La Tendre Camarade/Texte entier
I
Le Pendentif de Jade
Une petite femme d’un bar de Marseille est devenue intelligente. Elle ne sait pas du tout comment cela s’est fait. C’est aussi mystérieux que la venue des maladies, mais c’est bien plus douloureux.
Un bizarre pouvoir de sentir et de comprendre s’est emparé d’elle, et cela s’est manifesté, un jour, tout d’un coup, de même que ces vomissements et ces vertiges qu’elle avait eus jadis, lorsque sa fièvre typhoïde se déclara, après avoir mangé des huîtres.
Les livres sont à la pensée ce que sont à l’organisme les huîtres qui ont trop reposé dans un parc aux eaux corrompues. Et il vaut bien mieux brûler de fièvre dans un hôpital, boire des tisanes écœurantes, être plongée dans des bains glacés, que d’avoir la connaissance des rapports des êtres entre eux et de mesurer la misère de sa vie.
À Malmousque on descend du tram en riant, car il semble que là se termine la ville et que commencent le soleil et la mer.
À Malmousque il y a une allée de caroubiers où le vent du large soulève les robes courtes et où il pleut, quand c’est le mois de septembre, des fruits rougeâtres comme les gouttes d’un beau sang terrestre.
À Malmousque il y a un peintre joyeux qui rit de tout, parce qu’il a beaucoup vécu et beaucoup souffert. Il a un visage de bon faune qui s’éclaire quand Aline paraît à la grille de son jardin, son visage mince un peu rosé parce qu’elle a gravi la montée en courant. Elle lui sert de modèle et il lui crie tout de suite : « Déshabille-toi ! » avant même qu’elle ait ouvert la porte.
Quand on revient de Malmousque, on regarde des villas entourées de palmiers, de chênes-lièges et d’eucalyptus, et l’on y voit des femmes assises sur les seuils, avec des peignoirs d’intérieur comme l’on aimerait tant en avoir.
Quand on revient de Malmousque, on rapporte le seul argent que l’on n’a pas gagné par le travail de l’amour, et cela, si l’on y pense pendant que les caroubes sanglantes tombent devant vous, vous donne un peu d’orgueil, un peu de joie, une inexprimable mélancolie.
Que d’hommes il y a que l’on ne connaîtra jamais ! On s’en va par les rues avec sa robe neuve, un petit chapeau qui vous va très bien, et l’on croise des quantités d’hommes qui ne regardent pas les femmes.
Il y a des timides qui préfèrent ne pas être en présence d’un désir ; il y a des orgueilleux qui craignent leur propre fureur s’ils apercevaient un sourire de dédain ; il y en a qui sont préoccupés par leurs affaires, d’autres que l’on sent accablés par leur vie de famille ; il y a des pauvres que leur pauvreté enveloppe comme d’une atmosphère.
On a beau relever un pli de sa lèvre, offrir la flamme de ses yeux, heurter même ces aveugles, ils continuent à vous ignorer.
Le soleil, sur les terrasses des cafés, fait étinceler les apéritifs comme autant de phares multicolores, mais il faut deviner le sens de ces lumières. Tel vermouth-grenadine, avec sa lueur orangée, vous dit de venir s’asseoir à cette table, et tel autre vous avertit de passer votre chemin à cause de ces récifs dangereux que sont les mauvais sentiments d’un homme barbu. Énigmes subtiles qu’il faut deviner en une seconde, petits naufrages dont il faut se préserver sans cesse !
Que d’hommes il y a dont on fait aussitôt la connaissance ! On entend un pas régulier derrière soi sur le trottoir, et il suffit de s’arrêter à la première vitrine pour entendre une des deux ou trois phrases millénaires par lesquelles les hommes vous abordent.
Il y en a un très grand nombre qui pensent qu’il a suffi d’une seconde et d’un regard échangé pour vous séduire, et qui espèrent que vous allez sur-le-champ les suivre et vous donner à eux par amour.
Il y en a un très grand nombre qui parlent de dîners futurs, de soirées que l’on passera ensemble au théâtre, et qui s’éloignent après une conversation pleine de promesses, et que l’on ne doit plus revoir.
Il y a des timides qui vous tutoient dès les premiers mots pour vaincre leur timidité, et des orgueilleux qui sont respectueux dans la crainte d’être remis à leur place.
Il y en a qui fixent tout de suite une somme d’argent, et d’autres qui, soit par délicatesse, soit par avarice, laissent planer un doute sur ce point.
Il y en a qui vous amènent chez eux, d’autres qui ne veulent pas aller chez vous à cause d’on ne sait quel piège possible, et la plupart disent : « Connaissez-vous un hôtel meublé ? »
Si l’on en connaît ! Il y a des chambres avec des numéros sur la porte dont on a passé tant de fois le seuil et dont l’odeur de moisi vous est bien familière ! Il y a des voix hargneuses de propriétaires qui vous ont déchiré le cœur, et il y a des escaliers délabrés que l’on a descendus la nuit, sans allumette, en tâtonnant, pour fuir la compagnie d’un ivrogne.
Que d’hommes inconnus auprès desquels on se déshabille, que d’hommes grotesques, laids et malpropres, que de formes semblables à la fois et diverses, quelle absence de joie et quelle peine de chaque soir !
Lucette habite la chambre voisine. Elle est jolie, humble et fidèle. Les hommes ne lui laissent aucun souvenir, et elle n’a pour eux ni goût, ni dégoût. Ils sont les accessoires utiles de sa vie, et elle est avec eux complaisante, rapide et silencieuse.
Mais la fidélité de son cœur est immense. Elle est fidèle à tous les êtres qui ne sont pas les hommes qui la paient. Elle est fidèle à ses parents qui sont quelque part dans un village, et elle leur envoie chaque semaine de l’argent. Elle est fidèle à mère Loute, sa propriétaire, à laquelle elle fait de petits présents de cigarettes et de bouteilles de liqueur. Elle est fidèle à ses robes qui vieillissent sur elle parce qu’elle en aime la forme et le tissu et parce que l’élégance n’a pas de prix à ses yeux. Elle est fidèle à sa chambre qu’elle ne voudrait pas changer, à ses meubles, à des photographies rangées sur la cheminée qui sont les dieux modestes de sa vie simple.
Elle est fidèle surtout à Aline. Bien souvent elle a collé son oreille contre la cloison et elle a pleuré quand Aline, oubliant l’indifférence des bras de rencontre, le visage presque inconnu qui était sur elle, se laissait aller au génie désireux de sa chair.
— Il est midi, Aline, lève-toi, Avant que tu ne sois coiffée, lavée et parfumée, il sera deux heures.
— J’ai tellement sommeil, mère Loute.
— Tout à l’heure, Mme Rosalie, qui t’a promis cinquante francs pour cette après-midi, est venue te rappeler que tu avais rendez-vous chez elle.
— Oh ! la plus charmante des propriétaires, j’ai dormi sur la broderie de l’oreiller et son dessin s’est imprimé sur ma joue. Laisse-lui le temps de s’effacer.
— Les hommes n’aiment pas attendre, et l’on manque souvent une bonne occasion avec cinq minutes de retard.
— Mère Loute, j’ai sorti des draps la pointe de mon pied droit et il s’est refroidi. Quelques instants encore pour qu’il se réchauffe.
— Mme Rosalie n’offre pas toujours cinquante francs.
— T’a-t-elle dit de quelle sorte d’homme il s’agissait ?
— Elle ne m’a rappelé que la somme.
— Si c’était un nègre, mère Loute ?
— Il y a des nègres gentils et bien élevés.
— Si je n’allais pas là-bas, mère Loute ? Je n’ai pas besoin d’argent en ce moment.
— Mais tu me dois deux mois de pension, malheureuse, et le prix de tes fourrures que je t’ai avancé.
— J’entends le mistral qui agite les arbres de l’avenue. Je sens qu’il fait froid dehors. Décidément, je reste couchée, et mon corps, tout aujourd’hui, sera à moi seule.
Je suis née dans le village de Valentine, qu’à l’horizon encerclent les montagnes, où les maisons sont faites de briques rougeâtres avec des toits d’ardoise, où la Garonne coule limpide sur des galets bleus.
Là il y a des peupliers feuillus, des marronniers centenaires et des chemins taillés dans des pierres multicolores qui montent vers une région de fougères et de menthes sauvages où les troupeaux se répandent.
Avez-vous remarqué que toutes les femmes qui font la vie sont d’un autre pays que celui qu’elles habitent ? Quand on part de son village, on ne saurait s’arrêter aux villes voisines, parce qu’on est mineure et que vos parents, si pauvres soient-ils, pourraient vous y rejoindre. Et puis on croit volontiers que plus on s’éloigne, plus la vie est belle.
Je suis née dans le village de Valentine, d’une pauvre fille et d’un père inconnu. Mon premier souvenir est une grande route claire sous un soleil brûlant, où je revenais d’une foire avec ma mère qui titubait, et je la tirais par la main en pleurant, parce que j’avais peur qu’elle soit écrasée par les voitures de foin et les carrioles qui passaient.
On apprend à un certain âge que la vie passe quand même et que d’autres choses surviendront ; mais quand on est enfant, le malheur est sans consolation, parce qu’on n’a ni passé, ni avenir.
Ô petit village placé comme un bouquet rose et blanc au bord de la Garonne, délicieuse vallée de pâturages, de pommiers et de vignes, j’ai vécu là ma détestable enfance et j’aspire à ne jamais vous revoir.
Mère Loute vend de l’opium et favorise les amours de ses locataires. Elle a bon cœur, et une petite femme dans l’embarras trouve toujours chez elle un bon conseil, une chambre à crédit, même un peu d’argent.
Il lui suffit d’un coup d’œil pour reconnaître le visage d’un colonial auquel elle peut vendre sans crainte la boîte de drogue jaune et ronde de celui d’un policier qui voudrait la prendre en flagrant délit de commerce illicite. Elle fume un peu, elle boit un peu et contrairement aux autres chevelures des femmes ses cheveux jaunissent au lieu de blanchir.
Elle est bonne administratrice de sa maison meublée, mais elle dit quelquefois : « Il y a du vent dans les voiles ! » Et elle disparaît alors pendant deux ou trois jours. Elle revient bien décoiffée, bien fatiguée ; quelquefois avec des traces de coups, et alors elle dit à Aline et à Lucette qu’elle a apaisé la bête qui est en elle et qu’il n’y a de vrai sur la terre que de se donner du plaisir.
Mère Loute est joyeuse même quand elle se dispute avec sa bonne, même quand une locataire est partie sans la payer, même quand un marin de passage lui a vendu de l’opium de mauvaise qualité.
À cinquante ans, mère Loute a deux jeunes amants attitrés ; le soir, en petit comité, elle danse, pour égayer ses amis, des danses grotesques ; elle mange beaucoup ; elle tutoie les marchands de légumes du quartier, et, quand elle s’assied sur sa porte au soleil, elle rit toute seule des autres, d’elle-même, de cette merveille qu’est la vie.
La ville est traversée par un fleuve qui roule de l’or. Des êtres se pressent sur le rivage où sont les cafés et les magasins, et tous essayent de recueillir l’or errant, l’or subtil, l’or si difficilement saisissable.
L’or circule sans aucune loi apparente, et le possesseur n’en est reconnaissable à aucun signe. Telle femme élégante, dont les pieds portent des bottines étincelantes et dont les mains ont des bijoux, longe le fleuve sans pouvoir recueillir la moindre paillette, mais tel gros homme, avec des moustaches épaisses et un melon usé, est un puissant détenteur de cette matière, en vertu d’un négoce de chevaux ou d’une possession de terres.
Il y a des secrets pour faire sortir l’or du fleuve. Mais ces secrets ne se transmettent pas. Il faut les avoir en soi. Égoïsme, cupidité, absence du goût de donner, voilà les caractéristiques de celui qui sait attirer les richesses. Et il faut y ajouter le labeur acharné, la patience et cette rare vertu de ne jamais renoncer.
Mais quelques-uns viennent avec le front ceint d’une couronne de chance. Et le flot jette de lui-même ses trésors à leurs pieds. Et d’autres sont enveloppés d’une buée mélancolique, et toute heureuse fortune s’écarte d’eux.
Le fleuve roule impitoyablement ses vagues et le rivage est plein de cris, d’appels et de rumeurs. Une petite femme est là, dans le grand tumulte des chercheurs d’or, elle ne connaît pas la loi secrète qui enrichit, elle se penche toujours où il ne faut pas, et ses mains ouvertes ne laissent couler que du sable.
Dans le miroir de la salle de bains, je me vois tout entière. Un rayon de soleil à travers les carreaux fait briller les gouttes sur mon corps, et l’on dirait que je suis couverte de perles.
J’ai dénoué mes cheveux sur mes épaules. J’en admire la souplesse et la longueur ; je caresse mes seins, qui sont droits et durs ; je palpe le grain de ma peau, et je trouve harmonieuse la ligne que dessine ma jambe.
Ô mon corps, avec lequel tant d’hommes ont pris leur plaisir, il me semble que tu es pur comme celui d’une vierge, et lorsque je te regarde ainsi sous un vêtement d’eau qui s’évapore et puis que je ferme les yeux, ma mémoire perd le souvenir de toutes les étreintes, oublie les formes, les odeurs et les cris, et je retrouve une âme innocente !
Si la porte s’ouvrait à cette seconde et si des bras faisaient plier ma taille en la renversant, j’aurais la terreur et la volupté du premier baiser et du premier abandon de soi.
Mais nul ne viendra. Je mettrai ma chemise de linon, mes bas de soie, ma robe courte. Après avoir savouré ma fugitive virginité, je reprendrai le costume et l’aspect d’une petite femme qui s’en va par les rues et se donne aux hommes pour un louis.
Il y a comme une grande échelle qui part de la terre et monte jusqu’au ciel, et sur les degrés sont les femmes, différenciées par les emblèmes et les apparences de leur richesse.
Tout en haut, il y a celles qu’on ne voit jamais et qui n’existent peut être pas, celles qui ont plusieurs automobiles, des colliers de perles, un hôtel où elles donnent de merveilleuses soirées.
Un peu plus bas, il y a des femmes qui ne vont ni dans les bars, ni dans les cafés, ni dans les fumeries, des femmes sérieuses qui ont des amis sérieux et qui habitent des appartements confortables dans des maisons bourgeoises. Elles changent d’amants de temps en temps, mais elles le font sans peine et sans recherche, par le jeu naturel des choses.
Il y a ensuite une grande foule de femmes dont les liaisons, par le mystère de leur destinée, sont marquées du sceau de la brièveté ; elles ne touchent que de petites sommes d’argent ; les chasseurs et les barmen donnent leurs adresses aux clients qui les demandent ; elles sont toujours libres pour dîner ou passer la nuit.
C’est un peuple malheureux, élégant, parfumé, agité, et une grande distance les sépare des femmes qui sont sur les derniers degrés de l’échelle. Celles-là sont les créatures de l’enfer, les démons grotesquement maquillés, vêtus d’oripeaux voyants, qui habitent les bouges du port vieux, filles à matelots et à soldats, perpétuellement menacées du coup de couteau de l’ivrogne, de la police ou de l’hôpital.
Une puissante hiérarchie éloigne ces êtres les uns des autres, les fait se haïr et se craindre, car celles d’en bas jalousent celles d’en haut, et celles d’en haut ne veulent pas penser même à leurs sœurs inférieures, pour que jamais ne leur vienne l’idée trop triste qu’elles pourraient un jour descendre jusqu’à elles.
Un homme au teint jaune, avec une casquette, suit Aline quand elle s’en va par les rues. Il marche les mains dans ses poches, en se dandinant un peu, et quelquefois il s’approche et lui offre de lui payer un bock.
Elle refuse et elle marche plus vite. Alors il ricane avec mépris et il lui jette un regard de haine.
Un soir, dans une rue obscure, il l’a rattrapée, il lui a pris le bras et il lui a parlé tout près de sa figure, lui disant qu’il voulait l’avoir et qu’il faudrait bien qu’elle y passe.
Aline vit ses paupières rouges et plissées, son teint malade, elle respira son haleine infecte. Et c’était comme si l’égout lui avait envoyé pour l’appeler une créature affreuse, une sorte de bête gâtée qui l’avait happée au passage.
Elle se dégagea et s’enfuit. Depuis, il n’a plus osé lui reparler. Mais quelquefois elle aperçoit derrière elle l’homme au visage malsain, avec des yeux rougis dans des boursouflures, qui de loin la guette.
On monte un interminable boulevard, on prend à droite une rue où il n’y a que des murs devant lesquels sont alignées des barriques vides, et l’on trouve une petite maison pauvre, dont l’unique fenêtre du rez-de-chaussée a des volets avec une ouverture découpée en forme de croix.
Aline vient quelquefois jusque-là à la tombée de la nuit. Elle va rendre visite au père Donic, un ouvrier qui travaille dans les chantiers et qui rentre chaque soir, à la même heure, dans sa chambre, où il vit seul.
Il est du village de Valentine et il a connu Aline quand elle était petite.
Il ne s’étonne ni de la fraîcheur de son visage, ni de l’élégance de son costume, ni de l’imprévu qui fait apparaître cette forme charmante dans ce triste domaine de murailles grises et de tonneaux alignés. Il ne met pas deux verres sur la table, car il est sobre. Il parle très peu, il allume sa pipe et il se tient immobile, assis devant Aline.
Ils n’échangent que des propos d’une extrême banalité et quelquefois même ils ne disent rien. Quelque chose pourtant les rassemble. Jamais le vieil ouvrier n’a dit à Aline de demeurer pour dîner. Il en a eu peut-être envie. Il n’a pas osé ou il a eu honte de sa manière primitive de manger.
Quand Aline s’en va et qu’elle se retourne, elle voit dans la grande tristesse du faubourg la lumière du père Donic qui fait sur ses volets deux croix rougeâtres, et elle sait que ces croix sont le signe d’un peu d’amitié qui repose dans ce coin déshérité de la ville.
Dans la maison de Mme Rosalie il ne venait autrefois que des habitués, des gens sérieux et discrets. Mais la guerre a tout bouleversé, et maintenant Mme Rosalie accueille des étrangers, des officiers anglais ou serbes, des hommes qu’on ne reverra plus jamais et qui s’arrêtent pour une heure de plaisir, avant de s’embarquer pour Salonique ou pour ailleurs.
Mme Rosalie se flatte de pouvoir faire venir chez elle, selon l’époque et selon le prix, toutes les femmes de Marseille, même celles qui sont mariées et ont une réputation mondaine inattaquable. En réalité, elle ne dispose que de quelques petites femmes comme Aline et son amie Lucette qu’elle fait passer pour des filles d’officiers de marine morts à la guerre.
Mme Rosalie a trois chambres avec trois cabinets qu’elle a meublés avec une extrême magnificence, et dans ces chambres les filles d’officiers de marine viennent rencontrer pour une heure des hommes qu’elles ne connaissent pas. Dans la première chambre il y a tant de glaces qu’on ne peut faire un mouvement sans s’apercevoir sous tous ses aspects. Et cela a l’avantage, quand on s’étend sur le lit, de croire qu’on n’est plus soi-même, car on ne reconnaît pas sa propre forme. Ce qui frappe dans la seconde chambre, c’est la figure austère des vieux parents de Mme Rosalie, dont les portraits sont de chaque côté de la porte du cabinet de toilette, comme pour attester que ce lieu est le séjour d’un monde bourgeois et respectable.
Mais Aline préfère la troisième chambre parce que c’est celle où l’électricité, à cause d’un abat-jour d’étoffe, ne jette qu’une lumière affaiblie. Et elle sait que les gestes d’amour qu’on n’a pas envie d’accomplir sont un peu moins tristes quand il y a plus d’ombre.
