui devient naturellement alors le refuge des vaincus. Ils s’y déposent par couches de nationalités qui se mêlent souvent, mais qui ne se confondent presque jamais. C’est ainsi que s’est formée la population de la montagne syrienne, mais avec cette particularité que, le pays ayant subi plus de vicissitudes qu’aucun autre, elle surpasse aussi tous les autres au point de vue de la diversité des races, des religions, des langues et des mœurs. La montagne syrienne offre encore ceci de remarquable : c’est que la plupart des grands conquérans, depuis Sésostris jusqu’à Napoléon, ont été mêlés à ses destinées. Presque aucun des grands mouvemens religieux, politiques ou militaires qui ont influé sur le sort de l’espèce humaine ne s’est accompli sans que la Syrie n’y ait été mêlée. Chacun de ces mouvemens y a laissé sa trace. Aussi n’est-il pas étonnant que les deux ou trois millions d’habitans qu’elle renferme offrent plus de contrastes entre eux qu’aucune autre agglomération d’êtres humains.

Parmi ces divers groupes de populations se présente d’abord la race arabe, qui est la plus nombreuse dans les plaines et les vallées, mais qui a peu gagné sur la montagne. Il y a ensuite les Turcs, apportés par la conquête ; il y a les Turcomans et les Kurdes, venus des plateaux de la Haute-Asie ; les Levantins, ou descendans des familles franques établies dans le pays, et dont quelques-unes prétendent faire remonter leur généalogie jusqu’au temps des croisades. La Syrie compte encore des Juifs, au nombre d’à peu près trente mille ; mais qui nous dira à quelle branche appartiennent les Maronites, les Druses, les Mutualis, les Ansariès, les Yezidis, et dix autres peuplades qui semblent n’avoir rien de commun avec leurs voisins que les sentimens de haine réciproque qu’elles se portent toutes entre elles ?

Ce qu’il y a de remarquable, et ce qu’il ne faut pas oublier dans les circonstances présentes, c’est que, au milieu de cet ensemble si bigarré, les Turcs proprement dits ne comptent que pour une fraction à peine plus importante que les Druses ou les Maronites. Ils sont les derniers venus dans le pays, où ils n’ont paru qu’au XVIe siècle, c’est-à-dire à une époque où déjà leur grandeur et leur puissance d’expansion commençaient à déchoir. Excepté dans les villes, où ils avaient établi deux ou trois colonies de janissaires qui ont péri il y a bientôt quarante ans, ils n’ont jamais occupé sérieusement la Syrie, qu’ils n’ont pu d’ailleurs amener à reconnaître leur suzeraineté qu’après un siècle de luttes. Encore cette suzeraineté était-elle plutôt nominale que réelle, surtout en ce qui concernait les tribus de la montagne. Djezzar-Pacha et Méhémet-Ali sont peut-être les seuls Turcs qui aient exercé sur la montagne une autorité véritable, on sait à quel prix !

Cette variété infinie de races, de nationalités, de langues, de mœurs, suffirait, en tout état de cause, pour faire de la Syrie une véritable Babel ; mais pour rendre la Babel complète arrive la question religieuse, qui partout en Asie, comme on le sait, se confond avec la question politique.

Les musulmans sont en majorité, mais ils sont bien loin de faire masse et d’être d’accord entre eux. Il faut d’abord distinguer entre les musulmans à demeure fixe dans les villes ou dans les terres cultivées et les nomades. Ces derniers sont à leur manière de véritables déistes qui professent le plus profond mépris pour les cultivateurs, et surtout pour les gens des villes. Ils pillent les uns sans pitié toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion, et ils ne regardent pas les autres beaucoup mieux que les chrétiens ou les Juifs, et même que les idolâtres. Les mosquées, avec la discipline que les ulémas y ont nécessairement introduite, avec les pratiques qu’elles ont développées autour d’elles, passent presque, aux yeux des enfans du désert, pour des lieux de perdition. Parmi ces étranges philosophes, on peut noter trois groupes distincts : les Arabes ou Bédouins, qui sont peut-être les plus sensibles à l’idée religieuse ; les Turcomans, qui passent pour être fort tièdes ; les Kurdes, qui sont souvent accusés de croire à très peu de chose, et qui en tout cas vivent à l’état de guerre perpétuelle contre les deux autres branches de la population nomade. Celles-ci d’ailleurs n’ont que très peu d’occasions de contact, étant de races et de langues différentes, l’une habitant le nord et l’autre le midi de la province.

Les musulmans des villes et des campagnes détestent les nomades autant qu’ils les craignent ; mais ils ont cependant avec eux un point commun. En effet, nomades et musulmans sédentaires, les Mutualis exceptés, appartiennent tous au rite sunni, au mahométisme occidental. Il en résulte qu’ils sont en lutte constante avec les Mutualis, qui sont shiites, c’est-à-dire qui appartiennent au schisme oriental, et à ce titre font peut-être plus de cas des chrétiens, des Juifs et des Druses que des musulmans sunnites. Cette tribu, à moitié détruite, au commencement du siècle, par le terrible Djezzar-Pacha, compte encore quelque chose comme 40 ou 50,000 âmes. Elle est cantonnée dans la grande vallée qui sépare les deux chaînes du Liban, et elle doit sans doute à cette position, qui lui donne pour voisins beaucoup de non-musulmans, de n’avoir pas été complètement exterminée par ceux que l’on prend assez généralement en Europe pour ses coreligionnaires.

Après les musulmans, ce sont les chrétiens qui sont les plus nombreux en Syrie, 6 ou 800,000 âmes, dit-on. Toutes les églises et même toutes les sectes qu’a enfantées le christianisme sont aujourd’hui représentées en Syrie. Elles sont exclusivement établies dans les villes, dans les ports ou dans la montagne. Ce sont les seuls lieux où elles aient pu, soit être protégées par l’Europe, soit échapper aux conquérans arabes et turcs. Les églises grecque et latine sont cependant et à beaucoup près celles qui comptent le plus grand nombre de fidèles, et il n’est sans doute pas besoin d’ajouter qu’elles s’entendent peut-être encore moins entre elles que les musulmans entre eux. Soutenues, l’une par la France depuis que les Maronites se sont réunis au saint-siège, l’autre par la Russie depuis que cette puissance est devenue le plus redoutable voisin de l’empire ottoman, elles sont occupées sans cesse à s’entre-déchirer et à compromettre dans leurs querelles les gouvernemens qui les protègent. La guerre de Crimée, comme on se le rappelle sans doute, est née de leurs discordes ; mais ces discordes n’ont pas fini avec la paix de Paris, et il est peu de courriers du Levant qui ne nous apportent quelque témoignage de l’inimitié qui couve toujours entre les deux églises, et qui se traduit souvent aux jours des grandes fêtes chrétiennes par des rixes et des scènes scandaleuses dans les lieux saints confiés à leur garde.

Les protestans, placés sous l’égide de l’Angleterre et de la Prusse, ne font qu’apparaître, ils sont encore très peu nombreux, mais néanmoins il faut reconnaître que, pour le temps qui s’est écoulé depuis qu’ils ont cherché à prendre pied dans le pays, ils ont fait d’assez grands progrès. Ils sont influens par l’argent dont ils disposent et que les sociétés des missions en Angleterre et en Amérique leur versent à pleines mains. L’argent est en tout pays un moyen d’action puissant ; il l’est surtout au milieu de populations ignorantes et pauvres, pour qui l’entrée dans une église représente la certitude d’une protection politique puissante. Le chiffre des protestans est encore trop peu considérable en Syrie pour qu’ils puissent chercher à y jouer un rôle, mais on voit déjà leur conduite se dessiner sous l’inspiration des deux gouvernemens qui les appuient. En toute occasion, ils s’étudient à observer la neutralité la plus scrupuleuse entre les deux grands antagonistes grec et latin ; ils semblent prétendre à persuader aux autorités turques et aux musulmans du pays qu’ils sont des infidèles d’une autre espèce que ceux qui ont fait passer tant de mauvaises nuits aux pachas et qui vont forcer les populations à rendre compte des derniers crimes. Dans de certaines circonstances, les protestans en Syrie ne craindraient pas, je crois, de manifester une indifférence assez grande pour le reste des chrétiens. Ainsi par exemple, lorsqu’au début de la crise actuelle on a pu croire qu’il s’agissait seulement d’une de ces collisions qui éclatent avec la périodicité la plus régulière entre les Druses et les Maronites, les correspondances que publiaient les journaux anglais étaient uniformément plus favorables aux Druses qu’à leurs adversaires ; c’est seulement quand le mal s’est répandu jusqu’à Damas que les correspondances anglaises se sont mises au diapason général.

La principale force de l’église catholique en Syrie est représentée par les Maronites, qui sont établis au nombre de 150,000 environ dans la montagne du Liban occidental, entre Tripoli et Beyrouth. Ils descendent d’une ancienne secte de l’église grecque, et se sont réunis au saint-siège de Rome en 1445, mais en conservant une liturgie et une discipline particulière, laquelle, entre autres points, permet le mariage au clergé séculier. Il existe encore en Syrie des Grecs, des Armemens et des Syriaques catholiques, mais ils sont peu nombreux. En outré, les Levantins et les Francs fixés dans les ports ou dans les villes appartiennent aussi pour la plupart à l’église latine.

Les chrétiens de l’église grecque sont les débris des populations vaincues au temps de la première, conquête par les Arabes. Habitans des villes pour la plus grande partie, ils n’ont par eux-mêmes aucune importance politique. Animés d’une haine irréconciliable contre l’église latine, on les a vus, à l’époque des croisades se ranger du côté des musulmans plutôt que du côté des Latins. Ils ont toujours été les sujets très soumis des Arabes, des Mamelouks et des Turcs : c’est seulement depuis l’avènement de la Russie au rang de grande puissance européenne qu’ils sont devenus parfois un sujet d’embarras pour leurs maîtres ; s’ils ne servaient d’instrument politique à la Russie, ils ne seraient rien. On peut en dire autant, je crois, des quelques milliers d’Armemens appartenant à l’église grecque que l’on trouve en Syrie.

Les Juifs, et comment songer sans pitié à cette race si longtemps et si cruellement persécutée ? les Juifs, qui ont là leur véritable patrie, qui ont possédé en maîtres toute la partie méridionale de la Syrie, les Juifs ne comptent plus que pour une trentaine de mille âmes, plus ou moins également dispersées dans toute la province. Ils y vivent dans l’état d’abaissement qui est leur lot par tout l’Orient, depuis la Perse et la Russie jusqu’au Maroc. Ils ne sont rien par eux-mêmes ni par les autres, car, eux, ils n’ont pas de protecteurs. Méprisés et maltraités par les musulmans, ils n’ont vu que rarement les puissances chrétiennes intervenir dans leurs affaires, et ce n’a peut-être jamais été sans qu’ils aient eu à maudire cette intervention. Si peu nombreux qu’ils soient et si peu précises que soient encore nos informations sur les horreurs qui ont été commises à Damas, nous devons cependant regarder comme très probable que les Juifs de Damas auront souffert leur part de ces atrocités ; mais qui réclamera pour eux ? Qui oserait même répondre qu’on ne les accusera pas bientôt d’en avoir profité[1] ? Quoi qu’il en soit, les Juifs de Syrie ne paraissent pas être plus unis entre eux que leurs coreligionnaires ne le sont dans le reste du monde. On affirme que non-seulement il existe parmi eux les sectes que nous connaissons en Europe, mais que de plus il serait possible de retrouver dans leurs divers groupes des témoins encore vivans de l’histoire de leur race avant l’ère chrétienne. On signale entre autres dans les environs de Naplouse une petite peuplade qui se donne pour originaire de l’antique Samarie, qui se vante d’être le dernier débris de l’ancien royaume d’Israël, et qui prétend posséder un exemplaire du Pentateuque écrit de la main de Moïse lui-même. En 1840, les Samaritains étaient encore au nombre de 153 individus.

Un caractère merveilleux de cette terre de Syrie qui a vu tant de miracles, qui est couverte de plus de ruines, et de ruines plus augustes, qu’aucun autre lieu du monde, c’est qu’elle ne peut rien conserver dans sa force et dans sa gloire, et qu’en même temps elle ne peut rien laisser périr définitivement. C’est ainsi qu’outre les musulmans, les chrétiens et les Juifs, elle contient encore dans son sein des idolâtres dont l’origine se perd dans la nuit des temps, ou n’a pas encore été expliquée. En première ligne parmi ces idolâtres, il faut compter les Druses, non-seulement parce qu’ils viennent d’attirer sur eux l’attention de l’Europe, mais aussi à cause de l’importance de leur population, qui les fait venir au cinquième et peut-être même au quatrième rang entre les diverses nations de la Syrie. Ils habitent au nombre de 80 ou 100,000 la partie méridionale du Liban, où ils se mêlent aux Maronites, et les revers de l’Anti-Liban. À la suite des guerres intestines qui désolent périodiquement la montagne, un certain nombre de familles druses, dont les descendans représentent aujourd’hui 3 ou 4,000 individus, sont allées vers le milieu du siècle dernier s’établir dans le Haouran, et il est malheureusement fort à craindre pour cette colonie qu’elle n’ait à rendre un compte bien lourd de la part qu’elle a prise aux massacres de Damas. Quoique les Druses aient eu d’innombrables querelles avec leurs voisins les Maronites, il est vrai cependant que le plus ordinairement ils vivent en paix avec eux, rapprochés qu’ils sont par le sentiment de la défense commune contre les maîtres du pays. En règle générale, les deux peuples, malgré la différence des religions, vivent à l’état de confédérés, et c’est si bien la règle générale qu’ils ont souvent obéi aux lois d’un même gouvernement, ainsi que c’était le cas il y a vingt ans encore, du temps de l’émir Beschir, qui a régné pendant de longues années sur le Liban maronite et druse.

Au point de vue religieux, les Druses peuvent être considérés comme une espèce de société secrète dont on n’a pas encore pénétré les mystères, mais qui n’a ni l’esprit de prosélytisme, ni l’esprit d’intolérance. Avec les musulmans, ils affectent les dehors de l’islam ; avec les chrétiens, il professent volontiers un grand respect pour le culte de la Vierge, mais ils ne font jamais d’efforts pour amener les uns ou les autres à leur croyance. Au contraire ils se montrent toujours très soigneux d’éviter de donner aucune prise qui pourrait mettre sur la trace de leurs doctrines l’esprit investigateur des étrangers. D’ailleurs, si même ils consentaient à vouloir bien éclairer les profanes, la plupart des Druses ne pourraient sans doute pas réussir à le faire. Une hiérarchie très rigoureusement établie partage toute la nation en groupes d’acals ou d’initiés dont un très petit nombre seulement connaît les principes essentiels de la foi. On sait cependant que les Druses sont idolâtres et qu’ils adorent la Divinité sous la forme d’un veau ; mais jusqu’ici ils ont réussi à dérober la connaissance de presque tous leurs livres religieux aux recherches des Européens. Ceux que le gouvernement égyptien a pu se procurer du temps de Méhémet-Ali ne jettent, à ce qu’il paraît, qu’une lumière très imparfaite sur les croyances des Druses. On s’accorde à les regarder comme la population la plus guerrière et la plus énergique de la Syrie.

Je ne ferai que nommer les Nosaïris ou Ansariès, autres idolâtres qui habitent au nord des Maronites, au-delà de Tripoli, et dont les croyances sont aussi très peu connues. Il faut en dire autant des Ismaélites, qui sont accusés de se livrer, dans la célébration de leurs mystères, à des pratiques infâmes, autant encore des Quedamécés, qui adorent les couleuvres noires, autant de quelques autres idolâtres que l’on trouve en Syrie, restes encore vivans de toutes les erreurs humaines. Entre ceux-ci cependant il faut noter à part les Yezidis, race assez puissante sur les bords de l’Euphrate, et qui a poussé une de ses branches en Syrie. L’histoire des Yezidis est inconnue tout aussi bien que leur doctrine. Les musulmans disent qu’ils adorent le diable, ou, si on l’aime mieux, le principe du mal. Ce qui paraît certain, c’est qu’ils sont divisés eux-mêmes en plusieurs sectes, et que l’une d’elles, dont l’existence est mystérieuse, porterait le nom de hatkelis ou égorgeurs. Ils ressembleraient par quelques points aux thugs de l’Inde. Les Yezidis portent aux musulmans une haine profonde qui se traduit par l’assassinat toutes les fois qu’il peut être commis impunément. Il est naturel qu’en retour les musulmans de Syrie aient peu de sympathie pour les Yezidis ; ils expriment en effet l’horreur et le mépris qu’ils ressentent à leur endroit par le dicton suivant, qui a pris chez eux presque force de croyance populaire : « Au jour du jugement dernier, les Juifs iront chevauchant sur le dos des Yezidis pour se rendre en enfer. »

Je crois maintenant en avoir assez dit pour que le lecteur le plus étranger à la question comprenne comment la Syrie a bien mérité la réputation dont elle jouit d’être une des provinces les plus turbulentes de l’empire ottoman, et comment elle est au point de vue politique un véritable dépôt de matières inflammables ou explosables. Que sera-ce lorsqu’il faudra encore ajouter qu’à toutes ces nations barbares et corrompues on a superposé un gouvernement qui est lui-même corrompu, et encore plus faible que corrompu ? Telle est cependant la vérité.

La conquête de la Syrie par les Turcs a été un enfant de leur extrême maturité, et un enfant de la constitution la plus débile. Jamais les Turcs n’ont véritablement occupé le pays, soit comme possesseurs et exploitans du sol, soit même seulement comme conquérans qui auraient réduit les populations à l’obéissance. Ils n’ont jamais été que les suzerains nominaux de la montagne ; les pachas envoyés de Constantinople ont la plupart du temps vécu à Damas ou à Saint-Jean-d’Acre à l’état de rébellion ouverte contre l’autorité centrale, se soutenant par les intrigues et contraints de ménager les populations syriennes, afin de trouver en elles des points d’appui. Depuis le XVIe siècle, la Syrie n’a connu aucun gouvernement dans le sens que nous attachons à ce mot, si ce n’est celui de Méhémet-Ali, autre sujet révolté du sultan ; mais il est permis de dire que les horreurs mêmes qui viennent de se commettre ne peuvent pas faire regretter le gouvernement de Méhémet-Ali. C’était l’homme le plus cruel que notre siècle ait pu voir, et c’est de lui plus que d’aucun autre qu’on a jamais pu dire : Ubi solitudinem faciunt pacem appellant. Je suis peu touché, je l’avoue, de l’apparente régularité qu’il était parvenu à introduire dans le fonctionnement de sa machine oppressive, et ce que j’en ai pu voir à deux reprises me laisse peu de doute qu’à tout prendre le désordre et l’anarchie qui, depuis 1840, éclatent de temps à autre en Syrie, lui ont encore fait moins de mal que n’en aurait produit la continuation du règne de Méhémet-Ali. C’était à certains égards un homme de génie ; c’était aussi un Turc de la vieille roche, parfaitement ignorant et surtout complètement insensible à toutes les douleurs des autres hommes. Aussi a-t-il fait périr des milliers de malheureux autant par ignorance que par dureté. Quelle chimère donc que celle de quelques beaux esprits en Europe, qui voulaient bien voir dans le terrible vice-roi un régénérateur de l’Orient, un représentant de la nationalité égyptienne ou arabe, lui qui excluait systématiquement les Arabes de tous les grades supérieurs de son armée et de son administration, lui qui donnait les prisonniers turcs faits à la bataille de Koniah pour officiers aux soldats qui les avaient vaincus, lui qui professait un tel mépris pour les Arabes qu’il feignait même de ne pas comprendre leur langue !

