La Tentation de saint Antoine – Éd. L. Conard (1910)/La Tentation de saint Antoine/V
V
Celui-là vaut tout l’enfer !
Nabuchodonosor ne m’avait pas tant ébloui. La Reine de Saba ne m’a pas si profondément charmé.
Sa manière de parler des dieux inspire l’envie de les connaître.
Je me rappelle en avoir vu des centaines à la fois, dans l’île d’Éléphantine, du temps de Dioclétien. L’Empereur avait cédé aux Nomades un grand pays, à condition qu’ils garderaient les frontières ; et le traité fut conclu au nom des « Puissances invisibles ». Car les dieux de chaque peuple étaient ignorés de l’autre peuple.
Les Barbares avaient amené les leurs. Ils occupaient les collines de sable qui bordent le fleuve. On les apercevait tenant leurs idoles entre leurs bras comme de grands enfants paralytiques ; ou bien, naviguant au milieu des cataractes sur un tronc de palmier, ils montraient de loin les amulettes de leurs cous, les tatouages de leurs poitrines ; — et cela n’est pas plus criminel que la religion des Grecs, des Asiatiques et des Romains !
Quand j’habitais le temple d’Héliopolis, j’ai souvent considéré tout ce qu’il y a sur les murailles : vautours portant des sceptres, crocodiles pinçant des lyres, figures d’hommes avec des corps de serpent, femmes à tête de vache prosternées devant des dieux ithyphalliques ; et leurs formes surnaturelles m’entraînaient vers d’autres mondes. J’aurais voulu savoir ce que regardent ces yeux tranquilles.
Pour que de la matière ait tant de pouvoir, il faut qu’elle contienne un esprit. L’âme des dieux est attachée à ses images…
Ceux qui ont la beauté des apparences peuvent séduire. Mais les autres… qui sont abjects ou terribles, comment y croire ?…
Qu’il faut être bête pour adorer cela !
Oh ! oui, extrêmement bête !
Horreur !
Mais les dieux réclament toujours des supplices. Le tien même a voulu…
Oh ! n’achève pas, tais-toi !
Comme il a besoin de pluie, il tâche, par des chants, de contraindre le roi du ciel à ouvrir la nuée féconde.
Voilà un orgueil trop niais !
Pourquoi fais-tu des exorcismes ?
C’est la dualité primordiale des Brahmanes, — l’Absolu ne s’exprimant par aucune forme.
Tiens, quelle invention !
Père, Fils et Saint-Esprit ne font de même qu’une seule personne !
Quelle quantité ! que veulent-ils ?
Celui qui gratte son abdomen avec sa trompe d’éléphant, c’est le dieu solaire, l’inspirateur de la sagesse.
Cet autre, dont les six têtes portent des tours et les quatorze bras des javelots, c’est le prince des armées, le Feu dévorateur.
Le vieillard chevauchant un crocodile va laver sur le rivage les âmes des morts. Elles seront tourmentées par cette femme noire aux dents pourries, dominatrice des enfers.
Le chariot tiré par des cavales rouges, que conduit un cocher qui n’a pas de jambes, promène en plein azur le maître du soleil. Le dieu-lune l’accompagne, dans une litière attelée de trois gazelles.
À genoux sur le dos d’un perroquet, la déesse de la Beauté présente à l’Amour, son fils, sa mamelle ronde. La voici plus loin, qui saute de joie dans les prairies. Regarde ! regarde ! Coiffée d’une mitre éblouissante, elle court sur les blés, sur les flots, monte dans l’air, s’étale partout !
Entre ces dieux siègent les Génies des vents, des planètes, des mois, des jours, cent mille autres ! et leurs aspects sont multiples, leurs transformations rapides. En voilà un qui de poisson devient tortue ; il prend la hure d’un sanglier, la taille d’un nain.
Pourquoi faire ?
Pour rétablir l’équilibre, pour combattre le mal. Mais la vie s’épuise, les formes s’usent ; et il leur faut progresser dans les métamorphoses.
Je suis le maître de la grande aumône, le secours des créatures, et aux croyants comme aux profanes j’expose la loi.
Pour délivrer le monde, j’ai voulu naître parmi les hommes. Les dieux pleuraient quand je suis parti.
J’ai d’abord cherché une femme comme il convient : de race militaire, épouse d’un roi, très bonne, extrêmement belle, le nombril profond, le corps ferme comme du diamant ; et au temps de la pleine lune, sans l’auxiliaire d’aucun mâle, je suis entré dans son ventre.
J’en suis sorti par le flanc droit. Des étoiles s’arrêtèrent.
« Et quand ils virent l’étoile s’arrêter, ils conçurent une grande joie ! »
Du fond de l’Himalaya, un religieux centenaire accourut pour me voir.
« Un homme appelé Simon, qui ne devait pas mourir avant d’avoir vu le Christ ! »
On m’a mené dans les écoles. J’en savais plus que les docteurs.
« … Au milieu des docteurs ; et tous ceux qui l’entendaient étaient ravis de sa sagesse. »
Continuellement, j’étais à méditer dans les jardins. Les ombres des arbres tournaient ; mais l’ombre de celui qui m’abritait ne tournait pas.
Aucun ne pouvait m’égaler dans la connaissance des écritures, l’énumération des atomes, la conduite des éléphants, les ouvrages de cire, l’astronomie, la poésie, le pugilat, tous les exercices et tous les arts !