Et puis on ne sait quelle main a gravé sur la glace un cœur percé d’une flèche. Et malgré tout, cet emblème ridicule, quand elle le regarde et quand elle en touche du doigt le dessin, évoque une seconde pour elle une vraie étreinte et un vrai baiser.
Ô Lucette, comment une créature aussi insignifiante que toi peut-elle pleurer tant de larmes ? Sur l’étroit et obscur palier où ma porte s’ouvre à côté de la tienne, je t’entends dans le silence de ce minuit d’hôtel meublé que troublent des craquements de marches, des soupirs étouffés, un bruit de bottines que l’on dépose dans un corridor.
Je me représente ta solitude et j’en souffre, parce qu’elle me fait penser à la mienne. J’hésite. Dois-je frapper et dire mon nom ? Je sais que tu es étendue sur ton lit dans ta pose accoutumée, ton visage médiocre perdu dans l’oreiller et ton corps impeccable offert sans pudeur à une invisible amie.
Avec quelle ardeur tu m’étreindrais tout de suite, ô petite amie si hâtive de goûter la volupté que tu ne songes même pas à la préparer par des paroles tendres ! Comment peux-tu cacher tant de fureur sensuelle sous des yeux si dépourvus d’éclat, sous une attitude toujours si modeste ?
Je voudrais te consoler de ton chagrin et aussi éviter celui que je vais éprouver dès que j’allumerai l’électricité et sentirai le poids de la nuit autour de ma chambre vide. Mais pourquoi es-tu si pressée et si violente ? J’aimerais m’asseoir près de toi, te tenir la main, te parler comme une bonne camarade et puis te quitter. Mais non, ce sera impossible. Alors vais-je écouter le bruit de tes larmes sans avoir pitié ?
L’électricité s’éteint brusquement. Je suis bien plus seule dans les ténèbres. Je songe à ton sourire de joie quand tu me verras et pendant que ma main gauche frappe trois petits coups sur ta porte, ma droite résignée commence à dégrafer mon corsage.
Vers cinq heures, dans le petit bar non loin du port, s’allument les pierreries des cocktails. Ces flammes passagères et multicolores naissent, courent et disparaissent, donnant une brève chaleur à des êtres assis sur des tabourets.
Il y a des officiers anglais qui viennent chercher des femmes pour le soir et qui éclatent d’un bon rire à la moindre parole sur n’importe quel sujet. Il y a un homme très correct qui lie volontiers conversation et qui est un policier venu pour pincer le barman en flagrant délit de vente de coco et d’opium. Il y en a un autre, très beau, très correct aussi, qui fait valoir sa stature et la ligne de son profil, qui est pareil à un dieu avec des moustaches blondes et qui est intérieurement rongé par le souci de l’argent et le désir haineux de trouver une femme qui l’entretiendrait. Il y a un jeune homme pâle et riche qui entre en s’appuyant sur le bras d’une femme non moins pâle, qui a des cheveux courts et porte une badine légère. La femme s’en va parfois en emmenant Lulu, la danseuse de tango, et alors le jeune homme pâle entraîne un petit comédien qui est là de toute éternité et auquel personne n’a jamais vu jouer la comédie.
Il y a des femmes nombreuses et variées. Il y en a une qui est gaie par nature, mais qui devient triste et qui pleure au premier cocktail ; mais il y en a surtout de tristes qui deviennent gaies quand elles ont bu. Le bar est la maison où l’on vient acheter l’oubli crépusculaire, le courage pour dîner avec des gens ennuyeux et pour affronter les choses incertaines et charnelles que la nuit réserve.
Il y a Lucette qui est la plus insignifiante, Totote qui est la plus maquillée, Rosette qui est la plus laide, il y a Jeanne l’avare, Lydie qui va avec tout le monde, Julienne qui est sage, Marcelle qui écoute perpétuellement la toux rauque qui sort de sa poitrine, et Aline qui sent, à travers la fumée des cigarettes et le bruit des conversations, s’élever chaque jour en elle le don cruel de la clairvoyance.
Est-il rien de plus triste que de s’éveiller la nuit et de voir dans sa chambre la lumière d’un réverbère qui filtre par les volets entr’ouverts ?
Comme tout ce qui doit arriver le lendemain paraît alors ennuyeux ! Quel manque de goût on a à vivre ! On a bien un roman sur sa table de nuit. Mais il faudrait beaucoup de courage pour allumer la lampe et retrouver la page où l’on en est resté.
Un aspect commun, des manières communes, voilà ce que reproche Aline à tous les gens qu’elle connaît. Et elle les voit défiler dans cette clarté tremblotante du réverbère, avec leurs grosses mains où il y a des bagues de mauvais goût, leurs yeux à fleur de tête, leur cou trop épais.
On s’habitue à la chambre d’un hôtel, à la nourriture d’un restaurant, à un vêtement trop étroit ou trop large, pourquoi ne s’habitue-t-on pas à la vulgarité des êtres, et quel est ce don douloureux de la sentir davantage chaque jour ? Pourquoi certaines paroles stupides ou grossières restent-elles plantées dans l’âme comme de petites flèches empoisonnées, et pourquoi sa mémoire, avec une sorte de malignité, ravive-t-elle la blessure par le souvenir ?
Où sont les gens charmants et délicats qu’elle se représente et sera-t-elle jamais admise dans cette élite imaginaire ?
Et quand elle se rendort, à l’heure où la lumière du réverbère commence à blanchir, elle emporte dans son sommeil la sensation d’un baiser qui ne serait ni brusque, ni brutal, et qui se confondrait sur ses lèvres avec le vol des phrases tendres.
C’est une belle soirée pour Aline quand Miély, l’ancien administrateur colonial, l’invite dans sa fumerie. Le domestique qu’il a ramené d’Indo-Chine vient la prévenir le matin, et elle ne manque jamais à ce rendez-vous, car elle retrouve des conversations qu’elle aime et cette douceur physique et morale que donne l’opium,
Miély parle peu, mais il se plaît, certains soirs, à entendre parler les autres. Il ne sort jamais de son appartement, et sa vie ne commence guère qu’à la tombée de la nuit. Il dit, du reste, que la lumière du soleil exerce une action pernicieuse sur l’esprit et que le sage doit éviter, avant toute chose, les rayons de cet astre trop clair.
Il a de grands yeux bleus, un visage glabre et un peu flétri, il est doux et indulgent. Vêtu d’une longue robe chinoise, il vit sur ses matelas cambodgiens, avec ses livres et ses pipes, à la clarté de la petite lampe de la fumerie.
Il a perdu une jambe à la guerre, mais on pourrait le visiter très longtemps et l’ignorer toujours, car on ne l’aperçoit que couché, sous les soieries où sont brodés les dragons, faisant éternellement des pipes, du même geste, avec l’aiguille d’argent.
Il ignore le désir des femmes. Il est d’une courtoisie extrême avec elles quand il les reçoit, mais jamais, même très tard, à l’heure où l’opium a créé la grande sympathie, il ne les effleure d’un geste. On dit qu’il y a eu jadis dans sa vie un drame pour une congaï qu’il a beaucoup aimée, mais personne n’en est bien sûr.
« L’amour de l’homme pour la femme, dit-il, est, comme le soleil, un élément néfaste du monde. Nous devons tendre également, pour être supérieurs, vers la nuit et vers la chasteté. »
Mais quelquefois dans ses yeux clairs, durant une seconde, passe une lumière chaude et vivante qu’éteint aussitôt la fumée bleue et noire qu’il souffle longuement comme un souvenir.
« Ma petite fille, disait le peintre de Malmousque à Aline, ne t’en va pas dans la fumerie de l’ancien administrateur colonial Miély. Quand on est faite comme toi, il ne faut pas ternir sa peau lumineuse dans cette atmosphère opaque, près de ces visages couleur de goudron. Une suie d’opium se mettra dans tes cheveux, pénétrera les pores de ta peau, te donnera une odeur de terre chinoise.
« Regarde-moi, là-bas, dans le jardin, ce chêne-liège auquel on a enlevé son écorce. Il est tout blanc comme une jeune fille sans vêtement qui aurait un corps trapu, une tête énorme et bosselée. Si tu ne le regardes qu’un instant, tu ne vois qu’une caricature humaine que la nature a dessinée avec un arbre. Mais si tu l’examines avec plus de soin, plus longtemps, comme on doit faire de toutes les choses quand on veut en voir la vie, tu t’apercevras que ce chêne-liège est comique et épouvantable, pitoyable et bon, que par le prestige de la lumière qui le baigne il évoque en toi mille pensées, et tu l’aimeras.
« Le soleil fait aimer le monde, parce qu’il nous en fait voir tous les aspects. Malheur aux êtres nocturnes qui le renient et cherchent près d’une lampe des rêves factices. Le champ de leur pensée se limite à la petite chambre où ils fument et ils deviennent les prisonniers de leur obsession. »
Le peintre Fortune s’arrêta. Il posa son pinceau, ses sourcils faunesques se relevèrent et il se mit à rire d’admiration.
« Je suis en ce moment le témoin d’un miracle. Le soleil a tourné et baigne tes seins et tes épaules. Tu ne peux imaginer quelle magie de rose et de jaune cela fait. C’est un tel éblouissement, l’éclatement d’un prisme si inattendu, une beauté si grande que je n’ai même plus le désir de la reproduire tant elle est invraisemblable. »
Il fit deux ou trois pas, vint toucher le miracle, le caressa un instant en riant et lui dit encore :
« Pas de fumerie, n’est-ce pas ? C’est promis. Rêve, amour, il faut tout faire au soleil. »
Soit qu’il n’ait invité qu’elle, soit que les autres invités ne soient pas venus, Aline était seule ce soir-là avec l’ancien administrateur colonial.
Ils se taisaient et, grâce à la magie de la fumée bleue et noire, le silence autour d’eux n’était pas pesant. Et Aline savait que les hommes sont semblables, même quand ils passent, comme Miély, pour avoir atteint la sagesse ; elle savait que leurs actions sont les mêmes quand ils sont seuls avec une femme comme elle et qu’il n’y a que les préparations qui diffèrent. Elle avait fumé, son kimono était entr’ouvert, et la résignation sur ce qui pouvait advenir se mêlait à la douceur de l’ivresse légère.
Mais les heures passèrent sans qu’elles puissent être calculées, car c’est un effet de l’opium de supprimer la notion du temps, et aucune caresse ne troubla la quiétude physique d’Aline.
Et, très tard, l’ancien administrateur colonial se leva et alla prendre dans un meuble chinois un petit pendentif de jade ciselé suspendu à une chaînette, qu’il mit au cou de sa compagne.
« Mon ami Yong-Lou, dit-il, qui était un mandarin parent de l’empereur et un grand lettré, me donna ce petit talisman de jade. Il me disait souvent : « Le don unique et divin est la volonté constante d’acquérir plus d’intelligence. » Garde autour du cou cet objet insignifiant, mais auquel ce sage attachait un grand prix, en souvenir de cette parole. »
II
Le passage du bonheur
Le visage de l’homme à mâchoire carrée se gravait profondément dans l’esprit d’Aline comme se gravent certains visages qu’on voit en chemin de fer, dont on est obligé inexorablement de contempler pendant des heures la stupidité et la bassesse, et qui ressortent ensuite du fond de la mémoire pour vous obséder.
Aline regardait les cheveux ras, la fixité des yeux, le col trop large, la cravate de mauvais goût ; et une grande répugnance lui venait de cet être inférieur et mauvais dont elle sentait le désir sur elle.
Il y avait dans le regard de l’homme le choix du restaurant où il pourrait amener Aline dîner, l’estimation de la somme que lui coûterait la soirée, de la timidité et de la vilenie.
L’atmosphère du bar était épaisse et l’odeur du tabac imprégnait toutes choses. On entendait le rire de Lulu, une discussion autour d’une partie de cartes, le bruit des verres et des bouteilles.
L’air opaque donnait à Aline une lourdeur à la tête, qui devenait une lassitude, un découragement, où le dégoût de sa vie se mêlait au désir de s’y abandonner entièrement. Une seconde encore et elle allait répondre par un regard engageant à l’invitation muette de l’homme affreux.
Alors, la porte en s’ouvrant laissa pénétrer un courant d’air qui la fit frissonner, et le bonheur, sans prévenir, entra dans le bar et vint s’asseoir à côté d’elle.
Le bonheur est un être qui parle et qui vous dit des choses que vous savez, puisque vous les avez en vous-même et que vous répondez : « Oui, je suis comme cela, moi aussi… » Et pourtant des choses que vous ignorez, puisque vous avez le sentiment qu’elles vous sont subitement révélées.
Le bonheur est un être au visage inattendu dont le regard est familier. Il dit des choses nouvelles qu’on s’émerveille d’entendre avec d’autant plus de plaisir qu’elles sont belles d’une beauté à laquelle on participe. Il vous montre que vous êtes plus intelligent, plus sensible et plus charmant que vous n’avez cru. Il vous élève à vos propres yeux, il promène sur vous une sorte de lumière qui agrandit vos qualités et magnifie vos défauts. On pourrait l’appeler l’illuminateur.
Et s’il vous presse un peu la main, s’il vous dit en vous quittant qu’il est heureux de vous connaître et qu’il compte bien vous revoir, la banalité de ces paroles se pare d’une sorte de magie, et vous sentez à votre solitude redoublée qu’un élément a disparu, noble et subtil, un élément qu’évoquent certains livres, des musiques, des paysages, quelque chose de si rare, de si insaisissable, dans la vie si pauvre !
« Voyez-vous, mademoiselle, ce dont nous souffrons, c’est de ne pas avoir la faculté de choisir. Quand on pense à l’amour pour la première fois, vers la quinzième année, on sent bien qu’il y a une foule d’êtres sur la terre que l’on pourrait aimer et avec qui l’on pourrait être heureux.
« Je me rappelle qu’autrefois, dans la petite ville de Villefranche, il y avait pour moi, presque à chaque maison, une possibilité de maîtresse charmante. Quand je passais dans la grande rue, le sourire de la fille du médecin, l’œillade de la pâtissière constituaient des promesses certaines, un flot d’espérances. Je vivais dans un rustique endroit, plein de femmes médiocres, comme sur un riche trésor d’amour.
« Mais à mesure qu’on avance dans la vie on devient plus difficile. La faculté d’admirer s’use avec l’admiration. Il faut se donner beaucoup de peine pour trouver les êtres susceptibles d’être désirés et, quand on les aperçoit de loin, il arrive très souvent qu’on ne peut les atteindre. Il faut que le hasard veuille bien vous mettre en présence d’un de ces personnages charmants qui deviennent de plus en plus rares à mesure que les années passent.
« Qui sait ? Il arrivera peut-être un moment où il n’y aura plus pour moi sur toute la surface de la terre que deux ou trois femmes qu’il me sera possible d’aimer. Et si l’une est en Australie, la seconde en Chine, et si la troisième a un amant qu’elle adore, qu’adviendra-t-il alors de moi ? »
La main d’Aline était près de la sienne, et Jean Noël la prit affectueusement.
« Tout va bien jusqu’au moment où le jour baisse. On a des occupations. On déjeune. Il y a les cigarettes. Il y a les livres. Mais quand la nuit va venir et que l’on sort par les rues, avec le claquement des devantures qui se ferment, l’envol des petites ouvrières hors des ateliers, il y a une débâcle de résolutions.
« Dîner seul est impossible, dîner avec des amis paraît odieux, dîner avec des gens graves ou des parents semble monstrueux. On a besoin à tout prix d’une sympathie féminine. Mais à sept heures du soir toutes les sympathies sont organisées, et le solitaire ne peut avoir d’espérance que dans l’imprévu.
« Croyez-vous à l’imprévu, mademoiselle ? C’est une puissance bien capricieuse et qui se manifeste bien rarement. Tout à l’heure j’ai fait signe à un cocher et je lui ai donné l’adresse d’un de mes amis. A-t-il mal entendu ou était-il, sous sa houppelande et sous son cache-nez, le conducteur modeste d’une belle heure qui allait venir ? Il m’a déposé devant la porte de ce bar. J’ai renoncé à ma visite et je suis entré ici, voyant là une petite indication de la destinée. Je vous ai vue et j’ai eu la sensation que vous m’attendiez et que j’étais en retard à un rendez-vous qui m’avait été fixé par ces paroles subtiles que n’articule aucune voix et que pourtant l’instinct perçoit. »
La main d’Aline eut un mouvement comme pour se retirer, mais Jean Noël la retint et la pressa légèrement dans la sienne.
« C’est une chose merveilleuse que d’avoir une petite main comme celle-ci. On n’a qu’à enlever son gant et à la poser négligemment sur la table pour faire savoir autour de soi qu’on a une nature nerveuse et tendre et qu’on appartient à une race affinée.
« Les chiromanciens voient dans la forme des doigts et les lignes de la main les influences qu’exercent sur nous les planètes au moment où nous naissons. Assurément, je pourrais vous dire votre caractère dans ses moindres détails, vous faire mille prédictions si j’examinais avec soin cette petite main. Il m’a suffi d’en sentir la chaleur pour savoir qu’elle contenait l’inquiétude et la volupté.
« Non, je sais ce que vous allez me dire et ce que vous ne me direz pas. La main est un curieux résumé de tout l’être. On ne prend rien avec la main. On ne fait que donner. Ce qu’il y a de meilleur en nous, nous le transmettons par la main. Tant que la vôtre sera dans la mienne, il me viendra un courant de sympathie, une onde inconnue dont je serai baigné. Et lorsque vous la retirerez, je serai tout à coup seul et abandonné.
« Déjà, dites-vous, en si peu de temps ! Et vous riez. Le temps n’existe pas. L’on se connaît en une seconde ou l’on ne se connaît jamais. Et voilà qu’il me semble ce soir que je suis auprès d’une camarade d’enfance avec qui j’ai beaucoup joué à cache-cache et que j’ai déjà embrassée très souvent. »
Et Jean Noël porta la main d’Aline à ses lèvres.
« J’ai entendu raconter quelquefois qu’un marchand de petits ballons pour les enfants avait été enlevé dans les airs, un jour de grand vent, et qu’il avait fallu appeler un admirable tireur pour crever un à un les ballons et lui permettre de redescendre sans danger.
« Moi aussi je vendais de petits ballons et j’ai été emporté par eux à travers l’espace. J’ai vogué dans les nuages, j’ai eu le vertige, j’ai traversé la pluie et j’ai été transpercé par le soleil. Maintenant je voudrais bien redescendre sans m’écraser sur le sol et je cherche du regard le tireur qui voudra bien crever une à une et très prudemment mes illusions colorées.
« Je vous en prie, lancez avec habileté les quelques cailloux que vous tenez emprisonnés au creux de votre main délicate et ramenez-moi sur la terre avec tous mes fils auxquels ne tiendront plus que les peaux mortes de mes ballons éclatés. »
Aline retira doucement sa main, non pour lancer une pierre, mais pour mettre ses gants.
Il y avait des gouttes de pluie d’orage dans la rue qui faisaient : flac ! derrière elle, et Aline courait. Elle ne savait pas si elle se sauvait ou si elle allait précipitamment vers un but délicieux où elle était attendue avec impatience. Elle allait tout simplement chez elle. Personne ne l’attendait. Elle n’était pas pressée du tout. Elle courait pourtant. Il arrive à beaucoup de gens de se mettre à courir sans raison sous le coup d’une émotion assez vive, soit parce qu’ils croient hâter la marche du temps, soit pour mettre leur corps à l’unisson de leur âme qui, elle, va si vite !
— Où vas-tu, Aline ? dit une petite femme nommée Georgette qui regardait, malgré la pluie, la vitrine d’un parfumeur.
L’air était très lourd et tout moite. Les nuages du soir étaient bas. L’orage chargeait l’air mais n’éclatait pas. Il faisait très chaud.
Aline se rappela qu’elle avait du rouge à acheter et aussi des allumettes, mais elle ne s’arrêta ni chez le parfumeur, ni au bureau de tabac.
