La Tentation de saint Antoine – Éd. L. Conard (1910)/La Tentation de saint Antoine/IV
IV
Ce sont des chrétiennes qui ont converti leurs maris. D’ailleurs les femmes sont toujours pour Jésus, même les idolâtres, témoin Procula l’épouse de Pilate, et Poppée la concubine de Néron. Ne tremble plus ! avance !
Que veulent-ils ?
Le Seigneur a dit : « J’aurais encore à vous parler de bien des choses. » Ils possèdent ces choses.
La terre céleste est à l’extrémité supérieure, la terre mortelle à l’extrémité inférieure. Elle est soutenue par deux anges, le Splenditenens et l’Omophore à six visages.
Au sommet du ciel le plus haut se tient la Divinité impassible ; en dessous, face à face, sont le Fils de Dieu et le Prince des ténèbres.
Les ténèbres s’étant avancées jusqu’à son royaume, Dieu tira de son essence une vertu qui produisit le premier homme ; et il l’environna des cinq éléments. Mais les démons des ténèbres lui en dérobèrent une partie, et cette partie est l’âme.
Il n’y a qu’une seule âme, universellement épandue, comme l’eau d’un fleuve divisé en plusieurs bras. C’est elle qui soupire dans le vent, grince dans le marbre qu’on scie, hurle par la voix de la mer ; et elle pleure des larmes de lait quand on arrache les feuilles du figuier.
Les âmes sorties de ce monde émigrent vers les astres, qui sont des êtres animés.
Ah ! ah ! quelle absurde imagination !
En quoi ?
D’abord elles s’arrêtent dans la lune, où elles se purifient. Ensuite elles montent dans le soleil.
Je ne connais rien… qui nous empêche… de le croire.
Le but de toute créature est la délivrance du rayon céleste enfermé dans la matière. Il s’en échappe plus facilement par les parfums, les épices, l’arome du vin cuit, les choses légères qui ressemblent à des pensées. Mais les actes de la vie l’y retiennent. Le meurtrier renaîtra dans le corps d’un celèphe, celui qui tue un animal deviendra cet animal ; si tu plantes une vigne, tu seras lié dans ses rameaux. La nourriture en absorbe. Donc, privez-vous ! jeûnez !
Ils sont tempérants, comme tu vois !
Il y en a beaucoup dans les viandes, moins dans les herbes. D’ailleurs les Purs, grâce à leurs mérites, dépouillent les végétaux de cette partie lumineuse et elle remonte à son foyer. Les animaux par la génération, l’emprisonnent dans la chair. Donc, fuyez les femmes !
Admire leur continence !
Ou plutôt, faites si bien qu’elles ne soient pas fécondes. — Mieux vaut pour l’âme tomber sur la terre que de languir dans des entraves charnelles !
Ah ! l’abomination !
Qu’importe la hiérarchie des turpitudes ? l’Église a bien fait du mariage un sacrement !
Il propage un ordre de choses funestes ! Le Père, pour punir les anges révoltés, leur ordonna de créer le monde. Le Christ est venu, afin que le Dieu des Juifs qui était un de ces anges…
Un ange ? lui ! le Créateur !
N’a-t-il pas voulu tuer Moïse, tromper ses prophètes, séduit les peuples, répandu le mensonge et l’idolâtrie ?
Certainement, le Créateur n’est pas le vrai Dieu !
La matière est éternelle !
Elle a été formée par les Sept Esprits planétaires.
Les anges ont fait les âmes !
C’est le Diable qui a fait le monde !
Horreur !
Tu te désespères trop vite ! tu comprends mal leur doctrine ! En voici un qui a reçu la sienne de Théodas, l’ami de saint Paul. Écoute-le !
Le monde est l’œuvre d’un Dieu en délire.
L’œuvre d’un Dieu en délire…
Comment cela ?
Le plus parfait des êtres, des Éons, l’Abîme, reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée. De leur union sortit l’Intelligence, qui eut pour compagne la Vérité.
L’Intelligence et la Vérité engendrèrent le Verbe et la Vie, qui, à leur tour, engendrèrent l’Homme et l’Église ; — et cela fait huit Éons !
Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres Éons, c’est-à-dire cinq couples. L’Homme et l’Église en avaient produit douze autres, parmi lesquels le Paraclet et la Foi, l’Espérance et la Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.
L’ensemble de ces trente Éons constitue le Plérôme, ou Universalité de Dieu. Ainsi, comme les échos d’une voix qui s’éloigne, comme les effluves d’un parfum qui s’évapore, comme les feux du soleil qui se couche, les Puissances émanées du Principe vont toujours s’affaiblissant.
Mais Sophia, désireuse de connaître le Père, s’élança hors du Plérôme ; — et le Verbe fit alors un autre couple, le Christ et le Saint-Esprit, qui avait relié entre eux tous les Éons ; et tous ensemble ils formèrent Jésus, la fleur du Plérôme.
Cependant, l’effort de Sophia pour s’enfuir avait laissé dans le vide une image d’elle, une substance mauvaise, Acharamoth. Le Sauveur en eut pitié, la délivra des passions ; et du sourire d’Acharamoth délivrée la lumière naquit ; ses larmes firent les eaux, sa tristesse engendra la matière noire.
D’Acharamoth sortit le Démiurge, fabricateur des mondes, des cieux et du diable. Il habite bien plus bas que le Plérôme, sans même l’apercevoir, tellement qu’il se croit le vrai Dieu, et répète par la bouche de ses prophètes : « Il n’y a d’autre Dieu que moi ! » Puis il fit l’homme, et lui jeta dans l’âme la semence immatérielle, qui était l’Église, reflet de l’autre Église placée dans le Plérôme.
Acharamoth, un jour, parvenant à la région la plus haute, se joindra au Sauveur ; le feu caché dans le monde anéantira toute matière, se dévorera lui-même, et les hommes, devenus de purs esprits, épouseront des anges !
Alors le Démon sera vaincu, et le règne de Dieu commencera !
L’Être suprême avec les émanations infinies s’appelle Abraxas, et le Sauveur avec toutes ses vertus Kaulakau, autrement ligne-sur-ligne, rectitude-sur-rectitude.
