La Tactique moderne de l’Infanterie à propos des derniers règlements

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La Tactique moderne de l’Infanterie à propos des derniers règlements
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 767-801).
LA TACTIQUE MODERNE
DE L'INFANTERIE
A PROPOS DES DERNIERS REGLEMENS


I

On a longtemps pensé et dit que la Révolution française avait créé des armées. Au seul appel de la patrie en danger des légions s’étaient levées, invincibles dans l’élan de leur patriotisme. Ce n’était qu’une légende, et un jour l’histoire vint qui la démentit.

Il est une autre légende qui, née avec celle des volontaires, lui a survécu. Dans l’ordre plus restreint et tout spécial de la tactique, on a cru et l’on croit encore que la Révolution a inventé pour ses jeunes armées une tactique nouvelle ; on s’imagine qu’elle a trouvé, par une intuition de génie, des formations de combat inconnues jusqu’alors, et l’on répète que ce mode d’action, sans précédens dans l’histoire, a renversé du premier coup l’édifice vermoulu de la tactique lentement élaborée au travers des siècles. Cette légende est aussi vaine que l’autre : en tactique, la Révolution n’a rien inventé. Les idées qu’elle a appliquées étaient monnaie courante dans l’année avant elle, et les formes sous lesquelles elle a fait passer ces idées dans le domaine des faits étaient connues, discutées, commentées avant elle.

C’était une vieille querelle que celle de l’ordre mince et de l’ordre profond ou, pour mieux dire, de l’ordre linéaire et de l’ordre perpendiculaire. Il y avait plus de quarante ans qu’elle était née, plus de vingt qu’elle divisait et passionnait les esprits.

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, en effet, l’ordre linéaire avait régné en maître sur les champs de bataille. Il était né du jour où l’arme à feu était devenue maniable, où le fusil avait pu être l’arme unique du fantassin. Depuis lors il n’avait pas cessé de se développer et de s’imposer de plus en plus aux pratiques des armées. Toute l’histoire de la tactique depuis Gustave-Adolphe jusqu’à Frédéric II peut se résumer en une phrase :

Utilisation de plus en plus exclusive des propriétés de l’arme à feu ; abandon de plus en plus complet des procédés tactiques antérieurs qui avaient en vue le choc, c’est-à-dire la charge, aboutissant au combat direct d’homme à homme.

L’ordre linéaire reposait tout entier sur la prépondérance absolue du feu de l’infanterie, et il subordonnait tous les mouvemens, tous les procédés de combat au bon emploi du fusil ; partant la formation en ligne déployée — les hommes coude à coude, sur trois rangs, — était la base de toute manœuvre, l’ordre fondamental de combat pour l’attaque aussi bien que pour la défense. La colonne, condamnée, avait disparu des règlemens militaires aussi bien que des champs de bataille.

Mais ces exagérations tactiques, auxquelles la prépondérance absolue du feu de l’infanterie avait donné naissance, au détriment de la vieille tactique du choc, ne pouvaient s’imposer en France sans provoquer à la longue quelques protestations. Les formes si étroites, les minutieuses précautions, les réglementations si strictes et compliquées dont il avait fallu entourer l’ordre linéaire pour le rendre d’une pratique possible sinon facile, avaient fini par révolter le vieil esprit gaulois. Il sentait confusément qu’emprisonné dans ces formations raides et méthodiques, dans ce pédant mécanisme qui le transformait en automate, le Français voyait ses meilleures qualités annihilées, perdait l’avantage de son élan naturel, de la brusque impétuosité de son caractère. Instinctivement le fantassin français protestait contre toutes ces entraves qu’on lui imposait au nom de principes qu’il ne comprenait pas, et toujours et malgré tout il cherchait le moyen de revenir à la charge gaillarde, baïonnette bas, qui convenait à son tempérament. En pratique, il y revenait sans cesse, et c’était le secret de sa force.

Ce fut le chevalier de Folard qui osa le premier se faire l’écho de ce sentiment intime. Le premier, au milieu de rêveries et d’excentricités trop souvent incohérentes, il ne craignit pas d’affirmer hautement la supériorité du choc et l’impérieuse nécessité de revenir aux formations tactiques qui devaient le rendre possible. L’œuvre de Folard souleva d’ardentes polémiques. Elle répondait aux aspirations secrètes de bien des esprits, et donnait corps à bien des opinions qui n’osaient s’affermir. L’approbation du maréchal de Saxe acheva de la mettre en relief. Elle fut le point de départ de la querelle qui divisa si profondément les esprits dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

La tactique du choc reprit vite faveur dans notre armée ; peut-être même l’eut-elle aisément emportés sur la tactique linéaire si celle-ci n’avait reçu tout à coup une consécration inattendue des brillantes victoires de Frédéric II. Tel fut l’éclat de ces triomphes, tous remportés dans l’ordre linéaire le plus pur, qu’il suscita en Europe un irrésistible courant d’imitation et qu’il assura à cette tactique un ascendant qui devait la perpétuer jusqu’aux temps modernes.

Ces victoires, cependant, ne parvinrent pas à convertir à la tactique prussienne tous ceux que les écrits de Folard en avaient détachés. Une école resta, vivace et irréductible, qui continua d’affirmer hautement la supériorité de l’ordre perpendiculaire, que son chef, Dumesnil-Durand, appelait fièrement « l’ordre français ». Malgré l’opposition du haut commandement, malgré les efforts d’officiers généraux renommés, comme Saint-Germain ou Guibert, cette tactique ne cessa de gagner des adeptes dans les rangs inférieurs de l’armée. Elle eut la bonne fortune de trouver un appui inattendu chez le maréchal de Broglie, et s’il ne put sur le moment la sauver de la défaite officielle, son assentiment public la fit vivre dans les esprits et assura son triomphe dans l’avenir.

Déjà en 1791 l’opinion fut assez forte pour contraindre les rédacteurs du nouveau règlement à admettre les tirailleurs, et l’article 13 de la cinquième partie de l’ordre de bataillon autorisa la formation du bataillon en colonne serrée pour l’attaque. Ce n’était encore là à vrai dire qu’une satisfaction toute platonique, car le règlement de 1791 dans son ensemble était rigoureusement fondé sur les principes de l’ordre linéaire : l’ordonnance ne tenait en pratique aucun compte de la concession théorique qu’elle avait dû faire à la doctrine du choc. On n’admettait la colonne que pour satisfaire l’opinion générale ; mais celle-ci était fixée dès ce moment, et l’ordre profond, — officiellement condamné, — conservait néanmoins toute la faveur de l’armée.

Moins de deux ans plus tard, en 1793, il ne restait plus à la tête de l’armée un seul des rédacteurs ni des inspirateurs du règlement de 1791. La Révolution avait fait table rase de l’Etat-major de l’armée royale, et du même coup elle avait fait disparaître tous les fervens apôtres de l’ordre linéaire, tous les disciples fidèles de Frédéric II. Elle tranchait ainsi brusquement la querelle, qui s’éternisait sans aboutir. Elle faisait pencher la balance du côté où elle inclinait depuis longtemps en fermant la discussion sans autre forme de procès par la suppression des contradicteurs. Il ne restait aux armées que les officiers subalternes ou d’anciens sous-officiers vieillis sous les armes, tous depuis longtemps acquis aux idées de la tactique du choc. En dépit de l’ordonnance de 1791, que personne ne songea à refondre parce que personne n’eut l’idée de l’appliquer, l’ordre profond fut désormais le seul en usage. C’est lui qui assura le succès des armées de la République ; c’est de son application que Napoléon sut tirer ses plus brillantes victoires.

« La querelle qui avait divisé pendant vingt ans les partisans de Dumesnil-Durand et les admirateurs de la tactique prussienne fut vidée sur les champs de bataille d’Austerlitz et d’Iéna, et cela contre les principes du règlement de 1791. » Telle est la conclusion à laquelle aboutissait le général Renard, il y a trente-cinq ans, lorsqu’il eut le premier l’idée de fouiller dans le passé de la tactique française. Rien n’est venu la démentir.


II

Le triomphe de la tactique française fut écrasant. Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, consacrèrent l’ordre profond. Toutes les armées de l’Europe en éprouvèrent successivement la valeur et l’imitèrent, l’Angleterre exceptée.

Rien de plus simple et de plus pratique que ce procédé de combat, applicable à tous les terrains et à toutes les situations, malléable au gré de toutes les circonstances. Epais rideau de tirailleurs sur le front ; en arrière, à l’abri des coups et des vues de l’ennemi, une série de petites colonnes assez légères pour être facilement maniées en tous sens, voilà le dispositif préparatoire. Sur les points où il faudra attaquer, ces colonnes s’élanceront résolument sur l’ennemi pour le charger ; sur ceux, au contraire, où il s’agira de repousser une attaque, les colonnes se déploieront lestement et présenteront à l’adversaire une ligne en bel ordre qui le fusillera à petite portée.

Toute la tactique française tenait dans ce jeu alternatif des colonnes et des lignes, toujours précédées, entourées, suivies de leurs nombreux tirailleurs ; mais, entendons-nous bien, c’était la tactique de fait, la pratique constante de nos armées depuis les premières guerres de la Révolution et pendant tout l’Empire, ce n’était pas la tactique officielle. Celle-ci en était précisément l’opposé. Le règlement de 1791, fondé, comme je l’ai dit, sur les principes de l’ordre linéaire, ne cessa pas un jour d’être la loi écrite de l’armée française. Napoléon se refusa toujours à faire disparaître cette anomalie, ou peut-être n’y pensa-t-il pas. Marmont insinue que Bonaparte, officier d’artillerie, général à 25 ans, qui avait étudié les manœuvres de l’infanterie avec un ancien sergent des gardes françaises, ne s’était jamais soucié d’entrer en discussion à ce sujet avec des praticiens aussi expérimentés que les Davout, les Ney, les Morand, les Gudin. Cela est peu probable. Ce qui l’est davantage, c’est qu’il trouvait ses généraux et ses troupes assez familiarisés avec la pratique pour se passer de théorie écrite et qu’il préférait ne pas dévoiler à ses adversaires le secret de sa tactique. Ce qui l’est plus encore, c’est qu’il n’attachait qu’une importance secondaire aux procédés d’exécution ‘qui constituent la tactique. On est vraiment-amené à le croire lorsqu’on se rappelle sa fameuse exclamation, si souvent répétée : « Une armée doit changer sa tactique tous les dix ans. »

Peut-on, en effet, croire qu’une armée puisse ainsi changer sa tactique à sa guise, comme elle modifie les habits de ses troupes et transforme sa coiffure tour à tour en casque, en képi, en shako ? La tactique — c’est-à-dire les procédés de combat — n’est-elle pas intimement liée aux armes que manient les combattans, aux conditions matérielles de la lutte ? Quelle est donc la signification de cette boutade du grand homme, qui semble choquer le plus élémentaire bon sens ?

