La Tentation de saint Antoine – Éd. L. Conard (1910)/La Tentation de saint Antoine/Texte entier
I
Encore un jour ! un jour de passé !
Autrefois pourtant, je n’étais pas si misérable ! Avant la fin de la nuit, je commençais mes oraisons ; puis je descendais vers le fleuve chercher de l’eau, et je remontais par le sentier rude avec l’outre sur mon épaule, en chantant des hymnes. Ensuite, je m’amusais à ranger tout dans ma cabane. Je prenais mes outils ; je tâchais que les nattes fussent bien égales et les corbeilles légères ; car mes moindres actions me semblaient alors des devoirs qui n’avaient rien de pénible.
À des heures réglées je quittais mon ouvrage ; et priant les deux bras étendus je sentais comme une fontaine de miséricorde qui s’épanchait du haut du ciel dans mon cœur. Elle est tarie, maintenant. Pourquoi ?…
Tous me blâmaient lorsque j’ai quitté la maison. Ma mère s’affaissa mourante, ma sœur de loin me faisait des signes pour revenir ; et l’autre pleurait, Ammonaria, cette enfant que je rencontrais chaque soir au bord de la citerne, quand elle amenait ses buffles. Elle a couru après moi. Les anneaux de ses pieds brillaient dans la poussière, et sa tunique ouverte sur les hanches flottait au vent. Le vieil ascète qui m’emmenait lui a crié des injures. Nos deux chameaux galopaient toujours ; et je n’ai plus revu personne.
D’abord, j’ai choisi pour demeure le tombeau d’un Pharaon. Mais un enchantement circule dans ces palais souterrains, où les ténèbres ont l’air épaissies par l’ancienne fumée des aromates. Du fond des sarcophages j’ai entendu s’élever une voix dolente qui m’appelait ; ou bien je voyais vivre, tout à coup, les choses abominables peintes sur les murs ; et j’ai fui jusqu’au bord de la mer Rouge dans une citadelle en ruines. Là, j’avais pour compagnie des scorpions se traînant parmi les pierres, et au-dessus de ma tête, continuellement des aigles qui tournoyaient sur le ciel bleu. La nuit, j’étais déchiré par des griffes, mordu par des becs, frôlé par des ailes molles ; et d’épouvantables démons, hurlant dans mes oreilles, me renversaient par terre. Une fois même, les gens d’une caravane qui s’en allait vers Alexandrie m’ont secouru, puis emmené avec eux.
Alors, j’ai voulu m’instruire près du bon vieillard Didyme. Bien qu’il fût aveugle, aucun ne l’égalait dans la connaissance des Écritures. Quand la leçon était finie, il réclamait mon bras pour se promener. Je le conduisais sur le Paneum, d’où l’on découvre le Phare et la haute mer. Nous revenions ensuite par le port, en coudoyant des hommes de toutes les nations, jusqu’à des Cimmériens vêtus de peaux d’ours, et des Gymnosophistes du Gange frottés de bouse de vache. Mais sans cesse il y avait quelque bataille dans les rues, à cause des Juifs refusant de payer l’impôt ou des séditieux qui voulaient chasser les Romains. D’ailleurs la ville est pleine d’hérétiques, des sectateurs de Manès, de Valentin, de Basilide, d’Arius, — tous vous accaparant pour discuter et vous convaincre.
Leurs discours me reviennent quelquefois dans la mémoire. On a beau n’y pas faire attention, cela trouble.
Je me suis réfugié à Colzim ; et ma pénitence fut si haute que je n’avais plus peur de Dieu. Quelques-uns s’assemblèrent autour de moi pour devenir des anachorètes. Je leur ai imposé une règle pratique, en haine des extravagances de la Gnose et des assertions des philosophes. On m’envoyait de partout des messages. On venait me voir de très loin.
Cependant le peuple torturait les confesseurs, et la soif du martyre m’entraîna dans Alexandrie. La persécution avait cessé depuis trois jours.
Comme je m’en retournais, un flot de monde m’arrêta devant le temple de Sérapis. C’était, me dit-on, un dernier exemple que le gouverneur voulait faire. Au milieu du portique, en plein soleil, une femme nue était attachée contre une colonne, deux soldats la fouettant avec des lanières ; à chacun des coups son corps entier se tordait. Elle s’est retournée, la bouche ouverte ; — et par-dessus la foule, à travers ses longs cheveux qui lui couvraient la figure, j’ai cru reconnaître Ammonaria…
Cependant… celle-là était plus grande…, et belle…, prodigieusement !
Non ! non ! Je ne veux pas y penser !
Une autre fois, Athanase m’appela pour le soutenir contre les Ariens. Tout s’est borné à des invectives et à des risées. Mais, depuis lors, il a été calomnié, dépossédé de son siège, mis en fuite. Où est-il, maintenant ? je n’en sais rien ! On s’inquiète si peu de me donner des nouvelles ! Tous mes disciples m’ont quitté, Hilarion comme les autres !
Il avait peut-être quinze ans quand il est venu ; et son intelligence était si curieuse qu’il m’adressait à chaque moment des questions. Puis il écoutait d’un air pensif ; — et les choses dont j’avais besoin, il me les apportait sans murmure, plus leste qu’un chevreau, gai d’ailleurs à faire rire les patriarches. C’était un fils pour moi !
Ah ! que je voudrais les suivre !
Combien de fois, aussi, n’ai-je pas contemplé avec envie les longs bateaux, dont les voiles ressemblent à des ailes, et surtout quand ils emmenaient au loin ceux que j’avais reçus chez moi ! Quelles bonnes heures nous avions ! quels épanchements ! Aucun ne m’a plus intéressé qu’Ammon ; il me racontait son voyage à Rome, les Catacombes, le Colisée, la piété des femmes illustres, mille choses encore !… et je n’ai pas voulu partir avec lui ! D’où vient mon obstination à continuer une vie pareille ? J’aurais bien fait de rester chez les moines de Nitrie, puisqu’ils m’en suppliaient. Ils habitent des cellules à part, et cependant communiquent entre eux. Le dimanche, la trompette les assemble à l’église, où l’on voit accrochés trois martinets qui servent à punir les délinquants, les voleurs et les intrus, car leur discipline est sévère.
Ils ne manquent pas de certaines douceurs, néanmoins. Des fidèles leur apportent des œufs, des fruits, et même des instruments propres à ôter les épines des pieds. Il y a des vignobles autour de Pisperi, ceux de Pabène ont un radeau pour aller chercher les provisions.
Mais j’aurais mieux servi mes frères en étant tout simplement un prêtre. On secourt les pauvres, on distribue les sacrements, on a de l’autorité dans les familles.
D’ailleurs les laïques ne sont pas tous damnés, et il ne tenait qu’à moi d’être… par exemple… grammairien, philosophe. J’aurais dans ma chambre une sphère de roseaux, toujours des tablettes à la main, des jeunes gens autour de moi, et à ma porte, comme enseigne, une couronne de laurier suspendue.
Mais il y a trop d’orgueil à ces triomphes ! Soldat valait mieux. J’étais robuste et hardi, — assez pour tendre le câble des machines, traverser les forêts sombres, entrer casque en tête dans les villes fumantes !… Rien ne m’empêchait, non plus, d’acheter avec mon argent une charge de publicain au péage de quelque pont ; et les voyageurs m’auraient appris des histoires, en me montrant dans leurs bagages des quantités d’objets curieux…
Les marchands d’Alexandrie naviguent les jours de fête sur la rivière de Canope, et boivent du vin dans des calices de lotus, au bruit des tambourins qui font trembler les tavernes le long du bord ! Au delà, des arbres taillés en cône protègent contre le vent du sud les fermes tranquilles. Le toit de la haute maison s’appuie sur de minces colonnettes, rapprochées comme les bâtons d’une claire-voie ; et par ces intervalles le maître, étendu sur un long siège, aperçoit toutes ses plaines autour de lui, avec les chasseurs entre les blés, le pressoir où l’on vendange, les bœufs qui battent la paille. Ses enfants jouent par terre, sa femme se penche pour l’embrasser.
Comme il est joli ! je voudrais passer ma main sur son dos, doucement.
Ah ! il s’en va rejoindre les autres ! Quelle solitude ! Quel ennui !
C’est une si belle existence que de tordre au feu des bâtons de palmier pour faire des houlettes, et de façonner des corbeilles, de coudre des nattes, puis d’échanger tout cela avec les Nomades contre du pain qui vous brise les dents ! Ah ! misère de moi ! Est-ce que ça ne finira pas ! Mais la mort vaudrait mieux ! Je n’en peux plus ! Assez ! assez !
Suis-je assez faible, mon Dieu ! Du courage, relevons-nous !
Si je prenais… la Vie des apôtres ?… oui !… n’importe où !
« Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui descendait par les quatre coins, dans laquelle il y avait toutes sortes d’animaux terrestres et de bêtes sauvages, de reptiles et d’oiseaux ; et une voix lui dit : Pierre, lève-toi ! tue, et mange ! »
Donc le Seigneur voulait que son apôtre mangeât de tout ?… tandis que moi…
« Les Juifs tuèrent tous leurs ennemis avec des glaives et ils en firent un grand carnage, de sorte qu’ils disposèrent à volonté de ceux qu’ils haïssaient. »
Suit le dénombrement des gens tués par eux : soixante-quinze mille. Ils avaient tant souffert ! D’ailleurs, leurs ennemis étaient les ennemis du vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir à se venger, tout en massacrant des idolâtres ! La ville, sans doute, regorgeait de morts ! Il y en avait au seuil des jardins, sur les escaliers, à une telle hauteur dans les chambres que les portes ne pouvaient plus tourner !… — Mais voilà que je plonge dans des idées de meurtre et de sang !
« Nabuchodonosor se prosterna le visage contre terre et adora Daniel. »
Ah ! c’est bien ! Le Très-Haut exalte ses prophètes au-dessus des rois ; celui-là pourtant vivait dans les festins, ivre continuellement de délices et d’orgueil. Mais Dieu, par punition, l’a changé en bête. Il marchait à quatre pattes !
« Ézéchias eut une grande joie de leur arrivée. Il leur montra ses parfums, son or et son argent, tous ses aromates, ses huiles de senteur, tous ses vases précieux, et ce qu’il y avait dans ses trésors. »
Je me figure… qu’on voyait entassés jusqu’au plafond des pierres fines, des diamants, des dariques. Un homme qui en possède une accumulation si grande n’est plus pareil aux autres. Il songe, tout en les maniant, qu’il tient le résultat d’une quantité innombrable d’efforts, et comme la vie des peuples qu’il aurait pompée et qu’il peut répandre. C’est une précaution utile aux rois. Le plus sage de tous n’y a pas manqué. Ses flottes lui apportaient de l’ivoire, des singes… Où est-ce donc ?
Ah ! voici :
« La Reine de Saba, connaissant la gloire de Salomon, vint le tenter, en lui proposant des énigmes. »
Comment espérait-elle le tenter ? Le Diable a bien voulu tenter Jésus ! Mais Jésus a triomphé parce qu’il était Dieu, et Salomon grâce peut-être à sa science de magicien. Elle est sublime, cette science-là ! Car le monde, — ainsi qu’un philosophe me l’a expliqué, — forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les organes d’un seul corps. Il s’agit de connaître les amours et les répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu ?… On pourrait donc modifier ce qui paraît être l’ordre immuable ?
Au secours, mon Dieu !
Ah !… c’était une illusion ! pas autre chose ! — Il est inutile que je me tourmente l’esprit ! Je n’ai rien à faire !… absolument rien à faire !
Cependant… j’avais cru sentir l’approche… mais pourquoi viendrait-Il ? D’ailleurs, est-ce que je ne connais pas ses artifices ? J’ai repoussé le monstrueux anachorète qui m’offrait, en riant, des petits pains chauds, le centaure qui tâchait de me prendre sur sa croupe, — et cet enfant noir apparu au milieu des sables, qui était très beau, et qui m’a dit s’appeler l’esprit de fornication.
C’est par mon ordre qu’on a bâti cette foule de retraites saintes, pleines de moines portant des cilices sous leurs peaux de chèvres, et nombreux à pouvoir faire une armée ! J’ai guéri de loin des malades ; j’ai chassé des démons ; j’ai passé le fleuve au milieu des crocodiles ; l’empereur Constantin m’a écrit trois lettres ; Balacius, qui avait craché sur les miennes, a été déchiré par ses chevaux ; le peuple d’Alexandrie, quand j’ai reparu, se battait pour me voir, et Athanase m’a reconduit sur la route. Mais aussi quelles œuvres ! Voilà plus de trente ans que je suis dans le désert à gémir toujours ! J’ai porté sur mes reins quatre-vingts livres de bronze comme Eusèbe, j’ai exposé mon corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis resté cinquante-trois nuits sans fermer l’œil comme Pacôme ; et ceux qu’on décapite, qu’on tenaille ou qu’on brûle ont moins de vertu, peut-être, puisque ma vie est un continuel martyre !
Certainement, il n’y a personne dans une détresse aussi profonde ! Les cœurs charitables diminuent. On ne me donne plus rien. Mon manteau est usé. Je n’ai pas de sandales, pas même une écuelle ! — car, j’ai distribué aux pauvres et à ma famille tout mon bien, sans retenir une obole. Ne serait-ce que pour avoir des outils indispensables à mon travail, il me faudrait un peu d’argent. Oh ! pas beaucoup ! une petite somme !… je la ménagerais.
Les Pères de Nicée, en robes de pourpre, se tenaient comme des mages, sur des trônes, le long du mur ; et on les a régalés dans un banquet, en les comblant d’honneurs, surtout Paphnuce, parce qu’il est borgne et boiteux depuis la persécution de Dioclétien ! L’Empereur lui a baisé plusieurs fois son œil crevé ; quelle sottise ! Du reste, le Concile avait des membres si infâmes ! Un évêque de Scythie, Théophile ; un autre de Perse, Jean ; un gardeur de bestiaux, Spiridion ! Alexandre était trop vieux. Athanase aurait dû montrer plus de douceur aux Ariens, pour en obtenir des concessions !
Est-ce qu’ils en auraient fait ! Ils n’ont pas voulu m’entendre ! Celui qui parlait contre moi, — un grand jeune homme à barbe frisée, — me lançait, d’un air tranquille, des objections captieuses ; et, pendant que je cherchais mes paroles, ils étaient à me regarder avec leurs figures méchantes, en aboyant comme des hyènes. Ah ! que ne puis-je le faire exiler tous par l’empereur, ou plutôt les battre, les écraser, les voir souffrir ! Je souffre bien, moi !
C’est d’avoir trop jeûné ! mes forces s’en vont. Si je mangeais… une fois seulement, un morceau de viande.
Ah ! de la chair rouge… une grappe de raisin qu’on mord !… du lait caillé qui tremble sur un plat !…
Mais qu’ai-je donc !… Qu’ai-je donc !… Je sens mon cœur grossir comme la mer, quand elle se gonfle avant l’orage. Une mollesse infinie m’accable, et l’air chaud me semble rouler le parfum d’une chevelure. Aucune femme n’est venue, cependant ?…
C’est par là qu’elles arrivent, balancées dans leurs litières aux bras noirs des eunuques. Elles descendent, et joignant leurs mains chargées d’anneaux, elles s’agenouillent. Elles me racontent leurs inquiétudes. Le besoin d’une volupté surhumaine les torture ; elles voudraient mourir, elles ont vu dans leurs songes des dieux qui les appelaient ; — et le bas de leur robe tombe sur mes pieds. Je les repousse. « Oh ! non, disent-elles, pas encore ! Que dois-je faire ! » Toutes les pénitences leur seraient bonnes. Elles demandent les plus rudes, à partager la mienne, à vivre avec moi.
Voilà longtemps que je n’en ai vu ! Peut-être qu’il en va venir ? pourquoi pas ? Si tout à coup… j’allais entendre tinter des clochettes de mulet dans la montagne. Il me semble…
Oui ! là-bas, tout au fond, une masse remue, comme des gens qui cherchent leur chemin. Elle est là ! Ils se trompent.
De ce côté ! viens ! viens !
Quelle honte ! Ah ! pauvre Antoine !
Quelqu’un ? répondez !
Veux-tu des femmes ?
De grands tas d’argent, plutôt !
Une épée qui reluit ?
— Le Peuple entier t’admire !
— Endors-toi !
— Tu les égorgeras, va, tu les égorgeras !
C’est la torche, sans doute, qui faisant un jeu de lumière… Éteignons-la !
II
Ai-je rêvé ?… c’était si net que j’en doute. La langue me brûle ! J’ai soif !
Le sol est humide !… Est-ce qu’il a plu ? Tiens ! Des morceaux ! ma cruche brisée !… mais l’outre ?
Vide ! Complètement vide !
Pour descendre jusqu’au fleuve, il me faudrait trois heures au moins, et la nuit est si profonde que je n’y verrais pas à me conduire. Mes entrailles se tordent. Où est le pain ?
Comment ? les chacals l’auront pris ? Ah ! malédiction !
Pour moi !… tous ! mais…
Au lieu d’un qu’il y avait, en voilà !… C’est un miracle, alors, le même que fit le Seigneur !…
Dans quel but ? Eh ! tout le reste n’est pas moins incompréhensible ! Ah ! Démon, va-t’en ! va-t’en !
Plus rien ? — non !
Ah ! la tentation était forte. Mais comme je m’en suis délivré !
Qu’est-ce donc ?
Tiens ! une coupe ! quelqu’un, en voyageant, l’aura perdue. Rien d’extraordinaire…
Ça reluit ! du métal ! Cependant, je ne distingue pas…
Elle est en argent, ornée d’ovules sur le bord, avec une médaille au fond.
C’est une pièce de monnaie qui vaut… de sept à huit drachmes ; pas davantage ! N’importe ! je pourrais bien, avec cela, me procurer une peau de brebis.
Pas possible ! en or ! oui !… tout en or !
Mais cela fait une somme… assez forte pour avoir trois bœufs… un petit champ !
Allons donc ! cent esclaves, des soldats, une foule, de quoi acheter…
Avec ce joyau-là, on gagnerait même la femme de l’Empereur !
Comment ? comment ? des staters, des cycles, des dariques, des aryandiques ! Alexandre, Démétrius, les Ptolémées, César ! mais chacun d’eux n’en avait pas autant ! Rien d’impossible ! plus de souffrance ! et ces rayons qui m’éblouissent ! Ah ! mon cœur déborde ! comme c’est bon ! oui !… oui !… encore ! jamais assez ! J’aurais beau en jeter à la mer continuellement, il m’en restera. Pourquoi en perdre ? Je garderai tout, sans le dire à personne ; je me ferai creuser dans le roc une chambre qui sera couverte à l’intérieur de lames de bronze — et je viendrai là, pour sentir les piles d’or s’enfoncer sous mes talons ; j’y plongerai mes bras comme dans des sacs de grain. Je veux m’en frotter le visage, me coucher dessus !
Qu’ai-je fait ?
Si j’étais mort pendant ce temps-là, c’était l’enfer ! l’enfer irrévocable !