On obtient la force de Kaulakau par le secours de certains mots, inscrits sur cette calcédoine pour faciliter la mémoire.
Alors tu seras transporté dans l’Invisible ; et, supérieur à la loi, tu mépriseras tout, même la vertu !
Nous autres, les Purs, nous devons fuir la douleur, d’après l’exemple de Kaulakau.
Comment ! et la croix ?
La tristesse, la bassesse, la condamnation et l’oppression de mes pères sont effacées, grâce à la mission qui est venue !
On peut renier le Christ inférieur, l’homme-Jésus ; mais il faut adorer l’autre Christ, éclos dans sa personne sous l’aile de la Colombe.
Honorez le mariage ! Le Saint-Esprit est féminin !
Avant de rentrer dans l’Unique, tu passeras par une série de conditions et d’actions. Pour t’affranchir des ténèbres, accomplis, dès maintenant, leurs œuvres ! L’époux va dire à l’épouse : « Fais la charité à ton frère », et elle te baisera.
C’est de la viande offerte aux idoles ; prends-en ! L’apostasie est permise quand le cœur est pur. Gorge ta chair de ce qu’elle demande. Tâche de l’exterminer à force de débauches ! Prounikos, la mère du Ciel, s’est vautrée dans les ignominies.
Entre chez nous pour t’unir à l’Esprit ! Entre chez nous pour boire l’immortalité !
les noces spirituelles vont s’accomplir.
Ah ! le voilà ! le voilà ! le sang du Christ !
L’homme régénéré par le baptême est impeccable !
Oh ! écrase-nous si tu veux, nous ne bougerons pas ! Le travail est un péché, toute occupation mauvaise !
Les parties inférieures du corps faites par le Diable lui appartiennent. Buvons, mangeons, forniquons !
Les crimes sont des besoins au-dessous du regard de Dieu !
Ah ! imposteurs, brigands, simoniaques, hérétiques et démons ! la vermine des écoles, la lie de l’enfer ! Celui-là, Marcion, c’est un matelot de Sinope excommunié pour inceste ; on a banni Carpocras comme magicien ; Æcius a volé sa concubine, Nicolas prostitué sa femme ; et Manès, qui se fait appeler le Bouddha et qui se nomme Cubricus, fut écorché vif avec une pointe de roseau, si bien que sa peau tannée se balance aux portes de Ctésiphon !
Maître ! à moi ! à moi !
Brisez les images ! voilez les vierges ! Priez, jeûnez, pleurez, mortifiez-vous ! Pas de philosophie ! pas de livres ! après Jésus, la science est inutile !
J’étais dans la dernière chambre des bains, et je m’endormais au bourdonnement des rues.
Tout à coup j’entendis des clameurs. On criait : « C’est un magicien ! c’est le Diable ! » Et la foule s’arrêta devant notre maison, en face du temple d’Esculape. Je me haussai avec les poignets jusqu’à la hauteur du soupirail.
Sur le péristyle du temple, il y avait un homme qui portait un carcan de fer à son cou. Il prenait des charbons dans un réchaud, et il s’en faisait sur la poitrine de larges traînées, en appelant « Jésus, Jésus ! » Le peuple disait : « Cela n’est pas permis ! lapidons-le ! » Lui, il continuait. C’étaient des choses inouïes, transportantes. Des fleurs larges comme le soleil tournaient devant mes yeux, et j’entendais dans les espaces une harpe d’or vibrer. Le jour tomba. Mes bras lâchèrent les barreaux, mon corps défaillit, et quand il m’eut emmenée à sa maison…
De qui donc parles-tu ?
Mais, de Montanus !
Il est mort, Montanus.
Ce n’est pas vrai !
Non, Montanus n’est pas mort !
Nous revenions de Tarse par les montagnes, lorsqu’à un détour du chemin, nous vîmes un homme sous un figuier.
Il cria de loin : « Arrêtez-vous ! » et il se précipita en nous injuriant. Les esclaves accoururent. Il éclata de rire. Les chevaux se cabrèrent. Les molosses hurlaient tous.
Il était debout. La sueur coulait sur son visage. Le vent faisait claquer son manteau.
En nous appelant par nos noms, il nous reprochait la vanité de nos œuvres, l’infamie de nos corps ; — et il levait le poing du côté des dromadaires, à cause des clochettes d’argent qu’ils portent sous la mâchoire.
Sa fureur me versait l’épouvante dans les entrailles ; c’était pourtant comme une volupté qui me berçait, m’enivrait.
D’abord, les esclaves s’approchèrent. « Maître, dirent-ils, nos bêtes sont fatiguées » ; puis ce furent les femmes : « Nous avons peur », et les esclaves s’en allèrent. Puis, les enfants se mirent à pleurer : « Nous avons faim ! » Et comme on n’avait pas répondu aux femmes, elles disparurent.
Lui, il parlait. Je sentis quelqu’un près de moi. C’était l’époux ; j’écoutais l’autre. Il se traîna parmi les pierres en s’écriant « Tu m’abandonnes ? » et je répondis : « Oui ! va-t’en ! » — afin d’accompagner Montanus.
Un eunuque !
Ah ! cela t’étonne, cœur grossier ! Cependant Madeleine, Jeanne, Marthe et Suzanne n’entraient pas dans la couche du Sauveur. Les âmes, mieux que les corps, peuvent s’étreindre avec délire. Pour conserver impunément Eustolie, Léonce l’évêque se mutila, — aimant mieux son amour que sa virilité. Et puis, ce n’est pas ma faute ; un esprit m’y contraint ; Sotas n’a pu me guérir. Il est cruel, pourtant ! Qu’importe ! Je suis la dernière des prophétesses ; et après moi, la fin du monde viendra.
Il m’a comblée de ses dons. Aucune d’ailleurs ne l’aime autant, — et n’en est plus aimée !
Tu mens ! c’est moi !
Non, c’est moi !
