La Tentation de saint Antoine – Éd. L. Conard (1910)/La Tentation de saint Antoine (1856)
PREMIÈRE PARTIE.
Assez travaillé comme cela ! prions !
Tout à l’heure, il sera temps ! Quand l’ombre de la croix aura atteint cette pierre, je commencerai mes oraisons.
Le ciel pâlit, le gypaète tournoie, les palmiers frissonnent, la lune va se lever, et demain ? le soleil reviendra ! puis il se couchera et toujours ainsi ! toujours !… moi, je me réveillerai, je prierai, j’achèverai ces corbeilles que je livre à des pasteurs pour qu’ils m’apportent du pain. Ensuite je prierai, je me réveillerai… et toujours ainsi ! toujours !
Ô mon Dieu ! les fleuves s’ennuient-ils à laisser couler leurs ondes ! la mer se fatigue-t-elle de battre ses rivages, et les arbres, quand ils se tordent dans les grand vents, n’ont-ils pas des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leurs sommets ?
Encore la largeur de deux sandales et ce sera le moment de la prière, il le faut !
Vraiment cet animal est fort joli !…
Je suis bien fatigué ce soir ! mon cilice me gêne ! comme il est lourd !
Ah ! misérable ! qu’ai-je fait ? allons ! vite, vite !
Il y a des gens qui prient pour le seul plaisir de prier, qui s’humilient pour s’humilier, mais moi ? est-ce par besoin ou par devoir ?… assez, assez ! plus de ces réflexions !… Salut, Marie, pleine de grâces !… oh ! que je t’aime ! Que n’ai-je pu, dans la poussière de la route, suivre ton long voile bleu flottant, lorsque, au pas cadencé de l’âne voyageur, il se levait derrière toi et disparaissait sous les platanes !…
Cette figure ! c’est comme si jamais je ne l’avais vue ! je voudrais qu’elle fût plus grande…
Bien haute, n’est-ce pas ?
Qui donc parle ?
Eh non ! c’est moi qui pense !
… Bien haute, n’est-ce pas, et en relief pour qu’on puisse la saisir avec les mains ?
… N’es-tu pas l’amour de ceux qui n’ont point d’amour ?
Prie-la, Antoine, elle t’aimera. Vois, elle te fait signe.
Mais… elle a remué… Ah ! c’est le vent peut-être !
Le vent du soir, qui souffle des mers chaudes…
Maudit soit-il, s’il amollit le cœur du solitaire !
Comment ? n’es-tu pas humble, chaste, fort ?
Moi ?
Oui, tu as dédaigné toutes les joies, les festins, les femmes, le tumulte des chars et la popularité.
Il est vrai ! rien de ce qui tente les autres ne m’a séduit.
Je mire dans les étangs ma robuste figure. J’aime à me voir : j’ai les pattes minces, les oreilles longues, les yeux petits, le ventre gros.
Noë s’est enivré, Jacob a menti, Moïse a douté, Salomon a failli, Pierre a renié ; mais toi ?…
Avec quoi m’enivrerais-je ? À qui mentirais-je ? Si je doutais, je ne serais pas là ! Moins que personne j’ai failli, et jamais je n’ai renié le Seigneur.
Sincèrement, je ne vois point de créature qui vaille mieux que moi.
Tu es bénie entre toutes les femmes !…
toutes les femmes !…
Que ton nom…
… plus suave qu’un baiser, mélancolique comme un soupir…
Marie ! Marie !
Regarde ses cils fins qui s’abaissent, ses mains blanches comme des cierges, — et les yeux roulent, les lèvres frémissent…
Oh ! oh ! elle se développe !… Qu’ai-je donc ?…
Rien ! c’est une femme !
Quelle idée !
Regarde !
Mais la voilà qui renverse sa tête, qui tord ses reins !
Et les cheveux s’envolent ! Ah ! les longs cheveux ! les cheveux d’or, hume-les, baise-les !
Assez ! assez ! De par le Seigneur, va-t’en, vision de l’enfer !
C’est par là que s’avance dans les sables la litière de pourpre, remuant doucement, aux bras noirs des eunuques ; elle enferme la fille des consuls qui soupire e langueur sous les grands pins de ses villas, la Lydienne épuisée qui ne veut plus d’Adonis, la Juive en inquiétude qui cherche son Messie.
Oui !… elles sont malades…
Elles viennent te raconter leurs souffrances. Il y en a qui dépérissent pour des danseurs, d’autres se pâment au son des flûtes, et ce n’est point, disent-elles, le danseur qu’elles aiment, ni la musique qui les enivre… Sans croire à l’oracle, elles ont penché leur oreille au bord des gouffres de la Thessalie, et ont acheté à des mages les plaques de métal qui se portent sur le ventre ; — elles se refusent à leurs époux, elles rient maintenant aux sacrifices, elles sont fatigues de tous les dieux, mais elles voudraient savoir pourquoi la Madeleine suivait le Christ par les chemins, et les plus naïves, n’est-ce pas ? te demandent si, pour plaire au Crucifié, il suffit de chérir son serviteur ?…
Ô mon Dieu ! est-ce ma faute ? Elles venaient, je les recevais, et il fallait bien ranimer les pécheresses, rassurer les chrétiennes, convertir les idolâtres.
Oh ! que ne pouvais-tu suivre l’idolâtre dans l’atrium, et t’agenouiller avec la chrétienne, sur les dalles fraîches des basiliques ; — mais c’est la pécheresse, Antoine, qu’il eût fallu ne pas quitter ! Peu à peu, tu l’eusses déshabituée des hommes, tu aurais ôté de son front les bandelettes de pourpre, arraché de sa poitrine le collier plein d’orgueil, retiré de ses doigts les camées lourds.
Qu’elle prie ! qu’elle pleure ! qu’elle jeûne ! un cilice ! des épines !
Elle essaie, elle s’enferme. La voilà seule et déshabillée, elle dénoue sa chaussure, l’urne suspendue balance des ombres sur la blancheur de son flanc nu. Mais elle n’ose encore, elle frémit, elle prend la chaînette à pointes recourbées, le sang part, ses yeux pâlissent, elle tombe, elle se pâme…
Quelle herbe a-t-il donc prise pour baver comme il fait ?… D’habitude, cependant, tu sembles heureux, toi, et chaque matin, quand je me réveille…
D’autres, à la même heure, entendent le rire d’un enfant.
Oui !…
Les fourmis ont une famille. Sur la surface des mers, les dauphins nagent ensemble… As-tu vu, dans les forêts, les louves vagabondes galoper, avec leurs petits à la gueule ?
Mas moi, je suis plus solitaire que les bêtes féroces dans les bois et que les monstres sous l’Océan.
Qui l’a voulu ? qui te retient ?
Tu souffres, tu as soif. D’autres maintenant, accoudés sur des lits d’ivoire, croquent la neige dans des patères d’argent.
Oui… oui… cela est vrai !
Si tu n’avais pas donné ton bien aux pauvres…
… tu aurais des celliers pleins.
… et tu dormirais étendu sur les toisons de tes brebis !
Pourquoi n’achetais-tu pas une charge de publicain au péage de quelque pont ? Tu aurais vu, de temps à autre, des voyageurs qui t’auraient conté des nouvelles… des étrangers drôlement vêtus… des soldats qui aiment à rire.
Tu aurais sculpté des images pieuses pour les vendre aux pèlerins, et tu aurais mis l’argent dans un pot, que tu aurais enfoui en terre dans
ta cabane.Non !… non !…
Il te fallait une épée lourde battant ton mollet nu ! — Tu aurais, avec tes hardis compagnons, traversé les forêts sombres, campé sur la bruyère et bu l’eau des fleuves barbares.
Non !… non !…
Si l’orgueil de ta vertu ne t’avait pas jeté dans l’ignorance qui t’enferme, tu serais un sage maintenant, un docteur, un maître !
Tu saurais la cause des éclipses et des maladies, la vertu des plantes, le calcul des étoiles, la terre, le ciel…
Les rois curieux de ta parole te feraient asseoir à leurs côtés.
Et ils te renverraient chargé de présents magnifiques, que l’on emballerait dans des coffres !
Qui t’empêchait d’être prêtre ?…
Le soupçonnes-tu, l’ineffable plaisir de faire, avec des paroles, descendre le Très-Haut ?
Et d’agiter comme le vent le cœur des femmes timides !
Retourne à Alexandrie, prêche les catéchumènes, pérore dans les conciles !… Pourquoi, comme un autre, ne serais-tu pas évêque ?
Mais la présence de tout ce monde m’effrayerait, — moi, qui parfois éprouve, dans ma conscience, des embarras infinis à discerner ce qui est juste.
Aussi tu pèches souvent, faute de conseil.
Il fallait rester chez les moines !
C’eût été une façon de vivre heureuse, grasse, sainte.
Oui !…
Oui !… oui !… oui !…
Et considère ton existence maintenant !
Ah, je le sais ! C’est une agonie plutôt ! Quelquefois cependant… j’ai eu des éclairs de béatitude où il me semblait…
Non, le souvenir t’abuse ! Car le bonheur, quand on tourne la tête pour le revoir, baigne sa cime dans une vapeur d’or et semble toucher les cieux, comme les montagnes qui, sans en être plus hautes, allongent leur ombre au crépuscule.
Hélas ! hélas ! comme un homme qui voudrait dormir et que la vermine harcèle, qui se passe les mains sur la figure, qui gémit et qui sanglote, au sein des ténèbres sans cesse éveillé, — je sens quelque chose d’insaisissable et de nombreux, qui court, qui revient, qui me brûle et qui m’agace, qui me chatouille et qui me dévore. Que faut-il faire, Seigneur ? où fuir, où demeurer ? Ordonne ! Je pleure comme un idiot qu’on a battu, je tourne à l’abandon, comme la roue détachée d’un char.
C’est parce que tu souffres que tu te perds de plus en plus.
Comment ?
On place sur l’autel des chandeliers d’or avec des fleurs épanouies, et l’on enferme les os des martyrs sous des perles fines et des topazes. Pourquoi donc, te refusant au bonheur, étales-tu continuellement comme une draperie funèbre sur ton âme, sans songer que le talon de Dieu s’y pose ?
La pénitence alors serait inutile ?
Ne t’inquiète pas tant des œuvres. Qu’importe l’action ! Devant le Très-Haut, les cèdres et les brins d’herbe sont de taille pareille. Où donc est le mérite de ta vertu et la grandeur de ta bassesse ?
Cependant… la Loi…
Ce sont les Juifs qui disent : la Loi ! — les Sadducéens qui la prêchent, et les Pharisiens qui la vendent. Jésus n’est-il pas venu la détruire ? ne s’appelait-il pas l’Épée ? est-ce la Loi qui a nourri les multitudes, apaisé les flots furieux et flamboyé sur le Thabor ?… La Loi ! les prophètes ont été égorgés en son nom ; elle a crucifié Jésus, lapidé saint Étienne ; Pierre est mort par elle, et Paul aussi, tous les martyrs. C’est la malédiction du Serpent dont le fils de Dieu est venu racheter les nations. — Enfermé jadis en Israël, l’Esprit, libre maintenant, peut se dilater, tout à l’aise, dans sa grandeur ! Qu’il s’envole au midi, au septentrion, au couchant, à l’aurore !… Car Samarie n’est plus maudite et Babylone elle-même a été relevée de sa tristesse.
Oh ! Seigneur ! Seigneur ! je sens surgir en moi comme une inondation.
Qu’elle monte ! elle te lave.
Cependant… le Fils a été envoyé par le Père… afin…
Pourquoi pas le Père par le Fils ?
Il devait venir après !
Comme fait par lui, sans doute ?
Non !
Qui a créé le monde ?
Le Père.
Et où était le Fils, alors ?
Et où était le Fils, alors ? Était-il le Christ, puisque le Christ fut homme, et qu’il n’y avait pas d’hommes ? Et l’Esprit, que faisait-il ?
Ils étaient ensemble.
Ensemble ! trois dieux !
Non ! Ils étaient un.
Mais puisque Jésus était Dieu quoique étant homme, où était Dieu tandis qu’il vivait ? que faisait Dieu lorsqu’il mourut ? où était Dieu quand il est mort ? qar il est mort…
Et ressuscité !
Mais s’il était avant la vie, il n’eût pas besoin de ressusciter pour être de nouveau après la mort ? Qu’a-t-il fait de son corps humain ? Qu’est-il advenu de son âme humaine ? L’a-t-il rattachée à son âme de Dieu ? Ce serait donc un homme qui serait Dieu, qui s’ajouterait à Dieu, un dieu qui serait chair ; et comme il n’est qu’un avec le Père et l’Esprit, le Père et l’Esprit seraient chair, tous seraient chair : il n’y aurait que la chair ?…
Non ! non ! tout esprit !
En effet, car Jésus est Dieu. Mais Jésus naquit, mangea, marcha, dormit, souffrit, mourut : est-ce que l’esprit naît ? Est-ce qu’il souffre, est-ce qu’il mange, est-ce qu’il marche, peut-il mourir ? Jésus n’a donc éprouvé ni la naissance ni la mort, — ou bien il n’était pas esprit.
C’est l’homme en lui qui a souffert.
Et non le Dieu, cela est sûr ! s’il eût été Dieu…
Mais oui, il était Dieu !
Il n’a donc pas souffert alors, — il a fait semblant de souffrir. Il n’est pas né de Marie, mais il a paru naître. Quand on le clouait sur la croix, il regardait d’en haut son corps qu’on suppliciait ; quand il a levé le troisième jour la pierre de son tombeau, c’était comme une vapeur qui en est sortie, un fantôme, je ne sais quoi. Thomas s’en doutait, qui a voulu toucher ses plaies. Mais il lui était facile de simuler des plaies puisqu’il simulait un corps : si c’eût été un vrai corps comme le tien, aurait-il pu traverser les murs et se transporter dans l’espace ? Or, si ce n’était pas un corps, si ce n’était pas un homme… Jésus est bien le Christ, n’est-ce pas ? tu ne crois pas que le Christ ait été Melchisédech, ni Sem, ni Theodotus, ni Vespasien ?
Oui ! Jésus est le Christ !
Et le Christ est Jésus… Mais pour exister cependant, il faut avoir un corps, il faut être, et puisque ce corps il ne l’avait pas, donc il n’a pas existé, donc il n’a pas été, le Christ est un mensonge !
Oh ! oh ! c’est malgré moi, tout cela est tombé dans ma tête l’un après l’autre. Pardon, Seigneur ! pardon ! qu’il est mal…
Qu’est-ce que le mal ?
Ce qui n’est pas le bien.
Ah ! ah ! tu philosophises comme un grec ! Tu dis le mal, le bien, le bon, le mauvais. Voyons, habile homme : le mal, c’est ce qui n’est pas le bien, et le bien, sans doute, ce qui n’est pas le mal, — ensuite ?…
Eh non ! le mal, c’est ce qui est défendu par Dieu.
À coup sûr ! tel que l’homicide, l’adultère, l’idolâtrie, le vol, la trahison et la rébellion contre la Loi : c’est pour cela qu’il a ordonné à Abraham de sacrifier Isaac qui était son fils, à Judith d’égorger Holopherne qui était son amant, à Jahel d’assassiner Sisara qui était son hôte, et à tout le peuple d’exterminer les autres peuples, de massacrer les animaux, d’éventrer les femmes enceintes, et qu’il a fait forniquer Abraham avec Agar, Ozée avec la courtisane, et que Jacob volait Laban, que Moïse volait le roi d’Égypte, que David était chef de voleurs, que les citoyens volaient l’étranger, que le peuple volait les villes alliées, pillait les villes vaincues, et que, depuis Aaron jusqu’à Sédécias, on a adoré le serpent d’airain, qu’on a gratifié Rahab et récompensé le traître de Bethel, et que Lui, enfin, il a envoyé son Fils afin de détruire la Loi qu’il avait faite. Si elle était bonne, pourquoi la renverser ? si elle était mauvaise, pourquoi l’avoir donnée ? Y a-t-il quelque chose de bon qui ne soit mauvais ? quelque chose de mauvais qui ne soit bon ? Le bien est-il ? Le mal est-il ? Y a-t-il une vérité ? où est le mensonge ?… Les sages ont cherché et n’ont rien trouvé, les prophètes ont parlé et n’ont rien dit : tu feras comme eux, les siècles feront comme toi !… Allons ! Sans t’inquiéter de l’ouvrage, tourne la meule de la vie et siffle en la tournant !
Que m’importe à moi ! Connais-je les desseins de Dieu ?
Pourquoi donc adorer en lui ce que tu exécrerais dans un homme, puisque tu t’inclines devant le mal.
Mais c’est dans le Diable qu’est le mal !
Et qui a fait le Diable ?
Dieu !
Si le Diable fut créé par lui et que la création soit sortie de sa parole, avant que cette parole fût dite, la parole était en lui, et, avant que le Diable ne vînt au monde, le Diable y était donc, et avec tout son enfer !… A-t-il un corps ?
Le Diable ?… un corps ?…
S’il en avait un, il ne serait pas partout à la fois comme Dieu qui, étant esprit, est partout à la fois. Mais s’il est esprit, il est donc Dieu ou plutôt partie de Dieu. Mais enlever une partie au tout, n’est-ce pas détruire le tout ? Or, retrancher à Dieu une partie de Dieu, c’est nier Dieu : tu ne nies pas Dieu, tu adores Dieu…
Tu adores Dieu : adore le Diable !
À moi, mes filles !
Pourquoi trembler, bon ermite ? Nous sommes les pensées mêmes avec qui tu causais tout à l’heure : ne crains rien, bon saint Antoine, ne crains rien !
Oh ! comme il y en a ! J’ai peur !
Peur de la chair, n’est-ce pas ? Elle est mauvaise.
Oui !
C’est par elle que nous sommes maudits !
En effet !
Et maudits par le père du Verbe, source de tout esprit et dont la chair est l’ennemie, comme le Diable est son ennemi. S’il l’avait créé cependant, aurait-il maudit son œuvre ? Les corps font les corps, l’Esprit fait l’esprit : le Diable a donc fait le corps, a fait l’homme, Satan est son auteur.
Pas tout entier ! depuis la poitrine seulement jusqu’en bas. Dieu a formé la tête où pousse la pensée, le cœur où palpite la vie. Mais c’est le Diable qui a fait la digestion, la génération et l’envie de voyager qui circule dans les pieds.
Oui ! L’homme est de deux parties quant au corps, d’une seule quant à l’esprit, de trois en tout. Dieu, de même, est de trois parties, dont le Père est la première, le Fils la seconde, le Saint-Esprit la troisième, et la Trinité en constitue l’ensemble.
L’ensemble !…
Eh ! non ! Père, Fils, Saint-Esprit sont une même personne.
Oh ! oui !… oui !… c’est cela !…
Ils sont l’Unité-Dieu. Et puisque le Fils a souffert, lui qui est Dieu, le Père et l’Esprit qui sont ce même Dieu ont donc souffert.
Non ! non !
Qu’est-ce donc que Dieu ?
Dieu ?…
De sa substance indéfinie, il a tiré les mondes avec les âmes. C’est un grand esprit qui a un corps.
Laissez-moi ! laissez-moi !
Qu’est-ce donc que l’âme ?
L’âme ?…
Elle est faite de flamme et d’air. Elle réside en un corps, elle occupe un lieu, elle sent dans la géhenne une intolérable douleur sur la langue. Mais l’esprit n’a ni siège ni lieu. Il est étranger à la peine comme au plaisir. Dieu seul est donc immatériel et l’âme est bien un corps.
Un corps ! qui a dit cela ?
Moi !
Vous, illustre Septimus, qui poursuiviez tant les idolâtres !… et voilà même que vous êtes vêtu comme un philosophe stoïque !…
Oh ! j’ai écrit là-dessus un traité que tu aurais dû lire.
C’est un païen ! honni soit-il !
Tu renies le maître ! que toute clarté t’abandonne !
Nous ne t’abandonnons point, nous autres, nous restons !… Qui était le Christ ? d’où venait sa chair ? était-elle humaine ou divine ?
Divine !
Humaine !
C’est vrai !… c’est vrai !
C’était la chair du Verbe et non la chair de Marie. Lui, l’Esprit, avoir séjourné dans un ventre !
Pourquoi pas ?
Puisque le Christ n’était qu’un sage !
Horreur ! désolation ! c’était Dieu le Fils, créé par le Père et créateur lui-même de l’Esprit-Saint.
C’était Theodotus ! On l’a connu !
C’était Sem, fils de Noë !
C’était l’enfant des Éons, l’époux d’Arhamoth repentie, le père du Démiurge qui fit le Cosmocrator et l’Anthropos !
C’était lui ! Moïse le savait !
Mais non !… comment cela ?
Moïse le savait qui éleva dans le désert le Serpent d’airain.
Ses spirales sont les cercles des mondes, les métaux ont pris leurs couleurs aux taches de sa peau. De ce qu’il mange, rien n’est rendu ; il absorbe tout.
Assise sous un tébérinthe, elle le regardait monter. Son corps gluant se collait contre l’écorce, et les feuilles vertes s’enflammaient à son haleine.
Quand il eut passé par toutes les branches, il reparut. Les os de sa mâchoire s’écartèrent, le fruit tomba.
Il le retint sur ses dents, et, suspendu par la queue au tronc du grand arbre, il balançait devant le visage d’Ève sa tête sifflante aux paupières enivrées.
Elle le suivait attentive ; il s’arrêta.
La poitrine d’Ève battait, la queue du serpent se tordait, un lotus s’ouvrit, les dattes des palmiers mûrirent. Elle tendit la main.
Il était bon, le fruit superbe. Elle en ramassa l’écorce pour s’en parfumer la poitrine.
S’ils en avaient goûté davantage, ils seraient dieux maintenant, selon la promesse du tentateur.
Sois adoré, grand serpent noir qui as des taches d’or comme le ciel a des étoiles ! beau serpent que chérissent les filles d’Ève ! Au grattement de l’ongle sur la corde tendue, éveille-toi ! Au ronflement du roseau creux, éveille-toi ! Pousse tes anneaux ! Allons ! allons ! et viens sur nos autels lécher les pains eucharistiques que nous offrons au Seigneur !
Voilà bien la plus exécrable abomination qu’on puisse jamais concevoir !
Pourquoi, d’ailleurs, le fils de Dieu aurait-il choisi, entre toutes, la figure de cette froide bête, au crâne plat, qui semble garder, dans le mutisme de sa forme sinueuse, le mystère du mal ?… Non ! non, il ne l’aurait pas voulu, lui qui était tout amour et sacrifice. « Prenez et mangez, dit-il, ceci est mon corps ; et prenez et buvez, dit-il… »
Vive le vin ! qu’il déborde ! qu’il inonde ! Il est le Christ. Quand son flanc fut percé, c’est du vin qui coula, le vin de la bonne nouvelle que nous honorons dans cette peau de chèvre.
Mais les païens n’ont rien fait de si épouvantablement infâme !
Non ! jamais ! Le vin a germé par la vertu de Satan ! C’est la fureur et la luxure !
Aussi nous ne buvons que de l’eau, symbole du Verbe.
Anathème sur la chair, sur ceux qui en usent, sur ceux qui la prêchent !
Eh ! je ne la prêche pas ! je n’en use pas.
Captive dans la matière qu’elle féconde, la divinité…
Ah ! impossible, cela !
Mais dans l’hostie, Antoine, qui est l’hostie ?
… la divinité s’efforce d’en sortir, afin de rejoindre son principe. Elle s’échappe du repos, de l’action, du geste, du regard, et, fuyant ainsi par tant d’occasions diverses, il ne reste plus en nous qu’un résidu grossier, principe du mal, d’où les corps sont faits. Car pour enfermer les particules divines, Saclas, prince des ténèbres, imagina la génération, et alors il créa deux enfants : Adam et Ève.
Mais, puisque la chair retient Dieu, prévenons les captivités où il languit, détruisons dans son germe la cause qui l’écrase. Il doit s’écarter des femmes, celui dont les reins ne sont pas à l’épreuve, ou plutôt, extrayant de lui-même les parties lumineuses engagées, qu’il se délecte avec lenteur dans la réjouissance de sa solitude ; puis il se sentira le cœur joyeux, songeant qu’il a délivré Dieu.