Il était resté maître de la Syrie pendant à peu près neuf ans, lorsque les alliés de 1840 vinrent la lui arracher pour la faire rentrer sous l’obédience directe du sultan. C’était chose facile à déclarer sur le papier ; mais ce qui était difficile, sinon même impossible, c’était de faire en sorte que le sultan fût capable de gouverner cette province qu’on lui rendait. C’était un changement qui devait médiocrement toucher la population chrétienne, laquelle compte pour un tiers environ dans le nombre total des habitans ; c’était une restauration qui n’avait guère d’autre mérite aux yeux de la population musulmane que de l’affranchir du joug désastreux de Méhémet-Ali. Les réformes opérées par le sultan Mahmoud, qui avait dû commencer par l’extermination des janissaires et par la destruction de la féodalité ottomane, ces réformes étaient très peu populaires parmi les Arabes de Syrie, où l’orgueil de la race et la noblesse des familles ont autant d’influence qu’en aucun pays du monde. Il a fallu sans doute une énergie extraordinaire au sultan Mahmoud pour parvenir, comme il l’a fait, à ruiner complètement l’ancienne aristocratie musulmane ; mais il ne faut pas croire que, pour avoir réussi dans cette entreprise, il ait acquis une ombre de popularité, ni surtout qu’il ait fondé un gouvernement. Les spahis, les agas, les timariotes, les dereh-beys étaient certainement devenus la cause d’embarras très sérieux, et certainement aussi ils auraient opposé une résistance désespérée à la réalisation de tous les projets que le sultan avait formés avec l’espérance de remettre l’empire au niveau des autres états européens ; cependant ils représentaient la véritable administration municipale et provinciale du pays, et à certains égards ils valaient mieux que la centralisation qui leur a succédé. Si leurs idées théoriques en fait d’administration étaient très bornées, s’ils étaient beaucoup trop portés à regarder la violence comme un moyen de gouvernement, du moins ils ne pouvaient pas rester étrangers à l’influence des sentimens que font naître partout la possession et l’habitation héréditaire du sol, entourées de certains droits et de certains privilèges héréditaires aussi. Si incultes et si grossiers qu’ils fussent, ils devaient bien sentir qu’il était de leur intérêt de protéger leurs inférieurs ; de plus ils se faisaient échec les uns aux autres, comme aussi ils devaient souvent contenir les exactions des pachas et des autres agens de l’autorité impériale. C’était de la barbarie si l’on veut, mais c’était une barbarie qui avait certains contre-poids.

Aujourd’hui l’on a changé tout cela, et l’on possède un système qui ne fonctionne pas trop mal sur le papier ; c’est dans la pratique seulement qu’il laisse beaucoup à désirer. Dans la crainte de voir reparaître ces grands feudataires, ces pachas qui se révoltaient trop souvent, on a inventé une organisation très savante qui divise tous les pouvoirs jusqu’à l’infiniment petit, si bien qu’il n’y a guère plus de pouvoir. Aux aristocraties locales on a substitué à tous les étages de l’administration des fonctionnaires que l’on a soin de déplacer tous les ans et de ne jamais employer dans le pays de leur naissance, de façon qu’ils sont partout sans crédit, sans racines, sans avenir. Il y a quelque chose de plus déplorable encore : c’est qu’un très grand nombre d’entre eux, je devrais dire le plus grand nombre, est à peu près complètement dépourvu de moralité ; de lumières, il n’en est pas question. En même temps qu’on créait le système, on oubliait la nécessité de former des hommes pour le faire marcher, et dans l’enthousiasme qu’inspirait la centralisation lorsqu’on l’eut découverte, on imagina que, pour rendre la chose complète, il fallait que toutes les nominations partissent de Constantinople ; c’était vouloir qu’elles dépendissent toutes du harem, ou de la faveur de quelques pachas en crédit, ou enfin des créatures de leurs créatures. C’est ainsi que, de degré en degré, on peut dire qu’un nombre immense de places se vendent ou se conservent à beaux deniers comptans. En définitive la centralisation, qui est déjà si difficile à porter pour les états les plus civilisés, produit dans l’empire ottoman une foule de maux. C’est même à cela qu’elle a réussi jusqu’à ce jour le plus et le mieux. Elle a donné naissance à une corruption pire peut-être que celle qui existait auparavant. En Occident, nous avons, pour nous défendre contre l’indignité des choix que la centralisation, abandonnée à elle-même, ne manquerait pas de faire, une foule d’entraves salutaires apportées au recrutement de son personnel. Telle est, pour entrer dans presque toutes les branches de l’administration, la nécessité d’avoir acquis les grades universitaires, ou, ce qui est encore d’une meilleure garantie, l’impossibilité d’y entrer autrement que par la voie des concours publics ; telles sont les lois sur l’avancement, telle est surtout l’existence de classes moyennes très nombreuses, très riches et très éclairées qui forcent les gouvernemens, sous peine de descendre à un degré impossible d’avilissement, à ne laisser tomber leur faveur et leur choix que sur des individus qui, par leur éducation, par leurs lumières et surtout par leur moralité, ne soient pas au-dessous du niveau moyen. En Orient, il n’existe rien de pareil, et s’il y paraissait un nouveau Caligula, je ne sais pas en vérité ce qui l’empêcherait, lui aussi, de faire son cheval consul ou mouchir de quelque province ; mais aussi cette omnipotence déréglée du pouvoir se paie fort cher, et, attendu qu’il est vrai en Orient, comme en Occident, que les extrêmes se touchent, elle se paie au prix de la considération et de la virtualité du pouvoir lui-même. Le pouvoir a voulu des serviteurs qui ne pussent en aucun cas lui résister, il en a obtenu qui ne résistent absolument à rien. La multitude de ces fonctionnaires, étonnés eux-mêmes de leur situation, ont conscience du néant d’où ils sont sortis, et dans lequel le moindre changement de vent survenu à Constantinople peut les faire si facilement rentrer. Ils ne songent qu’à se garer contre les chances trop probables de l’avenir et à s’enrichir soit aux dépens d’administrés qu’ils ne connaissent pas, soit aux dépens de l’administration, qui les rejettera peut-être demain de son sein. Ceux d’entre eux, et le nombre en est malheureusement très grand, qui sont parvenus à leurs places par des moyens qu’ils n’osent s’avouer à eux-mêmes ont, malgré l’orgueil musulman, conscience de leur propre indignité. Ils n’ont de ressort que pour l’intrigue, pour le reste ils sont de paille, et à mesure que l’empire va dépérissant, c’est surtout dans leurs rapports avec l’étranger ou avec les sujets chrétiens de l’empire, auxquels ils savent que l’Europe porte un très vif intérêt, qu’ils montrent leur déplorable faiblesse. Le gouvernement est ainsi paralysé à tous les degrés de la hiérarchie administrative, depuis le plus humble cawas jusqu’au sultan lui-même.

Il y a quelques semaines, il s’est passé à Constantinople même un fait trop caractéristique de la situation pour qu’il ne soit pas utile de le rapporter. Un Arménien qui avait appartenu à l’église grecque, mais qui l’avait quittée pour l’une des confessions protestantes, étant venu à mourir, ses parens résolurent de le faire ensevelir dans le cimetière où reposaient déjà plusieurs membres de la famille. Cependant, lorsqu’on voulut procéder à la cérémonie, une foule d’Arméniens du rit grec qui regardaient le défunt comme un apostat, s’assemblèrent sur les lieux pour préserver, disaient-ils, la terre sainte de leur cimetière d’une souillure. La famille était dans son droit strict ; toutefois elle aurait peut-être cédé devant cette manifestation, d’autant plus qu’il ne manque pas à Constantinople de cimetière où l’on aurait pu ensevelir le mort, très décemment, si (c’est du moins ce qu’affirment les correspondances anglaises) les missionnaires, qui considéraient l’opposition des Armemens comme une insulte, n’eussent pas conseillé aux parens de tenir bon et de requérir la police. L’autorité envoya deux cents hommes, espérant qu’un pareil déploiement de forces suffirait pour intimider les opposans ; mais ils étaient au nombre de plusieurs milliers, et ils comptaient sans doute que, si les missionnaires avaient l’espérance d’être soutenus par l’ambassade anglaise, ils le seraient de leur côté par l’ambassade russe. Aussi refusèrent-ils de laisser procéder à la cérémonie, et ce fut vainement que la police se mit à parlementer avec eux. Il y avait déjà quatre jours que l’affaire durait, sans que l’on fût plus avancé qu’au premier moment, lorsque l’ambassadeur d’Angleterre, sir Henry Bulwer, se décida enfin à intervenir. Il se transporta de sa personne sur les lieux et invita lui-même la police à faire son devoir. Celle-ci alors, rassurée sur les conséquences politiques et morales que pouvait avoir l’emploi de la force, fit évacuer le cimetière en un instant, mais non sans un semblant de résistance où plusieurs des récalcitrans furent plus ou moins maltraités. Après l’invitation qui lui avait été faite par l’ambassadeur anglais, la police ne craignait plus que l’on transformât tout l’incident, comme cela se fait à chaque instant dans les journaux de l’Europe, en un complot tramé par l’uléma, en un massacre de chrétiens par le fanatisme turc Il paraît cependant que l’affaire n’en est pas restée là, car l’on assure que, durant la nuit qui suivit cette échauffourée, le cercueil du pauvre Arménien protestant fut déterré et déposé ignominieusement dans une allée du cimetière, afin que les passans pussent fouler aux pieds ce qui restait de sa dépouille mortelle.

Un tel fait montre assez clairement le degré d’impuissance où est tombé le principe d’autorité dans l’empire ottoman. Il enseigne aussi deux choses dont il serait bien à désirer qu’il fût tenu plus de compte dans ce qu’on pense ou dans ce qu’on écrit à propos de l’Orient : la première, c’est qu’en parlant de ces malheureuses contrées, il ne faut pas avoir toujours sous la plume ou dans la bouche le mot de fanatisme turc sans penser aussi au fanatisme des chrétiens du Levant, qui n’est pas moins réel que l’autre ; la seconde, c’est qu’il est toujours dangereux de voir intervenir les missionnaires, à quelque église qu’ils appartiennent, dans les affaires politiques ou administratives. Nous autres Français, nous devons être tout particulièrement édifiés à cet égard, et il faut espérer que l’expérience que nous venons de faire encore en Cochinchine portera ses fruits.

Si telle est la faiblesse de l’autorité à Constantinople, dans la capitale même de l’empire, je demande, ce qu’elle doit être dans une de ses provinces les plus lointaines, dans un pays qui vient à peine d’être rendu à la Turquie, où elle ne possède aucune de ces traditions de puissance qui la sauvent encore ailleurs, où elle ne rencontre que des populations ennemies par principe de race ou de religion, où elle ne peut envoyer pour la représenter que les tristes fonctionnaires qu’a produits jusqu’ici la réforme, où elle ne comptait au moment de la dernière explosion qu’une poignée de soldats, irréguliers pour la plupart, et qui n’avaient pas reçu de solde depuis deux ans. C’est cent fois plus qu’il n’en faut pour s’expliquer comment le feu a pu prendre dans la montagne entre deux tribus puissantes et armées sans que les pachas aient été capables de l’éteindre, comment il a pu se propager à Damas grâce aux passions d’une populace indomptée, avide de pillage, et que renforçaient les pillards nomades des alentours. Il n’est pas besoin d’en connaître davantage pour savoir comment les horreurs que l’Europe déplore ont pu se commettre, et il est surtout déraisonnable de vouloir en chercher la cause dans quelque grande conspiration qui se tramerait dans tout le monde musulman pour l’extermination des chrétiens. Cela se dit et se répète tous les jours. Il est cependant si facile de comprendre à première vue qu’une querelle entre Maronites et Druses, qui ne sont musulmans ni les uns ni les autres, ne peut pas représenter un complot tramé par les musulmans ! Ensuite que répondre à ceux qui viendraient objecter et le rôle que les Algériens d’Abd-el-Kader, qui sont musulmans, ont joué en cette occasion, et le pillage dont un grand nombre de musulmans à Damas ont eu à souffrir, et l’hospitalité qui a été donnée à un grand nombre de victimes par tant de musulmans notables de la ville, et même la conduite du pacha, qui, s’il a manqué de cœur et de force pour réprimer le désordre, a du moins recueilli dans la citadelle huit ou dix mille chrétiens qu’il a soustraits au massacre ?

Ce qui est vrai, c’est qu’aujourd’hui sur toute la terre, en Turquie, en Asie, en Afrique, partout où il existe des musulmans, ils ont tous le sentiment instinctif de leur mine, et qu’ils croient voir partout les chrétiens prêts à les exterminer. Ne nous montrons pas aussi aveugles ni aussi ignorans qu’eux en nous les représentant à notre tour comme tramant sans cesse l’extermination des chrétiens. Ce qui est vrai, c’est qu’aujourd’hui dans son empire encore si vaste le Turc ne gouverne plus, et que nous ne sommes pas au bout des catastrophes que son impuissance nous prépare. Pour un gouvernement, c’est un péché capital qui condamne les Turcs sans rémission et sans qu’il soit besoin de susciter contre eux un fanatisme. anti-turc qui ne serait ni moins injuste, ni moins déraisonnable qu’aucun autre.


II

J’ai essayé de décrire la Syrie, sa condition géographique, les races qui l’habitent et le gouvernement que l’Europe lui a donné en 1840. De ces traits généraux ne résulte-t-il pas avec une suprême évidence que la force vitale du pays réside dans la montagne, et que les Turcs, s’ils y ont quelquefois exercé une action politique ou gouvernementale, ne l’ont cependant jamais occupée réellement ; que même la totalité des tribus qui sont fixées dans la montagne sont hostiles aux Turcs ; que la plus grande partie d’entre elles n’est même pas musulmane ; que cependant elles sont opposées les unes aux autres par la race, par la langue, par la religion ; qu’elles vivent presque le plus souvent à l’état de guerre intestine ; que le gouvernement qu’on est censé leur avoir donné ou restitué en 1840 ne trouve pas d’auxiliaires pour le maintien de l’ordre, même dans les plaines et dans les vallées qu’habitent cependant des populations de sa religion ; qu’enfin ce gouvernement manque absolument des ressources financières, militaires et morales qui lui seraient indispensables pour conquérir un pays tel que la Syrie ? Car, à bien examiner les choses, ce n’est guère de moins que cela qu’il s’agirait s’il passait par la tête du sultan ou de ses ministres de vouloir établir en Syrie une autorité sérieuse et efficace.

Si l’exposé de cette situation est, comme je le crois, exact, il n’est pas étonnant qu’il en résulte un désordre et une anarchie passés à l’état normal, et que de temps à autre il en sorte des éruptions qui font frémir les peuples civilisés. Dans ces derniers mois, l’éruption a été si terrible, que malgré les défiances et les jalousies qui les divisent, toutes les fois surtout qu’il est question de toucher à l’Orient, les grandes puissances ont autorisé l’intervention en principe, et ont chargé tout d’abord nos soldats d’aller l’exercer pour le compte commun. En même temps, il est vrai, afin de limiter autant qu’il serait possible la sphère d’action du principe que les circonstances forçaient d’accepter, la diplomatie a eu soin de dire que le but de l’intervention, c’était le rétablissement de l’autorité du sultan, et que c’est seulement pour y aider que les cinq puissances ont souscrit à l’embarquement d’un corps de 6,000 Français pour la Syrie. La chose est ainsi libellée dans les protocoles, et l’occasion serait bonne de plaisanter un peu la diplomatie à propos du rétablissement de l’autorité du sultan en Syrie, car rétablir ce qui n’a jamais eu d’existence réelle, c’est au moins difficile ; mais, au lieu de chercher des chicanes de mots, il faut surtout voir ce que l’on a voulu dire, et ce qui est compris en effet par tout le monde, c’est que les grandes puissances prennent leurs précautions pour qu’aucune d’elles ne cherche à exploiter à son profit les circonstances qui ont nécessité l’intervention, et pour que cette intervention ne dégénère point en une occupation permanente. Yoilà le sens vrai des protocoles ; seulement la précision de leur langage laisse beaucoup à désirer quand on cherche comment ils définissent le rôle que nos soldats vont jouer en Syrie.

Qu’y vont-ils faire en effet ? Exiger le désarmement général, obtenir des réparations pour le passé, et chercher des garanties contre le retour de scènes pareilles à celles qui viennent de soulever l’indignation de l’Europe. Je ne pense pas que leur tâche puisse se définir autrement, et qu’on puisse dire que nos soldats soient chargés de poursuivre des vengeances de race ou de religion. C’est un rôle qu’il semblerait d’ailleurs bien difficile d’imposer à une armée française, particulièrement à une armée qui se recrute indistinctement parmi les chrétiens, les Juifs et les musulmans. L’exemple même de l’égalité et de la fraternité avec lesquelles toutes les races et toutes les religions vivent sous nos drapeaux est une des leçons les plus utiles que nous allons donner à ces barbares, et il serait fort à regretter que ce caractère de désintéressement de notre armée, au milieu de toutes les passions qui animent les Asiatiques, fût comprom

is, même pour un peu. C’est heureusement ce qui n’arrivera pas. Quand je dis le désarmement, je n’entends pas seulement la rentrée de l’épée dans le fourreau et des fusils dans les maisons : j’entends bel et bien la remise des armes dont il vient d’être fait un si coupable usage ; j’entends aussi que la mesure sera appliquée généralement, sans distinction de race ou de croyance. On dira que faire rendre les armes à tout le monde, c’est livrer aux Turcs les chrétiens de Syrie. L’assertion est perfide, parce qu’elle rejette sur ceux qui croient à la nécessité du désarmement un vernis d’insensibilité odieuse. Néanmoins je ferai remarquer que ce n’est pas par excès de force, mais au contraire par excès de faiblesse, que pèche surtout le gouvernement turc en Syrie. J’ajouterai qu’à tous les points de vue pratiques, il n’est personne à qui un désarmement général profitât autant qu’aux chrétiens. Ils ont pour veiller sur eux des consuls que n’ont pas leurs adversaires, et c’est là leur véritable force. Quant à leurs armes, il est assez difficile de justifier par les événemens le parti qu’ils en peuvent tirer. Qu’ont-ils fait de ces armes ? Si ce sont les Maronites qui les premiers ont attaqué les Druses, comme tant de gens le prétendent aujourd’hui, je ne vois pas à quoi leurs armes leur ont servi, à moins que ce ne soit à leur inspirer la plus malheureuse confiance dans des forces qu’ils n’avaient pas. Si les chrétiens de Damas avaient des armes, il reste à expliquer comment une population que l’on estime à 25 ou 30,000 âmes a pu se laisser piller, incendier, égorger sans résistance, alors qu’une poignée d’Algériens a su se faire respecter en les protégeant. Si les chrétiens de Syrie n’ont pas d’armes, comment alors pourrait-il leur être désavantageux qu’on désarmât les autres ? Laisser des armes en Syrie, c’est en laisser seulement aux barbares. Et quant aux difficultés d’exécution de la mesure, on peut répondre que Méhémet-Ali avait déjà désarmé les Druses et les Maronites, que dans l’Inde cent mille Anglais viennent de désarmer plus de cent millions d’hommes. Avec les troupes qu’il a amenées, avec le secoure d’une division française, Fuad-Pacha doit se sentir assez fort, et si l’on se mettait résolument à l’œuvre, il serait juste d’appliquer la mesure, au moins jusqu’à un certain degré, aux tribus des nomades qui ont fourni leur contingent au massacre des chrétiens.