Apaisez-vous, mes colombes ! Incapables du bonheur terrestre, nous sommes par cette union dans la plénitude spirituelle. Après l’âge du Père, l’âge du Fils ; et j’inaugure le troisième, celui du Paraclet. Sa lumière m’est venue durant les quarante nuits que la Jérusalem céleste a brillé dans le firmament, au-dessus de ma maison, à Pepuza.
Ah ! comme vous criez d’angoisse quand les lanières vous flagellent ! comme vos membres endoloris se présentent à mes ardeurs ! comme vous languissez sur ma poitrine, d’un irréalisable amour ! Il est si fort qu’il vous a découvert des mondes, et vous pouvez maintenant apercevoir les âmes avec vos yeux.
Sans doute, puisque l’âme a un corps, — ce qui n’a point de corps n’existant pas.
Pour la rendre plus subtile, j’ai institué des mortifications nombreuses, trois carêmes par an, et pour chaque nuit des prières où l’on ferme la bouche, — de peur que l’haleine en s’échappant ne ternisse la pensée. Il faut s’abstenir des secondes noces, ou plutôt de tout mariage ! Les anges ont péché avec les femmes.
Le Sauveur a dit : « Je suis venu pour détruire l’œuvre de la Femme. »
L’arbre du mal c’est elle ! Les habits de peau sont notre corps.
Fais comme Origène et comme nous ! Est-ce la douleur que tu crains, lâche ? Est-ce l’amour de ta chair qui te retient, hypocrite ?
Gloire à Caïn ! gloire à Sodome ! gloire à Judas !
Caïn fit la race des forts. Sodome épouvanta la terre avec son châtiment ; et c’est par Judas que Dieu sauva le monde ! — Oui, Judas ! sans lui pas de mort et pas de rédemption !
Écrasez le fruit ! troublez la source ! noyez l’enfant ! Pillez le riche qui se trouve heureux, qui mange beaucoup ! Battez le pauvre qui envie la housse de l’âne, le repas du chien, le nid de l’oiseau, et qui se désole parce que les autres ne sont pas des misérables comme lui.
Nous, les Saints, pour hâter la fin du monde, nous empoisonnons, brûlons, massacrons !
Le salut n’est que dans le martyre. Nous nous donnons le martyre. Nous enlevons avec des tenailles la peau de nos têtes, nous étalons nos membres sous les charrues, nous nous jetons dans la gueule des fours !
Honni le baptême ! honnie l’eucharistie ! honni le mariage ! damnation universelle !
Les fous qui déclament contre moi prétendent expliquer l’absurde ; et pour les perdre tout à fait, j’ai composé des petits poèmes tellement drôles, qu’on les sait par cœur dans les moulins, les tavernes et les ports.
Mille fois non ! le Fils n’est pas coéternel au Père, ni de même substance ! Autrement il n’aurait pas dit : « Père, éloigne de moi ce calice ! — Pourquoi m’appelez-vous bon ? Dieu seul est bon ! — Je vais à mon Dieu, à votre Dieu ! » et d’autres paroles attestant sa qualité de créature. Elle nous est démontrée, de plus, par tous ses noms : agneau, pasteur, fontaine, sagesse, fils de l’homme, prophète, bonne voie, pierre angulaire !
Moi, je soutiens que tous deux sont identiques.
Le Concile d’Antioche a décidé le contraire.
Qu’est-ce donc que le Verbe ?… Qu’était Jésus ?
C’était l’époux d’Acharamoth repentie !
C’était Sem, fils de Noé !
C’était Melchisédech !
Ce n’était rien qu’un homme !
Il en a pris l’apparence ! il a simulé la Passion.
C’est un développement du Père !
Père et Fils sont les deux modes d’un seul Dieu !
Il fut d’abord dans Adam, puis dans l’homme !
Et il ressuscitera !
Impossible, — son corps étant céleste !
Il n’est Dieu que depuis son baptême !
Il habite le soleil !
Son âme était l’âme d’Ésaü ! Il souffrait de la maladie bellérophontienne ; et sa mère, la parfumeuse, s’est livrée à Pantherus, un soldat romain, sur des gerbes de maïs, un soir de moisson.
Docteurs, magiciens, évêques et diacres, hommes et fantômes, arrière ! arrière ! Vous êtes tous des mensonges !
Nous avons des martyrs plus martyrs que les tiens, des prières plus difficiles, des élans d’amour supérieurs, des extases aussi longues.
Mais pas de révélation ! pas de preuves !
Voilà l’Évangile des Hébreux !
L’Évangile du seigneur !
L’Évangile d’Ève !
L’Évangile de Thomas !
L’Évangile de Judas !
Le traité de l’âme advenue !
La prophétie de Barcouf !
Nous l’avons connu, nous autres, nous l’avons connu le fils du charpentier ! Nous étions de son âge, nous habitions dans sa rue. Il s’amusait avec de la boue à modeler des petits oiseaux, sans avoir peur du coupant des tailloirs, aidait son père dans son travail, ou assemblait pour sa mère des pelotons de laine teinte. Puis il fit un voyage en Égypte, d’où il rapporta de grands secrets. Nous étions à Jéricho, quand il vint trouver le mangeur de sauterelles. Ils causèrent à voix basse, sans que personne pût les entendre. Mais c’est à partir de ce moment qu’il fit du bruit en Galilée et qu’on a débité sur son compte beaucoup de fables.
Nous l’avons connu, nous autres ! nous l’avons connu !
Ah ! encore, parlez ! parlez ! Comment était son visage ?
D’un aspect farouche et repoussant ; — car il s’était chargé de tous les crimes, toutes les douleurs, et toutes les difformités du monde.
Oh ! non ! non ! Je me figure, au contraire, que toute sa personne avait une beauté plus qu’humaine.
Il y a bien à Paneades, contre une vieille masure, dans un fouillis d’herbes, une statue de pierre, élevée, à ce qu’on prétend, par l’hémorroïdesse. Mais le temps lui a rongé la face, et les pluies ont gâté l’inscription.
Autrefois, j’étais diaconesse à Rome dans une petite église, où je faisais voir aux fidèles les images en argent de saint Paul, d’Homère, de Pythagore et de Jésus-Christ.