Pour me conformer à l’usage, j’ai pris une épouse ; — et je passais les jours dans mon palais de roi, vêtu de perles, sous la pluie des parfums, éventé par les chasse-mouches de trente-trois mille femmes, regardant mes peuples du haut de mes terrasses, ornées de clochettes retentissantes.
Mais la vue des misères du monde me détournait des plaisirs. J’ai fui.
J’ai mendié sur les routes, couvert de haillons ramassés dans les sépulcres ; et comme il y avait un ermite très savant, j’ai voulu devenir son esclave ; je gardais sa porte, je lavais ses pieds.
Toute sensation fut anéantie, toute joie, toute langueur.
Puis, concentrant ma pensée dans une méditation plus large, je connus l’essence des choses, l’illusion des formes.
J’ai vidé promptement la science des Brakhmanes. Ils sont rongés de convoitises sous leurs apparences austères, se frottent d’ordures, couchent sur des épines, croyant arriver au bonheur par la voie de la mort !
« Pharisiens, hypocrites, sépulcres blanchis, race de vipères ! »
Moi aussi, j’ai fait des choses étonnantes — ne mangeant par jour qu’un seul grain de riz, et les grains de riz dans ce temps-là n’étaient pas plus gros qu’à présent ; — mes poils tombèrent, mon corps devint noir ; mes yeux rentrés dans les orbites semblaient des étoiles aperçues au fond d’un puits.
Pendant six ans, je me suis tenu immobile, exposé aux mouches, aux lions et aux serpents ; et les grands soleils, les grandes ondées, la neige, la foudre, la grêle et la tempête, je recevais tout cela, sans m’abriter même avec la main.
Les voyageurs qui passaient, me croyant mort, me jetaient de loin des mottes de terre !
La tentation du Diable me manquait.
Je l’ai appelé.
Ses fils sont venus, — hideux, couverts d’écailles, nauséabonds comme des charniers, hurlant, sifflant, beuglant, entre-choquant des armures et des os de mort. Quelques-uns crachent des flammes par les naseaux, quelques-uns font des ténèbres avec leurs ailes, quelques-uns portent des chapelets de doigts coupés, quelques-uns boivent du venin de serpent dans le creux de leurs mains ; ils ont des têtes de porc, de rhinocéros ou de crapaud, toutes sortes de figures inspirant le dégoût ou la terreur.
J’ai enduré cela, autrefois !
Puis il m’envoya ses filles — belles, bien fardées, avec des ceintures d’or, les dents blanches comme le jasmin, les cuisses rondes comme la trompe de l’éléphant. Quelques-unes étendent les bras en bâillant, pour montrer les fossettes de leurs coudes ; quelques-unes clignent les yeux, quelques-unes se mettent à rire, quelques-unes entr’ouvrent leurs vêtements. Il y a des vierges rougissantes, des matrones pleines d’orgueil, des reines avec une grande suite de bagages et d’esclaves.
Ah ! lui aussi ?
Ayant vaincu le démon, j’ai passé douze ans à me nourrir exclusivement de parfums ; — et comme j’avais acquis les cinq vertus, les cinq facultés, les dix forces, les dix-huit substances, et pénétré dans les quatre sphères du monde invisible, l’Intelligence fut à moi ! Je devins le Buddha !
En vue de la délivrance des êtres, j’ai fait des centaines de mille de sacrifices ! J’ai donné aux pauvres des robes de soie, des lits, des chars, des maisons, des tas d’or et des diamants. J’ai donné mes mains aux manchots, mes jambes aux boiteux, mes prunelles aux aveugles ; j’ai coupé ma tête pour les décapités. Au temps que j’étais roi, j’ai distribué des provinces ; au temps que j’étais brakhmane, je n’ai méprisé personne. Quand j’étais un solitaire, j’ai dit des paroles tendres au voleur qui m’égorgea. Quand j’étais un tigre, je me suis laissé mourir de faim.
Et dans cette dernière existence, ayant prêché la loi, je n’ai plus rien à faire. La grande période est accomplie ! Les hommes, les animaux, les dieux, les bambous, les océans, les montagnes, les grains de sable des Ganges avec les myriades de myriades d’étoiles, tout va mourir ; — et, jusqu’à des naissances nouvelles, une flamme dansera sur les ruines des mondes détruits !
Tu viens de voir la croyance de plusieurs centaines de millions d’hommes !
Respecte-moi ! Je suis le contemporain des origines.
J’ai habité le monde informe où sommeillaient des bêtes hermaphrodites, sous le poids d’une atmosphère opaque, dans la profondeur des ondes ténébreuses, — quand les doigts, les nageoires et les ailes étaient confondus, et que des yeux sans tête flottaient comme des mollusques, parmi des taureaux à face humaine et des serpents à pattes de chien.
Sur l’ensemble de ces êtres, Omorôca, pliée comme un cerceau, étendait son corps de femme. Mais Bélus la coupa net en deux moitiés, fit la terre avec l’une, le ciel avec l’autre ; et les deux mondes pareils se contemplent mutuellement.
Moi, la première conscience du Chaos, j’ai surgi de l’abîme pour durcir la matière, pour régler les formes ; et j’ai appris aux humains la pêche, les semailles, l’écriture et l’histoire des dieux.