En 1810, toutes les armées européennes avaient copié l’armée française. Les unes après les autres elles avaient abandonné la tactique linéaire pour avoir, comme nous, des tirailleurs nombreux et agiles, pour former des colonnes et combattre dans l’ordre perpendiculaire. Cette imitation était, sans doute, la meilleure preuve de la supériorité de notre tactique ; mais, en même temps, elle enlevait à l’armée française un des élémens les plus actifs de la grandeur prodigieuse de ses succès. Napoléon, qui avait assisté aux merveilleux effets de la tactique nouvelle sur les champs de bataille, et qui avait recueilli les fruits de l’écrasante supériorité acquise à nos armées, s’affligeait de ne plus obtenir les mêmes résultats ; il aurait voulu pouvoir étonner à nouveau le monde ; et il se laissait alors aller à rêver d’une tactique nouvelle qui eût surpris les armées de l’Europe, ses trop fidèles imitatrices, et lui eût rendu la grandeur de ses premiers triomphes. Voilà pourquoi il s’écriait : « Il faut changer la tactique tous les dix ans. » Au lieu de rêver d’une tactique nouvelle, rêve dont il connaissait bien, du reste, toute l’inanité, Napoléon eût, sans doute, mieux fait de s’attacher à bien fixer sa tactique propre, qui était bonne, et à l’empêcher de dévier sous ses yeux mêmes.

En effet, dans les dernières guerres impériales, une double déviation se produisait, sous la pression des événemens. Une réaction se fit d’abord contre les tirailleurs. Par suite du manque de procédés réguliers et réglementaires pour manœuvrer en tirailleurs, les hommes, une fois lancés en avant, se trouvaient abandonnés à eux-mêmes pour toute la durée du combat ; ils agissaient spontanément et à leur guise ; ils étaient perdus pour le chef de la troupe, auquel ils échappaient entièrement. De là une première répugnance à lancer beaucoup de ces tirailleurs qu’une appellation trop méritée traitait d’ « enfans perdus ». Cette répugnance ne lit que s’accroître à mesure que les cadres et les troupes devinrent plus jeunes et moins solides. Du reste, toutes les armées européennes s’étant à leur tour entourées et couvertes par des tirailleurs, le rôle de ceux-ci parut diminuer.

De leur côté, les colonnes de bataillon qui avaient renversé avec tant d’aisance les belles ligues prussiennes ou autrichiennes se heurtèrent à d’autres colonnes mieux préparées à leur choc, et l’on ne revit plus les triomphes éclatons des premiers jours. Il était naturel de chercher à les retrouver, et il paraissait logique de le faire en augmentant la force, c’est-à-dire l’effectif des colonnes. C’est pourquoi, vers la fin de l’Empire, on commença à grossir peu à peu les colonnes, à remplacer la colonne souple et légère du bataillon par des colonnes de régiment, de brigade, de divisions entières même.

Diminution des tirailleurs, augmentation de la force des colonnes, tel fut le double mouvement qui entraîna peu à peu la tactique française pendant les dernières années des guerres impériales.


III

Napoléon disparu, les guerres s’arrêtèrent. L’armée, un moment dispersée, dut, en se reformant, admettre dans son sein beaucoup d’officiers qui n’avaient pas été formés à l’école de nos grandes guerres. Ceux-ci en étaient restés, en tactique, au règlement de 1791 : or, ce règlement était encore, je l’ai expliqué, la loi écrite de nos armées. C’est ce qui fait comprendre comment ce règlement reprit à la longue un empire absolu sur les esprits. Les protestations répétées des hommes qui avaient le plus et le mieux fait la guerre ne parvinrent pas à empêcher qu’il ne se substituât peu à peu à des pratiques qui ne vivaient que par la tradition. Lorsque à diverses époques on procéda à la révision du règlement, ce ne fut pas pour en renouveler les bases ou en modifier l’esprit ; ce ne fut que pour y introduire de légères modifications, y faire des rectifications de détail, d’insignifiantes retouches.

« Nous n’avons rien changé ni au plan ni à l’esprit de l’ordonnance de 1791 ! » disait en propres termes le rapport de la commission chargée de rédiger le règlement de 1831. — « La commission n’a rien eu à changer au plan et à la division de l’ordonnance de 1831, » disait à son tour la commission de révision de 1862. — « Le décret de 1862, écrivait le général Trochu en 1867, venu après les guerres de Crimée et d’Italie, après les perfectionnemens apportés à l’artillerie et à l’armement de l’infanterie, reproduisit tout l’appareil de l’ordonnance de 1831. Les manœuvres processionnelles subsistaient dans leur nombre infini, et avec leurs complications, même avec des complications nouvelles, inattendues… ; » et il ajoutait : « Aujourd’hui nos généraux et nos chefs de corps se présentent à l’ennemi la tête pleine de formules, c’est-à-dire pleine des 846 articles du règlement des évolutions de ligne, la plupart inexécutables à la guerre. »

Déjà Morand avait écrit dans son Armée selon la charte : « Les manœuvres actuelles ne peuvent être sans grand danger faites devant l’ennemi. En les employant, il arrivera ce qui est arrivé cent fois : le massacre des bataillons. » Duchesne, également, avait dit, dans son Essai sur l’infanterie légère : « Presque « toutes les évolutions de ligne ne sont que de belles parades… Notre ordonnance, compilée avant la Révolution sur les manœuvres que le roi de Prusse faisait exécuter dans ses camps, peut-elle s’appliquer à notre genre de guerre actuel ? » Et il s’écriait, sans être démenti : « Quel général, quelque manœuvrier qu’il soit, pourrait dire qu’il a fait agir ou combattre une division ou même une brigade par les manœuvres de l’ordonnance ? »

Tous les officiers qui écrivirent à la suite de nos grandes guerres présentèrent les mêmes affirma lions et les mêmes plaintes. Rien n’y fit, le règlement de 1791 resta immuable.

C’est alors que naquit et s’enracina dans l’esprit de nos officiers cette singulière opinion, que la pratique différait essentiellement de la théorie ; que le premier soin à prendre en entrant en campagne était d’oublier ce qu’on avait appris en temps de paix ; de faire exactement le contraire de ce qu’on avait pratiqué jusqu’alors ; — étrange, mais désastreuse conviction, car elle autorisait la paresse et justifiait par avance toutes les ignorances ! C’est bien ce qui se passa, en effet, en 1859. Certes, ce ne fut pas à la stricte application du règlement sur les évolutions de ligne que furent dus les succès de cette campagne. On s’empressa d’oublier la théorie écrite ; on en revint, pour la pratique, aux saines traditions de l’Empire. Là encore ce furent les tirailleurs et les petites colonnes qui se chargèrent de la besogne. Les guerres d’Afrique avaient eu, à tout le moins, le mérite de conserver, dans la masse de l’armée, l’esprit d’initiative, d’offensive à outrance. Il se traduisit par le retour pur et simple aux pratiques élémentaires de l’ordre profond : le combat par petites colonnes de bataillon, précédées, flanquées, accompagnées de nombreux tirailleurs.

Il semble que cette nouvelle épreuve de l’inanité de nos manœuvres réglementaires et de la contradiction qu’offraient une théorie surannée et une pratique victorieuse eût dû faire ouvrir les yeux : il n’en fut rien. La guerre finie, tout rentra dans l’ordre… dans le statu quo. « En France, écrivait le général Renard, la gloire militaire semble aveugler les tacticiens. On y dit : « Nous avons vaincu tous les peuples de l’Europe avec notre organisation actuelle, et nous les vaincrons encore. »

Ainsi, après trente ans de guerres en Afrique, après 1854, après 1859, après tant d’expériences sanglantes, la tactique officielle restait celle des vieux règlemens de 1791, celle de Frédéric II, la tactique linéaire. Elle était ruinée dans les esprits et discréditée, mais non remplacée. Comme l’anomalie d’une pareille situation ne paraissait pas inquiéter le haut commandement, on en était venu à dire et à croire communément qu’on ne pouvait réellement rien faire en temps de paix qui servit à la guerre, et qu’il était vraiment bien inutile de s’y préparer par l’étude ; que, le moment venu, les fils sauraient bien se débrouiller comme l’avaient su faire les pères.


IV

La Prusse ne partageait pas cet avis. Waterloo et 1815 n’avaient pas assouvi sa haine héréditaire : les jours se passaient à préparer la revanche, on y travaillait sans relâche.

Dès le lendemain de 1807, les Prussiens n’avaient pas hésité à reconnaître que leurs revers étaient dus aux défectueuses méthodes de combat qu’ils avaient pratiquées. Ils répudièrent sans hésitation les traditions léguées par le grand roi ; ils abandonnèrent sans arrière-pensée la tactique linéaire, ils adoptèrent et préconisèrent « l’emploi des tirailleurs soutenus par les colonnes, l’extrême mobilité et l’indépendance du bataillon dans les manœuvres, l’abandon du système des lignes et leur fractionnement, les charges de colonnes reliées par les tirailleurs. »

Ce sont là les principes mêmes de l’ordre profond, appliqués par l’armée française pendant toute la première partie des guerres de l’Empire, introduits et solennellement consacrés en Prusse par le règlement officiel de 1812.

Ainsi — et ceci n’est pas la moindre des surprises que l’histoire de la tactique puisse offrir — tandis que nous nous rattachions avec obstination au règlement de 1791, qui perpétuait jusqu’à nos jours l’influence de l’école de Frédéric II, les Prussiens abandonnaient, dès 1812, officiellement, leurs vieux règlemens pour prendre comme base de leur nouvelle tactique nos propres procédés de combat.

Ils les modifiaient cependant, après les guerres de l’Indépendance, sur un point important. Les circonstances difficiles où les avait placés la désastreuse campagne de 1807 les avaient amenés à adopter le type du bataillon à 1 000 hommes, répartis en quatre compagnies. Or, ces gros bataillons formaient une colonne lourde, difficile à manœuvrer. Elle offrait beaucoup de prise au feu de l’adversaire, et, somme toute, ressemblait assez peu à son modèle, la petite colonne de bataillon français, dont l’effectif dépassait rarement 400 à 500 hommes.

Pour remédier à cet inconvénient, ils imaginèrent de substituer la colonne de compagnie, forte de 200 à 250 hommes, à la colonne de bataillon. Ils suivaient en cela une voie tout opposée à celle où nous nous étions engagés nous-mêmes à latin de l’Empire, comme je l’ai dit plus haut. Tandis que nous nous laissions aller à renforcer la colonne de bataillon, dans l’espérance d’en augmenter la puissance de choc, les Prussiens, au contraire, en réduisaient l’effectif pour lui conserver toute sa souplesse et toute sa mobilité. Ils usèrent beaucoup de ces petites colonnes et s’en trouvèrent bien[1]. Cette formation resta populaire dans l’armée prussienne. En 1825, son usage était assez général pour que le règlement lui donnât droit de cité, et en 1847 elle y prenait officiellement place, non plus comme une formation nécessaire et utile, mais comme la base même de tous les mouvemens, comme ordre fondamental de combat.

Il est hors de doute que dans la pensée des théoriciens allemands la substitution de la colonne de compagnie à la colonne de bataillon ne constituait qu’une modification sans grande importance aux procédés de la tactique napoléonienne. Au lieu de manœuvrer, d’agir, de se battre par bataillon de 500 à 600 hommes d’effectif, les Prussiens pensaient qu’il était préférable de le faire par compagnie de 250 hommes : l’effectif était moindre, mais les procédés devaient rester les mêmes.