Oh ! oh ! il me semble que je glisse, sans arrêter, sur les marches de l’enfer !
N’écoute pas ces hommes tristes, ce sont des païens de l’Asie. Leur grand prophète Manès fut écorché, comme imposteur, avec une pointe de roseau, et sa peau empaillée pendue aux portes de Ctésiphon.
Nous t’apprendrons, nous autres qui sommes les sages, les savants, les purs, que le grand Dieu éternel, inaccessible et impassible n’est pas le créateur du monde… Veux-tu savoir la vie de Jésus avant son apparition, la mesure exacte de sa taille, le nom de l’étoile où est son trône ? Voici le livre de Noria, femme de Noë. Elle l’écrivit dans l’arche durant les nuits, assise sur le dos d’un éléphant, à la lueur des éclairs. C’est celui-là, ouvre-le !
Essaie !… Une ligne seulement !…
Que risques-tu ?
Après tout !…
« Au commencement Bythos était. De sa Pensée naquit l’Intelligence qui épousa la Vérité. De la Vérité et de l’Intelligence sortirent le Verbe et la Vie qui enfantèrent cinq couples pareils. Du Verbe et de la Vie issurent l’Homme et l’Église qui formèrent six autres couples, parmi lesquels Paracletos et Pistis produisirent Sophia et Télétos.
« Ces quinze couples font les quinze Syzygies secondaires composées des trente Éons suprêmes qui constituent le Plérome ou Ensemble supérieur et qui font Dieu. »
Il lit ! il lit ! il est à nous !
« Barbelo est le prince du huitième ciel. Ialdabaoth a fait les anges, la terre et les six cieux au-dessous de lui. Il a la forme d’un âne. »
Pourquoi ? Recommence ! tu n’as pas compris.
Regarde les trois cent soixante-cinq cieux correspondant aux membres du corps…
Je ne veux pas les connaître.
Le mot ΑΒΡΑΞΑΣ signifie…
Je ne veux pas l’entendre…
Nous te dirons le nom des sept anges qui ont fait…
Non ! non !
Celui des sept étoiles d’où procède la vie des hommes.
Non ! non !
Attends ! attends ! nous allons danser la danse du Passage de la mer Rouge et chanter l’hymne du Soleil !
Vois-tu, comme le sang dans un grand corps, circuler l’Haensoph universel dans les veines cachées de tous les mondes ?…
Par où fuir ?… Des voix me hurlent aux oreilles ! Où suis-je donc ? À quoi pensai-je ?… Ah oui ! à l’essence du verbe !… Eh bien ?…
Mais je ne comprends rien à tout cela, moi ! Mon âme tourbillonne et se déchire dans ces pensées comme la voile d’un vaisseau dans l’ouragan. Ah ! je n’en veux plus ! Arrière ! arrière !
Mais la damnation est derrière toi, misérable ! Oh ! l’épouvante de l’éternité me glace jusqu’aux entrailles, comme la voûte sombre d’un grand sépulcre.
Qui donc sanglote ? Est-ce un voyageur assassiné dans la montagne ?…
Tiens ! c’est une femme !
Arrête-toi !
Père ! Père ! j’ai soif !
Que ta soif soit passée !
Père, je voudrais dormir.
Éveille-toi !
Oh ! Père, quand pourrai-je m’asseoir ?
Debout !
Qu’a-t-elle donc fait ?
Ennoïa ! Ennoïa ! Ennoïa !… Il demande ce que tu as fait. Raconte ce que tu as à dire.
Ce que j’ai à dire, ô Père ?…
D’où viens-tu ?
J’ai souvenir d’un pays lointain, d’un pays oublié. La queue du paon, immense et déployée, en ferme l’horizon, et, par l’intervalle des plumes, on voit un ciel vert comme du saphir. Dans les cèdres, avec des huppes de diamant et des ailes couleur d’or, les oiseaux poussent leurs cris, pareils à des harpes qui se brisent. J’étais le clair de lune. Je perçais les feuillages. J’illuminais de ma figure l’éther bleuâtre des nuits d’été !
Ah ! ah ! je comprends !… Quelque pauvre enfant que vous aurez recueillie !
Chut ! chut !
À la proue de la trirème, où il y avait une tête de bélier, qui à chaque coup des vagues s’enfonçait sous l’eau, je restais immobile. Le vent soufflait, la carène fendait l’écume. Il me disait : « Que m’importe, si je trouble ma patrie, si je perds ma couronne !… Tu m’appartiendras dans ma maison. »
Ménélas en pleurs agita les îles. On partit avec des boucliers, avec des lances, avec des chevaux qui piaffaient d’effroi sur le pont des navires.
Ah ! qu’elle était douce, la chambre de son palais ! il se couchait sur la pourpre des lits d’ivoire et, jouant avec le bout de ma chevelure, il me chantait des airs d’amour.
Le soir venu, je montais sur le rempart, je voyais les deux camps, les fanaux qu’on allumait, Ulysse, sur le bord de sa tente, causant avec ses amis, Achille tout armé qui faisait courir son char le
long du rivage de la mer.Mais elle est folle tout à fait ! Pourquoi donc ?…
Chut ! chut !
J’étais dans une forêt, des hommes ont passé. Ils m’ont prise et, m’attachant avec des cordes, m’ont emportée sur leurs chameaux.
Ils se glissaient sur moi dans mon sommeil. Ce fut le Prince d’abord, puis les capitaines, puis les soldats, puis les valets de pied qui soignent les ânes.
Ils m’ont lavée dans la fontaine, mais mon sang qui coulait a rougi les eaux, et mes pieds poudreux ont troublé la source. Ils m’ont graissée avec des huiles, ils m’ont frottée avec des onguents, et ils m’ont vendue au peuple pour que je l’amuse.
C’était à Tyr la Syrienne, près du port, dans un carrefour étroit… Un soir, nue, debout et le cistre en main, je faisais danser des matelots grecs. La pluie d’orage ruisselait sur le bouge, la vapeur des vins montait avec les haleines et la fumée des lampes. Un homme tout à coup entra, sans que la porte fût ouverte. Il levait son bras gauche en écartant deux doigts. Le vent fit craquer les murs, les trépieds s’allumèrent, je courus à lui.
Oh ! je te cherchais, mais je t’ai trouvée, je t’ai rachetée !
C’est celle-là, Antoine, qu’on appelle Charis, Σιγἡ, Ennoïa, Barbelo. Elle était la pensée du Père, le Nous indestructible qui créa les mondes. Mais les anges ses fils la chassèrent de son empire. Alors elle fut la Lune, le type femelle, l’accord parfait, l’angle aigu. Puis, pour se dilater plus à l’aise dans l’infini, dont ils l’exclurent, ils l’enfermèrent à la fin sous une forme de femme.
Elle a été l’Hélène des Troyens, dont le poète Stésichore a maudit la mémoire. Elle a été Lucrèce, la belle dame violée par les rois. Elle a été la Dalila qui coupait les cheveux de Samson ; elle a été cette fille des Juifs qui s’écartait du camp pour se livrer aux boucs et que les douze tribus ont lapidée. Elle a aimé la fornication, le mensonge, l’idolâtrie et la sottise. Elle s’est dégradée dans toutes les corruptions, avilie dans toutes les misères, prostituée à tous les peuples, elle a chanté à tous les carrefours, elle a baisé tous les visages.
À Tyr, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la vermine de son lit tiède.
C’est moi ! moi, Père pour les Samaritains, Fils pour les Juifs, Saint-Esprit pour les nations, qui suis venu la faire remonter dans sa splendeur et la rétablir au sein du Père, et maintenant, inséparables l’un de l’autre, nous allons, délivrant l’Esprit et terrifiant les dieux.
J’ai prêché dans Éphraïm et dans Issakar, à Samarie et dans les bourgs, dans la vallée de Mageddo, le long du torrent de Bizor, et depuis Zoara jusqu’à Arnoun, et au delà des montagnes, à Bostra et à Damas.
Je suis venu pour détruire la loi de Moïse, pour renverser les prescriptions, pour purifier les impuretés. Je convoque au grand amour les âmes des fils d’Adam, qu’elles soient frénétiques de luxure ou affolées de pénitence. Viennent à moi ceux qui sont couverts de boue, ceux qui sont couverts de sang, ceux qui sont couverts de vin ! Par le baptême nouveau, comme par la torche de résine que l’on traîne dans les maisons lépreuses pour brûler sur les murs les taches de rousseur qui les dévorent, je les rincerai jusqu’aux entrailles, jusqu’au fond de leur être.
Feu ! allume-toi ! Saute, cours, ravage, purifie, sang d’Ennoïa, âme de Dieu même !
À la cour de Néron j’ai volé dans le cirque, et volé si haut qu’on ne m’a plus revu. Ma statue est debout dans l’île du Tibre. Je suis la Force, la Beauté, le Maître ! Ennoïa est Minerve. Je suis Apollon dieu du jour ! Je suis Mercure le bleu ! Je suis Jupiter le foudroyant ! Je suis le Christ ! Je suis le Paraclet ! Je suis le Seigneur ! Je suis ce qui est en Dieu ! Je suis Dieu même !
Ah ! Si j’avais de l’eau bénite !
Non !… plus rien !… ah !
Oh ! comme ces flammes couraient !…
Allons donc ! Quelles illusions ! l’Esprit de Dieu ne descend pas jusque-là ! Et l’âme une fois rivée au mal, il n’est plus, quoi qu’ils disent…
Cependant… si, par un effort suprême, elle secouait ce fardeau de la matière qui l’écrase… pourquoi ne remonterait-elle pas à Dieu ?… Et alors… l’intervalle de la vie disparaissant… toutes les œuvres qu’elle comporte se trouveraient indifférentes.
Croyons ! qu’importe le reste ! Mangez des viandes impures, si l’Esprit a faim du Verbe. Phinéas adora Diane et saint Pierre renia Jésus : car le martyre est impie et la convoitise de la souffrance une tentation du mal.
Une tentation ?…
Réhabilitons les maudits ! Adorons les exécrés ! Plus qu’Abraham et que les prophètes, que saint Paul et que tous les saints, ils ont travaillé pour ton âme et se sont damnés pour elle.
Gloire à Caïn ! Gloire à Sodome ! Gloire à Judas !
Caïn créa la race des forts ! Sodome épouvanta la terre par son châtiment, et c’est Judas qui fut cause que le fils de Dieu sauva le monde.
Judas ?… oui…, en effet…
Exécutez la tâche des corps ! Il le faut !
L’esprit éperdu vagabonde parmi les hasards de la vie, et il ne rentrera au sein immobile de Prounicos qu’après avoir accompli dans sa chair toutes les œuvres de la chair… Viens avec nous aux agapes, la nuit. Les femmes nues, couronnées d’hyacinthes, mangent, à la lueur des torches qui se mirent dans les plats d’or. Elles sont à tous, comme nos biens, comme nos livres, comme le soleil et comme Dieu. Nous chantons à table des chansons de funérailles, nous nous lacérons avec des couteaux et nous buvons le sang de nos bras. Nous montons sur l’autel, et nous encensons avec des encensoirs.
L’esprit est dans la flamme, dans la chair, dans l’ouragan. Il en va jaillir pour toi par l’invocation terrible. Écoute-la ! Je te roulerai dans mon amour tout au fond de l’abîme. Viens ! viens !
Oh ! oh ! oh ! elles vont me prendre ! J’ai peur ! La bête rugit ! Comment sont-elles venues jusqu’à moi ? C’est par ma faute, mon Dieu ! pitié ! pitié !
Ah ! j’en étais sûr ! Le signe de la Pénitence les met en fuite ! C’est la pensée seule qui fait le mal ! Plus de ces rêveries où l’âme se perd ! L’action ! l’action !
Courage, Antoine ! Imite-nous : six fois par mois des jeûnes entiers, trois carêmes par an, la flagellation tous les soirs ! Et nous baptisons les morts, nous voilons les vierges, nous proscrivons les seconds mariages.
Il faut les proscrire tous ! L’arbre de l’éden qui portait chaque année douze fruits rouges comme du sang, c’est la femme ! Celui qui dort à son ombre ne se réveillera que dans l’enfer !
C’est pour fuir ce sommeil que j’ai cherché la solitude !
Du temps que nous vivions chez nos maris, nous sortions dès le matin sans litière ni suivantes, pour aller dans les tavernes corrompre des geôliers. Nous visitions les confesseurs, nous chantions des psaumes, nous parlions des anges. Nos époux, pendant ce temps-là, se tourmentaient à la maison.
Oh ! mère de Dieu, ils ont avec leurs caresses troublé la calme profondeur de la foi, comme avec des pierres que l’on jetterait dans un puits, l’une après l’autre.
J’étais au bain, les murs ruisselaient, l’eau coulait et je m’endormais au vague bourdonnement des murs qui montait jusqu’à moi.
Tout à coup, j’entendis des clameurs. On criait : « C’est un magicien ! c’est le Diable », et la foule s’arrêta devant notre maison, en face du temple d’Esculape. Je me levai sans prendre ma chaussure et me haussai avec les poignets, jusqu’à la hauteur du soupirail.
Sur le péristyle du temple, il y avait un homme vêtu en affranchi, qui portait un carcan de fer à son cou. Il prenait des charbons dans un réchaud et il s’en faisait sur la poitrine de larges traînées, en appelant : « Jésus, Jésus ! » Le peuple disait : « Cela n’est pas permis, lapidons-le. » D’autres applaudissaient. Lui, il continuait, et quand il était fatigué de gesticuler avec la main droite, il gesticulait avec la main gauche.
C’étaient des choses inouïes, transportantes ! Des fleurs toutes grandes ouvertes tournoyaient devant mes yeux, et j’entendais, dans les espaces, comme la mélodie d’un archet d’or. Mes bras lâchèrent les barreaux, mon corps tomba. Je ne sais s’il avait fini, ou si c’est moi qui avais cessé de l’entendre. Mais la piscine était vide, et sur les dalles sablées de poudre bleue, la lune, entrant, allongeait des rayons clairs.
De qui donc parlent-elles ?
Nous revenions de Tarse par les montagnes, lorsqu’à un détour du chemin nous vîmes un homme sous un figuier.
Il cueillait les feuilles et les jetait au vent. Il arrachait les fruits et les écrasait par terre.
Il nous cria de loin : « Arrêtez-vous ! », et il se précipita en nous injuriant. Les esclaves accoururent. Il éclata de rire. Les chevaux se cabrèrent, les molosses hurlaient tous.
Il était debout, au bord du précipice. La sueur coulait sur son visage olivâtre. Le vent de la montagne faisait claquer son manteau noir.
Il nous appelait par nos noms, il nous reprochait la vanité de nos œuvres, la turpitude de nos corps, et il levait le poing du côté des dromadaires, à cause des clochettes d’argent qu’ils portaient sous la mâchoire. Sa fureur me versait l’épouvante dans les entrailles : c’était je ne sais quel voluptueux langage mêlé de brise et de parfums, qui me berçait, m’enivrait.
D’abord les esclaves s’approchèrent : « Maître, dirent-ils, nos bêtes sont fatiguées » ; puis ce furent les femmes : « Voici la nuit, nous avons peur » ; et les esclaves s’en allèrent. Les enfants se mirent à crier : « Nous avons faim » ; et comme on n’avait pas répondu aux femmes, elles disparurent. Lui, il parlait : sa voix sifflait, ses paroles tombaient, précipitées, coupantes, comme des poignards qui faisaient saigner mon cœur et le dégorgeaient.
Je sentis quelqu’un près de moi : c’était l’époux. J’écoutais l’autre. Il sanglotait, il se traînait à genoux sur les pierres en s’écriant : « Tu m’abandonnes ! » et je répondis : « Oui, va-t’en ! ».
Le Père domine ! le Fils pâtit ! l’Esprit flamboie ! Le Paraclet est à nous ! l’Esprit est à nous ! Car nous sommes les amantes du grand Montanus !
Ce n’est point Montanus que vous aimez, mais l’esprit de Dieu emplissant son âme. Car je ne suis pas un homme, vous le savez, vous autres, qui languissez de désirs sur ma poitrine imberbe.
Vous êtes, ô mes chéries, l’inassouvissable Amour, puisque à présent vous vous délectez dans la douleur et que l’existence vous fait mal, comme un ulcère qui suinte. Sanglotez ! pleurez ! Que vos yeux soient blêmes, comme un manteau couleur d’azur qui a déteint sous les orages. Appelez-moi ! Je vous coucherai sur les chevalets ! Fouettez avec des chardons verts la peau blanche de vos corps. Quand le sang coulera, j’arriverai. Oh ! j’accourrai !… pour le sucer avec ma bouche.
Au nom du Christ ! Au nom de la Vierge ! par la vertu de tous les anges…
Non ! tu ne nous chasseras pas ! Zotime de Comane a été vaincu par Maximilla. Sotas, évêque d’Anquiale, par Priscilla. Nous avons des saints qui sont plus saints que tes saints, des martyrs plus martyrs que tes martyrs. Connais-tu Alexandre, Théodote et Thémison ? On a arraché les yeux, les dents et les ongles à Alexandre de Phrygie. On lui a frotté la peau avec du miel, on a versé dessus des guêpes furieuses et on l’a lié par une corde à la queue d’un taureau qui marchait au pas dans une prairie. On a déchiré Thémison avec des couteaux de bois, et on a fait couler sur sa figure le sang de ses entrailles. Mais Satan, au haut d’une montagne, a battu Thémison pendant six nuits avec le tronc d’un cèdre qui avait toutes ses branches ; et il l’a rejeté comme une pierre, dans la vallée.
Allons, viens ! Jésus a souffert le martyre. Qu’est ta douleur près de la sienne ?
Oh ! rien ! Je le sais ! les larmes de toutes les générations qui, réunies, formeraient des océans, sont, devant ces pleurs éternels, comme une goutte d’eau sur une feuille.
L’amour déborde du cœur saignant. L’extase aux yeux fermés contemple les splendeurs célestes, et la suprême intelligence t’arrivera par les angoisses de la matière, comme la foudre qui n’apparaît que dans les déchirures des nuages.
Oh ! oui ! oui ! mon corps me gêne ! il m’écrase ! il m’étouffe !
Voilà qui tranche la luxure ! Voici qui endolorit l’orgueil. Est-ce la douleur que tu crains, lâche ? Est-ce la peur de ta chair, hypocrite ? Tu te couches près d’elle, tu la regardes dormir ; elle se réveillera plus dévorante que les lions. Étouffe-la donc, coupe-la donc, extermine-la !
Ah ! une haine me prend contre moi ! j’exècre la vie, la terre et le soleil !
Des cris féroces éclatent et
Malédiction sur le monde ! malédiction sur nous-mêmes ! maudit l’homme, maudite la femme, maudit l’enfant ! Écrasez le fruit, troublez la source.
Pillez le riche qui se trouve heureux, qui mange beaucoup ; battez le pauvre qui envie la housse de l’âne, le repas du chien, le nid de l’oiseau, et qui se désole solitairement que chacun ne soit pas un misérable comme lui.
Nourrissez les ours, appelez les vautours, sifflez les crocodiles et l’ichneumon sur le rivage !
Nous, « les capitaines des Saints », nous détruisons la matière pour hâter la fin du monde, nous assassinons, incendions, massacrons ! Nous perçons les digues, nous répandons l’argent dans la mer.
Le salut n’est que dans le martyre, nous nous donnons le martyre. Nous nous enlevons la peau des pieds, et nous courons sur les galets. Nous enfonçons des broches de fer dans nos entrailles. Nous nous roulons tout nus, dans la neige.
Nous nous égorgeons en criant : « Louange à Dieu ! » Nous montons sur les édifices pour nous précipiter la tête en bas. Nous nous couchons sous la roue des chars. Nous nous jetons dans la gueule des fours.
Honni soit le baptême ! Honnie l’eucharistie ! Honni le mariage ! Honni le viatique !
La Pénitence seule lave les âmes.
Jésus ne se touche point, Jésus ne se mange point. Damnation sur l’adultère consacré ! C’est avec la Douleur qu’il faut s’unir. Damnation sur la vanité du moribond qui croit la chair éternelle. Damnation sur la sottise de ceux qui l’espèrent, sur l’infamie de ceux qui l’enseignent. Damnation sur toi ! Damnation sur nous ! Damnation sur tous et gloire à la Mort !
Horreur !
Je n’ai pas rêvé pourtant ?… Non… elles étaient là !… rugissant autour de moi, et ma pensée s’écroulait sous elles, comme les îlots de sable dans les fleuves, qui tombent, par grands blocs, sous les pattes lourdes des crocodiles. Elles parlaient toutes ensemble, et si vite, qu’il m’était impossible de distinguer leurs voix.
Mais il y en avait… qui n’étaient pas… complètement détestables. Comment cela se faisait-il ? Il fallait leur répondre… Je n’ai pas tout vu.
Que voulez-vous ? Parlez !… allez-vous-en !
Là ! là ! bon ermite ! Ce que je veux ? je n’en sais rien ! Voici le Maître. Quant à partir, la charité du moins exigerait…
Ah ! excusez-moi ! J’ai la tête si troublée !… Que vous faut-il ?… Asseyez-vous.
Et votre Maître ?
Oh ! il n’a besoin de rien ! C’est un sage ! Quant à moi, bon ermite, je vous demanderai un peu d’eau, car j’ai grand’soif.
Pouah ! qu’elle est mauvaise, vous devriez bien l’enfermer sous de la verdure !
C’est qu’il n’y a pas un brin d’herbe aux environs, seigneur !
Ah ! n’auriez-vous rien, dites-moi, à mettre sous la dent ? car j’ai grand’faim !
Qu’il est dur !
Je n’en ai pas d’autre, seigneur !
Ah !
Laissez donc ! ne faut-il pas que chacun vive !
Et vous venez ?
Oh ! de loin… de très loin !
Et… vous allez ?
Où il voudra.
Qui est-il donc ?
Apollonius !
Apollonius !
Apollonius De Tyane !
Je n’en ai jamais entendu parler.
Comment ! jamais !… Ah ! je vois bien, brave homme, que vous ignorez complètement ce qui se passe.
Il est vrai, seigneur, mes jours étant consacrés à la religion.
C’est comme lui.
Comme lui !
Il a l’air d’un saint en effet… Je voudrais bien l’entretenir… j’ai tort peut-être… car…
À quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus ?
Je songe… oh ! rien !
Qu’est-ce ?
Maître ! c’est un ermite galiléen qui demande à savoir les origines de la sagesse.
Qu’il approche !
Approche !
Approche !
Tu voudrais connaître qui je suis, ce que j’ai fait, ce que je pense ; n’est-ce pas cela, enfant ?
Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer à mon salut.
Réjouis-toi ! Je vais te les dire !
Est-ce possible ! Il faut qu’il vous ait, du premier coup d’œil, reconnu des inclinations extraordinaires pour la philosophie.
Je vais en profiter aussi, moi !
Je te raconterai, d’abord, la longue route que j’ai parcourue pour acquérir la doctrine, — et si tu trouves, dans toute ma vie, une seule action mauvaise, tu m’arrêteras. Car celui-là doit scandaliser par ses paroles, qui a méfait par ses œuvres.
Quel homme juste ! hein ?
Décidément, je crois qu’il est sincère !
La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir cueillant des fleurs sur le bord d’un lac. Un éclair parut, et elle me mit au monde, à la voix des cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu’à quinze ans, on m’a plongé trois fois par jour dans la fontaine Asbadée, dont l’eau rend les parjures hydropiques, et l’on me frottait avec les feuilles du cnyza, pour me faire chaste.
Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, m’offrant des trésors qu’elle savait être dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple de Diane s’égorgea, désespérée, avec le couteau des sacrifices ; et le gouverneur de Cilicie, à la fin de ses promesses, s’écria, devant toute ma famille, qu’il me ferait mourir. Mais c’est lui qui mourut trois jours après, assassiné par les Romains.
Hein ? quand je vous disais !… quel homme !