— Où vas-tu, Aline ? dit mère Loute, qui tournait le coin de l’avenue.
Évidemment, elle rentrait chez elle. Mais qui aurait pu dire en réalité où elle allait ?
III
La venue du premier baiser
— Je le connais, répondit le peintre Fortune, il s’appelle Jean Noël et c’est un poète. Ce titre devrait être pour toi une sorte de recommandation, l’assurance qu’il s’agit d’un personnage bourgeois, de mœurs tranquilles, d’un caractère timoré et fidèle. Car dans le temps où nous vivons, la caractéristique des poètes est qu’ils sont bons époux et qu’ils se couchent tôt.
Celui-là est différent. Et je ne saurais dire si je l’aime davantage parce que son idéal diffère d’un si médiocre idéal. Je ne peux le comparer à un autre homme, et quand je suis avec lui, j’ignore s’il me charme ou si ses paroles toujours inattendues me sont désagréables.
Mais pour ce qui te concerne, je suis sûr d’une chose, c’est que tu dois t’écarter de lui. Pourquoi ? Parce que c’est un homme qui aime les femmes et qui a sur elles des idées qui lui sont personnelles. Pour qu’une femme soit heureuse avec un homme, il faut que celui-ci ait d’elle un désir constant, un vague mépris et le sentiment visible de sa supériorité. J’ai peur que cet ami nouveau ne te méprise pas assez et te considère comme une égale, et j’ai peur de ce qui en résultera dans ton cœur.
Du reste, les paroles que je prononce sont vaines. On ne demande des renseignements sur quelqu’un qu’on va aimer que pour en prendre la contre-partie, et plus les renseignements sont fâcheux, plus le désir redouble. Tu ne tiendras aucun compte de mes conseils et je te les donne avec le même sentiment que j’éprouve lorsque je fais cadeau d’un tableau à quelqu’un qui ne le fera pas encadrer et le reléguera dans un coin.
Le premier signe de l’amour est qu’on pense, si l’on sort dans la rue, à rencontrer par hasard celui qu’on aime. Deux personnes peuvent passer une vie entière dans la même ville sans jamais être mises en présence. Mais un amour naissant fait volontiers reposer ses bases sur l’impossible.
En ouvrant la porte de la pâtisserie à l’heure du thé, Aline scruta avidement tous les groupes. Elle ne venait ni pour les gâteaux, ni pour le thé, ni pour la petite ivresse de cinq heures. Elle voulait continuer la conversation de la veille avec cet homme qui lui avait plu.
Il n’était pas là. Elle s’assit et elle l’attendit. Les gâteaux étaient bons, le thé était trop sucré, sa patience était infinie. Et quand plus tard la pâtisserie se vida et qu’elle fut certaine que personne ne viendrait plus, elle éprouva une déception mêlée d’un peu de colère pour avoir été toute seule à ce rendez-vous que personne ne lui avait donné mais où l’avait conduite son goût du bonheur, son envie de voir un beau hasard se réaliser.
Pour une femme, comme Aline, qui se donne à tout le monde avec la plus grande facilité, il y a un homme pourtant, auquel elle voudrait se refuser, et c’est l’homme qu’elle va aimer.
Il est difficile de se refuser quand on n’en a pas l’habitude. Mais Aline sentait bien que le désir naissant est une flamme que ne régit pas la loi des ordinaires flammes et qu’elle périt au lieu de brûler, si on l’alimente.
Aussi, quand en sortant du bar vers sept heures, elle rencontra Jean Noël et qu’il lui demanda : « Qu’est-ce que vous faites ce soir ? », elle répondit qu’elle avait rendez-vous avec des amis, qu’elle en avait du regret, mais qu’elle ne pouvait se dégager.
Elle voyait au loin la soirée qu’elle avait à passer toute seule, comme une plaine désolée au bout de laquelle il y avait un escalier de maison meublée et un lit triste. Mais un instinct profond la conseillait, et elle entra dans la plaine, en souriant, sans se retourner.
Dans la fumerie du poète Jean Noël, sur le plateau aux incrustations d’argent, il y a, à droite et à gauche de la lampe, deux petites statuettes.
Et l’une est une statuette d’Aphrodite toute blanche. Son bras droit est relevé à la hauteur de son épaule, la main tient un pan de son voile qu’elle va laisser tomber pour apparaître nue. Elle a une rose dans sa main gauche et à ses pieds est une grenade fendue, fruit qui lui était consacré, parce qu’il a autant de grains dans son écorce qu’il peut y avoir d’amours dans son cœur.
L’autre est une statuette du Bouddha. Il est assis les jambes croisées ; il a un grand visage carré et l’on ne sait pas s’il pleure ou s’il rit, parce qu’il exprime la sagesse et que, vues avec les yeux du sage, la joie et la douleur du monde se confondent.
La statuette d’Aphrodite est en marbre, celle du Bouddha est en jade. Les formes de l’une sont parfaites, tandis que si l’autre se dépouillait de son voile vert et noir, elle apparaîtrait comme une risible caricature.
Et toutes les deux, si différentes l’une de l’autre, de chaque côté de la lampe rougeâtre, comme de chaque côté du désir de l’homme, se considèrent sans haine, car elles savent, étant des dieux, quelle invisible pensée les unit.
Quand Aline vit les deux statuettes, Jean Noël lui demanda : « Quelle est celle que vous préférez ? » Et elle allait répondre tout de suite que c’était celle d’Aphrodite, et Jean Noël allait sourire, mais elle réfléchit et elle hésita.
Et il lui dit : « Qui pourrait choisir délibérément entre l’une et l’autre ? On s’élance d’abord vers la volupté comme vers ce qui a le plus de prix sur la terre, et puis l’on s’arrête à cause de la pensée.
« Voilà un peignoir qui s’harmonise avec la couleur de votre peau et voilà des babouches qui viennent de Tunis. Mettez-les et venez prendre place là. »
Il avait indiqué à Aline des coussins aux broderies jaunes qui étaient de l’autre côté du plateau aux incrustations d’argent.
Aline, comme toute femme qui vient pour la première fois chez un homme, pensait à la façon dont finirait la soirée et elle cherchait dans la disposition des lieux et dans les phrases de son hôte de menues indications sur cette fin. Quand elle fut installée dans le peignoir si léger parmi les coussins si moelleux, séparée seulement de Jean Noël par le plateau si étroit, elle pensa qu’il n’avait plus qu’à poser la pipe d’ivoire qu’il tenait et à étendre la main pour la prendre.
Alors il lui vint une grande timidité et une grande peur. Elle tira les pans du peignoir Jusqu’à Ses chevilles. Elle eut le sentiment de n’être ni assez jolie ni assez bien faite. Elle eut honte des propos qu’elle allait dire, de la forme qu’elle allait découvrir.
Jean Noël, ayant lancé au plafond des bouffées de fumée, déposa la pipe d’ivoire et Aline ferma les yeux.
Mais on sonna à la porte.
— Je n’ai invité que deux ou trois amis, dit-il.
Qu’il y en ait deux ou qu’il y en ait un grand nombre, c’était bien la même chose pour Aline. Et il lui sembla qu’elle avait échappé à un grand et délicieux danger, et elle ne savait pas si elle en était déçue ou heureuse.
Les amis sont charmants parce qu’ils sourient comme s’ils étaient complices d’une invisible action et qu’ils disent : Mais non, mettez-vous du même côté, l’un près de l’autre.
Et la douce nuit coula lentement sur le petit groupe étendu, et de lentes paroles s’envolèrent, et une langueur pénétra les êtres, et Aline était tout près de Jean Noël, si près qu’elle avait sur son épaule le poids léger de sa tête.
Mais par un délicat miracle, malgré qu’elle et lui sentissent bien quelles affinités les réunissaient, il n’y eut durant toute la nuit d’autre tendre rapprochement que celui de cette tête qui pesait légèrement sur cette épaule.
Et quand, rhabillée, au matin, Aline dit au revoir à Jean Noël sur le seuil de l’appartement, elle sentit bien tout ce qu’elle laissait d’elle et que cette nuit de chasteté l’avait prise mieux que toutes les caresses.
Il n’y a que cinq minutes qui soient vraiment exquises dans toutes les amours de la terre. De même qu’un peu avant que le soleil ne se lève, les jours de printemps, l’air a, durant quelques instants, une couleur, une fluidité attendrissantes par l’extrême beauté, qui ne doit plus se retrouver de la journée, de même l’atmosphère de l’amour n’est vraiment pure que pendant les quelques minutes qui précèdent le premier baiser.
La voiture avait longtemps roulé dans la poussière et le soleil. Mais le premier baiser ne peut naître parmi les éléments qui lui sont contraires. Aussi durant la première heure de la promenade il ne s’était pas manifesté, mais Aline et son compagnon sentaient pourtant autour d’eux sa subtile présence.
Ils avaient maintenant à leur droite des amoncellements de tonneaux parmi lesquels couraient en criant des bambins en haillons. Les bruits du port venaient jusqu’à eux, prolongés par l’air du soir, et ils furent bercés un instant par une mélopée italienne que chantaient des marins assis sur leur bateau.
Le souffle du premier baiser les enveloppa à un tournant de la route, mais il fut dissipé par le fracas d’un tramway électrique qui frôla la voiture et la dépassa. Était-il parti pour ne pas revenir ? Cela était possible, car c’est un souffle d’une essence si capricieuse !
La lumière du soir devenait plus obscure et il advint que la voiture passa le long d’un jardin, d’où par-dessus le mur émergeait un arbre. Il y eut durant une seconde un peu de fraîcheur et un peu plus d’obscurité. Et voilà que du feuillage de cet arbre où il s’était mystérieusement tapi, le premier baiser se laissa brusquement tomber et pénétra Aline et Jean Noël de cette douceur qu’ils ne devaient plus jamais retrouver.
IV
Les aveux inavoués
— Une cigarette ? dit Jean Noël.
— C’est une femme charmante, mais elle couche avec tous les hommes qu’elle connaît.
— Avec tous ?
— C’est une manière de parler. Je veux dire avec tous ceux qui sont possibles pour une telle chose.
— Savez-vous que c’est de la femme que j’aime que vous me parlez ainsi ? dit Jean Noël en souriant.
L’autre s’excusa et la conversation roula sur un autre sujet.
Je suis née dans le village de Valentine, là-bas, au pied des Pyrénées, d’une pauvre servante d’auberge et d’un père que je n’ai jamais connu. J’ai toujours pensé que ce devait être un chemineau, car lorsque ma mère avait bu elle se donnait volontiers aux hommes de la route.
Oui, ma mère buvait et l’on ne peut savoir quelle misère infinie cela représente pour une enfant. Je n’ai connu, dans les premières années de ma vie, que des choses basses et tristes, des corvées pénibles, des coups reçus, des rebuffades, et j’avais le sentiment d’être, dans l’échelle des êtres, inférieure à un animal.
Je n’en avais pas d’humiliation. L’humiliation ne vient que plus tard, quand on s’est attribué une valeur. Et c’est peut-être parce qu’ils n’ont jamais réfléchi sur eux-mêmes, qu’ils ne se sont jamais situés par rapport aux autres, que les malheureux peuvent supporter tant de malheur.
Je me suis tenue, pour la foire de la Saint-Jean, avec une branche de laurier à la main, sur la grande place de Saint-Gaudens. J’ignorais alors que le laurier était le symbole de la gloire. Il signifiait à ce moment-là pour moi que j’étais à louer comme servante de ferme pour trente sous par jour.
Était-ce à cause de mon air chétif ? je ne sais, mais personne ne me voulut. Et j’étais bien triste, le soir, toujours debout sur la place, avec ma branche de laurier que le soleil avait fanée.
Je me rappelle que tout l’argent que je possédais je l’avais dépensé pour acheter un chapeau et pour prendre mon billet de chemin de fer. La gare était ensoleillée et je regardais des jeunes filles qui avaient des parents, une maison, et qui rentraient le soir chez elles pour dîner.
Je portais toutes mes misérables affaires roulées dans une serviette, j’avais quelques sous pour toute fortune et je m’en allais seule. Dieu sait où.
Deux marchands de chevaux qui attendaient à côté de moi, sur le quai, me regardaient avec des yeux luisants de désir. Quand je respirai l’odeur de voyage et d’humanité du wagon de troisième classe, mon cœur défaillit et je faillis revenir en arrière. Mais la vendeuse de journaux me fit bonjour de la main et son visage s’éclaira de sympathie quand le train se mit en marche. Ce fut un grand réconfort pour moi et je pensai que le monde n’était pas absolument mauvais.
Les marchands de chevaux étaient montés dans mon wagon. Ils ne me perdaient pas des yeux. Ils étaient gros et ils soufflaient. Il me tardait d’être arrivée pour ne plus entendre ce halètement. J’ignorais alors que j’étais condamnée, pour toute ma vie, à avoir après moi, dans les trains, dans les rues, dans les hôtels, des hommes soufflant de désir, comme des chiens.
Les gens qui n’ont pas connu l’extrême misère ne savent rien de la vie. Ils ignorent la honte, ils ignorent la terreur, ils ignorent la malpropreté du corps, ils ne connaissent pas les plus grands maux. Ils ne peuvent avoir qu’une pitié de commande pour des malheurs dont l’étendue n’a pas pour eux de mesure.
Je me demande comment j’ai pu descendre dans les derniers bas-fonds humains et ne pas y rester enlisée. Quand je jette un regard sur les années que je viens de passer, je vois ma vie comme un long chemin qui part d’une petite ferme montagnarde, à côté d’un lavoir, sous les peupliers, et qui aboutit, après avoir traversé des carrefours où sont des hôtels meublés, à une maison publique.
Le grand tournant de ma vie fut au moment où un homme aux mains chargées de grosses bagues m’offrit 100 francs dans un café pour que j’entre dans une maison. Il me montrait le billet de 100 francs et il faisait apporter sans cesse des consommations en me vantant la vie heureuse que j’allais mener.
À côté de ce danger, ni la police, ni l’homme qui m’a poursuivie, un soir, un couteau à la main, ni ma fièvre typhoïde ne furent rien.
Je vous dis tout, même les choses basses et laides, parce que j’ai en moi un grand besoin de sincérité. Je voudrais que vous aperceviez mes pensées présentes et le déroulement de ma vie passée comme vos propres pensées et votre propre vie.
Je n’ai pas peur de déchoir à vos yeux. Il me semble que votre sympathie a lavé ma vingtième année de la souillure des mauvais souvenirs,
Parce qu’au lieu de m’offrir de l’argent et de m’amener chez vous, vous m’avez parlé avec courtoisie, parce qu’au lieu du geste pour m’acheter, vous avez fait un effort pour me plaire, il me semble que je suis devenue une autre femme. J’ai plus de valeur à mes propres yeux. Une porte s’est ouverte pour moi qui donne sur un beau domaine inconnu, domaine dont je soupçonnais l’existence, mais dont je ne savais pas la beauté. J’y cours maintenant avec ravissement et c’est vous qui me montrez le chemin.
J’ai eu un amant qui me fit faire les villes d’eaux. Ce fut l’année où j’eus beaucoup d’argent. Il m’en prenait, il est vrai, la plus grande partie. Je la lui donnais avec joie, car l’empire qu’il exerçait sur moi était une forme de l’amour.
Il me battait au premier prétexte. Il me donnait de grands coups dans le dos qui me faisaient très mal, et une amie m’a dit que si j’avais eu une bronchite l’année dernière, c’est à cause de ces coups que j’ai reçus.
Il n’était jamais tendre avec moi et il ne m’a jamais dit qu’il m’aimait. Mais il avait parfois des accablements, des tristesses un peu sauvages qui me rapprochaient de lui et qui me faisaient l’aimer pour le consoler. Je savais qu’il n’était pas mauvais, au fond, et qu’il ne me battait que parce qu’il était d’une nature violente et qu’il perdait conscience dans la colère.
Je l’ai quitté volontairement, non parce que je le méprisais de vivre de moi, mais parce que je sentais qu’il ne m’aimait pas.
Je ne voudrais pas le rencontrer. Je sais bien que nous ne vivrions plus ensemble, mais je pourrais être tentée de le suivre pour une fois.
Quand on a mené, pendant ses premières années, une vie misérable, on garde ensuite le souvenir de cette misère comme un fardeau qu’il faut porter, qui est très lourd et qui vous attire en bas.
Je marche dans la rue sans penser à rien, quelqu’un me heurte, je suis étourdie, je regarde et instinctivement j’ai envie de mettre mon bras devant mon visage pour parer un coup. En une seconde je suis redevenue une humble petite fille de la campagne à qui tout le monde donne des taloches.
J’ai quelquefois en moi des désirs d’élégance, de succès, et je me sens la volonté de les réaliser. Mais j’ai une chaîne qui me lie à la pauvreté et qui m’empêche de m’élancer en avant. Et si je cherche à m’expliquer pourquoi existe cette chaîne, je songe que c’est parce qu’au fond j’aime la pauvreté que l’on maudit sans cesse, qui opprime et fait souffrir, mais qui vous donne le goût de vivre.
J’ai connu un temps où personne ne m’aimait. On a comme cela, dans la vie, des périodes mauvaises. Aucun amant, aucune amie, et même des inimitiés dans son quartier, au café où l’on va, qui contribuent à vous donner le sentiment de l’hostilité générale.
Alors il m’arriva un grand bonheur. J’allai dans une maison meublée d’une petite rue de Nice, et la propriétaire me prit en affection. Elle disait qu’elle aurait voulu que je sois sa fille. Elle me raccommodait mon linge, me faisait du vin chaud le soir et me donnait de si bons conseils !
C’était une ancienne demi-mondaine retirée qui, avec ses économies, avait pris une maison meublée et une pension de famille pour petites femmes sans meubles et sans famille.
Jamais je n’avais senti dans ma vie une vraie tendresse désintéressée. Je l’ai aimée pour sa bonté et je l’aime encore. Je la considère comme tout ce que la vie m’a donné de famille, et quand je lui écris je mets en tête de ma lettre, non sans que les larmes m’en viennent aux yeux : Ma petite maman.
Mais Aline ne dit pas les choses qui se pressaient sur ses lèvres. Elle n’était pas assez certaine de la puissance merveilleuse de la vérité. Elle ne savait pas combien la sincérité est divine, même quand elle dévoile le mal et la laideur, à la condition qu’on ne la prodigue pas à des médiocres ou à des méchants.
Elle ne raconta pas sa vie. Même elle s’efforça d’en imaginer une autre pleine de banalité. Elle décrivit une enfance heureuse chez des parents riches, puis son enlèvement par un officier de marine qui était ensuite parti en Indo-Chine. Il l’avait beaucoup aimée, il lui envoyait chaque mois une pension, mais elle ne l’aimait plus du tout.
Et Jean Noël écouta distraitement ce récit, soit qu’il en ait entendu de semblables, soit que le passé des autres ne l’intéressât pas, soit simplement qu’il pensât à autre chose.
V
Prières dans la fumée bleuâtre
Je voudrais que mon bien-aimé reste là, très longtemps, à côté de moi, sans me toucher. Je voudrais pouvoir penser tout à mon aise au bonheur d’avoir quelqu’un qui est mon bien-aimé. Mais cette pensée est fuyante et, au moment où je vais la saisir et la savourer, elle se dérobe.
Peut-être n’ai-je pas connu de plus grand bonheur dans la vie, et c’est pourquoi je voudrais penser à ce bonheur afin de le fixer davantage en moi. Mais c’est une loi des bonheurs d’être rebelles à la connaissance qu’on peut avoir d’eux et de flotter autour de vous sans forme et sans mesure.
Et puis l’on n’est jamais bien certain que les bonheurs sont vraiment des bonheurs, qu’ils ne vont pas se transformer soudain et qu’on ne va pas se sentir très malheureux dans leur atmosphère. Ainsi, il y a des jours d’orage où l’on regarde le ciel et on le voit très clair et très pur avec une légère buée pourtant qui ne fait qu’ajouter à sa beauté. Quelques instants passent, on relève la tête et on s’aperçoit que le ciel, naguère si bleu, est épais et chargé de nuages.