Je suis donc maudit ? Eh non ! c’est ma faute ! je me laisse prendre à tous les pièges ! On n’est pas plus imbécile et plus infâme. Je voudrais me battre, ou plutôt m’arracher de mon corps ! Il y a trop longtemps que je me contiens ! J’ai besoin de me venger, de frapper, de tuer ! c’est comme si j’avais dans l’âme un troupeau de bêtes féroces. Je voudrais, à coups de hache, au milieu d’une foule… Ah ! un poignard !…
Une fois de plus je me suis trompé ! Pourquoi ces choses ? Elles viennent des soulèvements de la chair. Ah ! misérable !
Accepte ma pénitence, ô mon Dieu ! ne la dédaigne pas pour sa faiblesse. Rends-la aiguë, prolongée, excessive ! Il est temps ! à l’œuvre !
Aïe ! non ! non ! pas de pitié !
Oh ! oh ! oh ! Chaque coup me déchire la peau, me tranche les membres. Cela me brûle horriblement !
Eh ! ce n’est pas terrible ! on s’y fait. Il me semble même…
Va donc, lâche ! va donc ! Bien ! bien ! Sur les bras, dans le dos, sur la poitrine, contre le ventre, partout ! Sifflez, lanières, mordez-moi, arrachez-moi ! Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent jusqu’aux étoiles, fissent craquer mes os, découvrir mes nerfs ! Des tenailles, des chevalets, du plomb fondu ! Les martyrs en ont subi bien d’autres ! n’est-ce pas, Ammonaria ?
J’aurais pu être attaché à la colonne près de la tienne, face à face, sous tes yeux, répondant à tes cris par mes soupirs ; et nos douleurs se seraient confondues, nos âmes se seraient mêlées.
Tiens, tiens ! pour toi ! encore !… Mais voilà qu’un chatouillement me parcourt. Quel supplice ! quelles délices ! ce sont comme des baisers. Ma moelle se fond ! je meurs !
Ah ! bel ermite ! bel ermite ! mon cœur défaille !
À force de piétiner d’impatience il m’est venu des calus au talon, et j’ai cassé un de mes ongles ! J’envoyais des bergers qui restaient sur les montagnes la main étendue devant les yeux, et des chasseurs qui criaient ton nom dans les bois, et des espions qui parcouraient toutes les routes en disant à chaque passant : « L’avez-vous vu ? »
La nuit, je pleurais, le visage tourné vers la muraille. Mes larmes, à la longue, ont fait deux petits trous dans la mosaïque, comme des flaques d’eau de mer dans les rochers, car, je t’aime ! Oh ! oui ! beaucoup !
Ris donc, bel ermite ! ris donc ! je suis très gaie, tu verras ! Je pince de la lyre, je danse comme une abeille, et je sais une foule d’histoires à raconter toutes plus divertissantes les unes que les autres.
Tu n’imagines pas la longue route que nous avons faite. Voilà les onagres des courriers verts qui sont morts de fatigue !
Depuis trois grandes lunes, ils ont couru d’un train égal, avec un caillou dans les dents pour couper le vent, la queue toujours droite, le jarret toujours plié, et galopant toujours. On n’en retrouvera pas de pareils ! Ils me venaient de mon grand-père maternel, l’empereur Saharil, fils d’Iakhschab, fils d’Iaarab, fils de Kastan. Ah ! s’ils vivaient encore nous les attellerions à une litière pour nous en retourner vite à la maison ! Mais… comment ?… à quoi songes-tu ?
Ah ! quand tu seras mon mari, je t’habillerai, je te parfumerai, je t’épilerai.
Tu as l’air triste ; est-ce de quitter ta cabane ? Moi, j’ai tout quitté pour toi, — jusqu’au roi Salomon, qui a cependant beaucoup de sagesse, vingt mille chariots de guerre, et une belle barbe ! Je t’ai apporté mes cadeaux de noces. Choisis.
Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome, et du silphium, bon à mettre dans les sauces. Il y a là dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Élisa ; et cette boîte de neige contient une outre de chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie, — et qui se boit pur dans une corne de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de la poudre d’or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d’Issedonie, des escarboucles de l’île Palæsimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, — animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d’Émath, et ces franges à manteau de Palmyre. Sur ce tapis de Babylone, il y a… mais viens donc ! Viens donc !
Ce tissu mince, qui craque sous les doigts avec un bruit d’étincelles, est la fameuse toile jaune apportée par les marchands de la Bactriane. Il leur faut quarante-trois interprètes dans leur voyage. Je t’en ferai faire des robes, que tu mettras à la maison.
Poussez les crochets de l’étui en sycomore, et donnez-moi la cassette d’ivoire qui est au garrot de mon éléphant !
Veux-tu le bouclier de Dgian-Ben-Dgian, celui qui a bâti les Pyramides ? le voilà ! Il est composé de sept peaux de dragon mises l’une sur l’autre, jointes par des vis de diamant, et qui ont été tannées dans de la bile de parricide. Il représente, d’un côté, toutes les guerres qui ont eu lieu depuis l’invention des armes, et, de l’autre, toutes les guerres qui auront lieu jusqu’à la fin du monde. La foudre rebondit dessus, comme une balle de liège. Je vais le passer à ton bras et tu le porteras à la chasse.
Mais si tu savais ce que j’ai dans ma petite boîte ! Retourne-la, tâche de l’ouvrir ! Personne n’y parviendrait ; embrasse-moi ; je te le dirai.
C’était une nuit que le roi Salomon perdait la tête. Enfin nous conclûmes un marché. Il se leva, et sortant à pas de loup…
Ah ! ah ! bel ermite ! tu ne le sauras pas ! tu ne le sauras pas !
Et j’ai bien d’autres choses encore, va ! J’ai des trésors enfermés dans des galeries où l’on se perd comme dans un bois. J’ai des palais d’été en treillage de roseaux, et des palais d’hiver en marbre noir. Au milieu de lacs grands comme des mers, j’ai des îles rondes comme des pièces d’argent, toutes couvertes de nacre, et dont les rivages font de la musique, au battement des flots tièdes qui se roulent sur le sable. Les esclaves de mes cuisines prennent des oiseaux dans mes volières, et pêchent le poisson dans mes viviers. J’ai des graveurs continuellement assis pour creuser mon portrait sur des pierres dures, des fondeurs haletants qui coulent mes statues, des parfumeurs qui mêlent le suc des plantes à des vinaigres et battent des pâtes. J’ai des couturières qui me coupent des étoffes, des orfèvres qui me travaillent des bijoux, des coiffeuses qui sont à me chercher des coiffures, et des peintres attentifs, versant sur mes lambris des résines bouillantes, qu’ils refroidissent avec des éventails. J’ai des suivantes de quoi faire un harem, des eunuques de quoi faire une armée. J’ai des armées, j’ai des peuples ! J’ai dans mon vestibule une garde de nains portant sur le dos des trompes d’ivoire.
J’ai des attelages de gazelles, des quadriges d’éléphants, des couples de chameaux par centaines, et des cavales à crinière si longue que leurs pieds y entrent quand elles galopent, et des troupeaux à cornes si larges que l’on abat les bois devant eux quand ils pâturent. J’ai des girafes qui se promènent dans mes jardins, et qui avancent leur tête sur le bord de mon toit, quand je prends l’air après dîner.
Assise dans une coquille, et traînée par les dauphins, je me promène dans les grottes écoutant tomber l’eau des stalactites. Je vais au pays des diamants, où les magiciens mes amis me laissent choisir les plus beaux ; puis je remonte sur la terre, et je rentre chez moi.
Merci, beau Simorg-Anka ! toi qui m’as appris où se cachait l’amoureux ! Merci ! merci ! messager de mon cœur !
Il vole comme le désir. Il fait le tour du monde dans sa journée. Le soir, il revient ; il se pose au pied de ma couche ; il me raconte ce qu’il a vu, les mers qui ont passé sous lui avec les poissons et les navires, les grands déserts vides qu’il a contemplés du haut des cieux, et toutes les moissons qui se courbaient dans la campagne, et les plantes qui poussaient sur le mur des villes abandonnées.
Oh ! si tu voulais, si tu voulais !..... j’ai un pavillon sur un promontoire au milieu d’un isthme, entre deux océans. Il est lambrissé de plaques de verre, parqueté d’écailles de tortue, et s’ouvre aux quatre vents du ciel. D’en haut, je vois revenir mes flottes et les peuples qui montent la colline avec des fardeaux sur l’épaule. Nous dormirions sur des duvets plus mous que des nuées, nous boirions des boissons froides dans des écorces de fruits, et nous regarderions le soleil à travers des émeraudes ! Viens !…
Comment ? ni riche, ni coquette, ni amoureuse ? ce n’est pas tout cela qu’il te faut, hein ? mais lascive, grasse, avec une voix rauque, la chevelure couleur de feu et des chairs rebondissantes. Préfères-tu un corps froid comme la peau des serpents, ou bien de grands yeux noirs, plus sombres que les cavernes mystiques ? regarde-les, mes yeux !
Toutes celles que tu as rencontrées, depuis la fille des carrefours chantant sous sa lanterne jusqu’à la patricienne effeuillant des roses du haut de sa litière, toutes les formes entrevues, toutes les imaginations de ton désir, demande-les ! Je ne suis pas une femme, je suis un monde. Mes vêtements n’ont qu’à tomber, et tu découvriras sur ma personne une succession de mystères !
Si tu posais ton doigt sur mon épaule, ce serait comme une traînée de feu dans tes veines. La possession de la moindre place de mon corps t’emplira d’une joie plus véhémente que la conquête d’un empire. Avance tes lèvres ! mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur ! Ah ! comme tu vas te perdre sous mes cheveux, humer ma poitrine, t’ébahir de mes membres, et brûlé par mes prunelles, entre mes bras, dans un tourbillon.....
Tu me dédaignes ! adieu !
Bien sûr ? une femme si belle !
Tu te repentiras, bel ermite, tu gémiras ! tu t’ennuieras ! mais je m’en moque, la ! la ! la ! oh ! oh ! oh !
III
C’est quelqu’un des serviteurs de la reine,
Qui es-tu ?
Ton ancien disciple Hilarion !
Tu mens ! Hilarion habite depuis de longues années la Palestine.
J’en suis revenu ! c’est bien moi !
Cependant sa figure était brillante comme l’aurore, candide, joyeuse. Celle-là est toute sombre et vieille.
De longs travaux m’ont fatigué !
La voix aussi est différente. Elle a un timbre qui vous glace.
C’est que je me nourris de choses amères !
Et ces cheveux blancs ?
J’ai eu tant de chagrins !
Serait-ce possible ?.....
Je n’étais pas si loin que tu le supposes. L’ermite Paul t’a rendu visite cette année, pendant le mois de schebar. Il y a juste vingt jours que les Nomades t’ont apporté du pain. Tu as dit, avant-hier, à un matelot de te faire parvenir trois poinçons.
Il sait tout !
Apprends même que je ne t’ai jamais quitté. Mais tu passes de longues périodes sans m’apercevoir.
Comment cela ? Il est vrai que j’ai la tête si troublée ! Cette nuit particulièrement.....
Tous les Péchés capitaux sont venus. Mais leurs piètres embûches se brisent contre un saint tel que toi !
Oh ! non !..... non ! à chaque minute je défaille ! Que ne suis-je un de ceux dont l’âme est toujours intrépide et l’esprit ferme, — comme le grand Athanase, par exemple.
Il a été ordonné illégalement par sept évêques !
Qu’importe ! si sa vertu.....
Allons donc ! un homme orgueilleux, cruel, toujours dans les intrigues, et finalement exilé comme accapareur.
Calomnie !
Tu ne nieras pas qu’il ait voulu corrompre Eustates, le trésorier des largesses ?
On l’affirme ; j’en conviens.
Il a brûlé, par vengeance, la maison d’Arsène !
Hélas !
Au concile de Nicée, il a dit en parlant de Jésus : « l’homme du Seigneur ».
Ah ! cela c’est un blasphème !
Tellement borné du reste, qu’il avoue ne rien comprendre à la nature du Verbe.
En effet, il n’a pas l’intelligence très… élevée.
Si l’on t’avait mis à sa place, c’eût été un grand bonheur pour tes frères comme pour toi. Cette vie à l’écart des autres est mauvaise.
Au contraire ! L’homme, étant esprit, doit se retirer des choses mortelles. Toute action le dégrade. Je voudrais ne pas tenir à la terre, — même par la plante de mes pieds !
Hypocrite qui s’enfonce dans la solitude pour se livrer mieux au débordement de ses convoitises ! Tu te prives de viandes, de vin, d’étuves, d’esclaves et d’honneurs ; mais comme tu laisses ton imagination t’offrir des banquets, des parfums, des femmes nues et des foules applaudissantes ! Ta chasteté n’est qu’une corruption plus subtile, et ce mépris du monde l’impuissance de ta haine contre lui ! C’est là ce qui rend tes pareils si lugubres, ou peut-être parce qu’ils doutent. La possession de la vérité donne la joie. Est-ce que Jésus était triste ? Il allait entouré d’amis, se reposait à l’ombre de l’olivier, entrait chez le publicain, multipliait les coupes, pardonnant à la pécheresse, guérissant toutes les douleurs. Toi, tu n’as de pitié que pour ta misère. C’est comme un remords qui t’agite et une démence farouche, jusqu’à repousser la caresse d’un chien ou le sourire d’un enfant.
Assez ! assez ! tu remues trop mon cœur !
Secoue la vermine de tes haillons ! Relève-toi de ton ordure ! Ton Dieu n’est pas un Moloch qui demande de la chair en sacrifice !
Cependant la souffrance est bénie. Les chérubins s’inclinent pour recevoir le sang des confesseurs.
Admire donc les Montanistes ! ils dépassent tous les autres.
Mais c’est la vérité de la doctrine qui fait le martyre !
Comment peut-il en prouver l’excellence, puisqu’il témoigne également pour l’erreur ?
Te tairas-tu, vipère !
Cela n’est peut-être pas si difficile. Les exhortations des amis, le plaisir d’insulter le peuple, le serment qu’on a fait, un certain vertige, mille circonstances les aident.
D’ailleurs, cette manière de mourir amène de grands désordres. Denys, Cyprien et Grégoire s’y sont soustraits. Pierre d’Alexandrie l’a blâmée, et le Concile d’Elvire…
Je n’écoute plus !
Voilà que tu retombes dans ton péché d’habitude, la paresse. L’ignorance est l’écume de l’orgueil. On dit : « Ma conviction est faite, pourquoi discuter ? » et on méprise les docteurs, les philosophes, la tradition, et jusqu’au texte de la Loi qu’on ignore. Crois-tu tenir la sagesse dans ta main ?
Je l’entends toujours ! Ses paroles bruyantes emplissent ma tête.
Les efforts pour comprendre Dieu sont supérieurs à tes mortifications pour le fléchir. Nous n’avons de mérite que par notre soif du vrai. La religion seule n’explique pas tout ; et la solution des problèmes que tu méconnais peut la rendre plus inattaquable et plus haute. Donc il faut, pour son salut, communiquer avec ses frères, — ou bien l’Église, l’assemblée des fidèles, ne serait qu’un mot, — et écouter toutes les raisons, ne dédaigner rien, ni personne. Le sorcier Balaam, le poète Eschyle et la sibylle de Cumes avaient annoncé le Sauveur. Denys l’Alexandrin reçut du Ciel l’ordre de lire tous les livres. Saint Clément nous ordonne la culture des lettres grecques. Hermas a été converti par l’illusion d’une femme qu’il avait aimée.
Quel air d’autorité ! Il me semble que tu grandis…
Rassure-toi, bon ermite !
Asseyons-nous là, sur cette grosse pierre, — comme autrefois, quant à la première lueur du jour je te saluais, en t’appelant « claire étoile du matin » ; et tu commençais de suite mes instructions. Elles ne sont pas finies. La lune nous éclaire suffisamment. Je t’écoute.
La parole de Dieu, n’est-ce pas, nous est confirmée par les miracles ? Cependant les sorciers de Pharaon en faisaient ; d’autres imposteurs peuvent en faire ; on s’y trompe. Qu’est-ce donc qu’un miracle ? Un événement qui nous semble en dehors de la nature. Mais connaissons-nous toute sa puissance ? et de ce qu’une chose ordinairement ne nous étonne pas, s’ensuit-il que nous la comprenions ?
Peu importe ! il faut croire l’Écriture !
Saint Paul, Origène et bien d’autres ne l’entendaient pas littéralement ; mais si on l’explique par des allégories, elle devient le partage d’un petit nombre et l’évidence de la vérité disparaît. Que faire ?
S’en remettre à l’Église !
Donc l’Écriture est inutile ?
Non pas ! quoique l’Ancien Testament, je l’avoue, ait… des obscurités… Mais le Nouveau resplendit d’une lumière pure.
Cependant l’ange annonciateur, dans Matthieu, apparaît à Joseph, tandis que dans Luc, c’est à Marie. L’onction de Jésus par une femme se passe, d’après le premier Évangile, au commencement de sa vie publique, et, selon les trois autres, peu de jours avant sa mort. Le breuvage qu’on lui offre sur la croix, c’est, dans Matthieu, du vinaigre avec du fiel, dans Marc du vin et de la myrrhe. Suivant Luc et Matthieu, les apôtres ne doivent prendre ni argent ni sac, pas même de sandales et de bâton ; dans Marc, au contraire, Jésus leur défend de rien emporter si ce n’est des sandales et un bâton. Je m’y perds !…
En effet… en effet…
Au contact de l’hémorroïdesse, Jésus se retourna en disant : « Qui m’a touché ? » Il ne savait donc pas qui le touchait ? Cela contredit l’omniscience de Jésus. Si le tombeau était surveillé par des gardes, les femmes n’avaient pas à s’inquiéter d’un aide pour soulever la pierre de ce tombeau. Donc, il n’y avait pas de gardes, ou bien les saintes femmes n’étaient pas là. À Emmaüs, il mange avec ses disciples et leur fait tâter ses plaies. C’est un corps humain, un objet matériel, pondérable, et cependant qui traverse les murailles. Est-ce possible ?
Il faudrait beaucoup de temps pour te répondre !
Pourquoi reçut-il le Saint-Esprit, bien qu’étant le Fils ? Qu’avait-il besoin du baptême s’il était le Verbe ? Comment le Diable pouvait-il le tenter, lui, Dieu ?
Est-ce que ces pensées-là ne te sont jamais venues ?
Oui !… souvent ! Engourdies ou furieuses, elles demeurent dans ma conscience. Je les écrase, elles renaissent, m’étouffent ; et je crois parfois que je suis maudit.
Alors, tu n’as que faire de servir Dieu ?
J’ai toujours besoin de l’adorer !
Mais en dehors du dogme, toute liberté de recherches nous est permise. Désires-tu connaître la hiérarchie des Anges, la vertu des Nombres, la raison des germes et des métamorphoses ?
Oui ! oui ! ma pensée se débat pour sortir de sa prison. Il me semble qu’en ramassant mes forces j’y parviendrai. Quelquefois même, pendant la durée d’un éclair, je me trouve comme suspendu ; puis je retombe.
Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras ; et la face de l’Inconnu se dévoilera !
La route est longue, et je suis vieux !