Depuis lors, je vis dans les étangs qui restent du Déluge. Mais le désert s’agrandit autour d’eux, le vent y jette du sable, le soleil les dévore ; — et je meurs sur ma couche de limon, en regardant les étoiles à travers l’eau. J’y retourne.
C’est un ancien dieu des Chaldéens !
Qu’étaient donc ceux de Babylone ?
Tu peux les voir !
Il y en a trente principaux. Quinze regardent le dessus de la terre, quinze le dessous. À des intervalles réguliers, un d’eux s’élance des régions supérieures vers celles d’en bas, tandis qu’un autre abandonne les inférieures pour monter vers les sublimes.
Des sept planètes, deux sont bienfaisantes, deux mauvaises, trois ambiguës ; tout dépend, dans le monde, de ces feux éternels. D’après leur position et leur mouvement on peut tirer des présages ; — et tu foules l’endroit le plus respectable de la terre. Pythagore et Zoroastre s’y sont rencontrés. Voilà douze mille ans que ces hommes observent le ciel, pour mieux connaître les dieux.
Les astres ne sont pas dieux.
Oui ! disent-ils ; car les choses passent autour de nous ; le ciel, comme l’éternité, reste immuable !
Il a un maître, pourtant.
Celui-là, Bélus, le premier rayon, le Soleil, le Mâle ! — L’Autre, qu’il féconde, est sous lui !
Ce sont les vierges de Babylone qui se prostituent à la déesse.
Quelle déesse ?
La voilà !
Ignominie ! quelle abomination de donner un sexe à Dieu !
Tu l’imagines bien comme une personne vivante !
J’ai peur ! J’entrevois sa gueule.
Je t’avais vaincu, Ahriman ! Mais tu recommences !
D’abord, te révoltant contre moi, tu as fait périr l’aîné des créatures Kaiomortz, l’Homme-Taureau. Puis tu as séduit le premier couple humain, Meschia et Meschiané ; et tu as répandu les ténèbres dans les cœurs, tu as poussé vers le ciel tes bataillons.
J’avais les miens, le peuple des étoiles ; et je contemplais au-dessous de mon trône tous les astres échelonnés.
Mithra, mon fils, habitait un lieu inaccessible. Il y recevait les âmes, les en faisait sortir, et se levait chaque matin pour épandre sa richesse.
La splendeur du firmament était reflétée par la terre. Le feu brillait sur les montagnes, — image de l’autre feu dont j’avais créé tous les êtres. Pour le garantir des souillures, on ne brûlait pas les morts. Le bec des oiseaux les emportait vers le ciel.
J’avais réglé les pâturages, les labours, le bois du sacrifice, la forme des coupes, les paroles qu’il faut dire dans l’insomnie ; — et mes prêtres étaient continuellement en prières, afin que l’hommage eût l’éternité du Dieu. On se purifiait avec de l’eau, on offrait des pains sur les autels, on confessait à haute voix ses crimes.
Homa se donnait à boire aux hommes, pour leur communiquer sa force.
Pendant que les génies du ciel combattaient les démons, les enfants d’Iran poursuivaient les serpents. Le Roi, qu’une cour innombrable servait à genoux, figurait ma personne, portait ma coiffure. Ses jardins avaient la magnificence d’une terre céleste ; et son tombeau le représentait égorgeant un monstre, — emblème du Bien qui extermine le Mal.
Car je devais un jour, grâce au temps sans bornes, vaincre définitivement Ahriman.
Mais l’intervalle entre nous deux disparaît ; la nuit monte ! À moi, les Amschaspands, les Izeds, les Ferouers ! Au secours Mithra ! prends ton épée ! Caosyac, qui dois revenir pour la délivrance universelle, défends-moi ! Comment ?… Personne !
Ah ! je meurs ! Ahriman, tu es le maître !
Où est mon temple ?
Où sont mes amazones ?
Qu’ai-je donc… moi l’incorruptible, voilà qu’une défaillance me prend !
Comme c’est bon, le parfum des palmiers, le frémissement des feuilles vertes, la transparence des sources ! Je voudrais me coucher tout à plat sur la terre pour la sentir contre mon cœur ; et ma vie se retremperait dans sa jeunesse éternelle !
Voici la Bonne Déesse, l’idéenne des montagnes, la grand’mère de Syrie ! Approchez, braves gens !
Elle procure la joie, guérit les malades, envoie des héritages, et satisfait les amoureux.
C’est nous qui la promenons dans les campagnes par beau et mauvais temps.
Souvent nous couchons en plein air, et nous n’avons pas tous les jours de table bien servie. Les voleurs habitent les bois. Les bêtes s’élancent de leurs cavernes. Des chemins glissants bordent les précipices. La voilà ! la voilà !
Plus haute que les cèdres, elle plane dans l’éther bleu. Plus vaste que le vent, elle entoure le monde. Sa respiration s’exhale par les naseaux des tigres ; sa voix gronde sous les volcans, sa colère est la tempête ; la pâleur de sa figure a blanchi la lune. Elle mûrit les moissons, elle gonfle les écorces, elle fait pousser la barbe. Donnez-lui quelque chose, car elle déteste les avares !