Ce qui donna tout à coup à cette innovation, discutable en elle-même, lorsqu’elle fut adoptée par la Prusse, une importance extrême, une incalculable portée, ce fut l’apparition du fusil moderne. Peu de temps après l’avoir introduite dans son règlement, la Prusse avait également la hardiesse d’adopter le fusil à aiguille. Le mérite de cette arme nouvelle consistait uniquement dans la vitesse décuplée, de son tir. Sous tous les autres rapports, elle était médiocre et fort inférieure aux armes alors en usage, et c’est pourquoi elle fut rejetée par toutes les armées européennes ; mais la vitesse de son tir devait suffire à compenser tous ses autres défauts dans la pensée des généraux prussiens, et ils ne se trompaient pas.

Or aucune formation tactique ne pouvait être mieux appropriée à la propriété particulière de l’arme nouvelle — la vitesse de tir — que la colonne de compagnie. Son extrême souplesse, sa mobilité par tous les terrains, la facilité qu’elle donnait de lancer et de mouvoir de nombreux tirailleurs, devaient permettre d’en tirer un extraordinaire parti. C’était donc un rare bonheur pour la Prusse que d’adopter à la fois et l’arme nouvelle et la formation tactique qui y correspondait le mieux.

Mais l’emploi de la colonne de compagnie avait un danger que l’expérience devait mettre en relief, et contre lequel il était, dès l’abord, difficile de se prémunir.

Le bataillon, en effet, une fois subdivisé en quatre petites colonnes de compagnie, cessait de former un tout dans la main de son chef et d’agir sous son impulsion directe : ces quatre sous-unités devenaient indépendantes les unes des autres ; elles devaient agir séparément. Le rôle du chef de bataillon devait donc se borner à diriger l’ensemble des mouvemens, à coordonner les efforts ; le capitaine devenait le véritable agent d’exécution. Il était à craindre que, lancé dans cette voie, on ne sût pas s’arrêter à temps ; que l’indépendance des compagnies n’aboutit à l’émiettement des forces, l’action séparée à l’action isolée et successive, pour conduire au décousu, au désordre, à la confusion. Il était à craindre surtout qu’en faisant ainsi légèrement, et presque sans s’en douter, un premier pas dans la voie de l’affaiblissement de l’instrument du choc, la colonne de bataillon, on n’en vînt à le fractionner de plus en plus, jusqu’à perdre de vue le choc lui-même et nier l’utilité et même la possibilité de conserver une formation propre qui correspondît à ce mode d’action.

Là était le péril, et c’est, en effet, ce qui advint. Mais les conséquences ne se déroulèrent pas tout d’un coup. Il fallut deux grandes guerres pour qu’elles se produisissent dans tout leur développement ; encore l’éclat du triomphe des armées allemandes dans ces deux guerres les masqua-t-il longtemps aux yeux les moins prévenus ! et à l’heure actuelle nous avons encore peine à nous soustraire à cette influence. La guerre de 1866 sembla, en effet, prononcer contre la colonne de bataillon, cette pierre angulaire de la tactique napoléonienne, en faveur de la colonne de compagnie, une condamnation sans appel. Les deux formations s’étaient trouvées aux prises, et le résultat de la lutte ne paraissait pas laisser de doute possible sur la supériorité de la colonne de compagnie comme instrument de combat.

Après la campagne de 1859, en effet, l’armée autrichienne avait cherché à se pénétrer de son mieux des procédés de combat de ses vainqueurs. Elle avait surtout été frappée des heureux résultats obtenus par les charges vigoureuses de nos petits bataillons, si mobiles et si légers, dont la brillante offensive, poursuivie un peu au mépris des prescriptions réglementaires de l’ordonnance, avait eu raison de ses belles et solides troupes. Elle avait donc fait de la charge à la baïonnette par bataillon en masse le fondement de sa tactique et s’était appliquée y entraîner ses troupes à tout propos et hors de propos. Mais, à notre exemple aussi, elle s’était laissée aller à méconnaître l’importance du rôle des tirailleurs et à en négliger l’emploi avec un parti pris évident. Ce furent ces procédés qu’elle appliqua en 1866. Son infanterie exécuta à maintes reprises pendant toute la campagne, avec une bravoure et une ténacité qui lui firent grand honneur, des attaques en colonne, par bataillon ou demi-bataillon, qui n’étaient jamais précédées ou soutenues que par un mince rideau de tirailleurs, insuffisant pour préparer sérieusement par leur feu l’action du choc. Partout ces attaques échouèrent misérablement devant la tactique inaugurée par l’armée prussienne. Celle-ci, confiante dans son arme nouvelle et enhardie par ses premiers succès de 1861 dans l’emploi de ses procédés tactiques nouveaux, n’hésita pas à lancer en avant ses colonnes de compagnie. Indépendantes et légères, elles se glissaient aisément partout sur le terrain ; elles s’enveloppaient d’une nuée de tirailleurs qui pouvaient, sans être trop gênés, s’approcher des colonnes ennemies et les cribler, avec leur fusil à tir rapide, d’une grêle de projectiles. Ce feu d’une violence inouïe arrêtait net l’élan des bataillons autrichiens, paralysait subitement leur mouvement en avant, semait le désordre et la confusion. C’était le moment que guettaient les commandans de compagnie : à la tête des fractions qui restaient groupées dans leurs mains, ils s’élançaient vigoureusement à leur tour en avant, renversaient les débris des colonnes ennemies, achevaient de les disperser et les chassaient de vive force de leur position.

Il semblait donc, au lendemain de Sadowa, non seulement que la colonne de bataillon avait fait son temps comme formation de combat et d’attaque, mais aussi que la colonne de compagnie devait la remplacer pour le choc et que les tirailleurs devaient avoir à l’avenir, par leur feu, un rôle prépondérant dans l’action.

Ces résultats furent acceptés sans réserve par l’armée allemande, qui donna aussitôt un extrême développement à son nouveau mode de combat. La littérature militaire allemande de cette époque fourmille d’opuscules où ces idées sont développées et célébrées avec une vivacité qui confine à l’enthousiasme. Une brochure alors célèbre, et que l’on ne craignit pas d’attribuer aux plus hautes personnalités de l’armée[2], résumait en ces termes l’impression générale : « Le combat en tirailleurs est la seule formation de combat de l’infanterie, et l’indépendance des capitaines le seul moyen de mettre en œuvre l’ordre nouveau. »

Ainsi l’indépendance du capitaine, l’émancipation de la compagnie, devinrent le thème d’incessans dithyrambes. On alla jusqu’à attribuer aux seuls capitaines à la tête de leur compagnie indépendante tout l’honneur des victoires de 1866. « Tous les succès de la campagne de 1866, concluait la brochure citée plus haut, sont dus aux chefs de compagnie. »

C’était aller loin et vite. Déjà, en effet, les tacticiens allemands ne se bornaient plus à trouver dans l’emploi de la colonne de compagnie une simple modification, ils ne se contentaient pas de réclamer cette réforme en vue de rendre le bataillon plus maniable et moins exposé aux coups de l’ennemi ; déjà ils admettaient que les quatre sous-unités entre lesquelles se fractionnait le bataillon devaient être indépendantes, que leur autonomie au combat devait être assurée et complète. Ils n’hésitaient pas à transporter du bataillon à la compagnie le nom comme le rôle d’unité tactique de combat, à faire de la ligne des tirailleurs la véritable ligne de combat, et commençaient même à entrevoir dans la puissance de leur feu le véritable et unique mode d’action de l’infanterie. En acclamant ainsi ce qui était, à leurs yeux, une véritable révolution tactique, c’est-à-dire le combat par masses de tirailleurs et par compagnies indépendantes, ils eurent soin de baptiser cet « ordre nouveau » d’un nom nouveau aussi, et l’appelèrent « l’ordre dispersé ! »

C’était un premier pas dans la voie des exagérations que j’ai signalées plus haut. Peut-être, avec son bon sens naturel, l’armée allemande se fût-elle arrêtée d’elle-même sur cette pente glissante, car déjà une certaine réaction se manifestait contre l’abus des tirailleurs et l’émiettement des forces en petits groupes indépendans, lorsque éclata la guerre de 1870. Ce n’était pas le moment de se corriger et de modifier ses procédés : l’armée allemande les appliqua sans hésiter, les élargit encore, et les porta à un degré de développement qui passait toute mesure, ainsi que je le montrerai plus loin.


V

Un pareil mouvement d’opinion ne pouvait passer entièrement inaperçu en France. Du reste, l’amour-propre national avait été blessé de l’éclat du triomphe des Prussiens en 1866 comparé aux pénibles succès de 1859. Il se consolait bien en l’attribuant à la supériorité du fusil à aiguille, et cherchait à se rassurer en exaltant les qualités du chassepot, mais la confiance était atteinte. On sentait bien, en France, qu’une révolution aussi profonde dans l’armement ne pouvait manquer d’amener de sérieuses modifications dans la manière de combattre ; on savait, du reste, quoique confusément, que des faits tactiques nouveaux s’étaient produits, que les victoires prussiennes n’étaient pas seulement dues au fusil nouveau, mais aussi et surtout à la manière de s’en servir. Ces sentimens de curiosité et d’appréhension ne tardaient pas à causer un malaise général assez vif pour forcer le haut commandement à sortir de la quiétude où il sommeillait depuis si longtemps. Une nouvelle révision du règlement fut décidée (1867) ; mais elle resta timide et maladroite ; elle manqua de méthode et de principes, elle n’aboutit qu’à une imitation bâtarde, à une copie assez grossière des procédés allemands, dont on ne sut pas dégager l’esprit et qu’on amalgama tant bien que mal, plutôt mal que bien, avec les prescriptions réglementaires de notre tactique officielle d’alors. On admit bien cette fois, — il fallait en passer par là, — la rupture du bataillon en sous-unités d’effectif moindre, appelées colonnes de division, mais sans leur laisser aucune autonomie de manœuvre, aucune indépendance entre elles : le bataillon continuait à se mouvoir d’une pièce, au commandement direct, à la voix de son chef. Ainsi compris, le fractionnement du bataillon n’était qu’une complication, qu’une aggravation apportée aux anciennes évolutions.

On parlait bien aussi des tirailleurs, mais toujours comme à regret, comme d’un mal nécessaire, non comme d’un procédé raisonné, établi sur une conception nouvelle du mode de combat appropriée à l’armement nouveau.

Tel qu’il était cependant, le règlement de 1869 était un pas dans la bonne voie, et peut-être l’infanterie française se fût-elle tirée de la fâcheuse situation où son incurie l’avait placée, et eût-elle réussi à « se débrouiller » une fois de plus[3], si une funeste erreur n’était venue paralyser tout à coup ses plus brillantes qualités natives.

Cette erreur n’était autre que celle de la supériorité de la défensive sur l’offensive. L’extrême puissance de l’arme moderne y avait donné naissance ; les échecs dus à l’offensive à outrance et irréfléchie des Autrichiens en 1866 ne furent pas étrangers à son développement. Ce fut alors que l’on commença à s’occuper beaucoup de tranchées-abris et qu’on prétendit transformer la moindre colline en forteresse imprenable ; ce fut alors également qu’on préconisa l’usage du tir atonies les distances, l’utilisation exclusive de la grande portée de l’arme. Tir aux grandes distances et tranchées-abris, telles furent les deux premières idées qu’éveilla l’apparition des armes nouvelles dans le cerveau des tacticiens français, qui sommeillaient depuis si longtemps. On se doute du bouleversement que ce fut pour les simples exécutans qui jusqu’alors n’avaient jamais rêvé qu’offensive et assaut, dont l’imagination avait été nourrie du récit des charges à la baïonnette de leurs devanciers. Ils se trouvèrent tout désemparés, et cet extrême désarroi fut une des causes principales de ces hésitations, de ce décousu, dont les premières batailles de 1870 nous offrent le lamentable tableau.