Je voudrais que mon bien-aimé me prenne vite dans ses bras pour être bien sûre d’étreindre mon bonheur.
Quel rapport peut-il y avoir entre un Bouddha de jade qui vient de Chine et une petite femme comme moi ? Pourtant, dans la fumée bleuâtre, il me semble que le Bouddha me sourit.
Je voudrais qu’il se mette à me parler et qu’il m’instruise sur les choses mystérieuses qui sont de l’autre côté de la terre. Tous les hommes qui ont vécu là-bas et que j’ai connus ont rapporté des pensées différentes, une autre mentalité que les hommes de France. Assurément ils n’étaient pas moins grossiers avec les femmes, mais j’ai eu la sensation auprès d’eux que leur vulgarité était atténuée par le sentiment de la vanité des choses et par une sorte de résignation. Sans doute ils ont appris cela du dieu laid au sourire singulier que l’on adore en Asie.
Une grande sagesse émane de lui. Je sens sur moi l’indulgence du sourire de jade et la consolation que procure le sens de l’ordre immense des choses.
Je voudrais que le Bouddha me dise pourquoi je suis là et si je dois aimer autant celui que j’aime.
Je voudrais que mon bien-aimé n’oublie pas que j’ai échangé avec les fleurs qu’il m’offrait les trois roses que j’avais au corsage. Nous étions au restaurant et il a acheté pour moi un bouquet de violettes à une petite fille. Quand nous sommes rentrés, je lui ai donné mes trois roses en lui disant : « Celles-ci sont à toi. »
Il les a posées négligemment sur la cheminée sans y ajouter d’autre importance. Je pourrais me lever, mettre de l’eau dans un vase et les y placer. Mais je ne veux pas avoir l’air de m’attacher trop à ce petit don sentimental et je voudrais que ce fût lui qui y pensât.
Mais les roses sont là, je sens qu’elles se flétrissent dans la fumée et qu’au matin elles seront sèches et mortes.
Et je me rappelle alors qu’il disait l’autre jour, moitié souriant et moitié sérieux : « Je déteste les fleurs. Elles sont à la beauté du monde ce qu’est à la bonté le sou qu’on donne à un mendiant. De même que ce sou nous dispense de toute autre bonne action, de même les fleurs avec leurs fades nuances dispensent les âmes médiocres de tout autre amour des belles choses. »
Je voudrais que mon bien-aimé me dise qu’il m’aime. Il ne me l’a pas encore dit, mais ce n’est pas une raison pour qu’il ne le pense pas. Il y a tant de choses qui sont en nous et que nous tenons cachées, que nous pouvons bien ne pas vouloir révéler celle qui nous paraît la plus précieuse.
Il a dû le dire à beaucoup de femmes, à travers la même fumée bleuâtre, par des nuits semblables. Ses paroles doivent être usées sur ses lèvres à force d’avoir été prononcées. Qui sait ? peut-être qu’il suffirait de leur son pour lui évoquer d’autres visages et d’autres corps. Je ne voudrais pas que mon bien-aimé me dise qu’il m’aime.
Sa caresse ne ressemble à aucune autre. Elle m’emporte très loin, elle me berce et elle me rend heureuse. Je vois alors sur ses traits cette magie furieuse que donne le plaisir. Mais après, quand il me laisse et que je demeure auprès de lui, immobile et brisée, je sens qu’il me regarde à la dérobée et je ne surprends dans son regard ni fatigue ni tristesse, mais seulement de la curiosité, et alors je voudrais tant que mon bien-aimé me dise qu’il m’aime !
Vers six heures du matin, il a allumé une cigarette et il a pleuré.
Je lui ai demandé pourquoi et il m’a répondu :
— Le jour paraît.
— Il n’y a pas d’autre raison ? ai-je dit.
— Celle-là n’est-elle pas suffisante ?
Mais moi j’ai insisté, croyant que je lui avais fait de la peine.
Et il m’a dit :
— Il n’y a pas de plus triste folie que de fumer une cigarette quand le jour se lève. Alors la fumée est amère et le souvenir a perdu la beauté de son mirage. On est prisonnier entre la fatigue qui vous a saisi sans que vous vous en doutiez et le sommeil redoutable. On sent ses pensées qui vous échappent avec chaque volute bleue et symboliquement on dépose de petites cendres grises, comme celles de son âme morte, dans le minuscule tombeau du cendrier.
VI
La nuit de la bonne action
Une seule bonne action dans toute ma vie, dit Jean Noël, est-ce assez ? C’est ce que j’ai cru et je n’en ai accompli qu’une. Mais ce fut vraiment une bonne action, car elle ne fut utile à personne, ni à moi-même.
Quand il a plu et quand il a fait froid, à Paris, durant trois mois, une belle matinée de soleil et de chaleur est une chose délicieuse. On ne savait pas que le printemps était très avancé, et l’on s’en aperçoit tout à coup. C’est bête, se dit-on, il est venu sans que personne ne le sache !
Imaginez l’odeur des feuilles, un petit souffle de nature, la joie de la terre le long des fortifications. Je marchais dans une ivresse incomparable quand, devant une porte que je connaissais, je fus témoin d’un spectacle inattendu.
Une concierge que je connaissais et dont le visage affreux et plein de mauvais sentiments me faisait détourner la tête quand je l’apercevais le matin était devant sa porte, appuyée sur son balai. Et son visage, habituellement chargé d’acrimonies, m’apparaissait, différent et transformé. C’était bien le même, mais devenu humain et sensible, avec des lèvres qui tremblaient, et les lumières de deux larmes sous les paupières, et une magnificence de pitié sur ses traits jaunis.
Et je m’arrêtai, cherchant avec stupeur quelle pouvait être la cause d’une transformation si étonnante.
Sur le boulevard ensoleillé il passait un enterrement. Mais c’était un enterrement comme jamais je n’en avais vu et qui devait appartenir à la dernière classe des enterrements. Aucun cortège ne le suivait. Aucun fonctionnaire mortuaire ne le précédait. Il n’y avait aucune couronne ni aucun drap noir. C’était simplement un cercueil posé sur une voiture.
La voiture avait des soubresauts, ce qui lui donnait une apparence encore plus misérable. Elle amenait hâtivement vers je ne sais quel cimetière un être qui avait dû mourir dans une solitude sans pareille. La pauvreté et l’absence d’amitié réunies représentent les plus grands maux de la terre. La triste voiture en était le symbole, et son essieu mal graissé avait une plainte basse et résignée.
Mon regard croisa celui de la concierge et, sans m’adresser la parole directement, parlant plutôt aux choses et aux dieux, elle exprima sa pensée principale :
— Le malheureux n’avait donc pas de concierge ?
Puis, l’indignation remplaçant la pitié, elle reprit :
— Ou, alors, cette femme est une misérable de l’avoir laissé partir tout seul.
Chez cette concierge, que je savais propagatrice de calomnies, active dans le mal, traîtresse et vénale, il y avait donc un honneur professionnel qui ne s’exerçait pas dans le domaine des choses matérielles, puisqu’elle remettait les lettres avec irrégularité pour persécuter, faisait de faux rapports au propriétaire pour faire chasser, mais qui existait dans le domaine des idées pures et qui comportait le respect de la mort, la pitié pour une misère qu’elle n’avait pas vue.
Je mesurai cette supériorité en voyant couler sur le visage affreux les larmes précieuses. Cette concierge, qui avait été pour moi l’image même de la vilenie, me donnait un haut exemple. Mon cœur sec s’ouvrit à je ne sais quelle tendresse affectueuse pour l’inconnu qui était mort solitaire, et je me mis à courir pour rattraper la voiture cahotante.
J’allai, dans la splendeur du jour ensoleillé, vers un lointain cimetière de banlieue. Et jamais les rues n’avaient été aussi animées, jamais les tramways n’avaient fait un tel fracas, jamais la vie n’avait été aussi vivante.
Des couples qui se tenaient par le bras, des jeunes gens qui marchaient en bande, ayant aux yeux les signes visibles de cette joie que donne l’amitié, des familles étalées sur les portes attestaient au passage de la dépouille du solitaire qu’il n’y a de bonheur que dans la vie en commun et que tout l’effort de l’homme consiste à fuir la solitude.
Et nous passâmes, lui et moi, sans être ni remarqués, ni salués, et nous arrivâmes ainsi jusqu’à la porte solennelle de ce beau et triste jardin des Mille et une nuits qu’est le cimetière de Saint-Ouen. Et sans que je me demande nettement quel pouvait être celui que j’accompagnais, une image vint à ma pensée, une image que mon imagination ne créait pas et qui me semblait presque avoir la réalité d’un souvenir.
Le cocher se hâtait, et je marchais à grands pas dans une immense allée de marbre et de cyprès.
Je voyais un personnage grand, pauvrement vêtu, quoique de façon assez correcte, mais d’habits trop larges qui ne semblaient pas avoir été coupés primitivement à son usage. Des pantalons de zouave et des cheveux assez longs lui donnaient cette vague allure à laquelle aspirent les humbles qui ont pour idéal d’être des artistes.
Un ancien ouvrier qui aurait voulu devenir peintre ou chansonnier de Montmartre. La timidité et l’absence de dons l’avaient empêché de parvenir. Une bonté naturelle l’écartant des mauvaises actions, il n’avait pu s’élever ni par le bien, ni par le mal. Un homme charmant, en vérité, qui était passé à côté de tout sans oser s’arrêter. Il avait en lui des trésors d’amour pour des êtres qu’il ne regardait que de loin, des trésors de reconnaissance pour des bienfaiteurs que sa mauvaise chance l’avait empêché de rencontrer. Ensuite un homme qui n’inspirait pas une très grande sympathie parce qu’il parlait peu et qu’il n’avait pas de profession définie.
Comme tout le monde, il avait eu une histoire. Je n’en distinguais confusément que la fin. Une extrême pauvreté caractérisée par ces symboles : un cabinet d’hôtel meublé à quinze francs par mois, une absence totale de linge. Mais l’habitude empêche la souffrance du pauvre d’être cuisante.
L’absolue solitude qui était venue lentement, mystérieusement, comme vient la vieillesse, avait été pour lui le mal le plus terrible, parce que le remède était derrière toutes les portes de son hôtel, dans toutes les boutiques de la rue, sur tous les seuils, et qu’il n’avait pu l’atteindre.
Il y avait cependant deux hommes vêtus de noir qui nous attendaient en devisant, assis sur un banc, au fond du cimetière. Et j’éprouvai une petite consolation à penser qu’en vertu de l’administration des choses de la mort, ces deux hommes étaient placés là pour s’occuper exclusivement, pendant quelques minutes, du sort du malheureux que j’avais accompagné.
Je craignis un instant qu’on me demandât si j’étais un parent ou qu’on me posât quelque question. Il n’en fut rien. Les hommes agirent comme si je n’avais pas existé. Ils prirent le cercueil et la voiture s’éloigna rapidement.
Je fis quelques pas derrière eux et je vis qu’ils déposaient le cercueil dans un trou très large. L’inconnu n’aurait pas une place étroite dans un coin abandonné. Il allait reposer dans une fosse vaste et commune à d’autres formes humaines. Il allait connaître, pour la première fois, le compagnonnage avec d’autres êtres ses semblables, dans un tombeau amical, aussi grand que la terre immense.
Et je vois quelquefois l’homme pauvre et timide me sourire de loin dans cette fluidité brumeuse intermédiaire entre le songe et l’apparition où nous nous imaginons qu’évoluent les ombres vaines des morts.
— Tu m’as fait goûter, me dit-il, la douceur du regret et de la consolation. Ce qui demeure de nous, contrairement à ce qu’on croit, garde les mesquineries et les vanités humaines, quoique affaiblies et diminuées. Grâce à toi, j’ai pu m’enorgueillir qu’un petit cortège ait marché derrière ma dépouille. Je te suivrai dans la vie, à mon tour, non pour te protéger, car je suis parmi les morts, plus timide et plus inutile encore que parmi les vivants, mais pour que tu sentes autour de toi, dans la grande solitude de la vie, l’amitié invisible de celui qui ne peut rien. Et ce sera beaucoup.
Je suis très fier de cet humble protecteur. J’aime à le voir marcher dans ma pensée, avec son col usé et son pantalon de zouave. Il me représente une bonne action si parfaite que je ne veux plus jamais en accomplir d’autres.
Alors l’ancien administrateur colonial Miély se souleva sur son coude et dit : « Les actions ont des conséquences qui nous sont inconnues. Qui peut affirmer que l’acte qu’on accomplit et qu’on croit bon ne deviendra pas, par des enchaînements imprévus, créateur du mal ?
Le bien est de la même essence que le bonheur. Je veux dire qu’il est, comme lui, changeant et périssable, qu’il a aussi son amertume et sa laideur. De même que, lorsqu’on est heureux, il suffit d’une parole entendue ou d’un souvenir pour que le bonheur s’efface ; de même quand une bonne action est accomplie, on s’aperçoit qu’elle est d’une qualité très sensible, qu’elle se modifie selon la chaleur ou les transformations de l’âme, qu’elle peut, avec une extrême facilité, devenir une mauvaise action.
Et c’est pourquoi je pense qu’il faut se garder également du bien et du mal comme on se garde de deux puissances redoutables qui n’existent pas.
Près du petit lac, à Hanoï, un soir de plaisir, j’ai pu croire accomplir une bonne action. Il y a très longtemps de cela et je n’avais pas atteint cette sagesse que m’ont donnée ensemble l’opium et les années.
Sous la véranda de Thi-Ba-Sen l’entremetteuse nous buvions du champagne, et tout, à part les yeux un peu bistrés et la peau d’ambre des congaï, ressemblait assez à une soirée de France. On avait dansé et joué du piano et la joie commune, l’avidité de plaisir immédiat s’épanouissaient chez mes compagnons.
Je remarquai une petite congaï qui faisait les gestes de s’amuser sans paraître prendre de plaisir. Ses yeux lointains semblaient dépasser l’horizon du petit lac et regarder vers un pays imaginaire. Elle avait des yeux très beaux et très profonds et, à un moment donné, elle les posa sur moi comme pour m’exprimer sa solitude et sa tristesse.
Je le crus du moins. C’étaient ma solitude et ma tristesse que je voyais sans doute dans ses yeux. Mais de ce regard dépendait une vie nouvelle, car le soir même j’emmenai, et pour toujours, la petite congaï avec moi.
Une petite congaï que l’on prend chez Thi-Ba-Sen ne vaut pas plus que les quelques piastres contre lesquelles on l’échange. Elle est une servante dans la maison, un compagnon sur les nattes de la fumerie, une camarade sensuelle aux heures de sieste. On la prend et on la quitte pour quelques mois ou quelques années comme l’on prend, en Europe, une femme pour une soirée.
Or il se trouva que ma petite amie Thi-Nam parlait à merveille le français, avait lu des livres, laissait poindre dans ses paroles une âme semblable à la mienne. Fille d’une congaï enrichie et mariée à un interprète, elle avait été élevée chez des sœurs, avait appris nos usages et nos pensées. Mais sa mère était morte et l’interprète s’en était allé, abandonnant Thi-Nam à son destin. Ce destin, l’entremetteuse Thi-Ba-Sen s’était chargée de le diriger. Ma petite amie prétendait que j’étais arrivé à la minute précise de ses débuts dans la vie. Je n’en croyais rien, naturellement. J’estimais avec raison que cela importait peu et que l’essentiel était que Thi-Nam fût charmante.
Elle l’était. Je m’étonnai qu’elle le fût à ce point. J’admirai sa facilité à tout comprendre. Alors une notion du devoir entra dans mon esprit. Je résolus de développer l’intelligence de Thi-Nam, de l’élever à moi, d’en faire ma vraie compagne.
C’est un grand mystère qu’il y ait des êtres qui aspirent à monter dans l’échelle humaine, tandis que d’autres descendent. C’est aussi un grand mystère de savoir si l’effort vers plus d’intelligence et de connaissance est d’essence sublime ou si l’ignorance et la simplicité du cœur ne nous conduisent pas aussi directement à ce que nous croyons la vérité de la vie.
Faut-il développer la pensée avec ce qu’elle entraîne de désirs et de souffrances ou, au contraire, la borner, parce que beaucoup de mal est en elle ? Y a-t-il un but à atteindre, un flambeau à porter plus loin ?
Ceci se passait au temps de ma jeunesse. Je croyais avec fermeté que nous devions aller vers la compréhension du monde par l’esprit actif, comme sur une voie sacrée qui s’éclaire à mesure que l’on avance. Je n’avais pas encore vu les tombeaux qui la bordent et je ne savais pas que pour quelques lumières tremblantes il y avait de grands espaces d’ombre.
La petite Thi-Nam voulait s’avancer sur la voie sacrée et je pensai toucher à la grande bonne action de ma vie en la conduisant par la main.
Aux premières magies de l’opium est lié pour moi le plaisir que j’eus à instruire Thi-Nam des choses que j’aimais. En face de moi, derrière la lampe, je voyais se tendre son mince corps sous le ke-hao de soie noire, je voyais son chignon lisse, son front étroit et ses yeux brillants. Je goûtais la douceur profonde d’une parole qui est comprise, d’une pensée qui s’agrandit parce qu’elle est partagée.
La chambre où nous fumions, à Cao-Bang, où j’avais été nommé administrateur, se prolongeait par une grande véranda après laquelle on voyait un jardin aux végétations extraordinaires. Derrière la claire-voie d’osier se pressaient les cocotiers, les caoutchoucs, les arequiers. L’odeur de l’opium se mêlait délicieusement aux sucs des végétaux. Et durant la première partie de la nuit, tant que je parlais, le jardin était immobile et silencieux.
Mais quand nous avions beaucoup fumé, quand il était tard, que nos corps étaient légers et qu’une grande volupté nous venait d’une pression de mains, alors le jardin se mettait à bruire étrangement, les arbres s’agitaient, parlaient, et tout, dans leur voix qui n’avait pas de sens précis, était contradictoire à ce que j’avais dit. Il semblait que leur murmure venait de très loin, du cœur des grandes forêts asiatiques, où les pourrissements de racines et de bois font l’air plus épais, où il y a des accumulations millénaires de végétaux morts. Et ce murmure, après les heures où j’avais conté mon étroite sagesse d’Européen, disait la sagesse plus profonde, héritée d’innombrables siècles, de l’impénétrable Asie.
Thi-Nam était catholique, mais à la manière dont on l’est là-bas, c’est-à-dire qu’elle mélangeait singulièrement le culte de la Vierge avec celui que l’on rend aux ancêtres.
Dans la chambre, au milieu des meubles d’ébène, des porcelaines et des objets achetés de-ci de-là, se dressait l’autel des ancêtres et elle venait y brûler parfois des petits bâtonnets d’encens. Elle y déposait des présents, des bananes, une fiole de choum-choum et un bol de riz.
Elle allait aussi à la messe. Elle était perpétuellement remplie de terreurs. Elle craignait l’enfer et aussi les dragons, les génies du ciel. Elle alternait les Pater et les Ave avec les formules magiques qui éloignent les mauvais esprits.
Et moi j’entrepris une lutte contre toutes ces puissances célestes et infernales. J’élaborai des métaphysiques à son usage, une histoire des religions qu’elle put comprendre. Je lui dis la longue lutte de l’homme à travers les siècles contre les dieux qui n’existaient pas et sa victoire future. Je lui enseignai qu’elle avait en elle-même le germe de toute sagesse, et elle me regardait avec des yeux émerveillés qui parfois semblaient s’ouvrir à un monde nouveau.
Elle n’alla plus à la messe. Sur l’autel des ancêtres les bananes se séchèrent, et elle ne remplit pas à nouveau la fiole de choum-choum que le boy avait bue.