Quand je dis réparation pour le passé, j’entends que non-seulement on recherchera les principaux auteurs de ces attentats, mais qu’on fera supporter les conséquences des torts à réparer aux populations qui ont assisté de sang-froid à de pareilles scènes et qui n’ont rien fait pour les empêcher. Que l’on ne s’y trompe pas en effet, il ne suffit pas de faire tomber la tête de Kourchid-Pacha ou celle du misérable qui, après avoir fait rendre leurs armes aux chrétiens en leur promettant protection, est accusé de les avoir livrés lui-même à leurs persécuteurs : ils sont aujourd’hui sous la main de la justice, eux et la plupart de ceux qui se sont particulièrement compromis dans ces déplorables événemens ; mais ce serait une grande erreur de croire que leur châtiment peut à lui seul servir de leçon salutaire en Syrie. Les plus notables parmi eux sont des Turcs complètement étrangers au pays, des fonctionnaires nomades que la centralisation byzantine envoie dans les provinces pour y faire une fortune rapide par des moyens que réprouve la moralité européenne. S’ils étaient seuls châtiés, la population, qui très certainement ne leur veut aucun bien, se rirait de leur infortune et de la simplicité des puissances qui auraient cru venger par la ruine de ces fonctionnaires la cause de la civilisation. Il y a bien des chances pour qu’Achmet-Pacha, Osman-Bey, Kourchid-Pacha et les autres se soient aussi rendus coupables de quelques méfaits envers leurs anciens administrés. Or, pour qui connaît l’inconcevable crédulité des Asiatiques, leur orgueil et l’irrésistible penchant qui les entraîne toujours vers le faux, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que dans six mois d’ici, quand nous aurions levé nos tentes, il fût tout à fait établi dans la croyance populaire que nous sommes venus comme alliés, comme vassaux peut-être, prêter main-forte au sultan pour l’aider à punir des serviteurs infidèles. N’est-ce point à peu près de cette façon que dans mille localités du monde musulman on explique la guerre de Crimée ? N’est-ce pas ainsi qu’en Chine, où nous faisons la guerre à l’empereur Hien-fung, les mandarins rendent compte aux populations des circonstances qui nous ont fait mettre des garnisons à Canton et à Shang-haï pour préserver ces grandes villes contre les rebelles ? N’est-ce pas l’une des interprétations que l’ignorance et la corruption de l’esprit asiatique peuvent faire sortir sans de trop grands frais d’imagination du libellé même des protocoles ?

Cela semblera sans doute impossible ou tout au moins fort exagéré à d’honnêtes Européens qui n’ont jamais franchi les limites du monde civilisé et qui n’ont pas pu apprendre par expérience combien le génie des Orientaux aime la recherche dans la perversité de son ignorance ; c’est cependant là ce qu’il faut prévoir, et c’est pour cela qu’il faut faire porter à d’autres, aussi bien qu’aux fonctionnaires turcs, la responsabilité des crimes qui viennent de se commettre. C’est d’ailleurs un principe du droit commun dans tous les pays de l’Europe que les communes soient responsables des désordres qui s’accomplissent sur leur territoire dans les émotions populaires. Telle est la loi en France, en Angleterre et ailleurs ; telle est la loi que nous avons appliquée nous-mêmes avec succès en Algérie quand nous avons voulu obtenir la sécurité des routes ; telle est la loi que, pour le même besoin et avec d’aussi bons résultats, Méhémet-Ali avait imposée à la Syrie elle-même. Il avait poussé l’application du principe de la solidarité jusqu’aux matières d’impôt. Ainsi le principe ne sera pas nouveau, et il n’y a aucune exagération à dire que non-seulement il sera accepté comme juste par la conscience publique, mais que de plus il est seul capable de nous mener au but que nous cherchons : la réparation du passé et la garantie de l’avenir.

Si nous ne voulons pas nous exposer à être pris pour dupes, si l’Europe ne veut pas que la nouvelle expédition de Syrie tourne à n’être qu’une démonstration vaine, voilà ce qu’il convient d’exiger, et je crois que ces exigences sont parfaitement conciliables avec la teneur même des protocoles. Si ce qu’ils appellent le rétablissement de l’autorité du sultan ne signifiait pas autre chose que faire tomber les armes des mains de ces barbares, il semblé que Fuad-Pacha aurait suffi à obtenir ce résultat, et il eût été presque ridicule de déplacer une division française si l’on n’avait pas eu d’autre mission à lui donner que celle d’être présente à la cessation des combats et à l’extinction des incendies. Ces exigences d’ailleurs doivent être celles du sultan lui-même encore plus que les nôtres ; plus que nous il a besoin d’obtenir la réparation du passé, car en définitive il a plus souffert que nous de ces événemens, et il souffrirait encore plus que nous de leur retour. Ce qui n’a été pour l’Europe qu’une occasion de faire éclater là générosité de ses sentimens a été de toute manière pour le sultan la plus affligeante des occurrences, où l’honneur et la considération de soi gouvernement coulaient par tous les pores avec le sang des victimes. On peut sans doute présumer qu’il se trouvera des gens pour chercher à éloigner autant qu’il dépendra d’eux l’ingérence importune des puissances chrétiennes dans les affaires de Syrie ; mais, dans la situation donnée, le côté moral emporte le fond même de la question, et ces mauvaises volontés seront réduites à l’impuissance sans même qu’il soit besoin de s’en occuper. Il en sera ce qu’il a été des appréhensions, très légitimes d’ailleurs, des gouvernemens qui hésitaient d’abord à reconnaître la nécessité de l’intervention, qui lui ont imposé une durée probablement insuffisante, qui lui ont assigné un objet très peu défini, et qui cependant ont été entraînés par la nécessité des faits et par l’exigence du sentiment public. Lequel aujourd’hui de ces gouvernemens songe à interpréter les protocoles en disant que, les massacres ayant cessé, les tribus ayant déposé les armes devant les troupes qu’avait amenées Fuad-Pacha, le rétablissement de l’autorité du sultan est un fait accompli qui doit motiver le retour de l’expédition française ? lequel ne sent pas que l’action européenne doit se prolonger pendant quelque temps encore en Syrie ? lequel ne se prépare pas à cette éventualité ?

Maintenant je laisse à de plus compétens le soin de fixer les formes et les conditions moyennant lesquelles pourront se réaliser les mesures que je propose. Il y a pourtant certains détails auxquels il serait bon de tenir la main. Ainsi par exemple il serait convenable, pour l’effet à produire sur les populations syriennes, qu’au jugement des procès criminels qui vont s’engager assistât toujours, — non comme un juge, mais comme un spectateur dont la présence serait à elle seule la garantie d’une bonne justice, — un délégué au moins de l’une ou l’autre des puissances qui ont signé aux protocoles. La rapidité avec laquelle les Turcs voudront en finir pour arriver à se débarrasser plus vite des étrangers, le désir bien naturel qui les poussera à dissimuler les fautes commises ne m’inspirent pas, je l’avoue, la confiance la plus absolue dans l’exactitude de leur justice. Je connais les Orientaux, et pour cette raison je regarderais aussi comme très utile qu’après règlement fait des indemnités à payer aux victimes, et qui doivent à mon sens consister d’abord en un dégrèvement d’impôts pour elles, et ensuite en annuités à payer par les populations coupables, ces annuités fussent officiellement consignées aux mains des consuls pour être par eux remises aux ay ans droit. Les puissances ou leurs agens pourraient se partager les diverses catégories des indemnitaires, qui, s’il n’en est pas ainsi, ou s’il n’est pas adopté quelque procédé de ce genre, pourraient bien ne recevoir que très peu de chose de ce qui leur est dû. Dans le premier feu du beau zèle qu’excitera la présence des baïonnettes étrangères, l’administration ottomane s’empressera peut-être de verser ou de faire verser quelques termes ; mais les autres, qui en répondra ? Il faut bien se dire en effet que dans l’état où est le pays il n’y a pas moyen de faire payer en bloc les dommages-intérêts qui sont dus ; peut-être vaut-il mieux, par un certain côté, qu’il en soit ainsi : la leçon en sera plus durable et portera plus de fruit. On voudra sans doute faire valoir que ce châtiment prolongé entraînera aussi la prolongation des haines, et qu’avec les idées particulières des musulmans sur ce point, la contribution qu’il s’agira d’acquitter prendra facilement à leurs yeux le caractère d’un impôt prélevé sur eux au bénéfice de ceux qu’ils regardent comme des rayas, qu’il en devra par conséquent résulter une très profonde irritation, laquelle pourrait bien produire de nouveaux malheurs… Il n’y a pas lieu d’être touché de ces observations. Que serait-ce donc que l’intervention européenne, si elle n’avait pas au moins le mérite d’initier ces populations perverties à des idées plus exactes en matière de justice distributive ? On comprendrait encore moins que les préjugés des musulmans puissent leur servir de raison pour se dérober à une avanie, — le mot sera compris dans le Levant, — qu’ils se sont attirée par leur faute. D’ailleurs ce qui diminuera le danger de cette répartition, c’est que parmi les victimes de la populace de Damas on compte des musulmans qui auront des droits aux indemnités, car parmi eux aussi il s’est trouvé un certain nombre de bons Samaritains qui ont sauvé bien des chrétiens, et qui ont droit non-seulement à être exemptés des conséquences de la mesure, mais même à être récompensés. Ils seront là pour témoigner que l’influence européenne ne se sera employée qu’au rétablissement d’une justice impartiale pour tous.

En ce qui concerne la première partie du problème, c’est-à-dire les réparations à obtenir pour le passé, voilà ce qu’on peut essayer et ce qui paraîtra sans doute efficace. C’est aussi ce qu’il y a de plus facile à résoudre. La seconde partie au contraire, celle qui touche les garanties pour l’avenir, est hérissée de difficultés sans nombre, et peut-être même est-elle insoluble par les moyens réguliers, Lorsqu’en effet on tente de soumettre au creuset d’une discussion approfondie les diverses hypothèses qui ont été proposées, il est deux points qu’on arrive toujours à reconnaître ; c’est que, d’une part, s’il faut rester dans les erremens du droit public et trouver une solution qui respecte les droits de souveraineté du sultan, il n’a encore été rien imaginé de satisfaisant ; c’est, de l’autre, que si l’on consent, malgré son importance extrême, à passer par-dessus la considération de ce droit, il faut choisir entre les aventures et l’inconvénient d’engager l’Europe plus avant que jamais dans la question d’Orient.

La tranquillité régnera en Syrie aussi longtemps que Fuad-Pacha y restera avec les troupes qu’il a amenées de Constantinople ; mais ensuite ? Laissera-t-on les troupes ? Or qui ne sait qu’elles ont été appelées de lieux où leur présence était sans doute utile au maintien de l’ordre public, et qu’on en a disposé en suivant le procédé de l’homme besoigneux qui, pour payer une dette criarde, emprunte quelque part et à gros intérêts une somme plus considérable que la dette elle-même ? Et ensuite, si on ne paie pas les troupes, si on laisse les arriérés de solde monter jusqu’à deux ans, si l’on reprend, pour leur faire tenir garnison en Syrie, ces troupes du corps d’armée d’Arabistan, qui sont infestées de toutes les passions locales, qui sont infiniment moins bien disciplinées et commandées que les corps de l’armée européenne, qui viennent de donner un si triste exemple de leur valeur morale, qu’arrivera-t-il ?

Qu’on ne l’oublie pas, la Syrie est située à l’une des extrémités de l’empire, à une distance où le bras d’un gouvernement qui va s’affaiblissant tous les jours ne peut plus se faire sentir qu’à de rares intervalles ! C’est comme un membre paralysé, livré aux germes d’une décomposition prochaine. Si la Syrie était, comme les provinces de l’empire en Europe, un pays véritablement occupé par les Turcs, qui exploiteraient le sol, qui auraient là des traditions de gouvernement, peut-être y aurait-il lieu de concevoir quelque espérance ; mais on ne peut guère considérer les Turcs que comme des étrangers en Syrie : la propriété du sol, qui est le signe auquel se reconnaissent les véritables maîtres, ne leur appartient pas ; la population d’origine turque qui existe dans le pays est renfermée dans trois ou quatre villes, comme les autres populations étrangères.

J’ai entendu proposer de faire de la montagne, de la Suisse syrienne si l’on veut, une espèce de confédération. Elle aurait un président, un gouverneur-général nommé par le sultan. Les diverses peuplades qui l’occupent, seraient formées en autant de cantons. Est-il besoin de faire ressortir toutes les impossibilités qui empêchent de prendre ce projet au sérieux ? Qui peut se figurer sans sourire un pacha turc présidant un conseil fédéral ? Et s’il n’y a pas de conseil fédéral, si chacun doit se gouverner et s’administrer à part, à quoi le pacha turc emploiera-t-il son temps et son talent, si ce n’est à diviser les tribus, à les animer les unes contre les autres, pour sauver sa chancelante autorité par le bénéfice de leurs discordes ? Ce qui rend possible une telle forme de gouvernement, c’est précisément la bonne volonté mutuelle et le sentiment de la solidarité réciproque des peuples qui l’ont adoptée. Ces conditions se rencontrent-elles en Syrie ? Ce n’est pas parce qu’elle est partagée en vingt-deux cantons plus ou moins indépendans les uns des autres que la Suisse forme, la confédération respectable et respectée que nous connaissons, c’est parce que les Suisses sont un peuple uni par les liens d’une civilisation commune, tandis qu’en Syrie il n’existe que des disparates, que des haines de races et de religions, que des fractions de peuples dont aucune n’est assez nombreuse par rapport aux autres pour qu’il soit possible de lui confier la prépondérance.

On a encore proposé de faire Abd-el-Kader gouverneur-général de la Syrie sous l’autorité du sultan, et de s’en rapporter à lui pour le gouvernement du pays. Les preuves de courage et de générosité qu’il vient de donner serviraient de garanties pour la moralité de ses intentions. Ces preuves sont beaucoup plus éclatantes que ne le soupçonnent sans doute la plupart des lecteurs ; mais les conditions où elles ont été accomplies, et qui les rendent si honorables pour l’émir, sont précisément celles qui le rendraient lui-même impropre au rôle dont on voudrait le charger : Abd-el-Kader est encore plus étranger qu’aucun pacha turc en Syrie, il y jouit de moins d’autorité, il y a moins de racines. C’est par un admirable effort de courage et d’héroïsme personnel, c’est par suite de la déplorable faiblesse de ses adversaires qu’il a pu remplir dans les scènes de Damas le rôle qu’il y a joué ; mais le fils de Mahi-Eddin, mais l’Arabe du Moghreb devenu la première autorité régulière du pays, devenu l’employé du sultan, c’est chose impossible. Puis qui vous dit qu’Abd-el-Kader, qui a eu l’honneur de faire la guerre et de signer des traités d’égal à égal avec la France, qui a été sultan lui-même et ne l’a pas été sans gloire, consente à devenir aujourd’hui le vizir du sultan Abdul-Medjid ?. Si ce n’est pas une fierté légitime après tout, du moins le bon sens et l’intérêt bien entendu ne lui conseillent-ils pas aussi de refuser une pareille situation ? Après tant d’années de séjour dans l’empire ottoman, ignore-t-il ce que sont les intrigues de Constantinople ? Ne sait-il pas qu’il aurait bien vite un ennemi acharné à sa perte dans la personne de chacun de ceux qui seraient envoyés pour l’aider dans ses fonctions ? Ne serait-il pas certain à l’avance de voir aujourd’hui ou demain l’implacable orgueil des fonctionnaires turcs refuser l’obéissance à ses ordres ?

D’autres ont eu l’idée de revenir sur le règlement de 1840 et de rendre le gouvernement de la Syrie aux petits-fils de Méhémet-Ali, ou bien encore de faire pour Abd-el-Kader ce qu’on a fait pour Méhémet-Ali en 1840, c’est-à-dire de lui donner la vice-royauté héréditaire de Syrie, sous la suzeraineté du sultan. De plus hardis ont proposé de le reconnaître purement et simplement pour empereur de la Syrie ; ils se sont même engagés jusqu’à promettre, au nom des ulémas que ceux-ci ne feraient aucune difficulté de dire le vendredi dans les. mosquées la prière pour le nouveau sultan. Cela doit paraître passablement étrange, mais cela a été dit et même imprimé, car le papier supporte tout, comme disait un de nos beaux esprits. Est-il besoin d’indiquer les objections que soulèvent de pareils projets ?