J’ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence complet des Pythagoriciens. La douleur la plus imprévue ne m’arrachait pas un soupir, et au théâtre, quand j’entrais, on s’écartait de moi, comme d’un fantôme.
Auriez-vous fait cela, vous ?
Le temps de mon silence accompli, j’entrepris seul d’instruire les prêtres qui avaient perdu la tradition, et je formulai cette prière : « Ô dieux ! »
Comment : « dieux«» ?… Les dieux ?… Que dit-il ?
Laissez-le poursuivre, taisez-vous !
Alors je suis parti pour connaître toutes les religions, pour consulter tous les oracles. J’ai devisé avec les gymnosophistes du Gange, avec les devins de Chaldée, avec les mages de Babylone. Je suis monté sur les quatorze Olympes, j’ai sondé les lacs de Scythie, j’ai mesuré la grandeur du désert.
C’est pourtant vrai, tout cela. J’y étais, moi !
J’ai d’abord été depuis le Pont jusqu’à la mer d’Hyrcanie, j’en ai fait le tour ; et, par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, je suis descendu vers Ninive. Aux portes de la ville, il y avait une statue de femme, vêtue à la mode barbare. Un homme s’approcha.
Moi ! moi ! mon bon Maître. Oh ! comme je vous aimai tout de suite ! Vous étiez plus doux qu’une fille et plus beau qu’un dieu !
Il voulait m’accompagner pour me servir d’interprète.
Mais vous répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous deviniez toutes les pensées. Alors j’ai baisé le bas de votre manteau, et je me suis mis à marcher derrière vous.
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone.
Et le satrape poussa un cri, en voyant un homme si pâle.
La singulière histoire !
N’est-ce pas le lendemain, Maître, que nous rencontrâmes cette monstrueuse tigresse qui avait huit petits dans le ventre ? Alors vous dites : « Notre séjour auprès du roi sera d’un an et huit mois. » Je n’ai jamais pu comprendre…
Le Roi m’a reçu debout, près d’un trône d’argent, dans une salle ronde, constellée d’étoiles, d’où pendaient à des fils que l’on n’apercevait pas quatre grands oiseaux d’or, les deux ailes étendues.
Est-ce qu’il y a sur la terre des choses pareilles ?
C’est là une ville, cette Babylone ! Tout le monde y est riche ; les maisons, peintes en bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier qui descend vers le fleuve.
Comme cela, voyez-vous ! Et puis ce sont des temples, des places, des bains, des aqueducs ! Les palais sont couverts de cuivre rouge ; et l’intérieur donc, si vous saviez !
Sur la muraille du septentrion, s’élève une tour de marbre blanc qui en supporte une seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième, et il y en a trois autres encore ! Ces tours sont des tombeaux… La huitième est une chapelle avec un lit. Personne n’y entre que la femme choisie par les prêtres pour le dieu Bélus. Le roi de Babylone m’y fit loger.
À peine si l’on me regardait, moi. Aussi je restais seul à me promener par les rues. Je m’informais des usages ; je visitais les ateliers ; j’examinais les grandes machines qui portent l’eau dans les jardins. Mais il m’ennuyait d’être séparé du Maître.
Au bout d’un an et huit mois…
… un soir nous sortîmes de Babylone par la route des Indes. Au clair de la lune, nous vîmes tout à coup une empuse.
Oui-da ! Elle sautait sur son sabot de fer. Elle hennissait comme un âne, elle galopait dans les rochers. Mais il lui cria des injures et elle disparut.
Où veulent-ils donc en venir ?
À Taxilla, Phraortes, roi du Gange, nous a montré sa garde d’hommes noirs, hauts de cinq coudées, et, dans les jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert, un éléphant gigantesque, que ses femmes s’amusaient à parfumer. Il avait autour des défenses des colliers d’or et, sur l’un d’eux on lisait : « Le fils de Jupiter a consacré Ajax au Soleil. » C’était l’éléphant de Porus, qui s’était enfui de Babylone après la mort d’Alexandre.
Et qu’on avait retrouvé dans une forêt.
Ils parlent abondamment, comme des gens ivres.
Phraortes nous fit asseoir à sa table. Elle était couverte de grands oiseaux. Il y avait de gros fruits sur des feuilles larges, des antilopes avec leurs cornes.
Quel drôle de pays ! Les seigneurs, tout en buvant, s’amusent à lancer des flèches sous les pieds d’un enfant qui danse. — Mais je n’approuve pas ce plaisir-là : il en pourrait résulter des malheurs.
Quand je fus prêt à partir, le roi me donna un parasol et il me dit : « J’ai sur l’Indus un haras de chameaux blancs. Lorsque tu n’en voudras plus, souffle-leur dans les oreilles, ils reviendront. »
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des lucioles qui brillaient dans les bambous. L’esclave sifflait un air, pour écarter les serpents, et nos chameaux se courbaient les reins en passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir, qui tenait à sa main un caducée d’or, nous conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes existences. Il avait été le fleuve Indus, et il me rappela que j’avais conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.
Mais moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j’ai été.
Ils ont l’air vague comme des ombres.
Et nous continuâmes vers l’Océan.
Nous avons rencontré sur le bord les cynocéphales gorgés de lait qui s’en revenaient de leur expédition dans l’île Taprobane. Avec eux était la Vénus indienne, la femme noire et blanche, qui dansait toute nue au milieu des singes. Elle avait autour de la taille des tambourins d’ivoire, et elle riait d’une façon démesurée.
Les flots tièdes poussaient devant nous, sur le sable, des perles blondes ; l’ambre craquait sous nos pas ; des squelettes de baleines blanchissaient dans la crevasse des falaises, et de longs nids d’herbes vertes suspendus à leurs côtes se balançaient au vent.
La terre continuellement se rétrécissait, elle se fit à la fin plus étroite qu’une sandale. Nous nous arrêtâmes, et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de la mer, nous tournâmes à droite pour revenir.
Nous sommes revenus par la région d’Argent, par le pays des Gangarides, par le promontoire Comaria, par la contrée des Sachalites, des Adramites et des Homérites ; puis, à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l’île Topazos, nous avons pénétré en éthiopie, par le royaume des Pygmées.
Comme la terre est grande !
Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions connus jadis étaient morts.
Alors on commença dans le monde à parler de moi. La peste ravageait Éphèse : j’ai fait lapider un vieux mendiant…
Et la peste s’en est allée !
Comment ! il chasse les maladies.
À Cnide, j’ai guéri l’amoureux de la Vénus…
Oui, un fou, qui même avait promis de l’épouser. Aimer une femme, passe encore, mais une statue, quelle sottise ! Le Maître lui posa la main sur le cœur, et l’amour aussitôt s’éteignit.
Quoi ! il délivre des démons ?
À Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte…
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s’est relevée, en appelant sa mère.
Comment ! il ressuscite les morts ?
J’ai prédit le pouvoir à Vespasien…
Quoi ! il devine l’avenir ?
Étant à table, avec lui, aux bains de Baïa…
Il y avait à Corinthe…
Excusez-moi, étrangers, mais il est tard.
… un jeune homme qu’on appelait Ménippe…
C’est l’heure de la première veille ! Allez-vous-en !
… un chien entra, portant à la gueule une main coupée…
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une femme…
Vous ne m’entendez pas ? retirez-vous !
Il rôdait vaguement autour des lits…
Assez ! assez !
On voulait le chasser, mais moi…
Ménippe donc se rendit chez elle ; ils s’aimèrent…
Et battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les genoux de Flavius.
Mais le matin, aux leçons de l’école, Ménippe était pâle…
Encore ! Ah ! qu’ils continuent, puisqu’il n’y a pas…
Le Maître lui dit : « Ô beau jeune homme, tu caresses un serpent ; un serpent te caresse ! À quand les noces ? » Nous allâmes tous à la noce…
J’ai tort ! j’ai tort, bien sûr, d’écouter tout cela.
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s’ouvraient ; on n’entendait cependant ni le bruit des pas ni le bruit des portes. Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de colère contre les philosophes. Mais la vaisselle d’or qui était sur les tables disparut, les échansons, les cuisiniers, les pannetiers disparurent ; le toit s’envola, les murs s’écroulèrent, et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds cette femme tout en pleurs. C’était un vampire qui rassasiait d’amour les beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair, — parce que rien n’est meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
Si tu veux savoir l’art…
Je ne veux rien savoir ! Allez-vous-en !
Quel mal donc t’avons-nous fait ?
Aucun… mais… Non ! qu’ils s’en aillent !
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome…
Oh ! oui ! oui ! parlez-moi de la ville des papes !
… un homme ivre nous accosta, qui chantait d’une voix douce. C’était un épithalame de Néron, et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque l’écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte d’ivoire, une corde d’argent prise à la cithare de l’empereur. J’ai haussé les épaules. Il nous a jeté de la boue au visage. Alors, j’ai défait ma ceinture, et je la lui ai placée dans la main…
Vous avez eu bien tort, par exemple !
L’Empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche sur une table d’agate. Il se détourna et, fronçant ses sourcils blonds : « Pourquoi ne me crains-tu pas ? » — me demanda-t-il. « Parce que le dieu qui t’a fait terrible, m’a fait intrépide », — répondis-je.
Il y a là dedans quelque chose d’inexplicable qui m’épouvante.
Toute l’Asie, d’ailleurs, pourra vous dire…
Je n’ai pas le temps ! à une autre fois ! Je suis malade !
Écoutez donc ! Il a vu, d’Éphèse, tuer Domitien qui était à Rome…
Est-ce possible ?
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d’octobre, il s’écria tout à coup : « On égorge César ! » et il ajoutait de temps à autre : « Il roule par terre ; oh ! comme il se débat ! Il se relève ; il essaie de fuir ; les portes sont fermées ! Ah ! c’est fini ! le voilà mort ! » Ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné, comme vous savez.
Sans le secours du Diable… certainement…
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien ! Damis, avec Démétrius, s’était enfui par mon ordre et je restais seul dans ma prison…
C’était une terrible hardiesse, il faut avouer.
Vers la cinquième heure, les soldats m’amenèrent au tribunal. J’avais ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau…
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous autres ! Nous vous croyions mort ; nous pleurions, chacun allait s’en retourner chez soi, quand vers la sixième heure, tout à coup vous apparûtes…
Comme Jésus !
Nous tremblions, mais vous nous dites : « Touchez-moi ! »…
Oh ! non ! cela n’est point ! Vous mentez, n’est-ce pas, vous mentez ?
Et alors nous sommes repartis tous ensemble.
C’est que je suis descendu dans l’antre de Trophonius, fils d’Apollon ! C’est que je fais les libations par l’oreille des amphores ! C’est que je connais des prières indiennes !… J’ai pétri, pour les femmes de Syracuse, les phallus de miel rose qu’elles portent en hurlant sur les montagnes. J’ai reçu l’écharpe des Cabires ! j’ai serré contre mon cœur le serpent de Sabasius ! J’ai lavé Cybèle au flot des golfes campaniens, et j’ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace !
Ah ! ah ! ah ! aux mystères de la Bonne Déesse !
Et maintenant, veux-tu venir avec nous, voir des étoiles plus larges et des dieux nouveaux ?
Non ! continuez seuls !
Partons !
Fuyez ! fuyez !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur le désert blanc, galope le chevreuil cornu dont les yeux pleurent de froid ; les hippopodes aveugles cassent avec leurs pieds la plante d’outremer.
Viens ! c’est l’aurore. Le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est prête.
Non ! le coq n’a point chanté ! J’entends le grillon dans les sables et je vois la lune qui reste en place.
Au delà des montagnes, bien loin là-bas, nous allons cueillir la pomme des Hespérides et chercher dans les parfums la raison de l’amour. Nous humerons l’odeur du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Nous nous baignerons dans le lac d’huile rose de l’île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard géant qui se réveille tous les siècles, quand tombe à sa maturité l’escarboucle naturelle de ses yeux. Les étoiles palpitent comme des regards, les cascades chantent comme des harpes, des enivrements s’exhalent des fleurs écloses ; ton esprit s’élargira parmi les airs, et, dans ton cœur comme sur ta face…
Maître ! il est temps ! Le vent va se lever, les hirondelles s’éveillent, la feuille du myrte est envolée !
Oui ! partons.
Non ! moi je reste !
Veux-tu que je t’enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les morts ?
Demande-lui qu’il te donne l’androdamas, qui attire l’argent, le fer et l’airain.
Veux-tu le xéneston ? Le voici ! Prends-le donc ! Tu pourras descendre dans les volcans, traverser le feu, voler dans l’air.
Oh ! qu’ils me font mal ! qu’ils me font mal !
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les hennissements, les roucoulements.
Car j’ai retrouvé, j’en suis sûr, le secret de Tirésias.
Il sait encore des chansons qui font venir à soi celui qu’on désire.
J’ai appris des Arabes le langage des vautours et j’ai lu dans les grottes de Strompharabarnax la manière d’épouvanter le rhinocéros et d’endormir les crocodiles.
Quand nous voyagions autrefois, nous entendions, à travers les lianes, courir les licornes blanches. Elles se couchaient à plat ventre, pour qu’il montât sur elles.
Tu monteras sur elles, aussi. Tu te tiendras aux oreilles. Nous irons, nous irons !
Oh ! oh !
Qu’as-tu ? viens donc !
Oh ! oh !
Serre ta ceinture ! noue tes sandales !
Oh ! oh ! oh ! oh !
Et en route je t’expliquerai le sens des statues — pourquoi Jupiter est assis, Apollon debout, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à Paphos.
Oh ! qu’ils s’en aillent, mon Dieu ! qu’ils s’en aillent !
La connais-tu, la Vénus Uranienne qui scintille sous son arc d’étoiles ? T’a-t-on dit les mystères de l’Aphrodite prévoyante ? As-tu senti les étreintes de Vénus barbue, ou médité les colères d’Astarté furieuse ? N’aie souci, j’arracherai leurs voiles, je briserai leurs armures, tu marcheras sur leurs temples, et nous parviendrons jusqu’à la Mystérieuse et l’Inaltérable, jusqu’à celle des Maîtres, des héros et des purs, la Vénus apostrophienne, qui détourne les passions et tue la chair.
Et quand nous trouverons une pierre de sépulcre assez large, nous jouerons aux skirapies de Minerve, qui se jouent la nuit, dans l’automne, à la pleine lune rousse.
Pourquoi donc ne vient-il pas ?
En marche !
Doutes-tu de moi ?
Doutes-tu de lui ?
Sifflez, Maître, le lion de Numidie, celui qui contenait l’âme d’Amasis.
Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce qu’ils vont me prendre ?
Quel est ton désir ? Le temps seulement d’y songer…
Je glisse ! arrêtez-moi !…
Est-ce la science ? est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps s’enfoncer, comme en une onde, dans la chair douce des femmes pâmées ?
Oh ! encore ! encore !
Oui, vraiment ! De la montagne entr’ouverte, les diamants vont couler. Sur la croix que voici, les roses vont fleurir. Les sirènes à croupe de nacre vont te caresser de leurs chevelures et te bercer de leurs chansons.
Saint Esprit ! délivrez-moi !
Veux-tu que je me change en arbre, en léopard, en rivière ?
Sainte Vierge, mère de Dieu, priez pour moi !
Veux-tu que je fasse reculer la lune ?
Sainte Trinité, sauvez-moi !
Veux-tu que je te montre Jérusalem toute éclairée pour le Sabbat ?
Jésus ! Jésus ! à mon aide !
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus ?
Quoi ?… Comment ?…
Ici, là !… Ce sera lui, pas un autre ! Tu verras les trous de ses mains, le sang de sa plaie. Il jettera sa couronne, il maudira son Père, il m’adorera le dos courbé.
Dis que tu veux bien ! dis que tu veux bien !
Va-t’en ! va-t’en ! va-t’en, maudit ! Retourne en enfer !
J’en arrive, j’en suis sorti pour t’y conduire ! Les cuves de nitre bouillonnent, les charbons flambent, les dents d’acier claquent, et les ombres se pressent aux soupiraux pour te voir passer.
Moi ! grand Dieu ! L’enfer pour moi !
Allons donc ! un saint ! est-ce possible ?
Voyons, bon ermite ! cher saint Antoine ! homme pur ! homme illustre ! homme qu’on ne saurait assez louer ! Ne vous effrayez pas, cela tient à sa manière de dire exagérée ! C’est une façon qu’il a prise aux Orientaux, mais il est bon, il est saint, il peut…
Mais, plus loin que tous les mondes, au delà des cieux, par-dessus toutes les formes, rayonne le monde impénétrable et inaccessible des idées, tout plein du Verbe. Nous en partirons, nous franchirons d’un saut l’immense espace, et tu saisiras dans son infinité l’Éternel, l’Être !… Allons ! en marche ! donne-moi la main !
Une ambition tumultueuse m’enlève à des hauteurs qui m’épouvantent, le sol fuit comme une onde, ma tête éclate.
Tiens ! voilà nos couteaux !
Tiens ! voilà nos poignards !
Tiens ! voilà nos fleurs !
Tiens ! voilà nos cilices, nos poisons, nos croix, nos chevalets.
Ô doux Antoine ! nous entends-tu ? Arrive.
Viens prier avec nous dans nos temples de granit qui sont en forme d’étoiles.
Non ! cours à la fête du Bhéma. Tu t’assoiras dans la chaire de Manès. Nous te frotterons de benjoin, tu boiras du vin cuit et tu comprendras les deux Principes, les douze Vases, les cinq Natures et les huit Terres, avec l’Omophore portant le monde sur ses épaules, et le Splenditenens à six visages qui le tient entre ses doigts pour empêcher qu’il ne vacille.
Nous t’ouvrirons la Gnose et tu monteras vers les Syzygies rayonnantes, qui te porteront au sein du Bythos éternel, dans le cercle immuable du Plérôme.
Ah ! elles reviennent !
Oui ! et elle revient aussi, elle ! Comme toi, elle a souffert, mais la voilà joyeuse maintenant, et prête à chanter sans en finir ! La trouves-tu belle, hein ? la veux-tu ? c’est l’Idée ! aime-la donc ! La pénitence l’avive et l’amour la brûle !
Quelle prière dire ? Qui implorer ?
Moi ! moi !
Nous ! nous !
Réjouis ta chair !
Ne pense plus !
Cherche l’argent !
Dieu te hait ! hais Dieu !
Tue-toi ! tue-toi !
Ah ! Seigneur ! Seigneur ! raffermis ma foi ! donne-moi l’espérance ! fais que je t’aime ! redouble ta colère s’il te plaît ! mais pitié ! pitié !
Je vais à vous ! Aidez-moi !
Quoi ! tu nous repousses ! nous sommes la joie !
Ah ! tu nous abandonnes ! nous, les filles de l’Église, la nature complexe du dogme chrétien ! Car il agonisera quand nous serons mortes !
DEUXIÈME PARTIE.
Ah ! je vous enfermerai dans la Géhenne et je vous fouetterai avec les cupidités d’un autre monde pour ranimer vos forces éteintes ! N’y a-t-il plus…
C’est l’Orgueil qui l’a sauvé ! Nous l’allions prendre !
Elle glace les cœurs sous des résolutions vertueuses !
Elle jette au vent mes trésors !
Elle a inventé la clémence !
Elle a institué le jeûne !
Son pied me frappe…
Elle me repousse ! Je m’agite continuellement à courir dans son ombre !
T’ai-je jamais supplié de me suivre, toi Envie ? Pourquoi viens-tu sucer à ma poitrine le venin qui la gonfle ? Cela te ranime, avoue-le ! Tu te délectes, Avarice, à frotter tes regards sur la dorure de mes palais, — et c’est moi, Colère, qui fais sonner tes tambours ! Ignores-tu donc, Gourmandise imbécile, les illusions que je te donne ? Je cisèle tes plats, je régale tes parasites ! À moi les défis de mangeailles, les paris de boire dont on crève, et la cruauté du goinfre qui digère !
Ah ! comme elle se vante ! comme elle bavarde !
Mais toi, Luxure, tu me devrais chérir !
J’emplis le cœur des patriciennes, et c’est là ce qui fait à leur sein ce majestueux mouvement si placide et si beau. J’ai la soie qui bruit, le bracelet qui sonne, la chaussure qui craque, la toilette éhontée, l’œil ouvert et l’âpre excitation que vous envoie l’insolence des attitudes. Je suis l’audace ! je te pousse aux aventures ! Toutes les ignominies se sèchent à mon foyer… Entends-tu hennir d’orgueil les prostitutions triomphantes ?
Eh ! qu’importe, nous souffrons, nous autres !
Non ! Père ! c’est moi qu’il faut plaindre. Mes ongles sont usés : aiguise-les !
Me voilà pleine jusqu’à la gorge ! — La peau du ventre me crève. Mais j’ai toujours faim, j’ai toujours soif ! Imagine quelque chose qui soit en dehors des nourritures et même de la création !
J’ai pourtant ravagé la terre, percé les montagnes, égorgé les animaux, abattu les forêts et vendu tout ce qu’il y avait à vendre : le corps et l’âme, les pleurs et le rire, le baiser, l’idée ! Oh ! si je pouvais attraper les rayons du soleil pour les fondre en pièces d’or !
Frotte-moi, ô Père, avec un vinaigre distillé par la Haine. Car je tombe de langueur au sourire de la Luxure, ou bien aux séductions de l’Avarice. Que je casse ! que je broie ! que je tue ! Il me semble que j’ai l’Océan dans ma poitrine. Des fureurs s’y entrechoquent, et je frémis comme la falaise au battement des marées.
Sur un mol édredon… au souffle d’une brise… en bateau… ne faisant rien… hâh… hâh !
Je voudrais, comme dans un gouffre qui n’en finirait, sentir que je descends continuellement dans la volupté… Où est-elle, cette chose qu’il me semble poursuivre à travers la possession ? Car j’entrevois, au fond du plaisir, comme un vague soleil dont les rayons m’éblouissent et dont la chaleur m’enflamme.
Oh ! si j’avais, pour palper, des mains sur tout mon corps, si j’avais pour baiser, des lèvres au bout des doigts !
Ne criez pas si haut ! Travaillez toutes ensemble ! Aidez-moi !
Faites éclore en sa pensée des imaginations nouvelles, et il aura un désespoir atroce, des déchirements de convoitise, des rages d’ennui ! Qu’il passe des langueurs de la Paresse dans les frénésies de la Colère ! Qu’il s’affame tout à coup devant des festins s’illuminant, qu’il se traîne en rut sur les planches de sa cabane, qu’il se compare aux heureux et qu’il exècre le monde ! Qu’il s’exalte dans la pénitence et qu’il éclate d’orgueil ! Qu’il soit à vous ! qu’il soit à moi ! Allez ! convoquez les démons, vos fils et vos petits-fils, avec toutes les fièvres, les fantaisies délirantes et les vastes amertumes.
Reviendront-elles ?
Nous sommes là ! ne crains rien !
Crois ce que tu ne vois pas, crois ce que tu ne sais pas, — et ne demande point à voir ce que tu espères, ni à connaître ce que tu adores ! Les profanes n’écoutent que la voix des sens et le témoignage de l’entendement, mais les fils du Christ méprisent leurs sens et s’en rapportent à la parole du Verbe. Car le Verbe est éternel, les sens mourront et l’entendement s’évaporera, comme l’odeur d’un vin répandu !… Espère la grâce pour l’obtenir, garde-la pour qu’elle s’augmente, n’en désespère pas pour qu’elle revienne !
Jeûne pour les pécheurs, prie pour les idolâtres, macère-toi pour les impurs ! arrache de ton âme toutes les affections du monde ! Moins il y en aura, plus elle se tiendra haute, comme les sapins, sur les montagnes, qui vont diminuant de feuillage, à mesure qu’ils se rapprochent des cieux !
Oh ! parlez ! parlez ! Une douceur infinie me pénètre !
La barque roulait sur les flots, et Jésus dormait.
On entendait dans les ténèbres le vent qui criait, tout en colère : « Levez-vous, Maître, dirent-ils, et chassez les vents ! »
La barque est ton cœur qui porte la Foi. Ne la laisse pas dormir, car la tempête augmentait parce que le Seigneur dormait. Quand il rouvrit la paupière, elle disparut.