Mais quand, le soir, nous avions beaucoup fumé et que les arbres s’agitaient derrière la véranda, alors elle se blottissait contre moi, je sentais qu’elle était la proie des antiques superstitions, des vieilles légendes de sa race, je la défendais avec mes bras contre les milliers de formes terribles surgies des profondeurs de la forêt.
Plus haut pourtant que les lataniers et les caoutchoucs se fit entendre ma voix de chaque soir pour l’âme enfantine de Thi-Nam. Elle lut les livres qui m’étaient chers et que j’avais emportés, elle renonça sans s’en douter à mille détails des modes annamites, elle devint semblable à une petite Française par le langage et par la manière d’aimer.
Elle disait m’aimer et je ne le croyais pas. Je n’avais jamais été aimé en France, à cause de ma timidité, de mon manque de fortune, de mon physique médiocre. La seule apparence de son amour me donnait une illusion qui devenait chaque jour plus douce. Je m’habituai à ce bonheur dont je doutais. Mon scepticisme diminua. Je m’exagérai le prestige moral que j’avais conquis sur Thi-Nam et l’importance de mon rôle. Puis du temps passa. L’habitude créa entre nous ses liens invisibles et puissants. Je m’aperçus insensiblement que j’aimais la petite Annamite. L’optimisme que me donnait le bonheur me fit croire aussi qu’elle m’aimait vraiment. J’eus l’orgueil d’avoir animé une statuette bronzée de l’Asie, de m’être créé une compagne.
Cela dura jusqu’au jour où j’appris qu’elle me trompait avec un sergent de la milice et qu’elle n’avait cessé de le faire depuis les premiers temps de mon arrivée à Cao-Bang.
Mais je considérais alors ma vie avec Thi-Nam comme une bonne action. Ayant la connaissance de cette bonne action, j’en eus le respect et je la fis passer avant ma colère, mon orgueil et ma douleur.
Je ne chassai pas Thi-Nam en la frappant comme le voulait l’usage. Je la gardai même auprès de moi. Je lui expliquai que je lui pardonnais, estimant que les mouvements de nos sens étaient passagers et devaient être considérés comme vains à côté de ce qu’avait décidé notre esprit.
Et je n’agis pas ainsi par égoïsme parce que je voulais conserver ma maîtresse à tout prix. Au contraire, mon expérience restreinte des femmes, mon absence de réflexion ne me permettaient pas de supporter sans dégoût l’idée d’avoir été trompé. Je l’aimais moins. Elle m’aima davantage. Je m’attachai avec force à ce devoir de perfectionner l’âme de la créature instinctive, malgré l’amertume qui y était pour moi désormais mêlée. Et ce fut là le point culminant de ma bonne action, je veux dire de ce que je croyais être une bonne action.
L’ancien administrateur colonial se tut, et chacun attendait la suite de l’histoire de Thi-Nam. Mais il lança vers le plafond plusieurs bouffées de fumée et il en contempla longuement les volutes.
Et dans cette fumée il regardait sans doute un visage d’ambre avec un chignon tiré, des épaules frêles sous un châle de couleur, il voyait s’agiter les thuyas et les cocotiers, il percevait une autre fumée plus légère qui était celle des bâtonnets brûlant devant l’autel des ancêtres.
Et peut-être avait-il envie de dire autre chose encore sur Thi-Nam. Il prépara en silence une pipe en faisant un geste comme s’il allait continuer quand il l’aurait fumée. Mais après celle-là il en recommença une autre, puis une autre encore, en regardant chaque fois les volutes bleues tournoyer au-dessus de lui, les volutes légères roulant les nuages des souvenirs.
Et il ne parla plus, soit qu’il soit triste de se rappeler le passé, soit que ces quelques pipes de plus lui aient apporté la vanité de parler.
— Et vous, quelle bonne action avez-vous accomplie, Aline ?
Et Aline était très confuse, car elle avait beau regarder dans son passé, elle ne voyait qu’une longue file de mauvaises actions. Tous les petits actes de son existence lui paraissaient laids et tristes comme ce qu’elle s’imaginait être le mal.
Et elle n’était pas assez clairvoyante sur sa vie et sur la vie des autres, elle n’était pas assez orgueilleuse pour dire qu’elle en avait accompli un très grand nombre, que chaque nuit passée dans les bras d’un homme était illuminée par le soleil de la pureté vraie, car elle leur avait donné beaucoup de plaisir sans en recevoir elle-même.
VII
La nuit de la tendre camaraderie.
— L’amour est un grand mystère, dit Jean Noël. On ne sait pourquoi les êtres sont attirés les uns vers les autres, pourquoi ils se cherchent âprement, se saisissent avec fureur pour se rejeter ensuite.
Quel est ce pouvoir qui fait que des personnages de sexe différent se livrent à mille combinaisons qui aboutissent toutes à un résultat unique, s’étendre dans l’emplacement qui sert également au sommeil et s’y étreindre durant un temps variable selon la force et le désir ?
La nature et la sagesse des hommes nous enseignent que ces actions ne sont accomplies que dans un but de reproduction, et que la beauté qu’il y a dans l’amour, le sentiment de supériorité que nous y effleurons quelques secondes ne sont que d’habiles duperies que cette rusée nature a préparées pour mieux arriver à ses fins.
Mais il nous est permis alors de nous dire que le moyen vaut peut-être mieux que le but. Un voyageur qui par une nuit d’été s’en va sous une belle allée de palmiers vers une auberge sale et délabrée fera mieux de s’endormir à la belle étoile que dans la chambre inconnue où la laideur du décor empoisonnera sa nuit.
Puisque la nature nous dupe, pourquoi ne la duperions-nous pas à notre tour ?
Car la nature n’est pas sublime. On se sert sans cesse d’elle pour défendre ou excuser mille actions absurdes ou laides. Obéir à la loi de la nature serait revenir à l’état de sauvagerie. Tout ce qu’il y a en nous de noble et de supérieur s’efforce de lutter contre les fins monstrueuses de cette marâtre dépourvue de réflexion et de sensibilité.
La nature a trouvé les mirages de l’amour pour nous inciter à avoir de nombreux enfants. Ayons l’air d’entrer dans ses vues, mais jouons-lui le tour de ne pas aller jusqu’au bout de la course. Arrêtons-nous à l’instant admirable et si rapide où, par l’échange de la sympathie mutuelle, il nous vient un agrandissement de nous-même, une possession du divin qui, pour s’évanouir promptement, n’en semble pas moins être ce qu’il y a de meilleur sur la terre.
La recherche de la minute parfaite où l’individu, oublieux de la survie de l’espèce, se réalise dans l’amour, voilà le vrai but qu’il faut poursuivre.
L’Anglais original qui est le héros habituel de Jules Verne part, je crois, dans je ne sais plus lequel de ses romans, à la recherche à travers le monde d’un rayon miraculeux que, sous certaines conditions d’atmosphère, devant des mers aux phosphorescences particulières, le soleil jette en se couchant. Durant une seule seconde seulement, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel en un prisme féerique inondent la terre et le ciel d’un incomparable éblouissement.
Une seule seconde seulement !
L’amour est comme ce rayon magique. Avec une ferveur égale à celle de l’Anglais original, il nous faut le poursuivre dans le monde.
Mais au lieu de monter sur des paquebots qui font naufrage, de traverser avec des caravanes de tropicales végétations, de rencontrer maints peuples anthropophages, suivi d’un serviteur fidèle et plaisant, c’est seul, dans la volupté des chambres, auprès d’une femme étendue, devant l’énigme de son sourire ou de ses larmes, qu’il nous faut chercher la lumière du rayon.
Il luit parfois. Il est fait du silence de la nuit, de la certitude de n’être pas troublé, de la tiédeur de l’atmosphère, des parfums délicats, de la noblesse de l’endroit où l’on est couché, de l’harmonie des objets et des étoffes qui vous entourent.
Il est fait de la beauté du visage, du contour du corps aux clartés de la lampe, de la douceur et de la durée de la caresse.
Il est fait d’une subtile communication physique qui s’est établie avec la femme qui est auprès de vous, de sorte que si vous joignez seulement votre main avec la sienne, une douce chaleur vous vient dans le corps et dans l’âme, qui est à la fois de la volupté et de la tendresse.
Il est fait du désir qui naît, de la possession qui est prochaine, de l’ardeur des sens qui se combine avec un élan égal de l’imagination.
Il est fait du sentiment qu’aucune obligation ne vous lie l’un à l’autre, de la liberté réciproque, du pouvoir que l’on a de se reprendre après s’être donné.
Cette recherche est difficile, car nous sommes des aveugles qui avons sur les yeux le bandeau des idées conventionnelles, et nous ne savons pas de quel côté il faut tendre les bras.
L’amour est la chose la plus intéressante de la terre et nous n’avons pour le pratiquer ni organisation, ni chambre préparée avec art, ni meubles favorables. Il est même considéré comme un élément mauvais, permis seulement quand il a été pesé, classé, surveillé, dans le mariage. Pour la plus grande partie des hommes, faire le mal est synonyme de faire l’amour.
Et même ceux qui se sont affranchis et qui ont compris l’importance de l’amour lui attribuent un caractère clandestin et ne s’y adonnent qu’avec un vague remords. En tout cas, ils ne le recherchent que comme un plaisir supérieur, ce qui est une manière de le rabaisser.
La sympathie de l’homme et de la femme affecte différentes formes qui sont plus ou moins propres à nous rapprocher de l’instant divin.
La passion est dangereuse, car elle tend à enchaîner l’être dans l’amour unique. Or c’est une loi amère et rigoureuse qui veut que la lumière splendide aille en s’effaçant à mesure que l’amour se prolonge pour être remplacée par une grise clarté uniforme. Il faudrait pouvoir renouveler sans cesse cette passion, et la pauvreté de notre nature, le manque d’occasions, la force de l’habitude rendent ce renouvellement très difficile.
Le seul désir charnel est impuissant, dans la rapidité de sa satisfaction, à nous faire atteindre le but, et l’amour sentimental de la quinzième année n’a aussi que des ressources incomplètes.
L’amitié, qui est un merveilleux rapprochement entre les êtres qui se sont reconnus et choisis parmi des milliers d’êtres, place la sympathie sur un autre plan et nous éloigne du chemin désiré.
Et il ne faut pas dire que notre instinct nous conduit et que si nous aimons avec passion, il nous sera impossible de faire glisser cette passion vers un sentiment différent.
Il est évidemment plus commode de considérer comme admirable tout ce que nous avons en nous-même et de nous y laisser aller sans contrôle. Mais c’est une commodité que l’on paie bien cher. Car on se condamne par ce fait à ignorer l’apport sublime de l’amour dans la vie, tout en étant dupe de ses illusions ridicules et douloureuses.
On peut orienter ses sentiments sur la voie que l’on veut. De même que l’on diminue la souffrance de la jalousie en réfléchissant à l’absurdité de la jalousie, de même on peut faire de la volupté avec de l’amitié, ou de l’amitié avec de la passion, selon qu’on le juge nécessaire au bonheur ou à l’idéal qu’on s’est tracé.
Au-dessus de la passion, il y a l’amitié ; au-dessus de l’amitié, il y a la tendresse et au-dessus de la tendresse il y a la tendre camaraderie qui est la forme la plus parfaite de l’amour.
La passion nous fait souffrir, elle est exclusive et bornée. Elle limite à un seul être l’horizon de la vie. L’amitié nous déçoit parce qu’elle se hâte de nous trahir dès que la passion fait un signe. La tendresse nous lasse parce qu’elle a pour compagne la monotonie, que son haleine est fade et que son visage reflète trop la bonté.
Mais la tendre camaraderie, qui est voluptueuse et fraternelle à la fois, peut seule nous donner ensemble le plaisir et la supériorité de l’amour.
On est l’esclave d’une maîtresse ou d’une femme légitime. Celles-ci subordonnent l’amour aux conditions générales de la vie, à leur dignité, à leur situation matérielle, à leur avenir. La tendre camarade a peut-être une dignité, une situation matérielle, un avenir auquel elle pense, mais ils sont ailleurs, dans un autre domaine, et elle ne connaît pas l’effort réciproque vers l’amour quand elle est auprès de vous.
La tendre camarade n’a pas la clef de l’appartement parce qu’elle sait que le bonheur ne peut pas aller tous les jours quelque part, qu’il doit se présenter à l’improviste pour être reconnu comme bonheur, au lieu d’être nommé habitude. La tendre camarade ne vous fait pas de scène de jalousie, et on ne songe pas non plus à lui en faire, de même que si au cours d’une promenade on rafraîchit ses mains et son visage dans un ruisseau, il ne vous vient pas à l’idée d’accuser l’eau d’être infidèle.
La tendre camarade, lorsqu’elle arrive, apporte une virginité toujours parfaite, celle de sa bonne volonté, et lorsqu’elle va nous quitter, il y a dans le geste de sa main tendue la possibilité d’un adieu éternel.
La tendre camarade porte le costume clair de la jeunesse, dont elle est notre représentant le plus qualifié ; elle est le messager qui ne connaît pas le secret de sa mission, l’oiseau de paradis aveugle ; elle est le compagnon frivole et passager qui nous permet d’atteindre le divin par la volupté.
Aline se pencha avec une tendresse infinie sur Jean Noël. Par la merveilleuse effusion de son cœur, elle vivait sans cesse auprès de celui qu’elle aimait la minute divine dont elle avait parlé.
L’ancien administrateur colonial hochait la tête comme s’il allait dire la vanité de ce discours, combien l’amour, sous quelque forme qu’il soit, était vain et trompeur. Mais comme il fumait avec une certaine avidité et ajournait ses paroles après la prochaine pipe, il demeurait silencieux, car la prochaine pipe était toujours à l’horizon immédiat de son désir.
Parfois Jean Noël regardait l’heure à la montre qu’il avait autour de son poignet comme s’il attendait quelqu’un. Et lorsque Aline lui demanda :
— Qui attendez-vous donc pour regarder l’heure si souvent ?
Il répondit avec simplicité et une pointe d’interrogation :
— Je ne vous avais pas encore dit que ma maîtresse arrivait ce soir par le train de Paris ?
Aline resta quelques secondes comme quelqu’un qui a reçu un coup violent et qui se demande s’il n’est pas gravement blessé.
— Votre maîtresse ! dit-elle. Que suis-je donc pour vous, alors ?
— Vous êtes ma tendre camarade, répondit Jean Noël.
Et Aline demeura silencieuse, car elle ne savait pas si elle n’était pas comme ces fonctionnaires à qui on donne un titre honorifique au moment où on les destitue.
VIII
Les amies ennemies
— Quand on a une maîtresse, et que le hasard ou sa propre initiative vous en donnent une seconde, est-il sage de les présenter l’une à l’autre et d’en faire des amies ?
— Cela est sage et pratique, car l’on évite une foule de mensonges, on n’a pas à partager son temps en deux parties inégales que l’on offre toujours mal à propos et qui sont toujours jugées insuffisantes. On a une vie qui forme ainsi un tout double et harmonieux dont on n’a rien à distraire ni à modifier.
— Mais les deux maîtresses ne tardent pas à engager une lutte sans merci qui empoisonne cette vie harmonieuse et la rend bientôt impossible !
— Il n’en est rien, si elles ont du penchant l’une pour l’autre, soit que ce penchant soit naturel, soit qu’on le suscite en disant à l’une que l’autre l’aime et réciproquement. Mais il convient surtout qu’il y en ait une qui soit celle que l’on aime le mieux, la vraie maîtresse, et que l’autre n’occupe qu’une situation de second plan, parce qu’elle est venue la seconde et qu’elle ne fait qu’un apport d’amour moindre.
— Comment pèsera-t-on cet apport et qu’arrivera-t-il si elle aime et si elle souffre ?
— Avez-vous remarqué qu’il n’arrive presque jamais rien et qu’il n’y a pas de chose qui ne s’arrange pas au bout de quelque temps ?
— C’est qu’elle est tout à fait gentille, dit Jocelyne en prenant la main d’Aline, pendant que la voiture cahotait dans la poussière le long de la mer.
Jocelyne souriait en montrant toutes ses dents, qui étaient superbes. Elle parlait de Paris, des théâtres, de ses amis, de ses toilettes. Elle avait la faculté de changer brusquement de conversation, sans raison apparente, et elle laissait se développer en elle cette faculté, à cause de la commodité qu’elle présente.
Ayant déclaré qu’Aline était gentille, elle parla aussitôt d’autre chose, donnant ainsi de l’insignifiance à cette déclaration. Et les sujets de la conversation étaient des choses et des gens qu’Aline ne connaissaient pas, et de temps en temps Jean Noël et Jocelyne s’efforçaient, par quelque parole banale, de la rattacher à leur groupe et de lui enlever le sentiment de la solitude. Mais cette solitude ne faisait que s’aggraver à mesure que la voiture roulait et que le soleil devenait plus brûlant.
— Comme cela va être amusant de déjeuner tous les trois ! dit Jocelyne.
La voiture s’était arrêtée. Aline secoua son manteau, que la poussière de la route avait recouvert d’une fine cendre grise. Et elle aurait bien voulu pouvoir secouer son âme, sur laquelle il était tombé aussi une pluie de cendres.
— Nous sommes à peu près du même âge, et je vous admire d’être tellement plus loin que moi sur un des chemins de la vie, sur le plus beau, sur celui qui monte, car il y en a un autre qui serpente dans les bas-fonds, qui est très sombre et que je connais mieux que personne.
Là-bas, il y a ce grand mystère qu’est Paris pour moi avec ses boulevards prodigieux, ses hôtels vibrants d’orchestres, ses thés éblouissants de toilettes, et je vous admire de le pénétrer avec aisance, d’en sortir en souriant, ayant gardé sur votre robe son parfum le plus délicat.
Malgré la franchise du regard, la simplicité du désir, l’amitié voulue de toutes les paroles, je vous crains un peu, parce que vous m’entraînez quelque part et que je n’entrevois pas où.
Comment vous aimerai-je ? C’est à partir du moment où j’ai su que vous existiez que cette sorte d’atmosphère lumineuse dans laquelle je marchais s’est soudain voilée.
— Je t’ennuie avec mes conseils, dit le peintre Fortune à Aline, en allumant sa pipe, et c’est pourquoi tu ne viens plus me voir.
Un peintre doit vivre avec des pinceaux et des couleurs, il doit avoir des modèles pour maîtresses et d’autres peintres pour amis. Une petite femme comme toi doit fréquenter d’autres petites femmes dans le même genre, et tes amants doivent s’accouder dans les cafés, jouer aux cartes en devisant, avoir un visage provincial. C’est une condition essentielle du bonheur de demeurer dans son milieu, d’y occuper une place étroite, mais bien à soi.
Le peintre Fortune jeta une grande bouffée de fumée et selon son usage se mit longuement à rire.
— Et puis il y a un moyen de traverser la vie sans souffrir : c’est de rire de tout, car toute chose est joyeuse et ne vaut pas la peine qu’on se donne du mal pour elle, toute chose, hors la peinture, qui doit être le but de la vie.
Aline allait répondre qu’elle n’était pas peintre, mais déjà Fortune jetait hâtivement un croquis d’Aline sur une toile et se réjouissait d’une pose aussi naturelle dans une aussi belle lumière.
— Il ne te faut pas être jalouse, Lucette, puisque je ne t’aimais pas et que je n’aime pas davantage cette femme que je ne connais pas. Je te prenais dans mes bras plus pour te consoler que me consoler moi-même de la tristesse de ma vie. Tu n’étais pas jalouse des hommes que je n’aimais pas, tu n’as pas été jalouse de l’homme que j’ai aimé, et voilà que tu l’es ce soir d’une femme qui ne m’est rien.