D’abord on n’ose point en vérité discuter la question religieuse, lorsqu’on se souvient qu’elle a arrêté Méhémet-Ali dans le plus grand éclat de sa puissance, dans toute l’ardeur de son ambition. En définitive, Abd-el-Kader est, aux yeux de ses coreligionnaires, un Africain et un vaincu réfugié sur le territoire ottoman ; Méhé met-Ali était un vainqueur glorieux, né lui-même de la race des Osmanlis. Il y a autre chose dont on ne tient pas compte : c’est que quand Méhémet-Ali força le sultan à lui abandonner le gouvernement de la Syrie, il avait à ses ordres une armée régulière de 100,000 hommes, un trésor passablement garni et une riche province pour lui fournir à la fois des hommes et de l’argent. Toutes ces conditions, qui sont indispensables cependant, font défaut à Abd-el-Kader, et ce n’est ni l’investiture du sultan Abdul-Medjid, ni un protocole signé par les grandes puissances, qui lui en tiendraient lieu. Pour rendre possible son gouvernement, l’Europe aurait donc à s’occuper du soin de lui procurer des hommes et de l’argent. De l’argent ! où le trouver, si ce n’est sur la garantie des puissances ? Des soldats ! où les prendre, à moins que l’Europe ne les lui fournisse ? ce qui reviendrait dans le fond à une occupation européenne. Irait-on recruter pour lui un corps de 30 ou 40,000 Algériens qu’il entretiendrait comme il pourrait, et que la turbulente Syrie supporterait Dieu sait comment ? Il fallait 50 ou 60,000 hommes à Méhémet-Ali pour la contenir. Tout cela fait, nous ne serions guère plus avancés qu’au début même de l’entreprise : Abd-el-Kader serait revêtu des dignités que nous lui aurions fait donner, il serait l’homme que nous connaissons et qui vient de s’acquérir des titres impérissables aux sympathies de l’Europe ; mais un personnel de gouvernement, mais une administration tant soit peu respectable, où et comment s’en procurerait-il les premiers élémens ?

On ne ferait sans doute pas une chose plus sage en confiant le gouvernement de la Syrie à la race de Méhémet-Ali. Je sais que la France trouverait dans cet arrangement une satisfaction rétrospective, une espèce de réparation pour son amour-propre si vivement blessé en 1840. Ce serait là cependant à peu près tout le bénéfice qu’on tirerait de cette solution. Lorsque Ibrahim-Pacha conquit la Syrie sur l’armée turque en 1832, le pays le recevait alors à bras ouverts, parce qu’on le prenait pour un libérateur ; mais l’illusion dura peu, et le règne de Méhémet-Ali, malgré la puissance des moyens de répression dont il disposait, n’a pas en définitive été plus calme ni plus tranquille qu’un autre. Ç’a été pour la Syrie une époque de malheurs et de tyrannie qui est restée maudite dans la mémoire des peuples. L’administration égyptienne n’a laissé chez eux que d’affreux souvenirs, et son retour serait très probablement la cause de soulèvemens que l’armée égyptienne d’aujourd’hui ne serait pas non plus capable de contenir. Il faudrait des années pour la remettre sur le pied où elle était sous Méhémet-Ali, et en définitive il faut avoir toujours présent à l’esprit que cette armée, sur laquelle on était parvenu à inspirer tant d’illusions à l’Europe et à la France, suffisait à peine à sa tâche. J’ajouterai aussi que la possession de la Syrie, loin d’être une cause de force pour Méhémet-Ali, n’a été pour lui qu’une cause d’affaiblissement. Il s’était agrandi comme font chez nous tant de propriétaires de campagne qui empruntent de l’argent à 5 et 6 pour 100 d’intérêt afin d’acheter des terres qui leur rapportent 2 ou 2 1/2 pour 100 de leur capital. Ils finissent naturellement par se ruiner, et c’est ce qui serait arrivé des deux pays d’Égypte et de Syrie, si la politique n’était pas venue dissoudre une union nuisible à tous les deux. Cette époque a été pour eux marquée par d’horribles souffrances. La Syrie, impatiente, frémissante, accablée sous l’impôt, se ruinait par les efforts qu’elle faisait pour secouer le joug aussi bien que par ceux qui se faisaient en sens inverse pour le maintenir. Et l’Égypte, et sa misérable population de fellahs, qui semblent exactement dénués de toute autre vertu ou de tout autre genre d’énergie que d’être prêts à subir tous les excès de la tyrannie sans que la race y disparaisse, à quelles épreuves n’ont-ils pas été soumis, lorsque, sous l’impitoyable étreinte de Méhémet-Ali, il leur fallait suer le sang et l’argent nécessaires à la conservation de sa conquête ! Qui songerait sans remords à faire revivre pour cette race infortunée les malheurs d’une époque qui a rempli toute la vallée du Nil de douleurs, de larmes et de misères ? Le pauvre fellah d’aujourd’hui n’est sans doute pas plus riche qu’en 1840 : à défaut d’autres raisons, son indolence naturelle rend le fait très probable ; mais il a cependant gagné quelque chose. Si le fisc est toujours aussi exigeant, au moins il le laisse dans son village ; on ne lui enlève plus avec autant de rigueur que par le passé son père, ses frères et ses fils ; on ne l’enlève plus lui-même pour en faire un instrument passif d’oppression contre des races plus vaillantes qui le repoussent et qui le méprisent.

N’est-il donc aucun moyen de rendre un peu de calme à la triste Syrie ? Est-elle destinée à l’anarchie éternelle de ses tribus ou à la tyrannie de conquérans tout aussi barbares que ses tribus elles-mêmes ? Ne saurions-nous rien faire pour cette terre qui nous a donné le salut et la foi ? Deux cent cinquante millions de chrétiens qui doivent lui être attachés par- tant de pieux souvenirs seront-ils donc incapables de s’entendre entre eux pour purger la terre sainte de tous les fléaux qui la désolent ? Croient-ils avoir assez fait, parce qu’ils n’ont pas mis opposition au départ de six mille Français chargés d’aller faire tomber les armes des mains des barbares ? Ici se pose un nouvel ordre de questions, qui réclame une étude spéciale. Il ne s’agit plus de la Syrie seulement, mais de la part de plus en plus grande que l’Europe est entraînée à se faire dans les destinées de l’Orient.


XAVIER RAYMOND.

II. La Turquie et la conférence européenne
LA SYRIE
ET
LA QUESTION D'ORIENT

II.
L'EUROPE ET L'ORIENT

Après avoir essayé de décrire la Syrie dans ses traits généraux, l’étude de la situation nous a conduits à reconnaître que le gouvernement du sultan n’était guère plus dans ce pays qu’une fiction impuissante, que le pays lui-même n’offrait pas les élémens nécessaires à la reconstitution d’un gouvernement, et qu’enfin aucune des solutions qui ont été proposées en prenant pour base une combinaison empruntée aux choses ou aux hommes de l’Orient ne présentait de garanties réelles à l’Europe et à l’humanité, soit pour la création d’une administration respectable, soit contre le retour de crises pareilles à celle qui vient de soulever le monde chrétien et de raviver les inquiétudes qui s’emparent inévitablement des cabinets et des esprits lorsque l’Orient est en jeu.

Aujourd’hui, puisque l’Orient nous fait défaut, je veux rechercher s’il n’est pas en dehors de lui quelque moyen de résoudre ou au moins d’atténuer la crise qui, à bien considérer les choses, n’est pas seulement spéciale à la Syrie, mais qui menace encore d’éclater chaque jour sur vingt autres points de l’empire ottoman. Les scènes révoltantes dont la Syrie vient d’être le théâtre ne sont pas en effet un incident purement local, elles sont malheureusement l’un des symptômes d’un état général qui s’est révélé l’année dernière à Djeddah, qui vient de se manifester aujourd’hui à Damas, qui ensanglantera peut-être demain la Bosnie, ou le Monténégro, ou encore quelque autre partie des états turcs. À moins d’un miracle que rien n’autorise à prévoir, je tiens le mal pour incurable ; aussi n’ai-je pas la prétention de chercher à le guérir. Je crois seulement que si l’Orient n’est pas capable de se sauver lui-même, ni de nous épargner les conséquences que doivent produire ses révolutions, l’Europe cependant n’est pas réduite à la triste condition de voir venir ces conséquences sans essayer de détourner les unes et d’amoindrir les autres. J’espère et je crois que si elle veut bien s’aider elle-même, elle peut beaucoup faire pour diminuer les dangers qui la menacent du côté de l’Orient. Il faut qu’elle prenne son parti de ne pouvoir ni les dissiper absolument, ni les ajourner à une époque indéfinie, car il faudrait pour cela le rajeunissement impossible de l’empire ottoman ; mais ne serait-ce rien que d’amortir les intrigues qui minent ce sol épuisé ? Ne serait-ce rien que de créer une situation de laquelle on n’aurait pas à craindre le retour de guerres semblables à celle de Crimée, des guerres qui mûrissent peut-être la question, mais qui ne la résolvent pas et la laissent toujours pendante sur les têtes des peuples européens ? Borner là son ambition, c’est sans doute être bien modeste au gré des esprits qui ont une plus grande confiance que moi dans la sagesse humaine ; je crois cependant que c’est là tout ce que comporte la situation et tout ce qu’il convient aujourd’hui, d’essayer de lui faire produire. Lui demander davantage serait poursuivre une chimère.

Ce n’est donc pas une solution proprement dite, ni encore moins un remède souverain que je viens proposer pour l’Orient malade, c’est simplement un moyen d’amoindrir les dangers que son état nous réserve. Je ne chercherai pas non plus à revendiquer en ma faveur la priorité de l’invention pour les idées qui vont être exposées. J’ai au contraire quelque plaisir à voir les hypothèses que j’avais moi-même conçues depuis longtemps déjà naître spontanément dans quelques pays étrangers. Si ce qui, m’avait semblé être le plus conforme aux intérêts réels et raisonnables de la France peut être aussi agité en Angleterre comme ce qui est le plus conforme aux intérêts du peuple anglais, c’est un exemple précieux, et qui prouve que les gouvernemens, s’ils le voulaient bien, pourraient s’entendre plus facilement qu’on ne dit pour maintenir la paix générale, en essayant de résoudre une à une les difficultés secondaires, comme est l’affaire de Syrie, au fur et à mesure qu’elles se présenteront, en s’employant à débarrasser le terrain des incidens de moindre importance jusqu’au jour où, le dénoûment suprême s’étant produit, chacun saura du moins, s’il est obligé de combattre, ce que valent au juste ses prétentions, ses alliances et les intérêts qui lui feront prendre les armes. Nous n’en sommes pas là heureusement, j’espère même faire voir qu’il est possible d’ajourner cette éventualité cruelle, et l’affaire de Syrie va encore ici me servir d’exemple, comme étant à la fois et la plus pressante et celle qui peut nous aider, si elle est bien conduite, à rentrer par le détail dans l’ensemble de la question d’Orient.


I.

A propos de la Syrie et des moyens d’y établir un gouvernement acceptable, les Anglais ont donné largement carrière à leur esprit si fertile en combinaisons pratiques. Dans leur pays, où non-seulement la parole appartient en droit à tout le monde, mais où en fait chacun croit remplir un devoir en se servant de la parole toutes les fois qu’il a quelque chose à dire, les solutions proposées pour le problème qui nous occupe ont été innombrables, et chaque jour en voit encore se produire. Il y a même plus, c’est que le même personnage où le même journal ne se fait aucun scrupule d’en soumettre plusieurs au public. Les bonnes gens qui chez nous se prennent pour de profonds politiques ne manquent pas d’ordinaire de signaler cette variabilité de l’opinion anglaise comme une preuve de son machiavélisme, tandis qu’on devrait y voir au contraire une preuve de sa naïveté. En Angleterre, il1 n’existe rien de semblable à ce que la jurisprudence officielle qualifie chez nous de vieux partis, il n’y existe que des partis très vivans, qui se disputent l’influence avec assez d’ardeur, mais qui ont l’avantage d’être tous d’accord sur le fond des choses, sur l’organisation de la société et des pouvoirs publics, sur tous les principes qui servent de base à la constitution même de l’état. Sur ces points, qui ne sont jamais discutés parce que personne ne les met en question, whigs, tories, radicaux, adeptes de l’école de Manchester n’ont qu’une manière de voir, et il en résulte que la discussion publique ne porté jamais que sur les moyens de faire les affaires du pays. Il en résulte aussi que, malgré la vivacité de la polémique orale ou écrite, il subsiste toujours entre les partis un fonds sincère de tolérance mutuelle qui sollicite toutes les imaginations, on pourrait dire toutes les fantaisies, à se produire librement et sans crainte ; sur le continent, on a des arrière-pensées ou l’on redoute de passer pour en avoir. Il en est tout autrement en Angleterre, où personne ne craint que l’on suspecte le fond de sa volonté, où le milieu moral dans lequel on vit accepte a priori que quiconque prend la parole a pour but de servir l’intérêt général en poursuivant pour lui-même une influence dont la recherche est regardée comme une vertu et non pas comme un vice. C’est là ce qui explique pourquoi les Anglais sont si prompts et si féconds à produire en toute occasion, et à propos des plus petites comme des plus grandes affaires, des montagnes de projets et de solutions. Ce n’est pas du machiavélisme, c’est tout simplement le fruit naturel et sain d’une société qui se sent en paix avec elle-même, qui a su concilier l’ordre avec la liberté.

Quoi qu’il en soit, le plus accrédité des organes de la presse anglaise, le Times, proposait l’autre jour à l’Europe une solution qui me parait être de toutes la plus efficace et celle qui offre le moins de dangers réels. Sans préjudice de ce qu’il avait dit la veille, ni de ce qu’il allait dire le lendemain, il conseillait d’établir en Syrie un prince appartenant à l’une des familles souveraines de l’Europe. Ce serait un grand parti à prendre, qui aurait certainement, bien ses périls, et qui ne pourrait passer dans les faits qu’à travers bien des difficultés. Tout considéré, ce serait peut-être cependant le plus sage et le plus prudent, quoiqu’il soit le plus radical, il n’y a point à se le dissimuler.

Les objections que soulève ce projet sont de deux genres : les unes font valoir les droits écrits et reconnus du sultan sur la Syrie, les autres prennent pour texte la jalousie qui divise les gouvernemens de l’Europe, et qui les empêcherait de consentir les sacrifices nécessaires pour assurer la réalisation du projet. Quant au pays lui-même, il n’y ferait véritablement obstacle qu’autant que l’Europe le voudrait bien permettre. Il est encore plongé dans un état de barbarie, d’ignorance et de discordes tel que personne sans doute ne pense à le consulter, soit par la voix de ses cheiks, de ses émirs ou de ses notables, soit même par la voix du suffrage universel, sur le gouvernement qu’il conviendrait de lui donner. Je tiens pour très sérieuse l’objection qui se tire du droit public des nations, lequel ne permet de distraire légalement la Syrie de l’empire ottoman qu’à la suite d’une guerre heureuse que personne aujourd’hui ne saurait déclarer justement à la Turquie, ou que par un effet de la libre volonté du sultan. Loin de penser que la facilité avec laquelle on dispose maintenant des couronnes soit une raison que l’on puisse alléguer pour autoriser une nouvelle violation des principes, il semble que c’est au contraire un motif de plus pour les défendre avec autant de vigilance que jamais. Dans l’affaire qui nous occupe néanmoins, ce qui serait le plus dangereux, ce ne serait pas tant l’atteinte portée aux traités mêmes que la chance de créer un précédent dont les convoitises qui guettent impatiemment l’héritage des Turcs pourraient se faire une arme redoutable contre la paix du monde. C’est là que gît la difficulté réelle ; mais dans le compte qu’il en faut tenir, la question à se poser est celle-ci : les inconvéniens que présente cette solution ne sont-ils pas moindres que ceux qui résulteraient du statu quo, ou de l’intronisation d’Ab-el-Kader, ou de la réunion administrative de la Syrie à l’Égypte, ou enfin de toutes les autres hypothèses qu’on a mises en avant ? Or je crois avoir démontré qu’il n’en est pas une seule qui offre quelque garantie contre le retour d’événemens pareils à ceux dont l’Europe vient d’être si profondément troublée. Qu’en arriverait-il une autre fois lorsqu’on aurait donné le temps de mûrir à toutes les intrigues qui conspirent la destruction de l’empiré ottoman, et qui sont certainement beaucoup plus réelles et plus dangereuses que les complots dont on accuse les Turcs, qui n’en peuvent mais, car leur véritable crime, c’est leur faiblesse ?

Si l’on pouvait obtenir du sultan qu’il renonçât à la Syrie, comme on a obtenu de lui qu’il sollicitât l’appui des troupes françaises (car c’est ainsi que la chose est consignée dans les derniers protocoles), la plus grosse part de la difficulté serait levée, et il ne resterait plus qu’à s’entendre sur les moyens d’exécution ; mais il est au moins douteux que les conseils de l’Europe soient assez éloquens pour inspirer à la Porte un désintéressement aussi généreux. Faudrait-il donc alors passer outre ? En le faisant, commettrait-on une iniquité absolue ? Les droits du sultan sur la Syrie sont, je le répète encore, entièrement réguliers au point de vue de la jurisprudence internationale ; n’est-il rien cependant qu’on puisse faire valoir à leur encontre ? Lorsqu’il y a vingt ans l’Europe coalisée arracha la Syrie à l’oppression du vice-roi d’Égypte pour la donner au sultan, était-ce seulement un cadeau à titre gracieux que l’Europe entendait lui faire en courant elle-même pour cet acte de libéralité les chances d’une guerre générale ? Y a-t-il mauvaise foi à prétendre en 1860 que ce qui se passa en 1840 fut un marché à titre onéreux pour les parties contractantes i les unes s’étant imposé des frais et des risques considérables, l’autre ayant pris l’engagement moral de bien gouverner le pays en retour de ces frais et de ces risques dont l’Europe seule a supporté tout le poids ? Après vingt ans de désordres et d’anarchie, après vingt ans d’un gouvernement incapable et qui vient d’aboutir à un interrègne de pillages et de massacres tolérés peut-être par la complicité de quelques fonctionnaires turcs, encouragés à coup sûr par la faiblesse et par l’impuissance de tous les représentans de la Porte en Syrie, l’Europe n’est-elle pas en droit de dire que les conditions morales du marché qu’elle avait consenti n’ont pas été tenues ? N’est-elle pas autorisée, au moins jusqu’à un certain point, à reprendre ce qu’elle aurait certes pu ne pas donner, ce que le sultan lui-même eût été dans l’impossibilité de conquérir par ses propres ressources, et ce qu’il semble être aujourd’hui dans l’impossibilité de conserver ?

Les droits légaux des souverains sont aussi respectables que ceux de la propriété privée, avec laquelle ils ont des liens étroits. Toutefois la propriété qu’on ne possède pas, et dont on n’a même pas payé loyalement le prix d’achat, n’est-elle pas dans une situation particulière vis-à-vis de la loi ? — Le propriétaire dont la maison s’écroule sur la voie publique au grand danger des voisins et des passans, le propriétaire ; qui est dans une position de fortune telle que personne ne veut lui prêter l’argent qui lui manque pour réparer ses ruines n’est-il pas, lui aussi, dans une situation particulière vis-à-vis de la loi ? — Enfin le propriétaire qui n’aurait jamais été que le possesseur nominal de sa maison, et qui en ferait ou laisserait faire un dépôt de matières incendiaires ou un repaire de malfaiteurs, n’aurait-il pas, lui aussi, compte à rendre à la justice ? Toutes ces questions peuvent être soulevées à propos de la Syrie et du titre en vertu duquel le sultan la détient aujourd’hui.