Oh ! oh ! Les hommes savants ne sont pas rares ! Il y en a même tout près de toi ; ici ! — Entrons !
IV
Ce sont des chrétiennes qui ont converti leurs maris. D’ailleurs les femmes sont toujours pour Jésus, même les idolâtres, témoin Procula l’épouse de Pilate, et Poppée la concubine de Néron. Ne tremble plus ! avance !
Que veulent-ils ?
Le Seigneur a dit : « J’aurais encore à vous parler de bien des choses. » Ils possèdent ces choses.
La terre céleste est à l’extrémité supérieure, la terre mortelle à l’extrémité inférieure. Elle est soutenue par deux anges, le Splenditenens et l’Omophore à six visages.
Au sommet du ciel le plus haut se tient la Divinité impassible ; en dessous, face à face, sont le Fils de Dieu et le Prince des ténèbres.
Les ténèbres s’étant avancées jusqu’à son royaume, Dieu tira de son essence une vertu qui produisit le premier homme ; et il l’environna des cinq éléments. Mais les démons des ténèbres lui en dérobèrent une partie, et cette partie est l’âme.
Il n’y a qu’une seule âme, universellement épandue, comme l’eau d’un fleuve divisé en plusieurs bras. C’est elle qui soupire dans le vent, grince dans le marbre qu’on scie, hurle par la voix de la mer ; et elle pleure des larmes de lait quand on arrache les feuilles du figuier.
Les âmes sorties de ce monde émigrent vers les astres, qui sont des êtres animés.
Ah ! ah ! quelle absurde imagination !
En quoi ?
D’abord elles s’arrêtent dans la lune, où elles se purifient. Ensuite elles montent dans le soleil.
Je ne connais rien… qui nous empêche… de le croire.
Le but de toute créature est la délivrance du rayon céleste enfermé dans la matière. Il s’en échappe plus facilement par les parfums, les épices, l’arome du vin cuit, les choses légères qui ressemblent à des pensées. Mais les actes de la vie l’y retiennent. Le meurtrier renaîtra dans le corps d’un celèphe, celui qui tue un animal deviendra cet animal ; si tu plantes une vigne, tu seras lié dans ses rameaux. La nourriture en absorbe. Donc, privez-vous ! jeûnez !
Ils sont tempérants, comme tu vois !
Il y en a beaucoup dans les viandes, moins dans les herbes. D’ailleurs les Purs, grâce à leurs mérites, dépouillent les végétaux de cette partie lumineuse et elle remonte à son foyer. Les animaux par la génération, l’emprisonnent dans la chair. Donc, fuyez les femmes !
Admire leur continence !
Ou plutôt, faites si bien qu’elles ne soient pas fécondes. — Mieux vaut pour l’âme tomber sur la terre que de languir dans des entraves charnelles !
Ah ! l’abomination !
Qu’importe la hiérarchie des turpitudes ? l’Église a bien fait du mariage un sacrement !
Il propage un ordre de choses funestes ! Le Père, pour punir les anges révoltés, leur ordonna de créer le monde. Le Christ est venu, afin que le Dieu des Juifs qui était un de ces anges…
Un ange ? lui ! le Créateur !
N’a-t-il pas voulu tuer Moïse, tromper ses prophètes, séduit les peuples, répandu le mensonge et l’idolâtrie ?
Certainement, le Créateur n’est pas le vrai Dieu !
La matière est éternelle !
Elle a été formée par les Sept Esprits planétaires.
Les anges ont fait les âmes !
C’est le Diable qui a fait le monde !
Horreur !
Tu te désespères trop vite ! tu comprends mal leur doctrine ! En voici un qui a reçu la sienne de Théodas, l’ami de saint Paul. Écoute-le !
Le monde est l’œuvre d’un Dieu en délire.
L’œuvre d’un Dieu en délire…
Comment cela ?
Le plus parfait des êtres, des Éons, l’Abîme, reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée. De leur union sortit l’Intelligence, qui eut pour compagne la Vérité.
L’Intelligence et la Vérité engendrèrent le Verbe et la Vie, qui, à leur tour, engendrèrent l’Homme et l’Église ; — et cela fait huit Éons !
Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres Éons, c’est-à-dire cinq couples. L’Homme et l’Église en avaient produit douze autres, parmi lesquels le Paraclet et la Foi, l’Espérance et la Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.
L’ensemble de ces trente Éons constitue le Plérôme, ou Universalité de Dieu. Ainsi, comme les échos d’une voix qui s’éloigne, comme les effluves d’un parfum qui s’évapore, comme les feux du soleil qui se couche, les Puissances émanées du Principe vont toujours s’affaiblissant.
Mais Sophia, désireuse de connaître le Père, s’élança hors du Plérôme ; — et le Verbe fit alors un autre couple, le Christ et le Saint-Esprit, qui avait relié entre eux tous les Éons ; et tous ensemble ils formèrent Jésus, la fleur du Plérôme.
Cependant, l’effort de Sophia pour s’enfuir avait laissé dans le vide une image d’elle, une substance mauvaise, Acharamoth. Le Sauveur en eut pitié, la délivra des passions ; et du sourire d’Acharamoth délivrée la lumière naquit ; ses larmes firent les eaux, sa tristesse engendra la matière noire.
D’Acharamoth sortit le Démiurge, fabricateur des mondes, des cieux et du diable. Il habite bien plus bas que le Plérôme, sans même l’apercevoir, tellement qu’il se croit le vrai Dieu, et répète par la bouche de ses prophètes : « Il n’y a d’autre Dieu que moi ! » Puis il fit l’homme, et lui jeta dans l’âme la semence immatérielle, qui était l’Église, reflet de l’autre Église placée dans le Plérôme.
Acharamoth, un jour, parvenant à la région la plus haute, se joindra au Sauveur ; le feu caché dans le monde anéantira toute matière, se dévorera lui-même, et les hommes, devenus de purs esprits, épouseront des anges !
Alors le Démon sera vaincu, et le règne de Dieu commencera !
L’Être suprême avec les émanations infinies s’appelle Abraxas, et le Sauveur avec toutes ses vertus Kaulakau, autrement ligne-sur-ligne, rectitude-sur-rectitude.
On obtient la force de Kaulakau par le secours de certains mots, inscrits sur cette calcédoine pour faciliter la mémoire.
Alors tu seras transporté dans l’Invisible ; et, supérieur à la loi, tu mépriseras tout, même la vertu !
Nous autres, les Purs, nous devons fuir la douleur, d’après l’exemple de Kaulakau.
Comment ! et la croix ?
La tristesse, la bassesse, la condamnation et l’oppression de mes pères sont effacées, grâce à la mission qui est venue !
On peut renier le Christ inférieur, l’homme-Jésus ; mais il faut adorer l’autre Christ, éclos dans sa personne sous l’aile de la Colombe.
Honorez le mariage ! Le Saint-Esprit est féminin !
Avant de rentrer dans l’Unique, tu passeras par une série de conditions et d’actions. Pour t’affranchir des ténèbres, accomplis, dès maintenant, leurs œuvres ! L’époux va dire à l’épouse : « Fais la charité à ton frère », et elle te baisera.
C’est de la viande offerte aux idoles ; prends-en ! L’apostasie est permise quand le cœur est pur. Gorge ta chair de ce qu’elle demande. Tâche de l’exterminer à force de débauches ! Prounikos, la mère du Ciel, s’est vautrée dans les ignominies.
Entre chez nous pour t’unir à l’Esprit ! Entre chez nous pour boire l’immortalité !
les noces spirituelles vont s’accomplir.
Ah ! le voilà ! le voilà ! le sang du Christ !
L’homme régénéré par le baptême est impeccable !
Oh ! écrase-nous si tu veux, nous ne bougerons pas ! Le travail est un péché, toute occupation mauvaise !
Les parties inférieures du corps faites par le Diable lui appartiennent. Buvons, mangeons, forniquons !
Les crimes sont des besoins au-dessous du regard de Dieu !
Ah ! imposteurs, brigands, simoniaques, hérétiques et démons ! la vermine des écoles, la lie de l’enfer ! Celui-là, Marcion, c’est un matelot de Sinope excommunié pour inceste ; on a banni Carpocras comme magicien ; Æcius a volé sa concubine, Nicolas prostitué sa femme ; et Manès, qui se fait appeler le Bouddha et qui se nomme Cubricus, fut écorché vif avec une pointe de roseau, si bien que sa peau tannée se balance aux portes de Ctésiphon !
Maître ! à moi ! à moi !
Brisez les images ! voilez les vierges ! Priez, jeûnez, pleurez, mortifiez-vous ! Pas de philosophie ! pas de livres ! après Jésus, la science est inutile !
J’étais dans la dernière chambre des bains, et je m’endormais au bourdonnement des rues.
Tout à coup j’entendis des clameurs. On criait : « C’est un magicien ! c’est le Diable ! » Et la foule s’arrêta devant notre maison, en face du temple d’Esculape. Je me haussai avec les poignets jusqu’à la hauteur du soupirail.
Sur le péristyle du temple, il y avait un homme qui portait un carcan de fer à son cou. Il prenait des charbons dans un réchaud, et il s’en faisait sur la poitrine de larges traînées, en appelant « Jésus, Jésus ! » Le peuple disait : « Cela n’est pas permis ! lapidons-le ! » Lui, il continuait. C’étaient des choses inouïes, transportantes. Des fleurs larges comme le soleil tournaient devant mes yeux, et j’entendais dans les espaces une harpe d’or vibrer. Le jour tomba. Mes bras lâchèrent les barreaux, mon corps défaillit, et quand il m’eut emmenée à sa maison…
De qui donc parles-tu ?
Mais, de Montanus !
Il est mort, Montanus.
Ce n’est pas vrai !
Non, Montanus n’est pas mort !
Nous revenions de Tarse par les montagnes, lorsqu’à un détour du chemin, nous vîmes un homme sous un figuier.
Il cria de loin : « Arrêtez-vous ! » et il se précipita en nous injuriant. Les esclaves accoururent. Il éclata de rire. Les chevaux se cabrèrent. Les molosses hurlaient tous.
Il était debout. La sueur coulait sur son visage. Le vent faisait claquer son manteau.
En nous appelant par nos noms, il nous reprochait la vanité de nos œuvres, l’infamie de nos corps ; — et il levait le poing du côté des dromadaires, à cause des clochettes d’argent qu’ils portent sous la mâchoire.
Sa fureur me versait l’épouvante dans les entrailles ; c’était pourtant comme une volupté qui me berçait, m’enivrait.
D’abord, les esclaves s’approchèrent. « Maître, dirent-ils, nos bêtes sont fatiguées » ; puis ce furent les femmes : « Nous avons peur », et les esclaves s’en allèrent. Puis, les enfants se mirent à pleurer : « Nous avons faim ! » Et comme on n’avait pas répondu aux femmes, elles disparurent.
Lui, il parlait. Je sentis quelqu’un près de moi. C’était l’époux ; j’écoutais l’autre. Il se traîna parmi les pierres en s’écriant « Tu m’abandonnes ? » et je répondis : « Oui ! va-t’en ! » — afin d’accompagner Montanus.
Un eunuque !
Ah ! cela t’étonne, cœur grossier ! Cependant Madeleine, Jeanne, Marthe et Suzanne n’entraient pas dans la couche du Sauveur. Les âmes, mieux que les corps, peuvent s’étreindre avec délire. Pour conserver impunément Eustolie, Léonce l’évêque se mutila, — aimant mieux son amour que sa virilité. Et puis, ce n’est pas ma faute ; un esprit m’y contraint ; Sotas n’a pu me guérir. Il est cruel, pourtant ! Qu’importe ! Je suis la dernière des prophétesses ; et après moi, la fin du monde viendra.
Il m’a comblée de ses dons. Aucune d’ailleurs ne l’aime autant, — et n’en est plus aimée !
Tu mens ! c’est moi !
Non, c’est moi !
Apaisez-vous, mes colombes ! Incapables du bonheur terrestre, nous sommes par cette union dans la plénitude spirituelle. Après l’âge du Père, l’âge du Fils ; et j’inaugure le troisième, celui du Paraclet. Sa lumière m’est venue durant les quarante nuits que la Jérusalem céleste a brillé dans le firmament, au-dessus de ma maison, à Pepuza.
Ah ! comme vous criez d’angoisse quand les lanières vous flagellent ! comme vos membres endoloris se présentent à mes ardeurs ! comme vous languissez sur ma poitrine, d’un irréalisable amour ! Il est si fort qu’il vous a découvert des mondes, et vous pouvez maintenant apercevoir les âmes avec vos yeux.
Sans doute, puisque l’âme a un corps, — ce qui n’a point de corps n’existant pas.
Pour la rendre plus subtile, j’ai institué des mortifications nombreuses, trois carêmes par an, et pour chaque nuit des prières où l’on ferme la bouche, — de peur que l’haleine en s’échappant ne ternisse la pensée. Il faut s’abstenir des secondes noces, ou plutôt de tout mariage ! Les anges ont péché avec les femmes.
Le Sauveur a dit : « Je suis venu pour détruire l’œuvre de la Femme. »
L’arbre du mal c’est elle ! Les habits de peau sont notre corps.
Fais comme Origène et comme nous ! Est-ce la douleur que tu crains, lâche ? Est-ce l’amour de ta chair qui te retient, hypocrite ?
Gloire à Caïn ! gloire à Sodome ! gloire à Judas !
Caïn fit la race des forts. Sodome épouvanta la terre avec son châtiment ; et c’est par Judas que Dieu sauva le monde ! — Oui, Judas ! sans lui pas de mort et pas de rédemption !
Écrasez le fruit ! troublez la source ! noyez l’enfant ! Pillez le riche qui se trouve heureux, qui mange beaucoup ! Battez le pauvre qui envie la housse de l’âne, le repas du chien, le nid de l’oiseau, et qui se désole parce que les autres ne sont pas des misérables comme lui.
Nous, les Saints, pour hâter la fin du monde, nous empoisonnons, brûlons, massacrons !
Le salut n’est que dans le martyre. Nous nous donnons le martyre. Nous enlevons avec des tenailles la peau de nos têtes, nous étalons nos membres sous les charrues, nous nous jetons dans la gueule des fours !
Honni le baptême ! honnie l’eucharistie ! honni le mariage ! damnation universelle !
Les fous qui déclament contre moi prétendent expliquer l’absurde ; et pour les perdre tout à fait, j’ai composé des petits poèmes tellement drôles, qu’on les sait par cœur dans les moulins, les tavernes et les ports.
Mille fois non ! le Fils n’est pas coéternel au Père, ni de même substance ! Autrement il n’aurait pas dit : « Père, éloigne de moi ce calice ! — Pourquoi m’appelez-vous bon ? Dieu seul est bon ! — Je vais à mon Dieu, à votre Dieu ! » et d’autres paroles attestant sa qualité de créature. Elle nous est démontrée, de plus, par tous ses noms : agneau, pasteur, fontaine, sagesse, fils de l’homme, prophète, bonne voie, pierre angulaire !
Moi, je soutiens que tous deux sont identiques.
Le Concile d’Antioche a décidé le contraire.
Qu’est-ce donc que le Verbe ?… Qu’était Jésus ?
C’était l’époux d’Acharamoth repentie !
C’était Sem, fils de Noé !
C’était Melchisédech !
Ce n’était rien qu’un homme !
Il en a pris l’apparence ! il a simulé la Passion.
C’est un développement du Père !
Père et Fils sont les deux modes d’un seul Dieu !
Il fut d’abord dans Adam, puis dans l’homme !
Et il ressuscitera !
Impossible, — son corps étant céleste !
Il n’est Dieu que depuis son baptême !
Il habite le soleil !
Son âme était l’âme d’Ésaü ! Il souffrait de la maladie bellérophontienne ; et sa mère, la parfumeuse, s’est livrée à Pantherus, un soldat romain, sur des gerbes de maïs, un soir de moisson.
Docteurs, magiciens, évêques et diacres, hommes et fantômes, arrière ! arrière ! Vous êtes tous des mensonges !
Nous avons des martyrs plus martyrs que les tiens, des prières plus difficiles, des élans d’amour supérieurs, des extases aussi longues.
Mais pas de révélation ! pas de preuves !
Voilà l’Évangile des Hébreux !
L’Évangile du seigneur !
L’Évangile d’Ève !
L’Évangile de Thomas !
L’Évangile de Judas !
Le traité de l’âme advenue !
La prophétie de Barcouf !
Nous l’avons connu, nous autres, nous l’avons connu le fils du charpentier ! Nous étions de son âge, nous habitions dans sa rue. Il s’amusait avec de la boue à modeler des petits oiseaux, sans avoir peur du coupant des tailloirs, aidait son père dans son travail, ou assemblait pour sa mère des pelotons de laine teinte. Puis il fit un voyage en Égypte, d’où il rapporta de grands secrets. Nous étions à Jéricho, quand il vint trouver le mangeur de sauterelles. Ils causèrent à voix basse, sans que personne pût les entendre. Mais c’est à partir de ce moment qu’il fit du bruit en Galilée et qu’on a débité sur son compte beaucoup de fables.
Nous l’avons connu, nous autres ! nous l’avons connu !
Ah ! encore, parlez ! parlez ! Comment était son visage ?
D’un aspect farouche et repoussant ; — car il s’était chargé de tous les crimes, toutes les douleurs, et toutes les difformités du monde.
Oh ! non ! non ! Je me figure, au contraire, que toute sa personne avait une beauté plus qu’humaine.
Il y a bien à Paneades, contre une vieille masure, dans un fouillis d’herbes, une statue de pierre, élevée, à ce qu’on prétend, par l’hémorroïdesse. Mais le temps lui a rongé la face, et les pluies ont gâté l’inscription.
Autrefois, j’étais diaconesse à Rome dans une petite église, où je faisais voir aux fidèles les images en argent de saint Paul, d’Homère, de Pythagore et de Jésus-Christ.
Je n’ai gardé que la sienne.
La veux-tu ?
Il reparaît, lui-même, quand nous l’appelons ! c’est l’heure ! Viens !
Sur les ténèbres, le rayon du Verbe descendit et un cri violent s’échappa, qui semblait la voix de la lumière.
Kyrie eleïson !
L’homme, ensuite, fut créé par l’infâme Dieu d’Israël, avec l’auxiliaire de ceux-là :
Astophaios, Oraïos, Sabaoth, Adonaï, Eloï, Iaô !
Et il gisait sur la boue, hideux, débile, informe, sans pensée.
Kyrie eleïson !
Mais Sophia, compatissante, le vivifia d’une parcelle de son âme.
Alors, voyant l’homme si beau, Dieu fut pris de colère. Il l’emprisonna dans son royaume, en lui interdisant l’arbre de la science.
L’autre, encore une fois, le secourut ! Elle envoya le serpent, qui, par de longs détours, le fit désobéir à cette loi de haine.
Et l’homme, quand il eut goûté de la science, comprit les choses célestes.
Kyrie eleïson !
Mais Iabdalaoth, pour se venger, précipita l’homme dans la matière, et le serpent avec lui !
Kyrie eleïson !
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Véloce qui cours sans pieds, capteur qui prends sans mains !