Si je t’abandonne dans ta chambre, sans baiser, à l’heure où tu es si tendre d’ordinaire, ce n’est pas à cause d’elle, mais à cause de lui.
Je vais rentrer toute seule. Tu pourras entendre mon pas dans le couloir, ma porte qui se referme, et même un peu plus tard tu pourras venir écouter pour te rendre compte de ma solitude.
Je vais m’étendre sur mon lit, je mettrai mes mains sur mes yeux et j’aurai baissé la lampe pour tâcher d’y voir clair.
— Autrefois…, répondit Jean Noël, mais pourquoi parler d’autrefois quand le présent est là avec son plaisir et son ennui, et quand l’avenir va apparaître bientôt avec son mystère qui se dévoile à tout instant ?
Quelle âme charmante que celle de cette petite femme qui se livre avec tout son cœur ! Il faut lui rendre l’amour pour l’amour. Voilà ce que j’aurais pensé autrefois. Mais n’est-il pas vain de se demander ce que l’on aurait pensé autrefois, quand il est si difficile de savoir ce que l’on pense dans le moment où l’on parle ?
Vous me demandez si je l’aime. Ce mot a tant de sens que je n’ose pas m’en servir. Oui, je l’aime. Mais ce n’est pas vous répondre, car je m’efforce, en principe, d’aimer tous les êtres. Vous me demandez si je ne crains pas de lui faire de la peine. Il se peut que je lui en fasse, mais je ne le crains pas et elle le craint encore moins.
Autrefois, j’aurais surtout pensé à faire son bonheur. On est, chaque année, dans la traversée de la vie, un personnage différent. Ce jeune homme que je vois en jetant un regard en arrière, c’était déjà un égoïste. D’ailleurs, vous me dites que je suis un égoïste. Il se peut très bien que je ne le sois pas. Nous ne pouvons pas mesurer la portée de la sympathie et savoir si ce n’est pas le mal que nous gardons pour nous et le bien que nous donnons généreusement à autrui sans qu’il s’en doute et sans que nous nous en doutions nous-même.
Et puis, examinons les faits suivants. Il y a deux femmes, dont l’une est ma maîtresse depuis longtemps, et dont l’autre l’est depuis huit jours. Je les ai fait se connaître et je ne leur ai rien caché. La sincérité, le manque d’inconnu ont privé leur jalousie de tout aliment. Elles ne sont pas jalouses, ou elles ne le sont presque pas.
Supposons qu’elles se trouvent réciproquement charmantes, qu’elles sympathisent, qu’elles deviennent deux amies. Tenant la première avec ma main droite et la deuxième avec ma main gauche, je marche entre elles deux sans savoir s’il en est une que je préfère à l’autre.
Par le croisement de ces trois sympathies ne va-t-il pas résulter un plus grand bonheur, une plus grande richesse d’amour ? Atteindre dans l’amour un degré subtil qui n’a pas été atteint encore, ne vaut-il pas la peine de faire vibrer des instruments délicats, d’une façon inaccoutumée, au risque même d’en arracher quelque note déchirante, parce que l’instrument est mystérieux et qu’on ignore ses possibilités d’harmonie ?
IX
À Anthéor, non loin d’Agay
À Anthéor, non loin d’Agay, les rochers sont rouges, il y a des pins parasols qui ressemblent à des soleils, des eucalyptus qui ressemblent à des jeunes filles, et les cigales font tant de bruit qu’on dirait que c’est toute la terre qui soupire de chaleur.
À Anthéor, non loin d’Agay, après un phare tout blanc au milieu des pins bleus, la route longe la mer, et tandis que les roses jaillissent des pergolas, on voit de petites baies si calmes entre des rocs si tourmentés, dans une lumière si magique, qu’on voudrait être un navigateur de rêve abordant dans ces ports minuscules.
À Anthéor, non loin d’Agay, les aiguilles de pins crient sous les pas, le parfum des algues séchées se mêle à celui des fleurs fraîches, de sorte que l’on ne sait pas ce qui vous enivre, si c’est le sel de la mer ou l’essence des plantes terrestres.
À Anthéor, non loin d’Agay, il y a une petite villa avec des colonnes qui est posée comme un bouquet de pierres au bord des flots, et dans cette villa habitent les jours heureux, et dans cette villa habite l’angoisse, et là le visage du bonheur sourit perpétuellement à côté de celui du malheur.
— Que préfères-tu ? disait Jocelyne à Aline, en mettant à côté d’une rose blanche la perle qu’elle avait à son doigt.
Il me semble qu’il y a plus d’éclat et de vie dans la rose, et puis elle embaume.
La perle a vécu au fond de la mer. Très loin, dans un océan, un homme a plongé pour la trouver. Un bijoutier l’a travaillée. Des femmes ont souffert pour la posséder. Comme c’est beau, une perle !
Mais quand on la regarde de près, quelle tristesse il y a dans cette lumière terne !
Vois comme la rose est fragile, dit Jocelyne, et du bout de son petit doigt, d’un coup sec, elle en effeuilla tous les pétales.
Aline regrettait la belle rose morte, mais, sur le sable de l’allée, il lui sembla que les pétales répandus dessinaient grossièrement un grand visage mélancolique.
Dans la villa d’Anthéor, tout est clair et neuf, les meubles sont peints en mille couleurs variées, et dans la grande salle qui donne sur la mer les lanternes qu’on allume le soir semblent illuminer une féerie puérile.
Dans la villa d’Anthéor, Jocelyne joue du piano dès le matin, elle pousse des éclats de rire quand elle ne joue pas du piano, et d’autres fois elle danse, les mains derrière la tête, et une expression grave et lointaine passe alors dans son regard.
Dans la villa d’Anthéor, Jean Noël a porté le Bouddha de jade et la petite statue d’Aphrodite, il les a placés l’un en face de l’autre sur le plateau d’argent, où ils échangent des paroles silencieuses qui ne finissent jamais.
Dans la villa d’Anthéor, il y a beaucoup de baisers, beaucoup de caresses que le soleil brûle, que le souffle de la nuit fait évaporer, et Aline se lève chaque matin avec l’espérance et s’endort avec le renoncement.
— Quand je vous vois toutes les deux avec vos turbans orange et vos babouches violettes sur cette haute balustrade qui domine la mer, dit Jean Noël, il me semble que vous êtes deux sultanes des Mille et Une Nuits.
Je crois entendre alors le cri des caravaniers qui arrivent au crépuscule, les appels des derviches qui se répondent et une musique plus subtile, celle des rêveries féminines éparses dans une invisible cité.
Assis sur le banc, parmi les cactus et les mimosas, je songe parfois avec passion que vous allez entrer dans le palais de votre maître absent et vous y étreindre sur les mosaïques colorées, car les amours des sultanes sont surtout faites de baisers mutuels.
Et d’autres fois la douceur merveilleuse de l’air fait naître en moi un songe si profond que je ne voudrais plus quitter l’ombre des mimosas et que je me rappelle le poète arabe Tahir qui vit, d’une balustrade semblable, tomber son épouse dans la mer et qui oublia de se porter à son secours, tellement son inspiration était belle.
Le verger d’Agay est entouré d’un mur si haut que c’est à peine si l’on voit les têtes des pommiers avec leurs couronnes de fleurs et les petites gouttes de sang que font les cerises.
Le verger d’Agay est un vieux verger planté par un ancien maître avare de ce grand domaine marin qui, pour ne rien abandonner aux enfants pillards et abriter ses fruits, construisit cette haute muraille.
Quand on passe près des portes closes, le long des pierres usées, et qu’on voit très haut la cime de ces arbres dont les troncs et les feuillages sont invisibles, on se rappelle les contes de fées de son enfance, si on a l’âme tant soit peu portée au romanesque.
Là sont les fruits magiques, là se promène une princesse captive, et pour la délivrer il faudrait affronter un dragon dont la gueule lance des flammes.
Si l’on n’a pas l’âme portée au romanesque, l’on sait que les fruits magiques sont vendus au marché de Saint-Raphaël et que le dragon est un vieil homme du Midi très doux et qui sent l’ail, et qui lance non du feu, mais une gerbe d’eau, enveloppée d’un arc-en-ciel, par la pomme d’un arrosoir.
Il y a une colline de laquelle on voit le soleil se coucher. On peut le voir en principe de toutes les collines et même de tous les points de la terre, mais sur cette colline-là, il y a la pierre d’où on le regarde avec l’émotion qui crée le souvenir.
— Les couchers de soleil, dit Jean Noël, font penser à la mort, à l’immortalité et aux Méditations de Lamartine. Il y a un soleil qui se couche en moi, un soleil nuancé et un peu timide et qui ne ressemble pas à ce paysage splendide et grandiloquent.
— Mais moi j’ai envie de pleurer, je ne sais pourquoi, en voyant la nuit qui monte lentement des forêts de pins et gagne peu à peu le côté de la mer.
Et lorsque nous revenons par la route qui longe le rivage, je ne peux pas comprendre comment il se fait que Jocelyne et Jean Noël parlent indifféremment de mille choses futiles de leur vie à Paris. On dirait que cette beauté émouvante ne les atteint pas ou n’effleure que leur curiosité. Ce sont eux qui sont artistes et moi qui ne le suis pas, et c’est moi seule que ce beau paysage émeut. Leurs âmes sont-elles au-dessus de la nature ? Suis-je une pauvre petite sotte qui pleure pour rien ?
Il y a une chambre violette avec une grande bibliothèque blanche qui est pleine de livres. Et c’est dans cette chambre que passent pour moi les plus belles heures parce que la mer mystérieuse de la pensée est venue m’y baigner.
Cette mer est plus profonde, plus colorée, plus diverse que la Méditerranée que mes yeux regardent. Elle est soulevée de plus de tempêtes, elle nourrit plus de monstres, elle est inondée de plus de soleils et de lunes. Elle vient de plus loin jusqu’à la petite fille ignorante que je suis, et qui tend peureusement les mains au hasard.
Parce qu’il m’a indiqué un livre, parce qu’il a éclairé d’un mot le sens d’un autre, parce qu’il m’a fait comprendre la beauté de certaines pensées, qu’il a cru à mon effort, pourquoi suis-je lié à celui que j’aime bien plus solidement que par les paroles d’amour ou le plaisir des caresses ?
Il m’a tendu un miroir et il m’a montré mon âme, il est venu avec une baguette et il a fait jaillir des sources cachées, il m’a appris tout ce qu’il y avait en moi de susceptible d’élévation. Je suis éblouie par ce don nouveau, je ne voudrais plus y renoncer, mais je sais pourtant que j’en souffrirai.
— Vois-tu, Aline, dit Jocelyne, quand il fait froid, on allume des pommes de pin dans la cheminée ; elles font une flamme haute et joyeuse. Mais à présent c’est le printemps, il fait chaud, laisse ton corps dévêtu.
As-tu vu, Aline, cette grande cape avec un capuchon qui est suspendue dans l’antichambre ? Quand il fait froid et que le vent souffle, je la mets pour aller dans les rochers. Elle me descend jusqu’aux talons et je ressemble de loin à un douanier ou à un gardien de phare. Mais à présent c’est le printemps et nous pouvons nous promener en jupon et les seins nus dans les tamarins.
Vois-tu, Aline, durant l’hiver on enlève les moustiquaires des lits et on les plie dans les armoires. Mais à présent c’est le printemps, et l’on vient de les replacer. Ils sont éblouissants de blancheur et un peu raides encore, parce qu’ils sortent du lavoir. Je veux t’apercevoir toute nue sur le lit à travers leur gaze légère, comme à travers un rêve transparent, une subtile robe qui ne te toucherait pas.
— Quand vous irez vous baigner toutes les deux, dit Jean Noël, je me rappellerai l’histoire des sirènes. Il y en a plusieurs. Il y a celle d’Ulysse, qui est la plus connue. Mais quelle folie était donc celle de ce héros pour se faire enchaîner au pied d’un mât quand les sirènes chantaient ? Comment n’a-t-il pas pensé que si ces êtres marins et artistes appelaient les hommes de leurs voix irrésistibles et les entraînaient sous les flots, c’était pour leur faire partager leurs plaisirs dans leurs palais de nacre et d’opale ? La vie auprès de ces déesses devait valoir infiniment mieux qu’un retour problématique à Ithaque à travers mille périls.
J’ai connu un homme qui, ayant entendu une fois les sirènes, s’était précipité aussitôt pour les suivre et avait demeuré longtemps avec elles. Quand il était revenu sur la terre, sa femme s’était remariée et ses enfants étaient devenus des hommes barbus qui ne l’avaient pas reconnu. Mais cela lui était complètement égal. Il avait conservé de son séjour un goût des arts très raffiné, une grande philosophie, et il disait volontiers qu’il n’y a en somme d’existence possible qu’avec des sirènes.
Je risquerais de me noyer si je voulais aller avec vous sous les flots quand vous vous baignez. Mais vous pourrez bien chanter pour me griser, quand vous sortirez, ruisselantes de gouttes d’eau, et que vous vous sécherez dans votre peignoir. Puis vous m’entraînerez par la main dans la chambre où est le grand divan, dont les étoffes sont imprégnées de parfum et qui vaut bien une grotte.
Ce soir il m’a entraînée dans le jardin, pendant que Jocelyne jouait du piano, comme s’il voulait être seul avec moi et me dire des paroles qu’elle ne devait pas entendre.
Nous avons marché quelques minutes, mais il n’a rien dit. La mer ne faisait pas de bruit, le gravier ne criait pas sous nos pas, les arbres n’étaient pas agités par le vent, il y avait une harmonie de silence et d’immobilité.
Alors il m’a embrassée sur les lèvres, mais d’un baiser qui semblait être donné à la dérobée, qui avait la portée d’un secret entre nous deux.
Et juste dans cet instant un crapaud, du côté de la terre, s’est mis à chanter, et une branche de mimosa est tombée à nos pieds.
Nous sommes revenus vers la villa. Le piano s’était arrêté de jouer. Le secret s’était envolé.
Ô vieux figuier, pourquoi ressembles-tu tellement à un autre vieux figuier du pays de Gascogne, et comment des terres différentes peuvent-elles faire pousser des arbres pareils ?
Quand je regarde ton tronc blanchâtre, bas et tordu, et tes larges feuilles, il me semble que je suis redevenue une petite fille, je vois au loin se dessiner au fond d’une vallée le village de Valentine et j’entends les hoquets qu’avait ma mère quand elle avait bu.
Ô vieux figuier, tu abrites à présent une créature bien différente en apparence de cette petite fille. Et pourtant, de même qu’autrefois, quand j’avais peur ou quand j’avais mal, je courais me réfugier sous l’ombrage de ton frère des bords de la Garonne, je viens encore aujourd’hui écouter à tes pieds mon âme qui a peur et qui a mal. J’étais bien abandonnée jadis, bien seule, sans amour. Je ne suis plus seule maintenant et beaucoup d’amour m’enveloppe. Est-ce donc la même chose, puisque je suis, toute tremblante encore, sous le vieux figuier ?
La vie des femmes qui habitent à Paris a des complications que celles qui vivent dans les autres villes ignorent. Jocelyne doit brusquement partir pour Nice toute seule et elle ne reviendra que dans quelques jours.
Tout d’abord je ne l’ai pas cru à cause du bonheur qui éclatait en moi et qui me semblait trop grand. Mais déjà la voiture arrivait où l’on portait à la hâte son sac de voyage et ses cartons à chapeaux.
Nous sommes allés jusqu’à la grille et je ne comprenais pas comment elle pouvait partir. Elle aimait bien peu, ou elle avait une grande certitude d’elle, ou elle faisait bien peu de cas de moi.
Était-ce une forme de jalousie que son baiser plus tendre pour me dire adieu, ou son indifférence s’y manifestait-elle avec un petit regret des jours que nous venions de passer ensemble ?
— À bientôt. Ne vous ennuyez pas sans moi.
La voiture s’éloignait. Jocelyne ne se retourna qu’une fois en agitant la main. Non, elle n’était pas jalouse. Du moins, il me le semblait.
X
La nuit de l’Aphrodite
et du Bouddha
Ce soir-là, comme la nuit était douce, comme le murmure des premières cigales s’était tu, que la clarté de la lune entrait par la porte ouverte sur la terrasse et que Jean Noël fumait en silence, il sembla à Aline que les objets placés sur le plateau d’argent s’animaient d’une vie étrange.
La petite statuette d’Aphrodite abaissa son bras droit qu’elle avait levé et elle écarta en souriant le pan de son voile qu’elle tenait. Elle apparut ainsi toute nue, fit deux ou trois pas parmi les aiguilles de métal et les talismans répandus autour de la lampe, et elle sourit avec une aisance parfaite où ne perçait pas la moindre pudeur. Puis elle s’avança délibérément vers le Bouddha de jade qui était de l’autre côté du plateau, et elle le fixait en marchant avec son regard où il y avait à la fois de l’allégresse, de l’ironie et un incompréhensible désir.
Aphrodite agitait la rose qu’elle tenait comme un appel d’amour, elle tendait ses seins parfaits, puis s’inclinait et se renversait, et le Bouddha de jade demeurait immobile avec ses mains croisées sur son ventre énorme.
Et l’Aphrodite disait : C’est moi qui mène le monde en agitant ma rose. Le plaisir que je donne est le fond et la raison d’être de toute chose. Les morales changent selon les temps et les peuples, les religions naissent et meurent, la vie de l’au-delà avec ses récompenses est une hypothèse incertaine, mais moi je ne change pas, je suis, depuis le commencement du monde, la seule certitude de bonheur.
Ô volupté des sens qui est en même temps l’ivresse de l’âme, qu’a-t-on trouvé de meilleur et de plus haut ? Tu révèles la beauté de la forme humaine, tu es l’obéissance à la loi de pénétration des êtres.
Heureux ceux qui se sont consacrés à moi dès le premier éveil de leur corps dans l’adolescence ! Ils ont pu prendre à la vie tout ce qu’elle peut donner. Heureux s’ils ont évité les pièges que la fidélité tend aux âmes fidèles, que la religion tend aux âmes croyantes, que le travail tend aux âmes laborieuses ! Ils peuvent, quand ils sont vieux, regarder sans regret leur existence par le souvenir.
Et quant à ceux dont le visage a pris une expression grossière parce qu’ils ont voulu m’ignorer, à ceux qui ont cultivé ce que les hommes appellent la vertu, quelle amère duperie aura été leur vie, puisqu’ils l’auront passée à se réjouir d’étreindre du vent !
Le visage carré du Bouddha de jade s’anima sans qu’il fût possible de distinguer si c’était la joie ou la tristesse qu’il reflétait. Et il dit :
— Tu exprimes une vérité qui a sa place entre d’autres vérités et qui n’est ni plus fausse ni plus vraie. Le plaisir doit être mis au-dessus du devoir, car le devoir n’est que la loi imposée par l’égoïsme du plus fort. Mais au-dessus du plaisir est l’amour de toute chose, au-dessus de cet amour est la sagesse d’en savoir la vanité, au-dessus de cette sagesse il y a le néant.
La beauté du corps, la volupté de la chair ne font qu’augmenter notre désir de vivre pour savourer encore cette beauté et cette volupté. Tout ce que nous saisissons nous échappe, tout ce qui nous enivre nous déçoit. Le parfum de ta rose, Aphrodite, ne me fera pas tressaillir, et la tiédeur de ta chair contre la mienne me laissera insensible. Après m’être efforcé de chérir l’univers également sous toutes ses formes, y compris la tienne, je m’efforce de détruire en moi ce pouvoir de chérir. Je préfère l’immobilité au mouvement et la laideur à la beauté parce qu’ils nous font moins désirer.
C’est pourquoi, les mains croisées sur mon ventre ridicule, je regarde sans bouger cette lampe rougeâtre qui n’éclaire pas, je respire cette fumée dont l’ivresse éteint les sens et j’entre un peu plus chaque jour dans le néant consolateur.