Elle aime le retentissement des tympanons, le trépignement des pieds, le hurlement des loups, les montagnes sonores et les gorges profondes, la fleur de l’amandier, la grenade et les figues vertes, la danse qui tourne, les flûtes qui ronflent, la sève sucrée, la larme salée, — du sang ! À toi ! à toi, Mère des montagnes !
Elle est triste ; soyons tristes ! C’est pour lui plaire qu’il faut souffrir ! Par là, vos péchés vous seront remis. Le sang lave tout ; jetez-en les gouttes, comme des fleurs ! Elle demande celui d’un autre — d’un pur !
N’égorgez pas l’agneau !
Pour te rejoindre, j’ai parcouru toutes les régions — et la famine ravageait les campagnes. Tu m’as trompée ! N’importe, je t’aime ! Réchauffe mon corps ! unissons-nous !
Le printemps ne reviendra plus, ô Mère éternelle ! Malgré mon amour, il ne m’est pas possible de pénétrer ton essence. Je voudrais me couvrir d’une robe peinte, comme la tienne. J’envie tes seins gonflés de lait, la longueur de tes cheveux, tes vastes flancs d’où sortent les êtres. Que ne suis-je toi ! Que ne suis-je femme ! — Non, jamais ! va-t’en ! Ma virilité me fait horreur !
Beau ! beau ! il est beau ! Assez dormi, lève la tête ! Debout !
Respire nos bouquets ! ce sont des narcisses et des anémones, cueillies dans tes jardins pour te plaire. Ranime-toi, tu nous fais peur !
Parle ! Que te faut-il ? Veux-tu boire du vin ? veux-tu coucher dans nos lits ? veux-tu manger des pains de miel qui ont la forme de petits oiseaux ?
Pressons ses hanches, baisons sa poitrine ! Tiens ! tiens ! les sens-tu nos doigts chargés de bagues qui courent sur ton corps, et nos lèvres qui cherchent ta bouche, et nos cheveux qui balayent tes cuisses, dieu pâmé, sourd à nos prières !
Hélas ! hélas ! Le sang noir coule sur sa chair neigeuse ! Voilà ses genoux qui se tordent ; ses côtes s’enfoncent. Les fleurs de son visage ont mouillé la pourpre. Il est mort ! Pleurons ! Désolons-nous !
Tu t’échappais de l’Orient ; et tu me prenais dans tes bras toute frémissante de rosée, ô Soleil ! Des colombes voletaient sur l’azur de ton manteau, nos baisers faisaient des brises dans les feuillages ; et je m’abandonnais à ton amour, en jouissant du plaisir de ma faiblesse.
Hélas ! hélas ! Pourquoi allais-tu courir sur les montagnes ?
À l’équinoxe d’automne un sanglier t’a blessé !
Tu es mort ; et les fontaines pleurent, les arbres se penchent. Le vent d’hiver siffle dans les broussailles nues.
Mes yeux vont se clore, puisque les ténèbres te couvrent. Maintenant, tu habites l’autre côté du monde, près de ma rivale plus puissante.
Ô Perséphone, tout ce qui est beau descend vers toi, et n’en revient plus !
Ô Neith, commencement des choses ! Ammon, seigneur de l’éternité, Ptha, démiurge, Thoth son intelligence, dieux de l’Amenthi, triades particulières des Nomes, éperviers dans l’azur, sphinx au bord des temples, ibis debout entre les cornes des bœufs, planètes, constellations, rivages, murmures du vent, reflets de la lumière, apprenez-moi où se trouve Osiris !
Je l’ai cherché par tous les canaux et tous les lacs, — plus loin encore, jusqu’à Byblos la Phénicienne. Anubis, les oreilles droites, bondissait autour de moi, jappant, et fouillant de son museau les touffes des tamarins. Merci, bon Cynocéphale, merci !
Le hideux Typhon au poil roux l’avait tué, mis en pièces ! Nous avons retrouvé tous ses membres. Mais je n’ai pas celui qui me rendait féconde !
Impudique ! va-t’en, va-t’en !
Respecte-la ! C’était la religion de tes aïeux ! tu as porté ses amulettes dans ton berceau.
Autrefois, quand revenait l’été, l’inondation chassait vers le désert les bêtes impures. Les digues s’ouvraient, les barques s’entre-choquaient, la terre haletante buvait le fleuve avec ivresse, dieu à cornes de taureau tu t’étalais sur ma poitrine — et on entendait le mugissement de la vache éternelle !
Les semailles, les récoltes, le battage des grains et les vendanges se succédaient régulièrement, d’après l’alternance des saisons. Dans les nuits toujours pures, de larges étoiles rayonnaient. Les jours étaient baignés d’une invariable splendeur. On voyait, comme un couple royal, le Soleil et la Lune à chaque côté de l’horizon.
Nous trônions tous les deux dans un monde plus sublime, monarques-jumeaux, époux dès le sein de l’éternité, — lui, tenant un sceptre à tête de coucoupha, moi un sceptre à fleur de lotus, debout l’un et l’autre, les mains jointes ; — et les écroulements d’empire ne changeaient pas notre attitude.
L’Égypte s’étalait sous nous, monumentale et sérieuse, longue comme le corridor d’un temple, avec des obélisques à droite, des pyramides à gauche, son labyrinthe au milieu, — et partout des avenues de monstres, des forêts de colonnes, de lourds pylônes flanquant des portes qui ont à leur sommet le globe de la terre entre deux ailes.