Sinueux comme les fleuves, orbiculaire comme le soleil, noir avec des taches d’or comme le firmament semé d’étoiles ! Pareil aux enroulements de la vigne et aux circonvolutions des entrailles !
Inengendré ! mangeur de terre ! toujours jeune ! perspicace ! honoré à Épidaure ! Bon pour les hommes ! Qui as guéri le roi Ptolémée, les soldats de Moïse, et Glaucus fils de Minos !
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Pourquoi ? qu’a-t-il ?
C’est toi ! c’est toi !
Élevé d’abord par Moïse, brisé par Ézéchias, rétabli par le Messie. Il t’avait bu dans les ondes du baptême ; mais tu l’as quitté au Jardin des Olives, et il sentit alors toute sa faiblesse.
Tordu à la barre de la croix, et plus haut que sa tête, en bavant sur la couronne d’épines, tu le regardais mourir. — Car tu n’es pas Jésus, toi, tu es le Verbe ! tu es le Christ !
Vous auriez dû me secourir ! Des communautés s’arrangent quelquefois pour qu’on les laisse tranquilles. Plusieurs d’entre vous ont même obtenu de ces lettres déclarant faussement qu’on a sacrifié aux idoles.
N’est-ce pas Petrus d’Alexandrie qui a réglé ce qu’on doit faire quand on a fléchi dans les tourments ?
Ah ! cela est bien dur à mon âge ! mes infirmités me rendent si faible ! Cependant, j’aurais pu vivre jusqu’à l’autre hiver, encore !
Il ne tenait qu’à moi, pourtant, de m’enfuir dans les montagnes !
— Les soldats t’auraient pris,
— Oh ! j’aurais fait comme Cyprien, je serais revenu ; et, la seconde fois, j’aurais eu plus de force, bien sûr !
Quel scandale ! Comment, toi, une victime d’élection ? Toutes ces femmes qui te regardent, songe donc ! Et puis Dieu, quelquefois, fait un miracle. Pionius engourdit la main de ses bourreaux, le sang de Polycarpe éteignait les flammes de son bûcher.
Père, père ! tu dois nous édifier par ta mort. En la retardant, tu commettrais sans doute quelque action mauvaise qui perdrait le fruit des bonnes. D’ailleurs la puissance de Dieu est infinie. Peut-être que ton exemple va convertir le peuple entier.
Que diriez-vous, que dirais-tu, si on te brûlait avec des plaques de fer, si des chevaux t’écartelaient, si ton corps enduit de miel était dévoré par les mouches ! Tu n’auras que la mort d’un chasseur qui est surpris dans un bois.
Arrière ! arrière ! L’esprit de Montanus vous prendrait.
Damnation au Montaniste !
Ah ! comme c’est bon l’air de la nuit froide, au milieu des sépulcres ! Je suis si fatiguée de la mollesse des lits, du fracas des jours, de la pesanteur du soleil !
Ah ! enfin, me voilà ! Mais quel ennui que d’avoir épousé un idolâtre !
Les visites dans les prisons, les entretiens avec nos frères, tout est suspect à nos maris ! — et même il faut nous cacher quand nous faisons le signe de la croix ; ils prendraient cela pour une conjuration magique.
Avec le mien, c’étaient tous les jours des querelles ; je ne voulais pas me soumettre aux abus qu’il exigeait de mon corps ; — et afin de se venger, il m’a fait poursuivre comme chrétienne.
Vous rappelez-vous Lucius, ce jeune homme si beau, qu’on a traîné par les talons derrière un char, comme Hector, depuis la porte Esquiléenne jusqu’aux montagnes de Tibur ; — et des deux côtés du chemin le sang tachetait les buissons ! J’en ai recueilli les gouttes. Le voilà !
Ah ! mon ami ! mon ami !
Il y a juste aujourd’hui trois ans qu’est morte Domitilla. Elle fut lapidée au fond du bois de Proserpine. J’ai recueilli ses os qui brillaient comme des lucioles dans les herbes. La terre maintenant les recouvre !
Ô ma fiancée ! ma fiancée !
Ô ma sœur ! ô mon frère ! ô ma fille ! ô ma mère !
Aie pitié de son âme, ô mon Dieu ! Elle languit au séjour des ombres ; daigne l’admettre dans la Résurrection, pour qu’elle jouisse de ta lumière !
Apaise-toi, ne souffre plus ! Je t’ai apporté du vin, des viandes !
Voici du pultis, fait par moi, selon son goût, avec beaucoup d’œufs et double mesure de farine ! Nous allons le manger ensemble, comme autrefois, n’est-ce pas ?
Brakhmane des bords du Nil, qu’en dis-tu ?
Pareil au rhinocéros, je me suis enfoncé dans la solitude. J’habitais l’arbre derrière moi.
Et je me nourrissais de fleurs et de fruits, avec une telle observance des préceptes, que pas même un chien ne m’a vu manger.
Comme l’existence provient de la corruption, la corruption du désir, le désir de la sensation, la sensation du contact, j’ai fui toute action, tout contact ; et — sans plus bouger que la stèle d’un tombeau exhalant mon haleine par mes deux narines, fixant mon regard sur mon nez, et considérant l’éther dans mon esprit, le monde dans mes membres, la lune dans mon cœur, — je songeais à l’essence de la grande Âme d’où s’échappent continuellement, comme des étincelles de feu, les principes de la vie.
J’ai saisi enfin l’Âme suprême dans tous les êtres, tous les êtres dans l’Âme suprême ; — et je suis parvenu à y faire entrer mon âme, dans laquelle j’avais fait rentrer mes sens.
Je reçois la science, directement du ciel, comme l’oiseau Tchataka qui ne se désaltère que dans les rayons de la pluie.
Par cela même que je connais les choses, les choses n’existent plus.
Pour moi, maintenant, il n’y a pas d’espoir et pas d’angoisse, pas de bonheur, pas de vertu, ni jour ni nuit, ni toi, ni moi, absolument rien.
Mes austérités effroyables m’ont fait supérieur aux Puissances. Une contraction de ma pensée peut tuer cent fils de rois, détrôner les dieux, bouleverser le monde.
J’ai pris en dégoût la forme, en dégoût la perception, en dégoût jusqu’à la connaissance elle-même, — car la pensée ne survit pas au fait transitoire qui la cause, et l’esprit n’est qu’une illusion comme le reste.
Tout ce qui est engendré périra, tout ce qui est mort doit revivre ; les êtres actuellement disparus séjourneront dans les matrices non encore formées, et reviendront sur la terre pour servir avec douleur d’autres créatures.
Mais, comme j’ai roulé dans une multitude infinie d’existences, sous des enveloppes de dieux, d’hommes et d’animaux, je renonce au voyage, je ne veux plus de cette fatigue ! J’abandonne la sale auberge de mon corps, maçonnée de chair, rougie de sang, couverte d’une peau hideuse, pleine d’immondices ; — et, pour ma récompense, je vais enfin dormir au plus profond de l’absolu, dans l’Anéantissement.
Où est donc Hilarion ? Il était là tout à l’heure.
Je l’ai vu !
Eh ! non, c’est impossible ! je me trompe !
Pourquoi ?… Ma cabane, ces pierres, le sable, n’ont peut-être pas plus de réalité. Je deviens fou. Du calme ! où étais-je ? qu’y avait-il ?
Ah ! le gymnosophiste !… Cette mort est commune parmi les sages indiens. Kalanos se brûla devant Alexandre ; un autre a fait de même du temps d’Auguste. Quelle haine de la vie il faut avoir ! À moins que l’orgueil ne les pousse ?… N’importe, c’est une intrépidité de martyrs !… Quant à ceux-là, je crois maintenant tout ce qu’on m’avait dit sur les débauches qu’ils occasionnent.
Et auparavant ? Oui, je me souviens ! la foule des hérésiarques… Quels cris ! quels yeux ! Mais pourquoi tant de débordements de la chair et d’égarements de l’esprit ?
C’est vers Dieu qu’ils prétendent se diriger par toutes ces voies ! De quel droit les maudire, moi qui trébuche dans la mienne ? Quand ils ont disparu, j’allais peut-être en apprendre davantage. Cela tourbillonnait trop vite ; je n’avais pas le temps de répondre. À présent, c’est comme s’il y avait dans mon intelligence plus d’espace et plus de lumière. Je suis tranquille. Je me sens capable… Qu’est-ce donc ? je croyais avoir éteint le feu !
Est-ce l’aboiement d’une hyène, ou les sanglots de quelque voyageur perdu ?
C’est une jeune fille, une pauvre enfant, que je mène partout avec moi.
Quelquefois, elle reste ainsi, pendant fort longtemps, sans parler, sans manger ; puis elle se réveille, — et débite des choses merveilleuses.
Vraiment ?
Ennoïa ! Ennoïa ! Ennoïa ! raconte ce que tu as à dire !
J’ai souvenir d’une région lointaine, couleur d’émeraude. Un seul arbre l’occupe.
À chaque degré de ses larges rameaux se tient dans l’air un couple d’Esprits. Les branches autour d’eux s’entre-croisent, comme les veines d’un corps ; et ils regardent la vie éternelle circuler depuis les racines plongeant dans l’ombre jusqu’au faîte qui dépasse le soleil. Moi, sur la deuxième branche, j’éclairais avec ma figure les nuits d’été.
Ah ! ah ! je comprends ! la tête !
Chut !…
La voile restait bombée, la carène fendait l’écume. Il me disait : « Que m’importe si je trouble ma patrie, si je perds mon royaume ! Tu m’appartiendras, dans ma maison ! »
Qu’elle était douce la haute chambre de son palais ! Il se couchait sur le lit d’ivoire, et, caressant ma chevelure, chantait amoureusement.
À la fin du jour, j’apercevais les deux camps, les fanaux qu’on allumait, Ulysse au bord de sa tente, Achille tout armé conduisant un char le long du rivage de la mer.
Mais elle est folle entièrement ! Pourquoi ?…
Chut !… chut !…
Ils m’ont graissée avec des onguents, et ils m’ont vendue au peuple pour que je l’amuse.
Un soir, debout, et le cistre en main, je faisais danser des matelots grecs. La pluie, comme une cataracte, tombait sur la taverne, et les coupes de vin chaud fumaient. Un homme entra, sans que la porte fût ouverte.
C’était moi ! je t’ai retrouvée !
La voici, Antoine, celle qu’on nomme Sigeh, Ennoïa, Barbelo, Prounikos ! Les Esprits gouverneurs du monde furent jaloux d’elle, et ils l’attachèrent dans un corps de femme.
Elle a été l’Hélène des Troyens, dont le poète Stésichore a maudit la mémoire. Elle a été Lucrèce, la patricienne violée par les rois. Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson. Elle a été cette fille d’Israël qui s’abandonnait aux boucs. Elle a aimé l’adultère, l’idolâtrie, le mensonge et la sottise. Elle s’est prostituée à tous les peuples. Elle a chanté dans tous les carrefours. Elle a baisé tous les visages.
À Tyr, la Syrienne, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la vermine de son lit tiède.
Eh ! que me fait !…
Je l’ai rachetée, te dis-je, — et rétablie en sa splendeur ; tellement que Caïus César Caligula en est devenu amoureux, puisqu’il voulait coucher avec la Lune !
Eh bien ?…
Mais c’est elle qui est la Lune ! Le pape Clément n’a-t-il pas écrit qu’elle fut emprisonnée dans une tour ? Trois cents personnes vinrent cerner la tour ; et à chacune des meurtrières en même temps, on vit paraître la lune, — bien qu’il n’y ait pas dans le monde plusieurs lunes, ni plusieurs Ennoïa !
Oui… je crois me rappeler…
Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle est dévouée pour les femmes. Car l’impuissance de Jéhovah se démontre par la transgression d’Adam, et il faut secouer la vieille loi, antipathique à l’ordre des choses.
J’ai prêché le renouvellement dans Éphraïm et dans Issachar, le long du torrent de Bizor, derrière le lac d’Houleh, dans la vallée de Mageddo, plus loin que les montagnes, à Bostra et à Damas ! Viennent à moi ceux qui sont couverts de vin, ceux qui sont couverts de boue, ceux qui sont couverts de sang ; et j’effacerai leurs souillures avec le Saint-Esprit appelé Minerve par les Grecs ! Elle est Minerve ! elle est le Saint-Esprit ! Je suis Jupiter, Apollon, le Christ, le Paraclet, la grande puissance de Dieu, incarnée en la personne de Simon !
Ah ! c’est toi !… c’est donc toi ? Mais je sais tes crimes !
Tu es né à Gittoï, près de Samarie. Dosithéus, ton premier maître, t’a renvoyé ! Tu exècres saint Paul pour avoir converti une de tes femmes ; et, vaincu par saint Pierre, de rage et de terreur tu as jeté dans les flots le sac qui contenait tes artifices !
Les veux-tu ?
Celui qui connaît les forces de la Nature et la substance des Esprits doit opérer des miracles. C’est le rêve de tous les sages — et le désir qui te ronge ; avoue-le !
Au milieu des Romains, j’ai volé dans le cirque tellement haut qu’on ne m’a plus revu. Néron ordonna de me décapiter ; mais ce fut la tête d’une brebis qui tomba par terre, au lieu de la mienne. Enfin on m’a enseveli tout vivant ; mais j’ai ressuscité le troisième jour. La preuve, c’est que me voilà !
Je peux faire se mouvoir des serpents de bronze, rire des statues de marbre, parler des chiens. Je te montrerai une immense quantité d’or ; j’établirai des rois ; tu verras des peuples m’adorant ! Je peux marcher sur les nuages et sur les flots, passer à travers les montagnes, apparaître en jeune homme, en vieillard, en tigre et en fourmi, prendre ton visage, te donner le mien, conduire la foudre. L’entends-tu ?
C’est la voix du Très-Haut ! « car l’Éternel ton Dieu est un feu », et toutes les créations s’opèrent par des jaillissements de ce foyer.
Tu dois en recevoir le baptême, — ce second baptême annoncé par Jésus, et qui tomba sur les apôtres, un jour d’orage que la fenêtre était ouverte !
Mère des miséricordes, toi qui découvres les secrets, afin que le repos nous arrive dans la huitième maison…
Ah ! si j’avais de l’eau bénite !
Où suis-je ?… J’ai peur de tomber dans l’abîme. Et la croix, bien sûr, est trop loin de moi… Ah ! quelle nuit ! quelle nuit !
Que voulez-vous ? Parlez ! Allez-vous-en !
Là, là !… bon ermite ! ce que je veux ? je n’en sais rien ! Voici le Maître.
Vous venez ainsi ?…
Oh ! De loin, — de très loin !
Et vous allez ?…
Où il voudra !
Qui est-il donc ?
Regarde-le !
Il a l’air d’un saint ! Si j’osais…
À quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus ?
Je songe… Oh ! rien.
Maître ! c’est un ermite galiléen qui demande à savoir les origines de la sagesse.
Qu’il approche !
Approchez !
Approche ! Tu voudrais connaître qui je suis, ce que j’ai fait, ce que je pense ? n’est-ce pas cela, enfant ?
… Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer à mon salut.
Réjouis-toi, je vais te les dire !
Est-ce possible ! Il faut qu’il vous ait, du premier coup d’œil, reconnu des inclinations extraordinaires pour la philosophie ! Je vais en profiter aussi, moi !
Je te raconterai d’abord la longue route que j’ai parcourue pour obtenir la doctrine ; et si tu trouves dans toute ma vie une action mauvaise, tu m’arrêteras, — car celui-là doit scandaliser par ses paroles qui a méfait par ses œuvres.
Quel homme juste ! hein ?
Décidément, je crois qu’il est sincère.
La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir cueillant des fleurs sur le bord d’un lac. Un éclair parut et elle me mit au monde à la voix des cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu’à quinze ans, on m’a plongé, trois fois par jour, dans la fontaine Asbadée, dont l’eau rend les parjures hydropiques ; et l’on me frottait le corps avec les feuilles du cnyza, pour me faire chaste.
Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, m’offrant des trésors qu’elle savait être dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple de Diane s’égorgea, désespérée, avec le couteau des sacrifices ; et le gouverneur de Cilicie, à la fin de ses promesses, s’écria devant ma famille qu’il me ferait mourir ; mais c’est lui qui mourut trois jours après, assassiné par les Romains.
Hein ? quand je vous disais ! quel homme !
J’ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence complet des pythagoriciens. La douleur la plus imprévue ne m’arrachait pas un soupir ; et au théâtre, quand j’entrais, on s’écartait de moi comme d’un fantôme.
Auriez-vous fait cela, vous ?
Le temps de mon épreuve terminé, j’entrepris d’instruire les prêtres qui avaient perdu la tradition.
Quelle tradition ?
Laissez-le poursuivre ! Taisez-vous !
J’ai devisé avec les Samanéens du Gange, avec les astrologues de Chaldée, avec les mages de Babylone, avec les Druides gaulois, avec les sacerdotes des nègres ! J’ai gravi les quatorze Olympes, j’ai sondé les lacs de Scythie, j’ai mesuré la grandeur du désert !
C’est pourtant vrai, tout cela ! J’y étais, moi !
J’ai d’abord été jusqu’à la mer d’Hyrcanie. J’en ai fait le tour ; et par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, je suis descendu vers Ninive. Aux portes de la ville, un homme s’approcha.
Moi ! moi ! mon bon Maître ! Je vous aimai, tout de suite ! Vous étiez plus doux qu’une fille et plus beau qu’un dieu !
Il voulait m’accompagner pour me servir d’interprète.
Mais vous répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous deviniez toutes les pensées. Alors j’ai baisé le bas de votre manteau, et je me suis mis à marcher derrière vous.
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone.
Et le satrape poussa un cri, en voyant un homme si pâle.
Que signifie…
Le Roi m’a reçu debout, près d’un trône d’argent, dans une salle ronde, constellée d’étoiles ; — et de la coupole pendaient, à des fils que l’on n’apercevait pas, quatre grands oiseaux d’or, les deux ailes étendues.
Est-ce qu’il y a sur la terre des choses pareilles ?
C’est là une ville, cette Babylone ! tout le monde y est riche ! Les maisons, peintes en bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier qui descend vers le fleuve ;
Comme cela, voyez-vous ? Et puis, ce sont des temples, des places, des bains, des aqueducs ! Les palais sont couverts de cuivre rouge ! et l’intérieur donc, si vous saviez !
Sur la muraille du septentrion, s’élève une tour qui en supporte une seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième — et il y en a trois autres encore ! La huitième est une chapelle avec un lit. Personne n’y entre que la femme choisie par les prêtres pour le dieu Bélus. Le roi de Babylone m’y fit loger.
À peine si l’on me regardait, moi ! Aussi, je restais seul à me promener par les rues. Je m’informais des usages ; je visitais les ateliers ; j’examinais les grandes machines qui portent l’eau dans les jardins. Mais il m’ennuyait d’être séparé du maître.
Enfin, nous sortîmes de Babylone ; et au clair de la lune, nous vîmes tout à coup une empuse.
Oui-da ! Elle sautait sur son sabot de fer ; elle hennissait comme un âne ; elle galopait dans les rochers. Il lui cria des injures ; elle disparut.