Je n’ai gardé que la sienne.
La veux-tu ?
Il reparaît, lui-même, quand nous l’appelons ! c’est l’heure ! Viens !
Sur les ténèbres, le rayon du Verbe descendit et un cri violent s’échappa, qui semblait la voix de la lumière.
Kyrie eleïson !
L’homme, ensuite, fut créé par l’infâme Dieu d’Israël, avec l’auxiliaire de ceux-là :
Astophaios, Oraïos, Sabaoth, Adonaï, Eloï, Iaô !
Et il gisait sur la boue, hideux, débile, informe, sans pensée.
Kyrie eleïson !
Mais Sophia, compatissante, le vivifia d’une parcelle de son âme.
Alors, voyant l’homme si beau, Dieu fut pris de colère. Il l’emprisonna dans son royaume, en lui interdisant l’arbre de la science.
L’autre, encore une fois, le secourut ! Elle envoya le serpent, qui, par de longs détours, le fit désobéir à cette loi de haine.
Et l’homme, quand il eut goûté de la science, comprit les choses célestes.
Kyrie eleïson !
Mais Iabdalaoth, pour se venger, précipita l’homme dans la matière, et le serpent avec lui !
Kyrie eleïson !
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Véloce qui cours sans pieds, capteur qui prends sans mains !
Sinueux comme les fleuves, orbiculaire comme le soleil, noir avec des taches d’or comme le firmament semé d’étoiles ! Pareil aux enroulements de la vigne et aux circonvolutions des entrailles !
Inengendré ! mangeur de terre ! toujours jeune ! perspicace ! honoré à Épidaure ! Bon pour les hommes ! Qui as guéri le roi Ptolémée, les soldats de Moïse, et Glaucus fils de Minos !
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Pourquoi ? qu’a-t-il ?
C’est toi ! c’est toi !
Élevé d’abord par Moïse, brisé par Ézéchias, rétabli par le Messie. Il t’avait bu dans les ondes du baptême ; mais tu l’as quitté au Jardin des Olives, et il sentit alors toute sa faiblesse.
Tordu à la barre de la croix, et plus haut que sa tête, en bavant sur la couronne d’épines, tu le regardais mourir. — Car tu n’es pas Jésus, toi, tu es le Verbe ! tu es le Christ !
Vous auriez dû me secourir ! Des communautés s’arrangent quelquefois pour qu’on les laisse tranquilles. Plusieurs d’entre vous ont même obtenu de ces lettres déclarant faussement qu’on a sacrifié aux idoles.
N’est-ce pas Petrus d’Alexandrie qui a réglé ce qu’on doit faire quand on a fléchi dans les tourments ?
Ah ! cela est bien dur à mon âge ! mes infirmités me rendent si faible ! Cependant, j’aurais pu vivre jusqu’à l’autre hiver, encore !
Il ne tenait qu’à moi, pourtant, de m’enfuir dans les montagnes !
— Les soldats t’auraient pris,
— Oh ! j’aurais fait comme Cyprien, je serais revenu ; et, la seconde fois, j’aurais eu plus de force, bien sûr !
Quel scandale ! Comment, toi, une victime d’élection ? Toutes ces femmes qui te regardent, songe donc ! Et puis Dieu, quelquefois, fait un miracle. Pionius engourdit la main de ses bourreaux, le sang de Polycarpe éteignait les flammes de son bûcher.
Père, père ! tu dois nous édifier par ta mort. En la retardant, tu commettrais sans doute quelque action mauvaise qui perdrait le fruit des bonnes. D’ailleurs la puissance de Dieu est infinie. Peut-être que ton exemple va convertir le peuple entier.
Que diriez-vous, que dirais-tu, si on te brûlait avec des plaques de fer, si des chevaux t’écartelaient, si ton corps enduit de miel était dévoré par les mouches ! Tu n’auras que la mort d’un chasseur qui est surpris dans un bois.
Arrière ! arrière ! L’esprit de Montanus vous prendrait.
Damnation au Montaniste !
Ah ! comme c’est bon l’air de la nuit froide, au milieu des sépulcres ! Je suis si fatiguée de la mollesse des lits, du fracas des jours, de la pesanteur du soleil !
Ah ! enfin, me voilà ! Mais quel ennui que d’avoir épousé un idolâtre !
Les visites dans les prisons, les entretiens avec nos frères, tout est suspect à nos maris ! — et même il faut nous cacher quand nous faisons le signe de la croix ; ils prendraient cela pour une conjuration magique.
Avec le mien, c’étaient tous les jours des querelles ; je ne voulais pas me soumettre aux abus qu’il exigeait de mon corps ; — et afin de se venger, il m’a fait poursuivre comme chrétienne.
Vous rappelez-vous Lucius, ce jeune homme si beau, qu’on a traîné par les talons derrière un char, comme Hector, depuis la porte Esquiléenne jusqu’aux montagnes de Tibur ; — et des deux côtés du chemin le sang tachetait les buissons ! J’en ai recueilli les gouttes. Le voilà !
Ah ! mon ami ! mon ami !
Il y a juste aujourd’hui trois ans qu’est morte Domitilla. Elle fut lapidée au fond du bois de Proserpine. J’ai recueilli ses os qui brillaient comme des lucioles dans les herbes. La terre maintenant les recouvre !
Ô ma fiancée ! ma fiancée !
Ô ma sœur ! ô mon frère ! ô ma fille ! ô ma mère !
Aie pitié de son âme, ô mon Dieu ! Elle languit au séjour des ombres ; daigne l’admettre dans la Résurrection, pour qu’elle jouisse de ta lumière !
Apaise-toi, ne souffre plus ! Je t’ai apporté du vin, des viandes !
Voici du pultis, fait par moi, selon son goût, avec beaucoup d’œufs et double mesure de farine ! Nous allons le manger ensemble, comme autrefois, n’est-ce pas ?
Brakhmane des bords du Nil, qu’en dis-tu ?
Pareil au rhinocéros, je me suis enfoncé dans la solitude. J’habitais l’arbre derrière moi.