Il est certainement très cruel pour un souverain de renoncer à une province, mais pour les souverains comme pour les autres hommes il est des nécessités qu’il faut savoir accepter volontairement plutôt que de se les laisser imposer par la force. Tous les traités qui garantissent au sultan l’intégrité de l’empire ottoman n’ont pour base solide en définitive que sa propre aptitude à gouverner lui-même ses états. L’Europe n’a pas pris et ne peut pas prendre charge de gouvernement en sa place ; mais là où le pouvoir du sultan s’écroule, elle est forcée, bon gré, mal gré, de songer à combler le vide. Inquiété, poursuivi comme il l’est par toutes les ambitions qui minent le terrain sous ses pas, il ne serait peut-être que sage au sultan de renoncer là où il ne peut pas faire acte de puissance et de gouvernement réel. C’est là en effet qu’on l’attaquera, qu’on fera éclater de temps à autre quelque explosion qui servira à justifier les entreprises contre le reste de ses possessions. Or, s’il est des points qu’il ne possède pas et sur lesquels il ne puisse plus étendre son bras affaibli, c’est à coup sûr la Syrie et l’Arabie. Il n’y est pas beaucoup plus sérieusement le maître que les princes qui ont encore conservé parmi leurs titres ceux de roi de Chypre et de Jérusalem. La Syrie est une cause de dépenses bien plutôt qu’une ressource pour son trésor épuisé ; la Syrie ne lui fournit pas d’hommes, ou ce qu’elle lui fournit, il vaudrait mieux pour lui ne le point avoir. Le corps d’armée de l’Arabistan, comme on appelle les levées qui se font en Syrie, n’existe guère que sur le papier ; c’est tout simplement une mine à exploiter pour les concussionnaires, et la moralité des quelques hommes que l’on est obligé de tenir sous les drapeaux, on vient de voir par les événemens de Damas le cas qu’il en faut faire. À quelque point de vue qu’on se place, la Syrie n’est pour le sultan qu’une cause de faiblesse et qu’une occasion de scandale.

Si donc le concert européen parvenait à convaincre le sultan de la sagesse de ces conseils, il aurait rendu un véritable service à la cause générale et au sultan lui-même ; mais s’il éprouvait un refus à Constantinople, devrait-il et pourrait-il prendre le parti de passer outre ? Oui sans doute, il le pourrait et il le devrait faire. Les traditions de la diplomatie et du droit international lui fourniraient des antécédens qui justifieraient une pareille résolution. En 1827, n’est-il pas intervenu entre le sultan et l’une de ses provinces révoltées pour constituer le royaume actuel de la Grèce ? Si en 1830 et dans les années qui ont suivi l’Europe a semblé faire d’abord quelques difficultés pour reconnaître nos droits sur l’Algérie et pour sanctionner l’état de choses que nous voulions voir établi à Tunis, n’a-t-elle pas fini cependant par accepter ce que nous avons fait ? De même en 1840 n’a-t-elle pas, malgré la résistance du sultan, institué en Égypte une vice-royauté héréditaire ?

Ce sont là autant d’exemples très frappans et qui peuvent être invoqués dans les circonstances actuelles avec d’autant plus de force qu’en Grèce, en Algérie, à Tunis, en Égypte, il s’agissait précisément, comme aujourd’hui en Syrie, de pays que le sultan ne pouvait plus gouverner, et de la nécessité de créer quelque chose là où son impuissance ne laissait plus que le vide et l’anarchie. Et si l’on rejette ces précédens parce que, s’appliquant tous à l’empire ottoman, ils ont l’air de tendre à la création, en dehors du droit commun, d’une jurisprudence spéciale qui serait particulièrement applicable à l’Orient, on peut trouver encore dans l’histoire récente de l’Europe un cas analogue et qui doit lever tous les scrupules. En 1830, les provinces belges du royaume des Pays-Bas s’étant insurgées contre le gouvernement que le congrès de Vienne leur avait donné, l’Europe se trouva dans une position infiniment plus délicate que celle où elle se trouve aujourd’hui vis-à-vis de la Syrie. C’était son propre ouvrage qu’il fallait défaire, c’était la première brèche à ouvrir dans ces traités de 1815 qui tenaient si fort au cœur de tous les gouvernemens, excepté celui de la France. D’un autre côté, les provinces soulevées n’avaient véritablement à alléguer d’autres griefs qu’une question d’antipathie nationale et de suprématie religieuse, et elles ne pouvaient pas prétendre que le sceptre de la maison d’Orange eût été oppressif pour elle, que le règne du roi Guillaume ne leur eût pas procuré tous les biens que porte avec lui un bon gouvernement, l’ordre, la liberté, une exacte justice, une administration intelligente et bienfaisante, un degré de prospérité qu’elles n’avaient jamais connu jusque-là. Il y avait même plus, c’est que si l’on eût laissé la carrière libre au prince d’Orange, il était possible qu’il eût réussi à ramener sous le joug les provinces révoltées ; au moins la campagne de 1831, où il ne fut arrêté que par nos troupes, donne quelque vraisemblance à cette hypothèse. Que fit cependant L’Europe ? Elle intervint, elle évoqua l’affaire ; la conférence de Londres fut constituée, et pendant les années où elle siégea, elle rendit au monde entier des services que la reconnaissance publique ne peut avoir oubliés. Je ne connais pas un intérêt respectable qui ait souffert de ses décisions, des résultats de son œuvre. Je n’en vois aucun auquel on ne doive applaudir. La Hollande elle-même s’en est retirée saine et sauve dans sa dignité ; sa considération n’en a pas été amoindrie au milieu des nations, et son exemple prouve que, si, étant menacée de l’arbitrage de l’Europe, la Porte arguait aujourd’hui pour le repousser du tort qui serait fait à son influence et à son honneur, ce n’est pas à autrui : mais bien à elle-même d’abord qu’elle devrait s’en prendre.

Sans compter la nécessité qui nous presse, tous ces exemples, le dernier non moins que les autres, paraîtront sans doute concluans, et l’on ne devine pas quel motif raisonnable pourrait empêcher les cinq puissances signataires déjà des premiers protocoles de se former en conférence, comme elles l’ont fait autrefois à Londres, et d’évoquer à leur tribunal les affaires de la Syrie, comme elles ont évoqué autrefois celles de la Belgique. Qu’elles discutent toutes les hypothèses qui ont été proposées pour résoudre la question, et lorsqu’elles auront vu s’évanouir dans le creuset de la discussion tous les projets qui consistent à chercher en Orient ou en Syrie même les moyens de résoudre le problème, alors qu’elles aient le courage de la circonstance, et qu’elles placent sur le trône de Syrie un prince chrétien, comme elles ont placé le roi Léopold sur le trône de Belgique.

Le plus difficile probablement serait de désarmer les jalousies et les rivalités à propos de l’élection à faire, mais on y parviendrait sans doute en procédant par voie d’exclusion, c’est-à-dire en établissant comme principe que le choix ne pourrait porter sur aucun des princes appartenant à l’une quelconque des maisons royales ou impériales qui représentent les cinq grandes puissances.

Ce point une fois résolu, il est bien des choses qui iraient presque d’elles-mêmes. Il n’est pas probable par exemple que des puissances qui, entre elles cinq, entretiennent près de deux millions d’hommes sous les armes se fissent beaucoup prier pour fournir pendant cinq ou six ans un corps d’occupation de 20 ou de 25,000 hommes, qui serait indispensable au nouveau gouvernement pour s’établir, comme il n’est pas probable non plus qu’elles se refusassent à lui faire, sur des budgets dont l’ensemble monte à six ou sept milliards, une avance de quelque cinquante millions qui ne serait pas moins indispensable.

On pourrait aussi par prévision neutraliser les troupes qui seraient employées à ce service d’ordre européen.

Même en supposant que tout cela réussît, il est encore une question sur laquelle il serait nécessaire de s’entendre à l’avance. L’Arabie, qui en droit dépend, comme la Syrie, du sultan, mais sur laquelle en fait il ne règne pas plus que sur la Syrie, comme on ne l’a que trop vu à Djeddah l’année dernière, l’Arabie se trouverait, par suite d’un arrangement pareil, encore plus étrangère au sultan qu’elle ne l’est maintenant. L’anarchie ne serait pas seulement, comme aujourd’hui, son état réel ; ce serait, s’il est permis de parler ainsi, son état constitutionnel, mais que les intérêts européens auraient de la peine à tolérer, parce qu’ils ont besoin de sécurité dans la Mer-Rouge. Il serait prudent de statuer d’avance sur cette question. Et même, en tout état de cause, ne serait-il pas sage d’y penser dès aujourd’hui ? L’Europe peut-elle se contenter longtemps encore d’illusions ? Peut-elle accepter, comme garantie efficace et actuelle de ses intérêts dans la Mer-Rouge, le droit légal qu’elle a de porter, en cas de malheur, ses griefs à Constantinople, qui n’est même plus assez riche ni assez puissante pour assurer la réparation des crimes accomplis, à bien plus forte raison pour les prévenir ?

C’est ainsi qu’en travaillant à approfondir les questions, on arrive toujours à voir se lever devant soi de nouvelles et sérieuses difficultés ; mais parce qu’une solution n’est pas parfaite, est-ce une raison pour la rejeter, surtout en matière politique, surtout quand il s’agit de combler les vides que laisse se faire autour de lui un état qui est en décadence manifeste ? À ce compte, il n’y aurait de juste et de vrai dans le monde que la paralysie, et au lieu d’aider la situation à se dénouer de la façon la moins préjudiciable aux intérêts de tous, on ne ferait qu’augmenter les périls, en appelant les catastrophes les plus terribles sur ceux-là mêmes qu’on aurait eu la prétention de respecter.

Ici l’Europe se trouve aux prises avec une situation que dominent des lois en quelque sorte fatales, car il n’appartient à personne sur la terre, ni peuple, ni homme d’état, de soustraire l’empire turc à la défaillance qui est la cause des complications actuelles, qui sera demain la cause de complications encore plus redoutables. Aussi la sagesse consiste-t-elle, en cette occurrence, non pas à chercher la panacée qui n’existe pas, mais à prendre, quand il en est temps encore, le parti qui présente le moins d’inconvéniens. Ce parti, c’est celui que le Times a proposé entre beaucoup d’autres, le jour où il a provoqué en Syrie la création d’une principauté gouvernée par un prince européen.

En réalité, il s’agit d’arracher une terre en déshérence à l’abandon, au désordre, à la barbarie, et l’Europe seule peut assurer ce résultat. Osera-t-elle agir ? ou bien ce qui va sortir de ses conseils sera-ce un replâtrage quelconque du statu quo, et qui durera, ce qu’il plaira à Dieu, sans que le mérite des hommes ni des peuples ait contribué en rien à le faire durer ? Mais s’il venait à se rompre, si dans un an d’ici, plus tôt peut-être, les correspondances de l’Orient nous apportaient le récit de nouvelles horreurs, l’Europe serait-elle encore en mesure de faire ce qu’elle pourrait si bien faire aujourd’hui ? Serait-elle innocente du sang qui aurait coulé ?


II

Aujourd’hui en effet la politique européenne, en même temps quelle voit incessamment grandir sa sphère d’action, doit comprendre que l’étendue de ses responsabilités croît en raison même du développement de sa puissance. Un mouvement tel que les siècles antérieurs n’en ont jamais vu, même au temps de la découverte de l’Amérique, entraîne les peuples de race européenne à établir leur domination sur toute la terre. Depuis le pionnier du far west jusqu’au pasteur qui promène ses troupeaux dans, les solitudes de l’Afrique méridionale, depuis le chercheur d’or de la Californie ou de l’Australie jusqu’au soldat qui essaie de pénétrer les mystères du Sahara ou qui combat en Chine pour l’honneur du drapeau, depuis le colon de la Nouvelle-Zélande jusqu’au marchand, qui exploite les océans, du détroit de Behring aux antipodes et des antipodes au Grœnland, on ne voit partout que des Européens travaillant à établir par les armes et par la politique, par la propagande religieuse et par le commerce, par l’agriculture et par l’industrie, la domination de leur race sur toutes les autres races de la terre.

Aucune époque de l’histoire du monde n’a vu quelque chose de comparable à ce qui s’accomplit sous nos yeux ; jamais, même au temps de Pizarre, de Cortez ou d’Albuquerque, il ne s’est fait sur le désert ou sur les pays anciennement habités des conquêtes aussi extraordinaires que celles dont nous sommes les témoins depuis le commencement du siècle. À cette époque, les États-Unis ne comptaient pas 4 millions d’hommes, et leurs défrichemens dépassaient à peine les Alleghanys ; aujourd’hui ils ont franchi les Montagnes-Rocheuses, ils se sont établis sur les bords du Pacifique, ils comptent plus de 32 millions de citoyens. Au Canada, la population a quintuplé et refoulé les peaux-rouges aux extrémités du monde habitable. Au cap de Bonne-Espérance, les Boers, partis du 34e degré de latitude sud, se sont aujourd’hui répandus dans leurs migrations jusqu’au 18e degré. L’Inde anglaise a décuplé en superficie, et au lieu de 40 millions de sujets elle en compte maintenant 150. La Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Zélande se sont développées depuis dix ans seulement dans des proportions non moins extraordinaires. La Chine est entamée et tombe en poussière sous les coups des Européens aussi bien que sous l’influence délétère de l’anarchie. Le Japon nous provoque ; les colonnes russes sont descendues à l’est jusque sur les bords de l’Amour, et dans le sud elles donnent des inquiétudes aux garnisons anglaisés qui occupent les bords de l’Indus. La barbarie africaine est cernée de presque tous les côtés. En aucun temps, on n’a vu un pareil ensemble de conquêtes, soit que l’on compte l’étendue des territoires occupés ou le nombre des sujets auxquels la race dominante a imposé ses lois. Et qu’on le remarque bien, il n’est pas un seul point sur lequel cette race ait été repoussée ou arrêtée ; on dirait même qu’il suffit de son contact, fût-il le résultat, d’intentions bienveillantes, pour faire écrouler tout ce qu’elle touche en dehors d’elle-même. Elle a voulu ménager la Chine, et la Chine se dissout ; elle vient de faire un effort des plus énergiques, elle a dépensé des flots d’or et de sang pour soutenir la caducité de l’empire ottoman, et l’empire ottoman est plus faible que jamais.

Ce mouvement d’expansion de la race européenne sur la terre habitable ou habitée est le signe caractéristique de notre époque, et il produit des conséquences qui font croire que dans un demi-siècle d’ici le rang des puissances dans le monde sera fixé par l’importance du rôle que chacune d’elles aura joué dans ce grand ensemble. Ni rois, ni gouvernemens, ni combinaisons de la politique ou de la diplomatie ne peuvent en arrêter le développement, parce qu’il est l’expression même de la vie des peuples européens, parce qu’il est le résultat nécessaire de leurs bonnes comme de leurs mauvaises qualités, de leurs tendances les plus généreuses comme du jeu de leurs forces et de leurs besoins matériels, Sans rechercher les causes de cette situation, il doit suffire de constater qu’elle existe et qu’au nom des progrès moraux qu’ils ont réalisés chez eux, les peuples européens ne peuvent plus assister de sang-froid aux grandes injustices qui se commettent sur la terre près ou loin d’eux, que de plus la conséquence naturelle des merveilleuses applications qu’ils ont faites des sciences à l’industrie est de les mettre en contact permanent avec tous les peuples qui sont moins civilisés qu’eux, et qui provoquent d’eux-mêmes la conquête parce qu’ils sont incapables d’assurer chez eux le respect constant des droits de l’humanité ou l’exécution fidèle des engagemens internationaux. Alors survient l’emploi de la force, et la force physique aussi bien que morale appartient aux Européens. C’est la loi, mais c’est une loi que les passions des hommes et des gouvernemens peuvent invoquer souvent aussi sans justice, d’autant mieux que l’application ne relève encore d’aucune juridiction régulière. Contre les iniquités qui peuvent être tentées ou commises en son nom, il n’y a d’autre recours que la guerre entre les peuples européens eux-mêmes.

La situation actuelle de l’empire ottoman nous menace chaque jour de cette cruelle alternative ; ne saurons-nous rien faire pour l’éviter ou l’ajourner ? Nous laisserons-nous compromettre et engager sans avoir rien tenté pour atténuer la gravité de la crise lorsqu’elle éclatera ? Lors du congrès de Paris en 1856, on aurait dû espérer qu’il serait adopté d’un commun accord quelque tempérament en vue d’apaiser une question qui restait toujours aussi brûlante après qu’avant la guerre ; mais il n’en a rien été. L’incendie qui vient de se déclarer en Syrie, et qui n’est lui-même qu’un accident particulier d’une situation générale, laissera-t-il les gouvernemens de l’Europe toujours divisés par leurs jalousies à ce point qu’ils ne puissent même essayer de s’entendre dans l’intérêt de leurs peuples ? Quand je dis s’entendre, je n’ai pas dans l’esprit la formation d’une bande de conspirateurs qui se réuniraient pour partager les dépouilles d’une victime. Quoique le partage de l’Orient entre peut-être dans les rêves de beaucoup de gens, c’est un projet aussi peu sensé que peu moral. L’Europe, qui jadis a accepté le criminel partage de la Pologne, n’aurait pas aujourd’hui, je l’espère, le courage de ratifier de pareils attentats contre le droit des gens, et je la crois de plus assez éclairée pour ne pas savoir que tous les traités et toutes les conventions qu’on aurait pu faire à l’avance n’empêcheraient pas qu’un événement aussi considérable que la disparition subite de l’empire ottoman ne devînt la cause de longues et de grandes guerres. Une si grosse question ne se dénouera probablement qu’à coups de canon ; tout ce que la politique y peut faire, et c’est en cela qu’elle montrera sa sagesse, c’est de préparer le dénoûment pour le réduire aux plus minces proportions possibles, afin que les malheurs dont il sera le signal soient réduits d’autant. D’ailleurs les empires ne finissent pas ainsi du jour au lendemain. Le triste empire grec d’Orient, qui ne valait pas beaucoup moins au jour de sa mort qu’il ne valait au jour de sa naissance, a mis plus de mille ans à mourir dans sa honte. Sans doute les choses vont aujourd’hui plus vite qu’elles n’allaient il y a quatre cents ans ; mais ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est qu’en 1453 les Grecs du bas-empire n’avaient plus aucune vertu militaire, tandis que cette vertu subsiste encore chez les Turcs. Leurs plus ardens détracteurs ne le contesteront probablement pas, car au besoin on pourrait leur rappeler que, dans la campagne de 1853-54, l’armée turque d’Europe a constamment battu les Russes à Oltenitza, à Citate, à Silistrie, à Giurgevo, sans essuyer elle-même un seul revers, et qu’elle avait fait évacuer les principautés à l’ennemi avant que les alliés eussent encore paru sur un seul champ-de bataille. Il faudrait consentir à des années de guerre et à des sacrifices de tout genre avant d’avoir vaincu et dompté les Osmanlis combattant chez eux, sur le sol qu’ils occupent réellement, pour leur foi et pour leur existence comme nation.