Avec une délicieuse fraîcheur, avec un parfum léger d’algues marines, de pins et de mimosas, avec une très vague lumière crépusculaire, le matin pénétra dans la chambre endormie et se répandit sur Jean Noël et sur Aline,
Celle-ci, en s’éveillant, regarda aussitôt le plateau d’argent. La statuette d’Aphrodite était à sa place et en face d’elle le Bouddha de jade était assis.
La petite lampe palpitait et allait s’éteindre, et il semblait que c’était moins par le manque d’huile que par le contact du matin qui l’effleurait.
Alors Aline raconta à Jean Noël le rêve qu’elle avait eu et les paroles qu’elle avait cru entendre. Et il répondit :
— La folie des hommes ne serait rien s’il n’y avait pas encore sur la terre la folie des dieux.
XI
Les jours d’attente
Le bonheur, si court par lui-même, s’envole encore plus vite quand on sait qu’il va finir bientôt. Et cette connaissance qu’on a de sa fin prochaine contribue à précipiter cette fin.
Et Aline avait conscience qu’il se dégageait d’elle une désolation fatale à l’amour, un pouvoir de suggestion qui agissait à son insu sur Jean Noël dans le sens contraire à celui qu’elle aurait désiré.
Elle était comme quelqu’un qui roule sur une pente. Elle ne pouvait se retenir. Il y avait malgré elle dans son regard une flamme triste qui avait l’air de fixer les débris de son amour brisé, et chaque baiser qu’elle donnait avait la saveur d’être le dernier.
Elle se rendait compte qu’elle aurait pu, avec une conviction plus joyeuse, avec une certitude qui aurait émané de ses gestes, de ses paroles, prolonger son bonheur, le rendre plus vivace en lui donnant l’aliment de sa propre foi.
Mais elle n’y croyait pas et elle avait trop d’amour pour Jean Noël et pas assez pour elle-même.
— Quand on part en voiture à travers les montagnes de l’Esterel, dit-il, on longe de belles forêts brûlées, on traverse des vallées où il n’y a que les maisons des gardes et l’on arrive, au bord d’une route, à l’auberge des Adrets.
Cette auberge est comme toutes les auberges, avec une salle triste et à côté une tonnelle où viennent errer les poules. Mais il y a de vieux arbres tout autour et le prestige de son nom ajoute du charme à ce lieu. Si le temps est beau, nous partirons demain tous les deux, nous irons déjeuner à l’auberge des Adrets et nous ne reviendrons qu’à la tombée de la nuit, quand la fraîcheur descend des arbres et monte en même temps de la terre.
Aline se promettait un grand bonheur de cette promenade. Mais le lendemain le ciel était chargé de nuages.
— Nous irons demain à l’auberge des Adrets, dit Jean Noël.
Demain ! Demain ! quelle folie, quand la vie est là qui prépare tous ses pièges pour empêcher le charmant demain d’arriver !
Le lendemain, une voiture stationnait devant la villa. Elle allait emmener Jean Noël qu’un télégramme obligeait à partir pour deux ou trois jours.
— Vous avez des livres. Il y a le plateau d’argent, il y a la mer. Je vous confie aux jardiniers et à la femme de chambre de Jocelyne, qui sont des gens excellents. Ne vous ennuyez pas trop. Demain, vous aurez une lettre.
Demain ! demain !
Je m’en suis allée toute seule au bord de la mer sur une petite plage où il y a quelquefois des pêcheurs. Là, je me suis assise avec un livre qu’il m’a dit de lire et j’ai attendu que le jardinier vienne me chercher pour dîner.
Le temps, quand on s’ennuie, est un tyran impitoyable, mais un tyran toujours vaincu. Je sais que les heures finiront bien par passer, mais il n’y a pas de rêverie assez claire pour lutter contre le pressentiment.
J’ai regardé le lent progrès des vagues sur les pierres, je me suis intéressée à des enfants qui jouaient, j’ai vu une barque accoster et deux hommes qui en descendaient avec des poissons dans une toile. J’ai lu, puis j’ai fermé mon livre, puis j’ai regardé des formes bizarres de nuages.
Quand le jardinier est venu me chercher et que je l’ai suivi, il m’a dit :
— Vous voilà toute seule, ce soir, mademoiselle.
Assurément il n’y avait aucune pitié dans sa voix. Il constatait simplement ce fait pour dire quelque chose, mais comme ses paroles ont douloureusement résonné en moi !
Il y a bien eu une lettre, mais elle était si vague et si courte qu’il aurait mieux valu qu’il n’y en ait pas eu.
Il est vrai, me dis-je, pour me consoler, qu’il y a des gens pleins de sentiments affectueux qui n’écrivent que des lettres brèves et sèches, et il faut savoir considérer ces mots hâtifs comme le témoignage de cœurs qui ont de la peine à se révéler.
J’essaie d’écrire une lettre où je dirai tout de moi, de ma vie, de mes pensées et de mon amour. Comme c’est difficile ! J’ai peur qu’il se moque, à cause de mes fautes de français, à cause de la naïveté de ce que j’exprime. Je m’efforce d’avoir une écriture élégante, je m’applique, je recommence. Et puis la sincérité s’empare de moi et j’écris, j’écris longtemps et je sens que les choses vraies, dites simplement, prennent une grande force.
Je suis vraiment contente de ma lettre. Il aura, quand il l’aura lue, une meilleure idée de moi. Qui sait ? il reviendra peut-être plus tôt. Il m’aimera davantage.
Mais quand j’ai plié la lettre dans l’enveloppe, je pense soudain qu’il ne m’a pas laissé d’adresse.
Les jardiniers et la femme de chambre m’entourent de soins, ils sont pleins d’amabilité pour moi, mais j’aimerais autant qu’ils en aient moins. J’en suis sûre, c’est un effet de mon imagination qui me fait croire toujours qu’ils me plaignent. Pourtant, ils ont l’air de vouloir compenser un tort qu’on m’a causé, de me regarder pour savoir si je ne vais pas pleurer.
Pourquoi me plaindraient-ils ? Ne suis-je pas très heureuse ? Ils ignorent que j’ai toujours été pauvre et que la vie que je mène depuis quelques jours représente pour moi la découverte d’un luxe qui m’était inconnu. Ils ne savent pas que j’aime. Lorsqu’ils me voient lire, ils pensent dans leur simplicité que je travaille et ils ne peuvent se douter que dans cet agrandissement de mon âme que procurent les livres, il y a une source de joie chaque jour nouvelle.
Oui, je suis très heureuse. Trois jours sont si vite passés ! Les cigales chantent, la mer est bleue, je me promène et je rêve. Mais comme ce bonheur-là est douloureux !
Il y a une grande joie répandue dans la nature. On l’entend dans tous les bruits, on la voit dans la pureté de la lumière, on la touche avec l’humidité du soir.
Derrière les grilles les chiens aboient ; ils s’appellent entre eux pour des jeux, ils disent la joie d’obéir à leurs instincts, la satisfaction du mouvement sans but. Les oiseaux volent dans un plaisir éternel au milieu de l’azur. Il y a dans l’herbe des amours d’insectes.
Les roses témoignent du plaisir qu’ont les plantes à pousser. Les arbres se balancent avec satisfaction dans l’air, ouvrant bienveillamment leurs grands bras tordus. Les fruits abondent, symbole de la richesse. Des gommes coulent sur les troncs comme des larmes de volupté.
Il y a une grande joie répandue dans la nature quand on la regarde en se disant que le soir on sera dans les bras de son bien-aimé.
Comme le train arrivait à Agay à six heures, Aline pensa le soir du quatrième jour qu’elle pouvait aller sur la route au-devant de Jean Noël. Il va arriver certainement ce soir, avaient dit les jardiniers. Et il lui semblait qu’il y avait en elle un pressentiment joyeux qui lui annonçait cette arrivée.
Elle mit une robe rose qu’un matin il avait trouvée jolie. Elle se recoiffa plusieurs fois. Elle suspendit à son cou le pendentif de jade donné par l’ancien administrateur colonial.
Jamais la route n’avait été aussi claire entre le bleu sombre des pins. Elle s’arrêta plusieurs fois pour écouter si au bruissement des cigales ne se mêleraient pas les clochettes d’une voiture.
— Bonjour, facteur. Il n’y a pas de lettre pour moi ? Non, il n’y avait rien. — Est-ce que le train d’Agay n’a pas eu de retard ? — Non, il était passé tout à l’heure.
Elle s’assit non loin du phare. Jean Noël viendrait peut-être à pied, à cause de la douceur de la soirée. La soirée était très douce et s’assombrissait peu à peu. Les cigales s’étaient tues. Un voisin qui avait dû arriver par le train de six heures l’avait croisée depuis bien longtemps.
Aline vit un vol d’oiseaux qui s’élevait de l’autre côté de la baie et qui semblait se diriger vers Anthéor. Ils tachaient de noir le ciel où çà et là clignotait une étoile. Elle ramassa son ombrelle qui était tombée. Elle s’en revint à petits pas, très lentement.
Le lendemain, à six heures, le même train devait passer, et Aline était sur la route avec la même robe rose et le pendentif de jade autour de son cou.
Des pergolas, vers elle, jaillissaient les roses ; l’air était immobile, chaud et lourd de parfums. Aline sentait sur sa tête la magnificence du soir et de la nature, et dans son cœur il y avait l’espérance qui fuyait et la détresse qui venait.
— Bonjour, facteur. Il n’y a pas de lettre pour moi ? Non, il n’y avait rien. Le train d’Agay était passé depuis bien longtemps. La nuit était tout à fait venue, Aline revenait vers la villa, mais les choses avaient pour elle un autre aspect, elle les regardait et les comprenait avec une autre âme.
Les aboiements des chiens derrière les grilles avaient quelque chose de déchirant. Ils étaient la plainte d’âmes aveugles enfermées dans l’inconscience des bêtes. Le vol des oiseaux était rapide et craintif ; ils échangeaient entre eux des signaux pour s’annoncer la venue des oiseaux de proie. Dans les herbes les insectes se dévoraient. Les arbres étaient tourmentés par le soleil, la pluie ou le vent, et les contorsions de leurs branches témoignaient de leur obscure douleur. La sève qui humectait les écorces était une sueur de désespoir.
Toute la terre souffrait comme elle, et elle marchait gémissant doucement, portant sa peine délicate d’amour, au milieu des gémissements et des peines inférieures des choses.
Dans la chambre d’Aline, sous les colonnes de la terrasse, dans les corbeilles du jardin, il y avait quelque chose de changé. En descendant l’escalier, en se promenant, en respirant l’air, elle sentait flotter autour d’elle la pitié des jardiniers et de la femme de chambre.
Et derrière cette pitié il lui semblait déjà voir poindre un peu d’hostilité, le sentiment qu’elle était une invitée pour laquelle on pouvait avoir moins d’égards, avec qui on pouvait être plus familière.
Elle allait d’un endroit à l’autre, n’ayant pas la force de lire, n’ayant pas la force de se souvenir, n’ayant pas la force de prévoir. Elle était comme quelqu’un qui a construit un bel édifice et qui s’aperçoit soudain que son ouvrage n’est plus que des ruines, sans pouvoir s’expliquer pourquoi.
Mais quand revint l’heure du soir et qu’il y eut au loin un bruit de train, Aline marcha hâtivement sur la route, elle en scruta avec anxiété chaque tournant, jusqu’à ce que la nuit soit venue, car l’espérance est fortement liée à notre cœur.
Le bruit de la sonnette à la grille. Que de nouveautés, que de promesses il y a dans le bruit d’une sonnette qui résonne à travers un jardin !
— Bonsoir, facteur. — Oui, il y a une lettre. Il faut signer. Comme ce facteur est un brave homme ! Mais pourquoi faut-il signer ? Elle signe. Le facteur sourit sous sa moustache. Une lettre sur laquelle il y a écrit Valeur déclarée est toujours une bonne lettre qui fait plaisir, et il est agréable de faire plaisir à une jeune personne charmante.
Le facteur ne s’en va pas. Il demeure immobile devant elle, inattendu et vulgaire comme la destinée. Il parle de choses et d’autres. Peut-être veut-il boire un verre de vin ? Il veut bien. Aline se hâte de le lui donner en serrant la lettre contre elle.
Elle la lit enfin. C’est vite fait, car la lettre n’est pas très longue. Jean Noël ne reviendra pas. Il ne peut pas. C’est à cause de raisons très importantes. L’on se reverra. Il y a deux ou trois phrases vraiment très gentilles. Elle peut rester à la villa tant qu’elle voudra. Tout est à sa disposition. Si elle a besoin de quelque chose, etc., etc.
Non, elle n’a plus besoin de rien.
XII
La nuit de la mauvaise action.
— Certes, dit Jean Noël, j’ai dû accomplir dans ma vie beaucoup de mauvaises actions, mais je n’en ai pas eu de remords. Peut-être ces mauvaises actions ne renfermaient-elles pas une vraie goutte de mal. Une seule me fait souffrir quand j’y pense, malgré qu’elle n’ait fait de tort à personne, et je sais que je ne saurais en accomplir de plus mauvaise.
Quand on vient d’arriver à Naples et qu’on demande au portier de son hôtel où l’on pourrait aller se promener pour une ou deux heures, il vous indique un endroit au-dessus de la ville, dont je ne me rappelle plus le nom, et où il y a soit un musée, soit une église, soit un point de vue à contempler, soit peut-être ces trois choses ensemble. C’est ce qui advint pour moi. J’avisai un cocher qui passait devant l’hôtel, je lui donnai le nom de la promenade en question et nous partîmes.
Naples était ce jour-là enveloppé de nuages et j’étais de fort mauvaise humeur de ne pas voir les beautés ensoleillées que je m’étais imaginées. C’était une ville sombre que je traversais. J’aperçus devant moi le profil de mon cocher. Il était étonnamment maigre et vieux avec une barbe courte et singulière. Ses vêtements étaient très pauvres. Quant au cheval, c’était une créature plus maigre encore que son maître et plus décharnée, comme je n’en avais jamais vu. Son trot était excessivement lent, et toute la voiture geignait comme si elle allait se briser.
Ma mauvaise humeur augmenta de traverser cette ville dans un aussi grotesque équipage.
Et comme nous gravissions une rue très raide, le maigre cheval s’arrêta épuisé. Je vis alors le cocher, au lieu de se servir de son fouet ou même seulement de le faire claquer, descendre de son siège et venir parler à son cheval. Je ne comprenais pas ce qu’il lui disait. Il lui parlait doucement, presque tendrement, et il jetait parfois un regard timide sur moi pour s’assurer que je supportais sans colère cet arrêt.
Il devait dire à son cheval : Nous sommes tous les deux vieux et laids, pauvres parmi les pauvres. Nous faisons rire, et c’est miracle si nous pouvons dans la journée trouver un ou deux clients distraits qui nous permettent de gagner un peu d’avoine pour toi, un peu de pain pour moi. Je sais que la côte est rude et que tu n’en peux plus. Mais songe que notre misère est grande. L’homme est impitoyable. Je tremble que celui qui est assis dans notre voiture nous quitte. Allons, fais un effort, ô mon frère ! »
Des gens regardaient et riaient devant une boutique. Assis dans la voiture, j’avais le sentiment d’un grand ridicule. Sans doute le cheval entendit-il les paroles de son maître, car il se remit en marche à petits pas.
Mais un peu plus loin il s’arrêta encore, puis il repartit de lui-même. Mais le vieux cocher alors, d’un mouvement spontané, se jeta à bas de son siège. Je crus que c’était pour tirer le cheval par la bride. Il n’en était rien. Il se mit à pousser la voiture de toutes ses forces, et il y avait sur son visage désolé de pauvre vieillard la crainte de mon mécontentement et la pitié pour son triste compagnon, en même temps que le besoin de l’entr’aider.
Il me semble maintenant, par le souvenir, que la vue de ce spectacle aurait dû arracher des larmes au cœur le plus dur. Il n’en était rien. Les gens que nous croisions se moquaient ostensiblement, et moi j’étais comme tout homme qui s’est engagé sur la voie des mauvais sentiments, j’avais un bandeau sur les yeux, je m’enfonçais chaque minute davantage dans l’égoïsme et dans l’absence de pitié.
Au lieu de descendre et de pousser la voiture avec le vieil homme, je fumais une cigarette dans une pose négligente, ou bien je souriais avec mépris pour faire comprendre aux passants qui se moquaient que je voyais tout le ridicule d’une pareille scène, qu’étranger à cette ville, c’était à la suite d’une méprise que j’avais pris pour me transporter cette voiture de dernier ordre et ce lamentable cocher.
J’allai même jusqu’à faire entendre des plaintes sur la lenteur de la montée et à murmurer que j’étais pressé et qu’il aurait été honnête de me prévenir.
À aucune minute la grandeur de cette fraternité des pauvres ne me toucha.
Et quand nous fûmes arrivés devant l’église ou le musée — je ne sais — je mis sur mon visage l’expression d’un homme qui est excédé, qui a été dupé et qui va faire une légitime exécution.
Au lieu de garder le cocher pour redescendre, je lui demandai avec sévérité combien je lui devais. Il se tenait devant moi, le chapeau à la main, essoufflé, très humble, comme vaincu. Il fixa lui, le pauvre, une toute petite somme dérisoire, à voix basse. Et moi, l’égoïste, je la lui comptai parcimonieusement, n’ajoutant qu’un pourboire absolument insignifiant dont il me remercia en me saluant à plusieurs reprises.
Le brouillard, pendant que nous montions, s’était accumulé sur Naples. Le cocher y plongea et y disparut comme dans la mer de la détresse. Toutes les forces du mal me possédaient à cette minute. L’imbécile vanité de paraître, l’incapacité de comprendre l’âme fraternelle des pauvres, l’avarice, la méconnaissance de la pitié.
Je crois qu’à cet endroit devait se dérouler le panorama splendide de Naples et de la mer. Mais l’on ne voyait que des nuages. Je fis deux ou trois pas, et soudain dans cette brume épaisse une lumière se fit, une clarté intérieure de mon âme plus resplendissante que le soleil sur la baie de Sorrente.
Je voulus m’élancer à la poursuite du cocher. Mais soit que je me sois trompé de route, soit que par une ironie du destin, le cheval ait pu courir après m’avoir quitté, je ne le retrouvai point. Je ne devais pas le revoir durant les trois jours que je passai à Naples. Ma mauvaise action était à jamais accomplie.
— Le seul péché qui ne soit pas pardonné est le péché contre l’esprit, dit au cours d’un assez long silence, l’ancien administrateur colonial Miély. Je ne me rappelle pas si je vous ai parlé de ma petite amie Thi-Nam que j’aimais et que je croyais avoir rendue plus intelligente. C’est contre elle que j’ai accompli la plus grande faute possible, et cette faute fut d’autant plus grande qu’elle s’est exercée en même temps contre moi.
J’étais alors parmi ces gens qui poursuivent un but avec une grande sincérité apparente, mais qui au fond d’eux-mêmes n’y croient pas, n’ont pas la foi dans le but qu’ils poursuivent.
J’étais depuis trop longtemps en Indo-Chine, et une immense nostalgie de la France m’était venue. Au bruit des lataniers je voulais faire succéder le bruit des acacias et des platanes de mon pays. Je voulais revoir les longues lignes de cyprès qui abritent les fermes et les briques rouges qui les recouvrent.
J’avais droit à un congé. Je me décidai à rentrer en Europe. J’abandonnerais Thi-Nam. C’est vrai, elle s’était transformée auprès de moi. Mais au fond, ce n’était qu’une petite sauvage qui trouverait, quand je serais partie, un bonheur plus grand. C’est du moins ce que j’essayai de me persuader. Ne m’avait-elle pas trompé, du reste, avec un sergent de la milice ?