Et je me nourrissais de fleurs et de fruits, avec une telle observance des préceptes, que pas même un chien ne m’a vu manger.
Comme l’existence provient de la corruption, la corruption du désir, le désir de la sensation, la sensation du contact, j’ai fui toute action, tout contact ; et — sans plus bouger que la stèle d’un tombeau exhalant mon haleine par mes deux narines, fixant mon regard sur mon nez, et considérant l’éther dans mon esprit, le monde dans mes membres, la lune dans mon cœur, — je songeais à l’essence de la grande Âme d’où s’échappent continuellement, comme des étincelles de feu, les principes de la vie.
J’ai saisi enfin l’Âme suprême dans tous les êtres, tous les êtres dans l’Âme suprême ; — et je suis parvenu à y faire entrer mon âme, dans laquelle j’avais fait rentrer mes sens.
Je reçois la science, directement du ciel, comme l’oiseau Tchataka qui ne se désaltère que dans les rayons de la pluie.
Par cela même que je connais les choses, les choses n’existent plus.
Pour moi, maintenant, il n’y a pas d’espoir et pas d’angoisse, pas de bonheur, pas de vertu, ni jour ni nuit, ni toi, ni moi, absolument rien.
Mes austérités effroyables m’ont fait supérieur aux Puissances. Une contraction de ma pensée peut tuer cent fils de rois, détrôner les dieux, bouleverser le monde.
J’ai pris en dégoût la forme, en dégoût la perception, en dégoût jusqu’à la connaissance elle-même, — car la pensée ne survit pas au fait transitoire qui la cause, et l’esprit n’est qu’une illusion comme le reste.
Tout ce qui est engendré périra, tout ce qui est mort doit revivre ; les êtres actuellement disparus séjourneront dans les matrices non encore formées, et reviendront sur la terre pour servir avec douleur d’autres créatures.
Mais, comme j’ai roulé dans une multitude infinie d’existences, sous des enveloppes de dieux, d’hommes et d’animaux, je renonce au voyage, je ne veux plus de cette fatigue ! J’abandonne la sale auberge de mon corps, maçonnée de chair, rougie de sang, couverte d’une peau hideuse, pleine d’immondices ; — et, pour ma récompense, je vais enfin dormir au plus profond de l’absolu, dans l’Anéantissement.
Où est donc Hilarion ? Il était là tout à l’heure.
Je l’ai vu !
Eh ! non, c’est impossible ! je me trompe !
Pourquoi ?… Ma cabane, ces pierres, le sable, n’ont peut-être pas plus de réalité. Je deviens fou. Du calme ! où étais-je ? qu’y avait-il ?
Ah ! le gymnosophiste !… Cette mort est commune parmi les sages indiens. Kalanos se brûla devant Alexandre ; un autre a fait de même du temps d’Auguste. Quelle haine de la vie il faut avoir ! À moins que l’orgueil ne les pousse ?… N’importe, c’est une intrépidité de martyrs !… Quant à ceux-là, je crois maintenant tout ce qu’on m’avait dit sur les débauches qu’ils occasionnent.
Et auparavant ? Oui, je me souviens ! la foule des hérésiarques… Quels cris ! quels yeux ! Mais pourquoi tant de débordements de la chair et d’égarements de l’esprit ?
C’est vers Dieu qu’ils prétendent se diriger par toutes ces voies ! De quel droit les maudire, moi qui trébuche dans la mienne ? Quand ils ont disparu, j’allais peut-être en apprendre davantage. Cela tourbillonnait trop vite ; je n’avais pas le temps de répondre. À présent, c’est comme s’il y avait dans mon intelligence plus d’espace et plus de lumière. Je suis tranquille. Je me sens capable… Qu’est-ce donc ? je croyais avoir éteint le feu !
Est-ce l’aboiement d’une hyène, ou les sanglots de quelque voyageur perdu ?
C’est une jeune fille, une pauvre enfant, que je mène partout avec moi.
Quelquefois, elle reste ainsi, pendant fort longtemps, sans parler, sans manger ; puis elle se réveille, — et débite des choses merveilleuses.
Vraiment ?
Ennoïa ! Ennoïa ! Ennoïa ! raconte ce que tu as à dire !
J’ai souvenir d’une région lointaine, couleur d’émeraude. Un seul arbre l’occupe.
À chaque degré de ses larges rameaux se tient dans l’air un couple d’Esprits. Les branches autour d’eux s’entre-croisent, comme les veines d’un corps ; et ils regardent la vie éternelle circuler depuis les racines plongeant dans l’ombre jusqu’au faîte qui dépasse le soleil. Moi, sur la deuxième branche, j’éclairais avec ma figure les nuits d’été.
Ah ! ah ! je comprends ! la tête !
Chut !…
La voile restait bombée, la carène fendait l’écume. Il me disait : « Que m’importe si je trouble ma patrie, si je perds mon royaume ! Tu m’appartiendras, dans ma maison ! »
Qu’elle était douce la haute chambre de son palais ! Il se couchait sur le lit d’ivoire, et, caressant ma chevelure, chantait amoureusement.
À la fin du jour, j’apercevais les deux camps, les fanaux qu’on allumait, Ulysse au bord de sa tente, Achille tout armé conduisant un char le long du rivage de la mer.
Mais elle est folle entièrement ! Pourquoi ?…
Chut !… chut !…
Ils m’ont graissée avec des onguents, et ils m’ont vendue au peuple pour que je l’amuse.
Un soir, debout, et le cistre en main, je faisais danser des matelots grecs. La pluie, comme une cataracte, tombait sur la taverne, et les coupes de vin chaud fumaient. Un homme entra, sans que la porte fût ouverte.
C’était moi ! je t’ai retrouvée !
La voici, Antoine, celle qu’on nomme Sigeh, Ennoïa, Barbelo, Prounikos ! Les Esprits gouverneurs du monde furent jaloux d’elle, et ils l’attachèrent dans un corps de femme.