Le triomphe des Allemands en 1870 ne fut pas seulement celui du haut commandement et de la stratégie, ce fut encore et surtout un triomphe tactique. Ce fut à l’écrasante supériorité de leurs procédés de combat que furent dus et la prodigieuse grandeur de leurs succès et leur succession presque ininterrompue de Forbach à Héricourt. En face de leurs bandes de tirailleurs, et de la multitude des petites colonnes qui les soutenaient, nos lignes flottaient, nos colonnes hésitaient ; les esprits, ébranlés par les pertes considérables que nos formations surannées occasionnaient aux troupes, tiraillés entre la nouvelle doctrine de la défensive et le vieux levain de la tradition d’offensive à tout prix, se troublèrent et se renfermèrent dans une désastreuse passivité. La bravoure individuelle put jusqu’à un certain point contrebalancer l’infériorité tactique dans les premiers engagemens de l’armée de Metz : il ne fut plus de même avec les armées improvisées de la Défense nationale.

L’offensive à outrance des Allemands, poursuivie par compagnie distincte, par petites unités compactes, bien groupées dans la main de leur chef et qui transformait les batailles en une succession de petits engagemens isolés, réussit admirablement dans toute la deuxième partie de la guerre. Ce mode de combat se trouva exceptionnellement approprié aux circonstances ; il triompha aisément des masses mal organisées, peu disciplinées, mal armées, que nous avions mises sur pied.

La campagne de 1870 s’acheva donc en Allemagne, plus encore que celle de 1866, par l’apothéose de la colonne de compagnie, du combat par compagnie, du commandant de compagnie. Le mouvement en faveur du combat par bandes de tirailleurs et petites masses séparées, isolées, sans autre lien qu’une direction supérieure commune et un but commun, mouvement que nous avons vu naître en 1866, acheva, après 1870, d’entraîner et de dominer les esprits. Après Metz et Sedan, après le Mans et Héricourt il parut de toute évidence que la tactique qui avait rendu de pareils triomphes possibles possédait une écrasante supériorité. L’éclat du triomphe on masquait trop les côtés faibles et les défectuosités ; les meilleurs esprits s’abandonnèrent sans réserve au courant qui les emportait. Il fallut de longues années de paix, de réflexion, d’essais pratiques pour qu’on osât penser d’abord, dire ensuite que les procédés tactiques suivis par les armées allemandes en 1870 présentaient de sérieux dangers et qu’il importait de réagir contre les exagérations dont les conséquences tirées hâtivement de la campagne de 1870 étaient empreintes. Cette réaction vient d’aboutir à la publication d’un nouveau règlement qui, sous le titre modeste de Règlement du 29 juillet 1884 modifié par décision du 15 avril 1894, consacre une évolution nouvelle de la tactique, évolution dont l’histoire est curieuse, à plus d’un titre.


VI

Avec la guerre de 1870, l’édifice militaire de la France s’était écroulé tout entier. Mais ce ne furent pas seulement la constitution de l’armée et son organisation qui furent mises en cause : tout ce qui constituait le bagage tactique de l’ancienne armée parut devoir être englobé dans le désastre. Principes théoriques ou traditions pratiques, procédés de combat ou méthodes d’instruction, tout semblait frappé du coup qui la frappait elle-même.

A l’étonnant progrès réalisé par les armes à feu, au développement énorme de leur puissance, il paraissait évident qu’il fallait répondre par un renouvellement intégral des méthodes de combat. Depuis l’invention des armes à feu elles-mêmes, aucun fait ne s’était produit qui fût aussi considérable : il ne fallait donc pas s’étonner s’il entraînait des conséquences inattendues, hors de proportion avec les légères modifications qui s’étaient produites en tactique de siècle en siècle.

Aussi les tacticiens français, si longtemps engourdis dans leur vaniteuse quiétude, tirés brusquement de leur torpeur, se jetèrent-ils avec emportement dans les voies nouvelles. Aux yeux de ces novateurs, il ne devait pas être seulement question de rajeunir un règlement vieilli, d’aménager plus ou moins adroitement un édifice vermoulu qui s’écroulait de toutes parts : il fallait reprendre l’œuvre et l’édifier sur des bases nouvelles. A les entendre, la tourmente de 1870 n’avait pas seulement balayé les vieux restes de la tactique de Frédéric II et achevé la ruine du règlement de 1791 comme de tous ceux qui s’y étaient rattachés par la suite ; il y avait plus, il y avait un fait autrement grave : la tactique napoléonienne elle-même, la tactique traditionnelle française, déjà ébranlée en 1866, était, elle aussi, atteinte par la guerre de 1870.

Les colonnes de bataillon s’étaient montrées trop exposées aux effets foudroyans du tir ; le nombre des tirailleurs dont on avait fait jusqu’alors usage avait été notoirement insuffisant, et leur rôle véritablement dérisoire auprès de celui que la tactique nouvelle les appelait à jouer. Quoique le fusil à aiguille ou le chassepot ne fussent encore que des armes très imparfaites, dont le perfectionnement ne devait pas tarder, ils avaient cependant porté à un si haut point la puissance du feu que déjà tout disparaissait devant elle et qu’on pouvait prévoir le moment prochain où elle deviendrait le facteur principal du combat. La brutalité de ce fait ne laissait pas de place à la discussion : il fallait, sans hésiter, passer l’éponge sur le passé.

Il était tout naturel que la jeune école qui, après 1870, s’était donné la mission de poursuivre la réforme de notre tactique se tournât d’abord vers l’Allemagne et cherchât simplement à imiter les procédés de combat auxquels celle-ci devait ses victoires.

Or, je l’ai dit plus haut, au premier moment d’enthousiasme excité par la campagne de 1870, les Allemands n’avaient qu’une voix pour préconiser le combat par compagnies indépendantes et célébrer l’action prépondérante des tirailleurs. Ceux-ci livraient les batailles que les capitaines gagnaient. Ils ne devaient plus être des auxiliaires plus ou moins utiles, un accessoire dans le combat ; ils ne devaient plus former ce rideau protecteur dont le feu préparait l’attaque des colonnes qu’il masquait ; ce rôle modeste que leur attribuait la tactique napoléonienne n’était plus de mise. Au contraire, dans le combat moderne la ligne des tirailleurs devenait la véritable ligne de combat. Eux seuls devaient engager, poursuivre et terminer le combat, par la raison très simple et très forte que devant la puissance des armes modernes eux seuls étaient en état de paraître sur le terrain de l’attaque, de s’y maintenir et d’y agir. Sous le feu de l’infanterie, il semblait qu’il n’y eût plus ni colonnes ni ligne déployée dont l’emploi fût possible. Ces tirailleurs devaient à eux seuls absorber le rôle assigné jusqu’alors à ces deux formations. Aux tirailleurs le rôle actif, aux troupes à rang serré le rôle accessoire, la fonction modeste de soutien et de réserve. C’était le renversement complet de l’ancien mode de combat. En posant avec éclat le principe fondamental de l’ordre dispersé, la toute-puissance du tirailleur, on n’en prévoyait peut-être pas la principale conséquence. Elle ne devait pas tarder à s’imposer avec une irrésistible logique.

En effet, la force du tirailleur réside dans la puissance de son arme. S’il paraît prendre dans le combat ce rôle prépondérant, c’est grâce au perfectionnement de l’outil que la science a mis entre ses mains. Si le combat ne doit plus être que la lutte à coups de fusil de deux lignes de tirailleurs, c’est à l’énorme puissance du feu que ce résultat sera dû. L’apothéose du tirailleur, est la consécration de la toute-puissance du feu. Plus de lignes, plus de colonnes. L’ordre profond et l’ordre mince seront renvoyés des à dos. L’action du feu, si on sait en tirer parti, suffira à décider du sort de l’action, parce qu’elle peut suffire à anéantir matériellement l’adversaire. Dès lors, à quoi bon s’exposer aux coups et subir des pertes inutiles en s’obstinant à courir sur son adversaire ; au lieu de le chasser à coups de fusil ? La charge ne sera bientôt plus qu’une légende, et la baïonnette un instrument à déposer dans les musées à côté des armures, des mousquets, des fusils à pierre ou à piston.

Telle était, en effet, la conclusion logique de l’engouement passionné pour l’ordre dispersé, pour l’emploi exclusif des tirailleurs, pour l’abandon absolu de toute formation à rangs serrés dans le combat. Les Allemands n’avaient garde, il est vrai, d’aller aussi loin, mais il n’était pas dans notre nature de nous arrêter ainsi à mi-chemin et de ne pas pousser aux extrêmes limites les conséquences logiques de notre théorie nouvelle. C’est ce que faisait le général Lewal dans ses retentissantes Etudes (1874), lorsqu’il résumait ce qu’il appelle les prodromes incontestables de la tactique moderne et disait : « Le feu a une immense supériorité sur le choc : le feu est donc l’essentiel, et le choc l’accessoire. » Et il répétait avec insistance : « En France, on s’est, laissé détourner du véritable but, le tir, pour s’attarder au choc par un reste d’esprit chevaleresque. A mesure que l’instruction se répandra dans l’armée, on comprendra mieux l’erreur dans laquelle on est tombé, et le préjugé favorable au choc disparaîtra. »

Telle était donc la conclusion à laquelle on aboutissait en France vers 1875. Le feu est tout, le choc n’est plus rien. L’offensive n’est plus, en réalité, que le bombardement des positions de l’ennemi. Un bombardement bien dirigé rendra la position intenable pour l’adversaire, qui l’évacuera, ou aboutira à son anéantissement matériel. S’il en est besoin, on en complétera les effets par un court mouvement en avant des tirailleurs, soutenus par des réserves : ceux-ci s’élanceront contre un ennemi déjà brisé, qui lâche pied par avance, mais cette charge finale ne sera plus que la conséquence de la situation créée par le feu : ce ne sera pas le but que l’attaque se sera proposé et aura poursuivi au travers des phases de la lutte.