Pour traverser d’un bord à l’autre, n’aie donc souci des éclairs qui t’éblouissent, des vagues qui t’assourdissent, — ni de la rame, ni de la voile, ni de la nuit, ni de l’orage ! Le Seigneur n’est-il pas là ?
Oh ! plus près ! plus près !
Hosannah ! gloire à Dieu !
Ah ! sauvez-moi !
Courage, Antoine ! Les tentations du Diable assailliront toujours la croyance du Seigneur, et les nefs tressailliront d’harmonie sous les rafales de l’ouragan qui flagellera leurs murs.
Ils s’écrouleront à la fin, car nous sommes éternellement jeunes comme l’aurore, fortes comme la chair, immortelles comme l’esprit.
Nous publions ici un passage important supprimé par Flaubert à la page 76 de son manuscrit.
Je grandirai, je deviendrai valeureuse et dominatrice.
Moi, je maudirai, je persécuterai, je brûlerai, j’assassinerai.
Je prodiguerai mon sang dans les apostolats. Je verserai l’aumône avec les consolations, et je laverai toutes les misères, depuis la plaie du lépreux jusqu’au sarcasme de l’impie.
Moi, j’emplirai l’église de pompes assyriennes. J’y mettrai des vases d’or, de la pourpre, des incrustations de diamants, des baldaquins en plumes d’autruche, et le successeur de saint Pierre fera baiser par les rois le satin de ses sandales.
Je vendrai les os des martyrs, le rachat du crime, la chair de Dieu, les joies du ciel.
La voix des cloches se répandra dans les airs, comme des séraphins qui chantent, et tous les peuples béniront le Très-Haut dans une langue sonore et pontificale.
Une rage démoniaque les fera délirer à l’infini. Il y aura des débordements de parole, des fleuves de sang.
Le parfum de mes encensoirs purifiera les âmes, et les plus forts se dégageront de toute étreinte, pour mieux aviver l’amour céleste qui les brûlera continuellement.
Et l’homme toujours béant après mes joies, placera dans l’Église son éternelle divinité : la Femme ! Il la rêvera couronnée d’étoiles, souriante, blonde, les joues roses et les seins gonflés de lait, comme une Cybèle de Syrie !
Ainsi chacun assouvira, dans cette religion, les propres cupidités de son cœur. Le maître l’aimera pour les soumissions qu’elle exige, l’esclave pour les affranchissements qu’elle promet, le poète pour ses formes, le philosophe pour sa morale, d’autres pour sa politique ou son antiquité ; car nous la pénétrerons de nos haleines, et nous l’enflammerons de nos ardeurs, puisque nous sommes éternellement jeunes…
Oui, allons ! entrons ! chassons-les !
Mère ! mère ! attends-moi !
Si tu savais comme je suis malade et quels bourdonnements j’ai dans la tête ! Pourquoi, ô mère, toutes ces écritures que j’épelle ? Le vent parfois éteint mon flambeau, et alors, je reste seul pleurant dans les ténèbres…
Qu’a-t-il donc ? que lui faut-il ?
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! j’ai poli tes diamants, j’ai battu tes monnaies, j’ai tissé tes étoffes !
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! je sais faire pousser la vigne et comment se chassent les bêtes.
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! je n’ai pas de haine.
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! rien ne m’irrite !
Repose-toi !
Non !… Comme les astres qu’elle contemple, ma pensée va toujours d’elle-même, accomplissant son irrésistible voyage, et nous décrivons ensemble dans les cieux de gigantesques paraboles.
Veux-tu venir avec moi ?
Non ! je t’ai harassée d’ardeurs inquisitives, j’ai vu suer ton fard sous les efforts que tu faisais pour avoir du plaisir.
Ô Luxure, tu circules en liberté, belle et levant la tête. À tous les carrefours de l’âme, on retrouve ta chanson, et tu passes au bout des idées, comme la courtisane au bout des rues. Mais tu ne dis pas les ulcères qui rongent ton cœur, ni l’immense ennui qui suppure de l’amour !
Va-t’en ! va-t’en ! je suis las de ton visage.
J’aime mieux les fucus au flanc des falaises que tes cheveux dénoués ! J’aime mieux le clair de lune s’allongeant dans les ondes que ton regard éperdu se noyant dans la tendresse. J’aime mieux le marbre, la couleur, l’insecte et le caillou ! J’aime mieux ma solitude que ta maison et mon désespoir que tes chagrins.
Console-toi, petit, tu grandiras ! Je te ferai boire d’un bon vin amer et coucher sur des herbes sauvages !
Regarde !… tu l’extermineras !
Ouvrez-moi ! il est temps !
Oh ! le ciel s’ébranle ! tout va crouler !
Je te dirai les origines ! je t’étalerai des preuves : tu verras…
N’importe ! continue !
Père qui êtes aux cieux…
Ah ! que ferais-je ?…
Prie le Fils !
Origène pourtant l’a défendu !
Implore les Anges !
Mais ils ne peuvent, puisqu’ils sont incorporels, participer comme toi aux mérites de Jésus-Christ ! Ils n’ont pas souffert, ils n’ont pas de vertu. Ils te jalouseraient, s’ils te connaissaient.
Pense aux martyrs !
Mais toutes les religions, tous les amours et tous les vices ont eu leurs martyrs, comme ton Dieu.
Oh ! que je voudrais m’en aller prier sur leurs tombeaux !…
La nuit, n’est-ce pas ? quand les petites lampes grésillent dans le brouillard, parmi les plats de viande et les coupes qui fument… Les fidèles font des orgies pour le salut des morts, et ils s’en retournent le matin, en chancelant dans les herbes.
Répondez donc ! dites quelque chose ! agissez vite !
Le dogme…
Rien ne le prouve !
La bonté du Seigneur…
Ah ! ah ! ah ! ah !
Les joies du paradis…
Lequel donc ? Est-ce le jardin de Moïse ou la Jérusalem lumineuse, ou le ciel immonde d’Épiphane ? Iras-tu dans les planètes de Manès, dans les Champs Élysées des idolâtres, dans l’Empyrée vague des philosophes ?
Apporteras-tu avec toi, dans le firmament mystique, ton corps humain ressuscité ? Mais la chair et le sang n’y entrent pas, disait saint Paul !
Pourquoi tentait-Il Judas en lui confiant la bourse !
Il n’a pas succombé, Lui, car un ange le soutenait dans son angoisse.
Il n’était point pur du Péché, puisqu’il naquit de la femme.
Il descendait de Rahab la paillarde, de Bethsabé l’adultère, de Thamar l’incestueuse.
Pourquoi ne vint-Il pas chez Lazare, pourquoi repoussait-Il sa mère ?
Pourquoi avait-Il besoin du baptême ? Pourquoi avait-Il peur de mourir ?
Oh ! vous pâlissez !
Ah ! tu chanteras ! tu danseras ! tu riras !
Assez prié, Antoine ! tu as la grâce !
Comment ?… et les Tentations qui sont là !
Elles n’y sont plus ! Regarde !
Oui… en effet…
Sors de ta chapelle ! Sors donc ! hume l’air !
Comme la nuit est douce ! Comme le temps est pur ! Comme les étoiles scintillent !
Comment les autres hommes peuvent-ils pourvoir à leur salut avec leur femme, leur métier, tous les tracas de la vie ?… Moi, grâce au ciel, rien ne me dérange. Je commence le matin par faire ma prière. Ensuite je donne à manger au cochon : cela m’amuse ; puis je balaie ma case, je prends mes paniers ; enfin arrive l’heure de l’oraison…
J’ai été bien tourmenté tantôt… oui !… cruellement !… Oh ! Je ne laisserai plus les mauvaises pensées revenir ! Je sais maintenant comme elles s’y prennent.
Tiens ! une coupe en argent ! Il y a dedans une pièce d’or… Quoi ? une seconde ! une autre ! Oh ! oh ! oh !
Mais quelle couleur !… Cela change !…, c’est de l’émeraude ! oh ! oh !… et elle se fait toute transparente ! lumineuse !… C’est du diamant ! elle me brûle ! Ah !
Non ! je ne veux pas !
Ah ! quand donc serai-je tranquille ? Quel pécheur je fais ! Je ne puis avoir une idée sans perdre mon âme ! À moi ! à moi, souffrances de la chair !
Quel rêve !
J’étais au bord d’un étang. J’y suis entré, car j’avais soif, et l’onde, tout à coup, s’est changée en lavure de vaisselle. Alors une brise chaude comme une exhalaison de cuisine a poussé vers ma gueule des restes de nourriture qui flottaient au loin, çà et là. Plus j’en mangeais, plus j’en voulais manger, et je m’avançais continuellement, faisant avec mon corps un sillon dans cette bouillie claire. J’y nageais éperdu, je me disais : « Dépêchons-nous » ! La pourriture de tout un monde s’étalait autour de moi pour satisfaire mon appétit. J’entrevoyais, dans la brume, des caillots de sang noir, des flaques d’huile, des intestins bleus et les excréments de toutes les bêtes, avec le vomissement des orgies et le pus verdâtre qui suinte des plaies. Cela s’épaississait sous moi. J’enfonçais des quatre pattes ; une averse nauséabonde, qui tombait menue comme des aiguilles, me piquait les yeux, mais j’avalais toujours, car c’était bon. Bouillant de plus en plus et me pressant les côtes, le lac immense me brûlait, m’étouffait. Je voulais fuir, je ne pouvais remuer ; je fermais la bouche, — il fallait la rouvrir ; — et alors d’autres choses d’elles-mêmes s’y précipitaient, tout me gargouillait dans le ventre, tout me clapotait aux oreilles. Je hurlais, je râlais, je mangeais !… pouah ! pouah ! j’ai envie de me briser le crâne contre les pierres, pour me débarrasser de ma pensée !
Aïe !… n’importe ! pas de lâcheté… Oh là !… tiens, pécheur tiens ! souffre donc ! pleure donc ! crie donc !… Encore, crie !… crie !… Eh bien ?… Je compterai jusqu’à cent ! jusqu’à mille !
Non, tu ne me vaincras pas, faiblesse de la chair ! Saigne, saigne !
Mais !… je ne sens plus rien ! Les piquants, sans doute, s’accrochent à ma tunique ?
Bon ! sur la poitrine ! dans le dos ! sur les bras ! sur les reins ! sur le visage ! J’ai besoin de battre ! cela m’assouvit ! plus fort donc !… Oh ! oh ! oh !… Mais j’ai envie de rire maintenant. — Ha ! ha ! ha !… Je sens comme si des mains me chatouillaient tout le corps… déchirons-le ! Oh là ! ho ! Mes nerfs se rompent !… Eh bien ?…
C’est peut-être l’extase qui atténue les souffrances de la chair ? je veux l’en écraser ! Pas de grâce pour elle ! va !
Malgré moi, mon bras continue ! Qui me pousse ? Quels supplices ! quelles délices ! Je n’en puis plus ! mon être se fond… je meurs.
Dépêche-toi, Lampito ! il faut partir, avant même que les matelots ne soient éveillés !
As-tu mis l’onguent de Délos dans les boîtes de plomb, et mes sandales de Patara dans le sachet à poudre d’iris ?
Oui, maîtresse ! Voici encore la lysimachia pour les cheveux, les pattes de mouches pour les sourcils, les racines d’acanthe pour le visage.
Cache au fond, sous mes robes de Sybaris, les planchettes de sapin qui resserrent la taille, n’oublie pas le calcul d’onagre que m’a vendu le mage, ni l’ecbolada d’Égypte qui prévient les accouchements.
Ah ! maîtresse, je ne te reverrai donc plus.
Mets encore tout ce que j’ai de nard, de rhodinum, de safran, — et d’huiles d’amandes surtout ; car là-bas, m’a-t-on dit, elles sont mauvaises. Puisqu’il m’aime depuis ce jour où il s’aperçut, au réveil, que sa barbe sentait bon, pour avoir dormi la figure sur ma poitrine, je dois faire que mon corps transpire de molles odeurs.
Il est donc bien riche, ô maîtresse, ce roi de Pergame ?
Oui, Lampito, il est riche ! et je ne veux pas, quand je serai vieille, mendier chez mes amants d’autrefois, ou devenir la complaisante des matelots. Dans cinq ans, dans dix ans, j’aurai beaucoup d’argent, Lampito ! Je reviendrai, — et si je ne puis, comme Lamia, bâtir un portique à Sicyone, ou, comme Cleiné la joueuse de flûte, peupler le Péloponèse de mes statues d’airain, j’aurai (du moins je l’espère) de quoi nourrir de gâteaux carthaginois mon roquet de Syracuse. — Je prendrai un train de maison à la mode persique, avec des paons dans ma cour et des robes en pourpre d’Hermione brochées de lierres d’or, — et l’on dira : « C’est Démonassa la Corinthienne qui est revenue vivre parmi nous ! Heureux celui qu’elle aime ! » Car la femme riche, ô Lampito, est toujours désirée !
Ô maîtresse ! la jeunesse d’Athènes va dépérir d’ennui !
Qui donc marche dans la rue, Lampito ?
Maîtresse, c’est sans doute le vent qui souffle dans les platanes.
J’ai peur des Archontes : s’ils savaient que je dois partir, ils m’arrêteraient.
Mais au carrefour Doré, trois mules t’attendent, avec un guide sûr qui connaît les défilés.
Entrerai-je ? n’entrerai-je pas ?
Ah ! que les festins seront tristes ! Aucune, comme toi ! ne savait, dans la bibasis dorienne, soulever à temps égaux son jupon rayé, ni danser la martypsa d’une façon plus merveilleuse ! Quand tu tournais autour des lits, la taille renversée, le bras droit étendu, en faisant, dans tes mains, sonner tes crotales noirs, le vent de ton écharpe remuait les cheveux sur le front des convives, qui se penchaient entre les flambeaux, pour voir passer ta danse.
Qui donc soupire dehors, Lampito ?
Personne, maîtresse !… Sans doute les tourterelles qui roucoulent sur la terrasse.
Si j’entrais ?…
Tu buvais du mendès dans les coupes carchésiennes. Tu t’asseyais sur les genoux des grands, et chacun, te prenant par la taille, voulait que tu dises quelque chose. — Les philosophes échauffés dissertaient sur le beau, les peintres, avec de grands gestes, s’ébahissaient de ton profil, et les poètes, pâlissant, se sentaient frissonner sous leurs tuniques.
Ce ne sont pas des Barbares qui peuvent non plus t’applaudir, lorsque tu t’allonges comme un nageur sur l’épigonion aux quarante cordes d’or, ou quand, sous l’archet d’ivoire, ronfle ta cithare creuse, et que ta bouche aux doux accents s’ouvre pour les mélodies de la Muse. Ô Démonassa ! toi qui as les sourcils courbes comme l’arc d’Apollon et dont le visage est beau comme la mer tranquille, tu n’auras plus les longues Thesmophories se déroulant avec des chœurs sur le chemin d’Éleusis, ni le théâtre de Bacchus qui glapit de la voix des mimes, ni le port où l’on se promène les soirs !…
Mais, Lampito, quelqu’un frappe à la porte !
Non maîtresse !… c’est l’auvent qui bat contre le mur.
Mes genoux tremblent, je n’oserai.
Hélas ! hélas ! il faut partir !… Adieu les longues causeries de l’atelier avec les bons sculpteurs, au bruit des ciseaux de fer qui sonnaient sur les marbres de Paros. Le maître, nu-bras, prétrissait la brune argile. Du haut de l’escabeau, où je posais debout, je voyais son vaste front se plisser d’inquiétude. Il cherchait sur mon corps la forme conçue, — et il s’épouvantait en l’y découvrant tout à coup plus splendide même que l’idéal, et moi je riais à voir l’art se désespérer, à cause du dessin de ma rotule et des fossettes de mon dos.
Maîtresse ! maîtresse ! c’est l’étranger qui m’avait dit de n’en rien dire !…
Où étais-je donc ?… dans une rue d’Athènes ?… Je n’y ai jamais été cependant !… N’importe ! je suis sûr que les choses s’y trouvent ainsi.
D’où vient que j’y pense encore ?… Cela est mal ! Mais pourquoi ?… Le moindre de mes désirs est tellement clos d’obstacles, que j’y peux circuler tout à mon aise, sans aucune crainte de péril. Si même je n’étais venu dans la solitude qu’après l’exercice des passions, leur rêve maintenant ne me tourmenterait pas… peut-être. Je connaîtrais les caresses qui damnent… le charme des affections maudites… les férocités du plaisir…
Ah ! encore ! encore ! où ma pensée court-elle ? Je finis par perdre toute possession de moi-même, tant elle se trouve diffuse et répandue.
Autrefois pourtant j’étais calme, je vivais dans la simplicité de ma foi, et, chaque matin quand je m’éveillais, je sentais mon âme s’épanouir sous le regard de Dieu, comme une prairie couverte de rosée qui fume au soleil !… — Oui, autrefois ! au commencement… je venais de quitter la maison…
J’ai souvenir d’une basse-cour, entre quatre murs, avec une mare bourbeuse, un large fumier gras et une auge de bois neuf, toujours pleine de son. Je dormais à l’ombre, le groin posé sur des tetines roses, et j’avais continuellement dans la gorge le goût du lait.
Qui l’habite maintenant, la maison paternelle ?… Oh ! comme ma mère pleurait, quand je suis parti !… Pense-t-elle à moi toujours ?… Vit-elle encore ?… Elle doit être bien vieille… bien vieille !…
Les publicains ont tout enlevé !… Je suis malade… Je vais mourir… Où est-il donc !
Me voilà, mère ! c’est moi ! c’est moi ! je reviens !
Ah ! je suis blessé !… je souffre !… Je n’ai pourtant jamais fait de mal à personne, moi ! D’où vient tout cela ? pourquoi donc ?
il faudrait… que je puisse fixer mon attention sur quelque chose d’inébranlable et qu’elle n’en bougeât pas ; mais sur quoi ?… Ah ! si j’essayais de lire cette vieille Bible que l’ermite Paul, en mourant, m’a donnée !
« … après s’être consolé de cette perte, alla à Thamnas avec Hiras d’Odollam, le pasteur de ses troupeaux… »
Ah !… cela me fait du bien… ma tête se dégage !
« … pour voir ceux qui tondaient ses brebis… »
C’est comme si j’y étais… et même il me semble qu’au loin…
« Thamar ayant été avertie que Judas, son beau-père, allait à Thamnas… »
Tout de suite !… là !…
Mais les crottes de bouc abîmeraient ta belle robe.
Il doit y avoir, aux environs, quelque citerne abandonnée…
Tu es sot comme un enfant, pasteur à barbe longue !
Quelle joyeuse fille tu fais ! toi. Je voudrais bien voir ta figure.
Non pas ! non pas !
Oh ! j’ai soif ! ma chair brûle !
Ah ! qu’il fait bon ! il pleut ! J’entends les gouttes… et ma poitrine se dilate à des senteurs de verdure… comme autrefois, dans ma jeunesse, quand je courais sur les montagnes après les cerfs légers…
Et la voix des chiens m’arrivait avec le bruit des torrents et le murmure du feuillage.
Des fluides de feu me courent sous la chair, des envies de vivre me prennent. Tout mon être rugit ! J’ai faim, j’ai soif !…
Ah ! ah ! ah ! vive la gaieté ! Je barbote, je bois, je suis heureux ! Il ne me manque qu’une table bien servie !…
Comment !… le soleil brille ! et tout à l’heure j’étais dans la nuit ! Voilà bien ma cabane cependant, c’est bien moi.
Voilà mon corps ! voilà mes mains ! Mon cœur palpite ; et le cochon est toujours là… vautré sur le sable avec l’écume à la bouche. Voyons ! voyons ! remettons-nous ! Je suis seul !… Non ! personne n’est venu ; cela est sûr !
Ah ! bel ermite ! bel ermite ! mon cœur défaille !
Va-t’en ! tu es une illusion ! je le sais, arrière !
À force de piétiner d’impatience, il m’est venu des calus au talon et j’ai cassé un de mes ongles. J’envoyais des bergers qui restaient debout sur les montagnes, la main étendue devant les yeux, et des chasseurs qui criaient ton nom dans les bois, et des espions qui parcouraient toutes les routes, en demandant à chaque passant : « L’avez-vous vu ? »
Le soir, enfin, je descendais de ma tour, c’est-à-dire que mes servantes m’emportaient dans leurs bras ; car je m’évanouissais régulièrement, quand se levait l’étoile de Sirius.
Mais j’ai beau fermer mes paupières, je l’aperçois toujours !…
On me faisait revenir, en brûlant des herbes, et l’on m’introduisait dans la bouche, avec une spatule de fer, une confiture des Indes qui a la vertu de rendre les rois heureux, et dont j’ai tant avalé qu’il m’en reste au fond de la gorge une démangeaison.
Je passais mes nuits le visage tourné vers la muraille, et je pleurais ! Mes larmes, à la longue, ont fait deux petits trous sur la mosaïque, comme des flaques d’eau de mer dans les rochers. Car je t’aime… Oh oui ! beaucoup !
Ris donc, bel ermite ! ris donc ! Je suis très gaie, tu verras ! Je pince de la lyre, je danse comme une abeille et je sais une foule d’histoires à raconter, toutes plus divertissantes les unes que les autres.
Tu ne t’imagines pas la longue route que nous avons faite ! L’ongle des chameaux est usé, et voilà les onagres des courriers verts qui sont morts de fatigue.
Depuis trois grandes lunes, ils ont couru d’un train égal, avec un caillou dans les dents pour couper le vent, la queue toujours droite, le jarret toujours plié et galopant toujours ! On n’en retrouvera pas de pareils ! Ils me venaient de mon grand-père maternel, l’empereur Saharil, fils d’Iakhschab, fils d’Iaarab, fils de Kastan. Ah ! s’ils vivaient encore, nous les attellerions à une litière pour nous en retourner vite à la maison. Mais… Comment ?… à quoi songes-tu ?
Ah ! quand tu seras mon mari, je t’habillerai, je te parfumerai, je t’épilerai.
Tu as l’air triste ! à cause donc ? est-ce de quitter ta cabane ? Moi, j’ai tout quitté pour toi, jusqu’au roi Salomon qui, cependant, a beaucoup de sagesse, vingt mille chariots de guerre, et une belle barbe ! Je t’ai apporté mes cadeaux de noces. Choisis !
Voici du baume de Génézareth, de l’encens du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome et du silphium bon à mettre dans les sauces. Il y a là dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Elisa ; et cette boîte de neige contient une outre de chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie et qui se boit pur dans une corne de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de la poudre d’or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d’Issedonie, des escarboucles de l’île Palaesimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d’Emath et ces franges à manteau, de Palmyre. Sur ce tapis de Babylone, il y a… Mais viens donc ! viens donc !
Ce tissu mince qui craque sous les doigts, avec un bruit d’étincelles, est la fameuse toile jaune apportée par les marchands de la Bactriane. Il leur faut quarante-trois interprètes dans leur voyage. Je t’en ferai faire des robes que tu mettras à la maison.
Poussez les crochets de l’étui en sycomore et donnez-moi la cassette d’ivoire qui est au garrot de mon éléphant !
Veux-tu le bouclier de Gian-ben-Gian, celui qui a bâti les Pyramides ? Le voilà ! il est composé de sept peaux de dragons mises l’une sur l’autre, jointes par des vis de diamant et qui ont été tannées dans de la bile de parricide. Il représente d’un côté toutes les guerres qui ont eu lieu depuis l’invention des armes, et, de l’autre, toutes les guerres qui auront lieu jusqu’à la fin du monde. La foudre rebondit dessus, comme une balle de liège. Si tu es brave, tu le passeras à ton bras et tu le porteras à la chasse.
Mais si tu savais ce que j’ai dans ma petite boîte ! Retourne-la ! tâche de l’ouvrir ! Personne n’y parviendrait. Embrasse-moi, je te le dirai.
C’était une nuit que le roi Salomon perdait la tête. Enfin, nous conclûmes un marché. Il se leva et, sortant à pas de loup…
Ah ! ah ! bel ermite ! tu ne le sauras pas ! tu ne le sauras pas !