Elle a été l’Hélène des Troyens, dont le poète Stésichore a maudit la mémoire. Elle a été Lucrèce, la patricienne violée par les rois. Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson. Elle a été cette fille d’Israël qui s’abandonnait aux boucs. Elle a aimé l’adultère, l’idolâtrie, le mensonge et la sottise. Elle s’est prostituée à tous les peuples. Elle a chanté dans tous les carrefours. Elle a baisé tous les visages.
À Tyr, la Syrienne, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la vermine de son lit tiède.
Eh ! que me fait !…
Je l’ai rachetée, te dis-je, — et rétablie en sa splendeur ; tellement que Caïus César Caligula en est devenu amoureux, puisqu’il voulait coucher avec la Lune !
Eh bien ?…
Mais c’est elle qui est la Lune ! Le pape Clément n’a-t-il pas écrit qu’elle fut emprisonnée dans une tour ? Trois cents personnes vinrent cerner la tour ; et à chacune des meurtrières en même temps, on vit paraître la lune, — bien qu’il n’y ait pas dans le monde plusieurs lunes, ni plusieurs Ennoïa !
Oui… je crois me rappeler…
Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle est dévouée pour les femmes. Car l’impuissance de Jéhovah se démontre par la transgression d’Adam, et il faut secouer la vieille loi, antipathique à l’ordre des choses.
J’ai prêché le renouvellement dans Éphraïm et dans Issachar, le long du torrent de Bizor, derrière le lac d’Houleh, dans la vallée de Mageddo, plus loin que les montagnes, à Bostra et à Damas ! Viennent à moi ceux qui sont couverts de vin, ceux qui sont couverts de boue, ceux qui sont couverts de sang ; et j’effacerai leurs souillures avec le Saint-Esprit appelé Minerve par les Grecs ! Elle est Minerve ! elle est le Saint-Esprit ! Je suis Jupiter, Apollon, le Christ, le Paraclet, la grande puissance de Dieu, incarnée en la personne de Simon !
Ah ! c’est toi !… c’est donc toi ? Mais je sais tes crimes !
Tu es né à Gittoï, près de Samarie. Dosithéus, ton premier maître, t’a renvoyé ! Tu exècres saint Paul pour avoir converti une de tes femmes ; et, vaincu par saint Pierre, de rage et de terreur tu as jeté dans les flots le sac qui contenait tes artifices !
Les veux-tu ?
Celui qui connaît les forces de la Nature et la substance des Esprits doit opérer des miracles. C’est le rêve de tous les sages — et le désir qui te ronge ; avoue-le !
Au milieu des Romains, j’ai volé dans le cirque tellement haut qu’on ne m’a plus revu. Néron ordonna de me décapiter ; mais ce fut la tête d’une brebis qui tomba par terre, au lieu de la mienne. Enfin on m’a enseveli tout vivant ; mais j’ai ressuscité le troisième jour. La preuve, c’est que me voilà !
Je peux faire se mouvoir des serpents de bronze, rire des statues de marbre, parler des chiens. Je te montrerai une immense quantité d’or ; j’établirai des rois ; tu verras des peuples m’adorant ! Je peux marcher sur les nuages et sur les flots, passer à travers les montagnes, apparaître en jeune homme, en vieillard, en tigre et en fourmi, prendre ton visage, te donner le mien, conduire la foudre. L’entends-tu ?
C’est la voix du Très-Haut ! « car l’Éternel ton Dieu est un feu », et toutes les créations s’opèrent par des jaillissements de ce foyer.
Tu dois en recevoir le baptême, — ce second baptême annoncé par Jésus, et qui tomba sur les apôtres, un jour d’orage que la fenêtre était ouverte !
Mère des miséricordes, toi qui découvres les secrets, afin que le repos nous arrive dans la huitième maison…
Ah ! si j’avais de l’eau bénite !
Où suis-je ?… J’ai peur de tomber dans l’abîme. Et la croix, bien sûr, est trop loin de moi… Ah ! quelle nuit ! quelle nuit !
Que voulez-vous ? Parlez ! Allez-vous-en !
Là, là !… bon ermite ! ce que je veux ? je n’en sais rien ! Voici le Maître.
Vous venez ainsi ?…
Oh ! De loin, — de très loin !
Et vous allez ?…
Où il voudra !
Qui est-il donc ?
Regarde-le !
Il a l’air d’un saint ! Si j’osais…
À quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus ?
Je songe… Oh ! rien.
Maître ! c’est un ermite galiléen qui demande à savoir les origines de la sagesse.
Qu’il approche !
Approchez !
Approche ! Tu voudrais connaître qui je suis, ce que j’ai fait, ce que je pense ? n’est-ce pas cela, enfant ?
… Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer à mon salut.
Réjouis-toi, je vais te les dire !
Est-ce possible ! Il faut qu’il vous ait, du premier coup d’œil, reconnu des inclinations extraordinaires pour la philosophie ! Je vais en profiter aussi, moi !
Je te raconterai d’abord la longue route que j’ai parcourue pour obtenir la doctrine ; et si tu trouves dans toute ma vie une action mauvaise, tu m’arrêteras, — car celui-là doit scandaliser par ses paroles qui a méfait par ses œuvres.
Quel homme juste ! hein ?
Décidément, je crois qu’il est sincère.
La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir cueillant des fleurs sur le bord d’un lac. Un éclair parut et elle me mit au monde à la voix des cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu’à quinze ans, on m’a plongé, trois fois par jour, dans la fontaine Asbadée, dont l’eau rend les parjures hydropiques ; et l’on me frottait le corps avec les feuilles du cnyza, pour me faire chaste.
Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, m’offrant des trésors qu’elle savait être dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple de Diane s’égorgea, désespérée, avec le couteau des sacrifices ; et le gouverneur de Cilicie, à la fin de ses promesses, s’écria devant ma famille qu’il me ferait mourir ; mais c’est lui qui mourut trois jours après, assassiné par les Romains.
Hein ? quand je vous disais ! quel homme !
J’ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence complet des pythagoriciens. La douleur la plus imprévue ne m’arrachait pas un soupir ; et au théâtre, quand j’entrais, on s’écartait de moi comme d’un fantôme.
Auriez-vous fait cela, vous ?