Les animaux de son zodiaque se retrouvaient dans ses pâturages, emplissaient de leurs formes et de leurs couleurs son écriture mystérieuse. Divisée en douze régions comme l’année l’est en douze mois, — chaque mois, chaque jour ayant son dieu, — elle reproduisait l’ordre immuable du ciel ; et l’homme en expirant ne perdait pas sa figure ; mais saturé de parfums, devenu indestructible, il allait dormir pendant trois mille ans dans une Égypte silencieuse.
Celle-là, plus grande que l’autre, s’étendait sous la terre.
On y descendait par des escaliers conduisant à des salles où étaient reproduites les joies des bons, les tortures des méchants, tout ce qui a lieu dans le troisième monde invisible. Rangés le long des murs, les morts dans des cercueils peints attendaient leur tour ; et l’âme exempte des migrations continuait son assoupissement jusqu’au réveil d’une autre vie.
Osiris, cependant, revenait me voir quelquefois. Son ombre m’a rendue mère d’Harpocrate.
C’est lui ! Ce sont ses yeux ; ce sont ses cheveux, tressés en cornes de bélier ! Tu recommenceras ses œuvres. Nous refleurirons comme des lotus. Je suis toujours la grande Isis ! nul encore n’a soulevé mon voile ! Mon fruit est le soleil !
Soleil du printemps, des nuages obscurcissent ta face ! L’haleine de Typhon dévore les pyramides. J’ai vu, tout à l’heure, le sphinx s’enfuir. Il galopait comme un chacal.
Je cherche mes prêtres, — mes prêtres en manteau de lin, avec de grandes harpes, et qui portaient une nacelle mystique, ornée de patères d’argent. Plus de fêtes sur les lacs ! plus d’illuminations dans mon delta ! plus de coupes de lait à Philæ ! Apis, depuis longtemps, n’a pas reparu.
Égypte ! Égypte ! tes grands dieux immobiles ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux, et le vent qui passe sur le désert roule la cendre de tes morts ! — Anubis, gardien des ombres, ne me quitte pas !
Mais… qu’as-tu ?… tes mains sont froides, ta tête retombe !
Qui donc te rend triste ?
Je pense à toutes les âmes perdues par ces faux dieux !
Ne trouves-tu pas qu’ils ont… quelquefois… comme des ressemblances avec le vrai ?
C’est une ruse du Diable pour séduire mieux les fidèles. Il attaque les forts par le moyen de l’esprit, les autres avec la chair.
Mais la luxure, dans ses fureurs, a le désintéressement de la pénitence. L’amour frénétique du corps en accélère la destruction, — et proclame par sa faiblesse l’étendue de l’impossible.
Qu’est-ce que cela me fait à moi ! Mon cœur se soulève de dégoût devant ces dieux bestiaux, occupés toujours de carnages et d’incestes !
Rappelle-toi dans l’Écriture toutes les choses qui te scandalisent, parce que tu ne sais pas les comprendre. De même, ces dieux, sous leurs formes criminelles, peuvent contenir la vérité.
Il en reste à voir. Détourne-toi !
Non ! non ! c’est un péril !
Tu voulais tout à l’heure les connaître. Est-ce que ta foi vacillerait sous des mensonges ? Que crains-tu ?
Ah ! ma poitrine se dilate. Une joie que je ne connaissais pas me descend jusqu’au fond de l’âme ! Comme c’est beau ! comme c’est beau !
Ils se penchaient du haut des nuages pour conduire les épées ; on les rencontrait au bord des chemins, on les possédait dans sa maison ; — et cette familiarité divinisait la vie.
Elle n’avait pour but que d’être libre et belle. Les vêtements larges facilitaient la noblesse des attitudes. La voix de l’orateur, exercée par la mer, battait à flots sonores les portiques de marbre. L’éphèbe, frotté d’huile, luttait tout nu en plein soleil. L’action la plus religieuse était d’exposer des formes pures.
Et ces hommes respectaient les épouses, les vieillards, les suppliants. Derrière le temple d’Hercule, il y avait un autel à la Pitié.
On immolait des victimes avec des fleurs autour des doigts. Le souvenir même se trouvait exempt de la pourriture des morts. Il n’en restait qu’un peu de cendres. L’âme, mêlée à l’éther sans bornes, était partie vers les dieux !
Et ils vivent toujours ! L’empereur Constantin adore Apollon. Tu retrouveras la Trinité dans les mystères de Samothrace, le baptême chez Isis, la rédemption chez Mithra, le martyre d’un dieu aux fêtes de Bacchus. Proserpine est la vierge !… Aristée, Jésus !
Je crois en un seul Dieu, le Père, — et en un seul Seigneur, Jésus-Christ, — fils premier-né de Dieu, — qui s’est incarné et fait homme, — qui a été crucifié — et enseveli, — qui est monté au ciel, — qui viendra pour juger les vivants et les morts, — dont le royaume n’aura pas de fin ; — et à un seul Saint-Esprit, — et à un seul baptême de repentance, — et à une seule sainte Église catholique, — et à la résurrection de la chair, — et à la vie éternelle !
Nous savions cela, nous autres ! Les dieux doivent finir. Uranus fut mutilé par Saturne, Saturne par Jupiter. Il sera lui-même anéanti. Chacun son tour ; c’est le destin !