Ce n’est pas une raison cependant pour croire à la vitalité de l’empire ottoman, et je voudrais dire pourquoi je n’y ai pas confiance. Je ne suis pas de ceux qu’une haine aveugle emporte contre les Turcs ; j’avoue même qu’en songeant à leur histoire, je ne puis me défendre d’une douloureuse compassion, Leur faiblesse et leurs vices d’aujourd’hui ne peuvent me faire oublier leur grandeur et leurs qualités d’autrefois. Parmi ces qualités, il en est une surtout qu’il me peine de voir méconnue et calomniée comme elle l’est de nos jours : c’est la douceur qui a présidé à leur conquête, c’est la tolérance comparative qu’ils montraient envers les autres religions, alors que l’Europe ne leur donnait que des exemples de fanatisme et de barbarie envers tout ce qui n’était pas chrétien, envers même tout ce qui était considéré comme hérétique. Eux, ils laissaient aux vaincus leurs institutions civiles et religieuses, ils leur laissaient leur autonomie et leur administration intérieure, à l’époque où l’Espagne massacrait par millions les Indiens du Nouveau-Monde, à l’époque où la France catholique égorgeait les protestans à la Saint-Barthélémy. Alors l’empire ottoman se présentait honorablement pour lui en contraste avec l’Europe par la mansuétude de son gouvernement envers les vaincus, car pour le temps cette mansuétude était telle qu’on avait vu des peuples chrétiens, comme par exemple les Roumains de Moldavie et de Valachie, reconnaître sa suzeraineté plutôt que de se laisser conquérir par leurs voisins chrétiens. Je n’entends, pas contester qu’en l’an de grâce 1860 les populations de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne ne soient animées de sentimens beaucoup plus libéraux et plus tolérans que les Turcs de l’an 1277 de l’hégire, et même que les Turcs de la réforme, ce n’est pas là ce qui est en question ; mais ce que l’on peut dire, et ce qu’il importe d’établir, parce que c’est la vérité, c’est que le Turc est encore, à tout prendre, la moins intolérante de toutes les créatures qui peuplent l’empire ottoman. Dans ces contrées, où la religion est le signe de la race et de la nationalité, les rivalités et les haines religieuses sont d’une ardeur extrême, et ceux qui les ressentent le plus vivement sont aussi ceux que leur religion place dans une situation inférieure. Il y a sans doute quelque chose d’éminemment respectable et de touchant dans cet attachement que les vaincus ont conservé, à travers des siècles d’humiliation, à la foi de leurs pères et je les en louerais sans réserve, si la violence des sentimens qu’elle leur inspire se tournait seulement contre leur vainqueur ; malheureusement ce qu’il est encore vrai de dire, c’est qu’ils paraissent se détester plus entre eux qu’ils ne détestent l’infidèle ; C’est à propos d’une querelle entre Druses et Maronites que le feu vient de prendre en Syrie ; c’est à propos d’un refus de sépulture opposé par des Arméniens du rite grec à l’enterrement d’un Arménien protestant qu’il a peut-être failli prendre l’autre jour à Constantinople ; c’est à propos du premier sujet venu qu’une habile intrigue peut le faire prendre à tout instant entre les Grecs et les Arméniens, en nous disant comme toujours que c’est le résultat d’un complot tramé par la barbarie turque pour exterminer les chrétiens. Et de même que le sentiment de la race n’unit pas toujours les rayas quand par hasard la religion les sépare, ainsi que le prouve la vivacité des haines qui divisent entre eux les Arméniens grecs et les Arméniens catholiques, de même le sentiment religieux ne suffit pas à les unir quand c’est la race qui les sépare, ainsi que le prouvent les éternelles discordes des Grecs et des Arméniens du rite grec, des Bulgares et des Grecs de Roumélie qui appartiennent à la même église. Le Turc est moins intolérant qu’aucune de ces races dont l’intolérance réciproque va presque toujours jusqu’à unir chacune d’elles au Turc contre chacune des autres. En tout lieu de l’empire ottoman, c’est l’histoire de chaque jour.

N’avoir réussi à rien constituer politiquement qu’un pareil état de choses, c’est la véritable faute des Turcs, et une faute qui suffirait à elle seule pour entraîner une condamnation définitive. Au lieu de fonder un état et une société, ils n’ont réussi, comme les autres Orientaux, qu’à créer une agglomération de races conjurées pour se perdre les unes les autres. Le christianisme (il est bien entendu qu’on en parle seulement ici au point de vue temporel et historique), le christianisme, autant que nous savons ce qui s’est passé sur la terre, est probablement de toutes les formes religieuses celle qui a le plus fait la guerre et fait disparaître le plus grand nombre de nationalités. C’est certainement ce que l’histoire nous enseigne depuis le temps des premières persécutions exercées par les empereurs grecs d’Orient jusqu’à celles que de nos jours encore l’empereur Nicolas faisait peser sur ses sujets catholiques ; mais du moins la sévère et terrible éducation qu’ont reçue les peuples chrétiens de l’Europe a produit des résultats qui éclipsent par leur magnificence et leur splendeur tout ce que le monde avait vu et peut-être même tout ce qu’il avait pu rêver. Que Dieu, dans ses impénétrables décrets, juge selon leurs mérites les auteurs des violences et des crimes qui ont été commis en son nom, ce qui reste cependant pour nous certain, manifeste, éblouissant comme le soleil, c’est que des épreuves imposées à son enfance la république chrétienne des peuples européens est sortie avec un cortège de nations dont la puissance et les lumières, dont la richesse, la moralité et la jeunesse toujours renaissante ne semblent plus pouvoir cesser d’être que par un acte de la volonté divine. Les moyens qui ont conduit à ce résultat, restent toujours soumis à la critique de l’histoire ; mais, quelque soit son jugement sur certains faits ou sur certains hommes, il lui reste à enregistrer avec orgueil la fondation d’une société de peuples qui ne sont plus divisés entre eux que par des nuances infiniment moins tranchées qu’on n’en pourrait signaler dans la population du plus petit des royaumes de l’Orient, et qui cependant se distinguent en individualités nationales que rien ne semble plus pouvoir effacer. La notion de l’état, à qui l’on peut se fier pour l’administration impartiale de la justice distributive, et le sentiment de la patrie, qui nous fait voir dans chacun de nos concitoyens un défenseur solidaire du bien commun, ont fondu les nationalités européennes en autant d’unités indissolubles et si bien liées que la critique historique a souvent aujourd’hui de la peine à en retrouver les origines.

Il en est tout autrement chez les Asiatiques, dont les musulmans ne sont après tout qu’une variété. Depuis Gengis-Khan jusqu’à Tamerlan et jusqu’à Nadir-Shah, il n’a pas manqué en Asie de destructeurs d’hommes ; mais il ne s’y est pas produit de convertisseurs inflexibles comme Charlemagne ou comme les cruels conquérans du Nouveau-Monde. Les conquérans asiatiques se répandaient sur la terre comme les torrens grossis par les pluies d’orage qui bouleversent et saccagent tout sous leur irrésistible effort, mais après le passage desquels les moissons et l’herbe des prairies se relèvent plus ou moins meurtries ou endommagées. Il leur suffisait de faire tout plier sous les pieds de leurs chevaux ; à aucun d’eux il n’est venu dans l’esprit d’employer les ruines qu’il avait faites, à la construction d’un nouvel édifice social. L’orgueil de la race, qui paraît être la forme la plus compréhensive sous laquelle se soit produit chez les Asiatiques le sentiment de la solidarité des hommes entre eux, ne leur permettait pas de songer à s’associer les vaincus dans une organisation commune. Pourvu que les vaincus payassent l’impôt, c’était tout ce qu’on leur demandait, et les vaincus eux-mêmes n’imaginaient pas qu’ils pussent aspirer à autre chose sous le joug de leurs vainqueurs. Les Indiens, eux, ont poussé le système à ce point extrême qu’ils en sont arrivés à ne pas concevoir comment un homme qui ne serait pas né d’eux pourrait aspirer à devenir membre de la plus vile de leurs castes, et aujourd’hui encore le plus humble ou le plus dégradé de tous les serviteurs hindous de lord Canning regarde de la meilleure foi du monde le représentant de la reine Victoria comme un être impur ; à aucun prix par exemple, il ne consentirait à boire dans un verre dont le vice-roi se serait servi. L’orgueil de la race tient lieu de tout à l’Indien ; il pourra subir, comme il l’a fait, des siècles de conquête sans croire qu’il en doive être humilié autant qu’il le serait par une association qui établirait, même sur la base de l’égalité, des liens quelconques entre ses vainqueurs et lui. Les musulmans, qui sont les moins insociables de tous les Asiatiques, et qui admettent en principe l’égalité de tous les serviteurs de Dieu, n’ont jamais été animés du prosélytisme violent qu’il est d’usage de leur attribuer. Ils se sont rués sur le monde non pour le convertir à leur foi, mais pour y établir la suprématie des croyans et pour faire rendre par ceux qu’ils appelaient les infidèles hommage à la parole divine. Une fois arrivés là, leur mission était remplie ; ils n’en demandaient pas plus. Aussi, tandis qu’en Europe tous les païens ont dû ou se voir exterminer, ou se soumettre à embrasser le christianisme, dans les pays occupés par les mahométans toutes les formes religieuses ont subsisté et subsistent encore, comme nous le voyons en Syrie par exemple. D’ailleurs, et quoiqu’ils se distinguent des autres Asiatiques par la facilité avec laquelle ils admettent qu’un homme né hors de l’islam peut y entrer, l’orgueil de la race domine les musulmans tout autant que l’orgueil religieux, et il fait beau voir comment un Turc traite un Kurde, comment un Bédouin de l’Arabie traite à l’occasion un Arabe de l’Algérie ou un nègre né de musulmans et musulman lui-même.

Dans ces conditions, il n’y a pas de patrie pour les Asiatiques. C’est un sentiment qui leur est tout à fait inconnu, comme le prouvent chaque jour d’innombrables exemples qui se passent sous nos yeux, quoique bien des gens aient des yeux pour ne pas les voir. Il y a trois ans, l’armée indienne de la compagnie au Bengale s’insurgeait tout entière contre les Anglais, et l’on se refusait à peu près généralement en Europe à voir dans cette insurrection autre chose qu’un mouvement du patriotisme national. La vérité est cependant qu’un an après, les Anglais avaient levé parmi les Indiens euxmêmes une armée plus nombreuse que celle qui avait fait défection, et qui était détruite par les nouvelles levées. De même, en ce moment où nous envahissons la Chine, nous avons formé en Chine, avec une rapidité qui tient du miracle, un corps de plusieurs milliers de Chinois pour remplir à la suite de l’expédition l’office de corps du train des équipages. Nous en avons eu des milliers, nous en aurons des millions, quand nous voudrons les payer, et pas un seul des individus que nous emploierons ne se fera le plus léger scrupule de servir contre ce que nous appelons sa patrie, mot vide de sens pour lui. En revanche, il n’en est pas un seul non plus qui ne se regarde comme très supérieur, par cela seul qu’il est un des fils de Han, à ceux qui restent toujours à ses yeux des barbares et des fan-kweï, quelle que soit la valeur physique, intellectuelle ou morale qu’il veuille bien leur reconnaître. Et à son tour il sera toujours considéré par les Mandchoux comme un être inférieur, bien que l’insurrection de la vieille race chinoise semble être sur le point de renverser l’empire des Mandchoux. Les Mandchoux, qui ont été cependant de grands politiques, ont-ils jamais fait un effort pour s’associer les Chinois, pour fonder entre les Chinois, les Mongols et eux-mêmes quelque chose qui ressemblât à ce que nous entendrions par une patrie commune ? L’Asiatique défend son village, sa tribu, sa race, sa religion ; mais il n’a pas de patrie.

N’ayant pas le sentiment de la patrie, l’Asiatique n’a pas non plus la notion de l’état ; ce sont deux choses corrélatives, et qui se supposent mutuellement. Peut-être l’idée de l’état pourrait-elle conduire à celle de patrie, lorsqu’après de longues années de bonne administration et d’exacte justice, les sujets auraient fini par comprendre qu’ils font chacun partie intégrante d’un tout auquel ils doivent fidélité et dévouement en retour du bien qu’ils en retirent, eux et leurs familles. Dans cette hypothèse, il resterait cependant à voir comment on s’y prendrait pour concilier les haines de races et de religions. L’impossibilité d’y réussir suffirait seule sans doute pour éloigner encore le résultat final ; admettons néanmoins qu’il soit possible de surmonter ce gros obstacle : ce que l’on ne peut accorder, c’est qu’il soit possible d’obtenir des Asiatiques, quels qu’ils soient, musulmans ou chrétiens, Chinois ou Indiens, quelque chose qui, sauf les accidens, corresponde à ce que nous comprenons par une administration intelligente et régulière.

Ce n’est pas qu’il ne puisse se produire de temps à autre chez les Asiatiques, on l’a vu dans leur histoire, quelque souverain à l’âme magnanime qui, animé du sentiment de la justice, parviendrait à opérer dans son empire de grandes et salutaires réformes. Ce grand homme ne serait cependant toujours qu’un accident, comme on l’a aussi toujours vu dans l’histoire de l’Asie, un accident qui naîtrait en quelque sorte sans cause et qui disparaîtrait sans laisser de traditions durables. Chez nous, quel que soit le souverain, nous n’avons pas vu interrompre le travail qui a rendu de siècle en siècle l’administration publique plus éclairée, plus morale, plus juste, plus dévouée au bien général. Quand le ciel nous envoie un grand homme, nous profitons de son génie ; mais nous en sommes arrivés à cette heureuse situation où il ne serait pas déraisonnable de supposer que si même le personnel administratif était composé d’esprits très médiocres, nous ne croirions pas pour cela à la vénalité, à l’injustice, à la tyrannie. La machine est si bien montée et si énergique, que sa force et son crédit sont presque devenus des dangers publics. L’état existe avec une autorité si bien consentie par tout le monde, qu’il menace en beaucoup de pays d’écraser les individualités sans que personne y prenne garde. Chez les Orientaux, il en est tout autrement, et la raison de cette différence à leur détriment, c’est que chez eux la puissance temporelle et la puissance spirituelle sont réunies dans les mêmes mains. La séparation de ces deux pouvoirs, : si profondément établie aujourd’hui dans les états de l’Occident, a sauvé la liberté et les droits individuels ; elle a été la sauvegarde de la moralité de tout le monde, princes et sujets, administrateurs et administrés. C’est parce qu’en Occident le spirituel est indépendant du temporel, parce que le royaume de Dieu y est sérieusement considéré comme n’étant pas de ce monde, qu’il va de la liberté pour les citoyens, de la modération dans les gouvernemens, de l’honneur sur la terre. Réunir la double autorité dans les mêmes mains, c’est imposer à la fragilité humaine des épreuves qu’elle ne peut pas supporter ; c’est livrer le monde au despotisme de la force brutale, au déchaînement des appétits matériels. Dans les hautes sphères du gouvernement, les nécessités politiques emporteront tout le reste. Au lieu d’être pour l’homme un domaine inviolable où son âme s’élève librement jusqu’à la contemplation des vérités morales, au lieu d’être pour lui une forteresse au pied de laquelle viennent humblement expirer les exigences et les brutalités de la matière, la religion deviendra infailliblement dans ce cas un instrument déplorable de corruption, de police, de gouvernement. On verra, comme aujourd’hui en Russie, où les deux pouvoirs sont réunis dans les mains de l’empereur, le clergé réduit à se laisser imposer l’obligation légale de révéler ce que les mystères du confessionnal lui ont appris sur les sentimens politiques des fidèles. Dans les sphères inférieures, la vénalité et la prévarication deviendront le pain quotidien de fonctionnaires qui ne sont pas seulement mal payés, mais qui arrivent à croire presque naïvement que le pouvoir auquel ils participent leur confère le droit de se donner à eux-mêmes l’absolution pour tous leurs méfaits. Je viens de lire quelques ouvrages récemment publiés sur la Russie, et je ne saurais dire l’opinion que m’ont laissée de l’administration russe ceux même de ces livres qui sont écrits dans le sens le plus bienveillant pour le gouvernement impérial[2]. Cette administration ne paraît pas valoir infiniment mieux que celle qui pèse sur les rayas grecs de la Turquie. Leurs popes, à qui les vainqueurs ont laissé le pouvoir de rendre et d’administrer la loi civile aussi bien que la loi religieuse, sont peut-être les auteurs du plus grand nombre des exactions et des malversations dont les rayas ont le droit de se plaindre. Quant aux Turcs, que l’on accuse bien souvent du mal qu’ils n’ont pas fait, il est malheureusement pour eux trop vrai que leur administration ne vaut pas mieux que celle des autres ; elle aussi, elle paie la peine d’être investie de la double autorité spirituelle et temporelle. La nation tout entière est imprégnée, comme le reste des Orientaux, de l’esprit que produit cette désastreuse constitution du pouvoir. C’est à ce point que tel Turc que vous aurez connu honnête, charitable et digne d’estime quand il n’était qu’un simple particulier, ne sera plus le même aussitôt qu’il aura été revêtu du plus mince emploi. Dieu lui a donné le pouvoir et la force, c’est pour qu’il en use. Il le fait avec la plus incroyable sécurité de conscience, et ce qui est plus remarquable encore, c’est qu’en général l’opinion publique est de son avis. Ceux qui ont un peu vécu avec les Orientaux ne me contrediront sans doute pas quand je dirai qu’à moins de ces faits éclatans qui prouvent un amour tout à fait exceptionnel du bien, celui qui, Turc ou chrétien, étant en place, ne chercherait pas à s’y enrichir aux dépens du public, aurait aux yeux de ce même public beaucoup plus de chances de passer pour un sot ou pour un poltron, que pour un honnête homme.