Je lui jurai que je serais de retour au bout de six mois, que je ne l’oublierais pas, et je partis ayant chargé un de mes amis, fonctionnaire des douanes, de lui remettre de l’argent, quelque temps après, et de lui annoncer avec ménagement que je ne reviendrais plus.
On a toujours le droit de quitter un être qu’on n’aime plus. L’amour qu’il a pour vous et sa souffrance d’être quitté ne sont pas des raisons suffisantes pour vous retenir. Mais ce qui est impardonnable, c’est de l’avoir élevé, de lui avoir donné un élément spirituel dont il ne pourra plus se passer, pour le rejeter ensuite à une vie inférieure.
La traversée, l’arrivée à Marseille, le plaisir de revoir la France furent pour moi une sorte d’étourdissement qui m’empêcha de penser à Thi-Nam. Je craignais le remords et je l’écartais.
J’allai passer quelque temps chez des parents, à Salon. C’est dans la pureté de ce paysage de Provence, sur les grandes routes droites, sous les platanes géants, que l’image du petit compagnon à la peau d’ambre et aux cheveux tirés réapparut pour moi. Je la regrettai peut-être à cause de l’ennui, de la solitude au milieu de gens qui n’avaient pas mes idées, peut-être parce que je la trouvai, par comparaison, bien plus intelligente et plus raffinée que toutes les femmes que je voyais. J’attendis avec impatience la lettre de mon ami me disant ce qu’avait pensé Thi-Nam de mon abandon.
Le fonctionnaire des douanes était un brave homme qui m’aimait bien, mais qui était assez vulgaire et considérait les femmes comme un élément dangereux pour l’amitié, qu’il plaçait au-dessus de tout. Je ne reçus sa lettre qu’après plusieurs mois. « Thi-Nam, me disait-il, avait très bien pris les choses. Cet abandon, pour une congaï, était si naturel ! Elle s’était consolée. Il ne fallait plus penser à elle. »
J’en eus du dépit d’abord, puis une grande mélancolie. Puis je pensai combien c’était juste et heureux, puisque je l’avais quittée, et cela augmenta encore ma tristesse.
Sur le lit d’une petite chambre blanche, à Salon, en Provence, avec un bruissement d’arbres à la fenêtre entr’ouverte, je fumais, un soir, solitaire. Des heures passèrent et je me souvins. Et quand j’eus beaucoup fumé, le souvenir s’évanouit et se confondit avec le présent.
Je fermais de temps en temps les yeux, et alors le bruit que faisaient les arbres dans le jardin me rappelait, à s’y méprendre, la voix de la forêt asiatique, là-bas, derrière la véranda de Cao-Bang.
Dans cette voix il y avait des appels désespérés d’âmes souffrantes, le frémissement des ailes des Génies du ciel, le mystère des végétations qui s’accumulent, les paroles que disent les Dragons de pierre immobiles devant la porte du paradis de Lao-Tsen.
Et parfois un cri particulièrement profond et humain se mêlait à ces voix confuses. C’était la plainte d’un pauvre petit être perdu dans l’immense forêt, qui cherche sa route, qui a peur et qui pleure, la plainte de Thi-Nam que j’avais abandonnée dans la grande forêt asiatique.
Et il me sembla qu’elle était de l’autre côté du plateau, allongée comme autrefois, avec ses yeux interrogateurs, son chignon tiré, sa peau d’ambre. Mais l’expression de son visage n’était plus la même. Elle reflétait l’effroi de la solitude, la tristesse d’être trahie par celui qu’on aime, une peine infinie. Ses joues étaient creusées et il y avait comme deux sillons de larmes sous ses yeux.
Et elle disait :
« Tu as éteint en moi une flamme légère et sacrée que tu avais allumée. Le goût d’apprendre, l’amour des livres, tout cela m’a quittée avec toi. Je redescends maintenant un chemin où il n’y a plus aucun bonheur. Tu as tué ce que tu aimais, l’œuvre que tu avais créée avec ta pensée, que tu avais modelée à ton image. C’est un peu de toi-même qui disparaît. Jamais plus, désormais, tu ne connaîtras la douceur des longues nuits où tu fumais en émerveillant l’âme de ta petite amie Thi-Nam qui t’aimait tant, à sa manière.
Je reçus, quelques jours après, plusieurs lettres d’amis qui me parlaient du désespoir qu’avait eu Thi-Nam de me perdre. Aucune, du reste, ne me blâmait. On m’apprenait qu’elle avait quitté Cao-Bang et qu’elle était revenue à Hanoï.
Le remords s’était emparé de moi. Avant que mon congé ne soit achevé, je m’embarquai à Marseille en me jurant de la retrouver. Mais les événements de la vie sont comme un fleuve qui s’écoule et qui ne remonte jamais vers sa source. Je sus en arrivant là-bas que, lorsque Thi-Nam avait appris ma résolution de la quitter, son premier soin avait été de rétablir l’autel des ancêtres qu’elle avait cessé depuis longtemps d’honorer. Elle y avait apporté à nouveau les bananes et le bol de riz. Elle était demeurée des journées entières, immobile, dans la fumée des bâtonnets d’encens qu’elle faisait brûler. On l’avait revue deux ou trois fois avec le sergent de la milice, puis elle avait quitté brusquement Cao-Bang toute seule, pour revenir à Hanoï.
Cau-Dong est une fille du Ciel qui a cassé une coupe de jade et qui a été chassée par le roi du Ciel. Elle est revenue sur la terre et elle y a mené une vie si parfaite qu’elle a obtenu l’immortalité. Il y a à Hanoï une pagode qui est consacrée à Cau-Dong. C’est une sorte de couvent de bonzesses où quelques pauvres femmes mènent une vie misérable, recevant les aumônes des étrangers qui viennent visiter la pagode, brûlant l’encens devant l’image de Cau-Dong.
C’est là que Thi-Nam était allée se réfugier. Je ne pus m’expliquer que par l’excès de la douleur ce retour en arrière d’un esprit qui était devenu intelligent et libéré de superstition. Une bonzesse de la pagode m’apprit que Thi-Nam, très malade, avait été portée à l’hôpital, puis qu’elle était morte d’une fluxion de poitrine. On l’avait enterrée dans le cimetière annamite, sur la route de Hué. Cela avait été, me dit-on, une cérémonie très convenable. Toutes les bonzesses avaient suivi l’enterrement.
Il y a une multitude de monticules le long de la route de Hué, et cela fait comme une grande mer, et chaque vague est un petit tertre pareil à un autre petit tertre, et tous les morts y sont anonymes.
Sous un de ces tertres il y avait Thi-Nam que j’avais aimée, que je n’avais élevée que pour la laisser tomber à une grossière religion et que, seules, de vieilles bonzesses ridicules avaient accompagnée quand elle était morte, tandis que j’aurais dû la porter moi-même, en la pressant sur mon cœur, comme mon enfant chérie.
Miély fit un geste qui embrassait les objets placés devant lui, la pipe et la lampe, la fumée et ses spirales, et qui embrassait aussi les objets du passé, d’autres pipes et d’autres lampes et une fumée plus ancienne, et il dit :
— C’est depuis ce temps…
On se tut, puis on parla encore des bonnes et des mauvaises actions.
— Que savons-nous des choses ? dit Jean Noël. Thi-Nam a peut-être trouvé parmi les bonzesses ridicules, en offrant un bol de riz et des bananes, une consolation qui a embelli la fin de ses jours plus que l’intelligence européenne et plus même que l’amour.
Miély, qui suivait sa pensée, reprit en s’adressant directement à Jean Noël :
— Ne croyez-vous pas que d’autres hommes ont fait du mal à d’autres Thi-Nam, et qu’il y a parmi les vivants d’autres cimetières aussi tristes et aussi anonymes que celui où sont les petits tertres sur la route de Hué ?
Alors on sonna à la porte. On entendit le froissement d’une robe, et Aline parut sur le seuil de la fumerie, très hésitante, très intimidée.
— Excusez-moi, dit-elle. J’ai pensé que je pouvais… je me suis permis…
XIII
La descente
Quand la vie a écrit le mot fin à la suite d’une histoire d’amour, quelle qu’elle soit, il est bien difficile de l’effacer.
On se revoit presque toujours, on passe une ou deux nuits ensemble quelquefois, mais on ne retrouve jamais le parfum unique qu’on avait respiré.
La tendre camaraderie ! Aline aurait bien voulu être une tendre camarade. Mais elle aurait surtout voulu ne pas souffrir. Elle n’avait pas assez d’expérience et trop de tendresse pour savoir changer sa peine en volupté.
Et puis, si l’on ne vit pas continuellement l’un avec l’autre, tout collabore à vous séparer. Sur le fragile monument qu’on s’efforçait d’élever il y a chaque jour une vague qui met une couche de sable. Il y a la vague des amis, il y a celle de l’argent, il y a celle des voyages, il y a celle des nouvelles liaisons. Et quand beaucoup de vagues de sable se sont accumulées, on s’aperçoit un jour que sur le bonheur, sur les souvenirs, sur tout ce qu’on a aimé, il n’y a plus que du sable.
— Je l’aimais parce qu’il m’avait élevée à lui, qu’il m’avait fait comprendre pourquoi un livre est mieux qu’un autre, parce qu’il m’avait parlé de choses inconnues pour moi jusqu’à ce jour, telles que la sympathie des êtres entre eux, la philosophie des Chinois, le charme des arts.
Je l’aimais parce que, quand nous causions ensemble, il s’efforçait de me laisser croire qu’il parlait avec un être aussi intelligent que lui et de la même qualité.
Je l’aimais parce qu’il se souvenait quelquefois et qu’il oubliait beaucoup, parce qu’il avait l’air, quand il me regardait dans les yeux, de regarder plus loin que moi, jusque dans la région où mon âme est née,
Je l’aimais parce qu’il ne m’aimait qu’un peu, parce que j’avais peur de le perdre. Je l’aimais pour d’autres raisons.
— Vois-tu, pour triompher de tout et de soi-même, dit le peintre Fortune, il faut développer en soi le génie joyeux de la vie.
Je ne connais pas de lieu sur la terre plus effroyablement triste qu’à minuit une certaine rue de Paris qui aboutit à la station du Métropolitain Réaumur-Sébastopol. Un quartier commerçant, quand les boutiques en sont fermées et qu’il est désert, offre l’image d’une désolation incomparable.
Je me rappelle que, passant une fois en ce lieu, je fus témoin d’un spectacle extraordinaire. Devant l’entrée de cette station du Métropolitain affreuse entre toutes, un homme et une femme modestement vêtus se tenaient enlacés et valsaient en fredonnant. Aucune musique ne les entraînait. Ils n’étaient pas impressionnés par la solitude et par la laideur. Je pensai qu’ils précédaient quelque bande joyeuse par laquelle ils étaient stimulés. Il n’en était rien. Ils étaient seuls. Possédés de leur joie intérieure, ils s’étaient saisis pour manifester cette joie par le mouvement.
Je les admirai longtemps. J’ai souvent pensé à eux. Ils avaient le génie joyeux de la vie. Qu’ils te soient, comme à moi, un exemple. Sans musique, sans amis, il faut pouvoir danser devant la station Réaumur-Sébastopol.
On se rappelle combien on était joyeuse d’être montée. On descend.
On se rappelle combien un peu plus de luxe, un peu plus de superflu, la qualité des bottines et des gants vous avaient été agréables parce qu’ils étaient les symboles d’une vie meilleure. On revient aux anciennes bottines et aux anciens gants.
On se rappelle qu’on a vu tout d’un coup se dérouler devant soi un nouvel horizon, et quelle douceur c’était de se sentir plus indulgente pour toute chose parce qu’on se sentait aimée et qu’un peu plus de bien était autour de vous.
On se rappelle combien ce chemin qui monte était beau parce que les gens qu’on y rencontrait étaient plus intelligents, plus fins que ceux qu’on avait vus jusqu’alors, et combien en jetant un regard en arrière on avait horreur de la laideur et du mal traversés.
Et pourtant on redescend sans le vouloir, sans le savoir d’abord, puis en ne voulant pas y croire, puis en ne voulant pas y penser.
Et il vient un moment où l’on se rappelle moins parce que le souvenir s’use et où l’on descend plus vite, parce que la vie est impitoyable.
Là-bas, à l’extrémité d’un faubourg, dans une rue pleine de barriques vides, il y a une petite maison pauvre dont l’unique fenêtre du rez-de-chaussée a des volets avec une ouverture découpée en forme de croix. C’est là qu’habite un vieil ouvrier qui est du village de Valentine, et qu’Aline allait voir de temps en temps avant d’être heureuse.
Elle y revient. Elle traverse l’enfer de poussière, de tonneaux alignés, de murailles grises. Le vieil homme est toujours là. Il la fait asseoir et ils se tiennent l’un en face de l’autre, presque sans rien dire.
En regardant le visage sculpté du paysan de son pays devenu ouvrier, elle évoque malgré elle la terre de là-bas, les vignes qu’on accroche aux pommiers, les pommiers qui sont larges et bas et où les coucous chantent au printemps, les prairies épaisses, les chemins qui montent sous les châtaigniers, les bergers avec leur cape de bure, les troupeaux avec leur cape de laine, l’eau du fleuve, la fraîcheur des vallées.
Ce vieil homme est pareil à elle. Il s’est exilé, il a voulu vivre à la ville. Tous deux sont misérables, rejetés, solitaires. Et quand elle s’en va, elle voit de loin, en se retournant, dans la grande tristesse du faubourg, les deux croix rougeâtres que fait la lumière aux volets, les deux croix insensibles et sans expression comme la pitié des pauvres entre eux.
À présent il faut revenir chez mère Loute, écouter ses conseils sur les hommes et sur la vie. Il faut revoir Lucette, subir le regard de ses yeux fidèles, résister à ses caresses. Il faut aller s’asseoir encore dans le petit bar, non loin du port, écouter les discussions de Totote, de Rosette et de Jeanne l’avare. Il faut revenir chez Mme Rosalie pour rencontrer des officiers anglais et raconter en se déshabillant qu’on est la fille d’un officier de marine mort à la guerre. Il faut monter dans des chambres d’hôtel où l’on retrouve une odeur familière de moisissure, il faut subir des hommes communs qu’on ne connaît pas, il faut faire une perpétuelle addition de petites sommes dont le total ne suffit jamais au budget de sa vie. Il faut aller, venir, sur la même route mélancolique et sans amour où l’on rencontre toujours l’homme au teint jaune, qui marche les mains dans ses poches en se dandinant et souffle une haleine infecte, comme l’appel des bas-fonds.
Il y avait une personne charmante qui tenait une pension de famille à Nice, qui aimait beaucoup Aline, et que celle-ci appelait sa petite maman. Elles s’écrivaient régulièrement, et Aline pensa qu’elle trouverait peut-être un refuge auprès d’elle.
Oui, elles s’étaient écrit avec régularité, sauf depuis quelque temps naturellement, c’est toujours ainsi. Mais une petite maman reste une petite maman, quoi qu’il arrive.
Et Aline alla à Nice. On fut bien contente de la revoir. Mais la pension de famille avait prospéré, toutes les chambres étaient prises, et il n’y avait pas de place pour elle en ce moment. La petite maman était très occupée, et ensuite elle consacrait les heures qu’elle avait de libres à un jeune homme qui était devenu son amant. On aime à tout âge, n’est-ce pas ? Aline habiterait ailleurs et viendrait souvent lui dire bonjour. Elle avait eu des chagrins ? Elle les lui conterait en détail, un jour. Mais tout passe. Il ne fallait pas se tourmenter. Allons, à bientôt, ma chérie.
Les petites mamans qui tiennent des pensions de famille ne valent pas les autres.
Il fallait me laisser à la maison meublée, au bar, à la rue. Je trouvais ma vie ennuyeuse et misérable certes, mais quand j’en imaginais une autre plus belle, je ne savais pas qu’elle était aussi près et que je pouvais la saisir.
Maintenant c’est trop triste. Je vois ce que j’aurais pu être et ce que je ne serai pas. Et je vois aussi ce que je vais devenir, et c’est cette clairvoyance qui me fait souffrir.
Il ne fallait pas me parler des bonnes et mauvaises actions, des cultes auxquels ont cru les hommes et des pays de l’Indo-Chine, où les jonques s’en vont sous les thuyas, où près des vérandas bruissent les forêts, de tout ce qui fait rêver et fait penser,
J’ai bu un poison. Il était peut-être comme tous les poisons. À une certaine dose il pouvait fortifier ou enivrer, mais à une autre il fait mourir.
Je ne mourrai pas. On parle beaucoup de mourir, mais on meurt difficilement. J’ai bu le poison qui rend plus intelligent et qui fait qu’on a le dégoût de sa propre existence.
Thi-Nam, tu es ma sœur. Mais moi je ne peux élever dans ma chambre meublée un autel des ancêtres où je brûlerais des parfums et où j’apporterais des offrandes comme tu le faisais.
Je ne pourrais y honorer comme seul ancêtre que ma mère qui buvait et me battait. J’ignore tout des autres. Et puis je n’ai pas la foi dans ce culte. Les bâtonnets d’encens me rappelleraient des soirées d’amour, et mère Loute viendrait boire le flacon de liqueur qui remplacerait le choum-choum.
Thi-Nam aux cheveux tirés et au teint de bronze, tu es une sœur plus favorisée, puisque tu reposes sous un petit tertre, le long d’une route, tandis que moi il me faudra m’étendre sans repos dans beaucoup de lits, pour gagner la pauvre vie qui m’anime et avoir droit à mon petit tertre.
Aline tient ce soir à la main le pendentif de jade ciselé qu’elle portait autour du cou attaché avec une petite chaînette. C’est Miély, l’ancien administrateur colonial, qui le lui avait donné. Il le tenait d’un mandarin très sage, ami de l’empereur, et elle avait attribué à ce pendentif la valeur d’un talisman.
Elle marche très vite dans une petite rue déserte. Elle a le cœur vide et elle a mal. Elle atteint le port et elle tourne à gauche. Là, il y a un canal aux eaux croupissantes où sont les vieux bateaux hors d’usage et où aboutissent les égouts.
Oh ! non ! Le mandarin ami de l’empereur n’avait pas raison. Peut-être parlait-il pour des êtres d’une autre race ou seulement pour une élite de riches. Ou plutôt c’était un vieux fou qui ne savait pas ce qu’il disait.
Elle se rappelle ses paroles que lui a rapportées Miély : « Le don unique et divin est la volonté constante d’acquérir plus d’intelligence. » Oh non ! ce don n’est pas divin. Il fait trop souffrir. Il est, au contraire, le signe de la malédiction sur la terre pour les pauvres filles comme elle.
Elle jeta le pendentif de jade dans les eaux croupissantes du canal et sans se retourner elle s’en revint vers sa vie.
Cette histoire me fut contée dans un café de Marseille, une après-midi de grande chaleur, par le peintre Fortune, homme joyeux et plein de pitié, dont le visage est pareil à celui d’un faune.
Il me montra Aline qui était assise parmi d’autres femmes et qui riait avec elles. Elle avait dû être jolie et l’était encore du reste, mais elle avait ce je ne sais quoi qui marque les femmes qui veillent trop tard et qui ont trop d’amants.
— Il me semble, dis-je, qu’elle rit plus fort que les autres et qu’elle met ses coudes sur la table avec plus d’aisance.
— Il est vrai, me répondit Fortune ; elle a peut-être même moins pleuré que les autres, mais il y a des qualités dans la douleur, et les larmes n’en sont pas toujours l’expression.
— Il me semble aussi qu’elle boit davantage, dis-je encore en voyant qu’elle avait plusieurs sous-tasses à côté d’elle, et qu’il y a dans son regard plus de vrai cynisme pour dévisager les hommes qui passent.
— Il est vrai, reprit le peintre Fortune, mais plus une pierre tombe de haut dans la vase, plus elle s’enfonce profondément, et s’il s’agit d’une âme, elle disparaît au point qu’on ne la retrouve jamais plus.