Où veulent-ils en venir ?
À Taxilla, capitale de cinq mille forteresses, Phraortes, roi du Gange, nous a montré sa garde d’hommes noirs hauts de cinq coudées, et dans les jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert, un éléphant énorme, que les reines s’amusaient à parfumer. C’était l’éléphant de Porus, qui s’était enfui après la mort d’Alexandre.
Et qu’on avait retrouvé dans une forêt.
Ils parlent abondamment comme les gens ivres.
Phraortes nous fit asseoir à sa table.
Quel drôle de pays ! Les seigneurs, tout en buvant, se divertissent à lancer des flèches sous les pieds d’un enfant qui danse. Mais je n’approuve pas…
Quand je fus prêt à partir, le Roi me donna un parasol, et il me dit : « J’ai sur l’Indus un haras de chameaux blancs. Quand tu n’en voudras plus, souffle dans leurs oreilles. Ils reviendront. »
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des lucioles qui brillaient dans les bambous. L’esclave sifflait un air pour écarter les serpents ; et nos chameaux se courbaient les reins en passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée d’or à la main, nous conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes existences. Il avait été le fleuve Indus, et il me rappela que j’avais conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.
Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j’ai été.
Ils ont l’air vague comme des ombres.
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer, les Cynocéphales gorgés de lait, qui s’en revenaient de leur expédition dans l’île Taprobane. Les flots tièdes poussaient devant nous des perles blondes. L’ambre craquait sous nos pas. Des squelettes de baleine blanchissaient dans la crevasse des falaises. La terre, à la fin, se fit plus étroite qu’une sandale ; — et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de l’océan, nous tournâmes à droite, pour revenir.
Nous sommes revenus par la Région des Aromates, par le pays des Gangarides, le promontoire de Comaria, la contrée des Sachalites, des Adramites et des Homérites ; — puis, à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l’île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le royaume des Pygmées.
Comme la terre est grande !
Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions connus jadis étaient morts.
Alors on commença dans le monde à parler de moi.
La peste ravageait Éphèse ; j’ai fait lapider un vieux mendiant.
Et la peste s’en est allée !
Comment ! il chasse les maladies ?
À Cnide, j’ai guéri l’amoureux de la Vénus.
Oui, un fou, qui même avait promis de l’épouser. — Aimer une femme passe encore ; mais une statue, quelle sottise ! — Le Maître lui posa la main sur le cœur ; et l’amour aussitôt s’éteignit.
Quoi ! il délivre des démons ?
À Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte.
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s’est relevée en appelant sa mère.
Comment ! il ressuscite les morts ?
J’ai prédit le pouvoir à Vespasien.
Quoi ! il devine l’avenir ?
Il y avait à Corinthe,…
Étant à table avec lui, aux eaux de Baïa…
Excusez-moi, étrangers, il est tard !
Un jeune homme qu’on appelait Ménippe.
Non ! non ! allez-vous-en !
Un chien entra, portant à la gueule une main coupée.
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une femme.
Vous ne m’entendez pas ? retirez-vous !
Il rôdait vaguement autour des lits.
Assez !
On voulait le chasser.
Ménippe donc se rendit chez elle ; ils s’aimèrent.
En battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les genoux de Flavius.
Mais le matin, aux leçons de l’école, Ménippe était pâle.
Encore ! Ah ! qu’ils continuent, puisqu’il n’y a pas…
Le Maître lui dit : « Ô beau jeune homme, tu caresses un serpent ; un serpent te caresse ! à quand les noces ? » Nous allâmes tous à la noce.
J’ai tort, bien sûr, d’écouter cela !
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s’ouvraient ; on n’entendait cependant ni le bruit des pas, ni le bruit des portes. Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de colère contre les philosophes. Mais la vaisselle d’or, les échansons, les cuisiniers, les pannetiers disparurent ; le toit s’envola, les murs s’écroulèrent ; et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds cette femme tout en pleurs. C’était un vampire qui satisfaisait les beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair, — parce que rien n’est meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
Si tu veux savoir l’art…
Je ne veux rien savoir !
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome,…
Oh ! oui, parlez-moi de la ville des papes !
Un homme ivre nous accosta, qui chantait d’une voix douce. C’était un épithalame de Néron ; et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque l’écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte, une corde prise à la cythare de l’Empereur. J’ai haussé les épaules. Il nous a jeté de la boue au visage. Alors, j’ai défait ma ceinture, et je la lui ai placée dans la main.
Vous avez eu bien tort, par exemple !
L’Empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche, sur une table d’agate. Il se détourna, et fronçant ses sourcils blonds : « Pourquoi ne me crains-tu pas ? me demanda-t-il. — Parce que le Dieu qui t’a fait terrible m’a fait intrépide », répondis-je.
Quelque chose d’inexplicable m’épouvante.
Toute l’Asie, d’ailleurs, pourra vous dire…
Je suis malade ! Laissez-moi !
Écoutez donc. Il a vu, d’Éphèse, tuer Domitien, qui était à Rome.
Est-ce possible !
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d’octobre, tout à coup il s’écria : « On égorge César ! » et il ajoutait de temps à autre : « Il roule par terre ; oh ! comme il se débat ! Il se relève ; il essaye de fuir ; les portes sont fermées ; ah ! c’est fini ! le voilà mort ! » Et ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné, comme vous savez.
Sans le secours du Diable… certainement…
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien ! Damis s’était enfui par mon ordre, et je restais seul dans ma prison.
C’était une terrible hardiesse, il faut avouer !
Vers la cinquième heure, les soldats m’amenèrent au tribunal. J’avais ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau.
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous autres ! Nous vous croyions mort ; nous pleurions. Quand, vers la sixième heure, tout à coup vous apparûtes, et vous nous dîtes : « C’est moi ! »
Comme Lui !
Absolument !
Oh ! non ! Vous mentez, n’est-ce pas ? vous mentez !
Il est descendu du Ciel. Moi, j’y monte, — grâce à ma vertu qui m’a élevé jusqu’à la hauteur du Principe !
Thyane, sa ville natale, a institué en son honneur un temple avec des prêtres !
C’est que je connais tous les dieux, tous les rites, toutes les prières, tous les oracles ! J’ai pénétré dans l’antre de Trophonius, fils d’Apollon ! J’ai pétri pour les Syracusaines les gâteaux qu’elles portent sur les montagnes ! j’ai subi les quatre-vingts épreuves de Mithra ! j’ai serré contre mon cœur le serpent de Sabasius ! j’ai reçu l’écharpe des Cabires ! j’ai lavé Cybèle aux flots des golfes campaniens, et j’ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace !
Ah ! ah ! ah ! aux mystères de la Bonne Déesse !
Et maintenant nous recommençons le pèlerinage !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur la plaine blanche, les hippopodes aveugles cassent du bout de leurs pieds la plante d’outremer.
Viens ! c’est l’aurore. Le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est prête.
Le coq n’a pas chanté ! J’entends le grillon dans les sables, et je vois la lune qui reste en place.
Nous allons au Sud, derrière les montagnes et les grands flots, chercher dans les parfums la raison de l’amour. Tu humeras l’odeur du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Tu baigneras ton corps dans le lac d’huile rose de l’île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa maturité l’escarboucle de son front. Les étoiles palpitent comme des yeux, les cascades chantent comme des lyres, des enivrements s’exhalent des fleurs écloses ; ton esprit s’élargira parmi les airs, et dans ton cœur comme sur ta face.
Maître ! il est temps ! Le vent va se lever, les hirondelles s’éveillent, la feuille du myrte est envolée !
Oui ! partons !
Non ! moi, je reste !
Veux-tu que je t’enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les morts ?
Demande-lui plutôt l’androdamas qui attire l’argent, le fer et l’airain !
Oh ! que je souffre ! que je souffre !
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les roucoulements !
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les hippocentaures et les dauphins !
Oh ! oh ! oh !
Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.
Serre ta ceinture ! noue tes sandales !
Je t’expliquerai la raison des formes divines, pourquoi Apollon est debout, Jupiter assis, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à Paphos.
Qu’ils s’en aillent ! qu’ils s’en aillent !
J’arracherai devant toi les armures des dieux, nous forcerons les sanctuaires, je te ferai violer la Pythie !
Au secours, Seigneur !
Quel est ton désir ? ton rêve ? Le temps seulement d’y songer…
Jésus, Jésus, à mon aide !
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus ?
Quoi ? Comment ?
Ce sera lui ! pas un autre ! Il jettera sa couronne, et nous causerons face à face !
Dis que tu veux bien ! Dis que tu veux bien !
Voyons, bon ermite, cher saint Antoine ! homme pur, homme illustre ! homme qu’on ne saurait assez louer ! Ne vous effrayez pas ; c’est une façon de dire exagérée, prise aux Orientaux. Cela n’empêche nullement…
Laisse-le, Damis !
Il croit, comme une brute, à la réalité des choses. La terreur qu’il a des dieux l’empêche de les comprendre ; et il ravale le sien au niveau d’un roi jaloux !
Toi, mon fils, ne me quitte pas !
Par-dessus toutes les formes, plus loin que la terre, au delà des cieux, réside le monde des Idées, tout plein du Verbe ! D’un bond, nous franchirons l’autre espace ; et tu saisiras dans son infinité l’Éternel, l’Absolu, l’Être ! — Allons ! donne-moi la main ! En marche !
V
Celui-là vaut tout l’enfer !
Nabuchodonosor ne m’avait pas tant ébloui. La Reine de Saba ne m’a pas si profondément charmé.
Sa manière de parler des dieux inspire l’envie de les connaître.
Je me rappelle en avoir vu des centaines à la fois, dans l’île d’Éléphantine, du temps de Dioclétien. L’Empereur avait cédé aux Nomades un grand pays, à condition qu’ils garderaient les frontières ; et le traité fut conclu au nom des « Puissances invisibles ». Car les dieux de chaque peuple étaient ignorés de l’autre peuple.
Les Barbares avaient amené les leurs. Ils occupaient les collines de sable qui bordent le fleuve. On les apercevait tenant leurs idoles entre leurs bras comme de grands enfants paralytiques ; ou bien, naviguant au milieu des cataractes sur un tronc de palmier, ils montraient de loin les amulettes de leurs cous, les tatouages de leurs poitrines ; — et cela n’est pas plus criminel que la religion des Grecs, des Asiatiques et des Romains !
Quand j’habitais le temple d’Héliopolis, j’ai souvent considéré tout ce qu’il y a sur les murailles : vautours portant des sceptres, crocodiles pinçant des lyres, figures d’hommes avec des corps de serpent, femmes à tête de vache prosternées devant des dieux ithyphalliques ; et leurs formes surnaturelles m’entraînaient vers d’autres mondes. J’aurais voulu savoir ce que regardent ces yeux tranquilles.
Pour que de la matière ait tant de pouvoir, il faut qu’elle contienne un esprit. L’âme des dieux est attachée à ses images…
Ceux qui ont la beauté des apparences peuvent séduire. Mais les autres… qui sont abjects ou terribles, comment y croire ?…
Qu’il faut être bête pour adorer cela !
Oh ! oui, extrêmement bête !
Horreur !
Mais les dieux réclament toujours des supplices. Le tien même a voulu…
Oh ! n’achève pas, tais-toi !
Comme il a besoin de pluie, il tâche, par des chants, de contraindre le roi du ciel à ouvrir la nuée féconde.
Voilà un orgueil trop niais !
Pourquoi fais-tu des exorcismes ?
C’est la dualité primordiale des Brahmanes, — l’Absolu ne s’exprimant par aucune forme.
Tiens, quelle invention !
Père, Fils et Saint-Esprit ne font de même qu’une seule personne !
Quelle quantité ! que veulent-ils ?
Celui qui gratte son abdomen avec sa trompe d’éléphant, c’est le dieu solaire, l’inspirateur de la sagesse.
Cet autre, dont les six têtes portent des tours et les quatorze bras des javelots, c’est le prince des armées, le Feu dévorateur.
Le vieillard chevauchant un crocodile va laver sur le rivage les âmes des morts. Elles seront tourmentées par cette femme noire aux dents pourries, dominatrice des enfers.
Le chariot tiré par des cavales rouges, que conduit un cocher qui n’a pas de jambes, promène en plein azur le maître du soleil. Le dieu-lune l’accompagne, dans une litière attelée de trois gazelles.
À genoux sur le dos d’un perroquet, la déesse de la Beauté présente à l’Amour, son fils, sa mamelle ronde. La voici plus loin, qui saute de joie dans les prairies. Regarde ! regarde ! Coiffée d’une mitre éblouissante, elle court sur les blés, sur les flots, monte dans l’air, s’étale partout !
Entre ces dieux siègent les Génies des vents, des planètes, des mois, des jours, cent mille autres ! et leurs aspects sont multiples, leurs transformations rapides. En voilà un qui de poisson devient tortue ; il prend la hure d’un sanglier, la taille d’un nain.
Pourquoi faire ?
Pour rétablir l’équilibre, pour combattre le mal. Mais la vie s’épuise, les formes s’usent ; et il leur faut progresser dans les métamorphoses.
Je suis le maître de la grande aumône, le secours des créatures, et aux croyants comme aux profanes j’expose la loi.
Pour délivrer le monde, j’ai voulu naître parmi les hommes. Les dieux pleuraient quand je suis parti.
J’ai d’abord cherché une femme comme il convient : de race militaire, épouse d’un roi, très bonne, extrêmement belle, le nombril profond, le corps ferme comme du diamant ; et au temps de la pleine lune, sans l’auxiliaire d’aucun mâle, je suis entré dans son ventre.
J’en suis sorti par le flanc droit. Des étoiles s’arrêtèrent.
« Et quand ils virent l’étoile s’arrêter, ils conçurent une grande joie ! »
Du fond de l’Himalaya, un religieux centenaire accourut pour me voir.
« Un homme appelé Simon, qui ne devait pas mourir avant d’avoir vu le Christ ! »
On m’a mené dans les écoles. J’en savais plus que les docteurs.
« … Au milieu des docteurs ; et tous ceux qui l’entendaient étaient ravis de sa sagesse. »
Continuellement, j’étais à méditer dans les jardins. Les ombres des arbres tournaient ; mais l’ombre de celui qui m’abritait ne tournait pas.
Aucun ne pouvait m’égaler dans la connaissance des écritures, l’énumération des atomes, la conduite des éléphants, les ouvrages de cire, l’astronomie, la poésie, le pugilat, tous les exercices et tous les arts !
Pour me conformer à l’usage, j’ai pris une épouse ; — et je passais les jours dans mon palais de roi, vêtu de perles, sous la pluie des parfums, éventé par les chasse-mouches de trente-trois mille femmes, regardant mes peuples du haut de mes terrasses, ornées de clochettes retentissantes.
Mais la vue des misères du monde me détournait des plaisirs. J’ai fui.
J’ai mendié sur les routes, couvert de haillons ramassés dans les sépulcres ; et comme il y avait un ermite très savant, j’ai voulu devenir son esclave ; je gardais sa porte, je lavais ses pieds.
Toute sensation fut anéantie, toute joie, toute langueur.
Puis, concentrant ma pensée dans une méditation plus large, je connus l’essence des choses, l’illusion des formes.
J’ai vidé promptement la science des Brakhmanes. Ils sont rongés de convoitises sous leurs apparences austères, se frottent d’ordures, couchent sur des épines, croyant arriver au bonheur par la voie de la mort !
« Pharisiens, hypocrites, sépulcres blanchis, race de vipères ! »
Moi aussi, j’ai fait des choses étonnantes — ne mangeant par jour qu’un seul grain de riz, et les grains de riz dans ce temps-là n’étaient pas plus gros qu’à présent ; — mes poils tombèrent, mon corps devint noir ; mes yeux rentrés dans les orbites semblaient des étoiles aperçues au fond d’un puits.
Pendant six ans, je me suis tenu immobile, exposé aux mouches, aux lions et aux serpents ; et les grands soleils, les grandes ondées, la neige, la foudre, la grêle et la tempête, je recevais tout cela, sans m’abriter même avec la main.
Les voyageurs qui passaient, me croyant mort, me jetaient de loin des mottes de terre !
La tentation du Diable me manquait.
Je l’ai appelé.
Ses fils sont venus, — hideux, couverts d’écailles, nauséabonds comme des charniers, hurlant, sifflant, beuglant, entre-choquant des armures et des os de mort. Quelques-uns crachent des flammes par les naseaux, quelques-uns font des ténèbres avec leurs ailes, quelques-uns portent des chapelets de doigts coupés, quelques-uns boivent du venin de serpent dans le creux de leurs mains ; ils ont des têtes de porc, de rhinocéros ou de crapaud, toutes sortes de figures inspirant le dégoût ou la terreur.
J’ai enduré cela, autrefois !
Puis il m’envoya ses filles — belles, bien fardées, avec des ceintures d’or, les dents blanches comme le jasmin, les cuisses rondes comme la trompe de l’éléphant. Quelques-unes étendent les bras en bâillant, pour montrer les fossettes de leurs coudes ; quelques-unes clignent les yeux, quelques-unes se mettent à rire, quelques-unes entr’ouvrent leurs vêtements. Il y a des vierges rougissantes, des matrones pleines d’orgueil, des reines avec une grande suite de bagages et d’esclaves.
Ah ! lui aussi ?
Ayant vaincu le démon, j’ai passé douze ans à me nourrir exclusivement de parfums ; — et comme j’avais acquis les cinq vertus, les cinq facultés, les dix forces, les dix-huit substances, et pénétré dans les quatre sphères du monde invisible, l’Intelligence fut à moi ! Je devins le Buddha !
En vue de la délivrance des êtres, j’ai fait des centaines de mille de sacrifices ! J’ai donné aux pauvres des robes de soie, des lits, des chars, des maisons, des tas d’or et des diamants. J’ai donné mes mains aux manchots, mes jambes aux boiteux, mes prunelles aux aveugles ; j’ai coupé ma tête pour les décapités. Au temps que j’étais roi, j’ai distribué des provinces ; au temps que j’étais brakhmane, je n’ai méprisé personne. Quand j’étais un solitaire, j’ai dit des paroles tendres au voleur qui m’égorgea. Quand j’étais un tigre, je me suis laissé mourir de faim.
Et dans cette dernière existence, ayant prêché la loi, je n’ai plus rien à faire. La grande période est accomplie ! Les hommes, les animaux, les dieux, les bambous, les océans, les montagnes, les grains de sable des Ganges avec les myriades de myriades d’étoiles, tout va mourir ; — et, jusqu’à des naissances nouvelles, une flamme dansera sur les ruines des mondes détruits !
Tu viens de voir la croyance de plusieurs centaines de millions d’hommes !
Respecte-moi ! Je suis le contemporain des origines.
J’ai habité le monde informe où sommeillaient des bêtes hermaphrodites, sous le poids d’une atmosphère opaque, dans la profondeur des ondes ténébreuses, — quand les doigts, les nageoires et les ailes étaient confondus, et que des yeux sans tête flottaient comme des mollusques, parmi des taureaux à face humaine et des serpents à pattes de chien.