Ainsi, quoiqu’ils aient été la plus sociable et la plus habile en politique de toutes les races de l’Asie, les Turcs n’ont su constituer, ni pour les peuples ? qu’ils ont conquis ni pour eux-mêmes, rien qui ressemble à ce que nous entendons par les mots de patrie, d’état, d’unité nationale, rien qui soit capable d’occuper sa place dans la constellation des états européens. Tandis que ceux-ci parvenaient, par la fusion harmonique de tous leurs élémens, à un degré de lumières, de richesse et de puissance qui leur livrera la domination complète sur le monde, les Turcs ont réussi seulement à amasser dans leur sein des trésors de préjugés, d’ignorance et de haines toujours prêtes à faire explosion. Leur empire ne présente plus aujourd’hui, et à commencer par eux-mêmes, que le déplorable tableau de populations ennemies, dont chacune est toujours portée à croire que les autres conspirent pour l’égorger. Ils sont aujourd’hui comme le moine de la légende qui, ayant découvert par à peu près les principes constitutifs de la poudre, se fit sauter lui-même avec son invention. Sur la pente fatale qu’ils descendent, une chose peut-être serait capable d’enrayer le mouvement : ce serait une véritable réforme de l’administration ; mais cette réforme est devenue maintenant la chose improbable. Aussi longtemps que la victoire a souri à leurs armes des conquérans qui se croyaient envoyés pour faire payer par toutes les nations un tribut à l’islam ont pu se montrer généreux envers des vaincus qu’ils regardaient comme désignés d’avance à leur joug par la volonté divine. L’enthousiasme religieux, que maintenaient dans les voies de la clémence tant de préceptes charitables du Koran, qui ne cesse de recommander la modération aux croyans victorieux, pouvait alors avoir d’autant plus de prise sur leurs âmes que de merveilleux succès confirmaient les paroles et les promesses du prophète. Malheureusement, depuis qu’ils ont rencontré des peuples plus habiles qu’eux dans les arts de la guerre, depuis qu’aux victoires ont succédé les défaites, la démoralisation s’est emparée d’eux, car c’était pour eux comme une trahison du ciel. Alors on a vu se produire les conséquences naturelles de toute théorie du pouvoir qui confond dans les mêmes mains l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle. Aujourd’hui la corruption la plus profonde dévore l’empire des Turcs comme son domaine naturel, et les remèdes qu’ils pourront emprunter aux formulaires administratifs les plus perfectionnés de l’Europe ne paraissent pas pouvoir les guérir jamais ; c’est le principe même de la vie qui est attaqué.

Tels sont surtout les motifs qui doivent faire croire à l’inévitable ruine de l’empire ottoman. D’un côté, il est menacé tout à la fois par les plus mauvaises et par les plus nobles passions des peuples européens ; de l’autre, il est lui-même en proie à des causes d’épuisement qui le mènent à sa perte plus sûrement encore que les convoitises de ses ennemis. C’est une affaire de temps, mais qui, avant d’arriver au dénoûment suprême, demandera encore de longues années, pendant lesquelles l’Europe, si elle n’y prend garde, verra éclater périodiquement des secousses qui mettront périodiquement aussi la paix du monde en question.


III

En face de ces périls, l’Europe ne saurait rester inerte et désarmée, et elle doit comprendre que la surveillance exercée par chacun pour son compte particulier sur les éventualités de l’avenir n’est une garantie suffisante pour personne. Dans l’intérêt de tous, il convient d’organiser quelque autorité qui soit pour la politique générale ce qu’ont été en Californie les comités de vigilance qui ont sauvé l’ordre social, et le meilleur moyen de constituer cette autorité serait de rendre permanente, en vue des affaires de l’Orient, la conférence que la force des choses amènera nécessairement à réunir pour statuer sur les affaires de la Syrie. On n’imaginera sans doute pas un tribunal qui soit plus capable de maintenir l’harmonie entre les cabinets, de rassurer toutes les prétentions légitimes et d’arrêter par le seul fait de son existence le travail des intrigues qui couvrent aujourd’hui de réseaux mystérieux toute la surface de l’empire ottoman.

L’idée d’ailleurs n’est pas tout à fait nouvelle. Lord Stratford de Redcliffe, qui connaît sans doute la question mieux qu’aucun homme vivant, a proposé, il n’y a pas longtemps, dans l’une des séances de la chambre des lords, de former une conférence spéciale des cinq grandes puissances qui serait chargée de présider d’une manière permanente à l’arrangement ou à la discussion des moyens d’arrangement que peuvent présenter les affaires d’Orient. Il n’y a, ce semble, aucune bonne raison à faire valoir contre le principe de cette sage proposition : la conférence rendrait les plus grands services à tous et à chacun ; j’ignore quel intérêt avouable pourrait y trouver l’ombre d’une menace contre ses espérances ou ses projets légitimes. Si la proposition était faite officiellement par l’une quelconque des grandes puissances, je ne sais laquelle pourrait la décliner. S’il en était une qui le voulût, l’opinion publique, dont le pouvoir est toujours grand, l’aurait bientôt contrainte à l’accepter. D’ailleurs il ne paraît pas que l’hypothèse même soit bien sérieuse. Après de longs efforts pour empêcher les affaires d’Orient d’entrer dans la sphère d’action du concert européen, la Russie n’a-t-elle pas appris à ses dépens qu’elle poursuivait une impossibilité ? L’expérience qu’elle a faite l’a sans doute détournée pour jamais de cette voie ; du moins une des dernières communications faites par le prince Gortchakof au corps diplomatique accrédité près de son souverain témoigne-t-elle qu’aujourd’hui le cabinet de Saint-Pétersbourg renonce à une action séparée. La signature des protocoles en vertu desquels nous sommes en Syrie ne témoigne-t-elle pas aussi, et mieux que ne pourraient le faire tous les raisonnemens, qu’il n’y a pas de dissidence à craindre sur le principe ?

Le seul gouvernement en Europe qui réclamerait contre la réalisation de ce projet, ce serait sans doute le gouvernement turc. Les discordes de l’Europe n’ont pas toujours été sans avantage pour lui, et dans sa faiblesse actuelle il ne verrait peut-être point d’un très bon œil une combinaison qui lui montrerait l’Europe cherchant à s’entendre, et lui imposant par suite, dans la plupart des cas, une ligne de conduite qu’il aurait peu de chances de faire modifier et de ne pas suivre, si elle ne lui convenait pas à lui-même. En effet, il serait inutile de se dissimuler que l’adoption d’un pareil projet ressemblerait fort à la mise en tutelle de la Porte, et ne serait pas tout à fait d’accord en théorie avec le texte des traités qui ont proclamé l’indépendance de l’empire ottoman. Il y aurait dans la pratique affaiblissement incontestable du prestige et de l’autorité des Ottomans vis-à-vis de l’Europe comme vis-à-vis des populations qu’ils dominent, cela est irrécusable. Cependant, si la Porte était bien inspirée ou bien conseillée, elle devrait se résigner, comme le malade se résigne à prendre les remèdes qui ne le sauvent peut-être pas, mais qui atténuent souvent les douleurs de sa situation. L’indépendance de l’empire ottoman, c’est certainement une très belle chose à proclamer ; mais cette belle chose n’existe que sur le papier. Quel est l’homme en Europe et même à Constantinople qui croie de bonne foi à l’indépendance du gouvernement du sultan ? L’indépendance est quelque chose qui se conquiert ou qui résulte de la force de celui qui y prétend ; mais c’est quelque chose qui ne se donne pas, et que l’on n’a pas donné au gouvernement turc. J’ai eu l’occasion de voir par moi-même, et d’assez près, l’existence qui est faite aux ministres du sultan, et je ne connais rien qui ressemble moins à l’indépendance, pris, comme ils le sont sans cesse ainsi qu’entre plusieurs laminoirs, entre les exigences presque toujours contraires des ambassadeurs et de leurs gouvernemens. Les opposer les uns aux autres, cela réussit quelquefois, mais cela se paie toujours, même assez vite. Le moyen qui permet encore de se maintenir le plus longtemps au pouvoir, c’est de renvoyer autant qu’il est possible les affaires au lendemain pour ne se compromettre avec personne, c’est-à-dire de ne rien faire. Est-ce. là de l’indépendance ? Les ministres et le gouvernement du sultan n’auraient-ils pas grand avantage à s’affranchir, jusqu’à un certain point, de ces misères quotidiennes en consentant à voir les grandes affaires de l’empire relever du concert européen plutôt que des divisions intestines des ambassadeurs, qui dans la réalité règnent à Constantinople, qui y font et défont les ministères, et qui, dans l’état actuel, ne peuvent vivre qu’opposés entre eux ? Ce ne serait pas l’indépendance, mais ce serait une amélioration notable à la situation ; ce serait surtout le moyen de rendre quelque vie à l’administration, que les questions de personnes, qui sont à Constantinople plus brûlantes que partout ailleurs réduisent à une impuissance presque absolue. Le génie humain se serait mis à la torture pour combiner des conditions qui dussent faire d’une capitale un foyer d’intrigues, qu’il n’aurait certainement pas réussi à produire quelque chose de comparable à ce qui existe à Constantinople, et le plus grand service qui, pour le moment, pourrait être rendu au gouvernement du sultan serait sans aucun doute de trouver quelque dérivatif, d’imaginer une combinaison qui déplacerait ou combattrait ces intrigues. La réunion de la conférence proposée serait certainement le moyen le plus efficace pour arriver à ce résultat.

Le principe semble donc peu contestable et même excellent. Dans l’application toutefois, il y aurait lieu de faire subir à la proposition de lord Stratford de Redcliffe, telle qu’elle a été formulée, un amendement important. Cet amendement porterait sur le lieu où la conférence devrait se réunir et sur le personnel qui la composerait. Il y aurait en effet de graves inconvéniens à réunir la conférence à Constantinople, et à la composer des ambassadeurs accrédités auprès du gouvernement du sultan, ainsi que le proposait le noble lord.

D’abord, et seulement au point de vue géographique et de l’expédition des affaires, Constantinople serait un lieu mal choisi. Ce que l’Europe a le plus à craindre aujourd’hui de l’empire ottoman, ce sont les surprises et les explosions inattendues qui peuvent à tout moment exiger l’accord des puissances et une action presque instantanée de leur part. Aussi le lieu qui serait à déterminer devrait-il être choisi non pas en raison de sa proximité du théâtre des événemens, mais en raison des facilités qu’il offrirait aux parties contractantes pour l’échange rapide de leurs dépêches et de leurs idées. À ce titre, un point quelconque du centre de l’Europe serait infiniment plus convenable que Constantinople, qui, est elle-même placée à l’extrémité du rayon, en dehors des chemins de fer et des moyens réguliers de communications. Berne, Francfort, Bruxelles feraient infiniment mieux l’affaire, surtout si l’on voulait éviter les questions d’amour-propre et de rivalité qui naîtraient probablement, dans le cas où il s’agirait de fixer le siège de la conférence dans la capitale de quelqu’une des grandes puissances.

Ensuite, dans l’intérêt du sultan, et pour ménager son prestige, déjà si fort affaibli, il serait bon de tenir à quelque distance de lui le conseil de famille qu’on aurait pris le parti de lui donner, et ce conseil lui-même aurait tout à gagner, pour la maturité de ses délibérations, à être éloigné d’une atmosphère aussi dangereuse que celle de Constantinople. Cette considération, qui est décisive, ne peut malheureusement être bien appréciée que par les gens qui ont un peu fréquenté le pays. Rien n’est plus brillant que la position d’un diplomate représentant l’une des cinq grandes puissances à Constantinople ; mais aussi rien n’est plus délicat, et, pour ne pas tomber dans les pièges qui lui sont incessamment tendus, il faut et plus de tact et plus de force d’esprit que partout ailleurs. Dans toutes les autres capitales, si ce n’est à Rome, il y a une cour qui est pour les ambassadeurs un centre de relations, et qui les conduit à la nécessité de former entre eux un corps dont l’esprit les réunit bien souvent, en dépit même des divisions de leurs gouvernemens. Il y a aussi une société et un monde composé de gens qui sont eux-mêmes des puissances politiques, financières, intellectuelles, qu’en tout état de cause les ambassadeurs seraient obligés de fréquenter pour apprendre à connaître le pays où ils vivent, si même les mœurs aimables et polies de la diplomatie ne leur donnaient pas le goût de le faire. Là encore ils se rencontrent, ils se voient, ils continuent entre eux les rapports qu’ils ont commencés ailleurs. Le grand bénéfice d’une pareille situation, c’est que, n’étant pas en première ligne, n’absorbant pas à eux tout seuls l’attention publique, ils ne sont pas incités à se livrer entre eux des guerres d’amour-propre et de rivalités. Ils peuvent vivre comme de simples mortels. Au contraire, à Constantinople il n’y a pas de cour, on ne connaît pas ce que nous appelons le monde, et parmi les étrangers qui y sont fixés pour leurs affaires on ne trouve rien qui ressemble aux gens de loisir, aux artistes, aux savans, aux personnages politiques, qui composent partout ailleurs une société. Là, chacun vit pour soi et à peu près ignoré. Il n’y a à tenir maison, comme on dit en Europe, que cinq ou six personnages du corps diplomatique sur lesquels tout le monde a les yeux, et que tout le monde s’applique à brouiller entre eux. Leur état est splendide, leur juridiction est très étendue, leurs prérogatives sont plus considérables que partout ailleurs ; ils ont des gardes et des bâtimens de guerre à leurs ordres, ils ont des tribunaux qui relèvent d’eux, ils ont toute une masse de protégés et de cliens qui viennent faire cortège aux grands jours : ils ressemblent d’aussi près qu’il est possible à des princes souverains ; mais outre qu’ils ont le malheur d’être sur le terrain où les intérêts de leurs gouvernemens les divisent le plus, les conditions mêmes de l’existence qui leur est faite sont aussi celles qui sont le plus capables d’empêcher tout accord entre eux. Il n’a probablement été nommé que très peu d’ambassadeurs à Constantinople qui ne se soient pas promis de bien vivre avec leurs collègues et de s’affranchir de toutes les misères qui résultent pour eux des passions et des intérêts de la nation, comme on appelle tout ce qui vit autour d’eux : combien en est-il qui aient pu tenir cette promesse ? C’est, je crois, la chose impossible, et la faiblesse actuelle du gouvernement de la Porte, qui a pour résultat de forcer les ambassadeurs, sous peine de ne pas faire les affaires dont ils sont chargés, à intervenir sans cesse et sans fin dans les détails de la politique et même de l’administration locale, cette faiblesse est à elle seule, pour les membres du corps diplomatique résidant à Constantinople, une cause infaillible de dissensions qui sont allées plus d’une fois jusqu’à des rivalités personnelles. À tous les points de vue, Constantinople serait le plus mal choisi de tous les lieux pour devenir le quartier-général d’une conférence comme celle qui a été proposée par lord Stratford de Redcliffe.

C’est surtout à l’Europe et à ses gouvernemens que la réunion de cette conférence serait appelée à rendre de grands services : elle ne blesserait la dignité d’aucune puissance, puisque l’on sait que dans une assemblée de ce genre les décisions ne sont pas prises à la majorité, et que chacun y conserve, sous sa responsabilité, sa liberté d’action et d’opinion ; mais ce qui serait d’un prix inestimable, ce serait de mettre les puissances en communication permanente sur un sujet qui menace plus qu’aucun autre de troubler parmi elles l’harmonie et la paix. Elles trouveraient chaque jour dans cette réunion une sorte de thermomètre qui leur indiquerait plus sûrement qu’aucun autre les éventualités du présent, qui leur permettrait de s’éclairer réciproquement avec plus de sûreté qu’elles ne le peuvent faire aujourd’hui, qui les affranchirait surtout d’une grande cause d’erreur en portant toujours et tout de suite leurs griefs en face de l’Europe, qui en définitive est le véritable arbitre duquel elles relèvent. Rien n’est plus dangereux que la condition actuelle, qui met chacune des puissances isolément en face de la faiblesse de la Porte, à qui seule elles peuvent, s’adresser, et qui, comme tous les faibles, ne répond que par des fins de non-recevoir quand elle ne se laisse pas arracher des promesses qu’elle ne peut pas tenir, mais sur lesquelles on bâtit souvent des projets téméraires. Rappelons-nous par exemple l’affaire des lieux saints ; rappelons-nous comment la France et la Russie, contraintes à porter une question qui leur était personnelle sur le théâtre de Constantinople, que l’objet du litige concernait à peine, ont conduit les choses, et sans le vouloir bien probablement, à une grande guerre. S’il y eût eu alors une conférence, qui peut croire qu’il en serait arrivé ainsi ? Si l’empereur Nicolas, dont toute la politique était fondée sur l’impossibilité prétendue d’une alliance entre la France et l’Angleterre et sur le concours qu’il attendait de la Prusse et de l’Autriche, eût pu être averti à temps des véritables dispositions de l’Europe, n’aurait-il pas été arrêté à temps aussi avant de s’engager jusqu’au point où son orgueil n’a pu reculer ? Cet orgueil, qui a joué un si grand rôle dans les causes de la guerre de Crimée n’a pas pu être éclairé, tandis qu’il aurait pu l’être, et qu’il eût accepté une décision de l’Europe avec bien moins de froissement qu’il ne le pouvait faire dans une condition qui ne lui laissait pas d’autre alternative que de paraître céder au seul ascendant de la France catholique.

Quel autre instrument mieux qu’une conférence peut dénouer à l’avantage de tous les difficultés de la question syrienne ? quel autre est capable de faire en sorte que les branches qui tombent tour à tour du vieil arbre des Ottomans ne se changent pas en autant de torches de discorde ? quel autre peut aussi bien leur donner une greffe nouvelle, préparer et assurer le terrain pour leur transplantation, résoudre les épineuses questions de politique ou de droit international que soulèvent les opérations de ce genre, et que l’Europe n’évitera pas, parce qu’il ne dépend pas d’elle de remédier à la décadence de l’empire des Turcs ?

Les fonctions de la nouvelle conférence ne seraient pas des sinécures. Aujourd’hui elle aurait à pourvoir aux affaires de Syrie et d’Arabie, demain à celles de Servie et du Monténégro, sous lesquelles se cachent des mystères qu’elle seule pourrait dévoiler, et rendre impuissans pour le mal, tout cela sans préjudice de l’avenir et de ce qui est à craindre en Bosnie et en Bulgarie, où il paraît qu’il y a aussi des causes de désordre qui sont à l’œuvre. La nouvelle conférence aurait encore à connaître de ces contestations délicates où les puissances européennes sont engagées entre elles, tout en ayant l’air de n’avoir affaire qu’à la Porte, laquelle n’en peut mais et est toujours jetée dans les plus grandes perplexités par les tiraillemens en sens contraires que lui font subir ses alliés. Ainsi on pourrait porter devant le conseil de l’Europe rassemblé la question encore pendante de l’isthme de Suez, et il faudrait bien dire enfin au monde les véritables motifs qui en retardent la solution. L’orgueil anglais n’a pas encore voulu les avouer, mais il serait bien forcé de le faire, et en attendant, puisque personne ni d’un côté ni de l’autre n’a voulu confesser la vérité, il me sera peut-être permis de dire ce que je crois qu’elle est.