Cet irrésistible mouvement en faveur de la puissance absolue et exclusive du feu n’était pas, du reste, particulier à la France. L’Autriche était entrée dans la même voie avec un empressement égal à celui qu’elle avait mis, après 1859, à ne plus voir que la baïonnette et à ne plus pratiquer que le choc. Son règlement disait en propres termes : « L’attaque à la baïonnette, moyen suprême de chasser l’adversaire de sa position, ne peut être employée que si les effets du feu l’ont si complètement ébranlé qu’on ne puisse plus s’attendre à une résistance sérieuse… Il serait funeste de donner la charge à la baïonnette comme base à un dispositif d’attaque. »

Ces prescriptions étaient formelles, et l’armée autrichienne s’y conformait scrupuleusement, au point qu’un critique militaire très connu en Allemagne, le lieutenant-colonel von Kühne, pouvait s’écrier après avoir fait le tableau des grandes manœuvres en Autriche : « Croit-on donc en Autriche pouvoir éviter le choc suprême ? Croit-on sérieusement pouvoir le remplacer par une simple marche, en avant en tirant et atteindre le but par la seule puissance du feu ? »

À cette époque, la tactique ne paraissait plus être que l’art de mouvoir des lignes de tirailleurs, de bien diriger et de renforcer à propos leur feu afin de lui faire prendre et conserver la supériorité sur celui de l’adversaire. On discutait alors longuement et gravement pour savoir s’il fallait marcher en avant par ligne, en échiquier, par échelons, s’il fallait faire des bonds en avant de 100, de 50 ou de 20 mètres. Toutes les préoccupations de l’instruction roulaient sur l’utilisation des abris du terrain, la nécessité d’en trouver, l’obligation d’éviter à tout prix les espaces qui en étaient dépourvus. La grosse affaire était d’apprendre à l’homme à se cacher avec autant de soin qu’on en avait mis jusqu’alors dans toutes les armées du monde et dans tous les temps à le lui interdire et à lui apprendre à regarder son adversaire en face.


VII

C’est sur ces entrefaites qu’éclata la guerre turco-russe en 1877. Les premières impressions parurent tout d’abord absolument favorables aux idées régnantes sur la puissance du feu. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que le tir des Turcs, qui avait amené les échecs répétés des brillantes attaques dirigées contre Plewna, n’avait absolument rien de commun avec ce qu’on regardait comme un feu de tirailleurs. Ce n’était pas le tir individuel, ajusté, fait à bonne portée, avec hausse correspondante à la distance. Les Turcs s’étaient contentés d’ouvrir le feu à des distances énormes, à tirer droit devant eux sans viser, et certainement sans s’occuper de la hausse, à inonder par ce procédé rudimentaire le terrain des attaques d’une grêle ininterrompue de balles, et par ce moyen ils avaient réussi à briser l’élan des Russes.

Une tactique si extraordinaire ne pouvait manquer de provoquer un profond étonnement dans les armées européennes. Rien n’était, en effet, plus opposé aux idées courantes sur la puissance des tirailleurs. Celle-ci reposait sur l’emploi raisonné et intelligent de l’arme aux mains d’un tireur bien dressé, qui s’abritait sur le terrain pour lancer plus à son aise beaucoup de balles au bon endroit, et faire un feu ajusté sur un point visé. Les Turcs avaient fait tout le contraire : ils avaient tiré beaucoup et à toutes les distances et avaient fort peu visé. Si donc le feu devait conserver sa prépondérance sur le champ de bataille, et continuer à y régner en maître, ce ne pouvait être que d’une manière qu’on n’avait pas prévue et bien différente de celle qu’on avait préconisée jusqu’alors.

Ce fut à cette occasion qu’on vit naître sur les champs de tir, grandir et s’affirmer une école nouvelle qui ne prétendait à rien moins qu’à renouveler les bases mêmes de la tactique. Il s’agissait d’utiliser la précision de l’arme et sa grande portée comme on avait jusqu’alors utilisé la vitesse de son tir. On abandonnait le feu ajusté et rapproché des tirailleurs ; ou le remplaçait par des feux de salve exécutés par un groupe de tireurs dirigés par un chef unique. La salve donne naissance à une gerbe de projectiles suffisamment groupés que la précision et la portée de l’arme permettent de faire tomber sur tous les points visibles et même invisibles du terrain. En multipliant les gerbes et les juxtaposant, on devait parvenir à jeter sur le terrain de l’attaque, — celui que l’assaillant est obligé de traverser pour produire son choc, — une masse de projectiles tellement dense et serrée qu’il devenait impossible de s’y mouvoir et de s’y maintenir en ordre serré. Les conséquences tactiques de ces théories nouvelles, auxquelles leurs premiers inventeurs avaient donné le nom pittoresque de « tir en plates-bandes », pouvaient se résumer ainsi : possibilité d’atteindre par le feu à la fois les tirailleurs, les soutiens et les réserves d’une troupe échelonnée en formation de combat ; création, en avant de la ligne occupée, d’une zone dangereuse assez profonde pour interdire à l’assaillant l’accès même du terrain d’où il aurait pu soit ouvrir un feu individuel ajusté, soit s’élancer à l’assaut.

De là à conclure que c’était une faute que de s’avancer à découvert sur un terrain ainsi battu, que l’assaillant, une fois parvenu à distance efficace de tir, devait s’arrêter et tirer, tirer jusqu’à ce qu’il ait forcé l’adversaire à quitter la place, il n’y avait qu’un pas, et l’école nouvelle n’hésita pas à le franchir.

Ainsi le feu de l’infanterie devenait vraiment tout-puissant, lui seul pouvait donner le succès, et son mode d’emploi était la gerbe lancée à grande distance.

Plus de feux individuels faits par des tirailleurs visant séparément et directement un but distinct et défini, mais des feux d’ensemble par groupe, exécutés méthodiquement à la voix d’un chef. Le tir individuel est un tir fait à distance relativement courte sur un objet que le tireur voit et qu’il vise : le tir « en plates-bandes » n’est plus un tir ajusté, ni même souvent un tir direct ; ce n’est plus un point précis qu’il faut atteindre, c’est une surface qu’il faut battre. Le chef pointe, en réalité, toutes les armes de sa troupe ; il calcule le nombre de fusils à mettre en action, de projectiles à tirer, apprécie les causes qui peuvent agir sur le tir, donne la hausse, et fait exécuter le feu ; les hommes ne sont plus que les supports animés d’une mitrailleuse vivante.

Partant, plus d’offensive au sens propre du mot, plus de mouvement continu en avant, plus d’assaut final, plus de choc… Ce sont les souvenirs d’un autre âge, des pratiques surannées et périlleuses. Dès lors, pourquoi se torturer l’esprit à chercher des formations d’attaque nouvelles, des procédés d’offensive inédits ? Il n’y en a pas, et, dût-on en trouver, ils seraient inutiles ! Toute la tactique réside dans l’art d’utiliser savamment et selon les données de la science les propriétés balistiques du fusil moderne, et, à ce point de vue, offensive et défensive se valent : elles manient un instrument d’égale valeur. Jusqu’alors on avait trouvé profit à l’élan, à l’ardeur dont le mouvement en avant animait le soldat, à l’excitation morale, contre-coup de l’animation matérielle développée par la chaleur du combat. La science a changé tout cela : l’élan n’est plus qu’un danger et l’ardeur une faute.


VIII

Voilà donc où étaient arrivés en France vers 1878 les esprits les plus avancés, ceux qui se flattaient de personnifier la tactique de l’avenir et de précéder les Allemands eux-mêmes dans la voie du progrès.

Et, de fait, ils devançaient de fort loin les Allemands. Jamais ceux-ci ne s’étaient laissés aller à de semblables exagérations. Après quelques hésitations, ils étaient déjà rentrés très énergiquement dans la voie ancienne, celle de l’assaut de vive force, de la charge à la baïonnette. Les écrits des Boguslawski, des Verdy du Vernois, des Kühne, des von Scleeff n’avaient jamais cessé d’affirmer la nécessité de l’assaut final ; ils proclamaient de nouveau la nécessité plus urgente que jamais, malgré la puissance du feu, malgré les gerbes, malgré le tir en plates-bandes, de conserver à l’offensive son caractère propre de marche incessante en avant et de choc effectif et réel.

« Croit-on, disait le colonel Kühne, pouvoir éviter le choc suprême et le remplacer par une marche en avant en tirant, pouvoir atteindre le but par la seule puissance du feu ? » Toute la question est là, en effet, et c’est à cette question que les Allemands répondaient résolument par la négative. Non, il n’est pas permis d’espérer que le feu, quelque puissant qu’il soit, suffise jamais à déloger un adversaire. Abrité, retranché au besoin, caché en tout cas dans les fossés, derrière les murs ou les haies, dans les moindres plis du terrain, le défenseur laissera tomber autour de lui la pluie des projectiles. Il en souffrira, mais il ne s’en ira pas. Il ne quittera pas un abri relativement sûr, même pour fuir, car il se jetterait ainsi volontairement à découvert dans la zone battue par les projectiles de l’assaillant. Pour le décider à tenter une chance de salut aussi hasardeuse, il faut, il est nécessaire de lui en enlever toute autre, de l’aborder franchement en face, de l’expulser de sa position en venant l’y chercher.

Il est impossible d’admettre avec le règlement autrichien que la charge à la baïonnette ne doive être « que la conséquence naturelle de la situation créée par l’intensité extrême et la puissance du feu, » ni qu’il soit « funeste de fonder son dispositif d’attaque sur la charge à la baïonnette. » Le choc est et reste le seul moyen de briser définitivement la force défensive d’un adversaire énergique, de rompre les liens tactiques qui soudent entre eux les hommes d’une même troupe, de les disperser, de les contraindre à évacuer par la fuite la position qui les abrite. Le choc restera donc le but final de l’attaque, la charge, qui est le moyen de produire le choc, la raison déterminante du dispositif à prendre, et la baïonnette, qui en est le symbole visible, le signe accessible à toutes les intelligences, l’arme sacrée du fantassin. Le feu n’est pas seulement impuissant par lui-même dans l’attaque ; son action est aussi infiniment trop lente et trop tardive. Longtemps avant que le feu ne soit parvenu à anéantir matériellement le défenseur, ou à obliger les débris de celui-ci à renoncer à la lutte et à quitter les abris que leur offre la position qu’ils occupent, l’assaillant qui aura marché carrément sur eux, aura pu les chasser de haute lutte et les rejeter au loin. Dès que cet instant critique est arrivé où le défenseur est moralement assez ébranlé pour qu’un vigoureux effort en avant puisse l’expulser de sa position, toute minute de répit est une faute. Ce sont des pertes inutiles d’abord, et ensuite un retard dangereux. Toute perte est une diminution des chances du succès final, tout retard une porte ouverte à l’imprévu, à l’arrivée des renforts, à ces mille incidens qui peuvent changer le sort des batailles et transformer en désastre un succès qu’un peu d’énergie déployée en temps opportun eût assuré.

Comment peut-on du reste espérer du feu seul un résultat décisif dans l’attaque ? La situation des deux adversaires au point de vue de l’efficacité probable du tir ne peut pas se comparer. Le défenseur a choisi sa position, il l’a occupée précisément en vue de la complète utilisation de la puissance de son arme. Ses hommes sont embusqués, abrités, masqués tout au moins. Ils tirent avec un calme relatif, sont attentifs aux indications de leurs chefs ; ils ont des munitions sous la main, facilement renouvelables. L’assaillant, au contraire, s’est lancé dans un terrain qui lui est inconnu, il ne peut qu’en utiliser les accidens naturels s’il y en a, et, au moment décisif, il se trouve le plus souvent obligé de traverser une zone de terrain absolument découvert. Il tire debout, ou tout au plus à genoux, sur un ennemi qu’il voit mal et dont il est vu, il ne dispose que d’un nombre très limité de cartouches et n’a que peu d’espoir d’en recevoir d’autres en temps utile. Peut-on mettre en balance les deux situations ? peut-on raisonnablement espérer que le feu de l’assaillant parviendra jamais à dominer celui de la défense, hors le cas d’écrasante supériorité numérique ? La défense a naturellement pour elle l’incontestable supériorité du feu.