Je ne suis donc plus le maître des choses, très bon, très grand, dieu des phratries et des peuples grecs, aïeul de tous les rois, Agamemnon du ciel !
Aigle des apothéoses, quel souffle de l’Érèbe t’a repoussé jusqu’à moi ? ou, t’envolant du champ de Mars, m’apportes-tu l’âme du dernier des empereurs ?
Je ne veux plus de celles des hommes ! Que la Terre les garde, et qu’ils s’agitent au niveau de sa bassesse. Ils ont maintenant des cœurs d’esclaves, oublient les injures, les ancêtres, le serment ; et partout triomphent la sottise des foules, la médiocrité de l’individu, la hideur des races !
Non ! non ! Tant qu’il y aura, n’importe où, une tête enfermant la pensée, qui haïsse le désordre et conçoive la Loi, l’esprit de Jupiter vivra !
Plus une goutte ! Quand l’ambroisie défaille, les Immortels s’en vont !
Il ne fallait pas avoir tant d’amours ! Aigle, taureau, cygne, pluie d’or, nuage et flamme, tu as pris toutes les formes, égaré ta lumière dans tous les éléments, perdu tes cheveux sur tous les lits ! Le divorce est irrévocable cette fois, — et notre domination, notre existence dissoute !
Laissez-moi voir si mes vaisseaux, fendant la mer brillante, sont revenus dans mes trois ports, pourquoi les campagnes se trouvent désertes, et ce que font maintenant les filles d’Athènes.
Au mois d’Hécatombéon, mon peuple entier se portait vers moi, conduit par ses magistrats et par ses prêtres. Puis s’avançaient en robes blanches avec des chitons d’or, les longues files des vierges tenant des coupes, des corbeilles, des parasols ; puis, les trois cents bœufs du sacrifice, des vieillards agitant des rameaux verts, des soldats entrechoquant leurs armures, des éphèbes chantant des hymnes, des joueurs de flûte, des joueurs de lyre, des rhapsodes, des danseuses ; — enfin, au mât d’une trirème marchant sur des roues, mon grand voile brodé par des vierges, qu’on avait nourries pendant un an d’une façon particulière ; et quand il s’était montré dans toutes les rues, toutes les places et devant tous les temples, au milieu du cortège psalmodiant toujours, il montait pas à pas la colline de l’Acropole, frôlait les Propylées, et entrait au Parthénon.
Mais un trouble me saisit, moi, l’industrieuse ! Comment, comment, pas une idée ! Voilà que je tremble plus qu’une femme.
J’ai vaincu les Cercopes, les Amazones et les Centaures. J’ai tué beaucoup de rois. J’ai cassé la corne d’Achéloüs, un grand fleuve. J’ai coupé des montagnes, j’ai réuni des océans. Les pays esclaves, je les délivrais ; les pays vides, je les peuplais. J’ai parcouru les Gaules. J’ai traversé le désert où l’on a soif. J’ai défendu les dieux, et je me suis dégagé d’Omphale. Mais l’Olympe est trop lourd. Mes bras faiblissent. Je meurs !
C’est ta faute, Amphytrionade ! Pourquoi es-tu descendu dans mon empire ?
Le vautour qui mange les entrailles de Tityos releva la tête, Tantale eut la lèvre mouillée, la roue d’Ixion s’arrêta.
Cependant, les Kères étendaient leurs ongles pour retenir les âmes ; les Furies en désespoir tordaient les serpents de leurs chevelures ; et Cerbère, attaché par toi avec une chaîne, râlait, en bavant de ses trois gueules.
Tu avais laissé la porte entr’ouverte. D’autres sont venus. Le jour des hommes a pénétré le Tartare !
Mon trident ne soulève plus de tempêtes. Les monstres qui faisaient peur sont pourris au fond des eaux.
Amphitrite, dont les pieds blancs couraient sur l’écume, les vertes Néréides qu’on distinguait à l’horizon, les Syrènes écailleuses arrêtant les navires pour conter des histoires, et les vieux Tritons qui soufflaient dans les coquillages, tout est mort ! La gaieté de la mer a disparu !
Je n’y survivrai pas ! Que le vaste Océan me recouvre !
l’indépendance des grands bois m’a grisée, avec la senteur des fauves et l’exhalaison des marécages. Les femmes dont je protégeais les grossesses, mettent au monde des enfants morts. La lune tremble sous l’incantation des sorcières. J’ai des désirs de violence et d’immensité. Je veux boire des poisons, me perdre dans les vapeurs, dans les rêves !…
D’abord j’ai combattu seul, provoquant par des injures toute une armée, indifférent aux patries et pour le plaisir du carnage.
Puis, j’ai eu des compagnons. Ils marchaient au son des flûtes, en bon ordre, d’un pas égal, respirant par-dessus leurs boucliers, l’aigrette haute, la lance oblique. On se jetait dans la bataille avec de grands cris d’aigle. La guerre était joyeuse comme un festin. Trois cents hommes s’opposèrent à toute l’Asie.
Mais ils reviennent, les Barbares ! et par myriades, par millions ! Puisque le nombre, les machines et la ruse sont plus forts, mieux vaut finir comme un brave !
Le monde se refroidit. Il faut chauffer les sources, les volcans et les fleuves qui roulent des métaux sous la terre ! — Battez plus dur ! à pleins bras ! de toutes vos forces !