J’ai bien d’autres choses encore, va ! J’ai des trésors enfermés dans des galeries où l’on se perd comme dans un bois. J’ai des palais d’été en treillage de roseaux et des palais d’hiver en marbre noir. Au milieu de lacs grands comme des mers, j’ai des îles rondes comme des pièces d’argent, toutes couvertes de nacre et dont les rivages font de la musique au battement des flots tièdes qui se roulent vers le sable. Les esclaves de mes cuisines prennent des oiseaux dans mes volières et pêchent le poisson dans mes viviers. J’ai des graveurs continuellement assis pour creuser mon portrait sur des pierres dures, des fondeurs haletants qui coulent mes statues, des parfumeurs qui mêlent le suc des plantes à des vinaigres et battent des pâtes. J’ai des couturières qui me coupent des étoffes, des orfèvres qui me travaillent des bijoux, des coiffeuses qui sont à me chercher des coiffures, et des peintres attentifs versant sur mes lambris des résines bouillantes qu’ils refroidissent avec des éventails. J’ai des suivantes de quoi faire un harem, des eunuques de quoi faire une armée. J’ai des armées, j’ai des peuples ! J’ai dans mon vestibule une garde de nains portant sur le dos des trompes d’ivoire.
J’ai des attelages de gazelles, des quadriges d’éléphants, des couples de chameaux par centaines, et des cavales à crinières si longues que leurs pieds y entrent quand elles galopent, et des troupeaux à cornes si larges que l’on abat les bois devant eux quand ils pâturent. J’ai des girafes qui se promènent dans mes jardins et avancent leur tête sur le bord de mon toit, quand je prends l’air après dîner.
Assise dans une coquille et traînée par des dauphins, je me promène dans les grottes, écoutant tomber l’eau des stalactites. Je vais au pays des diamants, où les magiciens, mes amis, me laissent choisir les plus beaux ; puis je remonte sur la terre et je rentre chez moi.
Merci, beau Simorg-anka ! toi qui m’as appris où se cachait l’amoureux. Merci ! merci ! messager de mon cœur !
Il vole comme le désir. Il fait le tour du monde dans sa journée. Le soir, il revient, il se pose aux pieds de ma couche ; il me raconte ce qu’il a vu ; les mers qui ont passé sous lui avec les poissons et les navires, les grands déserts vides qu’il a contemplés du haut des cieux, et toutes les moissons qui se courbaient dans la campagne, et les plantes qui poussaient sur le mur des villes abandonnées.
Oh ! si tu voulais ! si tu voulais… J’ai un pavillon sur un promontoire, au milieu d’un isthme, entre deux océans. Il est lambrissé de plaques de verre, parqueté d’écailles de tortue, et s’ouvre aux quatre vents du ciel.
D’en haut, je vois revenir mes flottes et les peuples qui montent la colline avec des fardeaux sur l’épaule. Nous dormirions sur des duvets plus mous que des nuées, nous boirions des boissons froides dans des écorces de fruits, et nous regarderions le soleil à travers des émeraudes ! Viens !
Mais je meurs ! je meurs !
Ah ! tu me dédaignes !… adieu !
Bien sûr ?… Une femme si belle ! qui a un bouquet de poil entre les seins !
Tu te repentiras, bel ermite ! tu gémiras, tu t’ennuieras. Mais je m’en moque ! la ! la ! la !… Oh ! oh !… Oh ! oh !
Qu’ai-je fait ? misérable !
Ah ! comment me débarrasser de l’illusion continuelle qui me persécute ? Les cailloux du désert, l’eau saumâtre que je bois, la bure que je porte se changent, pour ma damnation, en pavés de mosaïque, en flots de vin, en manteaux de pourpre. Je me roule par le désir dans les prostitutions des capitales, et la pénitence s’échappe de mes efforts, comme une poignée de sable qui vous glisse entre les doigts plus on serre la main !… Ce qui m’exaspère surtout, c’est la fugacité de cet innombrable ennemi ! Où est-il donc ?…
Je vais m’enfoncer dans des idées tragiques, me forcer, par mortification, à penser à des choses tristes, puisque la pénitence est insuffisante, me donner des douleurs par la pensée.
Mais j’aimerais mieux les souffrances du corps, fussent-elles intolérables ! Oui, plutôt m’étreindre avec des bêtes féroces, voir ma chair voler comme un fruit rouge au tranchant des glaives !… Ah ! j’aimerais mieux cela ! j’aimerais mieux cela !
Horrible !
Oh ! ma pauvre tête ! Comment faire pour en arracher ce qui la remplit, et même pour savoir si j’ai réellement vu les choses que j’ai vues ?
Si cela était des choses… elles auraient un enchaînement, un motif… Eh non ! non ! je me trompe !… Mais je les vois ! elles sont là ! je les touche !… Impossible, pourtant ! impossible !
Il me semble que les objets du dehors pénètrent ma personne, ou plutôt que mes pensées s’en échappent comme les éclairs d’un nuage, et qu’elles se corporifient d’elles-mêmes, là… devant moi ! C’est peut-être ainsi que Dieu a pensé la création ?… Elle n’est pas plus vraie que l’une de ces illusions qui m’éblouissent ?… Mais pourquoi des illusions ?… Sais-je d’abord ce qu’est une illusion, moi ? En quoi consiste la réalité ?… où commence l’une, où finit l’autre ? De l’onde dans l’onde, des nuages dans la nuit, du vent dans le vent ; et puis, comme de vagues courants qui tourbillonnent et vous poussent, des formes incessantes, infinies, qui montent, qui descendent, qui se perdent.
Tiens !… je ne distingue pas, mais… on dirait deux bêtes monstrueuses ? L’une rampe, l’autre voltige… Ah ! mon Dieu ! elles approchent !
Ici, Chimère ! arrête-toi !
Non ! jamais !
Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut, n’aboie pas si fort.
Ne m’appelle plus ! ne m’appelle plus ! puisque tu restes toujours muet, et que jamais tu ne te déranges de ta posture.
Cesse donc de me jeter des flammes au visage et de pousser des hurlements dans mon oreille ! Car tu ne fondras pas mon granit, tu n’ouvriras pas mes lèvres.
Ni toi non plus, tu ne me saisiras pas, Sphinx terrible, qui dardes sur l’horizon ton grand œil éternel.
Pour demeurer avec moi, tu es trop folle.
Toi, pour me suivre, tu es trop lourd.
Il y a longtemps que je vois au bout du désert glisser, dans la tempête, tes deux ailes déployées.
Il y a longtemps que je galope sur les sables, et que je vois le soleil brunir ta figure sérieuse.
La nuit, quand je marche dans les corridors du labyrinthe, et que j’écoute le vent bramer sous les galeries où passe la lune, j’entends le bruit de tes pattes grêles sur les dalles sonores. Où vas-tu que tu fuis si vite ?… Moi, je reste au bas des escaliers, à regarder les étoiles dans les vasques de porphyre.
De l’air ! de l’air ! du feu ! du feu ! je cours sur les flots, je plane sur les monts, j’aboie dans les gouffres. De ma queue traînante, je raye les plages. En me couchant sur la terre, mon ventre a creusé les vallées, et les collines ont pris leur courbe selon la forme de mes épaules. Mais toi, toujours accroupi et grondant comme un orage, je te retrouve immobile, ou bien, du bout de ta griffe, dessinant des alphabets sur le sable.
C’est que je garde mon secret, je songe et je calcule. L’Océan, dans son grand lit, se balance encore. Le chacal piaule près des sépulcres. Les blés se courbent aux mêmes brises. Je vois la poussière qui tourbillonne, le soleil qui luit, j’entends le vent qui souffle.
Moi, je suis légère et joyeuse. Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je verse à l’âme les éternelles manies, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, et les serments d’amour et les résolutions vertueuses.
J’ai bâti des architectures étranges dont j’ai ciselé les feuillages avec l’ongle de mes pattes. C’est moi qui ai suspendu des clochettes au tombeau de Porsenna. J’ai inventé les idoles à quatre bras, les religions dévergondées, les coiffures ambitieuses.
Je pousse les matelots aux voyages d’aventure : ils aperçoivent dans la brume des îles avec des pâturages verts, des dômes, des femmes nues qui dansent, et ils sourient à toutes ces ivresses qui chantent dans leur âme, au milieu des grands flots se refermant sur le navire sombré.
Ô Fantaisie ! Fantaisie ! emporte-moi sur tes ailes pour désennuyer ma tristesse !
Ô inconnu ! inconnu ! je suis amoureuse de tes yeux ! Comme une hyène en chaleur, je tourne autour de toi, sollicitant les fécondations dont le besoin me dévore.
Ouvre la gueule ! lève tes pieds ! monte sur mon dos !
Mes pieds depuis qu’ils sont à plat ne peuvent plus se relever. Le lichen, comme une dartre, a poussé sur ma bouche. À force de songer, je n’ai plus rien à dire.
Tu mens, Sphinx hypocrite ! J’ai vu ta virilité cachée ! D’où vient toujours que tu m’appelles et me renies ?
C’est toi, Caprice indomptable, qui passes et tourbillonnes.
Est-ce ma faute ?… Comment ?… Laisse-moi !
Houahô ! houahô !
Tu remues, tu m’échappes !
Heoûm ! eûm !
Essayons ?… Tu m’écrases !… houahô ! houahô !
Miséricorde ! ces vilaines bêtes-là vont m’avaler tout cru !
Oh ! j’ai froid ! une terreur infinie me pénètre ! Il me semble apercevoir… comme des types vagabonds qui cherchent de la matière, ou bien des créatures s’évaporant en idées ! Ce sont des regards qui passent, des membres incomplets qui palpitent, des apparences humaines plus diaphanes que des bulles d’air.
Ne soufflez pas trop fort ! Les gouttes de pluie nous écrasent, les sons faux nous aveuglent, les ténèbres nous déchirent. Composés de vent, de parfums et de rayons, nous sommes un peu plus que des rêves, et pas des êtres tout à fait.
Nous n’avons qu’un œil, qu’une joue, qu’une narine, qu’une main, qu’une jambe, qu’une moitié du corps, qu’une moitié du cœur ; et nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés de logis avec nos moitiés de femmes et nos moitiés d’enfants.
Retenus à terre par nos chevelures plus longues que les lianes, nous végétons à l’abri de nos pieds larges comme des parasols ; — et nous regardons, à travers eux, la lumière du jour, avec nos veines qui s’entre-croisent et notre sang rose qui circule.
N’ayant point de tête, nos épaules en sont plus larges et il n’y a pas de bœuf, de rhinocéros, ni d’éléphant qui soit capable de porter ce que nous portons. Des espèces de traits et comme une vague figure empreinte sur nos poitrines : voilà tout ! Nous pensons des digestions, nous subtilisons des sécrétions. Dieu, pour nous, flotte en paix dans les chyles intérieurs.
Nous marchons droit notre chemin, traversant toutes les fanges, côtoyant tous les abîmes, et nous sommes les gens les plus laborieux, les plus heureux, les plus vertueux.
Petits bonshommes, nous grouillons sur le monde, comme de la vermine sur la bosse d’un dromadaire. On nous brûle, on nous noie, on nous écrase, et toujours nous reparaissons plus vivaces et plus nombreux, terribles par la quantité.
Nous grimpons aux arbres pour super les œufs, nous plumons les oisillons et nous posons leur nid sur notre tête en manière de bonnet. Malheur à la vierge qui va seule aux fontaines !
Hardi ! compagnons ! faisons claquer nos dents blanches, agitez les feuillages !
Qui donc me souffle à la figure ce parfum de sève où mon cœur défaille ?
Mes soixante-douze andouillers sont creux comme des flûtes. Je les courbe et je les redresse… tiens !
Quand je me tourne vers le vent du sud, il s’en échappe des sons qui attirent à moi les bêtes ravies. Les serpents s’enroulent à mes jambes, les guêpes se collent à mes narines et les perroquets, les colombes et les ibis se tiennent perchés sur mes rameaux… Écoute !
Quels sons ! mon cœur se détache ! il vibre ! cette mélodie va l’emporter avec elle !
Mais quand je me tourne vers le nord et que j’incline mon bois plus touffu qu’un bataillon de lances, il en part une voix terrible, et les forêts tressaillent, les cascades remontent, les lotus s’éclatent, la terre tremble et les herbes se hérissent comme la chevelure d’un lâche… Écoute !
Ah ! je me dissous, et tout ce qu’il y a dans ma tête s’en arrache et tourbillonne, comme des feuilles d’arbre dans un grand vent !
Au galop ! au galop ! J’ai les sabots d’ivoire, les dents d’acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front est blanche par le bas, noire au milieu, rouge au bout.
Je voyage de la Chaldée au désert Tartare, sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je dépasse les autruches ; je cours si vite que je traîne le vent.
Je frotte mon dos contre les palmiers, je me roule dans les bambous. D’un bond je saute les fleuves, — et quand je passe par Persépolis, je m’amuse à casser, avec ma corne, la figure des rois qui sont sculptés sur la montagne.
Moi, je sais les cavernes où ils dorment, les vieux rois ! Ils sont assis sur leur trône, couronnés de la tiare et vêtus d’un manteau rouge ; — une chaîne qui sort de la muraille leur tient la tête droite, et leur sceptre d’émeraude est posé sur leurs genoux. Près d’eux, dans des bassins de porphyre, des femmes qu’ils ont aimées flottent avec leur robe blanche, sur des liquides noirs. Leurs trésors sont rangés dans des salles, par losanges, par tas, par pyramides. Il y a des lingots plus longs que des mâts de navires, des cages pleines de diamants, des soleils en escarboucles.
Debout sur les collines chenues, la croupe adossée contre la porte du souterrain, et la griffe en l’air, j’épie de mes prunelles flamboyantes ceux qui voudraient venir. C’est un pays blanchâtre, tout plein de précipices, immobile et ravagé. Le ciel noir s’étend sur la vallée où les ossements des voyageurs s’égrènent en poussière… Je t’y conduirai, Antoine, et les portes d’elles-mêmes s’ouvriront : tu humeras la vapeur chaude des mines, tu descendras dans les souterrains.
Oh ! non ! non ! c’est comme si la terre m’écrasait ! j’étouffe…
Je traverse les firmaments, j’effleure les plages où je vais becquetant des étoiles, et je trottine, du bout de mes pattes, sur la voie lactée, comme une poule qui saute parmi des grains d’avoine.
Quand je veux dormir, je me couche dans la lune, en courbant mon corps selon sa forme ovale. D’autres fois, je la prends à mon bec et, à grands coups d’aile, je la traîne par les espaces. C’est alors qu’elle court si vite, descendant les vallées, sautant les ruisseaux, cabriolant sur les bois, comme une chèvre qui vagabonde dans la vaste plaine bleue.
Mais quand la flamme des soleils ne peut plus réchauffer mon sang appauvri, je vais dans l’Yémen prendre de la myrrhe fraîche, dont je compose un nid funèbre. Alors je ferme les plumes et je me mets à mourir.
La pluie d’équinoxe qui tombe sur ma cendre la mêle au parfum tiède encore. Un ver apparaît, il lui pousse des ailes, il s’envole : c’est le Phénix, fils ressuscité du Père… Des astres nouveaux s’épanouissent, un soleil plus jeune éclate, et les sphères paresseuses recommencent à tourner.
Je suis malade ! Comme je souffre ! qu’ils me tourmentent !… Oh ! là ! là !… hah ! hah ! hah !
Je suis brûlé, asphyxié, étranglé ! je crève de toutes les façons ! On me tire la queue, on me pince le ventre, on m’écorche le dos, et j’ai un aspic qui me mord la verge !
Mon pauvre cochon ! mon pauvre cochon !
Prends garde ! tu vas tomber dans ma gueule ! Je suis le Dévorateur universel, le fils des volcans nourri de lave et de soufre ! Les rochers où je me pose éclatent, les arbres où je m’enroule s’enflamment, la glace se fond à mes regards et, quand je passe par les cimetières, les os des morts se mettent à sauter dans leur sépulcre, comme des châtaignes dans la poêle. J’ai bu la rosée des prairies, la sève des plantes, le sang des bêtes. Je bois du feu. Le feu m’attire. Il faut que j’avale ta moelle, que je pompe ton cœur. J’ai deux dents, une en haut, une en bas. Tu vas sentir comme elles pincent !
Je cours après les hommes. Je les saisis par les reins et je leur bats la tête contre les montagnes pour en faire jaillir la cervelle. Je sue la peste, je crache la grêle. C’est moi qui dévore les armées, quand elles s’aventurent dans le désert.
Mes ongles sont tordus en vrilles, mes dents sont taillées en scie, et ma queue que je dresse, abaisse et contourne, est hérissée de dards que je lance à droite, à gauche, en avant, en arrière… tiens ! tiens !
Gras, mélancolique, farouche, je reste ainsi continuellement, à sentir sous mon ventre la chaleur de la terre.
Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter ; je le roule autour de moi, lentement, et, la mâchoire entr’ouverte, j’arrache avec ma langue des herbes vénéneuses arrosées de mon haleine. Une fois même je me suis dévoré les pattes, sans m’en apercevoir.
Personne, Antoine, n’a jamais vu mes yeux, ou ceux qui les ont vus sont morts. Si je relevais mes paupières, mes paupières roses et gonflées, tout de suite tu mourrais.
Oh ! oh !… celui-là… a… a !
Eh bien !… si j’allais avoir envie de les regarder, ces yeux ? mais oui, sa stupidité féroce m’attire ! je tremble !… Oh ! quelque chose d’irrésistible m’entraîne à des profondeurs pleines d’épouvante !
Le sable de la route a sali nos écailles, et nous ouvrons la gueule comme des chiens hors d’haleine.
Nous t’emmènerons, Antoine, tu viendras avec nous sur les lits de varechs, par les plaines de corail qui frissonnent au mouvement régulier des vagues profondes. Tu ne sais pas nos immensités liquides. Des peuples divers habitent les pays de l’Océan. Les uns sont au séjour des tempêtes. D’autres nagent en plein, dans la transparence des ondes froides, aspirent par leurs trompes l’eau des marées qui refluent, ou portent, sur leurs épaules, le poids des sources de la mer. Semblables à des soleils découpés, des plantes toutes rondes abritent des animaux endormis. Leurs membres poussent avec les roches. Le mollusque bleuâtre fait palpiter son corps inerte comme un flot d’azur.
Nous n’entendons d’autre bruit que le bourdonnement éternel des grandes eaux et nous regardons au-dessus de nos têtes passer la carène des navires, comme des astres noirs qui glissent en silence.
Oh ! oh ! je ne distingue plus…
Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. Mon âme déborde par-dessus moi ! Je voudrais m’élancer, m’enfuir au dehors. Moi aussi je suis animal, la vie me grouille au ventre. J’ai envie de voler dans les airs, de nager dans les eaux, de courir dans les bois. Oh ! comme je serais heureux si j’avais ces robustes existences sous leurs cuirs inattaquables ! Comme je respirerais à l’aise sur ces vastes envergures !
J’ai besoin d’aboyer, de beugler, de hurler ! je voudrais vivre dans un antre, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, — et me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sous les formes, pénétrer chaque atome, circuler dans la matière, être matière moi-même pour savoir ce qu’elle pense…
Tu vas le savoir ! je vais te l’apprendre !
Oh ! que n’ai-je des ailes, comme le cochon de Clazomène !
TROISIÈME PARTIE.
Où vais-je ?
Plus haut ! plus haut !
Le sommet des arbres disparaît. Les collines s’abaissent ! J’étouffe… le vent, par grandes bouffées, me donne des coups dans la figure.
Courage ! ne me lâche pas !
Je flotte éperdu dans des immensités froides.
Ouvre les yeux maintenant !
Oh ! comme c’est large ! comme c’est beau ! J’entends le ronflement des sphères. Les étoiles tombent sans bruit, pareilles à des flocons de neige.
Aperçois-tu là-bas une matière lumineuse d’où sortent des soleils ?
Et des parcelles qui s’en détachent se mettent à tourner !
Sans nombre et sans fin les âmes ainsi ruissellent continuellement de la grande Âme. Plus loin, cette poussière d’or étalée n’est faite qu’avec des portions d’astres éteints qui achèvent de s’évaporer.
Les soleils s’usent donc ?
Les soleils, mais pas la lumière qui est en eux ! La forme périt, la substance est éternelle. À la dissolution de l’homme, quand se défait d’un seul coup cet assemblage momentané, tous les éléments qui le composaient repartent libres, et des mondes à l’infini s’organisent… N’as-tu pas reconnu des voix dans le frémissement des roseaux ? Les chiens qui hurlent ne te parlent-ils pas de tes amis morts ?
Comme nous allons ! quelle étendue !
Tu ne la soupçonnais pas si vaste, hein ? Mais quand tu remuais ton bras, savais-tu comment ? et quand s’avançait ton pied, savais-tu pourquoi ? La fiente de ton cochon poudroyant au soleil, avec les scarabées verts qui bourdonnaient à l’entour, suffisait tout comme Dieu à torturer ta pensée, l’infiniment petit n’étant pas plus facile à comprendre que l’infiniment grand. Mais par delà l’intelligence humaine, il n’y a plus ni ce qui est grand ni ce qui est petit, car l’illimité n’a pas de mesure, l’éternité n’a point de durée, Dieu ne se classe pas en parties.
Si le plus imperceptible des brins de la matière te découvre un aussi vaste horizon que l’ensemble des choses, c’est qu’il y a, dans l’un comme dans l’autre, un insaisissable abîme qui les fait pareils. Or, il n’y a pas deux infinis, deux dieux, deux unités : il y a Lui, et c’est tout !
Comment ? tout ! Dieu est partout, alors ?… il est donc dans l’abstraction de ceux qui pensent, dans la passion de ceux qui souffrent, dans l’action de ceux qui font ? Assiste-t-il à tout cela ? est-il tout cela ?… cette partie de moi où je n’ai jamais pu entrer, c’était donc lui !… Oh ! montons !… plus haut ! encore !… tout au bout !
Les vois-tu, les innombrables feux du ciel ? constellations, météores, astres qui durent des myriades de siècles, étoiles d’un jour ! Chacun tourne, chacun brille, et c’est le même mouvement, la même lumière ! Le sang de l’homme palpite dans son cœur et gonfle les veines de ses pieds. Le souffle de Dieu circule parmi les mondes, et les contingences de ces mondes, comme les gouttes de ton sang, sont toutes pareilles en tant que parties du même tout, formées elles-mêmes d’autres particules et ainsi de suite et toujours. La bouffée d’air qui passe maintenant par tes narines est le résultat complexe de mille créations disparues. La pensée qui te survient a été conduite jusqu’à toi par des voyages dans l’espace, plus longs que n’est distante de tes yeux la dernière de ces étoiles. Ce que chaque homme a songé, depuis qu’il existe des hommes, y a contribué pour quelque chose, et toute la matière, tout l’esprit, tout ce qui a paru, tout ce qui est, fini, infini, forme et idée, se lient, se confondent, s’engendrent.
N’y a-t-il pas des choses inertes qui sont comme animales, des âmes végétatives, des statues qui rêvent et des paysages qui pensent ?… Un rythme mystérieux pousse à la danse éternelle tous les atomes remués, — les corps, à travers leur existence et leur trépas, ne faisant que poursuivre leur rentrée dans la poussière, d’où ils sont sortis, l’âme avec ses extensions sans fin, n’aspirant qu’à retourner en Dieu d’où elle est venue.
Oh ! c’est donc pour cela que j’ai souvent des envies d’être mort, et que je cherche à me rappeler si je n’ai pas vécu dans d’autres mondes ?
Mais la matière n’est pas d’un côté, l’esprit de l’autre, car il y aurait un infini de matière et un infini d’esprit, deux infinis qui par conséquent seraient bornés, d’où il n’y aurait plus d’infini. Il n’existe point d’atome plus grand l’un que l’autre, ou il n’y a pas d’atome. Mais, puisque la substance contient les modes et que les choses sont en Dieu, où est donc la différence qui se trouve dans les parties de ce tout, entre le corps et l’âme, la matière et l’esprit… le bien et le mal ?