Si donc l’attaque espère parvenir à prendre le dessus sur la défense, c’est qu’elle a pour elle un autre avantage que celui de l’efficacité matérielle du tir, et cette autre force, la voici : elle marche.

C’est le mouvement en avant qui atténuera les pertes en changeant perpétuellement les conditions du tir ; c’est le mouvement en avant qui soutiendra le moral de l’assaillant ; c’est le mouvement en avant qui intimidera le défenseur, troublera de plus en plus la régularité de son tir et lui fera perdre sa supériorité naturelle ; c’est le mouvement en avant qui prouvera matériellement, physiquement, au défenseur que son feu, quelque puissant qu’il paraisse, est réellement impuissant à arrêter l’assaillant. L’homme ne sera jamais une simple machine à lancer des projectiles : c’est un être doué de sentimens, d’instincts, de raison. Avant tout, c’est sur sa raison, son instinct, ses sentimens, qu’il faut agir, et le mouvement en avant en est le plus sûr moyen.

L’attaque doit se mouvoir ; son mouvement doit être soutenu, sinon continu, interrompu seulement des arrêts indispensables pour laisser l’homme reprendre haleine et lui permettre surtout de répondre un moment au feu de la défense et de préparer ainsi la reprise de la marche en avant. L’assaillant parviendra ainsi, par des bonds successifs aussi rapides, mais aussi peu nombreux que possible, à distance décisive ; et, utilisant dans un suprême élan la supériorité morale que son mouvement lui aura acquise, il produira la crise finale qui délogera brusquement la défense de sa position, et l’en chassera bien avant qu’elle ait songé à l’abandonner volontairement elle-même.

Le mouvement en avant conduit à la charge, il contient le choc en puissance. Qu’importe que dans le fait la charge à la baïonnette ne soit que rarement complète, qu’elle n’aboutisse qu’exceptionnellement au vrai combat corps à corps, que presque toujours le défenseur se dérobe au dernier moment aux conséquences de cette lutte suprême ? Le choc n’en reste pas moins la fin dernière de l’attaque. Il est nécessaire pour réussir, et lui-même ne saurait réussir que s’il se produit avec assez de résolution, d’impétuosité, de vigueur, pour convaincre le défenseur que la fuite est le seul moyen de l’éviter. Ce n’est pas une simple fusillade, quelque violente qu’elle soit, ces tireries sans fin que Maurice de Saxe condamnait déjà au siècle dernier, qui feront passer cette conviction dans l’âme du défenseur.

Le feu dans la défensive est tout, ou presque tout. C’est lui qui désagrège la masse assaillante jusqu’à la dispersion, qui diminue son impulsion jusqu’à l’arrêt : il atteint directement le principe même de la puissance du choc, la masse et la vitesse. Mais dans l’offensive, quelque indispensable qu’il soit, il n’est qu’un auxiliaire. Il porte le trouble dans les rangs de la défense, et l’oblige à se disséminer, à se cacher, à répartir ses forces en nombreux échelons, et il empêche les diverses pièces de l’ordre de combat, dont le jeu est si adroitement et si étroitement combiné, d’agir avec à-propos, et de se soutenir mutuellement. En décimant les rangs, en supprimant les chefs, en frappant précisément ceux que leur courage appelle au premier rang, il abat les cœurs, sème la confusion, jette dans les âmes le découragement et le trouble ; il prépare la défaite. Mais, pour achever l’œuvre, recueillir le fruit de cette confusion, mettre à profit ce découragement et ce trouble, il faut autre chose : il faut un choc sous la violence duquel l’édifice de la défense s’écroulera brusquement. C’est donc, contrairement à l’assertion du règlement autrichien, précisément sur la charge qu’il faut fonder tout le dispositif d’attaque.

Dragomirof, le célèbre tacticien russe, le fougueux disciple de Souwarof, qui n’a cessé d’envelopper de ses invectives ceux qu’il appelle les « chevaliers de la balle » et leurs prétentions de supprimer le choc en s’en fiant aux propriétés destructives du fusil, a résumé la discussion d’un mot caractéristique : « Est-ce que celui qui ne porte pas la charge dans son cœur pourra seulement approcher son adversaire à bonne portée de fusil ? Celui qui ne sait pas ou ne veut pas charger ne tirera même pas. »

La charge, c’est-à-dire l’irruption violente, tambours battans, drapeaux au vent, sur la position attaquée, l’expulsion du défenseur de haute lutte est et restera ce qu’elle a toujours été : le couronnement obligé de la tâche de l’assaillant, et par conséquent la règle suprême de l’agression. La tactique n’est-elle pas précisément la recherche de formations qui permettent à l’infanterie, malgré le feu et les obstacles nouveaux qu’il lui crée, d’exercer sa puissance de choc et d’arriver, après le sanglant épisode de la préparation à l’acte final, au suprême effort, à la charge à la baïonnette ?

La question se trouve ainsi nettement posée sur son véritable terrain. Aujourd’hui, comme il y a cent ans, ce qu’il faut trouver ce sont des formations qui permettent à l’infanterie de traverser la zone battue par les feux de la défense sans y perdre la cohésion, la force matérielle et morale qui la feront aboutir à la charge.

L’emploi de tirailleurs, choisis en petit nombre, l’attaque par petits bataillons massés en colonne, avait résolu le problème au siècle dernier vis-à-vis des lignes rigides et des feux de file de la tactique de Frédéric II. Le voilà qui se repose à nouveau avec le fusil moderne, sa portée, sa précision, et surtout l’écrasante vitesse de son tir.

Il faut se résoudre, et l’armée qui saura trouver la solution et l’appliquer sans reculer devant les sacrifices nécessaires, y trouvera la recette de succès qui ne seront pas moins éclatans que ceux dont l’ordre profond fut l’origine pour nos armes en son temps.

IX

Le triomphe de l’école de la toute-puissance du feu et des adeptes du tir « en plates-bandes » fut de courte durée et ne fut jamais bien complet. Il y eut toujours heureusement assez d’esprits sains et de caractères vigoureux pour protester contre ces théories amollissantes et démoralisantes. « Quel est donc, s’écriait Dragomirof, le secret espoir de ces lignes minces et flottantes que l’on voit s’arrêter pour s’adonner au tir ? Elles espèrent contraindre à distance l’adversaire à tourner les talons. Or cet espoir est précisément la négation formelle d’une autre pensée : la résolution suprême d’aborder l’ennemi corps à corps, ce qui est le moyen par excellence d’atteindre le but. »

Dès 1880 on voyait poindre un mouvement de réaction qui depuis lors n’a été qu’en s’affermissant et s’élargissant. En 1881, il aboutissait à l’adoption d’un règlement nouveau.

Il convient d’insister un peu plus longuement sur les procédés tactiques consacrés par ce règlement de 1884. Il marque une étape bien précise dans le développement de la tactique. Quelque contestables que fussent la théorie du combat qu’il formulait et les procédés qu’il préconisait, ils avaient l’avantage d’être nets et précis et de présenter une image bien saisissable du combat tel que l’entendaient à cette époque les esprits distingués qui présidaient à l’élaboration de ce règlement.

D’après cette théorie, — qui, ne l’oublions pas, était hier encore notre code officiel de combat, — le combat offensif d’infanterie comprend trois phases distinctes. Dans la première, il faut amener la troupe assaillante jusqu’à la distance efficace de tir, à 500 mètres environ ; dans la seconde, il faut lui faire franchir cette limite et la pousser jusqu’à la distance d’assaut, 200 mètres environ ; enfin, dans la troisième, il faut lui faire donner cet assaut lui-même, le porter jusque sur le défenseur pour le disperser par le choc.

À ces trois phases correspondent trois modes d’action distincts.

Dans la première, bien que la marche en avant doive être aussi rapide que possible, la troupe assaillante fera usage de toutes les précautions de nature à faire éviter des pertes inutiles. A cet égard, tous les moyens sont bons : c’est le moment de l’adroite utilisation du terrain et de ses abris, de la marche en échelons ou en échiquier, des formations ouvertes ou sur un rang, des cheminemens à ciel ouvert. La caractéristique de cette première période sera la dispersion des élémens et leur échelonnement sur le terrain en profondeur par petits groupes que leur exiguïté permet de dérober aux vues de l’adversaire et que leur mobilité rend moins vulnérable à ses coups.

Ces procédés sont notoirement insuffisans pendant la deuxième phase. À ce moment, l’assaillant s’engage sur un terrain généralement découvert et souvent uni ; le feu de la défense acquiert une efficacité qui serait réellement écrasante si le tireur conservait son sang-froid et ne commençait pas dès lors à s’inquiéter sérieusement de l’issue de la lutte. C’est la marche en avant qui a commencé cet ébranlement moral, c’est elle qui doit le poursuivre. Il ne s’agit plus autant de diminuer les effets du feu que d’avancer, d’avancer toujours. On évitera les pertes inutiles, mais on n’hésitera pas devant les sacrifices nécessaires.

Mais, de quelque énergie qu’on suppose les hommes animés, il viendra un moment où devant l’émotion d’un danger grandissant, l’instinct de la conservation l’emportera ; où les tirailleurs, puisque ce sont eux qui forment la ligne de combat, s’arrêteront, s’embusqueront sur le terrain et se mettront à tirer. « Ils ne s’arrêtent pas pour tirer, disait Dragomirof : ils tirent parce qu’ils s’arrêtent. »

Par le fait même, la défense a atteint son but, elle tient l’assaillant sous son feu, elle se sent maîtresse de la partie. Que faudra-t-il pour lui enlever ce sentiment ? Reprendre la marche en avant.

Mais comment relever les tirailleurs couchés et embusqués ? quelle force les décidera à quitter de nouveau leurs abris pour se lancer au-devant de nouveaux coups ? D’où viendra l’élan, qui donnera l’impulsion ?

C’est alors qu’entrent en scène ces petits groupes de force variable qui sont échelonnés derrière la ligne des tirailleurs et qu’on désigne sous le nom général de soutiens. Pendant la première phase, pour échapper aux effets du feu, ils se sont dispersés sur le terrain, mais ils sont restés compacts, dans la main de leur chef, attentifs à sa voix et surtout à son exemple. Lorsque les tirailleurs s’arrêtent, ils arrivent un à un sur la ligne et ils s’y jettent à leur tour.

Leur arrivée renforce la ligne et augmente son feu ; mais là n’est pas le premier but de leur entrée en ligne : ils doivent surtout entraîner la chaîne en avant, lui rendre l’impulsion perdue. Ils sont en groupe compact ; leur exemple parle aux yeux comme aux cœurs. Pour les suivre, car ils ne s’arrêtent pas en arrivant en ligne, les hommes couchés ou embusqués se lèvent, et tous ensemble marchent résolument en avant jusqu’au moment où cet effort nouveau est épuisé à son tour, où cette impulsion renouvelée se perd, où le petit groupe propulseur se fond dans la ligne, où celle-ci vient à stopper à nouveau. De nouveaux groupes devront entrer alors en ligne pour déterminer de nouveaux élans jusqu’à ce que la troupe assaillante ait enfin franchi la zone terrible et soit parvenue à distance d’assaut.