Le temps de mon épreuve terminé, j’entrepris d’instruire les prêtres qui avaient perdu la tradition.
Quelle tradition ?
Laissez-le poursuivre ! Taisez-vous !
J’ai devisé avec les Samanéens du Gange, avec les astrologues de Chaldée, avec les mages de Babylone, avec les Druides gaulois, avec les sacerdotes des nègres ! J’ai gravi les quatorze Olympes, j’ai sondé les lacs de Scythie, j’ai mesuré la grandeur du désert !
C’est pourtant vrai, tout cela ! J’y étais, moi !
J’ai d’abord été jusqu’à la mer d’Hyrcanie. J’en ai fait le tour ; et par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, je suis descendu vers Ninive. Aux portes de la ville, un homme s’approcha.
Moi ! moi ! mon bon Maître ! Je vous aimai, tout de suite ! Vous étiez plus doux qu’une fille et plus beau qu’un dieu !
Il voulait m’accompagner pour me servir d’interprète.
Mais vous répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous deviniez toutes les pensées. Alors j’ai baisé le bas de votre manteau, et je me suis mis à marcher derrière vous.
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone.
Et le satrape poussa un cri, en voyant un homme si pâle.
Que signifie…
Le Roi m’a reçu debout, près d’un trône d’argent, dans une salle ronde, constellée d’étoiles ; — et de la coupole pendaient, à des fils que l’on n’apercevait pas, quatre grands oiseaux d’or, les deux ailes étendues.
Est-ce qu’il y a sur la terre des choses pareilles ?
C’est là une ville, cette Babylone ! tout le monde y est riche ! Les maisons, peintes en bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier qui descend vers le fleuve ;
Comme cela, voyez-vous ? Et puis, ce sont des temples, des places, des bains, des aqueducs ! Les palais sont couverts de cuivre rouge ! et l’intérieur donc, si vous saviez !
Sur la muraille du septentrion, s’élève une tour qui en supporte une seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième — et il y en a trois autres encore ! La huitième est une chapelle avec un lit. Personne n’y entre que la femme choisie par les prêtres pour le dieu Bélus. Le roi de Babylone m’y fit loger.
À peine si l’on me regardait, moi ! Aussi, je restais seul à me promener par les rues. Je m’informais des usages ; je visitais les ateliers ; j’examinais les grandes machines qui portent l’eau dans les jardins. Mais il m’ennuyait d’être séparé du maître.
Enfin, nous sortîmes de Babylone ; et au clair de la lune, nous vîmes tout à coup une empuse.
Oui-da ! Elle sautait sur son sabot de fer ; elle hennissait comme un âne ; elle galopait dans les rochers. Il lui cria des injures ; elle disparut.
Où veulent-ils en venir ?
À Taxilla, capitale de cinq mille forteresses, Phraortes, roi du Gange, nous a montré sa garde d’hommes noirs hauts de cinq coudées, et dans les jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert, un éléphant énorme, que les reines s’amusaient à parfumer. C’était l’éléphant de Porus, qui s’était enfui après la mort d’Alexandre.
Et qu’on avait retrouvé dans une forêt.
Ils parlent abondamment comme les gens ivres.
Phraortes nous fit asseoir à sa table.
Quel drôle de pays ! Les seigneurs, tout en buvant, se divertissent à lancer des flèches sous les pieds d’un enfant qui danse. Mais je n’approuve pas…
Quand je fus prêt à partir, le Roi me donna un parasol, et il me dit : « J’ai sur l’Indus un haras de chameaux blancs. Quand tu n’en voudras plus, souffle dans leurs oreilles. Ils reviendront. »
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des lucioles qui brillaient dans les bambous. L’esclave sifflait un air pour écarter les serpents ; et nos chameaux se courbaient les reins en passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée d’or à la main, nous conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes existences. Il avait été le fleuve Indus, et il me rappela que j’avais conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.
Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j’ai été.
Ils ont l’air vague comme des ombres.
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer, les Cynocéphales gorgés de lait, qui s’en revenaient de leur expédition dans l’île Taprobane. Les flots tièdes poussaient devant nous des perles blondes. L’ambre craquait sous nos pas. Des squelettes de baleine blanchissaient dans la crevasse des falaises. La terre, à la fin, se fit plus étroite qu’une sandale ; — et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de l’océan, nous tournâmes à droite, pour revenir.
Nous sommes revenus par la Région des Aromates, par le pays des Gangarides, le promontoire de Comaria, la contrée des Sachalites, des Adramites et des Homérites ; — puis, à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l’île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le royaume des Pygmées.
Comme la terre est grande !
Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions connus jadis étaient morts.
Alors on commença dans le monde à parler de moi.
La peste ravageait Éphèse ; j’ai fait lapider un vieux mendiant.
Et la peste s’en est allée !
Comment ! il chasse les maladies ?
À Cnide, j’ai guéri l’amoureux de la Vénus.
Oui, un fou, qui même avait promis de l’épouser. — Aimer une femme passe encore ; mais une statue, quelle sottise ! — Le Maître lui posa la main sur le cœur ; et l’amour aussitôt s’éteignit.
Quoi ! il délivre des démons ?
À Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte.
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s’est relevée en appelant sa mère.
Comment ! il ressuscite les morts ?
J’ai prédit le pouvoir à Vespasien.
Quoi ! il devine l’avenir ?
Il y avait à Corinthe,…
Étant à table avec lui, aux eaux de Baïa…
Excusez-moi, étrangers, il est tard !
Un jeune homme qu’on appelait Ménippe.
Non ! non ! allez-vous-en !
Un chien entra, portant à la gueule une main coupée.
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une femme.
Vous ne m’entendez pas ? retirez-vous !
Il rôdait vaguement autour des lits.
Assez !
On voulait le chasser.
Ménippe donc se rendit chez elle ; ils s’aimèrent.
En battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les genoux de Flavius.
Mais le matin, aux leçons de l’école, Ménippe était pâle.