Sur l’ensemble de ces êtres, Omorôca, pliée comme un cerceau, étendait son corps de femme. Mais Bélus la coupa net en deux moitiés, fit la terre avec l’une, le ciel avec l’autre ; et les deux mondes pareils se contemplent mutuellement.
Moi, la première conscience du Chaos, j’ai surgi de l’abîme pour durcir la matière, pour régler les formes ; et j’ai appris aux humains la pêche, les semailles, l’écriture et l’histoire des dieux.
Depuis lors, je vis dans les étangs qui restent du Déluge. Mais le désert s’agrandit autour d’eux, le vent y jette du sable, le soleil les dévore ; — et je meurs sur ma couche de limon, en regardant les étoiles à travers l’eau. J’y retourne.
C’est un ancien dieu des Chaldéens !
Qu’étaient donc ceux de Babylone ?
Tu peux les voir !
Il y en a trente principaux. Quinze regardent le dessus de la terre, quinze le dessous. À des intervalles réguliers, un d’eux s’élance des régions supérieures vers celles d’en bas, tandis qu’un autre abandonne les inférieures pour monter vers les sublimes.
Des sept planètes, deux sont bienfaisantes, deux mauvaises, trois ambiguës ; tout dépend, dans le monde, de ces feux éternels. D’après leur position et leur mouvement on peut tirer des présages ; — et tu foules l’endroit le plus respectable de la terre. Pythagore et Zoroastre s’y sont rencontrés. Voilà douze mille ans que ces hommes observent le ciel, pour mieux connaître les dieux.
Les astres ne sont pas dieux.
Oui ! disent-ils ; car les choses passent autour de nous ; le ciel, comme l’éternité, reste immuable !
Il a un maître, pourtant.
Celui-là, Bélus, le premier rayon, le Soleil, le Mâle ! — L’Autre, qu’il féconde, est sous lui !
Ce sont les vierges de Babylone qui se prostituent à la déesse.
Quelle déesse ?
La voilà !
Ignominie ! quelle abomination de donner un sexe à Dieu !
Tu l’imagines bien comme une personne vivante !
J’ai peur ! J’entrevois sa gueule.
Je t’avais vaincu, Ahriman ! Mais tu recommences !
D’abord, te révoltant contre moi, tu as fait périr l’aîné des créatures Kaiomortz, l’Homme-Taureau. Puis tu as séduit le premier couple humain, Meschia et Meschiané ; et tu as répandu les ténèbres dans les cœurs, tu as poussé vers le ciel tes bataillons.
J’avais les miens, le peuple des étoiles ; et je contemplais au-dessous de mon trône tous les astres échelonnés.
Mithra, mon fils, habitait un lieu inaccessible. Il y recevait les âmes, les en faisait sortir, et se levait chaque matin pour épandre sa richesse.
La splendeur du firmament était reflétée par la terre. Le feu brillait sur les montagnes, — image de l’autre feu dont j’avais créé tous les êtres. Pour le garantir des souillures, on ne brûlait pas les morts. Le bec des oiseaux les emportait vers le ciel.
J’avais réglé les pâturages, les labours, le bois du sacrifice, la forme des coupes, les paroles qu’il faut dire dans l’insomnie ; — et mes prêtres étaient continuellement en prières, afin que l’hommage eût l’éternité du Dieu. On se purifiait avec de l’eau, on offrait des pains sur les autels, on confessait à haute voix ses crimes.
Homa se donnait à boire aux hommes, pour leur communiquer sa force.
Pendant que les génies du ciel combattaient les démons, les enfants d’Iran poursuivaient les serpents. Le Roi, qu’une cour innombrable servait à genoux, figurait ma personne, portait ma coiffure. Ses jardins avaient la magnificence d’une terre céleste ; et son tombeau le représentait égorgeant un monstre, — emblème du Bien qui extermine le Mal.
Car je devais un jour, grâce au temps sans bornes, vaincre définitivement Ahriman.
Mais l’intervalle entre nous deux disparaît ; la nuit monte ! À moi, les Amschaspands, les Izeds, les Ferouers ! Au secours Mithra ! prends ton épée ! Caosyac, qui dois revenir pour la délivrance universelle, défends-moi ! Comment ?… Personne !
Ah ! je meurs ! Ahriman, tu es le maître !
Où est mon temple ?
Où sont mes amazones ?
Qu’ai-je donc… moi l’incorruptible, voilà qu’une défaillance me prend !
Comme c’est bon, le parfum des palmiers, le frémissement des feuilles vertes, la transparence des sources ! Je voudrais me coucher tout à plat sur la terre pour la sentir contre mon cœur ; et ma vie se retremperait dans sa jeunesse éternelle !
Voici la Bonne Déesse, l’idéenne des montagnes, la grand’mère de Syrie ! Approchez, braves gens !
Elle procure la joie, guérit les malades, envoie des héritages, et satisfait les amoureux.
C’est nous qui la promenons dans les campagnes par beau et mauvais temps.
Souvent nous couchons en plein air, et nous n’avons pas tous les jours de table bien servie. Les voleurs habitent les bois. Les bêtes s’élancent de leurs cavernes. Des chemins glissants bordent les précipices. La voilà ! la voilà !
Plus haute que les cèdres, elle plane dans l’éther bleu. Plus vaste que le vent, elle entoure le monde. Sa respiration s’exhale par les naseaux des tigres ; sa voix gronde sous les volcans, sa colère est la tempête ; la pâleur de sa figure a blanchi la lune. Elle mûrit les moissons, elle gonfle les écorces, elle fait pousser la barbe. Donnez-lui quelque chose, car elle déteste les avares !
Elle aime le retentissement des tympanons, le trépignement des pieds, le hurlement des loups, les montagnes sonores et les gorges profondes, la fleur de l’amandier, la grenade et les figues vertes, la danse qui tourne, les flûtes qui ronflent, la sève sucrée, la larme salée, — du sang ! À toi ! à toi, Mère des montagnes !
Elle est triste ; soyons tristes ! C’est pour lui plaire qu’il faut souffrir ! Par là, vos péchés vous seront remis. Le sang lave tout ; jetez-en les gouttes, comme des fleurs ! Elle demande celui d’un autre — d’un pur !
N’égorgez pas l’agneau !
Pour te rejoindre, j’ai parcouru toutes les régions — et la famine ravageait les campagnes. Tu m’as trompée ! N’importe, je t’aime ! Réchauffe mon corps ! unissons-nous !
Le printemps ne reviendra plus, ô Mère éternelle ! Malgré mon amour, il ne m’est pas possible de pénétrer ton essence. Je voudrais me couvrir d’une robe peinte, comme la tienne. J’envie tes seins gonflés de lait, la longueur de tes cheveux, tes vastes flancs d’où sortent les êtres. Que ne suis-je toi ! Que ne suis-je femme ! — Non, jamais ! va-t’en ! Ma virilité me fait horreur !
Beau ! beau ! il est beau ! Assez dormi, lève la tête ! Debout !
Respire nos bouquets ! ce sont des narcisses et des anémones, cueillies dans tes jardins pour te plaire. Ranime-toi, tu nous fais peur !
Parle ! Que te faut-il ? Veux-tu boire du vin ? veux-tu coucher dans nos lits ? veux-tu manger des pains de miel qui ont la forme de petits oiseaux ?
Pressons ses hanches, baisons sa poitrine ! Tiens ! tiens ! les sens-tu nos doigts chargés de bagues qui courent sur ton corps, et nos lèvres qui cherchent ta bouche, et nos cheveux qui balayent tes cuisses, dieu pâmé, sourd à nos prières !
Hélas ! hélas ! Le sang noir coule sur sa chair neigeuse ! Voilà ses genoux qui se tordent ; ses côtes s’enfoncent. Les fleurs de son visage ont mouillé la pourpre. Il est mort ! Pleurons ! Désolons-nous !
Tu t’échappais de l’Orient ; et tu me prenais dans tes bras toute frémissante de rosée, ô Soleil ! Des colombes voletaient sur l’azur de ton manteau, nos baisers faisaient des brises dans les feuillages ; et je m’abandonnais à ton amour, en jouissant du plaisir de ma faiblesse.
Hélas ! hélas ! Pourquoi allais-tu courir sur les montagnes ?
À l’équinoxe d’automne un sanglier t’a blessé !
Tu es mort ; et les fontaines pleurent, les arbres se penchent. Le vent d’hiver siffle dans les broussailles nues.
Mes yeux vont se clore, puisque les ténèbres te couvrent. Maintenant, tu habites l’autre côté du monde, près de ma rivale plus puissante.
Ô Perséphone, tout ce qui est beau descend vers toi, et n’en revient plus !
Ô Neith, commencement des choses ! Ammon, seigneur de l’éternité, Ptha, démiurge, Thoth son intelligence, dieux de l’Amenthi, triades particulières des Nomes, éperviers dans l’azur, sphinx au bord des temples, ibis debout entre les cornes des bœufs, planètes, constellations, rivages, murmures du vent, reflets de la lumière, apprenez-moi où se trouve Osiris !
Je l’ai cherché par tous les canaux et tous les lacs, — plus loin encore, jusqu’à Byblos la Phénicienne. Anubis, les oreilles droites, bondissait autour de moi, jappant, et fouillant de son museau les touffes des tamarins. Merci, bon Cynocéphale, merci !
Le hideux Typhon au poil roux l’avait tué, mis en pièces ! Nous avons retrouvé tous ses membres. Mais je n’ai pas celui qui me rendait féconde !
Impudique ! va-t’en, va-t’en !
Respecte-la ! C’était la religion de tes aïeux ! tu as porté ses amulettes dans ton berceau.
Autrefois, quand revenait l’été, l’inondation chassait vers le désert les bêtes impures. Les digues s’ouvraient, les barques s’entre-choquaient, la terre haletante buvait le fleuve avec ivresse, dieu à cornes de taureau tu t’étalais sur ma poitrine — et on entendait le mugissement de la vache éternelle !
Les semailles, les récoltes, le battage des grains et les vendanges se succédaient régulièrement, d’après l’alternance des saisons. Dans les nuits toujours pures, de larges étoiles rayonnaient. Les jours étaient baignés d’une invariable splendeur. On voyait, comme un couple royal, le Soleil et la Lune à chaque côté de l’horizon.
Nous trônions tous les deux dans un monde plus sublime, monarques-jumeaux, époux dès le sein de l’éternité, — lui, tenant un sceptre à tête de coucoupha, moi un sceptre à fleur de lotus, debout l’un et l’autre, les mains jointes ; — et les écroulements d’empire ne changeaient pas notre attitude.
L’Égypte s’étalait sous nous, monumentale et sérieuse, longue comme le corridor d’un temple, avec des obélisques à droite, des pyramides à gauche, son labyrinthe au milieu, — et partout des avenues de monstres, des forêts de colonnes, de lourds pylônes flanquant des portes qui ont à leur sommet le globe de la terre entre deux ailes.
Les animaux de son zodiaque se retrouvaient dans ses pâturages, emplissaient de leurs formes et de leurs couleurs son écriture mystérieuse. Divisée en douze régions comme l’année l’est en douze mois, — chaque mois, chaque jour ayant son dieu, — elle reproduisait l’ordre immuable du ciel ; et l’homme en expirant ne perdait pas sa figure ; mais saturé de parfums, devenu indestructible, il allait dormir pendant trois mille ans dans une Égypte silencieuse.
Celle-là, plus grande que l’autre, s’étendait sous la terre.
On y descendait par des escaliers conduisant à des salles où étaient reproduites les joies des bons, les tortures des méchants, tout ce qui a lieu dans le troisième monde invisible. Rangés le long des murs, les morts dans des cercueils peints attendaient leur tour ; et l’âme exempte des migrations continuait son assoupissement jusqu’au réveil d’une autre vie.
Osiris, cependant, revenait me voir quelquefois. Son ombre m’a rendue mère d’Harpocrate.
C’est lui ! Ce sont ses yeux ; ce sont ses cheveux, tressés en cornes de bélier ! Tu recommenceras ses œuvres. Nous refleurirons comme des lotus. Je suis toujours la grande Isis ! nul encore n’a soulevé mon voile ! Mon fruit est le soleil !
Soleil du printemps, des nuages obscurcissent ta face ! L’haleine de Typhon dévore les pyramides. J’ai vu, tout à l’heure, le sphinx s’enfuir. Il galopait comme un chacal.
Je cherche mes prêtres, — mes prêtres en manteau de lin, avec de grandes harpes, et qui portaient une nacelle mystique, ornée de patères d’argent. Plus de fêtes sur les lacs ! plus d’illuminations dans mon delta ! plus de coupes de lait à Philæ ! Apis, depuis longtemps, n’a pas reparu.
Égypte ! Égypte ! tes grands dieux immobiles ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux, et le vent qui passe sur le désert roule la cendre de tes morts ! — Anubis, gardien des ombres, ne me quitte pas !
Mais… qu’as-tu ?… tes mains sont froides, ta tête retombe !
Qui donc te rend triste ?
Je pense à toutes les âmes perdues par ces faux dieux !
Ne trouves-tu pas qu’ils ont… quelquefois… comme des ressemblances avec le vrai ?
C’est une ruse du Diable pour séduire mieux les fidèles. Il attaque les forts par le moyen de l’esprit, les autres avec la chair.
Mais la luxure, dans ses fureurs, a le désintéressement de la pénitence. L’amour frénétique du corps en accélère la destruction, — et proclame par sa faiblesse l’étendue de l’impossible.
Qu’est-ce que cela me fait à moi ! Mon cœur se soulève de dégoût devant ces dieux bestiaux, occupés toujours de carnages et d’incestes !
Rappelle-toi dans l’Écriture toutes les choses qui te scandalisent, parce que tu ne sais pas les comprendre. De même, ces dieux, sous leurs formes criminelles, peuvent contenir la vérité.
Il en reste à voir. Détourne-toi !
Non ! non ! c’est un péril !
Tu voulais tout à l’heure les connaître. Est-ce que ta foi vacillerait sous des mensonges ? Que crains-tu ?
Ah ! ma poitrine se dilate. Une joie que je ne connaissais pas me descend jusqu’au fond de l’âme ! Comme c’est beau ! comme c’est beau !
Ils se penchaient du haut des nuages pour conduire les épées ; on les rencontrait au bord des chemins, on les possédait dans sa maison ; — et cette familiarité divinisait la vie.
Elle n’avait pour but que d’être libre et belle. Les vêtements larges facilitaient la noblesse des attitudes. La voix de l’orateur, exercée par la mer, battait à flots sonores les portiques de marbre. L’éphèbe, frotté d’huile, luttait tout nu en plein soleil. L’action la plus religieuse était d’exposer des formes pures.
Et ces hommes respectaient les épouses, les vieillards, les suppliants. Derrière le temple d’Hercule, il y avait un autel à la Pitié.
On immolait des victimes avec des fleurs autour des doigts. Le souvenir même se trouvait exempt de la pourriture des morts. Il n’en restait qu’un peu de cendres. L’âme, mêlée à l’éther sans bornes, était partie vers les dieux !
Et ils vivent toujours ! L’empereur Constantin adore Apollon. Tu retrouveras la Trinité dans les mystères de Samothrace, le baptême chez Isis, la rédemption chez Mithra, le martyre d’un dieu aux fêtes de Bacchus. Proserpine est la vierge !… Aristée, Jésus !
Je crois en un seul Dieu, le Père, — et en un seul Seigneur, Jésus-Christ, — fils premier-né de Dieu, — qui s’est incarné et fait homme, — qui a été crucifié — et enseveli, — qui est monté au ciel, — qui viendra pour juger les vivants et les morts, — dont le royaume n’aura pas de fin ; — et à un seul Saint-Esprit, — et à un seul baptême de repentance, — et à une seule sainte Église catholique, — et à la résurrection de la chair, — et à la vie éternelle !
Nous savions cela, nous autres ! Les dieux doivent finir. Uranus fut mutilé par Saturne, Saturne par Jupiter. Il sera lui-même anéanti. Chacun son tour ; c’est le destin !
Je ne suis donc plus le maître des choses, très bon, très grand, dieu des phratries et des peuples grecs, aïeul de tous les rois, Agamemnon du ciel !
Aigle des apothéoses, quel souffle de l’Érèbe t’a repoussé jusqu’à moi ? ou, t’envolant du champ de Mars, m’apportes-tu l’âme du dernier des empereurs ?
Je ne veux plus de celles des hommes ! Que la Terre les garde, et qu’ils s’agitent au niveau de sa bassesse. Ils ont maintenant des cœurs d’esclaves, oublient les injures, les ancêtres, le serment ; et partout triomphent la sottise des foules, la médiocrité de l’individu, la hideur des races !
Non ! non ! Tant qu’il y aura, n’importe où, une tête enfermant la pensée, qui haïsse le désordre et conçoive la Loi, l’esprit de Jupiter vivra !
Plus une goutte ! Quand l’ambroisie défaille, les Immortels s’en vont !
Il ne fallait pas avoir tant d’amours ! Aigle, taureau, cygne, pluie d’or, nuage et flamme, tu as pris toutes les formes, égaré ta lumière dans tous les éléments, perdu tes cheveux sur tous les lits ! Le divorce est irrévocable cette fois, — et notre domination, notre existence dissoute !
Laissez-moi voir si mes vaisseaux, fendant la mer brillante, sont revenus dans mes trois ports, pourquoi les campagnes se trouvent désertes, et ce que font maintenant les filles d’Athènes.
Au mois d’Hécatombéon, mon peuple entier se portait vers moi, conduit par ses magistrats et par ses prêtres. Puis s’avançaient en robes blanches avec des chitons d’or, les longues files des vierges tenant des coupes, des corbeilles, des parasols ; puis, les trois cents bœufs du sacrifice, des vieillards agitant des rameaux verts, des soldats entrechoquant leurs armures, des éphèbes chantant des hymnes, des joueurs de flûte, des joueurs de lyre, des rhapsodes, des danseuses ; — enfin, au mât d’une trirème marchant sur des roues, mon grand voile brodé par des vierges, qu’on avait nourries pendant un an d’une façon particulière ; et quand il s’était montré dans toutes les rues, toutes les places et devant tous les temples, au milieu du cortège psalmodiant toujours, il montait pas à pas la colline de l’Acropole, frôlait les Propylées, et entrait au Parthénon.
Mais un trouble me saisit, moi, l’industrieuse ! Comment, comment, pas une idée ! Voilà que je tremble plus qu’une femme.
J’ai vaincu les Cercopes, les Amazones et les Centaures. J’ai tué beaucoup de rois. J’ai cassé la corne d’Achéloüs, un grand fleuve. J’ai coupé des montagnes, j’ai réuni des océans. Les pays esclaves, je les délivrais ; les pays vides, je les peuplais. J’ai parcouru les Gaules. J’ai traversé le désert où l’on a soif. J’ai défendu les dieux, et je me suis dégagé d’Omphale. Mais l’Olympe est trop lourd. Mes bras faiblissent. Je meurs !
C’est ta faute, Amphytrionade ! Pourquoi es-tu descendu dans mon empire ?
Le vautour qui mange les entrailles de Tityos releva la tête, Tantale eut la lèvre mouillée, la roue d’Ixion s’arrêta.