Si la première phase de l’action est celle de la dispersion raisonnée, de l’échelonnement méthodique en profondeur, cette deuxième est celle du resserrement progressif, de l’entrée successive en ligne des groupes compacts restés tout d’abord en arrière de la chaîne.

Reste l’assaut final. La ligne des tirailleurs poussée par ses soutiens est arrivée à 250 mètres de la position de la défense : il faut l’y faire pénétrer maintenant et l’y jeter avec une force suffisante pour en chasser l’adversaire. Ce sera le rôle de la réserve. Il faut ici une impulsion plus énergique, quelque chose qui imprime à l’attaque un caractère de résolution irrésistible : une forte troupe à rangs serrés est seule capable de produire cet événement.

Le chef a eu soin de conserver sa réserve bien groupée ; elle s’est glissée, à l’abri des coups et des vues, aussi presque possible des combattans. Son heure est venue. Elle surgit tout à coup vis-à-vis du point qu’elle doit enlever. La voilà qui s’avance d’un pas ferme et assuré, dans un ordre qui affirme nettement son sang-froid, la parfaite assurance de sa force, sa résolution de vaincre. Elle ne se cache plus, elle ne dissimule plus sa marche ; elle s’avance à découvert, le front haut, enseignes déployées. A sa vue, à son exemple, les tirailleurs se lèvent, les baïonnettes jaillissent des fourreaux : c’est l’assaut, c’est l’acte suprême !

Puisque le combat d’infanterie comportait ainsi trois phases distinctes, il a paru logique aux auteurs du règlement de 1884 de diviser la troupe qui doit les parcourir d’avance en trois échelons correspondans. Voilà pourquoi la troupe assaillante comprend, dès l’abord, une ligne de tirailleurs, une ligne de soutiens, une réserve.

Chacun de ces trois échelons a dans le combat son rôle particulier bien défini ; il fait partie d’un ensemble ; c’est une fraction d’un tout. Si, d’un autre côté, on veut bien considérer que la compagnie n’aura guère plus de 200 hommes à mettre en ligne, on sera aisément convaincu qu’elle sera impuissante à fournir les trois échelons. Son effectif est trop faible pour se prêter à cette répartition ; ce serait l’émiettement et non le fractionnement.

La première unité qui soit assez forte pour pouvoir se fractionner en trois échelons, c’est le bataillon.

Dans le combat du bataillon, les quatre compagnies occuperont donc des places différentes, elles auront un rôle distinct, elles agiront d’une manière particulière. Elles ne peuvent donc pas être indépendantes les unes des autres. L’action de chaque échelon est liée à celle de l’échelon qui le précède ou le suit ; les compagnies ne sont pas maîtresses d’en changer la nature ou d’en avancer l’heure. Le bataillon est un orchestre à quatre musiciens ; chacun fait sa partie, mais l’ensemble donne une mélodie unique.

Le combat du bataillon a repris sa figure vraie, et le bataillon assoupli, articulé, devenu maniable sous le feu des armes modernes, redevient ce qu’il avait toujours été : l’unité de combat.

Que nous voilà loin des conclusions premières de la guerre de 1870 : l’apothéose de la compagnie, du capitaine, des tirailleurs ! Que nous voilà loin de l’époque où l’on pensait trouver la solution du problème tactique dans la juxtaposition de petites unités combattant côte à côte dans un dessein commun, mais sans liens directs entre elles, sans que l’action des unes fût subordonnée à celles des autres, en somme indépendantes !


X

Telle a été pendant dix ans, de 1884 à 1894, la formule théorique réglementaire du combat d’infanterie. Elle constituait un premier retour dans la voie de la recherche du choc, une première réaction contre l’importance excessive donnée depuis 1870 à la puissance du feu, contre la prépondérance du tirailleur dans le combat, contre tous les excès de l’ordre dispersé. Elle reconstituait le bataillon comme unité tactique, et rendait à son chef son action directe sur la conduite du combat.

Le but était bon et l’effort était louable, mais il faut reconnaître que celui-ci n’était pas atteint, et même que la voie suivie pour y aboutir ne devait pas, en réalité, y conduire. Voici pourquoi.

La formation de combat que je viens de décrire, le règlement en main, présente, il est vrai, un mécanisme ingénieusement agencé. On y voit une chaîne de tirailleurs, véritable ligne de combat, de nombreux soutiens qui suivent à courte distance, et en arrière une solide réserve prête à agir. L’ensemble de ces divers échelons constitue ce qu’on appelait alors la formation normale de combat.

Le fonctionnement de ce mécanisme compliqué n’est pas moins adroitement combiné. La chaîne des tirailleurs, mince d’abord, s’avance jusqu’à 600 ou 700 mètres de l’ennemi, distance où son feu devient efficace ; puis des bonds successifs, déterminés par l’entrée en ligne des soutiens qui se portent en groupe compact sur la ligne, l’amènent à 250 mètres environ de l’adversaire : c’est la distance d’assaut. L’arrivée de la réserve détermine le choc final.

Le tableau ainsi présenté est assurément bien net et l’image du combat est vive. Mais qui ne sent tout ce qu’il y a de factice et de convenu dans cette théorie ? A quoi correspond cette division du terrain en trois zones et de l’action en trois phases ? Dans la réalité, le défenseur qui prend position se ménage sur son front un champ de tir. Ce champ de tir est découvert, c’est le glacis de la position. Ce glacis, battu directement par les feux de la défense, est inabordable ; au-delà, les couverts et les formes du terrain elles-mêmes permettent à l’assaillant qui sait les utiliser de se porter en avant, de cheminer jusqu’au pied du glacis. Mais ce glacis lui-même est d’une étendue très variable : il peut se restreindre à 300 mètres en certains endroits, en d’autres s’étendre jusqu’à 800 ou 1 000 mètres. Il ne peut rien y avoir de fixe en cette matière.

C’est une erreur que de se représenter la ligne des tirailleurs comme une ligne pleine d’hommes coude à coude, droite et rigide. Ce sera une ligne sinueuse, qui dessinera le pied du glacis de la position ennemie, point que les tirailleurs auront toujours pu atteindre assez aisément, mais qu’ils ne pourront plus dépasser sans un violent effort. La chaîne présentera des saillans et des rentrans, il y aura des pleins et des vides.

C’est une illusion que de compter, comme le fait la théorie réglementaire, sur les impulsions successives que les soutiens doivent donner à la chaîne pour la porter jusqu’à distance d’assaut.

Cette mission spéciale, ils seront impuissans à la remplir.

Ils seront impuissans, d’abord parce que, exposés au feu aussi bien que la chaîne elle-même, puisqu’ils en sont à peine à quelques mètres en arrière, et bien vite las de supporter des coups sans les rendre, ces soutiens disparaîtront rapidement, se fondront dans la ligne, se borneront à renforcer son feu, au lieu d’attendre sous le feu le moment de s’y jeter pour l’entraîner en avant, comme l’entendait la théorie de 1884.

Est-il certain, est-il même probable que l’arrivée sur la chaîne de 25 à 30 hommes plus ou moins groupés détermine les tirailleurs à se lever, à quitter peut-être un abri passager pour aller se jeter quelque cinquante mètres plus loin sans profit appréciable sous le feu de l’adversaire ? Un instinct sûr avertira l’homme qu’un pareil mouvement est aussi inutile que dangereux. Admettons que l’entrée en ligne du soutien parvienne à enlever les tirailleurs, les uns et les autres ne s’arrêteront-ils pas bientôt, épuisés par cet effort ? Alors il faudra de nouveaux soutiens, de nouveaux efforts, de nouveaux sacrifices, pour aboutir à un nouvel arrêt.

Que peut-on gagner, du reste, à un bond de 50 à 100 mètres en terrain battu et découvert ? L’efficacité du tir avec les armes modernes n’en profite assurément pas. Ce n’est donc pas le but que se propose la théorie en faisant exécuter ces petits bonds successifs ; ce qu’elle veut, c’est amener, sous la protection de la chaîne, la réserve, qui est la troupe de choc, à distance d’assaut.

Cette distance a été fixée à 250 mètres. C’est, paraît-il, l’espace que le fantassin chargé peut parcourir à la course sans s’époumoner. Même ainsi réduite, je doute fort que cette distance puisse être franchie. Mais est-ce là la véritable question ?

N’est-ce pas envisager la charge sous un point de vue bien étroit que de la réduire à une question de poumons ? Si l’assaillant doit être bien résolu à aboutir au choc matériel, on ne doit cependant pas ignorer qu’en fait l’assaut n’aboutit jamais au corps-à-corps. Le succès de l’assaut se décide aussitôt que le défenseur a la sensation bien nette qu’il est impuissant à arrêter l’assaillant, qu’il ne peut éviter le choc que par la fuite. Dès lors, la question de distance du point de départ de la charge n’a guère d’importance ; 50, 100 ou 200 mètres de plus ne signifient rien. Ce qui importe, c’est que le mouvement soit assez accentué pour être nettement perçu par l’adversaire, sur lequel il doit produire son effet moral, et lui donner la conviction absolue que l’assaillant redoute aussi peu sa baïonnette que son feu. C’est une démonstration énergique qu’il faut produire, et l’impression morale qui en résultera sera due surtout à l’attitude de l’assaillant et à la résolution qu’elle accusera chez lui. Ce n’est pas une question de quelques mètres de plus ou de moins, et l’intérêt est mince, par le fait, d’amener la chaîne sur tous les points à cette soi-disant distance d’assaut.

Que devient donc, en définitive, le mode de combat réglementaire, si la chaîne des tirailleurs n’a pas la rigidité et la continuité indispensables pour recevoir une impulsion unique ? si les soutiens dont c’est la mission spéciale sont impuissans à la lui communiquer ? si la réserve, qui doit faire l’office de marteau dans le choc final, ne peut atteindre en ordre compact cette limite de 250 mètres qu’on lui impose comme distance d’assaut ?

XI

Le règlement de 1884 avait donc replacé la question sur son vrai terrain en voulant revenir au choc malgré la puissance du feu, mais il avait fait fausse route en cherchant à y parvenir par une série d’impulsions successives produites par des échelons placés d’avance les uns derrière les autres, auxquels était ainsi dévolu d’avance un rôle spécial dans le développement du combat.

On ne tarda pas à s’en apercevoir. Les objections que nous avons esquissées plus haut sur le fonctionnement régulier de la « formation normale de combat », sur le peu de flexibilité de ce mécanisme compliqué, sur l’inefficacité des moyens prescrits pour aboutir au résultat, se présentèrent assez vite aux esprits. Après comme avant le règlement de 1884, le problème restait entier : par quels procédés maintenir l’impulsion en avant pour aboutir au choc ?

C’est de ce problème que le règlement de 1894 vient de donner une solution nouvelle.

Comment donc ce règlement nouveau supplée-t-il à l’action impulsive des soutiens ? par quoi les remplace-t-il ?

Oh ! tout simplement : le règlement nouveau ne les remplace pas, il les supprime.

Le combat paraît avoir été envisagé par les inspirateurs du règlement nouveau sons un aspect beaucoup plus simple, plus réaliste, que par leurs devanciers. Ils ont dissipé les brouillards dont l’enveloppait l’ancienne théorie réglementaire, et par suite éliminé sans hésitation les chinoiseries dont elle en entourait l’exécution.