Arrête ! arrête !
On avait bien raison d’exclure les étrangers, les athées, les épicuriens et les chrétiens ! Le mystère de la corbeille est dévoilé, le sanctuaire profané, tout est perdu !
Ah ! mensonge ! Daïra ne m’est pas rendue ! L’airain m’appelle vers les morts. C’est un autre Tartare ! On n’en revient pas. Horreur !
Qu’importe ! la femme de l’Archonte est mon épouse ! La loi même tombe en ivresse. À moi le chant nouveau et les formes multiples !
Le feu qui dévora ma mère coule dans mes veines. Qu’il brûle plus fort, dussé-je périr !
Mâle et femelle, bon pour tous, je me livre à vous, Bacchantes ! Je me livre à vous, Bacchants ! et la vigne s’enroulera au tronc des arbres ! Hurlez, dansez, tordez-vous ! Déliez le tigre et l’esclave ! à dents féroces, mordez la chair !
j’ai laissé derrière moi Délos la pierreuse, tellement pure que tout maintenant y semble mort ; et je tâche de joindre Delphes avant que sa vapeur inspiratrice ne soit complètement perdue. Les mulets broutent son laurier. La Pythie égarée ne se retrouve pas.
Par une concentration plus forte, j’aurai des poëmes sublimes, des monuments éternels ; et toute la matière sera pénétrée des vibrations de ma cithare !
Non ! assez des formes ! Plus loin encore ! Tout au sommet ! Dans l’idée pure !
Je faisais avec ma ceinture tout l’horizon de l’Hellénie.
Ses champs brillaient des roses de mes joues, ses rivages étaient découpés d’après la forme de mes lèvres ; et ses montagnes, plus blanches que mes colombes, palpitaient sous la main des statuaires. On retrouvait mon âme dans l’ordonnance des fêtes, l’arrangement des coiffures, le dialogue des philosophes, la constitution des républiques. Mais j’ai trop chéri les hommes ! C’est l’Amour qui m’a déshonorée !
Le monde est abominable. L’air manque à ma poitrine !
Ô Mercure, inventeur de la lyre et conducteur des âmes, emporte-moi !
Plusieurs fois déjà, pendant que tu parlais, tu m’as semblé grandir ; — et ce n’était pas une illusion. Comment ? explique-moi… Ta personne m’épouvante !
Qu’est-ce donc ?
Regarde !
Quel bonheur, n’est-ce pas, de les voir tous dans l’abjection et l’agonie ! Monte avec moi sur cette pierre ; et tu seras comme Xerxès, passant en revue son armée.
Là-bas, très loin, au milieu des brouillards, aperçois-tu ce géant à barbe blonde qui laisse tomber un glaive rouge de sang ? c’est le Scythe Zalmoxis, entre deux planètes : Artimpasa — Vénus, et Orsiloché — la Lune.
Plus loin, émergeant des nuages pâles, sont les dieux qu’on adorait chez les Cimmériens, au delà même de Thulé !
Leurs grandes salles étaient chaudes ; et à la lueur des épées nues tapissant la voûte, ils buvaient de l’hydromel dans des cornes d’ivoire. Ils mangeaient le foie de la baleine dans des plats de cuivre battus par des démons ; ou bien, ils écoutaient les sorciers captifs faisant aller leurs mains sur les harpes de pierre.
Ils sont las ! ils ont froid ! La neige alourdit leurs peaux d’ours, et leurs pieds se montrent par les déchirures de leurs sandales.
Ils pleurent les prairies, où sur des tertres de gazon ils reprenaient haleine dans la bataille, les longs navires dont la proue coupait les monts de glace, et les patins qu’ils avaient pour suivre l’orbe des pôles, en portant au bout de leurs bras tout le firmament qui tournait avec eux.
Ce sont les dieux de l’Étrurie, les innombrables Æsars.
Voici Tagès, l’inventeur des augures. Il essaye avec une main d’augmenter les divisions du ciel, et, de l’autre, il s’appuie sur la terre. Qu’il y rentre !
Nortia considère la muraille où elle enfonçait des clous pour marquer le nombre des années. La surface en est couverte, et la dernière période accomplie.
Comme deux voyageurs battus par un orage, Kastur et Pulutuk s’abritent en tremblant sous le même manteau.
Assez ! assez !
Grâce ! ils me fatiguent !
Autrefois, ils amusaient !
C’est la déesse d’Aricia, avec le démon Virbius. Son sacerdote, le roi du bois, devait être un assassin ; — et les esclaves en fuite, les dépouilleurs de cadavres, les brigands de la voie Salaria, les éclopés du pont Sublicius, toute la vermine des galetas de Suburre n’avait pas de dévotion plus chère !
Les patriciennes du temps de Marc-Antoine préféraient Libitina.
C’était leur âme qui faisait prospérer la villa, avec ses colombiers, ses parcs de loirs et d’escargots, ses basses-cours défendues par des filets, ses chaudes écuries embaumées de cèdre.
Ils protégeaient tout le peuple misérable qui traînait les fers de ses jambes sur des cailloux de la Sabine, ceux qui appelaient les porcs au son de la trompe, ceux qui cueillaient les grappes au haut des ormes, ceux qui poussaient par les petits chemins les ânes chargés de fumier. Le laboureur, en haletant sur le manche de sa charrue, les priait de fortifier ses bras ; et les vachers à l’ombre des tilleuls, près des calebasses de lait, alternaient leurs éloges sur des flûtes de roseau.