Comme nous allons ! Comme nous allons ! Je suis aspiré par en haut ! Je vois les planètes au-dessous de moi !… Il n’y a plus rien !… est-ce le vide ?
Non ! car rien n’est pas !
Irai-je incessamment ? Où donc est le but ?…
En soi ! Car, si avant que tu remontes dans les causes, de si loin que tu tires les genèses, il faudra toujours que tu en viennes à la fin à une cause première, à un principe antérieur, à un Dieu incréé. Mais l’abstraire de la Création, afin de mieux expliquer cette création, est-ce l’expliquer davantage ? Et il reste maintenant aussi incompréhensible hors d’elle, que la Création tout à l’heure l’était sans lui.
La mélodie d’une lyre, ce n’est pas l’air mis en mouvement, ni la vibration des cordes, ni le son des notes : elle résulte de tout cela et elle le cause. Tu ne sépareras pas plus la mélodie de la lyre, de ses cordes ni de ses notes, que tu ne disjoindras le créateur de la créature, le fini de l’infini, l’attribut de la substance. La mélodie se fait en vertu d’un ordre qui est en elle… d’où elle n’est pas libre. Dieu existe en vertu de lui-même, en dehors de quoi il ne peut être, et alors il n’est pas libre.
Pas libre, le Tout-Puissant ! lui qui est le maître ?
Pourrait-il s’anéantir ?… Peut-il faire qu’autre chose que lui soit Dieu, ou devenir autre chose ?
Cependant… il gouverne, il punit et il récompense.
D’après l’ordre, mais qu’il n’a pas volontairement posé, puisque c’est en vertu de cet ordre qu’il existe. Par cela seul qu’ils sont, les faits en amènent d’autres, que l’on appelle ordinairement leurs conséquences : telle action en occasionne une seconde qui en produit une troisième ; d’où une quatrième, une centième, et sans qu’il soit possible d’en arrêter une seule.
L’homme qui commet le mal en reçoit plus tard le châtiment ; mais que sais-tu s’il ne sera pas récompensé par la suite d’avoir été puni autrefois ? Dieu n’est pas plus libre de ne point punir le mal que tu n’es libre d’avoir l’idée qu’il le doit. Ton âme contient Dieu puisqu’elle le pense. — Comment pense-t-elle ? C’est par Dieu ! Mais l’infini ne peut se tenir ailleurs qu’en soi-même. Dieu vit dans la vie, se pense dans la pensée. Puisque tu es, il est en toi, dès l’instant que tu le comprends : tu es en lui, il est toi ; — tu es lui, — et il n’y a qu’Un.
Il n’y a qu’Un ! Il n’y a qu’Un ! J’en suis donc ! je fais partie de Dieu, moi ! Mon corps est de la matière de toute matière ! Mon esprit de l’essence de tout esprit, — mon âme est toute l’âme ! Immortalité, étendue, j’ai tout cela, je suis cela ! Je me sens Substance ! Je suis Pensée !
Et je n’ai plus peur à présent, non ! Me voilà calme et immense comme l’infini qui m’enveloppe.
C’est dans cet infini que se meuvent les choses ! Quand tu écoutais tantôt la musique des sphères, ce n’étaient pas les sphères qui tournaient, mais en toi que se passait cette harmonie. Quand tu t’épouvantais de l’abîme, c’était toi seul qui faisais l’abîme par l’illusion de ton esprit imaginant alors des distances dans l’étendue et croyant apercevoir des degrés dans ce qui n’a pas de mesure. Ces clartés même où tu te dilatais joyeux, qui te dit qu’elles sont ?
Qui te dit qu’elles sont ? Peux-tu voir avec d’autres yeux que tes yeux, et s’ils se trompent, si ton âme pose tout et que cette âme soit mensonge, que deviendra la certitude de ce qui est posé ? que seras-tu ? qu’y aura-t-il ? Pendant le sommeil de la vie, l’homme, comme un dieu engourdi, sent confusément qu’il rêve. Mais si jamais ne venait le réveil ? si tout cela n’était qu’une dérision ? qu’il n’y eût que néant ? Ah ! ah ! tu ne conçois pas que le néant puisse être ? Mais si c’était l’absurde au contraire qui fût le vrai ? Y a-t-il même quelque chose de vrai ? On ne prouve rien, et quand même on prouverait tout, jamais une preuve n’existe que par rapport au monde qu’elle concerne et à l’intelligence qui la perçoit. Et si ce monde lui-même n’est pas, si cet esprit n’est pas ? Ah ! ah ! ah !
Mais tu es, toi… pourtant… je te sens !
Oui, j’y vais ! j’y vais !
Comment ?… hâh !
Tiens, le cochon ! je le croyais mort !… pourquoi cela ?… je ne sais !… mon cœur ne bat plus ! Il me semble que je suis comme ces pierres, ou plutôt comme une citerne vide, avec des ronces tout autour… et au fond une grande tache noire.
D’où viens-je ?… où ai-je été ?
Quand je chercherais, que je me fatiguerais, puisque je ne peux pas ! puisque c’est plus fort que ma force !
Je ne comprends rien à tout cela, moi !
Si je priais ? mais j’ai déjà tant prié ! Si je travaillais plutôt… Ah ! il faudrait rallumer la lanterne ! Non ! non !… Oh ! que je m’ennuie ! je voudrais faire quelque chose et je ne sais quoi ! je voudrais aller quelque part et je ne sais où ! Je ne sais pas ce que je veux ! je ne sais pas ce que je pense ! je n’ai même plus la force de désirer vouloir !
Quelle tristesse ! Oh ! comme la nuit est froide ! Je sens peser sur mon âme des linceuls mouillés ! J’ai la mort dans le ventre !
Une… deux… trois !… une, deux !… une, deux !
D’où vient que je fais ce que je fais ? que je suis ce que je suis ? J’aurais pu être autre chose ! Si j’étais né un autre homme j’aurais eu alors une autre vie, et je n’aurais même rien connu de la mienne ! Si j’étais arbre, par exemple, je porterais des fruits, j’aurais un feuillage, des oiseaux, je serais vert !
Pourquoi n’est-ce pas le cochon qui est moi, pourquoi ne suis-je pas lui ?
… Oh ! comme je souffre ! je me déteste ! Si je pouvais, je m’étoufferais !
Je m’assomme moi-même ! J’aimerais mieux me voir réduit en jambons et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers !
Viens, je suis la consolatrice, moi !
Pourquoi mourir, Antoine ?
Oui, meurs ! le monde est laid ! Ne faut-il pas te réveiller tous les matins, et manger, boire, aller, venir ? Chacune de ces pauvres sensations s’ajoute à la suivante, comme des fils à des fils, et l’existence d’un bout à l’autre n’est que le continuel tissu de toutes ces misères !
Ah ! cela est vrai ! il vaudrait mieux peut-être…
Non ! non !
Le monde est beau ! Il y a des fleurs plus hautes que toi, et des pays où l’encens fume au soleil, des roucoulements au fond des bois, des battements d’ailes dans l’éther bleu. Par les nuits d’été, les longues vagues des mers chaudes déploient des feux dans l’écume blanche et le ciel est pailleté d’or, comme la robe d’une princesse… T’es-tu balancé sur les grandes lianes ? es-tu descendu dans les mines d’émeraudes ? a-t-on frotté ton corps avec des essences fraîches ! as-tu dormi sur une peau de cygne ?… Ah ! goûte-la plutôt, cette vie magnifique qui contient du bonheur à tous ses jours, comme le blé de la farine à tous les grains de ses épis. Aspire les brises, va t’asseoir sous les citronniers ; couche-toi sur la mousse, baigne-toi dans les fontaines ; bois du vin, mange des viandes ; aime les femmes ; étreins la nature par chaque convoitise de ton être et roule-toi tout amoureux sur sa vaste poitrine.
Tu n’as jamais senti dans ta chair comme l’orgueil d’un dieu qui rugissait, ni l’infini te submerger sous l’envahissement d’une caresse.
Je veux des femelles enragées de rut ! du fumier gras ! de la fange jusqu’aux oreilles ! Je m’ennuie, je m’échapperai, je galoperai sur les feuilles sèches, avec les sangliers et les ours !
Ah ! mon cœur se fond à l’imagination des félicités.
Goûte-les ! et tu verras au fond de la coupe vide l’éternelle grimace de ma tête de mort.
Ne sens-tu pas ton âme remplie de vapeurs nauséabondes, qui s’élèvent comme les fumées d’un cratère ? Le vent les roule et il n’y paraît plus. Ton désespoir ne dure pas. Le soleil, en passant, te sèche les larmes sur la figure. Tes résolutions, tes convoitises, ta vertu, ton ennui, tout s’effiloque à ras de terre, comme le bord de mon linceul. J’en recouvre le genre humain ! j’en embarrasse tous ses mouvements ! Mon squelette craque entre ses bras dans les étreintes de l’amour, et le dernier terme de sa joie, c’est d’en vouloir mourir.
Qu’importe ! je fais pousser des fleurs sur les tombeaux, et l’universalité des choses tourbillonne dans mon amour, comme de la poussière au soleil !
Vois-tu là-bas ce petit sentier, dans les sables ? Il te conduira jusqu’à la porte des villes, qui sont pleines de femmes. Je te donnerai la plus belle, une vierge, — tu la corrompras et elle t’adorera comme un dieu, dans l’ébahissement de sa chair vaincue. Cours donc ! voilà ses vêtements qui s’envolent, — et, tout étalée parmi des coussins d’écarlate, elle lève en l’air ses deux bras nus, pour t’étreindre sur son cœur.
Regarde plus près, au pied de la colline, ce grand euphorbe ? Brise ses rameaux et suce tes doigts !… et puis tu resteras tout étendu… tu ne sentiras plus rien… Tu ne seras plus rien !
Laquelle suivre ?…
J’ai comme un besoin de vomir la vie, — et cependant je halette d’un appétit désordonné ! La chaleur, ô Luxure, qui s’exhale de ta poitrine m’enflamme la joue ; et ton haleine, ô Mort, me fait froid dans les cheveux.
C’est ma grande voix qui fait le murmure des capitales, et le battement de mon cœur n’est que la palpitation du genre humain.
La série continue des choses forme le tourbillon du néant, et tout le tapage du monde n’est que le claquement de ma mâchoire.
Je mets du vertige au bord des obscénités, une joie dans les morsures, de l’attraction même sous les dégoûts.
Les pleurs que j’ai tirés des yeux formeraient des océans, les œuvres que j’ai abattues composeraient un tas plus haut que tous les mondes.
Couverte de joyaux d’or, la prostituée, belle du désir de tous les hommes, chante à voix basse des mots amoureux sous sa lanterne qui fume.
Les vers blanchâtres, dans la nuit du tombeau, se collent sur les visages, comme un essaim d’abeilles qui dévorent une figue.
Et il y a même des femmes mortes qui ont un air si abandonné, avec leurs bras pendants, leurs paupières entrecloses et leurs cheveux noirs se déroulant sur leurs chairs pâles, que l’on dirait une autre nudité plus générale et plus profonde.
Oh !… oh !… vous me semblez horribles toutes les deux !
On assassine pour moi. On trahit et l’on se tue. Je bouleverse la vie, je fais hurler les lions et bourdonner les mouches ; je fais voler les aigles et bondir les singes ; et les couches humaines craquent sous les baisers, les métaux bouillonnent, les étoiles palpitent !… Viens ! viens ! ma sève te ruissellera dans l’âme comme un fleuve de joie.
Mais je suis douce, moi. J’ai dénoué tous les esclavages, j’ai fini toutes les tristesses ! Est-ce mon sépulcre qui t’épouvante ? il se dissoudra comme tes os !… Est-ce ma solitude noire ? tu seras dans la compagnie de la pourriture universelle !
Oh ! tais-toi ! tais-toi ! Chacune de tes paroles, comme des coups de catapulte, fait crouler mon orgueil. Le néant des choses vécues m’écrase !
Je tressaille sous la terre et j’engloutis les villes. Je me couche sur les flots et je renverse les navires ; le vent de mon linceul dans les cieux fait tomber les étoiles, et je marche derrière toutes les gloires, comme un pasteur qui regarde paître son troupeau. Arrive donc ! tu me connais ! je te remplis ! Néant au dehors de toi ! néant au fond de toi ! Et il descend encore plus bas, — il tourbillonne à l’infini ! Le sarcophage dévore, la poussière se disperse, et j’absorberai le dernier grain qui en restera.
Il n’y a pas d’obstacle ni de volonté que je ne brise, et, comme l’action est insuffisante au désir, je me déborde sur le rêve. Le religieux, au fond des cloîtres, voit passer sous les arcades, à la lueur de la lune, des formes de femmes nues qui lui tendent les bras. La vierge dans l’atrium soupire de ma langueur, et le matelot sur l’Océan. J’ai d’irrésistibles hypocrisies avec des colères qui emportent tout. Je ravage la chasteté, j’enflamme la joie, et jusque dans l’amour heureux, je creuse des abîmes où tournoient d’autres amours.
Il entendait du haut de la croix les clameurs du peuple féroce qui s’apaisait au loin dans les rues. Son front saignait, son flanc coulait, un corbeau noir venait becqueter, contre sa joue, la sanie de ses yeux caves, et ses cheveux secoués par l’ouragan lui flagellaient la face comme un paquet de lanières… Alors…
… comme le petit de la gazelle et comme l’enfant de la femme, j’ai fait mourir le fils de Dieu !
Rien pourtant ne manquait au premier-né ! Les fleuves autour de lui s’épanchaient pour sa soif. Les arbres, quand il passait, s’abaissaient devant sa bouche. Il humait de sa poitrine jeune l’air immaculé du monde et il contemplait Dieu face à face : il a tout perdu, tout voulu perdre, pour la saveur d’un baiser !
Mais tu es plus fort que Dieu, toi ! Car il lui est impossible de te contraindre à vivre, — et la puissance qui gouverne les mondes va fléchir tout à l’heure devant cette décision de ta liberté.
Ah ! oui ! oui ! quelle joie ce serait !
Tu peux le forcer à faire une âme. Il faudra bien qu’il obéisse à cette fantaisie de ta chair, et tu t’enracines dans la nature ! Des postérités te suivront ! Tu portes en toi des siècles pleins d’œuvres !
Non ! assez ! assez !
Reconnais donc ma figure ! Viens ! c’est moi ! Tu m’appelais à travers les convoitises de l’amour mystique, et tu aspirais mon haleine dans le vent chaud des nuits ; tu cherchais mes yeux dans les étoiles, tu palpais mes formes vagues, en étendant tes bras dans l’air vide.
Rappelle-toi donc toutes les amertumes de ta vie ! Tu me désirais pourtant dans ton appétit de Dieu et tu goûtais mes caresses dans les supplices de ta pénitence ! Viens donc ! je suis le repos, la paix, le néant, l’absolu !
Viens, viens ! je suis la vérité, la joie, l’éternel mouvement, la vie même !
Mais si vous mentiez toutes les deux ? s’il y avait, ô Mort, une autre vie, des douleurs derrière toi ? Et si j’allais, ô Luxure, trouver dans ta joie un autre néant plus sombre, un désespoir encore plus large ?
J’ai vu sur la face des moribonds comme un sourire d’immortalité, et tant de tristesse sur la lèvre des vivants que je ne sais laquelle de vous deux est la plus funèbre ou la meilleure… Non !… non !
Tiens ! regarde !
Bâ, — bâ, — bâ, — bâ !
À d’autres !
Plus vite ! plus vite !
Allons donc !
Passez ! passez !
Pourquoi cela ? pourquoi donc ?
Gange aux vastes rives, où vas-tu, que tu nous entraînes comme des brins d’herbe ?
L’éléphant a tremblé sur ses genoux, la tortue a rentré ses membres, et le serpent a lâché le bout de sa queue, qu’il tenait dans sa gueule.
Remonte vers ta source ! Au delà des demeures du soleil, après la lune, derrière la mer de lait, nous voulons boire encore l’enivrement de nos immortalités, au son des luths, dans les bras de nos épouses.
Mais tu coules toujours, tu coules toujours, Gange aux vastes rives !
Qui donc a fait cent fois le sacrifice du cheval, pour me déposséder de mon empire ? Où êtes-vous, mes Crépuscules jumeaux qui trottiez sur vos ânes ? Où es-tu, Feu monté sur le bélier d’azur aux cornes rouges ? Où es-tu donc, Aurore au front vermeil qui retirais à toi le nuage sombre de la nuit, comme une danseuse qui s’avance, la robe retroussée sur son genou ?
Je brillais d’en haut, j’éclairais les carnages, j’effaçais les pâleurs. Mais c’est fini, maintenant ! La grande âme tout essouflée va mourir, comme une gazelle qui a trop couru.
De prairies en prairies, de sphères en sphères, de cieux en cieux, j’ai fui. Je suis pourtant la richesse des âmes, la sève des arbres, la couleur du lotus, le flot tiède, l’épi mur, la déesse aux longs sourires, qui bâille dans la gueule des vaches et se baigne dans la rosée.
Ah ! j’ai trop cueilli de fleurs, ma tête est étourdie.
J’ai remis à flot la montagne noyée et, sur mon dos de tortue, j’ai porté le monde. De mes défenses j’ai éventré le géant. Je suis devenu lion, je suis devenu nain. J’ai été brahmane, guerrier, laboureur. Avec un soc de charrue, j’ai exterminé un monstre à mille bras, j’ai fait beaucoup de choses, des choses difficiles, prodigieuses ! Les créations passaient, moi je durais, et comme l’Océan qui reçoit tous les fleuves, sans en devenir plus gros, j’absorbais les siècles.
Qu’est-ce-donc ?… Tout chancelle… où suis-je ? qui suis-je ? Faut-il prendre ma tête de serpent ?
Ah ! plutôt la queue de poisson qui battait les flots !
Si j’avais la figure du solitaire ?
Eh non ! C’est la crinière du cheval qu’il me faut !
Hennissons ! levons le pied !… Oh ! le lion !
Oh ! mes défenses !
Toutes mes formes tourbillonnent et s’échappent, comme si j’allais vomir la digestion de mes existences. Des âges arrivent. Je grelotte comme dans la fièvre.
Je suis la terre ! je suis l’eau ! je suis le feu ! je suis l’air ! je suis l’intelligence, la conscience, la création, la dissolution, la cause, l’effet : invocation dans les livres, profondeur dans l’Océan, vastitude dans le ciel, force du fort, pureté du pur, sainteté du saint !
Bon ! excellent ! très-haut ! Le sacrifice ! l’aromate ! Le prêtre et la victime ; le protecteur, le réconforteur ! Le créateur !…
… la pluie qui fait du bien, la bouse de vache, le fil du collier, l’asile, l’ami, la place où les choses doivent être ; la semence inépuisable, éternelle, toujours renouvelée ! Sorti à la fin de l’œuf d’or, comme le fœtus de sa membrane, je…
Multiplier les Formes par elles-mêmes, ce n’est pas produire l’Être ! Quand je creuserais éternellement les puits de la pagode, quand j’élèverais continuellement les escaliers de la tour, à quoi bon ? C’est donc inutile, tout ce que j’ai souffert ! Les agonies de mes morts, les travaux de mes existences ! tant de sueurs ! tant de combats ! tant de victoires !…
Ô nourrice, qui t’épouvantais jadis en contemplant dans ma bouche les formes de l’univers resplendissantes comme des rangées de dents, tu ne sais pas qu’à cette heure mes gencives silencieuses se renvoient de l’une à l’autre le vide qu’elles mâchent !
Au milieu de la forêt, le religieux, qui contemple le soleil, prie de toute son âme ! Il s’est retiré du monde ! Il se retire de lui-même, il se dégage. Sa pensée le transporte où il veut, il voit à toute distance, il entend tous les sons, il prend toutes les formes, mais… s’il n’en rendait aucune ?… S’il allait se dépouiller de toutes ?… Oui… à force d’austérités, s’il finissait…
Oh !!
Plus rien !… C’étaient des dieux, pourtant !
Le soleil fuit ! Il court comme s’il avait peur, il se ferme comme l’œil fatigué d’une vieille fileuse.
Nous avons froid, nos peaux d’ours sont lourdes de neige et le bout de nos pieds passe par les trous de nos chaussures.
Jadis nous étions dans nos grandes salles où les bûches flambaient, près des tables longues couvertes de quartiers de viande et de couteaux à manche ciselé.
Il faisait bon, nous buvions de la bière. Nous nous racontions nos vieux combats. Les coupes de corne entre-choquaient leurs cercles d’or, et nos cris montaient comme des marteaux de fer que l’on eût lancés contre la voûte.
Elle était cannelée de bois de lances, la large voûte ! Les glaives suspendus nous éclairaient pendant la nuit, et nos boucliers du haut en bas s’étalaient sur les murs.
Nous mangions le foie de la baleine, dans des plats de cuivre qui avaient été battus par des géants. Nous jouions à la balle avec des rocs ; nous écoutions chanter les sorciers captifs qui s’appuyaient en pleurant sur leurs harpes de pierre, et nous rentrions dans nos lits, le matin seulement, lorsque la brise, tout à coup, entrait dans la salle échauffée.
Il a fallu partir, pourtant ! Il y eut alors des sanglots ! Nous avions le cœur gonflé, comme la mer quand bat le plein de la marée.
Sur la lande où picore la corneille, nous avons trouvé les pommes dont se nourrissaient les dieux quand ils se sentaient vieillir ; elles étaient noires de pourriture et s’écrasaient à la pluie. Dans la forêt profonde, près du Hêtre éternel, nous avons vu les quatre daims qui tournent en mordant son feuillage. L’écorce était rongée et les bêtes assouvies ruminaient debout, en battant du pied. Au bord de la plage, où se brisent les glaçons blancs, nous avons rencontré le vaisseau construit avec les ongles des cadavres : il était vide, et alors a chanté le coq noir qui se tenait au fond de la terre, dans les salles de la Mort.
Nous sommes las, nous avons froid et nous trébuchons sur la glace. Le loup qui court derrière nous va dévorer la lune.
Nous n’avons plus les grandes prairies où il y avait des haltes pour reprendre haleine dans la bataille. Nous n’avons plus les navires à plaques d’or, les longs navires bleus dont la proue coupait les monts de glace, quand nous cherchions, sur l’Océan, les Génies cachés qui bramaient dans les tempêtes. Nous n’avons plus les patins pointus avec lesquels nous faisions le tour des pôles, en portant, au bout des bras, le firmament entier qui tournait avec nous…
Oui ! ils ne s’occupaient qu’à boire, comme de bons vivants. En voilà un plus moral : il vient de la Perse !
Enfin ! les douze mille ans sont accomplis ! c’est donc le jour ! le grand jour ! Merci, ô Ferver immortel, qui laissais tomber dans mon intelligence les rayons merveilleux de tes pupilles d’émeraude ! Tu vas grandir, n’est-ce pas ? et nous allons nous baigner ensemble dans les profondeurs du Verbe !
Mais quoi ! je n’entends pas tomber la pluie d’eau noire ! Les corps ranimés ne se relèvent point de leurs tombeaux !
Kaiomors ! Meschia ! Meschiané !
Mes trois fils ne sont donc pas venus ?
Non !
Ah ! c’est toi, Arihmane !
Oui ! c’est moi ! L’ouragan a soufflé sur ton feu, ô Zoroastre ! et tes mages décoiffés y chauffent leurs pieds nus, en crachant dans les cendres.
C’était beau, pourtant ! J’avais séparé Dieu en deux parties distinctes : le Bien était d’un côté, le Mal de l’autre.
Assez ! va-t’en !
J’avais cerclé la vie dans un ordre sacerdotal : tout se superposait.
C’est fini ! retourne dans ta caverne !
J’avais enseigné la manière de faire les labours, le nombre des morceaux de tamarin, la forme des soucoupes.
Passe ! passe !
Il y avait des prières pour le lever, pour le coucher, pour les insomnies.