Cependant, les Kères étendaient leurs ongles pour retenir les âmes ; les Furies en désespoir tordaient les serpents de leurs chevelures ; et Cerbère, attaché par toi avec une chaîne, râlait, en bavant de ses trois gueules.
Tu avais laissé la porte entr’ouverte. D’autres sont venus. Le jour des hommes a pénétré le Tartare !
Mon trident ne soulève plus de tempêtes. Les monstres qui faisaient peur sont pourris au fond des eaux.
Amphitrite, dont les pieds blancs couraient sur l’écume, les vertes Néréides qu’on distinguait à l’horizon, les Syrènes écailleuses arrêtant les navires pour conter des histoires, et les vieux Tritons qui soufflaient dans les coquillages, tout est mort ! La gaieté de la mer a disparu !
Je n’y survivrai pas ! Que le vaste Océan me recouvre !
l’indépendance des grands bois m’a grisée, avec la senteur des fauves et l’exhalaison des marécages. Les femmes dont je protégeais les grossesses, mettent au monde des enfants morts. La lune tremble sous l’incantation des sorcières. J’ai des désirs de violence et d’immensité. Je veux boire des poisons, me perdre dans les vapeurs, dans les rêves !…
D’abord j’ai combattu seul, provoquant par des injures toute une armée, indifférent aux patries et pour le plaisir du carnage.
Puis, j’ai eu des compagnons. Ils marchaient au son des flûtes, en bon ordre, d’un pas égal, respirant par-dessus leurs boucliers, l’aigrette haute, la lance oblique. On se jetait dans la bataille avec de grands cris d’aigle. La guerre était joyeuse comme un festin. Trois cents hommes s’opposèrent à toute l’Asie.
Mais ils reviennent, les Barbares ! et par myriades, par millions ! Puisque le nombre, les machines et la ruse sont plus forts, mieux vaut finir comme un brave !
Le monde se refroidit. Il faut chauffer les sources, les volcans et les fleuves qui roulent des métaux sous la terre ! — Battez plus dur ! à pleins bras ! de toutes vos forces !
Arrête ! arrête !
On avait bien raison d’exclure les étrangers, les athées, les épicuriens et les chrétiens ! Le mystère de la corbeille est dévoilé, le sanctuaire profané, tout est perdu !
Ah ! mensonge ! Daïra ne m’est pas rendue ! L’airain m’appelle vers les morts. C’est un autre Tartare ! On n’en revient pas. Horreur !
Qu’importe ! la femme de l’Archonte est mon épouse ! La loi même tombe en ivresse. À moi le chant nouveau et les formes multiples !
Le feu qui dévora ma mère coule dans mes veines. Qu’il brûle plus fort, dussé-je périr !
Mâle et femelle, bon pour tous, je me livre à vous, Bacchantes ! Je me livre à vous, Bacchants ! et la vigne s’enroulera au tronc des arbres ! Hurlez, dansez, tordez-vous ! Déliez le tigre et l’esclave ! à dents féroces, mordez la chair !
j’ai laissé derrière moi Délos la pierreuse, tellement pure que tout maintenant y semble mort ; et je tâche de joindre Delphes avant que sa vapeur inspiratrice ne soit complètement perdue. Les mulets broutent son laurier. La Pythie égarée ne se retrouve pas.
Par une concentration plus forte, j’aurai des poëmes sublimes, des monuments éternels ; et toute la matière sera pénétrée des vibrations de ma cithare !
Non ! assez des formes ! Plus loin encore ! Tout au sommet ! Dans l’idée pure !
Je faisais avec ma ceinture tout l’horizon de l’Hellénie.
Ses champs brillaient des roses de mes joues, ses rivages étaient découpés d’après la forme de mes lèvres ; et ses montagnes, plus blanches que mes colombes, palpitaient sous la main des statuaires. On retrouvait mon âme dans l’ordonnance des fêtes, l’arrangement des coiffures, le dialogue des philosophes, la constitution des républiques. Mais j’ai trop chéri les hommes ! C’est l’Amour qui m’a déshonorée !
Le monde est abominable. L’air manque à ma poitrine !
Ô Mercure, inventeur de la lyre et conducteur des âmes, emporte-moi !
Plusieurs fois déjà, pendant que tu parlais, tu m’as semblé grandir ; — et ce n’était pas une illusion. Comment ? explique-moi… Ta personne m’épouvante !
Qu’est-ce donc ?
Regarde !
Quel bonheur, n’est-ce pas, de les voir tous dans l’abjection et l’agonie ! Monte avec moi sur cette pierre ; et tu seras comme Xerxès, passant en revue son armée.
Là-bas, très loin, au milieu des brouillards, aperçois-tu ce géant à barbe blonde qui laisse tomber un glaive rouge de sang ? c’est le Scythe Zalmoxis, entre deux planètes : Artimpasa — Vénus, et Orsiloché — la Lune.
Plus loin, émergeant des nuages pâles, sont les dieux qu’on adorait chez les Cimmériens, au delà même de Thulé !
Leurs grandes salles étaient chaudes ; et à la lueur des épées nues tapissant la voûte, ils buvaient de l’hydromel dans des cornes d’ivoire. Ils mangeaient le foie de la baleine dans des plats de cuivre battus par des démons ; ou bien, ils écoutaient les sorciers captifs faisant aller leurs mains sur les harpes de pierre.
Ils sont las ! ils ont froid ! La neige alourdit leurs peaux d’ours, et leurs pieds se montrent par les déchirures de leurs sandales.
Ils pleurent les prairies, où sur des tertres de gazon ils reprenaient haleine dans la bataille, les longs navires dont la proue coupait les monts de glace, et les patins qu’ils avaient pour suivre l’orbe des pôles, en portant au bout de leurs bras tout le firmament qui tournait avec eux.
Ce sont les dieux de l’Étrurie, les innombrables Æsars.
Voici Tagès, l’inventeur des augures. Il essaye avec une main d’augmenter les divisions du ciel, et, de l’autre, il s’appuie sur la terre. Qu’il y rentre !
Nortia considère la muraille où elle enfonçait des clous pour marquer le nombre des années. La surface en est couverte, et la dernière période accomplie.
Comme deux voyageurs battus par un orage, Kastur et Pulutuk s’abritent en tremblant sous le même manteau.
Assez ! assez !
Grâce ! ils me fatiguent !
Autrefois, ils amusaient !
C’est la déesse d’Aricia, avec le démon Virbius. Son sacerdote, le roi du bois, devait être un assassin ; — et les esclaves en fuite, les dépouilleurs de cadavres, les brigands de la voie Salaria, les éclopés du pont Sublicius, toute la vermine des galetas de Suburre n’avait pas de dévotion plus chère !
Les patriciennes du temps de Marc-Antoine préféraient Libitina.
C’était leur âme qui faisait prospérer la villa, avec ses colombiers, ses parcs de loirs et d’escargots, ses basses-cours défendues par des filets, ses chaudes écuries embaumées de cèdre.
Ils protégeaient tout le peuple misérable qui traînait les fers de ses jambes sur des cailloux de la Sabine, ceux qui appelaient les porcs au son de la trompe, ceux qui cueillaient les grappes au haut des ormes, ceux qui poussaient par les petits chemins les ânes chargés de fumier. Le laboureur, en haletant sur le manche de sa charrue, les priait de fortifier ses bras ; et les vachers à l’ombre des tilleuls, près des calebasses de lait, alternaient leurs éloges sur des flûtes de roseau.
Ce sont les dieux du mariage. Ils attendent l’épousée !
Domiduca devait l’amener, Virgo défaire sa ceinture, Subigo l’étendre sur le lit, — et Praema écarter ses bras, en lui disant à l’oreille des paroles douces.
Mais elle ne viendra pas ! et ils congédient les autres : Nona et Decima gardes-malades, les trois Nixii accoucheurs, les deux nourrices Educa et Potina, — et Carna berceuse, dont le bouquet d’aubépines éloigne de l’enfant les mauvais rêves.
Plus tard, Ossipago lui aurait affermi les genoux, Barbatus donné la barbe, Stimula les premiers désirs, Volupia la première jouissance, Fabulinus appris à parler, Numera à compter, Camœna à chanter, Consus à réfléchir.
Où est la portion de nourriture qu’on nous donnait à chaque repas, les bons soins de la servante, le sourire de la matrone, et la gaieté des petits garçons jouant aux osselets sur les mosaïques de la cour ? Puis, devenus grands, ils suspendaient à notre poitrine leur bulle d’or ou de cuir.
Quel bonheur, quand, le soir d’un triomphe, le maître en rentrant tournait vers nous ses yeux humides ! Il racontait ses combats ; et l’étroite maison était plus fière qu’un palais et sacrée comme un temple.
Qu’ils étaient doux les repas de famille, surtout le lendemain des Feralia ! Dans la tendresse pour les morts, toutes les discordes s’apaisaient ; et on s’embrassait, en buvant aux gloires du passé et aux espérances de l’avenir.
Mais les aïeux de cire peinte, enfermés derrière nous, se couvrent lentement de moisissure. Les races nouvelles, pour nous punir de leurs déceptions, nous ont brisé la mâchoire ; sous la dent des rats nos corps de bois s’émiettent.
Moi aussi l’on m’honora jadis. On me faisait des libations. Je fus un dieu !
L’Athénien me saluait comme un présage de fortune, tandis que le Romain dévot me maudissait les poings levés et que le pontife d’Égypte, s’abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, qu’on se régalait de glands, de poix et d’oignons crus et que le bouc en morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les digestions retentissantes. Au soleil de la campagne, les hommes se soulageaient avec lenteur.
Ainsi, je passais sans scandale, comme les autres besoins de la vie, comme Mena tourment des vierges, et la douce Rumina qui protège le sein de la nourrice, gonflé de veines bleuâtres. J’étais joyeux. Je faisais rire ! Et se dilatant d’aise à cause de moi, le convive exhalait toute sa gaieté par les ouvertures de son corps.
J’ai eu mes jours d’orgueil. Le bon Aristophane me promena sur la scène, et l’empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les laticlaves des patriciens j’ai circulé majestueusement ! Les vases d’or, comme des tympanons, résonnaient sous moi ; — et quand plein de murènes, de truffes et de pâtés, l’intestin du maître se dégageait avec fracas, l’univers attentif apprenait que César avait dîné !
Mais à présent, je suis confiné dans la populace, — et l’on se récrie, même à mon nom !
J’étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu !
J’ai déplié sur les collines les tentes de Jacob, et nourri dans les sables mon peuple qui s’enfuyait.
C’est moi qui ai brûlé Sodome ! C’est moi qui ai englouti la terre sous le Déluge ! C’est moi qui ai noyé Pharaon, avec les princes fils de rois, les chariots de guerre et les cochers.
Dieu jaloux, j’exécrais les autres dieux. J’ai broyé les impurs ; j’ai abattu les superbes ; — et ma désolation courait de droite et de gauche, comme un dromadaire qui est lâché dans un champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais les simples. Des anges aux ailes de flamme leur parlaient dans les buissons.
Parfumées de nard, de cinnamome et de myrrhe, avec des robes transparentes et des chaussures à talon haut, des femmes d’un cœur intrépide allaient égorger les capitaines. Le vent qui passait emportait les prophètes.
J’avais gravé ma loi sur des tables de pierre. Elle enfermait mon peuple comme dans une citadelle. C’était mon peuple. J’étais son Dieu ! La terre était à moi, les hommes à moi, avec leurs pensées, leurs œuvres, leurs outils de labourage et leur postérité.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière des courtines de pourpre et des candélabres allumés. J’avais, pour me servir, toute une tribu qui balançait des encensoirs, et le grand prêtre en robe d’hyacinthe, portant sur sa poitrine des pierres précieuses, disposées dans un ordre symétrique.
Malheur ! malheur ! Le Saint-des-Saints s’est ouvert, le voile s’est déchiré, les parfums de l’holocauste se sont perdus à tous les vents. Le chacal piaule dans les sépulcres ; mon temple est détruit, mon peuple est dispersé !
On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits. Les femmes sont captives, les vases sont tous fondus !
J’étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu !
Tous sont passés.
Il reste moi !
Qui donc es-tu ?
Tu dois être plutôt… le Diable !
Veux-tu le voir ?
Si je le voyais pourtant… si je le voyais ?…
L’horreur que j’en ai m’en débarrassera pour toujours. — Oui !
VI
Où vais-je ?
Tout à l’heure j’ai entrevu la forme du Maudit. Non ! une nuée m’emporte. Peut-être que je suis mort, et que je monte vers Dieu ?…
Ah ! comme je respire bien ! L’air immaculé me gonfle l’âme. Plus de pesanteur ! plus de souffrance !
En bas, sous moi, la foudre éclate, l’horizon s’élargit, des fleuves s’entre-croisent. Cette tache blonde c’est le désert, cette flaque d’eau l’Océan.
Et d’autres océans paraissent, d’immenses régions que je ne connaissais pas. Voici les pays noirs qui fument comme des brasiers, la zone des neiges obscurcie toujours par des brouillards. Je tâche de découvrir les montagnes où le soleil, chaque soir, va se coucher.
Jamais le soleil ne se couche !
Elle ne fait donc pas le centre du monde ? Orgueil de l’homme, humilie-toi !
À peine maintenant si je la distingue. Elle se confond avec les autres feux.
Le firmament n’est qu’un tissu d’étoiles.
Aucun bruit ! pas même le croassement des aigles ! Rien !… et je me penche pour écouter l’harmonie des planètes.
Tu ne les entendras pas ! Tu ne verras pas, non plus, l’antichtone de Platon, le foyer de Philolaüs, les sphères d’Aristote, ni les sept cieux des Juifs avec les grandes eaux par-dessus la voûte de cristal !
D’en bas elle paraissait solide comme un mur. Je la pénètre, au contraire, je m’y enfonce !
C’était autrefois le séjour des âmes. Le bon Pythagore l’avait même garnie d’oiseaux et de fleurs magnifiques.
Je n’y vois que des plaines désolées, avec des cratères éteints, sous un ciel tout noir.
Allons vers ces astres d’un rayonnement plus doux, afin de contempler les anges qui les tiennent au bout de leurs bras, comme des flambeaux !
Elles s’attirent en même temps qu’elles se repoussent. L’action de chacune résulte des autres et y contribue, — sans le moyen d’un auxiliaire, par la force d’une loi, la seule vertu de l’ordre.
Oui… oui ! mon intelligence l’embrasse ! C’est une joie supérieure aux plaisirs de la tendresse ! Je halette stupéfait devant l’énormité de Dieu.
Comme le firmament qui s’élève à mesure que tu montes, il grandira sous l’ascension de ta pensée ; — et tu sentiras augmenter ta joie, d’après cette découverte du monde, dans cet élargissement de l’infini.
Ah ! plus haut ! plus haut ! toujours !
Quel est le but de tout cela ?
Il n’y a pas de but !
Comment Dieu aurait-il un but ? Quelle expérience a pu l’instruire, quelle réflexion le déterminer ?
Avant le commencement il n’aurait pas agi, et maintenant il serait inutile.
Il a créé le monde pourtant, d’une seule fois, par sa parole !
Mais les êtres qui peuplent la terre y viennent successivement. De même, au ciel, des astres nouveaux surgissent, effets différents de causes variées.
La variété des causes est la volonté de Dieu !
Mais admettre en Dieu plusieurs actes de volonté, c’est admettre plusieurs causes et détruire son unité !
Sa volonté n’est pas séparable de son essence. Il n’a pu avoir une autre volonté, ne pouvant avoir une autre essence ; — et puisqu’il existe éternellement, il agit éternellement.
Contemple le soleil ! De ses bords s’échappent de hautes flammes lançant des étincelles, qui se dispersent pour devenir des mondes ; — et plus loin que la dernière, au delà de ces profondeurs où tu n’aperçois que la nuit, d’autres soleils tourbillonnent, derrière ceux-là d’autres, et encore d’autres, indéfiniment…
Assez ! assez ! J’ai peur ! je vais tomber dans l’abîme.
Le néant n’est pas ! le vide n’est pas ! Partout il y a des corps qui se meuvent sur le fond immuable de l’Étendue ; et comme si elle était bornée par quelque chose, ce ne serait plus l’étendue, mais un corps, elle n’a pas de limites !
Pas de limites !
Monte dans le ciel toujours et toujours ; jamais tu n’atteindras le sommet ! Descends au-dessous de la terre pendant des milliards de milliards de siècles, jamais tu n’arriveras au fond, — puisqu’il n’y a pas de fond, pas de sommet, ni haut, ni bas, aucun terme ; et l’Étendue se trouve comprise dans Dieu qui n’est point une portion de l’espace, telle ou telle grandeur, mais l’immensité !
La matière… alors… ferait partie de Dieu ?
Pourquoi non ? Peux-tu savoir où il finit ?
Je me prosterne au contraire, je m’écrase, devant sa puissance !
Et tu prétends le fléchir ! Tu lui parles, tu le décores même de vertus, bonté, justice, clémence, au lieu de reconnaître qu’il possède toutes les perfections !
Concevoir quelque chose au delà, c’est concevoir Dieu au delà de Dieu, l’être par-dessus l’être. Il est donc le seul Être, la seule substance.
Si la Substance pouvait se diviser, elle perdrait sa nature, elle ne serait pas elle, Dieu n’existerait plus. Il est donc indivisible comme infini ; — et s’il avait un corps, il serait composé de parties, il ne serait plus un, il ne serait plus infini. Ce n’est donc pas une personne !
Comment ? mes oraisons, mes sanglots, les souffrances de ma chair, les transports de mon ardeur, tout cela se serait en allé vers un mensonge… dans l’espace… inutilement, — comme un cri d’oiseau, comme un tourbillon de feuilles mortes !
Oh ! non ! Il y a par-dessus tout quelqu’un, une grande âme, un Seigneur, un père, que mon cœur adore et qui doit m’aimer !
Tu désires que Dieu ne soit pas Dieu ; — car s’il éprouvait de l’amour, de la colère ou de la pitié, il passerait de sa perfection à une perfection plus grande, ou plus petite. Il ne peut descendre à un sentiment, ni se contenir dans une forme.
Un jour, pourtant, je le verrai !
Avec les bienheureux, n’est-ce pas ? — quand le fini jouira de l’infini, dans un endroit restreint enfermant l’absolu !
N’importe, il faut qu’il y ait un paradis pour le bien, comme un enfer pour le mal !
L’exigence de ta raison fait-elle la loi des choses ? Sans doute le mal est indifférent à Dieu puisque la terre en est couverte !
Est-ce par impuissance qu’il le supporte, ou par cruauté qu’il le conserve ?
Penses-tu qu’il soit continuellement à rajuster le monde comme une œuvre imparfaite, et qu’il surveille tous les mouvements de tous les êtres depuis le vol du papillon jusqu’à la pensée de l’homme ?
S’il a créé l’univers, sa providence est superflue. Si la Providence existe, la création est défectueuse.
Mais le mal et le bien ne concernent que toi, — comme le jour et la nuit, le plaisir et la peine, la mort et la naissance, qui sont relatifs à un coin de l’étendue, à un milieu spécial, à un intérêt particulier. Puisque l’infini seul est permanent, il y a l’Infini ; — et c’est tout !