L’opposition de lord Palmerston et de tous les ministères anglais à ce projet ne vient pas, comme on l’entend affirmer très souvent, d’un égoïsme qui serait aussi niais que condamnable, et qui se proposerait pour unique but d’empêcher le commerce des autres nations de se développer du côté de la mer des Indes. L’Angleterre et ses hommes d’état sont beaucoup trop éclairés pour ne pas savoir que si le percement de l’isthme de Suez doit produire quelques bénéfices pour le commerce, ce sont surtout le commerce anglais, la marine marchande anglaise, qui recueilleront ces bénéfices. S’il n’y avait que ce côté à voir dans la question, il y a longtemps que les Anglais seraient aussi favorables à l’entreprise qu’ils lui sont opposés. Malheureusement il y a aussi, à côté de la question commerciale, une question de guerre et de budget qui est le véritable nœud de la difficulté, et qu’il faut exposer en peu de mots. En creusant de Peluse à Suez un canal qui aurait vingt-cinq pieds de profondeur d’eau sur une largeur qui n’excéderait pas plus de deux ou trois cents pieds sur la plus grande partie du parcours, on ouvrirait un passage qui ne serait pas seulement praticable aux bâtimens du commerce, mais aussi aux plus grands bâtimens de guerre, et c’est là le motif de l’opposition anglaise. Supposez en effet qu’une flotte de six ou huit vaisseaux de lignes étant de connivence avec le pacha d’Égypte et ayant réussi à dérober seulement douze heures de marche à la flotte de Malte, s’introduise dans le canal, et voyez tout de suite ce qu’elle pourra faire ! Si les défenses de la terre ne lui paraissent pas suffisantes pour arrêter la flotte qui la poursuit, elle fait en quelques instans dans le canal des dégâts qui le rendent impraticable pour plusieurs mois, et pendant tout ce temps elle est maîtresse des mers de l’Inde et de la Chine, où elle peut causer impunément à l’Angleterre et à son commerce des dommages incalculables. La marine marchande est à sa discrétion, comme le sont aussi les rades et les ports et les villes d’Aden, de Bombay de Madras, de Pointe-de-Galle, de Singapore, de Hong-kong, etc. Elle aura pu tout détruire avant qu’il n’arrive par le cap de Bonne-Espérance des forces capables de la combattre, et peut-être, en insultant le littoral indien, réveillerait-elle l’insurrection qui a coûté plus d’un milliard et des peines infinies avant qu’on ait pu en devenir maître.

Faut-il, pour parer à l’hypothèse très admissible d’un pareil coup, se mettre à fortifier encore les côtes de l’Inde et les établissemens de l’Indo-Chine ? Mais ce serait une affaire de plusieurs centaines de millions ! Or cette année, le budget de la métropole ne paie pas ses dépenses, celui de l’empire indien est en déficit de quelque chose comme 300 millions ; et il est sûr que ce déficit va se reproduire pendant plusieurs années encore. D’ailleurs ces fortifications n’offriraient toujours que des garanties incomplètes. Il faudrait de plus augmenter les garnisons de l’Inde et de ses dépendances ; il faudrait surtout entretenir dans l’Océan-Indien une flotte beaucoup plus considérable que celle qui suffit aujourd’hui à y faire la police. Or combien tout cela représenterait-il encore de millions de dépense annuelle ? Et une fois tout cela fait, serait-on sûr de n’avoir pas toujours à courir le même danger ?

Telle paraît être la véritable clé de l’opposition que le gouvernement anglais n’a pas cessé de faire à ce projet, et je confesse que, si j’étais citoyen anglais, je trouverais les motifs de cette opposition très plausibles. Il me semble même qu’il est équitable de les voir prendre en considération, et qui peut le faire mieux qu’une conférence des grandes puissances ? N’est-ce pas elle seule qui serait capable de résoudre les difficultés que soulève cette entreprise ? Resterons-nous longtemps encore dans la situation actuelle, qui nous présente le spectacle peu digne d’une grande puissance comme l’Angleterre empêchant de faire ce qu’à tort ou à raison la plus grande partie du commerce de l’Europe regarde comme un travail d’utilité universelle, en forçant la Porte, qui n’est pas elle-même moins favorable que les autres au projet, à laisser dire sans protester qu’elle le considère comme contraire à ses intérêts ? C’est une comédie qui n’a rien d’honorable pour personne, mais on ne voit de moyen de la faire cesser que par une réunion des conseils de l’Europe.

Il y aurait peut-être mieux encore à faire et à espérer. Si, comme on aime à le croire, les protestations d’amour, pour la paix et de dévouement aux intérêts généraux que nous font entendre les gouvernemens de l’Europe ont quelque réalité, il y a des choses auxquelles ils pourraient se prêter au grand avantage de tous et que leur concours seul permettrait d’accomplir. Telle serait par exemple la construction d’un chemin de fer de Belgrade à Bassora, lequel, à mon gré, devrait rendre au moins autant de services au développement des intérêts européens vers l’extrême Orient que ne le fera sans doute jamais le percement de l’isthme de Suez. Seulement il s’agit de trois ou quatre mille kilomètres à construire ; c’est une entreprise qui est tout à fait au-dessus des forces et du crédit de l’empire ottoman. Dans la position des choses, il y a même des raisons de croire que les efforts isolés d’aucun gouvernement ne pourraient la mener à bien. Il faudrait une entente commune, ne fût-ce que pour trouver les capitaux nécessaires à un si grand travail, et cette entente, elle ne pourrait s’établir que dans une conférence qui deviendrait une sorte de syndicat européen. Mais quel intérêt n’aurait pas aujourd’hui l’Europe à mettre Paris et Londres à dix ou douze jours de Bombay ? Quelle source de richesses, de lumières et de civilisation serait ouverte à travers tant de pays aujourd’hui déshérités et barbares !

Il y a donc juste raison de dire que, dans toutes les hypothèses, la réunion d’une conférence siégeant en permanence pour veiller sur les affaires de l’Orient n’est pas contestable en principe ni en droit, qu’elle n’est contraire aux intérêts avouables d’aucune puissance, que, bien loin de là, elle serait appelée à rendre à toutes les services les plus considérables, et qu’elle serait enfin le moyen le plus propice à la conservation de la paix générale, aussi longtemps qu’elle pourra être conservée.


IV.

En résumé, l’explosion qui vient de se faire en Syrie n’est malheureusement pas un accident isolé, mais le symptôme d’une situation générale à laquelle il faut aviser. — Toutes les hypothèses qui ont été avancées jusqu’ici avec le but avoué de conserver l’autorité nominale du sultan sur la Syrie ne présentent pas de garanties suffisantes pour l’établissement d’un gouvernement quelque peu digne de confiance dans cette province ; par suite de sa constitution ethnologique, il est impossible de trouver les élémens de ce gouvernement dans le pays lui-même. — Pour constituer ce gouvernement, il ne faut pas songer, quoique la majorité des habitans soit de religion mahométane, à aucun musulman, attendu qu’il ne saurait tirer de nulle part ni d’aucun des princes de sa religion les secours qui seraient indispensables à l’assiette d’un gouvernement. — L’Europe seule serait capable de fournir ces moyens, et par suite, la Syrie étant regardée en droit comme un bien tombé en déshérence, il y a lieu, dans l’intérêt général, d’instituer un prince chrétien et de race européenne en Syrie malgré les scrupules que peut inspirer la considération du droit écrit. — Depuis trente ans et plus en effet, comme il est prouvé par l’exemple de l’Algérie, de Tunis, de la Grèce, de l’Égypte, de l’Arabie, de la Syrie, la vie se retire des extrémités de l’empire ottoman, et il n’est au pouvoir d’aucune combinaison humaine de l’y faire rentrer. — Le monde n’a pas à regretter les distractions qui ont été déjà faites à ces extrémités malades et abandonnées de l’empire ottoman, tandis que d’un autre côté il n’a pas réussi, soit par les événemens de 1840, soit par la guerre de Crimée, à restituer à cet empire la vitalité qui l’abandonne. — Le choix à faire d’un prince ne peut être déterminé autrement que par une conférence des grandes puissances. — Enfin il serait d’une bonne politique de rendre cette conférence permanente pour la discussion des affaires de l’Orient ; ce serait encore le meilleur moyen de prévenir les surprises qui menacent la paix générale, d’épargner à la Porte et au monde une grande partie des embarras qui naissent de l’isolement réciproque où se tiennent les puissances relativement à cette question, comme aussi de rendre d’immenses services à la civilisation et aux intérêts de toutes les nations européennes pu asiatiques.

En finissant, je ne saurais m’empêcher de protester contre les clameurs inconsidérées qui, à chaque convulsion de l’empire ottoman, s’élèvent, et en France plus mal à propos qu’ailleurs, pour demander l’extermination ou l’expropriation des Turcs. On peut admettre que dans les dépendances du vaste empire où les Osmanlis n’ont jamais fait que passer les armes à la main, comme c’est le cas en Syrie, l’Europe se croie en droit d’intervenir pour combler le vide que laisse leur impuissance actuelle ; mais dans les pays qu’ils occupent réellement, dans les provinces de l’Asie-Mineure et de l’Europe où ils sont encore en nombre ou ils sont encore capables de maintenir leur prépondérance pendant de longues années, à moins que les intrigues secrètes de leurs voisins ne rendent leur gouvernement impossible, provoquer leur ruine et leur expropriation, c’est provoquer l’iniquité la plus manifeste. Solliciter l’expulsion des Turcs au nom de la civilisation, c’est faire à la civilisation elle-même l’injure la plus cruelle, car le plus grand honneur de la civilisation, c’est de protéger les faibles et d’assurer leurs droits contre les forts. A-t-on d’ailleurs quelque motif raisonnable d’espérer qu’après l’expulsion des Turcs sortirait des races, qu’ils dominent aujourd’hui quelque semblant de civilisation supérieure et ; surtout d’indépendance nationale ? Bien au contraire, l’Osmanli est seul capable de maintenir encore dans les parties de son empire qu’il habite une apparence d’ordre public. Cela est douloureux à dire, mais cela n’est malheureusement que trop vrai, les races qu’il a assujetties sont atteintes au même degré que lui des vices qui l’ont réduit à l’état où nous le voyons aujourd’hui. Il conserve cependant des qualités qu’on ne trouve pas chez elles. Quel est le voyageur qui est revenu de l’Orient sans attribuer au Turc l’avantage en matière de probité et de loyauté individuelles ? Qui lui conteste la supériorité militaire et une autre vertu qu’il est peut-être seul à posséder dans l’empire, la vertu de l’obéissance ? Laissez disparaître le Turc, et, comme le disait en 1853 lord John Russell à la chambre des communes, vous êtes sûrs de le voir remplacé par la plus épouvantable anarchie, par une anarchie qui ne trouvera sa fin que dans la conquête étrangère. Or provoquer la ruine du sultan pour ajouter une province aux états du roi Othon, pour donner la Servie la Bosnie, l’Albanie et je ne sais quelles autres parties de territoire encore à l’Autriche, pour établir l’Angleterre en Égypte et pour faire régner la Russie à Constantinople, c’est travailler inconsidérément contre les intérêts de la France et pour l’avantage de ses rivaux, sinon même de ses ennemis. Je défie cependant que l’on me montre aucun autre dénoûment probable à la catastrophe qui produirait un effondrement subit de l’empire ottoman.

Et puisque je suis sur ce terrain, je voudrais bien dire encore ce que je pense d’une illusion avec laquelle je vois qu’on mène chez nous l’esprit public. Sous couleur de chevalerie, on entraîne trop facilement notre amour-propre abusé à croire qu’en notre position de peuple qui se dit avec assez peu de modestie à la tête de la civilisation, comme aussi en notre qualité de protecteurs des chrétiens d’Orient, nous devons provoquer à nos risques et périls la ruine des Ottomans pour élever à leur place les descendans d’Alcibiade et de Périclès, les fils d’Athanase et de Jean Chrysostome. Ils nous paieraient, comme ils sont censés nous payer déjà, en reconnaissance. La reconnaissance politique des peuples ! je ne connais pas de plus fausse monnaie sur la terre ni de plus grande déception, si ce n’est celle qui porte un peuple à s’attribuer vis-à-vis des autres des droits à une reconnaissance qui ne lui est pas due. Telle est cependant notre position à l’égard des douze ou quinze millions de chrétiens grecs qui contribuent à peupler l’empire ottoman. Nous les regardons le plus souvent comme nos obligés, tandis qu’en réalité ils ne nous doivent que bien peu de reconnaissance, et cela depuis une quarantaine d’années seulement. Auparavant l’attitude de la France vis-à-vis d’eux n’a été que celle de l’indifférence, quand encore elle n’a pas été hostile. Le titre de protecteurs des chrétiens du Levant, qui appartient officiellement dans l’empire turc aux souverains de la France depuis Louis XIV, ne s’est guère jamais appliqué, en fait et en droit, qu’aux cent mille Maronites catholiques du Liban. Le mot était très pompeux, mais la chose était très petite. Notre droit de protection n’a même jamais compris les catholiques de la Turquie d’Europe ; c’est l’Autriche qui les a sous son patronage officiel, et c’est à ce titre qu’en 1853 encore elle envoyait le prince de Leiningen porter des réclamations à Constantinople en faveur des Albanais catholiques. D’ailleurs, si les chrétiens grecs d’Orient ne nous doivent que bien peu de chose et depuis bien peu de temps, en revanche ils ont contre nous des griefs qui remontent au temps des croisades, lorsque les compagnons de Godefroi de Bouillon traitaient leurs empereurs et leurs évêques avec le mépris dont les chroniques nous ont conservé le souvenir, lorsque Baudouin, comte de Flandre, était proclamé empereur à Constantinople, et partageait entre ses associés les provinces, qui restaient encore à l’empire grec. Depuis lors jusqu’à Navarin, ils n’ont connu la fille aînée de l’église latine que comme l’alliée de leurs maîtres ottomans, ce qu’elle a en effet été depuis François Ier jusqu’à nos jours, ou comme une rivale qui les dédaignait et ne s’occupait d’eux que pour obtenir quelques privilèges à leurs dépens. La Russie seule a fait preuve à leur égard d’une bonne volonté active, et c’est pour elle seule qu’ils se sentent quelque sympathie, ainsi qu’ils nous l’ont si bien montré pendant la guerre de Crimée, ils lui sont d’ailleurs alliés par la race aussi bien que par la religion, la très grande majorité d’entre eux étant d’origine slave. Aussi n’est-il pas de mystification plus complète dont nous puissions être les victimes que celle qui parviendrait à nous persuader qu’en provoquant une révolution dans l’Orient nous finirions par faire rendre leur héritage légitime aux petits-neveux de ces beaux génies à qui l’esprit humain doit ses plus belles conquêtes. C’est tout au plus si l’on peut croire qu’il s’en trouve encore quelques-uns autre part que dans certaines îles de l’archipel. Quant aux autres, je doute qu’ils soient attachés autant que nous à ces glorieux souvenirs, et je ne sais pas de quiproquo plus vraisemblable à supposer que celui qui pourrait naître au sujet du nom de Platon entre un Grec de nos jours et un homme de notre Occident, celui-ci ne pensant qu’à l’immortel auteur du Phédon, celui-là ne songeant qu’à un saint de son calendrier qui prie dans le ciel pour l’abaissement de l’église latine.

Je vois donc en définitive que, dans le cas d’un partage de l’empire ottoman, la part des autres est toute faite ; mais je ne vois pas celle de la France, car je ne saurais accepter comme digne d’elle l’hypothèse par suite de laquelle, invoquant comme un grief le dérangement produit, dans l’équilibre européen par ce qui serait devenu la proie des autres, la France se croirait en droit d’aller chercher querelle aux Allemands pour leur arracher à coups de canon une compensation sur la rive gauche du Rhin. La plus belle fin de cette croisade entreprise au nom du christianisme et de la liberté serait donc d’aboutir à faire changer les rayas de maîtres et à rendre inévitable une horrible effusion du sang chrétien. Encore même, si, écartant les principes de la morale et du droit, on accorde que la France puisse réussir dans un projet qui paraît cependant si téméraire, y trouverait-elle une compensation suffisante aux éventualités de l’avenir ? Cinq ou six millions de Français de plus, ce serait sans doute un accroissement de force réel ; mais que serait-ce dans la balance de l’avenir qui nous attend, qui nous presse déjà ? Il faut bien se dire en effet que si l’Angleterre pèse aujourd’hui dans les destinées du monde du poids de plus de 200 millions d’hommes, la Russie comptera à la fin du siècle 100 millions de sujets, que les États-Unis seront alors puissans de plus de 100 millions de citoyens, et que si nous voulons transmettre à nos enfans le rang que nos pères nous ont laissé dans le monde, ce n’est pas à conquérir quelques dizaines de lieues carrées autour de nos frontières que nous pouvons dépenser utilement notre force et notre esprit d’entreprise. C’est d’un autre côté qu’il faut tourner notre ambition. Le mouvement qui entraîne avec une si merveilleuse puissance les peuples de race européenne à la conquête de tout l’univers devrait ouvrir les yeux à tous les Français et leur faire voir que le pire de tous les calculs serait celui qui, en les désintéressant eux-mêmes du mouvement général, ferait de nous tout simplement les dupes des autres, et préparerait leur grandeur en consacrant notre amoindrissement.


XAVIER RAYMOND.


  1. Déjà même cette accusation circule, comme le prouvent les récentes correspondances publiées par la presse anglaise et française sur la Syrie ; mais il y a mieux. Voici maintenant les correspondances anglaises qui accusent les Grecs orthodoxes et même les Arméniens catholiques d’avoir joué un rôle très actif dans les scènes de dévastation dont les Maronites ont été les victimes. On va jusqu’à dire que les Grecs seraient les auteurs des crimes abominables qui ont été commis sur les femmes, les Druses, dans toute l’histoire de leurs guerres, ne s’étant jamais écartés du respect que leurs principes leur enseignent, même à l’égard des femmes de leurs ennemis vaincus. Les Grecs auraient profité de l’occasion pour chercher une revanche de l’affaire des lieux saints et de la guerre de Crimée.
  2. Qu’on lise par exemple ce que disent de l’administration en Russie M. Jourdier, des Forces productives, destructives et improductives de la Russie, l’auteur de la Question du Servage en Russie, l’auteur du livre si curieux qui a pour titre le Raskol, M. Schedo Ferroti pseudonyme dans ses Études sur l’Avenir de la Russie, etc. Après avoir lu ces livres et d’autres, on a peine à comprendre la colère qu’a excitée à Saint-Pétersbourg le dernier écrit du prince Dolgoroukof, à moins qu’il ne faille l’expliquer par quelques anecdotes qui ont dû blesser certaines personnes. Quant au fond des choses, il n’est pas plus sévère que les autres, ou, si on l’aime mieux, les autres sont aussi sévères que lui.