Amenez le chien pour qu’il regarde les agonisants ! il faut se réjouir quand on voit le hérisson. La manière licite d’éteindre la lumière est de faire du vent avec sa main. On rince trois fois le vêtement des morts. C’est du bras gauche seulement qu’il faut tenir les branches de grenadier…
Où sont mes prêtres chaussés de byblos, qui brossaient mon poil, en chantant, sur un air lent, des paroles sacrées ?
Ah ! ah ! Quelle sottise !
C’est un dieu qui pleure ! écoute !
Du côté de la Lybie, j’ai vu le Sphinx qui fuyait : il galopait comme un chacal. Les crocodiles ont laissé tomber au fond des lacs les pendants d’oreilles qu’ils portaient à la gueule. Les dieux à tête d’épervier ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux, et le ciel bleu passe tout seul sous la porte peinte des temples vides.
Où irai-je ? J’ai brouté l’Égypte jusqu’au dernier brin d’herbe. Je me traîne au bord du fleuve, je souffre de plus en plus à la blessure que m’a faite Cambyse.
Les filles des Pharaons se faisaient ensépulturer dans des coffres taillés à mon image, et Sérapis ne s’ouvrait que pour recevoir ma momie. Mais, quand un rayon de soleil avait fécondé la génisse, on accourait me prendre dans mon herbage. Des processions me conduisaient, les castagnettes sonnaient dans les blés, le cistre grinçait sur les bateaux ; et du désert, du rivage, de la plaine et des montagnes, l’Égypte accourant se prosternait autour de moi. J’étais Osiris ! j’étais Dieu ! j’étais le Démiurge apparu, l’Âme incarnée, le Grand-Tout qui se faisait visible, pacifique et beau !
Qu’est-ce donc ? je vois des hommes rouges qui apportent des charbons, avec des couteaux, et qui retroussent leurs bras !
Bel Epaphus, ils t’égorgeront, ils te dévoreront, te tanneront et l’on battra les esclaves avec tes jarrets desséchés.
Eh bien ?
Encore !
Oui, toujours !
Fuyons ! Quelque chose a rompu le fil qui liait les destinées des hommes aux mouvements des astres. Saturne m’a mutilé, et la figure de Dieu n’apparaît plus dans le disque du soleil.
J’avais des forêts mystérieuses, j’avais des océans démesurés, j’avais des montagnes inaccessibles. Dans les eaux noires, vivaient des bêtes dangereuses, et l’haleine des marécages se balançait sur ma figure, comme un voile sombre.
Terrible d’énergies, enivrante de parfums, éblouissante de couleurs, immense ! Ah ! j’étais belle quand je sortis toute échevelée de la couche du Chaos !
L’homme alors pâlissait au bruit de mes abîmes, à la voix des animaux, aux éclipses de la lune. Il se roulait sur mes fleurs, il grimpait dans mes feuillages, il ramassait sur les grèves les perles blondes et les coquilles contournées. À la fois Nature et Dieu, principe et but, j’étais infinie pour lui, et son Olympe ne dépassait point la hauteur de mes montagnes.
Il a grandi, ô Uranus ! et, comme tu faisais autrefois des Cyclopes mes fils, que tu emprisonnais dans mes entrailles, maintenant il creuse mes pierres pour y placer ses rêves et marquer plus de désespoir.
De mon temps, le regard de l’homme était pacifique comme celui des bœufs. Il riait d’un gros rire et dormait d’un sommeil lourd.
Contre le mur d’argile, sous le toit de branchage, le porc se fumait lentement au feu clair des feuilles sèches, ramassées quand arrivent les grues. La marmite bouillait pleine de mauves et d’asphodèles. L’enfant inepte croissait près de sa mère. Sans chemins et sans désirs, les familles isolées vivaient en paix dans des campagnes profondes, le laboureur ne sachant pas qu’il y eût des mers, ni le pêcheur des plaines, ni l’observateur des rites d’autres dieux.
Mais, quand fleurissait le chardon pointu et que la cigale ouvrait ses ailes dans les blés jaunes, on tirait du grenier les gâteaux de fromages, on buvait du vin noir, on s’asseyait sous les frênes. Les cœurs chauffés par Sirius battaient plus fort, le seuil des cabanes exhalait l’odeur du bouc, et la fille rustique clignait des yeux, en passant près des buissons.
Âge qui ne reviendra plus, alors qu’attachée tout entière à la réalité du sol, la vie humaine, ainsi que l’ombre d’un cadran, faisait sans jamais dévier le tour de ce point fixe !
Puisque j’avais détrôné Uranus, pourquoi donc Jupiter est-il venu ?…
C’est moi qui t’ai trompé, dieu dévorateur !
Je me rongeais de tristesse à produire continuellement pour une irrassasiable destruction. Ah ! que j’ai ri, quand je t’ai vu avaler la pierre emmaillotée sous ses bandelettes ! mais tu ne t’apercevais de rien ! tu dévorais tout !
Ah ! retournons dans l’Érèbe, ô ma vieille épouse ! Le temps est passé des joies de l’esclave, et l’on ne déliera plus mes cordons de laine !
Plus rien, pas une goutte !
Quand l’ambroisie défaille, les immortels s’en vont.
Père des dieux, des rois et des hommes, je gouvernais l’éther, les intelligences et les empires. Au froncement de mes sourcils, le ciel tremblait. Je lançais la foudre, j’assemblais les nuées !
Parmi tous les dieux, sur un trône d’or, au haut de l’Olympe, assis et, d’un œil ouvert, surveillant chaque chose, je regardais passer les heures, filles à la taille égale que le plaisir et la peine rendent pour les mortels si longues ou si petites ; Apollon qui courait dans son char, secouant au vent des planètes sa chevelure bouclée ; les Fleuves sur le coude épanchant leurs urnes, Vulcain battant ses métaux, Cérès sciant ses blés, et Poséidon agité, qui, de son manteau bleu, entourait la terre retentissante.
Les nuages s’élevant apportaient jusqu’à moi le parfum des sacrifices. Avec le chant des hymnes, la fumée montait dans le feuillage du laurier, et la poitrine du prêtre, se dilatant au rythme, exhalait grande ouverte la placide harmonie du peuple des Hellènes. Un soleil chaud brillait sur le frontispice de mes temples blancs, forêt de colonnes où, comme une brise de l’Olympe, circulait un souffle sublime.
Les tribus éparses autour de moi faisaient un peuple. Toutes les races royales me comptaient pour leur aïeul et tous les maîtres de maison étaient autant de Jupiters à leur foyer. On m’adorait sous tous les noms, depuis le Scarabée jusqu’au Porte-Foudre ! J’avais passé par bien des formes, j’avais eu beaucoup d’amours. Taureau, cygne, pluie d’or, j’avais visité la nature, et, se pénétrant de moi, elle se mettait à devenir divine, sans que je cessasse d’être dieu… Ô Phidias, tu m’avais créé si beau que ceux qui mouraient sans m’avoir vu se croyaient maudits ; tu avais pris, pour me faire, des matières exquises : l’or, le cèdre, l’ivoire, l’ébène, les pierreries, richesses qui disparaissaient dans la beauté, comme les éléments d’une nature dans la splendeur d’un ensemble. Par ma poitrine respirait la Vie. J’avais la Victoire sur la main, la Pensée dans les yeux, et, des deux côtés de ma tête, retombait ma chevelure comme la végétation libre de ce monde idéal. J’étais si grand que je frôlais mon crâne aux poutres de la toiture… Ah ! fils de Charmidès, l’humanité, n’est-ce pas ? ne pouvait monter plus haut ! Dans la barrière bleue de Panoenus tu as enfermé pour toujours son plus sublime effort, et c’est aux dieux maintenant à descendre vers elle.
J’en vois venir qui sont pâles pour satisfaire la douleur des peuples ennuyés. Ils arrivent des pays malsains, couverts de haillons et poussant des sanglots. Moi je ne suis pas, comme eux, né pour vivre sous des ciels froids, avec des langues barbares, en des temples sans statues. Attaché par les pieds au sol antique, je m’y dessécherai sans en sortir. Je n’ai même point bougé, quand l’empereur Caïus voulait m’avoir, et les architectes entendirent éclater, dans mon socle, un grand rire, aux efforts qu’ils faisaient.
Tout entier pourtant, je ne descendrai pas dans le Tartare. Quelque chose de moi restera sur la terre. Ceux en effet que pénètre l’Idée, qui comprennent l’Ordre et chérissent le Grand, ceux-là, de quelque dieu qu’ils descendent, seront toujours les fils de Jupiter.
Où vas-tu ? Arrête-toi ! Qu’y a-t-il donc ? Encore un amour, sans doute ? insensé qui perd sa force et qui ne sait pas que les mortels s’enflent d’orgueil, à découvrir chaque matin, sur leur oreiller, les cheveux de Jupiter !
Notre vie pourtant était si douce, dans l’équilibre obligé de nos discordes et de nos amours. Diverse et magnifique, elle demeurait immuable comme la terre, avec ses océans en ouvement et ses plaines immobiles. Oh ! reviens ! fils de Saturne ! Nous nous coucherons sur l’Ida, et, cachés par les nuages, au sein d’une atmosphère vermeille, de mes bras blancs j’entourerai ton cou, je sourirai sous toi ; je passerai mes doigts dans les boucles de ta barbe et je réjouirai ton cœur, ô père des dieux. Ai-je perdu ma chevelure brune, mes grands yeux, mon cothurne d’or ? N’est-ce pas pour te plaire, que chaque année je refais ma virginité dans la fontaine Canathus ? Ne suis-je plus belle ? Me trouverait-il vieille ?
Quoi ? plus de bruit ! Je vais, je viens, je cours dans l’Olympe. Tous sont endormis. Écho même semble mort !
Oui, oui !… Au pied de mes images, mes couronnes d’astérion s’effeuillent. La main de la Ménade a déchiré mon voile en pièces, les cent bœufs d’Argos ont perdu leurs guirlandes et, telle qu’une harangère des ports, ma prêtresse oublieuse se gorge de poissons frits. Ô vertu de la Pudeur, voilà la Courtisane aux joues fardées qui touche à mes autels !
Je chancelle ! Je n’ai pas dansé pourtant, je n’ai point aimé, je n’ai point bu. Quand les Muses chantaient, quand Bacchus s’enivrait, quand Vénus, avec tous les dieux, s’abandonnait aux amours, régulatrice travailleuse je restais seule à ma tâche : je méditais les lois, je préparais la victoire, j’étudiais les plantes, les pays, les âmes ; j’allais partout, visitant les héros, j’étais la Prévoyance, l’invincible Lumière, l’Énergie même du grand Zeus.
De quel rivage souffle ce vent qui me trouble la tête ? Dans quel bain de magicienne a-t-on plongé mon corps ? Sont-ce les sucs de Médée, ou les onguents de Circé la lascive ? Mon cœur défaille, je vais mourir.
J’ai peur comme un esclave en fuite, je me cache dans les ravins. Pour mieux courir, j’ai défait ma cuirasse, j’ai retiré mes jambars, j’ai jeté mon épée, j’ai abandonné ma lance.
N’ai-je plus de sang dans les veines, que mes mains sont si blanches ? Ah ! comme je bouffissais mes joues dans les trompettes d’airain ! Comme je pressais entre mes cuisses nerveuses mes étalons à large croupe ! Les panaches rouges, se tordant, brillaient au soleil ; les rois, la tête haute, s’avançaient hors des tentes et les deux armées faisaient un grand cercle pour les voir.
Je pense à Théro ma nourrice, à Bellone ma compagne, à mes Saliens qui dansaient d’un pas lourd, en frappant sur leurs boucliers, et je me sens plus triste que ce soir de ma jeunesse, où, blessé par Diomède, je suis remonté dans l’Olympe me plaindre à Jupiter.
Oui, arrête-toi ! puisque Neptune a cessé de me poursuivre ! puisque j’ai parcouru la terre entière ! Ne va pas plus loin, arrête-toi !
Hélas ! hélas ! Je ne verrai plus Proserpine resplendissante qui s’ébattait dans les pousses vertes ! Elle est descendue chez Pluton et n’en sortira pas.
Femmes des Athéniens qui portez des cigales d’or dans vos chevelures, vous qui emmaillotez vos enfants avec la robe usée des mystères, qui couchez sur la sarriette sauvage et qui mangez de l’ail pour dissiper la vapeur des parfums, sortant un soir d’automne par la Porte sacrée, derrière le char qui traîne la Corbeille, toutes en rang, la tête basse et les pieds nus, vous ne recevrez plus l’injure obscène ds gens qui vous attendent sur le pont du Céphise !
Qu’est-ce donc ? Je ne puis ni m’étendre sur le rivage, ni courir dans les plaines. On m’a serré les côtes avec des digues, et mes dauphins jusqu’au dernier se sont pourris au fond des eaux. Autrefois j’envahissais la campagne, je faisais trembler la terre, j’étais le Mugissant, l’Inondateur, et la Fortune s’invoquait dans tous mes sacrifices. Des monstres couronnés de vipères jappaient incessamment sur mes récifs pointus. On ne passait par les détroits, on faisait naufrage en doublant les îles.
Heureux celui qui pouvait un jour tirer sur la grève sa galère désarmée, revoir ses vieux parents et suspendre au sec, dans le foyer domestique, le gouvernail de ses voyages !
Passe ! passe !
Ah !
On dit que j’ai accompli douze travaux ! J’en ai accompli cent, cent mille ! que sais-je ?
J’ai d’abord étranglé deux énormes serpents qui s’enroulaient à mon berceau. J’ai dompté le Taureau de Crète, les Centaures, les Cercopes et les Amazones, j’ai fait mourir Busiris, j’ai étouffé le Lion de Némée, j’ai coupé les têtes de l’Hydre. J’ai tué Théodomus et Lacynus, Lycus roi de Thèbes, Euripide roi de Cos, Nélée roi de Pise, Euryle roi d’Œchalie. J’ai cassé la corne d’Achéloüs qui était un grand fleuve. J’ai tué Géryon qui avait trois corps, et Cacus, fils de Vulcain.
Est-ce tout ? Oh non ! j’ai abattu le vautour de Prométhée, j’ai lié Cerbère avec une chaîne, j’ai nettoyé les étables d’Augias ; j’ai séparé les montagnes de Calpé et d’Abyla, rien qu’en les prenant par leurs sommts, comme un homme qui écarte avec ses deux mains les éclats d’une bûche.
J’ai voyagé. J’ai été dans l’Inde, j’ai parcouru les Gaules. J’ai traversé le désert où l’on a soif.
Les pays esclaves, je les délivrais ; les pays inhabités, je les peuplais ; et plus je vieillissais, plus s’accroissait ma force : je tuais mes amis en jouant avec eux, je rompais les sièges en m’asseyant dessus, je démolissais les temples en passant sous leurs portiques. J’avais en moi une fureur continuelle qui débordait à gros bouillons, comme le vin nouveau qui fait sauter la bonde des cuves.
Je criais, je courais, je déracinais les arbres, je troublais les fleuves, l’écume sifflait au coin de ma lèvre, je souffrais à l’estomac, et je me tordais dans la solitude, en appelant quelqu’un.
Ma force m’étouffe ! C’est le sang qui me gêne ! j’ai besoin de bains tièdes et qu’on me donne à boire de l’eau glacée. Je veux m’asseoir enfin sur des coussins, dormir pendant le jour et me faire la barbe. La Reine se couchera sur ma peau de lion, moi je passerai sa robe et filerai la quenouille, j’assortirai les laines, j’aurai les mains blanches comme une femme. Je sens des langueurs… donnez-moi donc… donnez-moi…
Passe ! passe !
Beau ! Beau ! il est beau ! réveille-toi ! assez dormi ! lève la tête, debout !
Ah ! il est mort ! il n’ouvrira pas les yeux ! Les mains sur les hanches et le pied droit en l’air, il ne tournera plus sur le talon gauche. Pleurons ! désolons-nous ! crions !
Comment faire ? chatouillons-le ! frappons-lui dans les mains !… Là… là… respire nos bouquets ! Ce sont des narcisses et des anémones que nous avons cueillis dans tes jardins. Ranime-toi, tu nous fais peur !
Oh ! comme il est raide, déjà !
Voilà ses yeux qui coulent par les bords ! Ses genoux sont tordus, et la peinture de son visage a descendu sur la pourpre.
Parle ! Nous sommes à toi ! Que te faut-il ? Veux-tu boire du vin ? veux-tu coucher dans nos lits ? veux-tu manger les pains de miel que nous faisons frire dans des poêles, et qui ont la forme de petits oiseaux, pour t’amuser davantage.
Touchons-lui le ventre ! Baisons-le sur le cœur ! Tiens ! tiens ! les sens-tu, nos doigts chargés de bagues qui courent sur ton corps, et nos lèvres qui cherchent ta bouche, et nos cheveux qui balaient tes cuisses ? Dieu pâmé, sourd à nos prières !
Ah ! voyez donc comme ses membres en le maniant, sont restés au fond de nos mains ! Il n’est plus ! il n’éternue pas à la fumée des herbes sèches, et ne soupire point d’amour au milieu des bonnes odeurs !… Il est mort !… il est mort !
Qui donc ?
Ce sont les filles de Tyr qui pleurent Adonis.
Comment !… mais !… oui !… je me rappelle !… une fois déjà… par une nuit pareille, autour d’un cadavre couché… la myrrhe fumait sur la colline, près d’un sépulcre ouvert ; les sanglots éclataient sous les voiles noirs penchés ; des femmes pleuraient, et leurs larmes tombaient sur ses pieds nus, comme les gouttes d’eau sur du marbre blanc…
Allons ! debout ! Il en vient d’autres, regarde !
Voilà la Bonne Déesse ! L’Idéenne des montagnes ! La Grand’Mère de Syrie ! Approchez, braves gens ! Elle est assise entre deux lions, porte sur la tête une couronne de tours et procure beaucoup de biens à tous ceux qui la voient.
C’est nous qui la promenons dans les campagnes, sous les feux du soleil, pendant les pluies d’hiver, par beau et mauvais temps. Elle gravit les défilés, elle glisse sur les pelouses, elle traverse les ruisseaux. Souvent, faute de gîte, nous couchons en plein air et nous n’avons pas tous les jours de table bien servie. Des voleurs habitent les bois, les bêtes féroces hurlent effroyablement dans leurs cavernes, il y a des chemins impraticables et pleins de précipices !… La voilà ! la voilà !
Plus grande que les cèdres, elle plane dans l’éther bleu ; plus vaste que le vent, elle entoure le monde. Son souffle s’exhale par les naseaux des panthères, par la feuille des plantes, par la sueur des corps. Ses pleurs d’argent arrosent les prairies, son sourire est la lumière et c’est le lait de sa poitrine qui a blanchi la lune. Elle fait couler les fontaines, elle fait pousser la barbe, elle fait craquer l’écorce des pins qui se balancent dans les forêts. Donnez-lui quelque chose, car elle déteste les avares !
Son temple est bâti sur le gouffre par où les eaux du déluge qui finissait se sont précipitées. Il a des portes d’or, un plafond d’or, des lambris d’or, des statues d’or. Apollon y est, Mercure, Ilythia, Atlas, Hélène, Hécube, Pâris, Achille et Alexandre. Des aigles, des lions, des chevaux et des colombes se promènent dans sa cour. À son grand arbre qui brûle, on accroche des tuniques et des coffrets, et c’est pour elle qu’est dressé le phallus de cent vingt coudées, où l’on grimpe avec des cordes, comme au tronc d’un palmier quand on va cueillir les dattes.
Frappez du tambourin ! sonnez les cymbales ! soufflez dans les flûtes à larges trous !
Elle aime le poivre noir que l’on va chercher dans les déserts. Elle aime la fleur de l’amandier, la grenade et les figues vertes, les lèvres rouges, les regards lascifs, la sève sucrée, la larme salée !… Du sang ! à toi ! à toi ! Mère des montagnes !
Celui-là, c’est Atys de Phrygie. Il jette sa hache de pierre, il s’en va pleurer dans les bois sa virilité perdue. Voici la Dercéto de Babylone, à croupe de poisson. Voilà le vieil Oannès, voilà Ilythia couverte de ses voiles, voilà Moloch crachant du feu par les narines, et dont le ventre, bourré d’hommes, hurle comme une forêt incendiée.
Ah ! ah ! regarde donc ! Il a si chaud sous ses flammes qu’il se fond lui-même.
Voici les déesses Potniades à qui l’on sacrifiait des cochons de lait !
Horreur !
Voilà la Sosipolis d’Élée ! voilà les dieux cathares de Pallantium ! voilà Vulcain patron des forgerons ! voici le bon dieu Mercure avec son pétase pour la pluie et ses bottes de voyage.
Voyage ! voyage !
Noire et frottée de myrrhe, voici la grande Diane qui s’avance, les coudes au corps, les mains ouvertes, les pieds joints, avec des lions sur les épaules, des cerfs à son ventre, des abeilles à ses flancs, un collier de chrysanthèmes, un disque de griffons et trois rangs de mamelles qui ballottent à grand bruit. Mais la peau du corps lui démange sous les bandelettes qui la serrent.
Ah ! ah ! ah !
Voici la Laphria des Patréens, l’Hymnia d’Orchomène, la Pyronienne du mont Crathis, Stymphalia à cuisse d’oiseau, Eurynome fille de l’Océan et toutes les autres Dianes : l’Accoucheuse, la Chasseresse, la Salutaire, la Lucifère et la Patronne des ports, avec une coiffure d’écrevisses.
Eh ! que m’importe à moi ? pourquoi me tiens-tu là, béant, à les regarder ?
Celle qui porte des croûtes blanchâtres sur la figure, c’est Rubigo la déesse de la Rogne ; non loin Angerona qui délivre des inquiétudes et l’immonde Perfica, inventrice des olisbus. Voici Esculape, fils du Soleil, traîné par ses mulets, le coude sur le bord de son char et le menton dans la main gauche. Il a l’air de réfléchir profondément.
Fais-toi vivre, immortel !
Les Faunes à large bouche suivent le vieux Pan des pasteurs qui frappe dans ses mains, au milieu de son troupeau. Ils ricanent. Ils sont velus. Leur front est couvert de boutons roses, comme les tilleuls au printemps. Voilà Priape et le dieu Terminus et la déesse Epona, et Acca Laurentia et Anna Perenna…
Assez ! assez ! laisse-moi ! Ma tête s’égare dans le tourbillon de tous ces dieux qui passent !
En voilà un qui surveille les enfants à la promenade, un autre qui donne la fièvre, un autre qui donne la pâleur, un autre qui donne la peur. Ceux-ci sont pour former le fœtus, pour le retourner, pour l’extraire, pour veiller à la cuisine, pour faire crier les gonds de la porte, pour pousser le flot sur le rivage.
Oh ! quelle quantité !
N’est-ce pas ?… Et tu ne vois pas tout ! Il y en a d’autres encore dont la poussière même ne se retrouve plus.
Mais ils réapparaîtront un jour, comme des morts qui ressuscitent, et l’homme impitoyable les jugera : les grands, les humbles, les farouches, les gais, ceux qui avaient des têtes d’animaux et ceux qui portaient des ailes. Ils se tiendront tous devant lui, pâles et par longues files silencieuses comme une armée vaincue. Et alors le Nègre, en grinçant des dents, s’approchera de son idole, et, lui mettant le poing sous la mâchoire, lui crachera au visage. Le Grec, avec dédain, renversera, du bout de sa sandale, ses statues blanches, et l’habitant des pôles, aux yeux rougis par les neiges, verra se fondre sous le soleil ses vagues dieux faits de brouillard et de tristesse. On jettera dans le vent leurs bracelets, leurs couronnes, leurs urnes taries, leurs glaives émoussés ; on fera sonner sous le doigt le creux de leur poitrine, et les Olympes s’écrouleront au tonnerre des rires que la vengeance humaine poussera ! parce qu’ils n’ont rien donné, parce qu’ils étaient durs comme la pierre de leurs temples et plus stupides que les bœufs de l’holocauste !
Une tristesse infinie me submerge.
Oh ! combien de prières on leur a faites ! Que de sacrifices ont fumé pour eux ! Ils étaient forts cependant, et pas un seul doute ne levait la tête devant leur majesté.
Où êtes-vous maintenant, pauvres âmes tout altérées d’espoirs qui ne furent pas assouvis ?