Ce sont les dieux du mariage. Ils attendent l’épousée !
Domiduca devait l’amener, Virgo défaire sa ceinture, Subigo l’étendre sur le lit, — et Praema écarter ses bras, en lui disant à l’oreille des paroles douces.
Mais elle ne viendra pas ! et ils congédient les autres : Nona et Decima gardes-malades, les trois Nixii accoucheurs, les deux nourrices Educa et Potina, — et Carna berceuse, dont le bouquet d’aubépines éloigne de l’enfant les mauvais rêves.
Plus tard, Ossipago lui aurait affermi les genoux, Barbatus donné la barbe, Stimula les premiers désirs, Volupia la première jouissance, Fabulinus appris à parler, Numera à compter, Camœna à chanter, Consus à réfléchir.
Où est la portion de nourriture qu’on nous donnait à chaque repas, les bons soins de la servante, le sourire de la matrone, et la gaieté des petits garçons jouant aux osselets sur les mosaïques de la cour ? Puis, devenus grands, ils suspendaient à notre poitrine leur bulle d’or ou de cuir.
Quel bonheur, quand, le soir d’un triomphe, le maître en rentrant tournait vers nous ses yeux humides ! Il racontait ses combats ; et l’étroite maison était plus fière qu’un palais et sacrée comme un temple.
Qu’ils étaient doux les repas de famille, surtout le lendemain des Feralia ! Dans la tendresse pour les morts, toutes les discordes s’apaisaient ; et on s’embrassait, en buvant aux gloires du passé et aux espérances de l’avenir.
Mais les aïeux de cire peinte, enfermés derrière nous, se couvrent lentement de moisissure. Les races nouvelles, pour nous punir de leurs déceptions, nous ont brisé la mâchoire ; sous la dent des rats nos corps de bois s’émiettent.
Moi aussi l’on m’honora jadis. On me faisait des libations. Je fus un dieu !
L’Athénien me saluait comme un présage de fortune, tandis que le Romain dévot me maudissait les poings levés et que le pontife d’Égypte, s’abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, qu’on se régalait de glands, de poix et d’oignons crus et que le bouc en morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les digestions retentissantes. Au soleil de la campagne, les hommes se soulageaient avec lenteur.
Ainsi, je passais sans scandale, comme les autres besoins de la vie, comme Mena tourment des vierges, et la douce Rumina qui protège le sein de la nourrice, gonflé de veines bleuâtres. J’étais joyeux. Je faisais rire ! Et se dilatant d’aise à cause de moi, le convive exhalait toute sa gaieté par les ouvertures de son corps.
J’ai eu mes jours d’orgueil. Le bon Aristophane me promena sur la scène, et l’empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les laticlaves des patriciens j’ai circulé majestueusement ! Les vases d’or, comme des tympanons, résonnaient sous moi ; — et quand plein de murènes, de truffes et de pâtés, l’intestin du maître se dégageait avec fracas, l’univers attentif apprenait que César avait dîné !
Mais à présent, je suis confiné dans la populace, — et l’on se récrie, même à mon nom !
J’étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu !
J’ai déplié sur les collines les tentes de Jacob, et nourri dans les sables mon peuple qui s’enfuyait.
C’est moi qui ai brûlé Sodome ! C’est moi qui ai englouti la terre sous le Déluge ! C’est moi qui ai noyé Pharaon, avec les princes fils de rois, les chariots de guerre et les cochers.
Dieu jaloux, j’exécrais les autres dieux. J’ai broyé les impurs ; j’ai abattu les superbes ; — et ma désolation courait de droite et de gauche, comme un dromadaire qui est lâché dans un champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais les simples. Des anges aux ailes de flamme leur parlaient dans les buissons.
Parfumées de nard, de cinnamome et de myrrhe, avec des robes transparentes et des chaussures à talon haut, des femmes d’un cœur intrépide allaient égorger les capitaines. Le vent qui passait emportait les prophètes.
J’avais gravé ma loi sur des tables de pierre. Elle enfermait mon peuple comme dans une citadelle. C’était mon peuple. J’étais son Dieu ! La terre était à moi, les hommes à moi, avec leurs pensées, leurs œuvres, leurs outils de labourage et leur postérité.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière des courtines de pourpre et des candélabres allumés. J’avais, pour me servir, toute une tribu qui balançait des encensoirs, et le grand prêtre en robe d’hyacinthe, portant sur sa poitrine des pierres précieuses, disposées dans un ordre symétrique.
Malheur ! malheur ! Le Saint-des-Saints s’est ouvert, le voile s’est déchiré, les parfums de l’holocauste se sont perdus à tous les vents. Le chacal piaule dans les sépulcres ; mon temple est détruit, mon peuple est dispersé !
On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits. Les femmes sont captives, les vases sont tous fondus !
J’étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu !
Tous sont passés.
Il reste moi !
Qui donc es-tu ?
Tu dois être plutôt… le Diable !
Veux-tu le voir ?
Si je le voyais pourtant… si je le voyais ?…
L’horreur que j’en ai m’en débarrassera pour toujours. — Oui !