Rien de plus net que l’image qu’ils présentent du combat, rien de plus simple que les moyens qu’ils préconisent pour en surmonter les difficultés.

Aussitôt que l’action décisive s’engage, le bataillon lance ses tirailleurs en avant. Ce ne sont pas quelques tirailleurs isolés dont la chaîne doive être progressivement renforcée au cours de la lutte, mais bien, dès le début, une nuée épaisse et serrée de tirailleurs. Ceux-ci n’ont, en réalité, qu’une mission fort simple : s’approcher de l’ennemi aussi près que possible et le fusiller aussi violemment que possible. Pour la remplir, ils se glissent sur le terrain comme ils le peuvent. Ils mettent à profit les moindres abris, les plus légères déclivités du sol, marchent, courent, rampent et parviennent ainsi assez rapidement, et par leur propre élan, à s’établir au pied du glacis de la position ennemie.

Ces tirailleurs peuvent être, il est vrai, suivis de quelques petits soutiens, mais ceux-ci ne sont nullement destinés à communiquer à la chaîne des impulsions successives comme dans le règlement de 1884. Ces soutiens sont de simples renforts, ils n’ont d’autre rôle que de parer aux incidens de la lutte, de réparer les pertes, de fermer les vides qui peuvent se produire dans la chaîne ; ils n’ont pas de rôle propre. Ils suivent donc la chaîne du mieux qu’ils peuvent, en se dissimulant et en s’abritant le plus longtemps possible, puis au moment opportun ils la renforcent en s’y intercalant sans fracas et en évitant les pertes inutiles.

Derrière cette chaîne de tirailleurs, aussi dense que possible, aussi rapprochée de l’adversaire que le terrain le permet, derrière cette ligne de feu tout entière destinée à la préparation du choc, se place directement et sans échelon intermédiaire la ligne d’exécution.

Cette seconde ligne sera composée de colonnes petites et légères, mais bien compactes cependant, et suffisantes pour produire le choc.

De quoi s’agit-il après tout ?

De faire brèche dans la ligne de défense, puis de monter sur la brèche.

Faire brèche c’est affaire aux tirailleurs ; y monter sera la tâche des colonnes d’assaut.

Ces colonnes seront petites. Il faut qu’elles puissent suivre la chaîne en échappant autant que possible aux vues et aux coups, se mouvoir avec rapidité et aisance, et profiter des moindres abris ; il faut qu’elles soient dans la main du chef, obéissent à sa voix et à son exemple. Elles seront nombreuses, afin de diviser l’attention et les feux de l’ennemi, frapper son imagination et le faire hésiter au moment décisif.

La colonne de compagnie répond à merveille à ces exigences. Elle est forte — en pratique — de 200 hommes au plus. Elle possède une force de choc suffisante, elle est bien dans la main de son chef. Il n’est guère de terrain cependant où elle ne puisse cheminer longtemps à peu près à l’abri des vues sinon des coups. Une ligne de colonnes de compagnie suivra donc la chaîne, et la suivra d’aussi près que possible. Il est impossible de fixer une distance, toute indication à cet égard serait arbitraire et chimérique. De même que la chaîne des tirailleurs est loin de présenter une ligne régulière et pleine, de même les colonnes de compagnie qui la suivront seront très inégalement réparties et espacées sur le terrain. Il y aura des points où elles pourront arriver et s’abriter à 50 mètres des tirailleurs, et d’autres où, pour éviter les balles qui passeraient par-dessus les tirailleurs, elles seront obligées de s’en tenir à 200 ou 300 mètres. Voilà l’instrument du combat, il est des plus simples ; son fonctionnement ne l’est pas moins.

Les tirailleurs gagnent en avant — comme ils peuvent — le pied du glacis de la position, et écrasent la défense d’un feu ajusté aussi violent que possible. C’est la préparation. Lorsque celle-ci est suffisante, les petites colonnes débouchent à la fois de leurs abris. Elles s’avancent d’un pas rapide, mais ferme et régulier, pour traverser l’espace qui les sépare de la chaîne. Les plus rapprochées rejoignent les tirailleurs, les dépassent, les entraînent dans leur mouvement en avant ; les plus éloignées précipitent l’allure et se joignent au mouvement, qui devient de plus en plus rapide jusqu’au moment où tous ensemble, tirailleurs et colonnes, se précipitent sur l’adversaire.

A partir de l’instant où les colonnes sont lancées en avant, plus d’arrêts.

Jeter des tirailleurs sur le glacis de la position battue par des feux rapprochés, pour leur faire exécuter des bonds successifs, est dangereux et funeste ; lancer des colonnes pour les arrêter à mi-chemin de la position ennemie, serait plus dangereux et plus funeste encore. A quelque distance que l’assaut soit commencé, il doit être mené jusqu’au bout. Ces distances sont, d’ailleurs, très variables ; elles dépendent exclusivement de la largeur du glacis et de la nature du terrain.

S’arrêter une fois lancé en avant, c’est précisément subir la loi de la défense, faire volontairement ce qu’elle veut obtenir de force ; c’est renforcer son moral au moment même où l’on veut produire sur elle une impression irrésistible de découragement.

S’arrêter, c’est s’infliger des pertes énormes et inutiles, puisqu’on veut reprendre l’assaut quelques minutes plus tard ; c’est risquer surtout de ne plus pouvoir se remettre en marche.

Une fois le glacis de la position abordé, il sera franchi d’un seul coup, ou il ne le sera pas. Tout assaut arrêté est un assaut manqué. La troupe qui l’a tenté ne peut le reprendre avec ses propres forces : il lui faut des renforts ; c’est une action nouvelle à engager avec des troupes fraîches contre un ennemi soutenu cette fois par le sentiment d’un premier succès.


XII

Le combat de l’infanterie nous apparaît donc maintenant sous une forme très nette et très simple.

Plus de formation normale de combat, plus de fonctionnement compliqué d’un mécanisme ingénieusement délicat ; plus d’échelonnement multiple, de marches en échelons, de bonds successifs ; plus de feux lents, de tirs à cartouches comptées, de salves adroitement distribuées sur le terrain, comme des coups d’arrosoir !

Une ligne de tirailleurs qui fusillent l’adversaire, de petites colonnes qui le frappent, voilà le dernier mot de la tactique moderne.

Ces procédés sont rudimentaires. Ils scandaliseront peut-être par leur simplicité et surtout leur sans-gêne vis-à-vis des récens perfectionnemens des armes modernes. Il est vrai que leur application n’exige pas de connaissances scientifiques étendues. Voilà qui ne plaira guère à ceux qui veulent transformer le combat en un calcul de probabilités, et le soldat en un savant capable d’en résoudre l’équation. Elle conviendra mieux à ceux qui considèrent que le courage et l’abnégation personnelle sont encore, comme ils étaient autrefois, comme ils seront toujours, les véritables facteurs de la victoire.

Mais qui ne serait frappé de l’analogie de ce procédé avec celui de la tactique française à la fin de la Révolution ?

N’est-ce pas un véritable retour à la tactique de la première période napoléonienne ? Ainsi il se trouve que nous avons tourné dans un cercle et que nous en revenons à notre point de départ[4].

Faut-il s’en étonner ? Après la découverte de la poudre, l’esprit d’offensive s’altéra profondément, et avec lui la véritable forme de l’attaque : la colonne disparut des champs de bataille. Il fallut près de trois siècles pour la retrouver. Un phénomène analogue, quoique réduit, s’est produit après l’invention des armes à tir rapide. L’extrême développement de la puissance du feu fit un moment chanceler l’offensive ; on la crut condamnée. Elle reparaît maintenant sous sa vraie forme, qui est celle du choc direct, et réduit le feu à son véritable rôle, qui est celui de la préparation du choc ; elle en revient pour cela purement et simplement aux deux formations qui personnifient ces deux actions : les tirailleurs et la colonne.


  1. Dumesnil-Durand avait déjà préconisé l’emploi de ces petites colonnes dans ses ouvrages, mais cette formation n’avait jamais été pratiquement essayée.
  2. L’auteur en était le capitaine May, brillant officier tué, en 1870, à la bataille de Saint-Quentin.
  3. Nous n’en voulons pour preuve que l’attaque de Noisseville par le 95e (colonel Davout), le 31 août 1870. Ce brillant coup de main fut exécuté par 2 bataillons. Le 1er fut chargé de l’attaque de front. Il déploya 3 compagnies entières en tirailleurs, 2 autres constituèrent une seule colonne qui forma réserve et soutien des tirailleurs, la 6e compagnie (le bataillon comptait alors 6 compagnies de 100 hommes environ) occupa une ferme comme point d’appui. Le 2e bataillon fut chargé de l’attaque enveloppante. Les 6 compagnies se formèrent en 3 colonnes de division par section. Chaque colonne, forte de 4 sections à 25 files, détacha en avant une section en tirailleurs. Le bataillon marcha en échelons, la droite en avant avec 150 pas de distance et 100 pas d’intervalle. Les tirailleurs devaient seuls faire usage de leur feu, défense absolue aux colonnes de tirer un seul coup de fusil. Il y avait 1 500 mètres à franchir, dont 7 à 800 à découvert.
    « La faible profondeur, dit l’auteur de l’« Étude » dans laquelle nous puisons ce détail, de chacune des 3 colonnes, leurs grands intervalles, leur marche sans arrêt, atténuent beaucoup les effets de l’artillerie.
    « Des vides se font dans les rangs des petites colonnes ; les officiers font serrer, l’ordre est maintenu, le mouvement en avant s’accélère. A 400 mètres du hameau, la ligne des tirailleurs est reçue par un feu rapide des plus violens ; elle s’arrête et y répond. Les échelons la rejoignent ; malgré leurs pertes, ils sont solides et dans la main de leurs chefs. Les tirailleurs cessent de tirer. A droite, ils se groupent dans les intervalles des colonnes ; à gauche, ils conservent une certaine avance, et soudain, d’un élan rapide, tout le monde se précipite à la baïonnette. Les défenses du sud de la route sont emportées, le petit bois est occupé. » — Cet exemple montre le parti qu’un chef intelligent et énergique sut tirer de cette formation bâtarde appelée alors colonne de division. Son initiative hardie fut couronnée d’un plein succès. C’était encore là « l’alliance indissoluble du feu et de la charge », tout l’esprit de la tactique moderne dans la double forme que le règlement d’alors lui permît de revêtir.
    Il est à croire qu’un si bel exemple eût trouvé des imitateurs, et qu’une fois de plus l’infanterie française se serait débrouillée, c’est-à-dire affranchie des entraves de la tactique officielle pour appliquer des procédés de combat mieux en rapport avec les armes modernes, si les esprits n’avaient été d’avance paralysés et les meilleures intentions barrées par les désastreuses tendances que nous signalons plus haut.
  4. C’est aussi l’opinion du général Dragomirof : « La tactique napoléonienne, dit-il, repose sur des bases inaltérables, sur des principes qui ne seront jamais atteints par les transformations de l’armement. C’est là seulement que se trouve une heureuse harmonie entre l’action à rangs serrés et l’ordre dispersé, entre les colonnes et les tirailleurs, entre le feu et la baïonnette. »