Encore ! Ah ! qu’ils continuent, puisqu’il n’y a pas…
Le Maître lui dit : « Ô beau jeune homme, tu caresses un serpent ; un serpent te caresse ! à quand les noces ? » Nous allâmes tous à la noce.
J’ai tort, bien sûr, d’écouter cela !
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s’ouvraient ; on n’entendait cependant ni le bruit des pas, ni le bruit des portes. Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de colère contre les philosophes. Mais la vaisselle d’or, les échansons, les cuisiniers, les pannetiers disparurent ; le toit s’envola, les murs s’écroulèrent ; et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds cette femme tout en pleurs. C’était un vampire qui satisfaisait les beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair, — parce que rien n’est meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
Si tu veux savoir l’art…
Je ne veux rien savoir !
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome,…
Oh ! oui, parlez-moi de la ville des papes !
Un homme ivre nous accosta, qui chantait d’une voix douce. C’était un épithalame de Néron ; et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque l’écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte, une corde prise à la cythare de l’Empereur. J’ai haussé les épaules. Il nous a jeté de la boue au visage. Alors, j’ai défait ma ceinture, et je la lui ai placée dans la main.
Vous avez eu bien tort, par exemple !
L’Empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche, sur une table d’agate. Il se détourna, et fronçant ses sourcils blonds : « Pourquoi ne me crains-tu pas ? me demanda-t-il. — Parce que le Dieu qui t’a fait terrible m’a fait intrépide », répondis-je.
Quelque chose d’inexplicable m’épouvante.
Toute l’Asie, d’ailleurs, pourra vous dire…
Je suis malade ! Laissez-moi !
Écoutez donc. Il a vu, d’Éphèse, tuer Domitien, qui était à Rome.
Est-ce possible !
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d’octobre, tout à coup il s’écria : « On égorge César ! » et il ajoutait de temps à autre : « Il roule par terre ; oh ! comme il se débat ! Il se relève ; il essaye de fuir ; les portes sont fermées ; ah ! c’est fini ! le voilà mort ! » Et ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné, comme vous savez.
Sans le secours du Diable… certainement…
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien ! Damis s’était enfui par mon ordre, et je restais seul dans ma prison.
C’était une terrible hardiesse, il faut avouer !
Vers la cinquième heure, les soldats m’amenèrent au tribunal. J’avais ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau.
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous autres ! Nous vous croyions mort ; nous pleurions. Quand, vers la sixième heure, tout à coup vous apparûtes, et vous nous dîtes : « C’est moi ! »
Comme Lui !
Absolument !
Oh ! non ! Vous mentez, n’est-ce pas ? vous mentez !
Il est descendu du Ciel. Moi, j’y monte, — grâce à ma vertu qui m’a élevé jusqu’à la hauteur du Principe !
Thyane, sa ville natale, a institué en son honneur un temple avec des prêtres !
C’est que je connais tous les dieux, tous les rites, toutes les prières, tous les oracles ! J’ai pénétré dans l’antre de Trophonius, fils d’Apollon ! J’ai pétri pour les Syracusaines les gâteaux qu’elles portent sur les montagnes ! j’ai subi les quatre-vingts épreuves de Mithra ! j’ai serré contre mon cœur le serpent de Sabasius ! j’ai reçu l’écharpe des Cabires ! j’ai lavé Cybèle aux flots des golfes campaniens, et j’ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace !
Ah ! ah ! ah ! aux mystères de la Bonne Déesse !
Et maintenant nous recommençons le pèlerinage !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur la plaine blanche, les hippopodes aveugles cassent du bout de leurs pieds la plante d’outremer.
Viens ! c’est l’aurore. Le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est prête.
Le coq n’a pas chanté ! J’entends le grillon dans les sables, et je vois la lune qui reste en place.
Nous allons au Sud, derrière les montagnes et les grands flots, chercher dans les parfums la raison de l’amour. Tu humeras l’odeur du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Tu baigneras ton corps dans le lac d’huile rose de l’île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa maturité l’escarboucle de son front. Les étoiles palpitent comme des yeux, les cascades chantent comme des lyres, des enivrements s’exhalent des fleurs écloses ; ton esprit s’élargira parmi les airs, et dans ton cœur comme sur ta face.
Maître ! il est temps ! Le vent va se lever, les hirondelles s’éveillent, la feuille du myrte est envolée !
Oui ! partons !
Non ! moi, je reste !
Veux-tu que je t’enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les morts ?
Demande-lui plutôt l’androdamas qui attire l’argent, le fer et l’airain !
Oh ! que je souffre ! que je souffre !
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les roucoulements !
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les hippocentaures et les dauphins !
Oh ! oh ! oh !
Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.
Serre ta ceinture ! noue tes sandales !
Je t’expliquerai la raison des formes divines, pourquoi Apollon est debout, Jupiter assis, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à Paphos.
Qu’ils s’en aillent ! qu’ils s’en aillent !
J’arracherai devant toi les armures des dieux, nous forcerons les sanctuaires, je te ferai violer la Pythie !
Au secours, Seigneur !
Quel est ton désir ? ton rêve ? Le temps seulement d’y songer…
Jésus, Jésus, à mon aide !
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus ?
Quoi ? Comment ?
Ce sera lui ! pas un autre ! Il jettera sa couronne, et nous causerons face à face !
Dis que tu veux bien ! Dis que tu veux bien !
Voyons, bon ermite, cher saint Antoine ! homme pur, homme illustre ! homme qu’on ne saurait assez louer ! Ne vous effrayez pas ; c’est une façon de dire exagérée, prise aux Orientaux. Cela n’empêche nullement…
Laisse-le, Damis !
Il croit, comme une brute, à la réalité des choses. La terreur qu’il a des dieux l’empêche de les comprendre ; et il ravale le sien au niveau d’un roi jaloux !
Toi, mon fils, ne me quitte pas !
Par-dessus toutes les formes, plus loin que la terre, au delà des cieux, réside le monde des Idées, tout plein du Verbe ! D’un bond, nous franchirons l’autre espace ; et tu saisiras dans son infinité l’Éternel, l’Absolu, l’Être ! — Allons ! donne-moi la main ! En marche !