Mais quels sons ?… qui chante ainsi ?
Cela pétille, bourdonne, gazouille, et avec quelque chose par-dessus… quelque chose de lent qui se déroule et qui retombe !
Je chante sur la lyre…
Hum ! hum ! je chante sur la lyre… hum ! hum !… l’ordre de l’univers… euh ! hum ! hum ! heu ! heu !
À la loi du rythme, la matière et les êtres…
Tu es resté nu si longtemps, tu as tellement marché dans toute la Grèce que tu n’en peux plus, que tu craches, que tu vas mourir. Tu étais, n’est-ce pas, le purificateur mélodieux qui chantait et qui fondait ? Il n’y a plus rien à chanter, rien à fonder. Les villes sont édifiées, les peuples sont vieux. La Pythie perdue ne se retrouve pas.
Les athlètes frottés d’huile, les éphèbes qui couraient sur le stade, les cochers qui criaient debout dans leurs chars d’ivoire, les philosophes qui causaient sous les bois de lauriers-roses…
… suis-les ! va-t’en donc, beau dieu du monde plastique qui ne devait pas finir !
Abattez les échalas ! foulez du talon le raisin dans les pressoirs ! Dieu charmant qui portes le baudrier d’or, bois à longs traits dans ton cratère sans fond ! Évohé ! Bacchus, Évohé !
Tu as vaincu les Indes, la Thrace et la Lydie. Les armées s’enfuyaient quand Mimallon furieuse hurlait sur les montagnes. Les peuples réveillés se pressaient autour de toi. Les yeux des Bacchantes brillaient dans les feuillages.
Évohé ! Bacchus, Évohé !
Père des théâtres et du vin, les dieux antiques se sont bouché les oreilles au scandale merveilleux du dithyrambe désordonné ! À toi le rythme nouveau et les formes incessantes !
Tu as le rire des vendangeurs, les fontaines cachées, les festins aux flambeaux et le renard qui se glisse dans les vignes, pour croquer les raisins verts.
Ta joie court de peuple en peuple ! Tu délivres l’esclave, tu es saint ! Tu es divin, Évohé !
Quelque chose qui n’est plus palpitait dans l’air sur les races juvéniles. Elles avaient la poitrine carrée et des langages, comme leurs vêtements, à grands plis droits, avec des franges d’or. Dans les leçons du philosophe, comme dans la pantomime des bateleurs et la constitution des républiques, dans les statues, dans les meubles, dans les harnachements et les coiffures, partout c’était un art sublime qui rehaussait la vie. Les métaphysiciens éduquaient les courtisanes. Des montagnes de marbre attendaient les sculpteurs.
Ah ! cela était beau ! c’était beau ! c’était beau ! je le sais !
Pleurons les vastes théâtres et les danseurs nus ! Ô Thalie, déesse au front bombé, qu’as-tu fait de ta massue d’airain et de ton rire qui se roulait sur les foules comme le vent du Sud sur les flots de l’Archipel ? Tu as perdu tes chœurs, sérieuse Melpomène ! Adieu le haut cothurne et les manteaux traînants, l’hymne qui passait par bouffées dans les terreurs tragiques et le vers simple qui glaçait la peau ! Et toi, svelte Terpsichore, dont les Sirènes sont filles, tu ne te souviens plus de tes pas mesurés, que l’on comparait à la danse des étoiles, tandis que le maître d’orchestre battait la mesure avec sa semelle de fer ! Ils sont finis les grands enthousiasmes ! C’est le tour maintenant des gladiateurs, des bossus et des farceurs ! Clio violée a servi les politiques, la Muse des festins s’engraisse de mets vulgaires, on a fait des livres sans s’inquiéter des phrases ! Pour les médiocres existences il a fallu de grêles édifices, et des costumes étroits pour les fonctions serviles. Le marchand, le goujat et la prostituée, avec l’argent de leur commerce, ont payé les beaux-arts, et l’atelier de l’artiste, comme le réceptacle de toutes les prostitutions intellectuelles, s’est ouvert pour recevoir la foule, se plier à ses commodités et la divertir !
Art des temps antiques, au feuillage toujours jeune, qui pompais ta sève dans les entrailles de la terre et balançais dans un ciel bleu ta cime pyramidale, toi dont l’écorce était rude, les rameaux nombreux, l’ombrage immense et qui désaltérais les peuples d’élection avec des fruits vermeils arrachés par les forts ! une nuée de hannetons s’est abattue sur tes feuilles ; on t’a fendu en morceaux, on t’a scié en planches, on t’a réduit en poudre, et ce qui reste de ta verdure est brouté par les ânes !
Grâce ! va-t’en ! laisse-moi ! Tes baisers ont fait pâlir mes belles couleurs ! J’étais libre autrefois, j’étais pure, les océans frissonnaient d’amour au contact de mes talons ! Baigneuse insaisissable, je nageais dans l’éther bleu, où ma ceinture, que se disputaient les zéphirs, resplendissait, toute large et magnifique, comme un arc-en-ciel tombé de l’Olympe. J’étais la Beauté ! J’étais la Forme ! je tressaillais sur le monde engourdi, et la matière, se séchant à mon regard, s’affermissait de soi-même en contours précis. L’artiste plein d’angoisse m’invoquait dans son travail, le jeune homme dans son désir, et les femmes dans le rêve de leur maternité. C’est toi, c’est toi, ô Besoin immonde, qui m’as déshonorée !
Passe, belle Vénus ! Tu te purifieras dans mes étreintes.
Est-ce ma faute, à moi ? hô ! hô ! hô ! Tout le monde autrefois me caressait… eh ! hô !
… ma torche s’est éteinte ! J’ai perdu mes flèches, hô ! hô ! J’avais des ber… oh ! oh ! oh ! des berceaux de verdure dans les jardins. Le doigt sur la bouche, souriant et les cheveux frisés, je gardais continuellement de charmantes attitudes. On m’enguirlandait de roses, d’acrostiches et d’épigrammes. Je me jouais dans l’Olympe avec les attributs des dieux. J’étais l’enchantement de la vie, le dominateur des âmes, l’éternel souci.
Je grelotte de froid, de faim, de fatigue et de tristesse. Les cœurs maintenant sont à Plutus. Quand je frappe aux portes, ils font les sourds ! J’en ai vu qui me regardaient d’un oeil farouche, et qui reprenaient leur ouvrage !
Va-t’en ! détale ! Le monde bâille à ton nom ! Tu lui as agacé les dents avec le sirop de ta tendresse !
Nous…
Passez ! Passez !
La maison est ouverte, les clefs sont perdues, l’hôte a trahi sa foi ! Plus de valets soumis, plus d’enfants respectueux, plus de pères redoutés, plus de longues familles !… et le grillon, dans les cendres, pleure le souvenir éteint de la religion domestique !
Moi aussi l’on m’honora jadis. On me faisait des libations. Je fus un dieu.
L’Athénien me saluait comme un heureux présage de fortune, tandis que le Romain dévot me maudissait, les poings crispés, et que le pontife d’Égypte, s’abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, que l’on se régalait de glands, de ciboules et d’oignons crus, et que le bouc en morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les digestions retentissantes ; au soleil de la campagne, les hommes se soulageaient avec lenteur.
Ainsi je passais sans scandale, comme tous les autres besoins de la vie, comme Mena tourment des vierges, et la douce Rumina qui protège le sein de la nourrice gonflé de veines bleuâtres. J’étais joyeux ! je faisais rire ! et, se dilatant d’aise à cause de moi, le convive exhalait sa gaieté par les ouvertures de son corps.
J’ai eu mes jours d’orgueil ! Le bon Aristophane me promena sur la scène et l’empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les laticlaves des patriciens j’ai circulé majestueusement. Les vases d’or, comme des tympanons, résonnaient sous moi, et quand plein de murènes, de truffes et de pâtés, l’intestin du maître se dégorgeait avec fracas, l’univers attentif apprenait que César avait dîné.
Mais à présent on rougit de moi. On me dissimule avec effort. Je suis confiné dans la populace, et l’on se récrie même à mon nom !
J’étais le Dieu des armées ! le Seigneur, le Seigneur Dieu !
J’étais terrible comme la gueule des lions, plus fort que les torrents, plus haut que les montagnes ; j’apparaissais dans les nuages, avec une figure furieuse.
J’ai conduit les patriarches qui s’en allaient chercher des femmes pour leur postérité. Je réglais le pas des dromadaires et l’occasion de la rencontre, au bord de la citerne ombragée d’un palmier jaune. Comme par des robinets d’argent, je lâchais les pluies ; je séparais les mers avec mon pied ; j’entre-choquais les cèdres avec mes mains ; j’ai déplié sur les collines les tentes de Jacob et conduit, à travers les sables, mon peuple qui s’enfuyait.
C’est moi qui ai brûlé Sodome. C’est moi qui ai englouti la terre sous le déluge ; c’est moi qui ai noyé Pharaon, avec les princes fils de rois, avec les chariots de guerre et les cochers.
Dieu jaloux, j’exécrais les autres dieux, les autres peuples, et je châtiais mon peuple d’une colère sans pitié. J’ai broyé les impurs, j’ai abattu les superbes, et ma désolation allait de droite et de gauche, comme un chameau qui est lâché dans un champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais les simples. Des anges aux ailes de flammes leur parlaient dans les buissons ; les pâtres jetaient leur bâton et partaient à la guerre. Parfumées de nard, de cinnamome et de myrrhe, avec des robes transparentes et des chaussures à talon haut, des femmes pleines d’un cœur intrépide allaient trouver les capitaines et leur tranchaient la tête. Alors ma gloire éclatait plus sonore que les cymbales. Au retentissement de la foudre, elle a grondé sur les montagnes ; le vent qui passait emportait les prophètes ; ils se roulaient tout nus dans les ravines desséchées, ils se couchaient à plat ventre pour écouter la voix de la mer, et, se relevant tout à coup, se mettaient à crier mon nom.
Ils arrivaient la nuit dans la salle des rois, ils secouaient sur les tapis du trône la poussière de leurs manteaux, et, rappelant mes vengeances, parlaient de Babylone et des soufflets de l’esclavage. Les lions pour eux se faisaient doux, la flamme des fournaises s’écartait de leurs corps, et les magiciens, hurlant de rage, se lacéraient avec des couteaux.
J’avais gravé ma loi sur des tables de pierre : elle étreignait mon peuple, comme la ceinture du voyageur, qui lui soutient la taille. C’était mon peuple, — j’étais son Dieu ! La terre était à moi, les hommes étaient à moi, leurs pensées, leurs œuvres, leurs outils de labourage et leurs maisons.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière les voiles de pourpre et les candélabres allumés. J’avais pour me servir toute une tribu qui balançait des encensoirs ; j’avais un plafond fait avec des poutres de cèdre, — et le grand-prêtre, en robe d’hyacinthe, qui portait sur sa poitrine des pierres précieuses rangées dans un ordre symétrique.
Malheur ! malheur ! Le Saint des Saints s’est ouvert. Le voile s’est déchiré, l’arche est perdue et les parfums du sacrifice sont partis à tous les vents, par les fentes de la muraille. Dans les sépulcres d’Israël, le vautour du Liban vient abriter sa couvée. Mon temple est détruit, mon peuple est dispersé. On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits ; les forts ont péri par le glaive, les femmes sont captives ; les vases sont tous fondus.
C’est ce Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée. Comme un tourbillon d’automne, il a entraîné mes serviteurs. Ses apôtres ont des églises, sa mère, sa famille, tous ses amis ; et moi je n’ai pas un temple ! pas une prière pour moi seul ! pas une pierre où soit mon nom ! et le Jourdain aux eaux bourbeuses n’est pas plus triste ni plus abandonné.
J’étais le Dieu des armées ! le Seigneur ! le Seigneur Dieu !
Ils sont passés !
Eh bien, puisqu’ils…
… puisqu’ils sont passés, le tien…
Non ! non ! jamais ! tu es la mort de l’âme, arrière !
Miséricorde, mon Dieu ! pardonnez-moi ! aimez-moi !… C’est ta grâce qui fait les purs, ton amour qui fait les bons. Pitié ! pitié !
Point de pitié ! La miséricorde ne descendra pas sur un pécheur tel que toi.
Ah ! Jésus ! Fils de Dieu, qui es Dieu, et Dieu comme le Père, Dieu comme le Saint-Esprit !… vous êtes Un !…
Je suis plusieurs ! Je m’appelle Légion.
Tu as envoyé ton Fils…
Un autre viendra !
… pour établir ton église !
Il la renversera !
Il naîtra dans Babylone et d’une vierge aussi, d’une vierge consacrée au Seigneur, qui aura forniqué avec son père. Il se fera circoncire parmi les Juifs. Il rétablira le temple. Il convertira d’abord des proconsuls, des princes, des rois, l’empereur de Taprobane, la reine de Scythie et trois papes l’un après l’autre. Il enverra ses messagers sur toutes les routes, ses prophètes à toutes les nations, ses soldats contre toutes les villes.
Il sera beau. Les femmes délireront à cause de lui.
Il gorgera les foules. On s’endormira sur les portes, l’estomac plein jusqu’aux dents. Il assouvira la luxure du luxurieux, la cupidité de l’avarice, la convoitise de l’œil, le ventre jaloux. Il exaltera les forts et il abaissera les humbles. Il tuera les fidèles avec l’épée, il les assommera avec des massues, il les broiera avec des pilons, et il brûlera toutes les églises comme des poulaillers pleins de vermine.
Les mulets de ses esclaves, sur des litières de laurier, mangeront la farine des pauvres dans la crèche de Jésus-Christ. Il établira des gladiateurs sur le Calvaire et, à la place du Saint-Sépulcre, un lupanar de femmes nègres qui auront des anneaux dans le nez et qui crieront des mots affreux.
Il marchera sur la mer, il volera dans les airs, et il s’enfoncera sous la terre, tel qu’un poisson qui plonge. Il élèvera des tempêtes, il calmera les flots. Il fera fleurir les arbres morts, il desséchera les arbres en fleurs. Des diamants ruisselleront sur ses sandales, des parfums sortiront de son haleine. Partout où il portera les mains couleront des gouttes de sang, et il répondra : « Je suis le Messie ! »
Colombe du Saint-Esprit, fais passer sur ma face le rafraîchissement des vents célestes !… Ah ! coulez ! coulez ! mes pleurs, et emportez mon âme dans le débordement continu de l’immense amour.
Il appellera des magiciens de tous les pays. Il parlera tous les langages. Il connaîtra toutes les écritures. Ce sera comme si tout le monde était fou, et l’on se dira : « Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? » — et quand il aura prêché la terre pendant deux ans plus cent quatre-vingt-trois jours, qu’il aura persécuté les fidèles devenus des apostats ou des martyrs, qu’il aura ruiné les Saints Lieux, ouvert tous les cachots, égorgé tous les prêtres, accaparé les multitudes ; qu’il possédera des royaumes, des trésors, des armées, le ciel enverra à la fois le prophète Élie et le prophète Énoch : il tuera Élie, il tuera Énoch ; et leurs crânes grattés avec des fers de lance serviront de boîte pour le fard et de cassolettes à parfum.
J’entends la voix du Démon qui hurle autour de moi, mais avec ta force, ô Dieu puissant, je me rirai de ses fureurs. Je chanterai tes louanges durant l’épouvantement des tentations. Je suis comme un homme tombé à la mer et qui donne de grands coups de reins pour remonter dans la chaloupe. Accepte-moi ! prends-moi ! miséricorde ! miséricorde !
Alors le rêve du mal s’épanouira comme une fleur de ténèbres, plus large que le soleil. Il y aura des enivrements de l’orgueil si âcres et si longs, et des joies de la luxure si frénétiques et des miasmes du néant si renversants, que les anges arracheront leurs ailes, le saint maudira sa vertu, le martyr se désolera de son supplice ; les élus pousseront des huées furieuses autour de Jésus-Christ. On le désertera dans son ciel, et l’enfer débordé s’étalera sur le monde.
Veux-tu des vierges blanches comme la lune ? Aimes-tu mieux des femmes couleur d’ambre, aux ricanements altiers et qui se tordront comme des vipères, dans les replis d’une lubricité inventive, plus féroce que la haine, et sérieuse comme une religion ? Tu sentiras contre tes flancs le froid métallique de leurs bracelets d’or, et ta chair bondir sous leurs baisers, ton âme se fondre à leurs prunelles, tout ton être se dissoudre dans les effluves d’un délire enragé.
Viens ! viens ! tu dégorgeras ton âme de la fureur qui l’étouffe, tu ne sais pas les plaisirs de l’assassinat, les voluptés qui vous prennent, quand on lève le couteau, et quelle joie vous ravage, quand il retombe et qu’il pénètre.
Tu vas avoir tout de suite et pour toi seul des chairs rouges épicées, plus vaporeuses qu’un nuage, avec des boissons grasses à la glace, et des fruits d’une couleur palpitante, qui semblent vivre comme des bêtes. Tu en mangeras ! tu en boiras ! et continuellement, toujours, sans cesse, à en baver, à en crever !
Veux-tu des tas d’or, des palais, des peuples et des navires à voiles de pourpre, des bains de jaspe ?… Tu te rouleras sur les monceaux d’argent comme sur de la luzerne coupée, et tu entendras, au retentissement du métal, sonner dans ton cœur toutes les corruptions et les puissances.
Non ! non ! j’aime mieux le retentissement de mon chapelet, le bois de mon crucifix et la terre dure de ma cabane !
Tout ce que tu n’as pu atteindre, je le ravalerai pour ta satisfaction ! Tu verras les doctes confondus, les grands abaissés, les riches appauvris, et les belles femmes dédaigneuses que tu convoitais, pleurant sous la lanterne d’un lupanar, avec des matelots et des charretiers qui leur cracheront à la figure.
Enfoui sous le sommeil, plonge-toi dans les béatitudes de l’inaction ! Ta pensée, comme un vautour hors d’haleine, ira de plus en plus rétrécissant son vol, pour s’abattre sur la terre. Tu savoureras l’immobilité du néant dans le bonheur de vivre, et tu arriveras à n’être plus qu’une sorte de palpitation, et comme une plante humaine.
Je t’apprendrai la place où des soleils apparaîtront, et la caverne au bord des flots, où pourrit la momie de Cléopâtre. Je ressusciterai les siècles, je t’ouvrirai la Terre ; tu comprendras la Nature et l’Idée, le Bien et le Mal, et ton immense amour englobera, comme l’éther, l’universalité multiple de la Création. Une soif du vrai, plus désintéressée que l’espoir du paradis, te poussera vers Dieu, et tu le sentiras grandir dans le développement de ta pensée, comme le firmament qui s’élargira sous l’envergure chaque jour plus vaste de ta contemplation.
Il faut que tu te regardes comme le centre du mode. Tu seras chaste et tu seras fort, tout impassible et intelligent comme le Seigneur lui-même. Allons ! lève la tête ! pose-toi en face de Dieu ! dédaigne tout ! Aucun triomphe ne vaut la joie d’en rire, et il y a quelque chose qui dépasse les sommets les plus hauts, c’est de les mépriser parce qu’ils se trouvent trop bas ! Nourris égoïstement ce plaisir farouche ! gratte ta plaie ! adore-toi !
Je m’abaisserai, Seigneur ! Je courberai dans la poussière mon front et mon orgueil. Je veux me tenir devant toi continuellement comme un bélier sur l’autel, comme un holocauste qui fume.
Oui ! repousse-les ! Elles sont vieilles et tu n’as plus besoin d’elles pour venir à moi ! Ne vois-tu pas quel désir du mal fait haleter les hommes à ma poursuite, depuis le commencement du monde ? Mais nous nous touchons, maintenant je les étreins. Le souffle que j’exhale est l’atmosphère de leurs pensées, et moi qui les perdais par le corps, je les perds par l’esprit. Un vertige nouveau pousse à l’abîme l’humanité rassasiée ! Entends-tu les civilisations pourries craquer dans les ténèbres, comme des palais qui s’écroulent ? Les dieux sont morts, Babel recommence ! Le Mal enfin triomphe, et, par toutes les voix, il entonne, dans l’immensité vaincue, l’hosanna formidable de son apothéose !… Veux-tu qu’il passe en toi ?… Veux-tu te repaître de sa beauté infinie ?… Veux-tu devenir le Diable ?
Ah ! miséricorde ! miséricorde ! Béni ton nom ! bénies tes œuvres et que bénie soit ta colère ! Je ne cherche pas à te comprendre, mais à t’aimer ; je ne désire pas vivre, je ne veux pas mourir. Ô Sainte Vierge ! ô Jésus ! ô Saint-Esprit. Miséricorde ! miséricorde !
Ah ! quel bon soleil ! j’avais si peur dans la nuit !
L’heure a sonné ! il nous faut partir !
Ah ! merci ! merci, Seigneur !
Qu’importe ? puisque les péchés sont dans ton cœur, et que la désolation roule dans ta tête !… Serre ton cilice, jeûne, déchire-toi, ravale-toi ! Cherche les paroles les plus saintes, les pénitences les plus dures, et tu sentiras courir dans ta chair meurtrie des effluves de volupté. Ton estomac vide appellera les festins, et les mots de la prière se changeront sur ta bouche en exclamations de désespoir. La satisfaction de tes mérites te gonflera d’orgueil, la fatigue de ta vertu te sifflera l’envie ! Quand la concupiscence des choses t’aura quitté, alors arriveront les convoitises de l’esprit, et tu battras avec ta tête les pierres de l’autel, tu baiseras ta croix, mais la flamme de ton cœur n’échauffera point son métal ! Tu chercheras un couteau : je reviendrai, je reviendrai !…
Comme il te plaira, Seigneur !
Hah ! hah ! hah !
Fais que je t’aime !
Hah ! hah ! hah !
Oh ! Jésus ! Oh ! doux Jésus !
Hah ! hah ! hah !
Miséricorde ! miséricorde !
Hah ! hah ! hah !
Oh ! Jésus, Jésus !
Hah ! hah ! hah !
- ↑ Version de 1849-1856, publiée par M. Louis Bertrand sous le titre La première Tentation de saint Antoine. Paris, 1908, E. Fasquelle, éditeur.
- ↑ Le manuscrit de 1856 contient, sur une page collée
à la page 5, la variante suivante :
la voixreprend :
Une nuit, c’était à Héliopolis, sur le Nil, tu veillais, comme maintenant, écoutant tomber dans les vasques de porphyre le jet clair des fontaines, que les lions soufflaient par leurs narines. Il y avait deux torches au chevet d’un lit, et, près du lit, dans un trépied d’airain, la myrrhe fumait. Un long voile étendu recouvrait quelque chose de maigre, en se creusant au milieu, avec la courbe molle d’une vague qui s’efface ; puis il se bombait doucement vers le haut, et ses plis droits coulaient de chaque côté, jusqu’à terre : c’était la fille du questeur Martiallus, morte le matin même, le lendemain de ses noces.
À force d’y promener tes yeux, il te parut par moments que le drap d’un bout à l’autre frissonnait, et tu fis trois pas pour voir la figure, tu levas le voile.
La couronne funèbre, à nœuds serrés, entourait son front d’ivoire, ses prunelles pâlissaient dans la teinte laiteuse de ses yeux caves ; elle semblait dormir, la bouche ouverte, car, sur le bord des dents, la langue passait.
Et tu te disais qu’hier encore elle vivait, qu’elle parlait, que ces bras avaient étreint… Ce cœur immobile avait battu, et les murs gardaient, dans leurs angles, les oppressements de la dernière nuit, les paroles entrecoupées…
Tu te rapprochas, tu te penchais : il y avait, sur son col, du côté droit, une tache rose : tu devinas ! hah !… hah !… Dans un myrte, l’alouette cria, les mariniers, sur le fleuve reprirent leur chanson et tu te remis en prières…
antoine.Oui !… oui !… je me rappelle !
la voix.Les pointes de ses seins soulevaient sa tunique.
antoine.… Et la bague d’or de son doigt frappée par une des torches lançait un grand rayon. C’était une nuit pareille. L’air était lourd, j’avais la poitrine défaillante…