Un froid horrible me glace jusqu’au fond de l’âme. Cela excède la portée de la douleur ! C’est comme une mort plus profonde que la mort. Je roule dans l’immensité des ténèbres. Elles entrent en moi. Ma conscience éclate sous cette dilatation du néant !
Mais les choses ne t’arrivent que par l’intermédiaire de ton esprit. Tel qu’un miroir concave il déforme les objets ; — et tout moyen te manque pour en vérifier l’exactitude.
Jamais tu ne connaîtras l’univers dans sa pleine étendue ; par conséquent tu ne peux te faire une idée de sa cause, avoir une notion juste de Dieu, ni même dire que l’univers est infini, — car il faudrait d’abord connaître l’Infini !
La Forme est peut-être une erreur de tes sens, la Substance une imagination de ta pensée.
À moins que le monde étant un flux perpétuel des choses, l’apparence au contraire ne soit tout ce qu’il y a de plus vrai, l’illusion la seule réalité.
Mais es-tu sûr de voir ? es-tu même sûr de vivre ? Peut-être qu’il n’y a rien !
Adore-moi donc ! et maudis le fantôme que tu nommes Dieu !
VII
Est-ce la clarté de l’aube, ou bien un reflet de la lune ?
J’éprouve une fatigue… comme si tous mes os étaient brisés !
Pourquoi ?
Ah ! c’est le Diable ! je me souviens ; — et même il me redisait tout ce que j’ai appris chez le vieux Didyme des opinions de Xénophane, d’Héraclite, de Mélisse, d’Anaxagore, sur l’infini, la création, l’impossibilité de rien connaître !
Et j’avais cru pouvoir m’unir à Dieu !
Ah ! démence ! démence ! Est-ce ma faute ? La prière m’est intolérable ! J’ai le cœur plus sec qu’un rocher ! Autrefois il débordait d’amour !…
Le sable, le matin, fumait à l’horizon comme la poussière d’un encensoir ; au coucher du soleil, des fleurs de feu s’épanouissaient sur la croix ; — et au milieu de la nuit, souvent il m’a semblé que tous les êtres et toutes les choses, recueillis dans le même silence, adoraient avec moi le Seigneur. Ô charme des oraisons, félicités de l’extase, présents du ciel, qu’êtes-vous devenus !
Je me rappelle un voyage que j’ai fait avec Ammon, à la recherche d’une solitude pour établir des monastères. C’était le dernier soir ; et nous pressions nos pas, en murmurant des hymnes, côte à côte, sans parler. À mesure que le soleil s’abaissait, les deux ombres de nos corps s’allongeaient comme deux obélisques grandissant toujours et qui auraient marché devant nous. Avec les morceaux de nos bâtons, çà et là nous plantions des croix pour marquer la place d’une cellule. La nuit fut lente à venir ; et des ondes noires se répandaient sur la terre qu’une immense couleur rose occupait encore le ciel.
Quand j’étais un enfant, je m’amusais avec des cailloux à construire des ermitages. Ma mère, près de moi, me regardait.
Elle m’aura maudit pour mon abandon, en arrachant à pleines mains ses cheveux blancs. Et son cadavre est resté étendu au milieu de la cabane, sous le toit de roseaux, entre les murs qui tombent. Par un trou, une hyène en reniflant, avance la gueule !… Horreur ! horreur !
Non, Ammonaria ne l’aura pas quittée !
Où est-elle maintenant, Ammonaria ?
Peut-être qu’au fond d’une étuve elle retire ses vêtements l’un après l’autre, d’abord le manteau, puis la ceinture, la première tunique, la seconde plus légère, tous ses colliers ; et la vapeur du cinnamome enveloppe ses membres nus. Elle se couche enfin sur la tiède mosaïque. Sa chevelure à l’entour de ses hanches fait comme une toison noire, — et suffoquant un peu dans l’atmosphère trop chaude, elle respire, la taille cambrée, les deux seins en avant. Tiens !… Voilà ma chair qui se révolte ! Au milieu du chagrin la concupiscence me torture. Deux supplices à la fois, c’est trop ! Je ne peux plus endurer ma personne !
L’homme qui tomberait serait tué. Rien de plus facile, en se roulant sur le côté gauche ; c’est un mouvement à faire ! un seul.
Avance, dit-elle. Qui te retient ?
J’ai peur de commettre un péché !
Mais le roi Saül s’est tué ! Razias, un juste, s’est tué ! Sainte Pélagie d’Antioche s’est tuée ! Dommine d’Alep et ses deux filles, trois autres saintes, se sont tuées ; — et rappelle-toi tous les confesseurs qui couraient au-devant des bourreaux, par impatience de la mort. Afin d’en jouir plus vite, les vierges de Milet s’étranglaient avec leurs cordons. Le philosophe Hégésias, à Syracuse, la prêchait si bien qu’on désertait les lupanars pour s’aller pendre dans les champs. Les patriciens de Rome se la procurent comme débauche.
Oui, c’est un amour qui est fort ! Beaucoup d’anachorètes y succombent.
Faire une chose qui vous égale à Dieu, pense donc ! Il t’a créé, tu vas détruire son œuvre, toi, par ton courage, librement ! La jouissance d’Érostrate n’était pas supérieure. Et puis, ton corps s’est assez moqué de ton âme pour que tu t’en venges à la fin. Tu ne souffriras pas. Ce sera vite terminé. Que crains-tu ? un large trou noir ! Il est vide, peut-être ?
Vis donc, jouis donc ! Salomon recommande la joie ! Va comme ton cœur te mène et selon le désir de tes yeux !
Quelle joie trouver ? mon cœur est las, mes yeux sont troubles !
Gagne le faubourg de Racotis, pousse une porte peinte en bleu ; et quand tu seras dans l’atrium où murmure un jet d’eau, une femme se présentera — en péplos de soie blanche lamé d’or, les cheveux dénoués, le rire pareil au claquement des crotales. Elle est habile. Tu goûteras dans sa caresse l’orgueil d’une initiation et l’apaisement d’un besoin.
Tu ne connais pas, non plus, le trouble des adultères, les escalades, les enlèvements, la joie de voir toute nue celle qu’on respectait habillée.
As-tu serré contre ta poitrine une vierge qui t’aimait ? Te rappelles-tu les abandons de sa pudeur, et ses remords qui s’en allaient sous un flux de larmes douces !
Tu peux, n’est-ce pas, vous apercevoir marchant dans les bois sous la lumière de la lune ? À la pression de vos mains jointes un frémissement vous parcourt ; vos yeux rapprochés épanchent de l’un à l’autre comme des ondes immatérielles, et votre cœur s’emplit ; il éclate ; c’est un suave tourbillon, une ivresse débordante…
On n’a pas besoin de posséder les joies pour en sentir l’amertume ! Rien qu’à les voir de loin, le dégoût vous en prend. Tu dois être fatigué par la monotonie des mêmes actions, la durée des jours, la laideur du monde, la bêtise du soleil !
Oh ! oui, tout ce qu’il éclaire me déplaît !
Ermite ! ermite ! tu trouveras des diamants entre les cailloux, des fontaines sous le sable, une délectation dans les hasards que tu méprises ; et même il y a des endroits de la terre si beaux qu’on a envie de la serrer contre son cœur.
Chaque soir, en t’endormant sur elle, tu espères que bientôt elle te recouvrira !
Cependant, tu crois à la résurrection de la chair, qui est le transport de la vie dans l’éternité !
Viens, je suis la consolation, le repos, l’oubli, l’éternelle sérénité !
Je suis l’endormeuse, la joie, la vie, le bonheur inépuisable !
Tout de suite ou tout à l’heure, qu’importe ! Tu m’appartiens, comme les soleils, les peuples, les villes, les rois, la neige des monts, l’herbe des champs. Je vole plus haut que l’épervier, je cours plus vite que la gazelle, j’atteins même l’espérance, j’ai vaincu le fils de Dieu !
Ne résiste pas ; je suis l’omnipotente ! les forêts retentissent de mes soupirs, les flots sont remués par mes agitations. La vertu, le courage, la piété se dissolvent au parfum de ma bouche. J’accompagne l’homme pendant tous les pas qu’il fait, — et au seuil du tombeau il se retourne vers moi !
Je te découvrirai ce que tu tâchais de saisir, à la lueur des flambeaux, sur la face des morts, — ou quand tu vagabondais au delà des Pyramides, dans ces grands sables composés de débris humains. De temps à autre, un fragment de crâne roulait sous ta sandale. Tu prenais de la poussière, tu la faisais couler entre tes doigts ; et ta pensée, confondue avec elle, s’abîmait dans le néant.
Mon gouffre est plus profond ! Des marbres ont inspiré d’obscènes amours. On se précipite à des rencontres qui effrayent. On rive des chaînes que l’on maudit. D’où vient l’ensorcellement des courtisanes, l’extravagance des rêves, l’immensité de ma tristesse ?
Mon ironie dépasse toutes les autres ! Il y a des convulsions de plaisir aux funérailles des rois, à l’extermination d’un peuple ; — et on fait la guerre avec de la musique, des panaches, des drapeaux, des harnais d’or, un déploiement de cérémonie pour me rendre plus d’hommages.
Ma colère vaut la tienne. Je hurle, je mords. J’ai des sueurs d’agonisant et des aspects de cadavre.
C’est moi qui te rends sérieuse ; enlaçons-nous !
— Je hâte la dissolution de la matière !
— Je facilite l’éparpillement des germes !
— Tu détruis, pour mes renouvellements !
— Tu engendres, pour mes destructions !
— Active ma puissance !
— Féconde ma pourriture !
Encore une fois c’était le Diable, et sous son double aspect : l’esprit de fornication et l’esprit de destruction.
Aucun des deux ne m’épouvante. Je repousse le bonheur, et je me sens éternel.
Ainsi la mort n’est qu’une illusion, un voile, masquant par endroits la continuité de la vie.
Mais la Substance étant unique, pourquoi les Formes sont-elles variées ?
Il doit y avoir, quelque part, des figures primordiales, dont les corps ne sont que les images. Si on pouvait les voir on connaîtrait le lien de la matière et de la pensée, en quoi l’Être consiste !
Ce sont ces figures-là qui étaient peintes à Babylone sur la muraille du temple de Bélus, et elles couvraient une mosaïque dans le port de Carthage. Moi-même, j’ai quelquefois aperçu dans le ciel comme des formes d’esprits. Ceux qui traversent le désert rencontrent des animaux dépassant toute conception…
Ici, Chimère ; arrête-toi !
Non, jamais !
Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut, n’aboie pas si fort !
Ne m’appelle plus, ne m’appelle plus, puisque tu restes toujours muet !
Cesse de me jeter tes flammes au visage et de pousser tes hurlements dans mon oreille ; tu ne fondras pas mon granit !
Tu ne me saisiras pas, sphinx terrible !
Pour demeurer avec moi, tu es trop folle !
Pour me suivre, tu es trop lourd !
Où vas-tu donc, que tu cours si vite ?
Je galope dans les corridors du labyrinthe, je plane sur les monts, je rase les flots, je jappe au fond des précipices, je m’accroche par la gueule au pan des nuées ; avec ma queue traînante, je raye les plages, et les collines ont pris leur courbe selon la forme de mes épaules. Mais toi, je te retrouve perpétuellement immobile, ou bien du bout de ta griffe dessinant des alphabets sur le sable.
C’est que je garde mon secret ! je songe et je calcule.
La mer se retourne dans son lit, les blés se balancent sous le vent, les caravanes passent, la poussière s’envole, les cités s’écroulent ; — et mon regard, que rien ne peut dévier, demeure tendu à travers les choses sur un horizon inaccessible.
Moi, je suis légère et joyeuse ! Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je leur verse à l’âme les éternelles démences, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, et les serments d’amour et les résolutions vertueuses.
Je pousse aux périlleux voyages et aux grandes entreprises. J’ai ciselé avec mes pattes les merveilles des architectures. C’est moi qui ai suspendu les clochettes au tombeau de Porsenna, et entouré d’un mur d’orichalque les quais de l’Atlantide.
Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. Si j’aperçois quelque part un homme dont l’esprit repose dans la sagesse, je tombe dessus, et je l’étrangle.
Tous ceux que le désir de Dieu tourmente, je les ai dévorés.
Les plus forts, pour gravir jusqu’à mon front royal, montent aux stries de mes bandelettes comme sur les marches d’un escalier. La lassitude les prend ; et ils tombent d’eux-mêmes à la renverse.
Ô Fantaisie, emporte-moi sur tes ailes pour désennuyer ma tristesse !
Ô Inconnu, je suis amoureuse de tes yeux ! Comme une hyène en chaleur je tourne autour de toi, sollicitant les fécondations dont le besoin me dévore.
Ouvre la gueule, lève tes pieds, monte sur mon dos !
Mes pieds, depuis qu’ils sont à plat, ne peuvent plus se relever. Le lichen, comme une dartre, a poussé sur ma gueule. À force de songer, je n’ai plus rien à dire.
Tu mens, sphinx hypocrite ! D’où vient toujours que tu m’appelles et me renies ?
C’est toi, caprice indomptable, qui passe et tourbillonne !
Est-ce ma faute ? Comment ? laisse-moi !
Tu remues, tu m’échappes !
Essayons ! — tu m’écrases !
Non ! impossible !
Ne souffle pas trop fort ! Les gouttes de pluie nous meurtrissent. Les sons faux nous écorchent, les ténèbres nous aveuglent. Composés de brises et de parfums, nous roulons, nous flottons — un peu plus que des rêves, pas des êtres tout à fait…
Nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés de maisons, avec nos moitiés de femmes et nos moitiés d’enfants.
Nos épaules en sont plus larges ; — et il n’y a pas de bœuf, de rhinocéros ni d’éléphant qui soit capable de porter ce que nous portons.
Des espèces de traits, et comme une vague figure empreinte sur nos poitrines, voilà tout ! Nous pensons des digestions, nous subtilisons des sécrétions. Dieu, pour nous, flotte en paix dans des chyles intérieurs.
Nous marchons droit notre chemin, traversant toutes les fanges, côtoyant tous les abîmes ; — et nous sommes les gens les plus laborieux, les plus heureux, les plus vertueux.
Petits bonshommes, nous grouillons sur le monde comme de la vermine sur la bosse d’un dromadaire.
On nous brûle, on nous noie, on nous écrase ; et toujours, nous reparaissons, plus vivaces et plus nombreux, — terribles par la quantité !
Retenus à la terre par nos chevelures, longues comme des lianes, nous végétons à l’abri de nos pieds, larges comme des parasols ; et la lumière nous arrive à travers l’épaisseur de nos talons. Point de dérangement et point de travail ! — La tête le plus bas possible, c’est le secret du bonheur !
Nous sautons de branche en branche pour super les œufs, et nous plumons les oisillons ; puis nous mettons leurs nids sur nos têtes, en guise de bonnets.
Nous ne manquons pas d’arracher les pis des vaches, et nous crevons les yeux des lynx, nous fientons du haut des arbres, nous étalons notre turpitude en plein soleil.
Lacérant les fleurs, broyant les fruits, troublant les sources, violant les femmes, nous sommes les maîtres, — par la force de nos bras et la férocité de notre cœur.
Hardi, compagnons ! Faites claquer vos mâchoires !
Mes soixante-quatorze andouillers sont creux comme des flûtes.
Quand je me tourne vers le vent du sud, il en part des sons qui attirent à moi les bêtes ravies. Les serpents s’enroulent à mes jambes, les guêpes se collent dans mes narines, et les perroquets, les colombes et les ibis s’abattent dans mes rameaux. — Écoute !
Mais quand je me tourne vers le vent du nord, mon bois plus touffu qu’un bataillon de lances, exhale un hurlement ; les forêts tressaillent, les fleuves remontent, la gousse des fruits éclate, et les herbes se dressent comme la chevelure d’un lâche. — Écoute !
Les moires de mon pelage écarlate se mêlent au miroitement des grands sables. Je souffle par mes narines l’épouvante des solitudes. Je crache la peste. Je mange les armées, quand elles s’aventurent dans le désert.
Mes ongles sont tordus en vrilles, mes dents sont taillées en scie ; et ma queue, qui se contourne, est hérissée de dards que je lance à droite, à gauche, en avant, en arrière. — Tiens ! tiens !
Gras, mélancolique, farouche, je reste continuellement à sentir sous mon ventre la chaleur de la boue. Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter. Je le roule autour de moi, lentement ; et la mâchoire entr’ouverte, j’arrache avec ma langue les herbes vénéneuses arrosées de mon haleine. Une fois, je me suis dévoré les pattes sans m’en apercevoir.
Personne, Antoine, n’a jamais vu mes yeux, ou ceux qui les ont vus sont morts. Si je relevais mes paupières, — mes paupières roses et gonflées, — tout de suite, tu mourrais.
Oh ! celui-là !… a… a… Si j’allais avoir envie ?… Sa stupidité m’attire. Non ! non ! je ne veux pas !
Prends garde, tu vas tomber dans ma gueule ! Je bois du feu. Le feu, c’est moi ; — et de partout j’en aspire : des nuées, des cailloux, des arbres morts, du poil des animaux, de la surface des marécages. Ma température entretient les volcans ; je fais l’éclat des pierreries et la couleur des métaux.
Je suis le maître des splendeurs profondes. Je connais le secret des tombeaux où dorment les vieux rois.
Une chaîne, qui sort du mur, leur tient la tête droite. Près d’eux, dans des bassins de porphyre, des femmes qu’ils ont aimées flottent sur des liquides noirs. Leurs trésors sont rangés dans des salles, par losanges, par monticules, par pyramides ; — et plus bas, bien au-dessous des tombeaux, après de longs voyages au milieu des ténèbres étouffantes, il y a des fleuves d’or avec des forêts de diamant, des prairies d’escarboucles, des lacs de mercure.
Adossé contre la porte du souterrain et la griffe en l’air, j’épie de mes prunelles flamboyantes ceux qui voudraient venir. La plaine immense, jusqu’au fond de l’horizon est toute nue et blanchie par les ossements des voyageurs. Pour toi les battants de bronze s’ouvriront, et tu humeras la vapeur des mines, tu descendras dans les cavernes… Vite ! vite !
Au galop ! au galop !
J’ai des sabots d’ivoire, des dents d’acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front porte les bariolures de l’arc-en-ciel.
Je voyage de la Chaldée au désert tartare, sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je dépasse les autruches. Je cours si vite que je traîne le vent. Je frotte mon dos contre les palmiers. Je me roule dans les bambous. D’un bond je saute les fleuves. Des colombes volent au-dessus de moi. Une vierge seule peut me brider.
Au galop ! au galop !
Tu vas venir avec nous, dans nos immensités où personne encore n’est descendu !
Des peuples divers habitent les pays de l’Océan. Les uns sont au séjour des tempêtes ; d’autres nagent en plein dans la transparence des ondes froides, broutent comme des bœufs les plaines de corail, aspirent par leur trompe le reflux des marées, ou portent sur leurs épaules le poids des sources de la mer.
Ô bonheur ! bonheur ! j’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, — être la matière !